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lumineux : l’historien de la philosophie<br />
Lucien Jerphagnon, que certains<br />
considèrent comme un des plus grands<br />
professeurs de philosophie du XXe <br />
siècle.<br />
« Un de ces êtres rares capables de renoncer<br />
aux vanités des œuvres personnelles<br />
pour former les têtes et forcer les âmes »,<br />
selon François Busnel. Un esprit clair et<br />
pétillant capable de rendre limpide la<br />
démonstration la plus ardue. Il a permis<br />
à Onfray de se construire, et de construire<br />
sa trajectoire. « Michel Onfray a le tempérament<br />
philosophique : la faculté, le<br />
besoin de diffuser son savoir, et que son<br />
savoir illumine les gens de l’intérieur. Il veut<br />
changer le monde, changer la vie des gens.<br />
Il veut leur faire plaisir, puisqu’il leur parle<br />
de plaisir à longueur de pages », dit Lucien<br />
Jerphagnon avec malice. <strong>Le</strong>s deux hommes<br />
sont un peu brouillés. Au<br />
début, Jerphagnon a corrigé<br />
les manuscrits d’Onfray. Jusqu’au<br />
jour où il a eu la main<br />
lourde, selon Onfray, en lui<br />
rendant un manuscrit dont<br />
il ne restait que 10 pages : il<br />
aurait jeté le reste. « Jamais je<br />
ne me permettrais une chose<br />
pareille », rectifie Jerphagnon.<br />
<strong>Le</strong>s deux hommes sont à l’opposé<br />
: si l’ombrageux Onfray,<br />
anxieux et pragmatique, ne<br />
croit qu’au quotidien, et au<br />
plaisir du quotidien, son vieux maître,<br />
chrétien, croit « à cette grosse surprise que<br />
nous aurons peut-être dans l’au-delà ».<br />
Dans ses livres, Onfray est le chantre<br />
de l’hédonisme. Hors antenne, c’est<br />
un ascète. L’écrivain Gérard Oberlé, fine<br />
fourchette, l’invite un soir à festoyer.<br />
Déception : « J’ai découvert un garçon<br />
qui fait profession d’épicurisme… et qui se<br />
couche à jeun », raconte-t-il. L’hédonisme<br />
triste, donc.<br />
la bande à Onfray<br />
« Il a la bonne stratégie », soupire Philippe<br />
Sollers, un expert. <strong>Le</strong> prof du lycée professionnel<br />
Sainte-Ursule, 30, rue de la Miséricorde,<br />
Caen, Calvados, est devenu en<br />
quelques années le premier enseignant<br />
de philo de France. Une vedette de télévision<br />
et un gros vendeur de bouquins.<br />
Ses livres se vendent comme des petits<br />
pains (complets). Si les trois premiers<br />
avaient marché modérément, la Sculpture<br />
de soi s’est vendue à 8 000 exemplaires,<br />
puis Politique du rebelle a dépassé les<br />
30 000 exemplaires et Traité d’athéologie,<br />
dans lequel il attaque les trois religions<br />
monothéistes, a fait un malheur avec<br />
280 000 exemplaires vendus. Ses conférences<br />
s’arrachent. Tous les mardis soir,<br />
de 18 h 30 à 20 h 30, son cours à l’Université<br />
populaire de Caen fait amphithéâtre<br />
comble : de 650 à 700 personnes en<br />
moyenne. « A Lupé comme autrefois à<br />
Sainte-Ursule, il traite les élèves comme<br />
En 2002, il crée,<br />
avec d’anciens<br />
collègues,<br />
l’Université<br />
populaire<br />
de Caen. Accès<br />
libre, cours<br />
gratuits…<br />
des êtres humains. Il était très aimé de ses<br />
élèves car il ne les ennuyait pas », dit son<br />
amie Dorothée Schwartz. <strong>Le</strong> mardi soir,<br />
elle tient le micro et passe les diapos à<br />
Caen. <strong>Le</strong> reste de la semaine, elle est sa<br />
collaboratrice : le site Internet, la communication,<br />
les factures, c’est elle.<br />
