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Jean-Marie de Marneffe<br />
<strong>La</strong> <strong>joie</strong><br />
d’un <strong>moine</strong><br />
Journal mystique
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong>
Jean-Marie de Marneffe<br />
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
Journal mystique
Note de l’éditeur<br />
Le journal spirituel du P. de Marneffe est rédigé à la troisième<br />
personne. Son texte est parsemé de mots et de phrases en italique,<br />
en gras, soulignées, entre guillemets, ces éléments étant<br />
parfois combinés. Dans la mesure du possible, il a été laissé en<br />
l’état, sauf pour les mots soulignés et en gras qui ont été mis<br />
en italique. De même, les espaces entre les paragraphes sont de<br />
l’auteur. Par contre, la division en chapitres et les titres de ceuxci<br />
sont de l’éditeur, sauf pour le titre du chapitre 10. Les<br />
intertitres ont été placés par l’éditeur là ou l’auteur avait mis<br />
une séparation. Les notes, à l’exception de celle sur l’extase,<br />
sont également de l’éditeur.<br />
<strong>La</strong> famille de Marneffe tient à remercier tout spécialement<br />
le Frère Jacques Delesalle, Père abbé du Mont-des-Cats,<br />
et les Pères Charles Delhez, s.j., et Jean Radermakers, s.j.,<br />
pour leur contribution à ce livre.<br />
© 2013, Éditions Fidélité, 7 rue Blondeau, 5000 Namur<br />
Dépôt légal : D.2013, 4323.34<br />
ISBN : 978-2-87356-570-1<br />
Édition : Charles Delhez, s.j.<br />
Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz<br />
Photo de couverture : intérieur de l’église abbatiale du Mont-des-Cats<br />
Imprimé en Belgique
Préface<br />
Le père Jean-Marie de Marneffe s’est éteint le 16 janvier 2010,<br />
dans une clinique à Lille, victime du cancer. C’est depuis toujours<br />
que sa vie a été marquée par le Christ. Il a choisi d’abord la<br />
vie jésuite, et après la longue formation prévue par la Compagnie,<br />
il est parti pour la mission au Congo. Mais la chronologie montre<br />
une brusque rupture avec son entrée à l’abbaye cistercienne du Montdes-Cats<br />
en 1981. Ce tournant surprenant n’a pas dû aller de soi.<br />
En tout cas, les difficultés n’ont pas manqué. Et sans doute en avonsnous<br />
un indice dans les passages qu’il fit, quelques années plus tard,<br />
dans d’autres monastères avant de repartir au Congo aider une jeune<br />
fondation de trappistines. Mais il revint au Mont-des-Cats et y demeura<br />
jusqu’à ce passage, cette Pâque en Dieu à l’âge de septantehuit<br />
ans.<br />
<strong>La</strong> simple succession des événements ne dit rien. Elle pose même<br />
plus de questions qu’elle n’en résout. <strong>La</strong> lumière est ailleurs. Justement<br />
dans le fait que le Seigneur Jésus marchait à ses côtés depuis<br />
V
Préface<br />
longtemps, et qu’à un moment donné, il s’est fait reconnaître de lui,<br />
le laissant « brûlant », comme Luc le dit des disciples d’Emmaüs.<br />
Fr. Jean-Marc, comme il s’appelait chez nous, l’a confié par écrit à<br />
son père abbé, Dom Guillaume.<br />
Un soir de février 1971, lors d’un temps de retraite, au cours d’une<br />
méditation de l’Écriture, « un bouleversement intérieur total le saisit<br />
», dit-il. « Comme saint Paul jeté à bas de sa monture sur le<br />
chemin de Damas. Pas de dialogue, ici. Seulement saisi intérieurement,<br />
bouleversé, remué jusqu’au fond de l’être. Il demeure là, des<br />
heures durant, assis à sa table, le cœur saisi… » « Joie jamais encore<br />
perçue à ce niveau. Une <strong>joie</strong> profonde, indescriptible, qui ne peut<br />
s’exprimer que par des pleurs… Le lendemain, même état… Et c’est<br />
le retour à la maison. Rien n’éveille l’attention. Tout est habituel<br />
pour les compagnons, la communauté. » « Et pourtant, rien n’est<br />
plus pareil. En trois secondes, en ce soir de février, pour lui, le monde<br />
entier a changé. Le Seigneur a fait de lui, en quelque sorte, un<br />
homme nouveau. »<br />
Plus tard, des lectures sur la vie spirituelle lui parlent d’une série<br />
d’obstacles et de pièges qu’il a évités, il ne sait comment, et il conclut :<br />
« Quelqu’un l’a conduit par la main, qui lui a fait parcourir ce chemin<br />
périlleux, sans tomber ni à droite ni à gauche. » Ce Quelqu’un<br />
qui est là, « a toujours été là, discret, inconnu mais présent ». Qui ?<br />
Sinon ce Jésus de la route d’Emmaüs, « compagnon de tous les instants,<br />
dans une discrétion inimitable ».<br />
Dès 1971, Fr. Jean-Marc songe à la chartreuse et à la trappe, mais<br />
il se donne dix ans avant de prendre une décision. Il entrera de fait<br />
au Mont-des-Cats la veille de la fête de sainte érèse d’Avila, le 14<br />
octobre 1981. « Tout se passe normalement, comme prévu, écrit-il.<br />
Mais à l’intérieur, c’est la révolution, c’est le cataclysme, c’est la catastrophe.<br />
» Douleur et souffrance. « Il ne ressent rien. Un vide. Pour<br />
lui, le monde a basculé et toute sa vie est détruite. Il n’en reste rien.<br />
Totalement désemparé, il suivra mécaniquement l’horaire et les activités<br />
de la vie monastique. » Le Jeudi saint suivant, « devant le<br />
VI
Préface<br />
Saint-Sacrement, en lisant les récits de la Passion, tout à coup, sans<br />
raison, “comme ça”, écrit-il, la chape de plomb qui lui pesait sur les<br />
épaules est tombée. Elle a disparu : heureux, à nouveau dans la <strong>joie</strong><br />
et le bonheur du Seigneur ».<br />
En 2009, Fr. Jean-Marc voit un nouveau seuil franchi. Il avait<br />
jadis, dit-il, le sentiment de savoir où se diriger, de comprendre clairement<br />
ce que le Seigneur lui donnait, lui demandait. A présent, ce<br />
n’est plus le cas… Il ignore tout du lieu vers lequel le Seigneur désire<br />
le voir se diriger… Il ne sait plus, vraiment !<br />
Il voit là « une aventure inattendue, encore nouvelle… Il demeure<br />
là, immobile, en attente… Se rendant parfaitement compte que c’est<br />
toujours la même quête qui se poursuit. Toujours vers le même Seigneur.<br />
Tout comme elle n’a cessé de se développer depuis 38 ans<br />
maintenant. Mais il croit reconnaître aujourd’hui une mutation,<br />
un changement qu’il soupçonne être très profond. Et il est ainsi devant<br />
une inconnue. Pas tout à fait inconnue, parce que demeure<br />
l’intuition… que cette voie nouvelle est celle même du Seigneur. »<br />
Cet inconnu se révélera vers l’automne avec la découverte de la<br />
maladie déjà très avancée. Et dans les tout derniers jours, ceux de<br />
l’effondrement du corps, aux jours de faiblesse, il aimera entendre<br />
et réentendre ces lignes du Moyen Age.<br />
« Souvent, au travers d’un long silence, de supplications instantes,<br />
de gémissements répétés, nous implorons d’entrer dans le resplendissement<br />
de la lumière intérieure, et nous n’obtenons pas d’être admis<br />
à ses délices.<br />
» Souvent nous ne faisons rien de tout cela, et tout à coup, tout<br />
à coup, la grâce divine vient au-devant de nous, elle nous prend au<br />
plus profond de notre faiblesse et nous relève, elle nous emporte très<br />
haut et, au moment où nous l’attendions le moins, nous fait voir le<br />
resplendissement de sa lumière. »<br />
VII
Préface<br />
Jésus a rejoint Fr. Jean-Marc sur la route ; il lui a été présent, absent<br />
aussi selon les heures. Et, au bout du chemin, il l’a emporté avec<br />
lui comme un vieux compagnon de route. Cette aventure, Jésus ne<br />
cesse de la proposer, selon des modalités fort diverses, à tous ses amis,<br />
à nous tous qui que nous soyons.<br />
Frère Jacques Delesalle<br />
Père abbé du Mont-des-Cats<br />
•
Introduction<br />
Le parcours<br />
du père Jean-Marie<br />
<strong>La</strong> vie de Jean-Marie s’est déroulée en trois étapes, que nous présenterons<br />
brièvement, afin de découvrir comment s’est située<br />
et déployée l’expérience spirituelle qu’il a vécue progressivement<br />
comme une grâce depuis l’Afrique jusqu’à sa mort. Son enfance et<br />
son adolescence sont marquées par l’apprentissage d’une mécanique<br />
: celle de l’homme en société et conjointement celle des<br />
machines inventées par l’homme au service de ses frères et sœurs.<br />
Suit l’approfondissement de sa vie spirituelle à partir du noviciat<br />
dans la Compagnie de Jésus, avec sa formation au sacerdoce jusqu’à<br />
