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<strong>Sommaire</strong><br />

Un numéro spécial sur une relation spéciale<br />

Arnaud Dubien, Fiodor Loukianov 5<br />

Positions officielles<br />

Russie-France, Russie-Europe : les horizons du partenariat<br />

Sergueï Lavrov 8<br />

Le sentiment de danger ambiant incite certains observateurs avisés à établir<br />

un parallèle entre 2013 et 1913. Cette année-là aussi avait été marquée par une<br />

mondialisation tumultueuse, un développement rapide de l’économie et des<br />

flux migratoires sans précédent.<br />

France-Russie : quel partenariat pour un monde globalisé ? Laurent Fabius 15<br />

La voie de l’avenir, c’est en effet la coopération et le multilatéralisme. Pour<br />

toutes les puissances, quelle que soit leur taille, l’isolement ou l’unilatéralisme<br />

sont des impasses.<br />

Regards croisés<br />

Ambivalence et distanciation Anne de Tinguy 20<br />

Aujourd’hui, les images de la Russie en France restent plurielles et complexes,<br />

mais, si l’on en juge par les études de l’opinion publique et de nombreuses<br />

publications, elles sont pour la plupart négatives.<br />

Vu de Moscou Evguenia Obitchkina 30<br />

Même si les deux parties aiment affirmer qu’elles entretiennent une « relation<br />

spéciale », la coopération entre Moscou et Paris répond à des intérêts tout à fait<br />

pragmatiques, et non pas à une proximité civilisationnelle.


<strong>Sommaire</strong><br />

Cycles politiques<br />

Les élections françaises de 2012 Gérard Grunberg 42<br />

En ce début d’année 2013, les difficultés se sont accrues pour François Hollande.<br />

Nul doute que sa présidence ne sera pas un long fleuve tranquille !<br />

2012, année de transition ou de rupture ? Mikhaïl Vinogradov 50<br />

L’année 2012 aura été un « test grandeur nature » pour le système politique mis<br />

en place par Vladimir Poutine dans les années 2000. Un test dont les résultats<br />

sont encore à calculer et à analyser.<br />

Les hommes et l’Histoire<br />

Ruptures et continuité Pascal Boniface 62<br />

François Hollande a un tempérament plus rassembleur alors que Nicolas<br />

Sarkozy avait un caractère plus clivant. François Hollande est pondéré là où<br />

Nicolas Sarkozy était plus activiste, quitte à agacer certains partenaires.<br />

Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine Dmitri Trenine 71<br />

Avec le retour de Poutine, la politique étrangère de Moscou évolue. La<br />

modification de la ligne diplomatique russe s’explique en fait par certains<br />

changements intervenus aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.<br />

Défis économiques<br />

Une stabilité fragile Pierre Kopp 84<br />

Le « modèle français » de développement économique, caractérisé notamment<br />

par un haut niveau de protection sociale, est aujourd'hui fragilisé et les<br />

nombreux atouts dont dispose la France apparaissent désormais insuffisants<br />

pour un insuffler un nouveau cycle de croissance.<br />

Crise financière : la Russie en quête de réponse Sergueï Doubinine 93<br />

Il est indispensable d’optimiser les canaux existants d’intégration de l’économie<br />

russe dans le marché mondial, et aussi de développer son potentiel propre.<br />

À l’épreuve du marché Olga Boutorina 104<br />

La Russie revient à ses « bonnes vieilles » pratiques d’imitation des institutions<br />

démocratiques et des mécanismes de marché.<br />

La dimension européenne<br />

Désillusions européennes Jean-Dominique Giuliani 114<br />

Un consensus français s’est exprimé sur l’impuissance des institutions<br />

européennes à répondre à la crise, sans que nul ne s’interroge sur ses causes, qui<br />

tiennent essentiellement à la réticence des États, à commencer par la France, à<br />

déléguer des prérogatives nouvelles en matière économique.<br />

Roses et épines du tandem franco-allemand Iouri Roubinski 121<br />

Ni Paris ni Berlin n’ont l’intention de jouer le rôle d’un « cheval de Troie » de<br />

la Russie dans les structures euro-atlantiques. Les deux capitales souhaitent<br />

seulement prévenir une nouvelle division de l’Europe.<br />

2<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


<strong>Sommaire</strong><br />

Les transformations de l’OTAN<br />

Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique Yves Boyer 132<br />

La position de Paris à l’égard de l’OTAN donne lieu à diverses interprétations,<br />

mais elle repose toujours sur le même principe, exprimé en son temps par<br />

François Mitterrand : « Amis, alliés, mais pas alignés ».<br />

Raison d’être Timofeï Bordatchev 145<br />

En 2009, le retour de la France dans le commandement militaire de l’Alliance<br />

atlantique illustre de façon éclatante le fait que l’OTAN a cessé d’être un outil<br />

visant à protéger le monde libre contre une menace extérieure.<br />

Le « printemps », et après ?<br />

Occasions manquées Barah Mikaïl 154<br />

La France a besoin de clarifier sa vision vis-à-vis du monde arabe, quand bien<br />

même les évolutions de celui-ci paraissent parfois imprévisibles.<br />

Des perspectives incertaines Piotr Stegni 163<br />

Les acteurs extérieurs, qui possèdent tous des objectifs différents, s’impliquent<br />

en ordre dispersé dans le « printemps arabe », se livrant à une concurrence plus<br />

ou moins intense.<br />

Le tournant africain Jean-Pierre Maulny 173<br />

La principale difficulté pour Paris est de faire comprendre à ses partenaires<br />

européens l’enjeu que représente la stabilisation du Sahel.<br />

Entre rivalité et coopération Mikhaïl Marguelov 181<br />

L’interruption des relations russo-africaines dans les années 1990 a failli réduire<br />

Moscou au statut de figurant sur le continent noir. L’absence de l’Afrique dans sa<br />

politique étrangère était indigne du statut international de la Russie.<br />

Nations et mondialisation<br />

Le mythe de l’islamisation Raphaël Liogier 190<br />

Une nouvelle génération de pratiquants, souvent plus fervents, cherchent à<br />

assumer visiblement et sans honte leur choix confessionnel musulman en<br />

tant que Français à part entière, et nullement en tant que Français musulmans<br />

d’origine tunisienne ou marocaine.<br />

L'immigration en Russie Anatoli Vichnevski 196<br />

Les questions liées aux migrations occuperont une place toujours plus grande<br />

dans la Russie du XXIe siècle. Il faut s’y préparer.<br />

L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle Émile Pain 206<br />

Si le nationalisme russe ne l’a pas emporté au début du siècle dernier, il<br />

l’emportera d’autant moins aujourd’hui. À l’époque, il avait bien plus de chances<br />

de s’imposer.<br />

L’influence dans un monde globalisé Nicolas Tenzer 217<br />

On observe actuellement l’accroissement et la diversification des sujets de<br />

l’influence, ainsi que l’évolution de la nature de leurs confrontations.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

3


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Proof-Reader<br />

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Un numéro spécial<br />

sur une relation spéciale<br />

Fiodor Loukianov, Arnaud Dubien<br />

Ce hors-série de la revue Russia in Global<br />

Affairs est un numéro à part, spécial. Ses<br />

auteurs sont des chercheurs, des<br />

diplomates et des responsables politiques<br />

russes et français qui s'interrogent non<br />

seulement sur le passé et l'avenir des<br />

relations bilatérales mais aussi sur la<br />

situation de leurs pays respectifs et sur<br />

les grandes questions internationales.<br />

Ce numéro a été élaboré par notre<br />

rédaction en étroite collaboration avec<br />

l'Observatoire franco-russe, think tank<br />

nouvellement établi à Moscou qui vise à<br />

renforcer les contacts entre les deux pays<br />

à tous les niveaux.<br />

Chacun connaît l'étroitesse des<br />

relations liant la Russie et la France. Ces<br />

deux grandes puissances européennes<br />

sont unies depuis des siècles par une<br />

histoire et une culture communes, par<br />

des intérêts économiques et politiques<br />

communs. Quelle que soit la situation<br />

prévalant sur le Vieux continent, la Russie<br />

et la France se considèrent mutuellement<br />

comme des acteurs incontournables<br />

d'un développement durable et stable de<br />

l'Europe. Bien sûr, des différends peuvent<br />

surgir, et des nuages obscurcir l'horizon ;<br />

mais en toutes circonstances, les deux<br />

pays sont fondamentalement désireux de<br />

travailler ensemble.<br />

Les ministres des Affaires étrangères<br />

Laurent Fabius et Sergueï Lavrov<br />

rappellent dans nos colonnes toute<br />

l'importance de ces relations. Ils<br />

soulignent tous deux que dans le monde<br />

globalisé qui est le nôtre il n'existe aucune<br />

option alternative à la coopération, et<br />

que la rivalité nuit in fine à tous. Pascal<br />

Boniface et Dmitri Trenine analysent les<br />

particularités de la politique étrangère de<br />

Paris et de Moscou depuis l'élection, en<br />

2012, de nouveaux présidents. La politique<br />

intérieure de chacun des deux pays est<br />

décryptée dans les articles de Gérard<br />

Grunberg et Mikhaïl Vinogradov.<br />

Bien que les différences soient<br />

nombreuses et évidentes, il apparaît que<br />

les problèmes rencontrés par la classe<br />

politique en France et en Russie sont<br />

comparables, dans la mesure où les<br />

développements internationaux et les<br />

Fiodor Loukianov est rédacteur en chef de Russia in Global Affairs et président du<br />

Conseil de politique étrangère et de défense (SVOP); Arnaud Dubien est directeur de<br />

l’Observatoire franco-russe.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

5


6<br />

défis mondiaux se font largement sentir<br />

à Moscou comme à Paris. Le défi le plus<br />

visible est, bien entendu, celui posé par la<br />

crise économique. Pierre Kopp, Sergueï<br />

Doubinine et Olga Boutorina évaluent la<br />

capacité des deux pays à y faire face. Jean-<br />

Dominique Giuliani et Iouri Roubinski<br />

décrivent quant à eux le contexte européen<br />

dans lequel la France et la Russie sont<br />

impliquées chacune à sa manière. Yves<br />

Boyer et Timofeï Bordatchev se penchent<br />

sur l'OTAN : les deux auteurs ont des<br />

visions différentes du rôle de l'Alliance,<br />

mais ils s'accordent à dire que celle-ci a<br />

encore un long avenir devant elle.<br />

Plusieurs articles sont consacrés au<br />

« printemps arabe » et à ses conséquences,<br />

car l'éveil de l'Afrique du Nord et du<br />

Moyen-Orient touche les intérêts de tous.<br />

Barah Mikaïl et Piotr Stegni estiment que<br />

la transformation de la région ne fait que<br />

commencer, et qu'il faut encore s'attendre<br />

à de nombreuses surprises. Jean-Pierre<br />

Maulny et Mikhaïl Marguelov se<br />

focalisent sur les récents événements<br />

survenus en Afrique – notamment au<br />

Mali –, événements qui sont directement<br />

liés aux bouleversements survenus dans<br />

le monde arabe.<br />

Raphaël Liogier s'intéresse à un<br />

sujet étroitement corrélé au « printemps<br />

arabe » : le mythe de l'« islamisation de<br />

la France » qui, selon certains, menacerait<br />

l'identité même du pays. Anatoli<br />

Vichnevski aborde un thème proche,<br />

côté russe : la Russie, explique-t-il, devra<br />

Fiodor Loukianov, Arnaud Dubien<br />

à l'avenir attirer un nombre élevé de<br />

migrants ; or ce processus suscite d’ores<br />

et déjà des craintes excessives. Emile<br />

Pain élargit la question : sur quoi repose<br />

la construction nationale des États ayant<br />

perdu leur empire mais ne pouvant pas,<br />

pour une série de raisons historiques<br />

et contemporaines, devenir monoethniques<br />

? De ce point de vue, la Russie<br />

et la France ont connu, dans une certaine<br />

mesure, un développement parallèle,<br />

et peuvent s'enrichir mutuellement en<br />

comparant leurs expériences respectives.<br />

Nicolas Tenzer analyse enfin le Soft<br />

Power français dans un monde globalisé,<br />

sujet également d’actualité à Moscou.<br />

Enfin, Anne de Tinguy et Evguenia<br />

Obitchkina examinent les représentations<br />

et perceptions mutuelles : comment<br />

la Russie et la France se voient-elles<br />

l'une l'autre ? Le tableau est loin d'être<br />

idyllique. Les relations sont multiformes<br />

et la perception collective est assombrie<br />

par divers stéréotypes négatifs. Mais<br />

ce constat, aussi critique soit-il, n'en<br />

démontre pas moins que Moscou et Paris<br />

sont appelés à rester des partenaires clefs<br />

l'un pour l'autre, en dépit des tensions<br />

conjoncturelles.<br />

Nous espérons que ce numéro de<br />

Russia in Global Affairs permettra de<br />

renforcer ces relations et, dans le même<br />

temps, de mettre fin à certains clichés que<br />

l'on retrouve parfois non seulement dans<br />

l'opinion publique, mais au sein même de<br />

la communauté des experts…<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Positions officielles<br />

