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Introduction 9 Au cours des mois de conception et de rédaction de cet ouvrage, combien de fois n’ai-je pas entendu : « Tu travailles sur le Sporting 3 … » avec un ricanement tantôt médusé, tantôt envieux ou exaspéré dans la voix. Ce club évoque le jeu, la joie, la fête, des drames et des expériences diverses que même ses anciens joueurs ou employés ne considèrent pas être du travail. Pour d’autres encore, il peut connoter la saturation de l’espace social par le football et l’argent. N’est-ce pas pour cela d’ailleurs que les discours relatifs au Sporting ont envahi mon corpus lorsque mon intention première situait déjà ce travail dans le champ de la sociologie de la culture pour étudier les manifestations contemporaines du sentiment d’appartenance et d’identification à la Corse. Pour sauver le chercheur de la dérision et de la déconsidération, il me faut donc convaincre le lecteur de la pertinence scientifique de ce travail, c’est-à-dire de son caractère scientifique. Ces pages y suffiront-elles ? J’ose ici l’espérer tout en posant un préalable à la lecture. Si dans son ouvrage sur Le Sacré, Rudolf Otto invite son « lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti une émotion religieuse profonde » (1917, p. 29), il me revient de convier le mien à quelques instants d’introspection. Que celui qui n’a jamais ressenti le moindre sentiment d’appartenance à un groupe, à sa famille, à son village, à sa ville, à son pays, à un club, à une entreprise, un parti ou une institution se sonde plus sérieusement s’il n’y parvient pas spontanément. Si une telle émotion est commune, elle se cristallise sur des objets, sur des attaches, sur des communautés-patères 4 différentes selon les circonstances ou les dispositifs, à cet âge de la « modernité liquide » (Bauman, 2005), elle structure l’expérience de l’individu. Le corpus de référence mobilisé par la présente étude comprend des sources numériques recueillies sur des forums, des réseaux sociaux, des médias, des sites Internet, des vidéos et reportages publiés ces vingt dernières années en corse ou en français, sur l’île ou sur le continent. Il comprend également les ouvrages parus sur le Sporting, les photos des bâches, banderoles et tifos des supporters. Les productions culturelles et artistiques évoquant le club ou les supporters, les discours politiques relatifs au club et les récits de matchs alimentent également ce corpus. À partir de mon expérience d’insider, j’ai pu sélectionner les objets qui me semblaient être les plus significatifs pour en extraire un corpus de travail. La médiatisation de certains évènements, leur mise en récit, leur satire, le niveau de violence verbale tout comme les mobilisations collectives sur un temps long, du collectif de Furiani à celui pour Maxime Beux en passant par le Collectif des supporters bastiais ou bien les Socios et Bastia 1905 m’ont permis d’esquisser une sociologie de la Corse par petites touches de peinture dont les pigments proviennent de carottages dans ce corpus. J’en ai dégagé un corpus d’élection constitué de figures de la Corse et des Corses appréhendées dans la perspective d’une compréhension de la dynamique identitaire de l’individu hypermoderne. 3. Le Sporting Club de Bastia est appelé « Sporting ». Il fut baptisé par son fondateur, un suisse professeur assistant d’allemand au lycée de Bastia, Hans Ruesch. Il est à remarquer que le terme de « Sporting » constitue une singularité. Un nombre réduit de clubs emploient cet anglicisme dont nous pouvons supposer qu’il était censé connoter la modernité du football afin de rendre ce sport plus attractif. 4. Bauman, Vecchi, 2004, p. 46.
10 SUR LES TERRAINS DU DISCOURS CORSE Pour structurer l’analyse méthodique de ce corpus et sa restitution, j’ai élaboré un modèle théorique en partant de l’observation des interactions et des transactions opérées entre les archétypes universels que peuvent être le besoin de reconnaissance, à savoir chez Axel Honneth l’amour, l’estime de soi et le respect (2020), et le besoin d’enracinement développé par Simone Weil (1949). La reconnaissance recouvre différentes acceptions, allant de l’accès au moi selon la philosophie française, au contrôle par l’inclusion de l’individu au sein d’une communauté pour les Britanniques, ou plutôt à un besoin ontologique de réciprocité pour la philosophie allemande (Honneth, 2020). Dans le contexte hypermoderne, l’individu de l’anthropocène entre en quête d’appartenance et d’agentivité, en quête de lui-même et d’authenticité. Disposant d’un imaginaire propre et confronté à des incertitudes, il construit son expérience du droit au bonheur 5 dans un potentiel de sensible et de noodiversité 6 (Stiegler, Collectif Internation, 2020, p. 77). Je présente ce potentiel agencé par les institutions, le libéralisme et la mondialisation en appréhendant les institutions dans leur acception la plus large avec la famille, l’État, l’école, les médias, les partis, la religion, mais aussi la science. La crise de la Covid nous montre chaque jour combien ces instances peuvent être en même temps collaboratives et concurrentes. Le libéralisme produit pour sa part des mutations profondes de ces institutions, allant de la crise de la culture, de la transmission, de l’État-providence, de la sexualité, de la religion aussi, avec les processus de sécularisation et de désenchantement/réenchantement du monde. Il agit également sur les pratiques sportives en créant des institutions puissantes comme la FIFA qui sont plus riches que certains États, plus représentatives que l’ONU, plus œcuméniques que la politique ou la religion, tout en étant à la fois politiques et vectrices de religiosité. Libéralisme et mondialisation transforment les pratiques culturelles, les modes de consommation, développent le culte de la performance, la culture de masse, la société du spectacle, la dérégulation, la délocalisation. Ils soutiennent l’innovation, mais la consommation des ressources de la planète et la production de déchets atteignent un point critique. En retour, ils suscitent des désirs de proximité, de protection, de bio, de maîtrise de sa vie, du temps, du bruit, de la pollution… La mondialisation n’est pas sans effets sur les institutions. Elle transforme le rapport au territoire, au pouvoir, aux légitimités, aux identifications, aux médias, aux langues, aux Autres. Elle rebat les cartes des pouvoirs d’agir. Ces mutations produisent simultanément des formes d’hégémonie culturelle et de dépossession. Les individus peuvent ressentir un sentiment de vide, de déclassement, de perte de sens qui favorise les fake news, le complotisme, le rejet de la science et qui se manifeste par l’abstention ou la montée des populismes. Du point de vue de la culture, les 5. Cette notion figure dans le préambule de la Constitution corse du 18 novembre 1755 : « La Diete Generale del Popolo di Corsica, lecitimamente Patrone di se medesimo, secondo la forma dal Generale convocata nella Cita di Corti sotto li giorni 16, 17, 18 novembre 1755. Volendo, riaquistata la sua libertà, dar forma durevole, e costante al suo governo riducendoli a costituzione tale, che da essa ne derivi la felicità della Nazione » (Talamoni, 2018 ; Mastor, 2021). 6. Chez Bernard Stiegler, la noésis, c’est-à-dire la pensée, constitue le travail nécessaire à la construction d’un « avenir souhaitable pour une localité ».
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