Professeur de communication et de<br />
sciences médico-sociales au lycée Sainte-<br />
Ursule, elle est aujourd’hui l’un des piliers<br />
– bénévoles – de l’Université populaire.<br />
« Au lycée professionnel, il démarrait toujours<br />
le cours avec une question posée par<br />
les élèves. “Qu’est-ce que vous pensez du<br />
Loft ?”, par exemple. A partir de cette question,<br />
Michel a construit tout son cours en<br />
réinjectant rigoureusement le programme<br />
de terminale. De cette façon, ce n’était pas<br />
rebutant pour des élèves de technologie »,<br />
se souvient la jeune femme. Et<br />
les résultats au bac ? « Mauvais.<br />
Comme ceux de tous les<br />
profs de philo. »<br />
En 2002, il a démissionné<br />
de l’Education nationale,<br />
pour passer à la vitesse supérieure.<br />
Epaulé par d’anciens<br />
collègues tous bénévoles, il<br />
a créé l’Université populaire<br />
de Caen. Accès libre, cours<br />
gratuits, pas de diplômes.<br />
Dans le public, l’infirmière, le<br />
chef de service et la femme de<br />
ménage du CHU. Des étudiants. <strong>Le</strong> pilote<br />
d’Airbus qui se débrouille pour ne jamais<br />
avoir de vols le mardi. Une brochette de<br />
bénévoles ont suivi Dorothée Schwartz.<br />
C’est elle qui met en ligne le synopsis<br />
du cours d’Onfray, le samedi matin qui<br />
précède le cours. En gros, Michel Onfray<br />
a inventé la philo pour les nuls.<br />
l’université du topinambour<br />
Lancée le 11 décembre dernier, l’Université<br />
populaire du goût d’Argentan fait<br />
un tabac. <strong>Le</strong> premier cours, donné par<br />
Jean-François Piège, le chef du Crillon, a<br />
porté sur le… cardon. « Au départ, nous<br />
pensions faire cela à la Maison du citoyen,<br />
dit Pierre Pavis, le maire d’Argentan.<br />
Quatre-vingts places, à tout casser. Nous<br />
avons préféré nous installer dans la salle<br />
des fêtes : 450 places, sans être certains de<br />
remplir. Neuf cents personnes viennent<br />
à chaque fois… » A l’origine, une idée<br />
sociale de Michel Onfray, inspirée par<br />
un de ses proches, Jean-Luc Tabesse,<br />
ancien militant du Parti communiste,<br />
à la tête d’une association d’insertion,<br />
Jardins dans la ville. But : faire cultiver<br />
des légumes à des RMistes en sérieuse<br />
difficulté, sur un terrain prêté par la ville.<br />
Ça marche très bien, sauf que les légumes<br />
frais distribués par l’épicerie sociale<br />
pourrissent sur place, faute de savoir les<br />
préparer. D’où l’idée onfrayenne d’apprendre<br />
à les préparer. « C’est un vrai<br />
spectacle. Une dame fait un historique,<br />
c u l t u r e<br />
Lors de l’inauguration<br />
de l’Université populaire<br />
du goût, en compagnie<br />
des chefs Marc de Champérard<br />
(à g.), Jean-François Piège<br />
(chemise rayée)<br />
et Didier Elena (à d.)<br />
le chef et son équipe nous montrent », dit<br />
le maire d’Argentan. « On a commencé<br />
par le cardon, je n’en avais jamais vu<br />
ni mangé, dit Evelyne Bloch-Dano,<br />
un auteur de biographies qui possède<br />
une résidence secondaire dans le coin.<br />
Mais faire un cours sur le cardon devant<br />
800 personnes, c’est extraordinaire. Au<br />
fait, pourriez-vous parler de mon livre qui<br />
sort chez Grasset ? » Non. Pour écouter<br />
Eric Frechon, le chef du Bristol, parler<br />
du topinambour, ou Didier Elena, celui<br />
des Crayères (Reims), parler du chou, on<br />
vient de partout. « C’est amusant et on<br />
se cultive. Mon épouse trouve ça génial,<br />
