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par Céline Chazalviel

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pratiques sont aujourd’hui communes à tous<br />

les geeks que nous sommes devenus. Quant<br />

à la posture démagogique de Jota Castro,<br />

qui imposait un « tri sélectif » des visiteurs,<br />

comme dans une boîte de nuit, elle a fait plus<br />

de mal que de bien à l’espoir de voir renaître<br />

un art activiste.<br />

Six ans plus tard, en 2009, qu’en est-il ?<br />

Claude Lévêque intitule Le Grand Soir son<br />

installation plutôt anar pour la biennale de<br />

Venise. Dominique Gonzalez-Foerster donne,<br />

avec son projet pour le Turbine Hall de la Tate<br />

Modern, une image de la crise. Et l’écologie<br />

devient terre commune à nombre d’artistes.<br />

Formé aux voies du marxisme, le philosophe<br />

Jacques Rancière pointe pourtant toujours<br />

la perte de capacité critique de l’art, et de sa<br />

faculté de mobilisation « Il fut un temps où<br />

l’art portait clairement un message politique<br />

et où la critique cherchait à déceler ce message<br />

dans les œuvres. Je pense à l’époque de Bertolt<br />

Brecht, <strong>par</strong> exemple, où le théâtre dénonçait<br />

explicitement les contradictions sociales et<br />

le pouvoir du capital, ou aux années 1960 et<br />

1970, quand s’est développée la dénonciation<br />

de la société du spectacle, avec Guy Debord : on<br />

pensait alors qu’en montrant certaines images<br />

du pouvoir – <strong>par</strong> exemple un amoncellement de<br />

marchandises ou des starlettes sur les plages de<br />

Cannes – on ferait naître chez le spectateur à<br />

la fois la conscience du système de domination<br />

régnant et l’aspiration à lutter contre. C’est cette<br />

tradition de l’art critique qui, selon moi, s’essouffle<br />

depuis trente ans. » Selon lui, l’art politique<br />

ne convainc que les convaincus : « Voyez les<br />

montages de l’artiste Martha Rosler, qui insérait<br />

des photos de la guerre du Vietnam dans des<br />

publicités pour des intérieurs américains. Bel<br />

exemple d’“art critique” qui espère vous faire<br />

réagir ! Pourtant, cette œuvre ne vous mobilise<br />

que si vous êtes déjà convaincu, d’une <strong>par</strong>t, que<br />

ce qui est critiqué dans l’image est l’impérialisme<br />

américain, d’autre <strong>par</strong>t que les Américains sont<br />

impérialistes. Sinon, vous avez l’impression d’être<br />

devant une image de propagande ».<br />

Que dire dès lors de tous ces motifs sociétaux<br />

et de ces tentatives de bonne conscience qui<br />

envahissent les centres d’art ? Revendiquant<br />

une envergure politique à son œuvre, Kader<br />

Attia s’en est fait une spécialité. Sa rhétorique<br />

est simple, voie naïve : elle consiste à fusionner<br />

en une même image motifs arabisants (moucharabieh,<br />

plan de ville algérienne, couscous,<br />

poème soufi) et objets sécuritaires (menottes,<br />

matraque, couteaux), pour provoquer des états<br />

de choc qu’il espère « universels ». Mais leur<br />

portée en termes de conscience collective ?<br />

Davantage d’espoir est à porter sur des postures<br />

plus complexes, moins frontales : celle, <strong>par</strong><br />

exemple, déconcertante au premier abord, de<br />

Jean-Luc Moulène. Après avoir réalisé deux<br />

séries radicalement politiques avec les Objets<br />

de grève et les Objets palestiniens, ce dernier<br />

définit aujourd’hui de manière moins directe<br />

son rapport au politique : « Puisqu’on attend<br />

de moi un discours politique, j’avais envie de<br />

dire : maintenant, <strong>par</strong>lons d’art !, analyse-t-il<br />