Jean Effel. Dans le monde de la diplomatie. « Le travail bat son plein ! Ils sont en train d’en<br />

terminer avec les négociations préalables portant sur le début des discussions ayant trait aux<br />

réunions préliminaires concernant la conférence préparatoire. »<br />

Moscou ne voudrait pas que l’espace européen<br />

commun devienne un «grand échiquier». Nous<br />

nous prononçons pour que ce territoire soit au<br />

contraire le lieu d’un grand partenariat historique. <br />

Russie-France, Russie-Europe : les horizons du partenariat<br />

Sergueï Lavrov<br />

8<br />

France-Russie : quel partenariat pour un monde globalisé ?<br />

Laurent Fabius<br />

15


8<br />

France-Russie, Russie-Europe :<br />

Les horizons du partenariat<br />

Sergueï Lavrov<br />

Récemment, à l’invitation de son homologue russe Vladimir Poutine, le président<br />

français François Hollande s’est rendu en visite à Moscou. L’intensité des<br />

pourparlers entre les deux chefs d’État a confirmé le caractère particulier, privilégié<br />

des relations entre les deux pays.<br />

Les relations franco-russes remontent à plusieurs siècles et connurent des<br />

périodes diverses : nos États furent parfois ennemis sur les champs de bataille,<br />

parfois alliés. Mais le plus important est que demeurent une sympathie sincère et un<br />

respect mutuel. On ne peut pas ne pas se souvenir de la fraternité d’armes qui s’est<br />

manifestée durant les catastrophes que furent les guerres ayant frappé le continent<br />

européen au siècle dernier, et du fait qu’en 2010, des soldats français ont participé<br />

au défilé de la Victoire sur la place Rouge lors des cérémonies commémoratives du<br />

65ème anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale.<br />

Dans un contexte nouveau, alors que la confrontation idéologique a pris fin, la<br />

Russie et la France sont devenues des partenaires stratégiques. Il convient de noter<br />

qu’après sa réélection, au printemps 2012, le président Poutine a inclus Paris au<br />

programme de sa première visite à l’étranger.<br />

Beaucoup a été fait ces derniers temps pour enrichir notre coopération de<br />

projets communs ambitieux, et ce dans différents domaines. L’année dernière, sur<br />

fond de problèmes économiques mondiaux et de phénomènes de crise dans la<br />

zone euro, le volume des échanges a toutefois baissé par rapport à 2011, où il avait<br />

atteint un montant record de 28,1 milliards de dollars. Nous nous devons donc<br />

non seulement de reproduire les résultats précédemment atteints mais aussi de les<br />

dépasser à brève échéance.<br />

Nous saluons l’apport continu d’investissements français dans l’économie russe<br />

pour un volume cumulé supérieur à neuf milliards d’euros. Plus de quatre cent<br />

soixante-dix entreprises à capitaux français sont actives sur le marché russe, et ce<br />

dans presque toutes les branches de l’économie.<br />

Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


France-Russie, Russie-Europe : Les horizons du partenariat<br />

Nous collaborons activement dans le secteur énergétique, dans l’industrie aéronautique<br />

et automobile, dans les transports ferroviaires, dans de vastes projets d’infrastructures,<br />

dans l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire, et nous cherchons des débouchés<br />

communs sur les marchés de pays tiers. Le Programme conjoint de partenariat pour la<br />

modernisation signé en novembre 2011 est en cours de réalisation.<br />

Parmi les projets communs les plus importants figurent la construction des<br />

gazoducs « Nord Stream » et « South Stream », le programme de lancement des<br />

fusées « Soyouz » depuis Kourou en Guyane, la conception en commun de l’avion<br />

de transport régional « Sukhoï Superjet-100 ». Les exemples sont nombreux, et les<br />

énumérer prendrait plusieurs pages.<br />

Les relations franco-russes dans le domaine de la culture et de la science<br />

se développent activement grâce à un allègement significatif des procédures<br />

d’obtention des visas français de court séjour pour les Russes, ce à quoi nous<br />

répondons par la réciproque. En 2010, nous avons pu organiser les « Années<br />

croisées » de la Russie en France et de la France en Russie. Elles furent suivies<br />

des Saisons de la langue et de la littérature russes en France et de la langue et de<br />

la littérature françaises en Russie. Aujourd’hui, un nouveau projet est à l’ordre du<br />

jour : les Saisons du théâtre et du cinéma en 2013 et 2014.<br />

Notre attention se porte en particulier sur l’action menée conjointement en<br />

faveur de la diffusion de la langue et de la culture du partenaire. En novembre<br />

dernier a été signé un accord visant à mettre des locaux supplémentaires à la<br />

disposition du Lycée français Alexandre Dumas à Moscou. Comme l’a assuré<br />

François Hollande, le projet de cathédrale et de centre culturel et spirituel russes<br />

quai Branly à Paris sera bientôt validé.<br />

Il est évident que le potentiel de la coopération franco-russe est loin d’être<br />

exploité à son maximum ; ce point a été discuté par nos chefs d’État lors de leur<br />

rencontre à Moscou. Dans le même temps, il est clair qu’il n’est pas possible de<br />

penser l’avenir des relations franco-russes sans prendre en compte le contexte<br />

européen et mondial. Nous considérons la France comme un partenaire majeur en<br />

vue du renforcement des relations entre la Russie et l’Union européenne et en ce<br />

qui concerne la mise en place d’une architecture stable de sécurité euro-atlantique.<br />

Nous comptons aussi poursuivre le dialogue sur nos relations à long terme, en y<br />

incluant bien évidemment les autres pays de l’Union européenne.<br />

Nous ne devons pas oublier dans quel monde nous vivons aujourd’hui.<br />

Le paysage géopolitique change littéralement à vue d’œil, une redistribution de<br />

l’équilibre des forces est en train de se produire, et ces processus s’accompagnent<br />

d’une recrudescence de l’instabilité dans les relations internationales. La zone<br />

de turbulences englobe tant l’économie que la politique. En conséquence de ces<br />

vastes changements qui, cela ne fait aucun doute, sont loin d’être achevés, l’Europe<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

9


10<br />

Sergueï Lavrov<br />

ne joue plus dans les affaires internationales le rôle central et décisif qu’elle avait<br />

l’habitude de jouer pendant les siècles passés. En même temps, il serait prématuré<br />

de considérer le « Vieux monde » comme quantité négligeable. Finalement, la<br />

place que l’Europe occupera dans le système multipolaire du XXIe siècle dépendra<br />

pour beaucoup de l’adéquation de la politique des États européens aux réalités<br />

internationales nouvelles.<br />

L’Union européenne et la Russie sont les deux forces qui exercent une influence<br />

déterminante pour l’avenir du continent. Or, il est certainement temps aujourd’hui<br />

de se poser la question de savoir quels sont les horizons qui se présentent pour la<br />

coopération entre la Russie et l’Union européenne.<br />

Dans mes rapports avec mes collègues européens, j’ai eu souvent l’occasion<br />

d’exprimer l’idée selon laquelle les relations Russie-Union européenne manquent<br />

de perspectives stratégiques. Certes, au cours des quinze années passées depuis<br />

l’entrée en vigueur de l’Accord de partenariat et de coopération, nous avons obtenu<br />

des résultats tangibles. Le volume des échanges et des investissements a augmenté,<br />

la Russie est un garant essentiel de la sécurité énergétique européenne puisqu’elle<br />

fournit environ un tiers du total des importations de gaz naturel des pays membres<br />

de l’UE. Une architecture institutionnelle à plusieurs étages a été érigée, qui<br />

consiste en des contacts politiques à tous les niveaux, en des échanges sectoriels et<br />

consultations entre experts.<br />

Nos relations ont été soumises à rude épreuve avec la crise financière mondiale<br />

qui a douloureusement frappé la zone euro. Cependant, nous sommes parvenus,<br />

dans l’ensemble, à préserver une dynamique positive en ce qui concerne notre<br />

coopération dans le domaine des échanges et des investissements. Nous sommes<br />

convaincus que nos partenaires de l’UE surmonteront cette période difficile - je<br />

rappellerai à cet égard qu’environ 40% des réserves en devises de la Russie sont<br />

libellées en euros.<br />

La Russie et l’Union européenne sont unies par leur proximité géographique,<br />

par leur complémentarité et l’interdépendance de leurs économies, par le caractère<br />

objectivement indivisible de la sécurité européenne et, ce qui n’est pas le moindre,<br />

par l’appartenance commune à la culture européenne, à la civilisation européenne<br />

dans son acception la plus large. Il va de soi que la réussite historique de la Russie<br />

est d’avoir étendu jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique la zone de diffusion de la<br />

culture européenne.<br />

Moscou ne voudrait pas que l’espace européen commun devienne un « grand<br />

échiquier ». Nous nous prononçons pour que ce territoire soit au contraire le<br />

lieu d’un grand partenariat historique. La concurrence internationale autour des<br />

ressources naturelles, des débouchés commerciaux et des sphères d’influence se<br />

fait plus âpre. Dans ce contexte, l’importance des ensembles régionaux culturels et<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


France-Russie, Russie-Europe : Les horizons du partenariat<br />

civilisationnels se renforce, et l’un d’entre eux pourrait être, sans aucun doute, la<br />

Grande Europe. Aujourd’hui, alors que les exportations sont la principale source<br />

de croissance au sein de l’Union européenne, cette dernière est à la recherche de<br />

relais extérieurs susceptibles d’accélérer la sortie de crise et d’offrir aux producteurs<br />

européens des marchés nouveaux et étendus. La Russie, à son tour, poursuit ses<br />

efforts d’intégration au sein du système des échanges économiques mondiaux ;<br />

elle a décidé d’engager son économie sur la voie d’un développement basé sur<br />

l’innovation, de privilégier l’amélioration du climat des affaires et de son attractivité<br />

en termes d’investissements.<br />

Le nouveau Concept de politique étrangère de la Russie entériné par le président<br />

Vladimir Poutine le 12 février 2013 fixe pour objectif stratégique la constitution<br />

d’un espace économique et humain s’étendant de l’Atlantique au Pacifique. Un<br />

partenariat à long terme entre la Russie et l’UE pourrait devenir un instrument<br />

global de synergie des efforts, de combinaison des avantages comparatifs des uns<br />

et des autres, de renforcement mutuel de la compétitivité. Il est bien évident que<br />

l’on ne pourra atteindre à un tel niveau de partenariat d’un seul coup. Cela ne sera<br />

possible que grâce à des initiatives cohérentes et soigneusement réfléchies. Il est<br />

cependant primordial de parvenir à une compréhension commune du vecteur de<br />

ce mouvement et de ses objectifs ultimes, ce qui permettrait d’élaborer de façon<br />

plus harmonieuse une interaction pratique tous azimuts.<br />

Une telle vision de l’horizon stratégique Russie-UE pourrait résoudre de<br />

nombreuses questions, notamment celles relatives à la compatibilité entre les<br />

projets d’intégration européenne et eurasienne. L’intégration au sein de la<br />