elle fait de nouveaux plats », dit le maire<br />
d’Argentan. Et les RMistes ? « Au début,<br />
on a surtout vu arriver tous les notables<br />
du coin, attirés par les grands chefs. » Puis<br />
la Maison du citoyen a travaillé dans les<br />
quartiers modestes et, petit à petit, le<br />
public est devenu plus mélangé. Et les<br />
légumes frais de l’épicerie sociale, sontils<br />
consommés, à présent ? « Je ne suis<br />
pas sûr. Mais Onfray a redonné le moral<br />
à notre ville. Il y a trois ans, nous avons<br />
plongé en perdant 700 emplois en six<br />
mois… Maintenant, nous sommes redressés,<br />
et nous y allons. L’attractivité d’une<br />
ville, c’est important », dit le maire. Qui a<br />
décidé de financer un abri de jardin dans<br />
celui d’Onfray, destiné à l’Université du<br />
goût. Une chouette cabane dessinée par<br />
l’architecte Patrick Bouchain. Cinquante<br />
mille euros, avec des matériaux collec-<br />
tés auprès des entreprises. « Jack Lang<br />
nous a mis en relation. Onfray a le sens<br />
de l’intérêt général, ce qui me plaît chez<br />
lui. Dans cette aventure, tout le monde<br />
donne, et c’est le don dans ce qu’il a de<br />
plus riche. » Bouchain a aussi dessiné un<br />
kiosque à musique ambulant, destiné à<br />
l’Université populaire.<br />
la semaine de Michel Onfray<br />
<strong>Le</strong> lundi, il travaille.<br />
<strong>Le</strong> mardi, il travaille, pose son crayon<br />
en fin d’après-midi et file à Caen donner<br />
son cours à « Lupé ». <strong>Le</strong>quel a été écrit<br />
l’été précédent : il est extrait de la Contrehistoire<br />
de la philosophie, dont Onfray<br />
publie les tomes un à un.<br />
<strong>Le</strong> mercredi, il rentre de Caen, répond<br />
au courrier.<br />
<strong>Le</strong> jeudi et le vendredi, il est à Paris :<br />
conférences, télé, rendez-vous chez son<br />
éditeur.<br />
<strong>Le</strong> samedi, il rédige le synopsis de son<br />
cours du mardi.<br />
<strong>Le</strong> dimanche, il travaille.<br />
l’argent<br />
Michel Onfray est un drôle d’homme.<br />
Lorsqu’on lui demande combien il gagne,<br />
il répond, par un mail de 4 135 signes<br />
(trois pages environ), qu’il n’en sait rien.<br />
« C’est mon comptable qui déclare et s’occupe<br />
de mes impôts. J’ai une sainte horreur<br />
des chiffres. Je ne sais pas combien je gagne,<br />
pas combien je dépense, pas combien je<br />
déclare, et je mesure combien c’est un<br />
luxe de pouvoir vivre ainsi. Voyez avec le<br />
cabinet comptable Fave à Argentan pour<br />
les détails de chiffres. »<br />
« C’est un drôle de type, dit Jean-Paul<br />
Enthoven. Il a une haine de l’argent, ce<br />
n’est pas ce qui me rassure le<br />
plus… » Seul auteur Grasset<br />
à percevoir une mensualité,<br />
Michel Onfray ne touche pas<br />
à ses droits d’auteur, qu’il<br />
laisse chez son éditeur. « Des<br />
centaines de milliers d’euros<br />
l’attendent, il n’y touche pas.<br />
De temps à autre, il demande<br />
s’il peut avoir 6 000 € pour<br />
s’acheter une voiture… » Combien,<br />
la mensualité ? « Je ne<br />
peux vous le dire… Modeste…<br />
A peine plus qu’à ses débuts. »<br />
Il recevait alors 2000 € par mois. Michel<br />
Onfray a cessé d’enseigner en 2002.<br />
c’est bien, les livres d’Onfray ?<br />
Franchement, je ne sais pas. Je ne suis<br />
pas arrivée à le lire. Un livre d’Onfray,<br />
c’est dense et étouffant comme un cake<br />
de Sophie. J’ai lu en entier Esthétique<br />
du pôle Nord, un récit de voyage, mais<br />
ne dépasse pas le premier chapitre des<br />
