22 Towards the Unknown – Confronting the Present La question du devoir, Theatre des Zy gomars, Illustration by Gilles Abel.
La question du devoir GILLES ABEL EST PHILOSOPHE POUR ENFANTS. DEPUIS PLUS DE 15 ANS, IL EST IMPLIQUÉ DANS LE CHAMP DE LA CREATION JEUNE PUBLIC EN BELGIQUE, EN FRANCE ET AU QUÉBEC, EN TANT QUE MÉDIATEUR, FORMATEUR ET CONSEILLER DRAMATURGIQUE DE PROJETS ARTISTIQUES. Il semble généralement acquis que certaines questions traversent le théâtre jeune public, et ses créateurs/trices, depuis ses tréfonds les plus anciens : Qu’est-ce qu’un enfant ? Qui est ce public étrange auquel je m’adresse ? Quels sont les sujets, les histoires, les registres qui me semblent dignes d’être portés sur scène pour elles/eux ? Or, nous vivons aujourd’hui une époque dont au moins deux spécificités donnent à ces questions une singulière acuité : celle d’être agitée par de puissants soubresauts et celle d’être soumise à un rythme de vie qui ne cesse de s’accélérer. Créer un spectacle pour un jeune public impose alors de déterminer quelle position on souhaite adopter face à ce qu’est cette « zone de turbulences » que constitue le monde contemporain et à ce que signifie d’être un enfant dans ce contexte. Si l’on s’autorise quelques poncifs sur les fonctions que peut remplir un spectacle, on peut notamment citer la volonté de créer une rencontre, de susciter identification, émotion et réflexion. Souvent également, on perçoit une envie de provoquer de la dissonance, du bousculement, voire une réaction. Forts de ces constats, en forme d’hypothèses, comment on fait ? Comment déployer des contenus et des formes dont on pense – dont on espère – qu’ils viendront toucher des publics ? Des publics dont le niveau d’intransigeance, le potentiel d’inertie et le danger de conditionnement et de servilité n’est pas négligeable. Comment aller les chercher dans leur intelligence, leur curiosité, leur goût du risque, de l’incertitude et de la complexité? En janvier 2015, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo à Paris, animés par ces questions multiples, deux comédiennes (Yannick Duret et Emilie Plazolles) et un philosophe pour enfants (Gilles Abel) se sont attelés à créer un spectacle de théâtre invisible, incluant un dialogue philosophique. Cette expérience, jouée directement dans les écoles, a pris la forme d’une effraction, dont le but était de bousculer le public en l’amenant subrepticement à s’emparer de la thématique de l’engagement. Animés par une conviction forte : celle que le théâtre était un espace de provocation et de réflexion. Et qu’il était un objet qui devait s’adresser à des jaeunes intelligents et capables d’embrasser la complexité et la profusion de questions qui agitent le réel, avec tout ce qu’il contient entre violence et beauté. Cette expérience, intitulée La question du devoir, produite par le Théâtre des Zygomars, fut écrite et construite au gré de plusieurs semaines de résidences au cœur d’écoles secondaires, afin de mettre à l’épreuve des jeunes les pièces de ce puzzle théâtral et philosophique en devenir. A l’issue de ce processus, le résultat a ensuite pris le chemin de la tournée, rencontrant depuis septembre 2017 près d’une centaine de classes d’écoles secondaires. Plusieurs constats, saillants, se sont dégagés de cette tournée. Qu’il soit permis de les énoncer de façon un peu brute et sommaire, afin d’en faire ressortir la densité et les enjeux cruciaux. Si certains de ces constats semblent surprenants ou contre-intuitifs, sans doute faut-il y voir un signe qu’ils méritent toute notre attention: 1. Les jeunes aiment être secoués et dérangés dans leur confort et leurs repères en cours de construction. Ils aiment qu’on s’adresse à leur intelligence. Même si cela implique de l’inconfort, de l’insécurité et du trouble, ils aiment que puissent être ébranlés les lieux, les cadres et les espaces qu’ils arpentent quotidiennement. 2. Ils aiment être provoqués et bousculés dans leurs convictions, qu’ils prennent trop souvent pour des certitudes. Ils aiment se questionner, réfléchir et découvrir que le champ de leurs interrogations est infini. 3. Ils aiment qu’on s’adresse à eux comme à des personnes intelligentes. Cela les gonfle en effet d’une énergie qui les amènent à découvrir un puissant contraste : toutes ces choses qu’ils apprécient – ce désir d’être déstabilisé par rapport à leurs repères, d’être ébranlé dans leurs convictions et d’être perçus comme des gens intelligents et capables d’une pensée critique et indépendante – sont en même temps des choses dont l’école et la famille s’occupent trop peu, en les cantonnant encore trop souvent à de la passivité, de l’inertie et de l’infantilisation. Dans ce contexte, prendre part à une expérience qui leur montre que le théâtre peut leur permettre de métaboliser le réel et d’y trouver leur place, à la fois exigeante et exaltante, provoque chez eux un sentiment étrange : celui d’être une personne dont la pensée, la vie et les préoccupations ont de la valeur. Découvrir qu’on est une personne qui compte, n’est-ce pas là un précieux cadeau que peut offrir le théâtre jeune public pour composer avec le monde? Assitej Artistic Gathering <strong>2019</strong> 2–7 September Kristiansand 23