« troïka » Russie-Biélorussie-Kazakhstan, qui est ouverte à d’autres partenaires,<br />

repose en effet sur les quatre mêmes libertés et principes de l’OMC qui régissent les<br />

processus d’intégration au sein de l’Union européenne. C’est pourquoi il est étrange<br />

que les dirigeants de la commission européenne déclarent, par exemple, que la<br />

participation de l’Ukraine à l’Union douanière eurasienne rendrait impossible<br />

la signature par Kiev d’un accord sur une zone de libre-échange avec l’Union<br />

européenne. D’ailleurs, au cours de ses négociations avec la Russie, Bruxelles<br />

insiste très fortement pour obtenir une libéralisation des échanges (dite « OMC<br />

plus »), et notre qualité de membre de l’Union douanière ne gêne personne. Il<br />

est important de se débarrasser des doubles standards et d’éviter la mise en place<br />

de barrières idéologiques sur la voie de l’élargissement et du développement de<br />

relations commerciales mutuellement avantageuses.<br />

La Russie est intéressée à entretenir des relations stables et prévisibles avec<br />

l’UE, orientées vers un renforcement de la coopération dans le domaine de<br />

l’énergie, qui continue à jouer un rôle de ciment dans notre coopération et vise<br />

à la création, à terme, d’un complexe énergétique européen unique. Beaucoup<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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12<br />

Sergueï Lavrov<br />

dépend de la vitesse à laquelle nos partenaires à Bruxelles sauront renoncer à leurs<br />

approches unilatérales, qu’illustrent par exemple les tentatives visant à appliquer de<br />

façon rétroactive le « Troisième paquet énergie » de l’UE en violation des accords<br />

internationaux en vigueur.<br />

L’instauration d’un régime de circulation sans visas constituerait un progrès<br />

réel en vue de la suppression des lignes de fracture en Europe. En ce qui concerne<br />

la Russie, nous sommes prêts à abolir les visas dès demain et à reléguer cette<br />

question dans l’Histoire.<br />

Nous comprenons que nombre de personnalités politiques en Europe sont<br />

toujours sous l’emprise d’idées appartenant au passé – ils envisagent le monde<br />

et ses évolutions comme un jeu à somme nulle, qui non seulement présuppose<br />

de maintenir les anciennes lignes de démarcation mais en prévoit également la<br />

création de nouvelles plus à l’est. De la même manière, on observe des tentatives<br />

visant à introduire dans la réalité politique de l’espace post-soviétique des choix<br />

manichéens de type « ami-ennemi ».<br />

Au cours des siècles, la Russie a participé activement au processus<br />

d’aménagement politique de l’Europe et de sa définition géopolitique. Il suffit de<br />

rappeler que dans les années 1930, la conclusion d’une alliance entre la Grande-<br />

Bretagne, la France et l’URSS aurait été suffisante pour arrêter la menace nazie.<br />

Aujourd’hui, nous sommes certes confrontés à des défis d’un caractère différent,<br />

mais cela n’affaiblit pas le sentiment ambiant d’insécurité, constat qui conduit<br />

des personnalités telles que Jacques Attali, par exemple, à comparer l’année 2013<br />

à 1913. Un impétueux processus de mondialisation était également à l’œuvre<br />

à l’époque, de même qu’un développement rapide des économies et des flux<br />

migratoires sans précédent.<br />

De la formulation d’une mission commune à la Russie et à l’Union<br />

européenne dépendent dans une large mesure les perspectives de construction<br />

d’une communauté euro-atlantique en matière de sécurité. Nous sommes<br />

évidemment prêts à continuer de chercher des modèles de coopération avec<br />

l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. On peut dire que deux facteurs<br />

ont aujourd’hui une signification-clé en matière de renforcement de la sécurité<br />

dans l’espace euro-atlantique : il s’agit, d’une part, de la volonté de la Russie et<br />

de l’OTAN de résoudre les problèmes hérités du passé ou nouvellement apparus<br />

dans cet espace ; d’autre part, de leur capacité à réagir collectivement aux risques<br />

extérieurs à l’espace euro-atlantique.<br />

Ces vingt dernières années, le niveau de confrontation militaire en Europe a<br />

sérieusement diminué, le danger de conflits armés d’envergure sur le continent a<br />

pratiquement disparu, les doctrines militaires et la planification s’orientent de plus<br />

en plus vers les menaces et les défis mondiaux.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


France-Russie, Russie-Europe : Les horizons du partenariat<br />

Nous sommes prêts à aller de l’avant avec l’OTAN sur la base d’une relation d’égal<br />

à égal, fondée sur la confiance et la prise en compte des intérêts de chacun. De<br />

telles opportunités existent. Si durant la première étape de son activité, le Conseil<br />

Russie-OTAN était principalement un mécanisme d’apaisement des motifs de<br />

préoccupation de part et d’autre dans le domaine militaire, ces dernières années,<br />

la coopération dans ce cadre se concentre de plus en plus sur la réponse à apporter<br />

aux nouveaux défis et dangers. Il s’agit tant de la riposte aux menaces en provenance<br />

d’Afghanistan que du développement de la coopération avec l’Alliance dans le<br />

domaine militaire, ainsi que de la lutte contre le terrorisme et la piraterie.<br />

En même temps, les stéréotypes hérités de la « guerre froide » ont conservé une<br />

étonnante vigueur. Ils se manifestent dans la dérive – totalement injustifiée - visant<br />

à élargir encore l’OTAN à l’est, dans des déclarations sur l’importance croissante de<br />

la défense territoriale dans son acception traditionnelle, et dans les tentatives de<br />

l’Alliance de se prémunir unilatéralement de tous risques comme nous l’observons<br />

sur le dossier de la défense antimissile et dans le domaine de la cyber-sécurité.<br />

Nos partenaires de l’OTAN doivent bien comprendre que la création d’« oasis de<br />

sécurité » dans le monde interdépendant d’aujourd’hui est illusoire.<br />

Il importe que l’Alliance atlantique n’emprunte pas une voie la conduisant à<br />

s’attribuer des fonctions qui relèvent du Conseil de sécurité de l’ONU, qu’elle ne<br />

tente pas de justifier ses projections de forces dans n’importe quelle région du<br />

monde par de simples décisions internes. Les résultats des opérations de l’OTAN<br />

menées jusqu’ici ne font que confirmer que, dans le monde d’aujourd’hui,<br />

la plupart des problèmes existants et des situations conflictuelles n’ont pas de<br />

solution militaire.<br />

Le caractère de notre coopération avec l’OTAN dépendra du vecteur d’évolution<br />

de l’alliance, de la volonté de ses membres de garantir la suprématie du droit<br />

international, de prendre en compte les intérêts des autres acteurs et de respecter<br />

le principe de sécurité égale et indivisible.<br />

Nous sommes convaincus que sur cette base, la Russie et les membres de<br />

l’Alliance pourront faire beaucoup en faveur du renforcement de la sécurité et de<br />

la stabilité, en évitant un glissement des relations internationales vers le chaos.<br />

Pour cela, il est indispensable que tous s’en tiennent à des règles simples et claires,<br />

telles que le refus de toute ingérence militaire sans mandat explicitement formulé<br />

par le Conseil de sécurité de l’ONU, le soutien des aspirations des peuples aux<br />

transformations démocratiques et à une vie meilleure sans que leur soient<br />

imposées de l’extérieur des échelles de valeur, un règlement pacifique des conflits<br />

par la voie du dialogue en cas de refus de coopérer d’une des parties. Nous n’avons<br />

pas transigé avec ces principes lorsque nous avons soutenu l’action de Paris au<br />

Mali visant à éliminer une menace terroriste et à créer les conditions d’un retour<br />

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Sergueï Lavrov<br />

à l’ordre constitutionnel dans ce pays. Il convient aussi que nos partenaires s’en<br />

tiennent à une approche unique dans leur traitement des situations de crise, y<br />

compris en condamnant résolument le terrorisme sous toutes ses formes et dans<br />

toutes ses manifestations.<br />

En 2015, nous célébrerons le 40ème anniversaire de l’Acte final du Traité<br />

d’Helsinki. Cet accord aura été un choix historique en faveur de la mise en place<br />

d’une coopération réellement européenne dans les domaines politique, économique<br />

et culturel, le début d’un mouvement de détente qui permit de mettre fin à la<br />

course aux armements. La tâche qui se présente à nous aujourd’hui n’est pas moins<br />

grande : elle est liée à la création d’une architecture nouvelle de sécurité indivisible<br />

et de coopération profonde, tournée vers l’avenir du continent européen. La Russie<br />

est prête à travailler sérieusement et de façon énergique à atteindre cet objectif<br />

avec la France et tous les autres partenaires de l’espace euro-atlantique.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


France-Russie : quel partenariat pour<br />

un monde globalisé ?<br />

Laurent Fabius<br />

La relation franco-russe a connu le fracas des armes, l’amitié, la fraternité. Elle<br />

a toujours été marquée par un profond intérêt réciproque, nourri par les arts, la<br />

littérature et les idées. Il existe entre la Russie et la France une estime particulière,<br />

qui se manifeste en général à chacune des rencontres entre dirigeants des deux<br />

pays. Nous ne sommes pas toujours d’accord, mais nous savons reconnaître chez<br />

l’autre une grande civilisation. Nous avons la volonté partagée de développer nos<br />

relations, qui ont repris à partir de 1989 leur élan naturel brisé par la Guerre froide.<br />

La visite du président français à Moscou le 28 février dernier a illustré la qualité<br />

de notre relation politique. Les deux présidents, qui s’étaient déjà rencontrés à deux<br />

reprises, ont relancé la dynamique de notre coopération en mettant notamment<br />

l’accent sur l’innovation et le développement des investissements croisés. Nos deux<br />

pays veulent travailler à l’amélioration de la sécurité et assumer leurs responsabilités.<br />

L’essor de nos échanges économiques et commerciaux est significatif. Ils ont<br />

été multipliés par cinq au cours de la dernière décennie pour atteindre 20 milliards<br />

d’euros en 2012. Les nombreux projets d’investissements français en Russie, dont<br />

la fusion Renault/Avtovaz, montrent la volonté des entreprises françaises de<br />

travailler dans la durée avec la Russie. Il s’agit généralement d’investissements de<br />

long terme, réalisés en partenariat avec les sociétés locales, dans des domaines<br />

stratégiques tels que les transports, l’industrie pharmaceutique, l’énergie nucléaire,<br />

l’efficacité énergétique, l’agroalimentaire. La France prend part aux grands projets<br />

de modernisation de la Russie comme la ville innovante de Skolkovo, les Jeux<br />

Olympiques de Sotchi, la Coupe du Monde de football 2018, la conception du Grand<br />

Moscou. Nous participons aussi aux grands projets énergétiques russo-européens<br />

Nord Stream et South Stream, dont GDF-Suez et EDF sont actionnaires. La France<br />

et la Russie entretiennent en matière de nucléaire civil une coopération très<br />

poussée dans tous les domaines, de la recherche fondamentale à la sécurité. Dans<br />

l’autre sens, les investissements russes se développent en France, même si c’est trop<br />

Laurent Fabius, Ministre des Affaires étrangères de la France.<br />

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16<br />

Laurent Fabius<br />

timidement : après le rachat de la fonderie Sambre et Meuse par Ouralwagonzavod<br />

en 2010, les Chemins de fer de Russie ont repris fin 2012 le logisticien Gefco. Un<br />

investisseur russe devrait réaliser le plus grand projet immobilier européen de la<br />

décennie dans le quartier parisien de la Défense.<br />

Nos échanges culturels font également preuve d’une grande vitalité. En 2010,<br />

l’Année de la France en Russie et de la Russie en France a permis à cinq millions de<br />

personnes d’assister à des centaines d’événements culturels dans nos deux pays en<br />

mettant en lumière la création contemporaine. La Saison croisée de littérature 2012<br />

a connu un succès tout aussi remarquable. Elle s’est achevée avec l’inauguration à<br />

Paris en novembre par les premiers ministres Ayrault et Medvedev de l’exposition<br />

« Intelligentsia, entre France et Russie, archives inédites du XXe siècle », que les<br />