sa mission africaine et son itinéraire de broussard. C’est là en effet<br />
que s’annonce la période contemplative de sa vie qu’il poursuivra<br />
à la trappe du Mont-des-Cats. On pourrait titrer plus simplement<br />
ces trois étapes par trois adjectifs : mécanicien – missionnaire –<br />
mystique.<br />
IX
introduction<br />
Apprenti mécanicien<br />
des moteurs et des hommes<br />
Né le 25 octobre 1931, dimanche du Christ-Roi, septième de<br />
neuf enfants, Jean-Marie a vécu au sein d’une famille chrétienne<br />
de la bourgeoisie wallonne d’entre les deux guerres. Son père dirigeait<br />
une importante entreprise d’ustensiles électro-ménagers au<br />
centre de Liège, à la place Saint-<strong>La</strong>mbert. Lui-même a toujours<br />
gardé une tendre affection pour ses frères et sœurs, avec une préférence<br />
pour son aînée Suzon qui devint de plus en plus la<br />
confidente de sa vie spirituelle intime.<br />
En pourtour de la ville, à Bois-de-Breux où résidait la famille,<br />
l’éducation des filles était confiée à la congrégation des Filles de la<br />
Croix. Les garçons allaient à l’école paroissiale, fréquentée par le<br />
tout-venant, fils d’ouvriers, de mineurs notamment, habitués à<br />
parler wallon à la maison. Ainsi se forma-t-il très jeune à frayer<br />
avec le monde du travail et à s’ouvrir aux cultures différentes de la<br />
sienne. Mais déjà son esprit de solidarité se développait. Il raconte<br />
qu’un jour d’examen de rédaction, il avait achevé rapidement de<br />
rédiger le premier sujet proposé quand il vit son voisin Guillaume<br />
incapable d’écrire une ligne. Il eut tôt fait de rédiger en vitesse un<br />
second sujet également proposé et à voix basse, il encouragea son<br />
compagnon : « Recopie ! » Ils ont bien ri en apprenant qu’ils avaient<br />
obtenu la première et la deuxième place pour ce test de rédaction.<br />
Aux confins de la propriété paternelle se trouvait un garage.<br />
Quand on ne trouvait pas Jean-Marie, il fallait aller l’y chercher,<br />
car sa curiosité pour les moteurs et surtout pour le travail de réparation<br />
et de remise en état des voitures l’intéressait énormément.<br />
Cette curiosité juvénile se développa par la suite et lui permit, tant<br />
en mission qu’au monastère, de rendre d’éminents services par ses<br />
capacités de mécanicien et d’électricien et surtout par son esprit<br />
d’entrepreneur. Déjà aussi, son souci des autres et l’aide qu’il leur<br />
X
introduction<br />
apportait généreusement l’entraînaient à une mécanique plus intérieure,<br />
celle de la psychologie et de la connaissance des profondeurs<br />
humaines.<br />
L’enfance scolaire du garçon fut terriblement perturbée de 1940<br />
à 1944. C’était la guerre, et il fallait évacuer la région car trop<br />
proche de l’Allemagne. Pour cette raison, son père avait acquis une<br />
propriété dans les environs de Mons, à Asquilies, qui servait de lieu<br />
de rassemblement pour la grande famille des cousins et cousines.<br />
Là aussi, il apprenait l’importance d’une atmosphère chaleureuse<br />
et le sentiment d’appartenance à un groupe porteur et stimulant.<br />
C’est de là que s’organisa un exode pour échapper aux affres de la<br />
guerre. Celui-ci s’acheva à Limoges où, après s’être réfugiés un<br />
temps chez l’habitant, on rentra à Liège pour vivre dans le bouleversement<br />
des cours interrompus par les alertes, puis les V1 et V2,<br />
ces bombes à retardement qui éclataient soudain, provoquant<br />
d’énormes dégâts. Les trams ayant cessé de rouler, on devait se<br />
rendre à pied en classe. <strong>La</strong> santé de Jean-Marie avait souffert des<br />
privations durant l’occupation allemande du pays ; aussi ses parents<br />
décidèrent-ils de le mettre en pension loin de la ville, au grand air.<br />
C’est ainsi qu’il acheva ses classes secondaires au collège Saint-<br />
Roch, à Ferrières.<br />
Au terme de ces premières études, il entra au noviciat des pères<br />
jésuites à Arlon le 14 septembre 1951 et y prononça ses premiers<br />
vœux de religion le 15 septembre 1953. Cinquante ans plus tard, il<br />
con fiait à sa nièce Brigitte qu’en entrant dans la Compagnie, il entendait<br />
aussi s’affranchir des conventions de son milieu social et<br />
s’ouvrir à des modèles culturellement plus simples et plus variés.<br />
Il désirait en tout cas quitter la mentalité étroite de Belgique, con -<br />
quérir son autonomie et mener une existence résolument aventureuse.<br />
Concernant cette étape, un compagnon de noviciat raconte :<br />
« Il était mon aîné de quatorze mois. Nous étions l’un et<br />
l’autre le septième enfant d’une famille nombreuse, et nos<br />
XI
introduction<br />
pères étaient nés le même jour, le 13 septembre 1887. Nous<br />
étions surtout l’un et l’autre des Liégeois du vrai terroir local<br />
! Pourquoi nous sommes entrés en religion, ce n’est pas<br />
notre affaire, mais celle d’un Autre. Il nous a évité d’être<br />
classés parmi les candidats philosophes et théologiens du<br />
« top » et s’est contenté de nos attirances spontanées pour<br />
le pragmatisme, fût-il celui de la transmission des valeurs<br />
de l’Évangile : juste le minimum de philo et de théologie nécessaire<br />
pour canaliser nos bons sens familiaux respectifs.<br />
Ce fut très bien ainsi, et je pense que l’un et l’autre nous en<br />
rendons encore grâce à Dieu ! Nous nous destinions l’un et<br />
l’autre pour être, disait-on à l’époque, « missionnaire au<br />
Congo ». Lui est parti ; je n’y ai jamais mis les pieds. Et c’est<br />
aussi très bien ainsi ; le « Patron » restait au gouvernail de<br />
nos orientations. »<br />
Son noviciat achevé en 1953, Jean-Marie suivit les cours de philologie<br />
classique au Juvénat à <strong>La</strong> Pairelle (Wépion) avant d’aborder<br />
la philosophie à Eegenhoven (Louvain) qui le retint de 1956 à 1958.<br />
Commença alors l’apprentissage à la vie missionnaire à Djuma et<br />
Kikwit au Zaïre entre 1958 et 1961, le préparant à son futur apostolat<br />
qu’il aurait à entreprendre après l’ordination sacerdotale. C’est là<br />
qu’il vécut l’accession du Congo à l’indépendance, avec ses séquelles<br />
parfois violentes. Plus tard, en revenant sur cet événement majeur,<br />
il soulignait l’impact qu’il avait eu sur sa psychologie : la fin de la<br />
colonisation et la rapidité avec laquelle tout ce qu’avaient construit<br />
les colons s’était trouvé anéanti en quelques mois, puis surtout la<br />
reprise du pays par des autochtones incapables de prendre vraiment<br />
leurs responsabilités le remplissaient de peine. Il découvrait que<br />
souvent dans sa vie il s’était trouvé dans une situation d’échec, de<br />
projets avortés ou en voie de dégradation. Il fallait alors reprendre<br />
courage et repartir dans la nuit. Ce premier passage en Afrique lui<br />
permit de prendre acte de la difficulté du travail à accomplir.<br />
XII
introduction<br />
À propos de ces années de formation, le père Griffé poursuit :<br />
« Après des parcours de formation un peu différents où nous<br />
ne nous étions pas rencontrés, nos routes vont se croiser à<br />
Eegenhoven, en première année de théologie (septembre<br />
1960). À l’époque, deux catégories de théologiens y étaient<br />
distinguées ; les candidats au Grand Dogme destinés à être<br />
formés comme professeurs de philosophie ou de théologie,<br />
et les candidats au Petit Dogme pour les futurs apôtres de<br />
terrain. Cette dernière catégorie nous satisfaisait parfaitement.<br />
»<br />
Ils étaient tous deux étudiants au moment où l’auteur de ces<br />
lignes débutait sa mission de professeur d’Écriture Sainte.<br />
Les deux compagnons furent ordonnés prêtres ensemble, le 6 août<br />
1964, dans l’église du collège Saint-Michel, à Bruxelles, et ils terminèrent<br />
leur théologie en juin 1965 avant de rejoindre leur terrain<br />
d’action respectif. Ils se retrouvèrent encore en septembre 1967 pour<br />
une dernière année de formation spirituelle dénommée « Troisième<br />
An de noviciat » au St. Beuno’s College, dans le Pays de Galles, dans<br />
une région de prairies peuplées de moutons, au sud-ouest de Liverpool.<br />
Les grands Exercices spirituels de saint Ignace, qu’ils firent<br />
pendant un mois, suivant la tradition de la Compagnie, marquèrent<br />