en évoquant sa récente rétrospective au<br />

Carré d’art de Nîmes. On m’attend sur la<br />

Palestine, c’est pourquoi je me tais. Même si je<br />

peux dire aujourd’hui que je suis “palestiné”.<br />

Pour moi, cette exposition est la plus politique<br />

que j’ai jamais faite, une manière plus violente<br />

d’être politique que d’avoir un “discours sur” :<br />

<strong>par</strong>ce que la politique suppose une conscience,<br />

et travailler à une conscience est peut-être plus<br />

fort que d’afficher un “soutien à”. Par exemple,<br />

Matisse a produit un tel imaginaire qu’il est<br />

forcément politique. En ce sens, les musées<br />

finissent presque <strong>par</strong> se constituer comme une<br />

histoire des contre-pouvoirs ».<br />

Cette posture se rapproche de ce que Jacques<br />

Rancière appelle de ses vœux : l’« émancipation<br />

du spectateur ». Car oui, un art politique est<br />

encore possible, « à condition de bousculer les<br />

stéréotypes et de changer la distribution des rôles.<br />

Nida Sinnokrot<br />

KA(JCB, JCB) 2009<br />

Souvenez-vous de la phrase un peu provocatrice<br />

de Godard, qui disait que l’épopée est réservée<br />

à Israël et le documentaire aux Palestiniens.<br />

Que voulait dire Godard ? Que la fiction est un<br />

luxe, et que la seule chose qui reste aux pauvres,<br />

aux victimes, c’est de montrer leur réalité, de<br />

témoigner de leur misère. Le véritable art critique<br />

doit déplacer ce type de <strong>par</strong>tage fondamental.<br />

Certains artistes s’appliquent d’ailleurs à le faire,<br />

comme Pedro Costa, qui filme des immigrés et<br />

des drogués dans les bidonvilles de Lisbonne en<br />

leur permettant de construire une <strong>par</strong>ole à la<br />

hauteur de leur destin, en rendant la richesse<br />

matérielle de leur monde ».<br />

Émanciper le spectateur, c’est aussi lui redonner<br />

un corps, à la fois intime et social : ce à<br />

quoi s’emploie Claude Lévêque, quand il nous<br />

rappelle que les tressaillements de nos chairs<br />

et âme sont peut-être la dernière forme de<br />

résistance possible. La Cubaine Tania Bruguera<br />

nous fait la même invite : qu’elle réactualise<br />

symboliquement le suicide collectif commis<br />

<strong>par</strong> les populations indiennes après que les<br />

Espagnols les aient réduites en esclavage ;<br />

qu’elle soumette le spectateur au bruit d’un<br />

tir de pistolet en le livrant à une nuit noire ;<br />

qu’elle fasse surveiller <strong>par</strong> des vigiles les<br />

visiteurs en train de se goinfrer de petits<br />

fours. Selon elle, « lorsque les gens ont peur,<br />

ils sont plus conscients, sont sur le qui-vive et<br />

déploient d’autres moyens pour comprendre<br />

ce qui est en train de se passer. La peur est un<br />

moyen d’apprendre et c’est une fois que nous<br />

savons la gérer que nous pouvons être libres ».<br />

C’est <strong>par</strong> « l’émotion vécue » que la politique,<br />

en art, se <strong>par</strong>tage.<br />

Émanciper le spectateur, c’est enfin lui livrer<br />

les secrets de fabrication de ce monde, et de<br />

ses images. C’est à cela que s’emploie notamment<br />

Sean Snyder. Ses analyses des espaces<br />

urbains et des représentations médiatiques<br />

empruntent au meilleur de la sémiotique<br />

70’s, pour lui donner une envergure toute<br />

Adel Abdessemed<br />

Practice Zero Tolerance 2006<br />

Moulage en argile d’une voiture<br />

Céramique cuite au four à gaz/Clay cast of a car<br />

ceramics burnt in a gas oven. 365 x 165 x 120 cm<br />

Production pour/Produced for La Criée, Rennes, Frac Ile-de-France / Le Plateau, Paris<br />