Moscovites ont récemment pu admirer. Et pour prolonger ces succès, une année<br />

franco-russe du théâtre et du cinéma est en préparation.<br />

Les enjeux de notre relation ne sont pas seulement bilatéraux. Celle-ci est<br />

indispensable à l’équilibre européen et mondial, incontournable pour affronter les<br />

défis du XXIe siècle. La France et la Russie, membres permanents du Conseil<br />

de sécurité des Nations Unies, sont des acteurs majeurs et ont une responsabilité<br />

particulière pour assurer la stabilité et la sécurité du monde.<br />

La France est particulièrement engagée dans la résolution des crises qui<br />

menacent la paix. Nous agissons dans le cadre de la légalité internationale et du<br />

multilatéralisme auquel nous sommes profondément attachés. Nous sommes<br />

intervenus au Mali, à la demande des Maliens, dans le contexte des résolutions<br />

onusiennes, pour éviter que ce pays ne tombe aux mains de groupes terroristes,<br />

et pour lui permettre de retrouver son intégrité. Nous avons agi en étroite<br />

concertation avec les organisations régionales concernées par la crise (CEDEAO,<br />

Union africaine) et nos alliés. Si nous avons pu agir si rapidement, c’est parce que<br />

nous avions le soutien de nos partenaires du Conseil de sécurité : la Russie doit être<br />

remerciée de son aide et de son rôle positif dans la résolution de la crise malienne.<br />

C’est aussi d’abord au sein de l’ONU que nous avons cherché à mettre fin<br />

au sanglant conflit syrien, même si pour l’instant, sur ce dossier si dramatique,<br />

nos différences d’approche n’ont pas permis de prendre les décisions qui seraient<br />

pourtant nécessaires. Mais si nous divergeons sur les moyens, nous sommes, je<br />

crois, d’accord sur l’objectif : la France et la Russie souhaitent toutes deux une Syrie<br />

pacifiée, libre de toute ingérence extérieure, où les droits de toutes les populations<br />

constitutives de l’État syrien soient préservés et garantis. Nous le souhaitons parce<br />

qu’il est de notre intérêt de mettre fin à une crise qui menace de déstabiliser le<br />

Proche-Orient dans son ensemble. Nous n’avons pas cessé de dialoguer et de<br />

travailler ensemble depuis le début de la crise et je garde, pour ma part, la conviction<br />

qu’un accord est possible sur un mécanisme de transition.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


France-Russie : quel partenariat pour un monde globalisé ?<br />

La voie de l’avenir, c’est en effet la coopération et le multilatéralisme. Pour toutes<br />

les puissances, quelle que soit leur taille, l’isolement ou l’unilatéralisme sont des<br />

impasses. Nous pensons notamment que la Russie est un partenaire essentiel de<br />

l’Union européenne. Moscou est à quatre heures de Paris ; le peuple russe fait partie<br />

de la famille européenne par sa culture et son histoire ; les relations économiques<br />

entre la Russie et l’UE sont étroites. C’est pourquoi la France promeut la conclusion<br />

d’un nouvel accord de partenariat global entre l’Union européenne et la Russie,<br />

qui permette de développer nos relations dans tous les domaines où elles doivent<br />

progresser : libre circulation des personnes (la France souhaite la levée du régime<br />

des visas de court séjour avec la Russie), investissements (l’adhésion de la Russie<br />

à l’OMC offre de nouvelles perspectives, de même que le rôle de la Russie au sein<br />

du G20), énergie et environnement (les complémentarités entre la Russie et les<br />

pays de l’UE sont évidentes), recherche et échanges scientifiques. C’est sur la base<br />

de ce partenariat rénové que l’Union européenne, la France et la Russie pourront<br />

progresser plus vite ensemble et participer à l’effort global pour la paix et la sécurité.<br />

Reconnaissons que cet objectif ne sera pas facile à atteindre. Il exige du respect<br />

de part et d’autre mais aussi des signes concrets de cette volonté de convergence.<br />

Je pense, en particulier, aux trop nombreuses atteintes aux droits fondamentaux<br />

de la personne humaine qui sont encore commises et qui doivent prendre fin.<br />

Les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 sont<br />

inconditionnels. Patrie des droits de l’homme, la France fait de leur promotion<br />

dans le monde une priorité de son action extérieure.<br />

Autre partenaire de notre relation, l’OTAN. La nouvelle réalité des menaces<br />

pesant sur l’ordre international l’ont conduit à adapter ses missions et son dispositif<br />

: les conflits de basse intensité impliquant des opérations de maintien de la paix,<br />

le terrorisme transnational qui menace la cohésion de nos sociétés, la criminalité<br />

organisée, la traite des êtres humains, les trafics de drogue et d’armes. L’OTAN<br />

doit mener ces missions en concertation avec son partenaire stratégique essentiel,<br />

la Russie. La France a toujours appuyé le dialogue entre l’OTAN et la Russie et y<br />

participe activement. Ce dialogue sur les questions de sécurité internationale se<br />

poursuit au sein de l’OSCE. Il se concrétise par le lancement d’initiatives nouvelles,<br />

comme le Pacte de Paris visant à lutter contre le trafic d’héroïne en provenance<br />

d’Asie centrale.<br />

Au-delà, nous devons poursuivre ensemble notre adaptation à la nouvelle<br />

réalité des relations internationales. L’urgence n’est plus seulement de régler des<br />

litiges entre États ou d’intervenir dans des crises régionales, mais de résoudre ces<br />

problèmes globaux qui menacent les grands équilibres de la planète et l’humanité.<br />

Il s’agit d’abord de notre environnement : la pression qui s’exerce dessus n’est<br />

pas durablement supportable. La France et l’Europe portent des objectifs ambitieux<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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18<br />

Laurent Fabius<br />

en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre et de préservation de<br />

la biodiversité. Elles plaident pour un renforcement significatif de l’action de la<br />

communauté internationale, qui pourrait prendre la forme d’une Organisation<br />

des Nations-Unies pour l’environnement. Nous souhaitons que d’autres États nous<br />

rejoignent sur cette voie.<br />

Nous sommes convaincus que la nécessaire protection de notre environnement<br />

est complémentaire de l’impératif de développement économique et de progrès<br />

social. La France est un acteur majeur du développement : quatrième État donateur<br />

au monde avec 13 milliards d’euros de crédits d’aide publique au développement<br />

par an. Le développement passe aussi par l’amélioration de la gouvernance<br />

financière internationale, dont la crise récente a montré les graves lacunes. Des<br />

progrès doivent être accomplis notamment dans le cadre du G20, qui se réunit en<br />

2013 sous présidence russe.<br />

* * *<br />

Sur tous ces sujets, la communauté internationale s’exprime souvent de façon<br />

contradictoire. Dans un monde dont la diversité culturelle est l’un des trésors les<br />

plus précieux, les perceptions et les visions de ces enjeux globaux sont différentes.<br />

C’est par le dialogue des peuples, des nations et des États que se construiront les<br />

consensus qui modèleront le monde de demain.<br />

Ces consensus, la France souhaite y travailler avec la Russie, grand pays proche<br />

du nôtre, dont la culture est connue et appréciée en France, et qui est conscient de<br />

sa responsabilité dans la conduite des affaires du monde. Nous nous souvenons<br />

que la Russie a toujours été aux côtés de la France dans les moments décisifs. Nous<br />

commémorerons l’année prochaine le centenaire du déclenchement du premier<br />

conflit mondial. Alliées pour la paix, la France et la Russie doivent le demeurer au<br />

cours de ce XXIe siècle où elles doivent travailler ensemble à rendre notre monde<br />

plus sûr, plus juste et plus prospère.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Regards croisés<br />

En dépit d’une russophilie traditionnelle,<br />

du formidable attrait que la culture russe<br />

continue à exercer, du discours de certaines<br />

élites dirigeantes sur une «grande Russie amie<br />

de la France», les perceptions mutuelles se sont<br />

fortement dégradées ces dernières années. <br />

Ambivalence et distanciation<br />

Anne de Tinguy<br />

20<br />

Vu de Moscou<br />

Evguenia Obitchkina<br />

30


20<br />

Ambivalence et distanciation<br />

Perceptions de la Russie en France<br />

Anne de Tinguy<br />

La Russie laisse rarement les Français indifférents. Elle suscite « un mélange de<br />

fascination, d'émerveillement et d'horreur », résume Dominique Fernandez qui<br />

lui a consacré plusieurs romans et récits. Au fil du temps, cet immense pays a été<br />

à l’origine d’analyses aussi nombreuses que variées et de bien des interrogations.<br />

Certains évoquent une « âme russe » et l’exceptionnalité d’une Russie à cheval sur<br />

l’Europe et l’Asie. D’autres la perçoivent comme l’héritière du pays arriéré décrit<br />

au XIXè siècle par Adolphe de Custine. D’autres encore comme une puissance qui,<br />

depuis Pierre le Grand, en dépit de multiples tragédies, en particulier celles de la<br />

période soviétique, progressivement se modernise et se tourne vers l’Europe, ou<br />

comme « une puissance pauvre » (Georges Sokoloff) en quête depuis des siècles de<br />

« normalité ». Aujourd’hui, les images de la Russie en France restent plurielles et<br />

complexes, mais, si l’on en juge par les études de l’opinion publique et de nombreuses<br />

publications, elles sont pour la plupart négatives. En dépit d’une russophilie<br />

traditionnelle, du formidable attrait que la culture russe continue à exercer, du<br />

discours de certaines élites dirigeantes sur une « grande Russie amie de la France »,<br />

elles se sont fortement dégradées ces dernières années. Les représentations ayant<br />

un impact direct en relations internationales, le sujet est d’importance : « on agit,<br />

écrivait le politologue américain Kenneth Boulding, en fonction de la manière par<br />

laquelle nous voyons le monde, non pas en fonction de ce qu’il est véritablement. »<br />

L’image peut être fausse, mais « c’est toujours l’image, et non la vérité, qui détermine<br />

immédiatement le comportement ». À travers le regard porté sur la Russie, c’est celui<br />

sur sa place en Europe dont il est question, c’est aussi la perméabilité des Français<br />

aux positions prises par la Russie. Le but de cet article est d’identifier certaines de<br />

ces images et de tenter d’en comprendre les origines et les répercussions.<br />

Anne de Tinguy, Professeur des universités, INALCO (Institut National des Langues<br />

et Civilisations Orientales) et Sciences Po-CERI (Centre d’Études et de Recherches<br />

Internationales), Paris.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ambivalence et distanciation<br />

D É T É R I O R AT I O N D E L’ I M A G E D E L A RU S S I E<br />

Depuis plusieurs années, en France comme dans les autres pays membres de l’UE,<br />

les perceptions de la Russie se sont sérieusement détériorées. En décembre 2004,<br />

selon un sondage fait par GlobeScan dans 23 pays, la Russie était l’État perçu comme<br />

ayant une influence positive par le plus faible nombre de pays. Plus de la moitié des<br />

personnes interrogées en France (57 %) « considèrent l’influence de la Russie dans<br />

le monde aujourd’hui comme plutôt négative », moins d’un tiers, « comme plutôt<br />

positive ». Deux ans plus tard (sondage BBC World Service), la France est de loin<br />

celui des huit pays de l’UE étudiés dans lequel les perceptions de la Russie sont les<br />

plus négatives : les deux tiers des personnes interrogées estiment que son influence<br />

est principalement négative, 14 % seulement en ont une vision positive. En 2008, huit<br />

Français sur dix interrogés par le Pew Research Center déclarent avoir peu ou pas du<br />

tout confiance dans la capacité de Vladimir Poutine à gérer les affaires mondiales.<br />

En 2009, plusieurs sondages (BBC World Service, Pew Reseach Center et German<br />

Marshall Fund) confirment cette détérioration. D’autres enquêtes montrent que la<br />

Russie est depuis 2007 une source d’inquiétudes et que sa politique en Europe est<br />

désapprouvée : en 2010 (sondage Gallup), seuls 13 % des Français l’approuvent. La<br />

même année, ils sont moins de quatre sur dix à considérer que les relations UE-<br />