Jean-Marie et modelèrent à l’intime sa vie spirituelle et sa maturité<br />
humaine. Ce fut aussi, pour les deux amis, l’occasion de contacts<br />
internationaux avec des jésuites venant d’un peu partout. L’amitié<br />
des deux compagnons continua de s’approfondir au long des années,<br />
car ils se retrouvaient de loin en loin lors de retours en Belgique.<br />
Cette longue formation avait forgé la personnalité de Jean-Marie de<br />
même que ses multiples contacts avec des personnes de culture et<br />
de mentalité différentes. Sa liberté spirituelle lui permettait de rencontrer<br />
hommes et femmes en simplicité et vérité, avec aisance et<br />
profondeur, sans jamais entamer son affection pour les siens.<br />
XIII
introduction<br />
Missionnaire itinérant de la miséricorde<br />
Ainsi débuta pour de bon la vie apostolique du père Jean-Marie.<br />
Avant son Troisième An, il avait été nommé vicaire itinérant à la<br />
paroisse de Kingungi, à l’ouest de Kikwit, avec la responsabilité<br />
d’une centaine de villages à visiter. Pendant deux ans (1965–1967),<br />
il s’était attelé à cette tâche avec zèle et conscience. Désormais, il<br />
se trouvait attaché à la Procure de Kikwit où il travailla de juin<br />
1968 à novembre 1970. C’est là qu’il prononça ses vœux définitifs<br />
dans la Compagnie de Jésus le 2 février 1970. Il retourna à la paroisse<br />
de Kingungi du mois de novembre 1970 au mois d’août 1972<br />
avant de reprendre le service de vicaire itinérant avec mission de<br />
visiter les villages qui étaient sous sa juridiction.<br />
Pendant sept années, d’août 1972 à septembre 1979, il parcourut<br />
les routes malaisées de la région en retrouvant chaque fois les villageois<br />
dispersés dans l’immensité de la brousse. Il était<br />
accompagné de sœur Marguerite Balthazar, qui se chargeait de la<br />
pastorale des femmes. Ils formaient ainsi une petite équipe bien<br />
unie, toute dévouée au service des populations qu’ils rencontraient<br />
et parmi lesquelles ils organisaient des lectures d’Évangile. En repensant<br />
à cette époque, il écrivait :<br />
« Je me souviens qu’en Afrique, lors d’une visite dans un village<br />
où je leur partageais dans la prédication ce que je vivais<br />
profondément, ces hommes, ces femmes et ces enfants, qui<br />
pour beaucoup ne savaient ni lire ni écrire, entraient de plain<br />
pied dans le sens profond de ce que je leur disais, au milieu<br />
d’un silence intense et inhabituel pour une foule africaine<br />
— 300 à 500 personnes réunies pour la messe sous les arbres<br />
au milieu du village. Et même, la messe terminée, la mallechapelle<br />
refermée, je traversais la foule qui s’écartait pour<br />
me laisser le passage, toujours silencieuse et muette. Les<br />
XIV
introduction<br />
gens avaient pour moi un regard étrange, une attitude insolite.<br />
J’oserais même dire presque une sorte de vénération !<br />
Pas pour moi, bien sûr, mais pour le Seigneur présent au milieu<br />
de nous, que je représentais à leurs yeux par le sacerdoce.<br />
Je me souviens avoir alors compris que le rôle spirituel<br />
du prêtre était de rendre l’Église présente au milieu des<br />
hommes, et par l’Église, le Seigneur en personne. »<br />
Dans un autre courrier, Jean-Marie confiait encore humblement<br />
à sa sœur qu’il était conscient de recevoir des autres de précieux<br />
enseignements :<br />
« Chaque fois que je quittais la paroisse pour visiter les villages<br />
de l’intérieur, je me mettais en route avec le sentiment<br />
d’aller mendier le Seigneur chez tous ces gens. Ce sont eux<br />
qui me donnaient le Seigneur ! En réalité, nous avions le sentiment<br />
de recevoir le Seigneur. Pour eux, c’était moi qui le<br />
leur donnais… Pour moi, c’était eux. Ils le recevaient de leur<br />
prêtre. Je le recevais du peuple de Dieu… C’était bien ainsi<br />
que, de part et d’autre, nous vivions « en Église ». Car le Seigneur,<br />
chaque fois, était au milieu de nous de manière quasi<br />
palpable. »<br />
Il poursuit encore dans la même ligne :<br />
« L’autre jour, nous étions dans un village à faire une espèce<br />
de « partage d’Évangile » avec des gens du village. <strong>La</strong> discussion<br />
est venue sur des problèmes fondamentaux : la souffrance<br />
et le salut apporté par le Seigneur, qui ne la supprime<br />
pas, mais lui confère un sens nouveau… Tout le monde participait,<br />
suivait, réfléchissait. Je vous assure que rencontrer<br />
une trentaine d’hommes au fond d’un village de brousse qui<br />
désirent réfléchir à ce niveau sur l’Évangile, c’est pour moi<br />
XV
introduction<br />
une merveille incompréhensible. Et je me souviens d’un<br />
Belge en visite ici qui me disait avec étonnement : « Mais ils<br />
sont loin d’être sous-développés ! » Je lui ai répondu que, du<br />
point de vue « humanité », je suis porté à croire que c’est<br />
nous les « sous-développés », et qu’il m’était impossible de<br />
faire le bilan de tout ce que j’ai reçu ici. »<br />
De septembre 1979 à juillet 1981, ce fut le tour des quatre-vingts<br />
villages de la circonscription de Sia qui devint le champ de son activité.<br />
C’est pendant ce temps qu’il se mit à éprouver l’intimité du<br />
Seigneur d’une manière nouvelle, insistante et bouleversante. Déjà<br />
depuis quelques années, et notamment un soir de février 1971, au<br />
cours d’une retraite, il avait ressenti une <strong>joie</strong> si intense qu’il avait<br />
été secoué dans toutes les fibres de son corps. Pendant ses randonnées<br />
en brousse, il se trouvait soudain saisi intérieurement par cette<br />
présence envahissante du Maître au service duquel il était envoyé.<br />
Des larmes lui jaillissaient des yeux et son cœur était pénétré d’une<br />
étonnante douceur. Il s’interrogeait sur la signification de ces manifestations<br />
insolites. En même temps, la contemplation devenait<br />
le cœur de sa vie. Secrètement, il songeait à quitter l’activité missionnaire<br />
pour embrasser une existence franchement con tem -<br />
plative : la chartreuse, ou la trappe, peut-être ? Il s’en ouvrit au<br />
père provincial, le père Jean-Marie Hennaux, qui lui conseilla<br />
d’abord d’attendre un long temps pour vérifier l’authenticité de cet<br />
appel. Après dix ans de réflexion et de prière, toujours poursuivi<br />
par cette soif intense d’intimité avec le Christ qui le comblait intérieurement<br />
d’une irrésistible douceur, il quitta la Compagnie,<br />
avec l’assentiment de ses supérieurs, pour entrer à l’abbaye Sainte-<br />
Marie du Mont-des-Cats, le 14 octobre 1981.<br />
XVI
introduction<br />
Mystique de la Présence silencieuse<br />
Son entrée dans l’ordre cistercien fut marquée d’abord par une<br />
épreuve lancinante. Avait-il bien fait de quitter la vie missionnaire<br />
pour embrasser l’existence contemplative de la solitude avec Dieu ?<br />
Lors de son retour en Belgique, avant de faire le pas, il avait confié<br />
à sa famille : « Je crois que je fais la bêtise de ma vie. » Depuis son<br />
entrée en octobre jusqu’à Pâques de l’année suivante, il vécut une<br />
souffrance atroce, assailli par des doutes et des appréhensions terribles<br />
; ne devait-il pas renoncer à tout ce qui avait fait son existence<br />
jusque-là ? Un accident vint s’ajouter à sa détresse : il tomba d’une<br />
échelle et se cassa les deux poignets, ce qui lui valut un séjour à<br />
l’infirmerie et une dépendance de ses frères pendant quelques semaines.<br />
Plus tard, il décrivait ainsi le déchirement qu’il avait<br />
ressenti :<br />
« Il y a dans l’existence des <strong>moine</strong>s un mystère. Je crois que<br />
c’est le nœud de la vie religieuse. Si Dieu est présent, il ne<br />
peut y avoir que mystère. On peut arriver à percevoir par le<br />
cœur qu’il y a une « Présence attirante ». On est prêt à tout<br />
donner pour le rencontrer. C’est un peu fou. Saint Paul est<br />
bien d’accord : quand on aime, on sort de soi-même sans<br />
plus assurer sa sécurité. »<br />
Il ajoutait :<br />
« Mon entrée au monastère m’a bouleversé. On ne peut rencontrer<br />
Dieu sans mourir, et c’est vrai qu’une mort reste une<br />
mort. Maintenant je sais avec certitude que j’ai eu raison de<br />
faire ce que, à certains moments de doute, je considérais<br />
comme l’Erreur de ma vie. Le Seigneur m’a donné de dépasser<br />