Photo Marc Domage<br />

deemed it “more necessary than ever to<br />

reaffirm a certain political violence.” Not<br />

exactly a hardcore generation, to say the<br />

least: these artists fallen from grace with<br />

their alter-mundialist egos, drained. The<br />

pioneering <strong>par</strong>anoia of an Alain Declercq<br />

seems to have been raging for a long time;<br />

today, its use of static, its fuzziness of<br />

idea and sound, its heightened consciousness<br />

of social surveillance, has become so<br />

ubiquitous that it drowns out in the mass.<br />

Parasitism, pirating, are now quotidian<br />

practices for the geeks we have all become.<br />

As for the demagogic stance of Jota Castro,<br />

who instated a “quota-based selection<br />

process” on the visitors to his exhibition<br />

at the Palais de Tokyo—like that of a<br />

nightclub—it has done more harm than<br />

good concerning the hope for a rebirth of<br />

an activist art.<br />

What has become of this hope<br />

in 2009, six years later? Claude Lévêque<br />

entitled his rather anarchist exhibition<br />

at the Venice Biennial Le Grand Soir (The<br />

Big Night). Dominique Gonzalez-Foerster,<br />

with her project for the Turbine Hall at<br />

the Tate Modern, gives us an image of the<br />

crisis. And ecology has become common<br />

ground for numerous artists. Drawing on<br />

his background in Marxism, the philosopher<br />

Jacques Rancière continually points<br />

to the loss of art’s capacity to critique,<br />

and of its power to mobilize. “There was a<br />

time when the art carried a clear political<br />

message, and when criticism attempted<br />

to elucidate this message in art works.<br />

I’m thinking of the era of Bertold Brecht,<br />

for example, when theater explicitly denounced<br />

the social contradictions and the<br />

power of capital, or of the 1960s and ‘70s,<br />

with Guy Debord’s denunciation of the Society<br />

of the Spectacle: people thought that<br />

by showing certain images of power—a<br />

display of merchandise, for example, or<br />

starlets on the beaches of Cannes—they<br />

could awaken both a consciousness of<br />

the prevailing system of domination and<br />

the desire to struggle against it. It is this<br />

tradition in critical art that, I believe, has<br />

been running out of steam over the last<br />

thirty years.” According to Rancière, political<br />

art can only preach to the converted:<br />

“Look at the photomontages by the artist<br />

Martha Rosler, who inserted photographs<br />

of the Vietnam war into advertisements<br />

for American interiors. A beautiful example<br />

“of critical art” that hopes to make<br />

you react! But this work will only mobilize<br />

you if you have already been convinced,<br />

first, that American imperialism is what is<br />

being criticized in the image, and second,<br />

that Americans are imperialists. If not,<br />

you feel like you are standing in front of<br />

an image of propaganda.”<br />

What can we say, then, of all of these<br />

societal motifs and all this striving for a<br />

clear conscience that we encounter in the<br />

centers of art? Kader Attia has made laying<br />

claim to a political art his personal<br />

speciality. His rhetoric is simple, perhaps<br />

even naive: the artist fuses stereotyped<br />

Arab motifs (mashrabiyas, Algerian city<br />

maps, couscous, sufi poetry) with objects<br />

associated with civic security (handcuffs,<br />

police clubs, knives) in a single image,<br />

aiming to incite a “universal” shock response.<br />

But what is the value of these images<br />

in terms of collective consciousness<br />

? Perhaps we can put more hope in more<br />

complex stances, less obvious ones: that,<br />

for example, of Jean-Luc Moulène, always<br />

disconcerting at first glance. After realizing<br />

two radically political exhibitions, les<br />

Objets de grève and les Objects Palestiniens,<br />

Moulène articulates his relation to poli-<br />

tics in less direct terms: “Since everyone<br />

expects me to talk about politics, I wanted<br />

to say: let’s talk about art now!”, he states,<br />

evoking his recent retrospective at the<br />

Carré d’art in Nîmes. “They’re waiting to<br />

hear me say something about Palestine,<br />

and that’s why I’m keeping quiet. Even if I<br />

can say today that I am ‘Palestinized.’ For<br />

me, this exhibition is the most political<br />

one that I have ever made, a way of being<br />

political that is more violent than having<br />

a ‘discourse on’: because politics presupposes<br />

a consciousness, and working on<br />

consciousness is perhaps more powerful<br />

than flaunting ‘support for’. Matisse, for<br />

example, created such a vast imaginary<br />

that he is perforce a political artist. In this<br />

sense, the museums almost finish by constituting<br />

themselves as a history of the<br />

opposition.”<br />

This stance links back to Jacques Rancière’s<br />

chief hope: the “emancipation of<br />

the spectator.” Because yes, a political<br />

art is still possible, “provided that it unsettles<br />

stereotypes and changes the distribution<br />

of roles. Let us recall that slightly<br />

provocative statement by Godard, saying<br />

that the epic is reserved for Israel and the<br />

documentary for the Palestinians. What<br />

was Godard trying to say? That fiction is<br />

a luxury, and that the only thing left for<br />

the poor to do, for the victims, is to show<br />

their reality, to bear witness to their own<br />

misery. The true art critic must shift this<br />

kind of fundamental division. Certain artists<br />

also try to do so, like Pedro Costa, who<br />

films immigrants and drug addicts in the<br />

slums of Lisbon and allows them to develop<br />

their own language for describing their<br />

fate, for conveying the material richness<br />

of their world.”<br />

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