Russie sont bonnes. Trois ans plus tard, la méfiance continue à dominer. En mai<br />

2012 (sondage BBC World Service), un quart seulement des Français interrogés<br />

sur leur vision de l’influence de la Russie estiment que celle-ci est « principalement<br />

positive », six sur dix qu’elle est « principalement négative ». 31 % de ceux interrogés<br />

par le German Marshall Fund (Transatlantic Trends 2012) ont une opinion favorable<br />

de la Russie, 64 % une opinion défavorable. Le recul est général en Europe. La France<br />

fait partie des États dans lesquels il est le plus prononcé.<br />

La Russie est par ailleurs perçue comme un pays en perte de vitesse. En juillet<br />

2008 (enquête CSA), 6 % seulement des élites françaises (4 % du « grand public »)<br />

la citent comme faisant partie des pays les plus dynamiques du monde – ils la<br />

situent très loin derrière la Chine, l’Inde, les États Unis et d’autres, au même niveau<br />

que l’Irlande – et 1 % des uns et des autres comme faisant partie des pays les plus<br />

innovants. Elle n’est pas non plus considérée comme une priorité de politique<br />

étrangère. À titre d’exemple, en 2009 (German Marshall Fund), 1 % seulement<br />

des Français interrogés estiment que les relations avec la Russie devraient être la<br />

priorité du président des États Unis et des leaders européens. Elle ne représente<br />

pas, on le voit, un enjeu politique.<br />

Sondages et enquêtes sont à prendre avec prudence : ils ne sont que des<br />

photographies d’une situation à un moment donné. Mais la répétition du message<br />

délivré année après année laisse peu de place au doute : tout indique la présence dans<br />

le regard porté sur la Russie d’une forte défiance et d’une grande incompréhension.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

21


22<br />

Anne de Tinguy<br />

Les médias confirment et alimentent ces regards : ils dénoncent fréquemment une<br />

Russie minée par la corruption et les mafias (à titre d’exemple, Books – L’actualité<br />

par les livres du monde de novembre 2011 est consacré à « Russie L’État mafia »),<br />

par la monopolisation du pouvoir, les atteintes à la liberté de la presse et aux droits<br />

de l’homme, l’arbitraire en Tchétchénie, la violence comme moyen de règlement<br />

des conflits, l’essor du nationalisme et de la xénophobie, etc.<br />

Le regard n’est pas que négatif. La Russie continue à être perçue comme exerçant<br />

une influence dans le monde. Lors de l’enquête 2010 du German Marshall Fund,<br />

six Français sur dix estiment « probable ou très probable » un « fort leadership de<br />

la Russie dans les affaires mondiales dans cinq ans ». Celle-ci est fréquemment<br />

présentée dans les médias comme faisant partie des BRICs et des pays émergents<br />

moteurs de la croissance mondiale. Elle continue en outre à exercer une attraction<br />

sur les Français. L’intérêt des médias ne se dément pas. La culture russe est très<br />

prisée. Le nombre de Français qui se rendent en Russie pour des raisons privées<br />

ou professionnelles pour de courts séjours a été multiplié par six au cours des<br />

quinze dernières années. La progression est à relativiser (ils étaient peu nombreux<br />

au début des années 1990), mais elle témoigne de l’attention portée à la patrie de<br />

Pouchkine et de Tolstoï. D’autres images que celles ci-dessus mentionnées sont par<br />

ailleurs véhiculées. Celles qui le sont par la littérature de ces dernières années sont<br />

diversifiées. La Sibérie est ainsi par exemple au cœur de plusieurs récits et romans<br />

récents : Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, Les nuits de Vladivostok<br />

de Christian Garcin et, à la suite du « Transsibérien des écrivains » organisé en<br />

2010 dans le cadre de l’Année croisée France-Russie, Sibérie d’Olivier Rolin, Sibir<br />

de Danièle Sallenave et Transsibérien de Dominique Fernandez qui décrit la<br />

splendeur de la nature et « un pays où s’unissent, dans un contraste d’énergies<br />

stimulant, la joie de vivre, la dévotion aux poètes et le souvenir de la tragédie ».<br />

RU S S O P H I L I E E T P R A G M AT I S M E<br />

D E S É L I T E S D I R I G E A N T E S<br />

Les élites dirigeantes, nombreuses à se montrer russophiles et/ou pragmatiques<br />

à l’égard de la Russie, véhiculent en outre sur celle-ci un regard bien différent de<br />

celui qui vient d’être noté. Le président Chirac (1995-2007) a pour la culture russe<br />

et pour ce pays un « attachement et une admiration » qu’il lie à son apprentissage<br />

de la langue russe. À ses yeux, la Russie est un « très grand pays », « héritier d’une<br />

grande histoire et façonné par une culture séculaire ». Elle fait partie « des grandes<br />

nations » et des « grands pôles politiques » du monde, elle doit donc y jouer « un<br />

rôle éminent, conforme à son rang ». Elle est également une « grande amie de la<br />

France », qui « nous est proche par l’Histoire, la culture et la géographie ». Hubert<br />

Védrine, son ministre des affaires étrangères pendant la période de cohabitation<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ambivalence et distanciation<br />

(1997-2002), estime lui aussi que « la Russie reste un grand pays (qui doit être)<br />

reconnu comme une puissance qui compte dans le monde ». Cette perception<br />

de la Russie s’est traduite par une volonté d’intensifier le partenariat bilatéral,<br />

d’encourager l’ancrage de la Russie dans l’espace euro-atlantique – ce qui passe,<br />

estimait Jacques Chirac, par une association de la Russie aux affaires européennes,<br />

en particulier par la définition de la nouvelle architecture de sécurité en Europe<br />

au moment où l’Alliance Atlantique s’élargissait vers l’Est – et de renforcer avec<br />

et grâce à elle l’Europe et le monde multipolaire. À ses yeux, une Europe forte est<br />

bipolaire, la Russie, chef de file de la Communauté des États indépendants (CEI),<br />

en étant l’un des deux pôles.<br />

Le regard du président Sarkozy (2007-12) relève davantage du pragmatisme<br />

que de la russophilie, mais il reste globalement positif. La Russie est, à ses yeux,<br />

« un acteur majeur, un pays puissant, qui a des responsabilités internationales »,<br />

un « grand partenaire de l’Europe, qui ne peut pas être ignoré ». Le successeur de<br />

Jacques Chirac estime lui aussi que « la place de la Russie est aux côtés des Grands<br />

du monde ». Ce discours se traduit par une très grande attention accordée à la<br />

relation avec la Russie. En 2008, Nicolas Sarkozy se rallie à la position russe sur<br />

l’éventuelle intégration de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance Atlantique et,<br />

au moment de la présidence française de l’UE, il exerce lors de la guerre russogéorgienne<br />

une médiation qui débouche sur un cessez-le-feu. En 2011, il accepte<br />

la vente à la Russie du bâtiment Mistral, en affirmant sa volonté, vingt ans après<br />

la fin de la Guerre froide, de « faire confiance » à la Russie. Tout en projetant une<br />

image positive de la Russie, Nicolas Sarkozy n’hésite pas à évoquer les différends<br />

existant. Au début de son mandat, il critique « la brutalité » de la Russie sur<br />

la scène mondiale et rappelle que, sur la question des droits de l’homme, les<br />

désaccords entre les deux États sont fondamentaux. Au même moment, les<br />

auteurs du « Livre blanc de la politique étrangère et européenne de la France »<br />

indiquent que la Russie « suit une trajectoire spécifique qui est une source<br />

d’interrogations ». Ces réserves n’empêchent pas le chef de l’État de soutenir et<br />

même dans certains cas de ménager Moscou : les deux États ont des intérêts<br />

communs et, dans plusieurs dossiers, la Russie est perçue comme un partenaire<br />

incontournable. Il est vraisemblable que le regard de François Hollande, élu en<br />

mai 2012, sera lui aussi avant tout pragmatique. Ses premières prises de position<br />

ne se démarquent guère de celles de son prédécesseur. Il estime que « la Russie<br />

doit prendre toute la place qui lui revient dans les équilibres européens », mais<br />

rappelle que cela ne peut se faire qu’en tenant compte « des principes du respect<br />

des droits de la personne, des libertés publiques, de l’indépendance des médias et<br />

de l’État de droit auxquels la Russie a souscrit » et appelle l’UE à la « vigilance »<br />

dans ses rapports avec Moscou.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

23


24<br />

Anne de Tinguy<br />

P O U R Q U O I TA N T D’ I M A G E S N É G AT I V E S ?<br />

Comment expliquer la persistance et l’ampleur des images négatives ? Les messages<br />

envoyés par les élites politiques auraient-ils pu davantage les atténuer ?<br />

L’immense déception qu’a causé en France ce qui est analysé comme l’échec de<br />

la transition démocratique est probablement à mettre au premier rang des facteurs<br />

explicatifs de la détérioration de l’image de la Russie. L’URSS gorbatchévienne<br />

et la « nouvelle Russie » ont suscité en France comme dans la plupart des États<br />

occidentaux d’immenses espoirs. L’image de la Russie est alors associée à une<br />

profonde volonté de réformes internes et externes. Boris Eltsine a symbolisé<br />

la rupture avec le passé et, à tort ou à raison, il a été perçu comme le garant du<br />

processus de démocratisation. Le partenariat établi avec la Russie s’inscrit dans<br />

le paradigme de la transition vers la démocratie et l’économie de marché. Il est<br />

explicitement basé sur « les valeurs démocratiques partagées » et sur l’idée que<br />

la France et l’UE peuvent aider la Russie à avancer sur la voie des réformes dans<br />

laquelle elle s’est engagée. Les déceptions sont très vite arrivées. Dès mars 1994,<br />

Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, constate que « l’immense espoir » qui<br />

a suivi la fin de la Guerre froide a fait place à « une certaine déception » et même<br />

« parfois, (à) une inquiétude ». L’une et l’autre n’ont fait que s’accentuer par la suite.<br />

Tout ce qui ne cadre pas avec le processus de construction d’un État de droit – la<br />

brutalité de la politique russe en Tchétchénie, les dérives autoritaires du pouvoir,<br />

la situation des médias, l’assassinat d’Anna Politkovskaïa en 2006 et de plusieurs<br />

autres journalistes, l’arrestation en 2003 de Mikhaïl Khodorkovski, patron de<br />

Ioukos, considérée par beaucoup comme étant de nature avant tout politique,<br />

etc. - est dès lors immédiatement noté par les médias et autres observateurs. Les<br />

critiques n’émanent pas que de quelques intellectuels : elles reflètent l’état d’une<br />

opinion très sensible aux évolutions de ce pays. Désormais, le ton général des<br />

analyses de la politique russe est au mieux sceptique, souvent négatif. L’image de<br />

la Russie en France est celle décrite en 2009 par le chercheur Arkady Moshes : elle<br />

est, dit-il en parlant de l’image de la Russie en Europe, « désormais totalement<br />

inversée ». Elle était « autrefois associée aux réformes et à l’émergence d’institutions<br />

démocratiques ». Aujourd’hui, elle l’est à la « dé-démocratisation ».<br />

À la déception, s’ajoute l’inquiétude : la politique énergétique de la Russie,<br />

ses positions à l’égard de l’Ukraine et de la Géorgie, puis celles concernant la crise<br />

syrienne génèrent des inquiétudes qui rejaillissent sur les perceptions que les<br />

Français ont de la Russie. Les enquêtes d’opinion réalisées par le Pew Research<br />

Center et par le German Marshall Fund à la fin des années 2000 montrent qu’une<br />

majorité de Français (et d’Européens) sont préoccupés, voire très préoccupés<br />

par la dépendance de leur pays à l’égard de l’énergie russe. Elles révèlent un lien<br />

direct entre ces préoccupations et les opinions négatives sur la Russie. La guerre<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ambivalence et distanciation<br />

russo-géorgienne d’août 2008 marque une nouvelle étape. Le recours à la force<br />

suscite immédiatement des craintes : 37 % des Français interrogés le 12 août<br />