le doute, après des jours et des jours de souffrance et<br />
XVII
introduction<br />
d’angoisse. Mais après quatre mois, je me découvre dans<br />
une grande paix avec moi-même et dans un bonheur profond.<br />
L’amour crée la confiance et éclaire l’avenir. »<br />
Cette certitude une fois acquise, apaisé désormais, il se mit inlassablement<br />
à chercher à évaluer la nature des manifestations<br />
intérieures que lui prodiguait le Seigneur. Avec patience et persévérance,<br />
il compulsait les auteurs spirituels à la recherche de la<br />
manière dont certains saints ou personnes privilégiées parlaient de<br />
leur communion avec Dieu. Il relut toutes les lettres de saint Paul<br />
pour tenter de découvrir comment l’Apôtre s’exprimait au sujet<br />
de ses rencontres intimes avec Jésus vivant et de ses visions révélatrices<br />
en sa faveur, lui qui n’avait pas connu Jésus selon la chair. Il<br />
passait de longs temps de lecture à interroger les écrits de saint Augustin,<br />
puis de saint Bernard, de saint Benoît, de Guillaume de<br />
Saint-ierry. Le Dictionnaire de spiritualité devint sa référence<br />
familière, conjointement avec la méditation des évangiles et d’autres<br />
livres de mystiques comme le père Surin ou le père Raguin. Son<br />
souci de vérité avec lui-même et avec Dieu le poussait dans cette<br />
enquête, car il voulait se garder des illusions. Ainsi, inlassablement,<br />
il interrogeait les grands mystiques et les auteurs spirituels. À la<br />
demande de son supérieur, il se mit à écrire son histoire spirituelle,<br />
s’inspirant sans doute de la manière dont saint Ignace écrivit le<br />
Récit du pèlerin afin de rendre compte de ses expériences intimes<br />
et de les objectiver. Ce sont ces pages que le lecteur découvrira en<br />
ce volume. L’épigraphe est significative ; elle se réfère à ce qu’écrit<br />
l’é vangéliste Luc parlant de la mère de Jésus : « Elle conservait et<br />
méditait toutes ces choses dans son cœur » (Lc 2, 18.51).<br />
Il fit son engagement définitif à la Trappe en 1987, passa une<br />
année d’intériorisation à Cîteaux, de janvier 1990 à février 1991.<br />
Après cela, il fut requis comme aumônier des religieuses trappistines<br />
au monastère de la Paix-Dieu à Cabanoule, dans les Cévennes<br />
jusqu’en mars 1993. À cette date, il fut envoyé au Zaïre par son<br />
XVIII
introduction<br />
père abbé, Dom Louf, pour une nouvelle fondation de sœurs trappistines<br />
à Mwanda, où il resta cinq années. Son habileté pratique<br />
et ses qualités de mécanicien et d’électricien rendaient grand service<br />
partout où il passait et tous ceux qui travaillaient avec lui faisaient<br />
l’éloge de sa capacité d’écoute et de sa participation joyeuse à la<br />
vie commune et au service communautaire. En 1998, il rentra au<br />
Mont-des-Cats où le père Guillaume avait succédé à Dom Louf.<br />
À vrai dire, Jean-Marie avait eu quelques difficultés à se faire comprendre<br />
profondément par ce dernier, qui lui reprochait un peu<br />
d’être resté plus jésuite que <strong>moine</strong> cistercien.<br />
Voici ce qu’il écrivait en 2006 :<br />
« Pour ma part je tente de garder le cap en exerçant « le discernement<br />
ignatien ». Lorsque je me pose des questions sur<br />
l’attitude à prendre ou sur la direction à suivre dans tel ou<br />
tel cas, je commence par réfléchir sur les raisons pour et les<br />
raisons contre. Ensuite j’essaie de me situer dans une attitude<br />
de réceptivité dans laquelle je suis en quête d’un indice,<br />
d’un signe, d’une réponse… qui peuvent m’arriver de<br />
n’importe quelle direction : une lecture, une homélie, la réflexion<br />
de quelqu’un (parfois sur un tout autre sujet) ou une<br />
idée qui me vient comme ça… Mais pas n’importe laquelle.<br />
Le plus souvent ces suggestions passent sans laisser de<br />
trace. Par contre, parfois, elles éveillent en moi un intérêt<br />
in at tendu parce qu’en rapport avec la question que je<br />
cherche à approfondir. Et cet intérêt inattendu n’est jamais<br />
banal. Ignace parle du bon esprit et du mauvais esprit, du<br />
Bien et du Mal. On sait toujours de quel bord est cet esprit.<br />
Ça se perçoit d’instinct. »<br />
Ce qu’il continuait à éprouver des bouffées de tendresse divine<br />
s’accompagnait souvent d’une profonde sensation de vide, voire<br />
d’inutilité complète de sa vie. Il s’imaginait comme un enfant<br />
XIX
introduction<br />
perdu, qui ne sait plus rien. Effectivement, le Seigneur le menait<br />
doucement dans un grand dépouillement : seule comptait désormais<br />
la quête de Dieu ; il importait de l’approcher toujours davantage<br />
comme le Père « qui mène ses petits avec des liens d’amour, leur apprenant<br />
à marcher » (Os 11, 4).<br />
Peu à peu, sa santé commença sérieusement à flancher et un<br />
examen médical découvrit un anévrisme de l’aorte ; dès lors, des<br />
contrôles réguliers furent nécessaires, ainsi qu’une opération. Paisiblement<br />
pourtant, il continuait sa vie de trappiste, faite de prière<br />
et de labeur. Les visites sensibles du Seigneur le saisissaient de plus<br />
en plus à l’intime de son être, sans pourtant altérer son humour,<br />
sa capacité d’ausculter et de soigner les moteurs ou de débrouiller<br />
les circuits électriques. Les contacts attentifs et profonds qu’il avait<br />
liés avec les personnes du dehors frappaient les hommes et les<br />
femmes qui l’approchaient, découvrant chez lui une sensibilité, un<br />
tact et une compréhension d’une grande richesse.<br />
Entre-temps, le Seigneur le préparait progressivement à la rencontre<br />
: ses repères habituels fondaient, sa santé se détériorait et<br />
l’on découvrit un cancer déjà fort avancé. Il se laissait doucement<br />
rejoindre sur la route de la souffrance par son Seigneur qui venait<br />
partager sa croix avec son fidèle serviteur. Mais il nous a légué ce<br />
précieux dossier écrit à la demande de son supérieur et que sa famille<br />
a demandé de pouvoir publier. Il y décrit son itinéraire<br />
spirituel avec sa quête d’absolu et ses questionnements sur sa propre<br />
expérience intérieure vécue dans le silence du monastère et dont<br />
peu de ses frères se rendaient compte. Extérieurement, il restait<br />
l’homme affable, attentif tant à ceux et celles qu’il contactait qu’aux<br />
travaux qu’il entreprenait, offrant son existence quotidienne à Jésus<br />
dont il ressentait de plus en plus la présence.<br />
Il n’hésitait plus désormais à parler de sa mort prochaine :<br />
XX
introduction<br />
« Cette paix aussi — et même cette <strong>joie</strong> intérieure (qui me<br />
semble ici parfois déplacée), je crois qu’il n’y a que le Seigneur<br />
qui puisse me les donner de la sorte. Et il y a maintenant<br />
très longtemps qu’il me les donne ainsi — bientôt<br />
39 ans ! — Et elles n’ont fait que grandir et se développer<br />
depuis. Aujourd’hui, je peux vraiment m’appuyer sur elles…<br />
C’est du solide ! Elles résistent aux pires nouvelles sans fléchir.<br />
Et j’en demeure stupéfait — mais dans l’action de<br />
grâce. »<br />
Ainsi la vie religieuse de Jean-Marie s’est déroulée en trois étapes.<br />
Dès son jeune âge, il était curieux de tout ce qui faisait la réalité<br />
de l’homme et du monde que l’humanité s’était construit. Son bon<br />
sens, ses qualités pratiques, sa chaleur humaine en ont fait l’unité.<br />
Mais toujours il est resté vrai fils d’Ignace : libre intérieurement,<br />
amoureux du Christ, contemplatif dans l’action. Nous remercions<br />
les éditions Fidélité d’avoir décidé la publication du journal de son<br />
discernement intérieur concernant sa recherche de Dieu.<br />
<strong>La</strong> voix du frère Jean-Marc s’est tue depuis le 16 janvier 2010.<br />
Son corps repose au cimetière monastique du Mont-des-Cats.<br />
Celui de son ancien supérieur André Louf a été inhumé tout près<br />
de lui ; la mort les a rapprochés. Mais à travers les pages qui suivent,<br />
Jean-Marie continue à nous inviter à goûter la présence du Bien-<br />
Aimé grâce aux paroles de feu de sa quête de l’Amour.<br />
Jean Radermakers, s.j.<br />
•
« Elle conservait et méditait toutes ces choses en son<br />
cœur » (Lc 2, 19).<br />
« Heureux celui que tu as choisi et rapproché de<br />
Toi pour qu’il demeure à ton côté » (Ps 65, 5).
