Webzine Gahelig n°2

GAHeLiG 32
N°2– Juillet 2019
artimon et nouvelles victimes, qui furent éjectés au milieu des remous glacés. Puis la
coque elle-même se fendit dans une averse d’esquilles, de clous et de cadavres
désarticulés.
— En avant ! beugla Wundrak. La bête restera peut-être dans le coin pour festoyer.
On va l’avoir. Par le Froid !
Nimbés de neige cristalline, les chasseurs dévalèrent la pente à vive allure. Lorsqu’ils
atteignirent le rivage, ils s’activèrent et apprêtèrent leur matériel. Ferya relia les cordes
aux harpons, tandis que Wundrak et Morgen s’échinaient à gonfler les panses de
morses en soufflant dedans. Élément clé dans la technique employée, ces flotteurs
badigeonnés de peinture jaune seraient fixés à l’autre extrémité des cordes. Enfin,
c’est à Toomas que revint la lourde responsabilité de préparer l’appât, une masse de
poissons fermentés, enveloppés dans une nasse tressée. Le fumet diffusé était infect,
propre à vider l’estomac des plus endurcis, et l’Arctien manipulait le leurre avec des
morceaux de lichen coincés dans les narines.
Sur le lieu du naufrage, on distinguait des débris errer parmi des tonneaux éventrés.
Les voiles formaient des plaques blanches qui dérivaient sur l’eau comme la peau d’un
lait posé sur le feu. Quelques hommes s’accrochaient désespérément à des planches.
Mais ces pauvres hères disparaissaient les uns après les autres, happés vers les
ténèbres de la baie où ils finiraient dans l’effroyable gueule du monstre.
— Prêts ? hurla Toomas.
Ses amis hochèrent la tête pour marquer leur assentiment. Le guerrier moustachu
empoigna l’appât en grimaçant, le souleva et s’avança dans le ressac. Lorsqu’il jugea
les distances acceptables, il tournoya sur lui-même afin de conférer à son lancer l’élan
nécessaire. La boule de poissons effectua une impressionnante parabole avant de
retomber dans les flots, où elle se mit aussitôt à flotter parmi les vagues.
Le leurre était relié à un câble de crin déroulé sur la berge. Lorsque Toomas revint,
trempé jusqu’aux fesses, il le saisit. De leur côté, Ferya et Wundrak brandissaient leurs
harpons et se tenaient prêts. Quant à Morgen, il invoquait déjà une sphère lumineuse
dans sa paume tendue.
Toomas donnait des à-coups, tirait sur la corde puis laissait le courant emporter
l’appât. De cette manière, le poisson fermenté diffusait son odeur parmi les eaux de la
baie. La technique était ancestrale et s’était améliorée au fil des décennies. Elle avait
fait ses preuves, à maintes reprises. La bête serait attirée par ses effluves, comme une
mouche par un morceau de viande avariée.
— Tenez-vous prêts ! claironna Toomas. Visez entre les yeux ! Sinon, concentrezvous
sur la tête. On va le fatiguer un peu, le mollusque !
Au loin, là où le navire avait sombré, on ne percevait plus aucune activité.
C’est alors que les deux ailerons verdâtres apparurent, fonçant droit sur les
chasseurs en lardant la surface de balafres blanches.
Wundrak avala sa salive. Son cœur battait à tout rompre, frappait contre sa cage
thoracique. La peur s’immisçait en lui, mais il l’accueillit avec un radieux sourire.
Il se sentait vivant, plus que jamais.