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par Céline Chazalviel

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Sur le curatiNg<br />

Le curateur indépendant voyage de <strong>par</strong> le monde et organise<br />

des expositions com<strong>par</strong>ables à des installations artistiques –<br />

com<strong>par</strong>ables en ce qu’elles résultent de projets, de décisions et<br />

d’actions curatoriaux individuels. Les œuvres présentées dans ces<br />

expositions/installations se chargent du rôle de documentation<br />

du projet curatorial. Mais de tels projets curatoriaux ne sont en<br />

aucun cas iconophiles ; ils ne cherchent pas à glorifier la valeur<br />

autonome de l’image.<br />

Utopia Station est un bon exemple – curatée <strong>par</strong> Molly Nesbit,<br />

Hans-Ulrich Obrist et Rirkrit Tiravanija, cette exposition fut<br />

présentée lors de la cinquantième Biennale de Venise en 2003.<br />

Les débats critiques et publics autour du projet avaient insisté<br />

sur les questions de savoir si le concept d’utopie était toujours<br />

pertinent, si ce qui avait été avancé comme vision utopique <strong>par</strong><br />

les curateurs pouvait réellement être considéré comme tel ; et<br />

ainsi de suite. Pourtant, le fait qu’un projet curatorial clairement<br />

iconoclaste puisse être présenté dans l’une des plus anciennes<br />

expositions internationales me semble bien plus important que<br />

les considérations précédantes. Il était iconoclaste <strong>par</strong>ce qu’il<br />

employait les œuvres comme illustrations, comme documents<br />

de cette recherche d’une utopie sociale, sans accentuer leur<br />

valeur autonome. Il souscrivait à l’approche iconoclaste radicale<br />

de l’avant-garde russe classique, qui considérait que l’art devait<br />

être la documentation de la recherche d’un « nouvel homme »<br />

et d’une « nouvelle vie ». Le plus important dans tout cela, est<br />

de rappeler qu’Utopia Station était un projet curatorial, et non<br />

artistique. Ce qui signifie que le geste iconoclaste ne pouvait être<br />

accompagné – et donc invalidé – <strong>par</strong> l’attribution d’une valeur<br />

artistique. Néanmoins, on peut toujours présumer que dans ce<br />

cas le concept d’utopie a été employé abusivement, <strong>par</strong>ce qu’il a<br />

été esthétisé et situé dans un contexte artistique élitiste. Et l’on<br />

peut également dire que l’art a aussi été utilisé abusivement : il a<br />

servi d’illustration à la vision de l’utopie qu’avaient les curateurs.<br />

Donc dans les deux cas le spectateur doit se confronter à un<br />

abus – qu’il s’agisse d’un abus de l’art ou <strong>par</strong> l’art. Ici, l’abus est<br />

juste un autre nom de l’iconoclasme.<br />

Le curateur indépendant est un artiste radicalement sécularisé.<br />

Il est artiste <strong>par</strong>ce qu’il fait tout ce que les artistes font.<br />

Mais il est un artiste qui a perdu son aura, qui ne dispose plus<br />

de pouvoirs magiques, qui ne peut plus doter les objets d’un<br />

statut artistique. Il n’utilise pas les objets – y compris les objets<br />

d’art–pour le bien de l’art, mais plutôt pour en abuser, pour les<br />

rendre profanes. Mais c’est précisément ce qui rend la figure<br />

du curateur indépendant si attirante et si essentielle à l’art<br />

d’aujourd’hui. Le curateur contemporain est l’héritier évident<br />

de l’artiste moderne, bien qu’il ne souffre pas des anomalies<br />

magiques de ses prédecesseurs. Il est artiste, mais il est athée et<br />

complètement « normal ». Le curateur est un agent de la profanation<br />

de l’art, de sa sécularisation, de son abus. L’on peut évidemment<br />

dire que le curateur indépendant, tout comme le conservateur<br />

de musée avant lui, ne peut pas ne pas dépendre du marché de<br />

l’art – il lui creuse même son lit. La valeur d’une œuvre augmente<br />

quand elle est présentée dans un musée, ou <strong>par</strong> ses fréquentes<br />

ap<strong>par</strong>itions dans diverses expositions temporaires organisées <strong>par</strong><br />

des curateurs indépendants – ainsi, comme toujours, l’iconophilie<br />

dominante prévaut. Cette iconophilie peut être maintenue pour<br />

être comprise et reconnue – ou non.<br />

La valeur sur le marché d’une œuvre ne correspond pas<br />

exactement à ses valeurs narrative ou historique. La traditionnelle<br />

« valeur musée » d’une œuvre n’est jamais la même que sa valeur<br />

sur le marché. Une œuvre peut plaire, impressionner, exciter un<br />

désir de possession – tout cela sans présenter un quelconque<br />

BoriS groyS<br />

intérêt historique, et, donc, sans rapport avec le récit muséal.<br />

Et inversement : de nombreuses œuvres peuvent sembler<br />

incompréhensibles, ennuyeuses et déprimantes aux yeux du<br />

grand public mais trouvent place dans un musée, <strong>par</strong>ce qu’elles<br />

sont « historiquement nouvelles » ou tout au moins pertinentes<br />

pour une période donnée, et peuvent ainsi être chargées d’<br />

illustrer un certain type d’histoire de l’art. L’opinion largement<br />

répandue qu’une œuvre dans un musée est comme « morte” peut<br />

être comprise comme signifiant qu’elle perd là son statut d’idole;<br />

les idoles païennes étaient vénérées <strong>par</strong>ce que « vivantes ». Le<br />

geste iconoclaste du musée consiste précisément à transformer<br />

des idoles « vivantes » en illustrations « mortes » de l’histoire<br />

de l’art. On peut donc dire que le traditionnel conservateur de<br />

musée a toujours soumis les images aux mêmes abus que le<br />

curateur indépendant. D’une <strong>par</strong>t, les images dans le musée<br />

sont esthétisées et transformées en art ; d’autre <strong>par</strong>t, elles sont<br />

dévalorisées en illustrations de l’histoire de l’art et de ce fait,<br />

dépossédées de leur statut artistique.<br />

Ce double abus des images, ce geste iconolaste redoublé,<br />

est rendu explicite depuis peu, <strong>par</strong>ce qu’au lieu de raconter<br />

les canons de l’histoire de l’art, les curateurs indépendants<br />

commencent à se raconter l’un l’autre leurs propres histoires<br />

contradictoires. De plus, ces histoires sont racontées au moyen<br />

d’expositions temporaires (qui comportent leurs propres limites<br />

temporelles), et rapportées <strong>par</strong> une documentation incomplète<br />

et souvent incompréhensible. Le catalogue d’exposition d’un<br />

projet curatorial qui présente déjà un double abus ne peut qu’en<br />

produire un nouveau. Néanmoins, les œuvres ne deviennent<br />

visibles que grâce à ces multiples abus. Les images n’accèdent pas<br />

à la clairière de l’Etre toutes seules, où leur ap<strong>par</strong>ence originale<br />

est alors traînée dans la boue <strong>par</strong> le « business de l’art », ainsi<br />

que le décrit Heidegger dans De L’Origine de l’œuvre d’art. C’est<br />

précisément cet abus qui les rend visibles.<br />

Boris Groys<br />

« On the Curatorship »<br />

in Art Power, Cambridge, The MIT Press, 2008.

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