Chapitre premier<br />
Un bouleversement<br />
intérieur total 1<br />
En ce soir de février 1971, à l’hôpital de Yassa-Bonga (diocèse<br />
de Kikwit, Congo-Zaïre), les deux compagnons se sont retirés<br />
à 20 h 30, comme à l’habitude, pour préparer la méditation<br />
du lendemain. Avant l’arrêt, à 21 heures, du groupe électrogène.<br />
Les passages d’Écriture du missel quotidien offrent un choix assez<br />
large…<br />
<strong>La</strong> lecture à peine entamée, un bouleversement intérieur total<br />
le saisit ! Comme saint Paul, jeté à bas de sa monture aux portes<br />
de Damas. Ici, pas de dialogue. Pas de voix qui s’entende. Seulement,<br />
saisi intérieurement, bouleversé, remué jusqu’au fond de<br />
l’âme. Il éprouve intensément en son cœur une présence intime<br />
du Seigneur. Totalement subjugué. Incapable de passer à tout autre<br />
1. L’auteur parle de son cheminement à la troisième personne. <strong>La</strong> division en<br />
chapitres ainsi que leurs titres sont de l’éditeur. Seul le titre du chapitre 10 est de<br />
l’auteur.<br />
3
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
occupation. Il demeure là, des heures durant, assis à sa table, le<br />
cœur saisi… Muet.<br />
Et comme Blaise Pascal le rapporte dans son Mémorial :<br />
« <strong>La</strong>rmes, pleurs, pleurs de <strong>joie</strong>… » <strong>La</strong>rmes et pleurs incessants,<br />
dans une <strong>joie</strong> indicible, qui passe tout ce qu’il a jamais rencontré<br />
auparavant. Joie jamais encore perçue à ce niveau. Une <strong>joie</strong> profonde,<br />
paradisiaque, indescriptible, qui ne se peut exprimer que<br />
par des pleurs. Expérience de Dieu ! — Une nuit de bonheur immense,<br />
démesuré !<br />
Le lendemain, même état. Extérieurement, silence. Expérience<br />
impossible à partager. Il est préférable de garder, de tout cela, un<br />
souvenir discret, et de le méditer en son cœur. Personne, jamais,<br />
ne pourra comprendre, ne pourra saisir…<br />
<strong>La</strong> messe du matin se passe dans cet éblouissement, qui semble<br />
devoir se poursuivre. Combien de temps ? Impossible à dire ! Bonheur.<br />
Bonheur profond. Bonheur incommunicable. Bonheur<br />
impossible à partager. Bonheur qui n’est que plénitude, <strong>joie</strong> intérieure.<br />
Bonheur qui le transfigure intérieurement. Joie, <strong>joie</strong> sans<br />
partage, <strong>joie</strong> sans altération aucune. Plénitude, plénitude de <strong>joie</strong><br />
et de bonheur !<br />
Et en même temps, solitude. Solitude de ne pouvoir rien dire,<br />
rien partager. Solitude du « Seul à seul avec le Seul » — Solus soli<br />
Deo — comme l’a exprimé saint Bernard [il l’apprendra plus tard].<br />
Il le vit intensément dès à présent… Mais qui peut l’entendre ?<br />
Qui peut le comprendre ? Où trouver conseil, appui ? Ce ne pourra<br />
être que dans un dialogue intérieur avec le Seigneur, toujours présent.<br />
Dialogue interprété au travers du « discernement des esprits »<br />
du père Ignace, par lequel il pourra s’orienter !<br />
<strong>La</strong> semaine de repos passe tout entière dans cet état : fou de bonheur<br />
! Transporté intérieurement. Intérieurement hors de sens, saisi,<br />
subjugué. Mais calme, serein, attentif aux autres.<br />
4
Un bouleversement intérieur total<br />
Tout semble normal… Rien ne transparaît. Aucune réaction<br />
venue de l’extérieur, venue d’ailleurs, n’exprime le moindre étonnement…<br />
<strong>La</strong> moindre question. Mieux vaut encore de la sorte ! Il<br />
lui faut maintenant rejoindre la mission dont il est le supérieur. Le<br />
travail l’attend. Toute la paroisse, les compagnons…<br />
Comment va-t-il parvenir à se remettre à l’ouvrage ? Après cette<br />
folle semaine dans la compagnie intime du Seigneur… Lune de<br />
miel indescriptible ! [Il l’ignore encore, mais jamais elle ne ternira.]<br />
Pour l’instant, son souci n’est pas là : la Mission, les travaux, les<br />
équipes d’ouvriers. <strong>La</strong> gestion financière, le nouveau camion à<br />
payer, le malaxeur, la chaudière à vapeur pour la production d’huile<br />
de palme : notre gagne-pain, indispensable pour assurer les voies<br />
et moyens de la pastorale !<br />
Et c’est le retour à la maison. Tout est normal. Comme les autres<br />
fois, lors des voyages d’affaires ou de pastorale. Rien n’a changé. Il<br />
retrouve son bureau. Le courrier. Rien n’éveille l’attention. Tout<br />
est habituel pour les compagnons, la communauté…<br />
Et cependant, rien n’est plus pareil. Tout est changé. Tout a<br />
changé ! En trois secondes, en ce soir de février, pour lui, le monde<br />
entier a changé. Le monde a basculé. Pour lui, plus rien, jamais,<br />
ne sera plus comme auparavant. Il y aura un « avant » et un<br />
« après ». En réalité, non, le monde n’a pas changé. Mais le Seigneur<br />
a fait de lui, en quelques secondes décisives, en quelque sorte un<br />
« homme nouveau » : « Entre tes mains… » — « Par ton Esprit, tu<br />
renouvelles la face de la terre… »<br />
Le travail a repris. Difficile. Interrompu de temps à autre par<br />
des plages de silence intérieur. Havres de paix, de calme, de bonheur…<br />
L’année s’achèvera ainsi, paisible, mais toujours bousculée<br />
par le travail à accomplir.<br />
5
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
Quel sera l’avenir ? Il se pose des questions — la chartreuse ?<br />
Non ! Projet insensé. Tu en ignores tout. Tu n’as rien vu lors de ton<br />
voyage de 1950, en simple touriste. Sans pouvoir entrer ni parler<br />
avec quiconque là-bas… Tu n’y songeais d’ailleurs absolument pas,<br />
à cette époque. Tout préoccupé que tu étais, de ton entrée au noviciat<br />
des jésuites !<br />
Plus tard, ses pensées iront vers la trappe. En 1953, avec toute la<br />
communauté des novices d’Arlon, il était allé à Orval. Le père<br />
maître avait tenu à ce que les jeunes novices jésuites aient un<br />
contact direct avec la vie contemplative. Il avait affrété un car, et<br />
les cinquante-cinq novices, avec le père maître et le socius, avaient<br />
visité Orval, tout une journée. Reçus par les <strong>moine</strong>s. — Souvenirs…<br />
Les <strong>moine</strong>s de Kasanza, le père Jacques et son prieur, souvent<br />
rencontrés à Kikwit. Mais la formation monastique doit se vivre<br />
dans son propre milieu culturel : pour lui, pas en Afrique ! Peutêtre<br />
y reviendra-t-il plus tard, mais certainement pas dans un<br />
premier temps…<br />
Finalement, dans l’esprit d’Ignace, pour qui, en matière de vocations,<br />
il n’y a que le temps qui puisse apporter une réelle<br />
confirmation à l’appel de l’Esprit, il poursuivra son ministère en<br />
Afrique pendant dix années encore. Si, au terme de ce temps, l’appel<br />
du Seigneur lui est toujours aussi présent, aussi intense, aussi<br />
vivant, il entreprendra la démarche nécessaire.<br />
Ignace appréciait profondément la vie contemplative. Il acceptait<br />
qu’un de ses compagnons devienne <strong>moine</strong>. Et si, après une période<br />
de probation, il s’avérait que l’expérience devait être interrompue,<br />
volontiers il l’accueillait à nouveau dans la Compagnie. Le père<br />
Kennedy (son « instructeur du Troisième An » au St. Beuno’s, au<br />
Pays de Galles) a vécu une expérience semblable en chartreuse.<br />
Cinq années durant. Puis, lui a-t-il dit, en plein accord avec son<br />
6
Un bouleversement intérieur total<br />
père Maître, il a décidé de mettre fin à cette tentative de vie cartusienne.<br />
Mais, jésuite à nouveau, il en demeurera marqué à vie !<br />
Contemplatif merveilleux, d’une prodigieuse liberté intérieure…<br />
Au status 2 du 31 juillet, un autre père sera nommé supérieur de<br />