autres : la partie autobiographique. Jean-<br />
Paul Enthoven a eu une idée futée : chaque<br />
livre d’Onfray débute sur un récit personnel.<br />
<strong>Le</strong> cancer de sa compagne, son<br />
expérience ouvrière à la laiterie Cham-<br />
74 <strong>Marianne</strong> / 14 au 20 avril 2007 14 au 20 avril 2007 / <strong>Marianne</strong> 75<br />
j.-y. desfoux / ouest france / pqr<br />
Chacun de<br />
ses ouvrages<br />
débute par un<br />
récit personnel.<br />
Ces confidences<br />
permettent<br />
d’entrer dans le<br />
livre sans effort.<br />
bois, la biographie de sa mère, une enfant<br />
de l’Assistance publique. Ces confidences<br />
permettent d’entrer dans le livre sans<br />
effort, bien qu’Onfray exhibe ses stigmates<br />
avec un sérieux pesant, faute d’un<br />
peu de levain humoristique. Il se plaît<br />
dans le récit naturaliste de son enfance<br />
de pauvre et de mal-aimé à la Jules Vallès,<br />
que sauve la révélation de la philosophie.<br />
« J’admire son parcours, dit sa collègue<br />
Evelyne Bloch-Dano. Je sais d’où il vient. »<br />
Ses aficionados connaissent chaque épisode<br />
de son chemin de croix. Placé par<br />
sa mère dans un orphelinat religieux<br />
tenu par l’ordre des Salésiens à l’âge de<br />
10 ans. <strong>Le</strong> père ouvrier agricole, la mère<br />
femme de ménage. La famille quittée<br />
très jeune – « Je suis autosuffisant depuis<br />
l’âge de 17 ans » –, les études financées<br />
par une bourse. La conversion de 1976<br />
pendant le cours de Lucien Jerphagnon,<br />
spécialiste de la philosophie antique, à la<br />
fac de Caen. La rencontre avec sa compagne<br />
actuelle, prof de lettres, à 19 ans.<br />
L’infarctus, les deux accidents cérébraux<br />
auxquels il a survécu. Dans le feuilleton<br />
misérabiliste, Onfray enrôle son propre<br />
frère, « toujours ouvrier d’entretien dans<br />
une carrière », « sa femme au chômage<br />
après avoir été employée de collectivité<br />
dans une cantine de village qui a récemment<br />
fermé », le neveu et la nièce dont<br />
il voit « l’adolescence de fils et fille de<br />
pauvres ». « Michel est un homme engagé.<br />
Il est proche des gens qui sont dans la<br />
misère, c’est du militantisme », dit son<br />
ami Jean-Luc Tabesse. Ils se sont connus<br />
il y a trente ans, en soutenant le même<br />
candidat, un ouvrier communiste, au<br />
conseil général.<br />
Mais ses pages philosophiques,<br />
impossible. Qu’en<br />
pensent les experts ? « Ce<br />
n’est pas toujours de la tarte,<br />
dit Lucien Jerphagnon. C’est<br />
dense et verbeux, mais ça<br />
n’est pas difficile à lire. Il a<br />
des trouvailles et des bonheurs<br />
de plume. » Philippe<br />
Sollers, qui l’a publié : « J’ai<br />
lu des choses intéressantes.<br />
Par exemple quand il raconte<br />
qu’il a été à deux doigts de<br />
mourir. » Et son éditeur ? « Michel Onfray<br />
a un style, dit Jean-Paul Enthoven. Il écrit<br />
bien. » C’est quoi, écrire bien, pour un<br />
philosophe ? Etre lisible. « Contrairement<br />
à beaucoup de philosophes français, il<br />
écrit avec simplicité, sans concessions,<br />
avec une vision du monde explicite, dit<br />
Jean-Paul Enthoven. Il arrive à dire des<br />
choses complexes simplement. C’est ça qui<br />
marche à la télévision ou à l’Université<br />
populaire de Caen. » Oui, Michel Onfray<br />
est un excellent pédagogue. Si Onfray est<br />
devenu le prof de philo le plus célèbre<br />
de France, c’est qu’il sait enseigner.<br />
M.-D.L.<br />
c u l t u r e