2008 (sondage CSA-Le Parisien) estiment que « ce conflit peut s’élargir et mettre<br />

en cause les équilibres en Europe » ; 83 % déclarent en septembre (sondage<br />

Financial Times/Harris) que l’action militaire russe en Géorgie représente une<br />

menace pour la sécurité européenne et 21 % désignent la Russie comme « la<br />

plus grande menace pour la stabilité mondiale ». La crise syrienne de 2011-12<br />

est un nouveau facteur de division. Les positions prises par Moscou (triple veto<br />

au Conseil de sécurité des Nations Unies, soutien apporté à Bachar el-Assad,<br />

critiques à l’égard des insurgés syriens) ne sont pas comprises en France où elles<br />

suscitent de fortes réactions.<br />

Même s’il vise avant tout les États-Unis, le discours souvent très critique de<br />

Vladimir Poutine à l’égard des pays occidentaux n’est pas de nature à dissiper la<br />

défiance. Ses propos acerbes en février 2007 à la conférence de Munich avaient été<br />

interprétés par certains comme une déclaration de « guerre froide ». Ceux sur des<br />

tentatives de déstabilisation venues de l’étranger, en 2004-05 lors de la révolution<br />

orange, puis fin 2011 lorsque la contestation se développe en Russie, sont accueillis<br />

avec un profond étonnement.<br />

U N PAY S M A L C O N N U<br />

Affirmer que la Russie est un pays mal connu et qu’il y a là aussi un facteur explicatif<br />

du phénomène étudié est a priori paradoxal étant donné l’attrait des Français pour<br />

la Russie et la culture russe. Celle-ci a en effet exercé une forte attraction sur des<br />

générations de Français qui se sont passionnés pour les grands écrivains et artistes<br />

russes. Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine, Akhmatova, Tchaïkovski, Rostropovitch,<br />

Nijinski, Noureev, Kandinsky et bien d’autres écrivains, musiciens, danseurs et<br />

peintres russes ont longtemps été les meilleurs ambassadeurs de la Russie. Tous<br />

renvoient l’image d’une Russie cultivée, raffinée, exceptionnelle. Cette attraction<br />

continue à se faire sentir : des écrivains comme Andreï Makine, prix Goncourt<br />

1995, Vladimir Sorokine ou Lioudmila Oulitskaïa, des musiciens (le violoniste<br />

Vladimir Spivakov ou le chef d’orchestre Valeri Gergiev) ou des cinéastes (Pavel<br />

Lounguine) sont reconnus et très appréciés en France. Le succès des ballets russes<br />

ne se dément pas. L’exposition « Sainte Russie », organisée en 2010 au Louvre dans<br />

le cadre de l’Année croisée France-Russie, a elle aussi été un grand succès. Mais la<br />

plupart de ces écrivains et artistes ne touchent qu’un public cultivé qui reste limité.<br />

C’est probablement la raison pour laquelle ils influent moins sur les perceptions de<br />

la Russie que les évolutions politiques et les classements internationaux.<br />

Ceux-ci sont parfois discutables, mais la répétition du message qu’ils délivrent<br />

impressionne : la plupart d’entre eux renvoient l’image d’une Russie corrompue<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

25


26<br />

Anne de Tinguy<br />

et en perte de vitesse. Quelques exemples. Dans le classement de Reporters sans<br />

frontière sur la liberté de la presse, elle est en 2011-12 à la 142ème place. Dans<br />

celui de Transparency International, elle figure en 2012 au 133ème rang des<br />

176 États étudiés. Dans le Global Competitivness Report 2011-12 publié par le<br />

World Economic Forum, elle est au 66e rang des 142 pays répertoriés, au 128e<br />

pour la qualité de ses institutions. Ces données ne permettent pas d’appréhender<br />

qualitativement les situations russes. Mais elles ne sont guère éclairées, voire<br />

tempérées par une compréhension des dynamiques en cours, que peu de Français<br />

ont les moyens d’avoir.<br />

La connaissance de la Russie est en effet limitée. Les évolutions russes de ces deux<br />

dernières décennies ont été rapides et elles sont difficiles à appréhender, surtout sans<br />

aller sur place. De plus, en dehors de Moscou et de Saint Pétersbourg (plus de 90 %<br />

des voyages touristiques en Russie ont ces deux villes pour destination), la Russie<br />

est peu et mal connue. Et cette tendance risque de s’accentuer : la désaffection pour<br />

la langue russe (selon l’Association française des russisants, les effectifs de ceux qui<br />

l’apprennent dans les collèges et les lycées de France ont diminué de moitié dans<br />

les années 1990, « plafonnant désormais à 14-15 000 élèves ») est un signe parmi<br />

d’autres d’un moindre intérêt pour la Russie et sa culture.<br />

Les relais de la connaissance sont en outre moins nombreux qu’ils ne l’ont<br />

été. Les enseignants-chercheurs et autres spécialistes de la Russie jouent un rôle<br />

fondamental par le biais de leurs enseignements, de leurs publications et de leurs<br />

interventions dans les médias et ils sont à l’origine d’une expertise souvent de<br />

grande qualité ; mais ils sont peu nombreux, et pas connus du grand public pour<br />

la plupart d’entre eux. Les écrivains ont eux aussi une influence, nous l’avons déjà<br />

évoquée. À titre d’exemple, Limonov d’Emmanuel Carrère (prix Renaudot 2011)<br />

a donné à un large public des clefs de compréhension de la complexité du paysage<br />

socio-politique russe de ces dernières années. Mais ces écrivains sont eux aussi<br />

trop peu nombreux pour renverser une tendance. Beaucoup de ceux qui étaient<br />

traditionnellement des relais de la connaissance de l’URSS et de la Russie ne sont<br />

plus aujourd’hui en mesure de jouer ce rôle. Les communistes, qui ont longtemps<br />

été des acteurs de la relation avec Moscou, ne représentent plus grand-chose dans<br />

le paysage politique. L’Association France-URSS a disparu. Les « Russes blancs »,<br />

qui constituaient une Russie « hors frontières » (Nikita Struve), sont âgés, de moins<br />

en moins nombreux et plusieurs des institutions qu’ils avaient créées n’existent<br />

plus. « Les grands partis politiques s’intéressent peu aux affaires russes, souligne<br />

par ailleurs Arnaud Dubien dans une récente note de l’Observatoire franco-russe,<br />

et ils ne disposent d’aucune expertise propre, à la différence par exemple de leurs<br />

homologues allemands ou suédois dont les fondations (Ebert, Adenauer, Palme) ont<br />

de longue date des bureaux à Moscou. » D’autres populations pourraient prendre le<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ambivalence et distanciation<br />

relais. Une nouvelle émigration russe s’installe en France, elle est numériquement<br />

peu nombreuse, mais au fil du temps, elle se développe. Une partie d’entre elle<br />

représente une main d’œuvre qualifiée, voire très qualifiée qui renvoie de la russité,<br />

sinon de la Russie, une image très positive.<br />

L E S É L I T E S D I R I G E A N T E S AU R A I E N T- E L L E S P U DAVA N TA G E<br />

C HA N G E R L E R E G A R D S U R L A RU S S I E ?<br />

En se montrant très positives à l’égard de la Russie, les élites dirigeantes de ces<br />

dernières années ont contribué à apaiser la sortie de la Guerre froide. Auraientelles<br />

pu aller plus loin ? Le regard porté sur la Russie apparaissant aujourd’hui avant<br />

tout lié à l’absence d’un État de droit, à la corruption et à la faiblesse des réformes<br />

d’envergure, leur marge de manœuvre était et reste faible. Une question mérite<br />

cependant d’être soulevée. Au sortir de la Guerre froide, aucun projet ambitieux<br />

(comme l’ont été le plan Marshall, le projet européen, l’entrée de la RFA dans<br />

l’OTAN en 1955 ou la réconciliation franco-allemande en 1963) n’a été proposé à la<br />

Russie. La question de savoir pourquoi il n’y a pas eu de grande initiative de ce type<br />

se pose en particulier dans le cas de Jacques Chirac, qui a été au cours des deux<br />

dernières décennies l’un des responsables politiques occidentaux le plus ouvert à la<br />

coopération avec la Russie. Il a pris de nombreuses initiatives destinées à associer<br />

la Russie à l’espace euro-atlantique, il lui a tendu la main, mais il n’a pas bouleversé<br />

les fondements des rapports entre l’UE, l’Alliance Atlantique et la Russie. Pour<br />

autant que l’on sache, il n’a cherché ni à susciter un débat sur la forme que pourrait<br />

prendre une association UE-Russie allant au-delà de l’Accord de partenariat et de<br />

coopération, ni à engager, dans le domaine de la sécurité, une réflexion sur un<br />

projet commun de grande envergure, voire sur la possibilité d’une adhésion de la<br />

Russie à l’Alliance Atlantique qui aurait scellé la réconciliation russo-occidentale et<br />

imposé un autre regard sur l’ancien adversaire. Le président Chirac s’est arrêté en<br />

quelque sorte à mi-chemin. Ses successeurs ont été dans ce domaine encore plus<br />

conservateurs que lui.<br />

Quant aux dirigeants russes, ils ont mis en place depuis maintenant plusieurs<br />

années une politique de communication destinée à véhiculer une autre image, plus<br />

positive de leur pays. Ils ont réorganisé l’audiovisuel extérieur (prise de participation<br />

dans le capital d’Euronews puis création en 2005 de Russia Today qui émet en<br />

anglais), développé la presse écrite (création en 2007 de La Russie d’Aujourd’hui,<br />

supplément mensuel publié dans de grands journaux internationaux, dont Le<br />

Figaro), mis en place des projets comme le Club de discussion Valdaï, des ONG et<br />

des fondations qui ont pour mission de renforcer la présence russe dans le monde<br />

et de participer aux grands débats, valorisé le concours « d’amis de la Russie »<br />

comme Gerhard Schroeder ou Gérard Depardieu. En France, ils ont fondé un<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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28<br />

Anne de Tinguy<br />

Institut de la démocratie et de la coopération, « think-tank non gouvernemental »<br />

dont l’objectif est de « corriger les idées fausses » et de promouvoir la conception<br />

russe des relations internationales. Souvent considérées comme des relais de la<br />

voix du Kremlin, beaucoup de ces initiatives ne semblent pas pour le moment<br />

avoir trouvé le positionnement qui leur permettrait de s’imposer. Le problème<br />

d’image de la Russie étant, on l’a dit, avant tout lié à l’évolution interne du pays,<br />

elles se heurtent aussi et surtout aux réalités nationales.<br />

Conclusion : la logique de la distanciation prendra-t-elle le dessus ?<br />

La détérioration des perceptions de la Russie pèse sur la relation France/<br />

EU-Russie. Elle a pour conséquence un durcissement des attitudes à l’égard de<br />

la Russie et une moindre perméabilité des Français comme des autres Européens<br />

aux positions prises par le Kremlin. Les résultats des enquêtes citées ci-dessus en<br />

attestent clairement. La Russie paraît par ailleurs de plus en plus lointaine. Au<br />

milieu des années 2000, Dov Lynch de l’Institut d’études de sécurité de l’UE notait<br />

déjà que la Russie s’éloignait de l’image que nous avions d’elle, qu’elle n’évoluait pas<br />

comme nous souhaitions et pensions qu’elle évoluerait. Un rapport de l’Assemblée<br />

nationale concluait à la même époque que « la Russie est un pays irréductible aux<br />

typologies occidentales ». Aujourd’hui, celle-ci apparaît en effet de moins en moins<br />

« comme nous » : les positions que prennent les Russes apparaissent de plus en<br />

plus décalées par rapport à celles des Français. L’enquête 2012 du German Marshall<br />