la mission, de la paroisse. Lui-même reprendra le travail de vicaire<br />
itinérant dans les villages du Nord, où il a déjà travaillé deux années,<br />
jadis. Il connaît donc le terrain. Une centaine de villages à<br />
visiter et une pastorale globale à organiser. En principe, en route<br />
vingt et un jours par mois ! Une sœur l’accompagnera, pour la pastorale<br />
des femmes. Pour beaucoup d’entre elles, ce sera la première<br />
fois qu’elles verront une sœur dans les villages.<br />
Et toujours cette « présence intérieure ». Toujours cette « prière »,<br />
qui le poursuit, l’enserre. Cette prière qui le console et le comble.<br />
Toujours ce bonheur ininterrompu. Cette <strong>joie</strong> indicible. Il s’en est<br />
ouvert, lors du « compte de conscience » au supérieur régional : son<br />
supérieur majeur. Il sait que le père provincial de Kinshasa a été<br />
mis au courant. Qu’il en a été fait mention à la « consulte » de Kin.<br />
Tout cela avec son accord, d’ailleurs… Mais au-delà, c’est le silence.<br />
On ne parle pas ! Bienheureuse discrétion…<br />
<strong>La</strong> visite des villages. Très souvent, il n’y a pas d’église. <strong>La</strong> population<br />
des environs se réunit dans un village plus central, où le<br />
prêtre passe une fois par mois. <strong>La</strong> messe est célébrée sous les arbres,<br />
au village même, après de longues heures passées à entendre les<br />
confessions.<br />
2. Le « status » est la mission confiée à un jésuite par ses supérieurs. Le « status<br />
du 31 juillet » est la liste des changements d’affectation que les supérieurs publient<br />
en général à cette date, fête de saint Ignace et moment charnière entre deux années.<br />
7
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
Ce jour-là, il y a une ferveur étrange : ferveur intense, comme<br />
à l’accoutumée, mais contenue, cette fois. Jamais débordante, bien<br />
que très vivante. <strong>La</strong> célébration est suivie dans un recueillement<br />
inhabituel, animée par les chants de la chorale, comme toujours.<br />
Mais il y a une retenue, une discrétion, un silence, particuliers.<br />
L’assemblée est très vivante, mais toujours sans excès. Pendant l’homélie,<br />
une attention totale. Même les tout jeunes enfants, sentant<br />
leur mère attentive et silencieuse, se gardent de pleurer. Tout en<br />
célébrant, aujourd’hui encore rempli de la Présence du Seigneur,<br />
il s’étonne. Ce recueillement inhabituel de la foule, cette retenue,<br />
pourquoi ? Que se passe-t-il ? Pourquoi cette atmosphère étrange ?<br />
Serait-ce cette Présence du Seigneur en lui, que les fidèles pressentent<br />
et qui leur donne ce comportement particulier ? Intuition<br />
africaine ?<br />
Après la célébration, traversant la foule pour retourner à la maison,<br />
tous s’écartent avec respect. Même les enfants, qui ne jouent<br />
pas aujourd’hui, se reculent pour lui livrer passage… Mais sans un<br />
mot, sans un bruit. Toute l’assemblée demeure ainsi, dans le recueillement,<br />
sur place, sans se disperser. Comme si une autre<br />
célébration devait encore avoir lieu.<br />
Ils savent qu’il n’y aura pas d’autre célébration. Mais ce n’est<br />
que lentement que la foule se dispersera. Gardant un recueillement,<br />
un silence étonnants, étranges. Préservant cette Présence, qu’ils ont<br />
pressentie, vécue, expérimentée, comme par osmose. Expérience<br />
forte pour chacun, pour tous !<br />
Jamais il n’a rencontré cette attitude ailleurs… Que s’est-il<br />
passé ? Pourquoi cela ? Il n’y a qu’une seule explication plausible :<br />
tous, avec lui, ont vécu intérieurement un moment fort. Et, très<br />
spontanément, cherchent à en sauvegarder l’atmosphère de recueillement,<br />
de prière. Situation extrêmement étonnante parmi<br />
les populations de Centre Afrique. — Pourquoi ? Pourquoi cette<br />
différence aujourd’hui ? A l’inverse de l’exubérance habituelle, coutumière<br />
aux célébrations, là-bas. Le Seigneur leur était présent de<br />
8
Un bouleversement intérieur total<br />
manière palpable aujourd’hui ! Quant à lui, il en demeure épuisé<br />
physiquement. Comme souvent, après ces rencontres avec le Seigneur.<br />
Autres circonstances, autres lieux, en d’autres temps. Cet aprèsmidi-là,<br />
il fait route en <strong>La</strong>nd Rover, seul, vers le village du<br />
catéchiste. Ils doivent, ensemble, entreprendre une tournée apostolique<br />
dans les villages. Ici, il a à traverser une très vaste brousse<br />
toute plate, de dix kilomètres au moins, coupée par une piste tirée<br />
au cordeau, toute droite, indiquée uniquement par deux sillons,<br />
marques des roues. Comme d’habitude, la prière lui occupe le<br />
cœur, paisible, mais soutenue.<br />
Tout à coup, tout en roulant, la prière monte en intensité. En<br />
son cœur, elle passe à l’incandescence, éclate… Le voilà tout entier<br />
saisi par le Seigneur. Hors de lui. Il est devenu impossible de rouler<br />
encore. Il s’arrête, éteint le moteur, appuyé sur le volant, se laisse<br />
prendre tout entier. « Tu m’as séduit, Seigneur, et je n’ai pu que me<br />
laisser séduire. »<br />
Une heure durant, abîmé dans la prière, il est resté là. Incapable<br />
de rien faire que de se laisser prendre et saisir par le Seigneur, présent<br />
en son cœur. Immobile, hors de sens, soulevé au-delà de<br />
lui-même, il est là, « en présence du Seigneur ». Incapable de reprendre<br />
la route : à quoi il ne songe même pas — tout entier<br />
immergé dans le moment présent… Dans cette Présence, qui le<br />
submerge, l’occupe tout entier. Paix, <strong>joie</strong>, bonheur indicible… Il<br />
est hors de sens, noyé, perdu en Dieu… Anéanti, incapable de rien<br />
autre que de vivre cette <strong>joie</strong>, cette paix, ce bonheur incommensurables<br />
qui le submergent dans les larmes…<br />
Au bout d’une heure, doucement, tout se calme. Il redescend<br />
sur terre. Reprend sens. Se ressaisit, comme s’il sortait d’un songe<br />
étrange, puissant, qui a tout emporté… Peu à peu, il se situe à nouveau.<br />
Il sait maintenant ce qu’il fait, pourquoi il est là, ce qu’il a<br />
9
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
à faire à présent… Un long espace de temps encore, il demeurera<br />
là, dans l’étonnement : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant en<br />
nous, tandis qu’il nous parlait en chemin ?»<br />
Le moteur tourne à nouveau. Il reprend la route. Plus lentement.<br />
Le cœur dans une douce paix, toujours rempli de la Présence du<br />
Seigneur, mais plus calme, plus serein. Il lui sera maintenant â<br />
nouveau possible de rencontrer les gens du village, le catéchiste…<br />
« Du haut de la colline on t’a vu, à l’arrêt, en pleine brousse ! Tu<br />
étais en panne ? » — En panne, oui… en quelque sorte… Mais<br />
c’est réparé maintenant ! — Comment ce gamin aurait-il pu comprendre<br />
? Comment lui expliquer ? En Afrique, il y a toujours un<br />
gamin, en n’importe quel endroit, et qui observe tout ! Ne croyez<br />
jamais que vous êtes seul et inaperçu, il y a toujours deux petits<br />
yeux, quelque part…<br />
Quelques temps forts, parmi des centaines d’autres. Mais qui<br />
lui restent très présents aujourd’hui encore, plus de trente années<br />
plus tard… Et, pour lui, la vie de tous les jours, la vie banale, n’avait<br />
plus rien de banal. Chaque jour, à chaque instant, il perçoit cette<br />
présence du Seigneur. Toujours là, discret, attentif, présent… Et<br />
si, à certaines heures, le Seigneur lui semble prendre quelque distance,<br />
c’est la « contemplation du souvenir » qui prend le relais. Il<br />
« fait mémoire », il se souvient de cette présence habituelle. De cet<br />
amour partagé, qui lui remplit le cœur de <strong>joie</strong> et de paix. Et cette<br />
paix est devenue son lieu, son refuge, là où il vit, inlassablement,<br />
de cette vie intérieure, incessante, continuelle — Heureuse !<br />
Bien heureusement, tout cela semble demeurer inaperçu de<br />
ceux et celles avec qui il vit. Par grâce, ils semblent ne rien voir.<br />
Ne s’apercevoir de rien : ce qui lui permet une vie normale, discrète,<br />
humblement ordinaire. Ce n’est pas la moindre grâce du Seigneur<br />
10
à son endroit !<br />
Un bouleversement intérieur total<br />
Et cependant, une question lui reste continuellement présente<br />
à l’esprit. Que cherche-t-il dans ces rencontres, qu’il dit être avec<br />
le Seigneur… ? — Est-ce une recherche du Bien ? Ou cela procède-t-il<br />
d’une déviation due à l’esprit du mal ? — Doit-il s’en<br />
garder ? — Ce mouvement de l’âme en lui, procède-t-il du bon,<br />
ou du mauvais esprit : selon l’expression d’Ignace ? — Mais si tout<br />
cela vient du mauvais esprit, il faut impérativement le rejeter sans<br />
délais… — Lui faut-il croire ou se méfier ?<br />
Ici, il aura recours au « discernement des esprits » ignatien. Cha -<br />
que fois que le Seigneur le visite, il analyse, selon les critères ignatiens,<br />
la manière dont il le reçoit. S’assurant ainsi qu’il n’y a pas là<br />
une illusion introduite pas l’esprit trompeur, l’esprit du mal. Ignace<br />
disait : « Si, après la visite de cet esprit, le cœur est dans la peine,<br />
dans le découragement, déprimé — il s’agit de l’esprit du mal…<br />
Si, au contraire, il demeure dans la paix, la <strong>joie</strong>, le bonheur — cela<br />
procède de l’Esprit du Bien ! »<br />
Une objection lui demeure cependant. Dans cette recherche du<br />
Seigneur, qui fait sa préoccupation de tous les instants, que<br />
cherche-t-il en définitive ? — Le Seigneur en personne ? Ou son<br />
plaisir à soi ? — Est-ce une recherche égoïste de lui-même ? Ou<br />
un don de soi à Dieu ? — Ne recherche-t-il pas là, simplement,<br />
un plaisir ? Un plaisir spirituel… Peut être tout aussi égoïste qu’un<br />
plaisir matériel !<br />
Il lui faudra discerner pendant des années, avec patience, dans<br />
la prière. Pour s’apercevoir, après un long temps, que cette « présence<br />
» du Seigneur, lui est bénéfique. « On jugera l’arbre à ses<br />
fruits !»Tant de défauts contre lesquels il bute depuis toujours.<br />
Tant de péchés récurrents lui semblent aujourd’hui avoir complè-<br />
11
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
tement disparu… Et cela, non pas pour en être venu à bout, à force<br />
de luttes incessantes. Mais, « comme ça » ! Tout simplement, gratuitement…<br />
Un don du Seigneur… « <strong>La</strong> grâce est gratuite, disait<br />
saint Paul, sans quoi elle n’est plus grâce !»Le Seigneur lui a fait<br />
cette grâce. Ce « salut ». En le « délivrant du mal » gratuitement !<br />
Discrètement… Sans une parole.<br />
Isolé « en brousse », dans un bled, il est à la recherche d’un accompagnement<br />
spirituel qui l’aiderait dans tous ces discernements.<br />
Et cela, dans la tradition constante de l’Église depuis les Pères du<br />
Désert de Scété. Mais il n’en a pas la possibilité. A défaut de pouvoir<br />
rencontrer quelqu’un, il se met à la recherche d’ouvrages traitant<br />
de la question. Dans les descriptions de la vie spirituelle qu’il<br />
y trouve, les écueils, les obstacles cachés, les déviations multiples,<br />
sont abondamment décrits et expliqués. Les remèdes également y<br />
sont nombreux et présentés comme efficaces.<br />
A son plus grand étonnement, tous ces écueils, tous ces obstacles,<br />
il se souvient les avoir rencontrés. Il les a côtoyés. Pas toujours<br />
consciemment. Mais les descriptions qui en sont faites correspondent<br />
très exactement à des souvenirs, à des situations réellement<br />
vécues. Alors, comment se fait-il que jamais il n’a buté, trébuché ?<br />
Jamais il n’est tombé dans ces pièges, pourtant ignorés ? Malgré sa<br />
naïveté, dans ce monde de la vie spirituelle, dont il n’a que récemment<br />
franchi le seuil, comment est-il parvenu à contourner les<br />
obstacles, évitant d’y tomber ? — Bien qu’il les ignorait parfaitement<br />
! — Quelqu’un l’a conduit par la main, qui lui a fait parcourir<br />
ce chemin périlleux, sur cette ligne de crête, sans tomber, ni à<br />
gauche ni à droite, sans le moindre faux-pas !<br />
<strong>La</strong> seule réponse qui lui vienne à l’esprit, c’est que ce Quelqu’un,<br />
qui est là et qui veille sur lui… « Il » a toujours été là, discret, inconnu,<br />
mais présent. Pour lui éviter les obstacles, pour le<br />
12
Un bouleversement intérieur total<br />
« porter »… Et qui donc peut avoir été ce Quelqu’un, cet « Il », qui<br />
ne le laisse pas un instant, qui se trouve toujours là, à point nommé,<br />
pour l’aider à éviter l’écueil ? Qui est-il sinon Jésus, avec qui il vit<br />
continuellement, qui lui est constamment présent au cœur ? Qui,<br />
en réalité, est son véritable « Ange Gardien » à qui il peut faire totale<br />
confiance… Fraternité étroite ! Amitié… Compagnon de tous les<br />
instants. Dans une discrétion inimitable. Humilité de Dieu !<br />
Là encore, de douces larmes de reconnaissance lui montent au<br />
bord des paupières. Pleurant lentement son merci, devant un tel<br />
amour, une telle discrétion, une telle humilité bienveillante de la<br />
part de Jésus à son égard… Nourrissant de telles pensées, les larmes<br />
le saisissent à nouveau, bien qu’il se trouve en ce moment en des<br />
lieux ouverts, en des lieux publics. Il ne peut que lui dire : « Non,<br />
pas ici… Pas maintenant ! Il y a du monde !»— Parvenant ainsi<br />
à les contenir…<br />
Lorsqu’il en a la possibilité, il prend la moto et s’en va, par les<br />
chemins de forêt, jusqu’à la rivière. Là, laissant la moto, il descend<br />
au bord de l’eau, dans son « sanctuaire ». Où il lui est possible de<br />
demeurer longtemps en prière, loin de tous regards… « Seul à seul<br />
avec le Seul » pour de longs moments de <strong>joie</strong> profonde…<br />
Il a cependant remarqué que ces « larmes » sont différentes de<br />
toutes celles qu’il lui a été donné précédemment de verser. Au<br />
contraire des larmes ordinaires qui expriment la souffrance ou la<br />
peine, celles-ci lui sont d’une <strong>joie</strong> immense. Ensuite, elles lui laissent<br />
un souvenir persistant de <strong>joie</strong> profonde. Mais alors, pourquoi<br />
éprouve-t-il, dans le même temps, cette souffrance si prononcée ?<br />
Pourquoi <strong>joie</strong> et souffrance se trouvent-elles ainsi mêlées ? Contrenature,<br />
pourrait-on dire ! Souffrance et <strong>joie</strong> se retrouvent invariablement<br />
mélangées, chaque fois, de façon surprenante ! Après les<br />
larmes, cependant, c’est la <strong>joie</strong> pure qui lui illumine le cœur, de<br />
13
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
manière constante, et pour un long temps… Mystère, pour lequel<br />
il n’aura de lumière que beaucoup plus tard. Et qui l’intriguera<br />
longtemps encore !<br />
Ces « consolations », comme les appelait Ignace, que le Seigneur<br />
lui prodigue avec tant de régularité, continuent de le visiter dès<br />
qu’il prend le temps de se recueillir. <strong>La</strong> présence du Seigneur Jésus<br />
lui est devenue habituelle et sa vie, un dialogue constant, qui se<br />
poursuit, où qu’il puisse être. A la mission, en brousse, dans les villages,<br />
en conversation avec des personnes… Jésus ne le « lâche »<br />
jamais ! Il vit habituellement dans un bonheur incompréhensible…<br />