Fund est à cet égard éclairante. Les réponses apportées par les uns et les autres<br />

aux questions sur « les régions du monde les plus importantes pour les intérêts<br />

nationaux » de leur pays, le rapport à la Chine, l’approche américaine en matière de<br />

relations internationales, l’intervention en Libye, le principe de la « responsabilité<br />

de protéger les civils d’autres États de la violence » et la question des valeurs et de<br />

la démocratie révèlent des visions du monde très divergentes. Perçue comme de<br />

plus en plus différente, la Russie est ipso facto considérée comme faisant de moins<br />

en moins partie de l’espace européen (au sens UE).<br />

Deux logiques dominent depuis 1991 les relations russo-européennes.<br />

La première est celle du rapprochement et de l’association. La seconde, celle de<br />

la distanciation. Les deux sont à l’œuvre, mais les regards actuellement portés<br />

en France sur la Russie suggèrent que la seconde gagne du terrain. Les intérêts<br />

communs étant réels, le risque n’est pas une rupture, mais une coexistence qui ne<br />

permettrait pas à la Russie de prendre toute sa place en Europe.<br />

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30<br />

Vu de Moscou<br />

Les relations franco-russes, hier et demain<br />

Evguenia Obitchkina<br />

Quand ils évoquent les relations franco-russes, les responsables russes ne<br />

manquent jamais de rappeler l’amitié historique qui lie les deux pays. Si on laisse de<br />

côté l’attraction mutuelle particulière existant entre deux des plus riches cultures<br />

européennes pour s’intéresser exclusivement au champ politique, il convient avant<br />

toute chose de se remémorer l’Alliance franco-russe de 1893, qui anticipait la<br />

Première Guerre mondiale. À l’époque soviétique, la renaissance de l’idée d’une<br />

alliance Moscou-Paris a abouti à l’Accord franco-soviétique de 1944. Dans les deux<br />

cas, ces rapprochements qui visaient à parer à la menace allemande furent des<br />

unions sans amour : les divergences étaient trop profondes entre la France libérale<br />

et républicaine et la Russie tsariste puis soviétique.<br />

Après l’instauration de la V ème République, la relation spéciale avec Moscou est<br />

devenue l’une des composantes essentielles de la politique étrangère de Charles de<br />

Gaulle. La France cherchait à « s’inviter » dans le dialogue des deux superpuissances.<br />

L’URSS, qui voyait dans l’éloignement de Paris vis-à-vis de Washington un signe de<br />

l’affaiblissement de l’unité transatlantique, a voulu utiliser cet état de faits à la fois<br />

pour résoudre le problème allemand d’une façon conforme à ses intérêts et pour<br />

promouvoir avec la France l’idée d’une détente européenne. Cependant, Moscou<br />

ne pouvait que constater qu’à chaque montée de tension entre l’Est et l’Ouest, la<br />

France restait invariablement une alliée fidèle des États-Unis. L’arrivée au pouvoir<br />

de François Mitterrand, qui a coïncidé avec la crise de la détente, semblait annoncer<br />

une rupture avec la politique gaullienne consistant à développer un dialogue horsblocs<br />

avec l’Union soviétique. Pourtant, ni la suspension des discussions francosoviétiques<br />

au plus haut niveau au début des années 1980, ni le soutien actif de<br />

Paris au déploiement des missiles nucléaires américains en Europe ne se sont<br />

accompagnés d’une réduction des liens économiques bilatéraux. D’ailleurs, c’est<br />

Evguenia Obitchkina, Professeur à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou<br />

(MGIMO).<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Vu de Moscou<br />

précisément à cette époque qu’a été conclu l’accord « gaz contre gazoducs », selon<br />

lequel la France obtenait du gaz sibérien et l’Union soviétique des équipements<br />

de pointe pour ses stations de pompage. Ainsi, le vecteur de la politique n’avait<br />

pas changé : aux yeux de Moscou, la France était toujours un pays privilégiant ses<br />

intérêts nationaux à la solidarité transatlantique.<br />

Mais la dynamique des relations bilatérales continuait de dépendre du climat<br />

global des relations entre l’Est et l’Ouest. Les périodes de rapprochement succédaient<br />

aux refroidissements, ce qui nourrissait le scepticisme des observateurs à propos des<br />

sempiternelles déclarations sur les « relations privilégiées » de Moscou et Paris. Un<br />

scepticisme particulièrement vivace parmi les experts français, largement acquis<br />

à un paradigme civilisationnel transatlantique datant de l’époque de la Guerre<br />

froide. Au centre de cette vision du monde, il y a le noyau transatlantique que<br />

forment les États-Unis et l’Europe occidentale. L’URSS/Russie n’appartenant pas<br />

à cet ensemble, il convient d’avoir avec elle des relations conformes aux standards<br />

occidentaux et aux intérêts d’un bloc occidental nécessairement solidaire.<br />

Ce scepticisme est si profondément enraciné qu’il est susceptible de refroidir<br />

l’enthousiasme des analystes et des praticiens russes des relations franco-russes.<br />

Ceux-ci sont pour la plupart non seulement d’excellents connaisseurs de la<br />

France, mais aussi de grands francophiles. Néanmoins, leur adhésion à l’idée d’un<br />

partenariat privilégié ne découle pas seulement de la sympathie qu’ils éprouvent<br />

à l’égard de la France. Elle reflète les priorités réelles de la politique étrangère de<br />

Moscou, qui se languit de l’Europe. L’abandon de la vision du monde héritée de la<br />

Guerre froide pourrait conférer une nouvelle dimension à une coopération russofrançaise<br />

enfin débarrassée de l’ambiguïté qui l’a marquée jusqu’à présent.<br />

L E C O M P L E X E E T C O M M E N T L E S U R M O N T E R<br />

À l’été 1990, dans un entretien accordé au Figaro, Zbigniew Brzezinski a nommé<br />

les deux vainqueurs de la Guerre froide : les États-Unis et l’Allemagne. Et deux<br />

vaincus : l’URSS et la France. Ces deux pays, expliquait-il, étaient des adversaires<br />

historiques du renforcement de l’Allemagne en Europe et devaient donc être<br />

considérés comme des victimes potentielles de la réunification allemande. Mais<br />

cette analyse était, en réalité, tournée vers le passé. Cette vision des choses rejetait<br />

dès le départ la possibilité de la construction d’une Europe dénuée de lignes de<br />

partage. Ce n’est pas le désespoir partagé par deux « vaincus » qui a rapproché<br />

Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand, mais la volonté de bâtir une « maison<br />

européenne commune ». La réunification allemande a été non la raison d’être, mais<br />

la toile de fond de leur étroite collaboration diplomatique.<br />

Impressionné par le courage de Gorbatchev, Mitterrand mettait en garde<br />

les autres leaders mondiaux contre toute intimidation à l’égard d’une Union<br />

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soviétique en pleine décomposition. Estimant que la politique impulsée par le<br />

leader soviétique annonçait une « révolution d’ampleur planétaire », le président<br />

français considérait qu’il ne fallait pas réagir aux bouleversements en cours en<br />

URSS de la même façon « qu’à un changement de gouvernement au Guatemala »<br />

— ce que Washington, selon lui, ne comprenait pas. Après la dissolution du Pacte<br />

de Varsovie, et parallèlement à la création de l’Union européenne sur la base<br />

de la Communauté économique européenne, Mitterrand a avancé l’idée d’une<br />

Confédération européenne censée réunir les pays de l’Europe post-communiste, y<br />

compris l’Union soviétique — sans détailler la forme que prendraient les relations<br />

entre cette Confédération et l’UE. La proposition de Mitterrand était à l’unisson<br />

de l’idée de « maison européenne commune » chère à Gorbatchev, et a d’ailleurs<br />

été entérinée dans l’Accord d’entente et de coopération entre la France et la Russie<br />

signé à Rambouillet le 29 octobre 1990. Mais l’idée d’une Confédération fut rejetée<br />

par les leaders est-européens, qui aspiraient à l’intégration de leurs pays dans le<br />

bloc des démocraties libérales à travers l’adhésion à l’OTAN et à l’UE.<br />

Après l’effondrement de l’Union soviétique, les relations entre Paris et Moscou<br />

connurent plusieurs étapes épousant aussi bien la dynamique globale des liens<br />

entre la Russie et l’Occident que le processus d’établissement de la Russie en tant<br />

que sujet de la politique mondiale. Chacune de ces étapes a également correspondu<br />

aux changements de priorités d’une politique étrangère française à la recherche de<br />

nouveaux leviers d’influence régionale et internationale.<br />

La dissolution de l’URSS a renforcé le rapport paternaliste de l’Occident envers<br />

la Russie, ce qui s’est reflété dans les relations franco-russes. La combinaison de<br />

la chute du système soviétique et de l’aspiration d’une Russie affaiblie à converger<br />

avec l’Occident a conféré au président français le rôle « leader » dans le couple<br />

Paris-Moscou. Cette évolution fut illustrée par l’Accord franco-russe de 1992 : la<br />

France s’engageait à contribuer au rapprochement de la Russie et de la CEE et à son<br />

intégration dans les institutions financières internationales à la condition que les<br />

normes de la démocratie et des droits de l’homme y soient respectées.<br />

À cette époque, l’Occident incarnait pour la Russie non seulement un modèle<br />

civilisationnel mais aussi, et avant tout, une source susceptible de lui apporter<br />

l’assistance financière nécessaire à son rétablissement économique. De ce point<br />

de vue, la France était un partenaire bienveillant. Lors d’un sommet du G7 tenu à<br />

Munich en juillet 1992, Mitterrand s’opposa au durcissement des exigences du FMI<br />

à l’égard de Moscou, de crainte qu’un refus du Fonds ne provoque l’effondrement<br />

définitif de l’État russe et une série de cataclysmes sociaux. Pour le président<br />

français, la Russie restait un acteur important des relations internationales.<br />

Ainsi, il a toujours insisté pour qu’elle soit invitée à participer au processus de<br />

règlement politique des conflits de l’ex-Yougoslavie. Lors du sommet de la CSCE<br />

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Vu de Moscou<br />

tenu à Budapest en 1994, Mitterrand fut le seul à se montrer compréhensif à l’égard<br />

du président Eltsine, hostile à l’élargissement de l’OTAN à l’Est. Le locataire du<br />

palais de l’Élysée alla jusqu’à qualifier cet élargissement d’« inutile et dangereux ».<br />

Cependant, le président français n’a pas soutenu l’idée, émise par George Bush Sr.,<br />

d’inclure Moscou dans le G7. Il était clair que, à ses yeux, la Russie avait perdu le<br />

statut de puissance mondiale.<br />

Au milieu des années 1990, la diplomatie russe dirigée par Evgueni Primakov<br />

s’est fixé pour objectif de rétablir l’influence internationale du pays et de surmonter<br />

le « complexe du vaincu ». Dans ce contexte, Moscou a particulièrement apprécié<br />

les propos du nouveau président français Jacques Chirac : « Tout ce qui consisterait<br />

à ne pas vouloir reconnaître la grandeur de la Russie et de son peuple conduirait<br />

à faire une erreur majeure sur le plan de la vision du monde de demain. » De<br />

cette façon, Paris participait à l’incorporation de la Russie dans le club d’élite<br />

des puissances industrielles développées. D’ailleurs, Chirac se déclara également<br />

favorable à l’adhésion de la Russie à l’OMC et au Club de Paris. La période 1995-<br />

1999, placée sous le signe des rapports de confiance établis par Chirac et Eltsine, a<br />

indiscutablement été celle du « partenariat privilégié » entre la France et la Russie.<br />

En 1996, pour permettre la vente en France d’obligations russes de court terme<br />

(GKO), les deux pays ont signé un accord sur le remboursement des « emprunts<br />

russes » (datant de l’époque tsariste) aux créanciers français. C’est à cette époque<br />

que fut créée la Commission bilatérale sur la coopération économique, scientifique<br />

et technique, co-présidée par les Premiers ministres des deux pays, et qu’il fut<br />

décidé de fonder une structure de coordination des relations : la Commission<br />

intergouvernementale franco-russe pour les questions de coopération bilatérale au<br />

niveau des chefs de gouvernement. L’année s’acheva par l’adoption du plan d’action<br />

de l’UE en faveur de Moscou, activement promu par la France. Enfin, notons que<br />

Paris a soutenu la demande russe d’adhésion au Conseil de l’Europe.<br />

Mais dès le milieu des années 1990, certains signaux avaient commencé<br />

d’indiquer qu’une collaboration étroite avec Moscou ne correspondait pas à la<br />

nouvelle configuration européenne. La ligne de démarcation entre l’ouest et l’est<br />

de l’Europe n’avait pas disparu : elle avait simplement été repoussée plus à l’est,<br />

jusqu’aux frontières de la Russie. L’intégration des pays d’Europe orientale dans la<br />

communauté occidentale se produisait parallèlement à leur rupture avec Moscou.<br />