Il s’est promis de prendre une décision pour l’avenir au bout de<br />
dix années. Huit ans se sont écoulés. Or, le moment de rentrer en<br />
Europe, pour quelques mois de congé, est arrivé. Il lui reste le<br />
temps de faire une retraite d’élection et de prendre sa décision devant<br />
le Seigneur.<br />
Dix jours de prière et de retraite : difficiles, pénibles. Douloureux<br />
même ! Il se voit en ce moment, acculé à décider dans la foi<br />
pure. Il s’agit, pour lui, d’un changement radical de vie. Il devra<br />
laisser la pastorale directe. Où il a vécu un échange spirituel con -<br />
stant avec les personnes qui lui sont confiées. Il lui faudra quitter<br />
la Compagnie où il aura vécu trente ans. Et ses compagnons, parmi<br />
lesquels il a tous ses amis… Finalement, aidé par un ancien compagnon<br />
de théologie, la décision d’entrer au monastère et de<br />
changer d’Ordre sera prise dans la prière, mais non dans la <strong>joie</strong>.<br />
Car il lui en coûte beaucoup ! « Il t’en coûterait de regimber contre<br />
l’aiguillon !», avait dit le Seigneur à Paul. Ce sera un rude combat<br />
intérieur, qui ne fait que commencer : « On te mènera là où tu ne<br />
voudrais pas aller… », dira Jésus à Pierre !<br />
14
Un bouleversement intérieur total<br />
A Bruxelles, il rencontre le père provincial de la PBM (Province<br />
de Belgique méridionale). Un ancien compagnon de noviciat et<br />
de théologie… Qui lui accorde un long entretien. Il le met alors<br />
au courant de tout son vécu des dernières années. Lui expose son<br />
projet de rejoindre la vie monastique. Car il espère, dans la paix,<br />
la prière et le recueillement, y vivre cette vocation nouvelle et<br />
constante, à demeurer dans la proximité de Jésus…<br />
Le père provincial lui dit alors : « Plusieurs fois, j’ai rencontré<br />
des compagnons qui se posaient les mêmes questions que toi. Ils<br />
cherchaient à pouvoir se rendre plus proches de Jésus. Appelés à<br />
une vie d’oraison plus soutenue, plus constante. Et chaque fois, je<br />
leur ai demandé d’essayer de voir, au travers d’un discernement<br />
plus précis, s’il s’agissait pour eux, d’un appel à changer de vie, ou<br />
à approfondir leur engagement à suivre le Seigneur dans la Compagnie<br />
! De manière intéressante, il s’est avéré pour tous, jusqu’à<br />
présent, qu’après un temps consacré au discernement, ils se sont<br />
rendus compte que le Seigneur les appelait, en réalité, à s’engager<br />
davantage à sa suite, dans la Compagnie elle-même, mais en consacrant<br />
plus de temps à l’oraison :<br />
« Aujourd’hui cependant, après t’avoir entendu. Après avoir<br />
pesé tous les éléments de ce discernement. Après avoir tout<br />
évalué en communion avec toi et devant le Seigneur. Il me<br />
semble que la Parole que tu entends à présent, est différente.<br />
Ici, je crois qu’Il te demande véritablement de changer<br />
d’orientation. Que tu vis profondément un authentique<br />
appel à rejoindre la vie cistercienne. Et que cet appel vient<br />
vraiment du Seigneur lui-même !»<br />
Cette parole, cette « confirmation », lui seront très précieuses<br />
lors des difficultés qu’il rencontrera plus tard…
En lecture partielle…
Table des matières<br />
Préface ..................................................................................<br />
Introduction. Le parcours du père Jean-Marie ...................... IX<br />
Apprenti mécanicien des moteurs et des hommes ............................ X<br />
Missionnaire itinérant de la miséricorde........................................ XIV<br />
Mystique de la Présence silencieuse.............................................. XVII<br />
V<br />
*<br />
Chapitre 1 Un bouleversement intérieur total .................... 3<br />
Chapitre 2 « Viens prier avec nous ».................................... 17<br />
Chapitre 3 Révolution et cataclysme .................................. 25<br />
Chapitre 4 Intensités variables ............................................ 39<br />
Présence diffuse............................................................................ 44<br />
Une prière jamais interrompue .................................................... 46<br />
127
Table des matières<br />
Chapitre 5 « Mystique »...................................................... 49<br />
Pour son plus grand bonheur........................................................ 53<br />
Chapitre 6 Humilité et pardon .......................................... 57<br />
Le Saint Suaire de Turin ............................................................ 62<br />
Chapitre 7 Encore des larmes ............................................ 65<br />
<strong>La</strong> Trinité .................................................................................. 67<br />
Si naturellement…...................................................................... 69<br />
<strong>La</strong> grâce est gratuite .................................................................... 70<br />
Je t’aime, Seigneur !.................................................................... 72<br />
Chapitre 8 Le mystère de la présence .................................. 81<br />
Au cœur de la nuit ...................................................................... 83<br />
« Mystique de la Ténèbre »............................................................ 85<br />
Un cœur qui se perd (d’après saint Bernard).................................. 91<br />
Chapitre 9 <strong>La</strong> distance entre Dieu et l’homme.................... 95<br />
Chapitre 10 Offrande consacrée ........................................101<br />
Le Seigneur a pris l’initiative........................................................ 104<br />
Textes complémentaires<br />
Connaissance concrète de Dieu ............................................109<br />
Il va y avoir une brisure ........................................................ 113<br />
Au cœur de la solitude du <strong>moine</strong> .......................................... 117<br />
Un bonheur presque indécent .............................................. 123<br />
Que dira Dieu ?....................................................................125<br />
•
Achevé d’imprimer le 24 novembre 2013<br />
sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
<strong>La</strong> <strong>joie</strong> d’un <strong>moine</strong><br />
Le parcours du P. Jean-Marie de Marneffe n’est pas banal. Entré<br />
chez les Jésuites en 1951, il les quitte en 1981 pour rejoindre les Trappistes,<br />
où il restera jusqu’à sa mort, en 2010. Le père abbé a retrouvé<br />
son journal spirituel (écrit à la 3 e personne) qui té moigne de son itinéraire<br />
personnel où <strong>joie</strong> très profonde, con so lations et désolations<br />
alternent, selon le langage des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola,<br />
qui demeurent sa grille de discer nement.<br />
Extraits :<br />
« Il demeure là, des heures durant, assis à sa table, le cœur saisi. »<br />
« Joie encore jamais perçue à ce niveau. »<br />
« A l’intérieur, c’est la révolution, c’est le cataclysme, c’est la<br />
catastrophe. »<br />
« Simple présence de l’un à l’autre. Le cœur dilaté d’amour, de<br />
reconnaissance. »<br />
Jean-Marie de Marneffe<br />
Jean-Marie de Marneffe est entré dans la Compagnie de Jésus en 1951.<br />
Dès 1959, il est envoyé en mission au « Congo belge ». En 1981, il entre<br />
à l’abbaye du Monts-des-Cats (cisterciens). Il retourne en Afrique (à<br />
Mwanda) en 1995 pour installer un monastère. Il revient en 1998 au<br />
Monts-des-Cats où il décède en 2010.<br />
ISBN 978-2-87356-570-1<br />
Prix TTC : 13,95 €<br />
9 782873 565701<br />
Photo de couverture : © Abbaye du Mont-des-Cats