Ce phénomène renforçait le vecteur atlantique du développement de l’Union<br />

européenne plus que le vecteur européen et continental, ce qui n’arrangeait ni la<br />

Russie, ni la France. Cette dernière se montrait réservée à l’égard de l’élargissement<br />

de l’OTAN vers l’est, auquel la Russie était résolument hostile. Au moment<br />

du sommet de Madrid de l’Alliance, à l’été 1997, Eltsine et Chirac, chacun à sa<br />

manière, se sont opposés à l’atlantisation de l’Europe téléguidée depuis les États-<br />

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Unis : en signe de protestation contre le plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN<br />

proposé à la Pologne, à la République tchèque et à la Hongrie, Eltsine a refusé<br />

de se rendre au sommet, où il avait été invité à l’initiative de Paris ; de son côté,<br />

Chirac, mécontent du rejet de son propre plan de réforme du bloc, a décidé que<br />

la France ne reviendrait pas dans le commandement militaire de l’OTAN comme<br />

c’était prévu.<br />

L’administration américaine se montrant extrêmement réticente à prendre en<br />

compte les intérêts de la Russie, la mise en œuvre d’un « partenariat privilégié »<br />

avec la « vieille » Europe est devenue encore plus vitale pour Moscou. Les Russes<br />

caressèrent le projet d’une « grande troïka européenne » — une alliance susceptible<br />

de compenser la perte d’influence régionale de la Russie. À l’automne 1997, les<br />

leaders de la Russie, de la France et de la RFA ont convenu d’organiser chaque année<br />

des réunions trilatérales. Eltsine déclara que, dorénavant, l’Europe « se passerait du<br />

Monsieur d’outre-Atlantique ». Mais Jacques Chirac et Helmut Kohl signalèrent<br />

explicitement que leur participation à la « grande troïka » ne contrevenait<br />

aucunement à leur engagement au sein de l’UE et à leur alliance avec les États-<br />

Unis. La France, qui se donnait à cette époque pour but prioritaire de confirmer<br />

son statut de puissance dotée d’une responsabilité mondiale, avait de plus en plus<br />

de mal à résister à l’attraction exercée par la superpuissance américaine, d’autant<br />

plus qu’il semblait alors que le monde était revenu à un modèle civilisationnel<br />

unique, sous l’égide des démocraties libérales occidentales. Le maintien de son<br />

appartenance au groupe des leaders ne permettait pas à Paris de développer<br />

parallèlement des relations privilégiées avec la Russie.<br />

U N PA R T E NA R IAT O P T I O N N E L<br />

La participation de la France à l’opération de l’OTAN en Yougoslavie en 1999<br />

fut le moment de vérité. Même si Chirac avait pris le soin d’avertir Eltsine, en<br />

lui téléphonant en pleine nuit, du bombardement imminent de Belgrade, le<br />

président russe ne pardonna pas à son homologue français le ralliement total de<br />

Paris à Washington. Eltsine condamna les agissements de l’OTAN, qu’il qualifia<br />

d’agression injustifiée, et reçut froidement Chirac venu lui demander de soutenir,<br />

au Conseil de sécurité de l’ONU, l’ingérence de l’Alliance atlantique dans la crise du<br />

Kosovo. Le cas kosovar a constitué un précédent en termes d’intervention armée<br />

de l’OTAN dans les affaires intérieures d’un État européen souverain au nom de la<br />

défense des droits de l’homme. Eltsine sentait sans doute qu’il aurait pu partager le<br />

destin de Milosevic — à ceci près que la Russie avait conservé ses armes nucléaires,<br />

principale garantie contre toute intervention extérieure.<br />

Au même moment, l’UE adopta une stratégie générale à l’égard de la Russie.<br />

Sur les dossiers les plus tendus, les Français se mirent de plus en plus souvent à se<br />

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Vu de Moscou<br />

tourner vers Bruxelles. Le temps des relations bilatérales privilégiées était révolu.<br />

Le coup était d’autant plus dur pour Eltsine que le rang de « suiveur » que lui<br />

attribuait l’Occident était incompatible aussi bien avec les exigences sécuritaires de<br />

la Russie qu’avec ses intérêts en matière de développement intérieur.<br />

Depuis la fin de la Guerre froide, la France s’était toujours montrée<br />

particulièrement préoccupée par l’état de la démocratie en Russie. Or, deux mois<br />

après la fin de l’opération au Kosovo, démarrait la seconde campagne militaire en<br />

Tchétchénie. Chirac devint le critique le plus implacable de Moscou, accusant le<br />

pouvoir russe de violations massives des droits de l’homme dans la république<br />

rebelle et menaçant le pays de sanctions économiques.<br />

La rupture personnelle définitive est intervenue lors du sommet de l’OSCE tenu<br />

à Istanbul fin 1999 : irrité par les critiques formulées par son « ami Jacques », Eltsine<br />

quitta la réunion. À la suite de cet esclandre, Paris cessa d’être un interlocuteur<br />

privilégié de la direction russe. Après son élection à la présidence, Vladimir<br />

Poutine a attendu dix mois avant de se rendre en France. Poutine ne souhaitait<br />

pas écouter les sermons du chef d’un État qui offrait l’hospitalité aux leaders<br />

séparatistes tchétchènes. Il dut finalement faire le voyage de Paris à l’occasion<br />

du sommet UE-Russie d’octobre 2000, la France exerçant alors la présidence de<br />

l’Union européenne.<br />

Les attentats du 11 septembre 2001 renforcèrent la détermination des États-<br />

Unis à exercer un leadership mondial ; mais, dans le même temps, ces attaques<br />

signifièrent la fin de l’« unipolarisation » du monde, dans la mesure où elles<br />

mirent en évidence les risques liés à la politique de puissance unilatérale conduite<br />

par Washington. Une nouvelle instance de collaboration fut créée à l’été 2002 :<br />

le Conseil de coopération franco-russe sur les questions de sécurité. En 2003,<br />

la France et l’Allemagne, ainsi que la Chine et la Russie, se prononcèrent contre<br />

un règlement par la force de la question irakienne. Dans le nouveau contexte<br />

géopolitique, Moscou et Paris se rapprochèrent autour d’une même stratégie visant<br />

à construire un monde multipolaire dont la stabilité reposerait sur le respect du<br />

droit international.<br />

Le milieu des années 2000 fut marqué par une nouvelle montée des tensions<br />

dans les relations entre les deux pays. La France appuyait la politique de « nouveau<br />

voisinage » de l’Union européenne — une politique obéissant au principe du<br />

« donnant-donnant ». Or, la Russie, pour citer Sergueï Lavrov, ne voulait « pas<br />

être le matériau qui servirait au nouveau projet occidental de remodelage de<br />

l’Europe orientale ». Après 2006, ayant remboursé ses dettes extérieures, la Russie<br />

se reconcentra sur la politique internationale. C’est précisément à cette époque<br />

qu’elle initia, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, les consultations des<br />

pays du groupe des BRICS. Cette combinaison diplomatique prometteuse allait<br />

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sensiblement modifier la politique étrangère russe : le partenariat avec l’Occident<br />

deviendrait dès lors optionnel. La nouvelle ligne politique russe attribuait une<br />

place prépondérante au facteur énergétique. Désireuse de neutraliser l’« arme<br />

énergétique » russe, la France se mit à promouvoir des projets d’acheminement<br />

d’hydrocarbures d’Asie centrale contournant la Russie et à prendre le parti de<br />

l’Ukraine dans ses différends gaziers avec Moscou. Cependant, dans un contexte<br />

de refroidissement global des rapports entre la Russie et l’Occident, Moscou<br />

appréciait la prudence affichée par Paris dans les débats entourant la création<br />

d’une défense antimissile européenne, ainsi que la volonté française de régler le<br />

problème nucléaire iranien par la négociation.<br />

Après la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle de 2007, le<br />

partenariat stratégique avec la France est resté un élément important — mais<br />

pas indiscutable — de la politique russe. L’atlantisme déclaré du nouveau leader<br />

n’incitait pas Moscou à l’optimisme. Pour autant, les principes directeurs de la<br />

politique étrangère française ne dépendent pas du bon vouloir du président : pour<br />

entretenir un rang de puissance dotée d’une responsabilité globale, la France doit<br />

défendre les intérêts européens, lesquels ne sont pas toujours identiques à ceux des<br />

États-Unis. C’est ce qui fonde la coopération française avec la Russie. Moscou a<br />

réagi avec calme à la décision de Sarkozy de revenir dans les structures militaires de<br />

l’Alliance du Traité de l’Atlantique Nord, même si, parmi les raisons ayant présidé<br />

à cette décision, il y avait « le retour de la Russie à une politique d’affirmation<br />

de sa puissance ». Cette sérénité russe s’explique par le fait que ni l’URSS en son<br />

temps, ni la Russie dernièrement n’avaient obtenu le moindre avantage du statut<br />

« particulier » de Paris au sein de l’OTAN. De plus, il était permis d’espérer que<br />

la France réintégrait le commandement militaire de l’Alliance avec l’intention de<br />

faire progresser une défense commune européenne visant à protéger les intérêts<br />

du continent entier.<br />

Moscou accueillit avec espoir la présidence française de l’UE au second<br />

semestre 2008 : ce mandat devait contribuer à la signature d’un nouvel accord entre<br />

la Russie et l’Union européenne. Et, même si les négociations furent interrompues<br />

par le conflit qui a éclaté en août au Caucase, il est fondamental que l’Europe ait été<br />

à cette période incarnée par la France et non par un autre pays. Sarkozy endossa<br />

un rôle de médiateur entre Moscou et Tbilissi. Ce fut une médiation bienveillante<br />

pour Moscou, grâce au dialogue constant entretenu par les deux parties dans le<br />

cadre du Conseil de coopération franco-russe sur les questions de sécurité, grâce<br />

aussi au refus de la France d’octroyer à la Géorgie et à l’Ukraine un plan d’adhésion<br />

à l’OTAN. Mais la crise géorgienne a également mis en évidence la différence des<br />

approches russe et française. À ce jour, les auteurs du plan Medvedev-Sarkozy<br />

continuent d’en faire des lectures différentes. Par la suite, si le président français<br />

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Vu de Moscou<br />

a souligné que les actions de Moscou étaient « une réaction provoquée par les<br />

actions de Saakachvili », il n’en a pas moins qualifié cette réaction russe d’ «<br />

inadéquate ». La Russie interpréta cette déclaration comme une manifestation des<br />

« doubles standards » appliqués par l’Occident — un Occident qui, déplorait-elle,<br />

réagit très différemment à la proclamation d’indépendance du Kosovo et à celles<br />

de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Malgré ces divergences, la France a bloqué<br />

l’adoption de sanctions antirusses par l’Union européenne.<br />

De façon paradoxale, le fait que l’UE n’ait jamais disposé d’une stratégie<br />

commune de long terme concernant le développement de ses relations avec la<br />

Russie a contribué à accroître la valeur des relations bilatérales franco-russes.<br />

La crise économique mondiale y est aussi pour beaucoup. Lorsque Medvedev<br />

a mis le cap sur la modernisation, la France fut régulièrement citée en Russie<br />

parmi les principales « sources » de la modernisation occidentale (même si elle<br />

était précédée dans cette liste par l’Allemagne et l’Italie). Paris décida de ne pas<br />

promouvoir activement les projets d’acheminement d’hydrocarbures contournant<br />

la Russie et choisit au contraire de participer aux gazoducs Nord Stream et South<br />

Stream. Lors de l’ouverture de l’année croisée France-Russie, en présence de Dmitri<br />

Medvedev, le président français appela à « tourner la page de la Guerre froide »<br />

dans les relations entre les deux pays. Ces propos, rappelons-le, ont été tenus dans<br />

un contexte d’hostilité (de la part de l’Estonie, la Lituanie, la Pologne et la Géorgie)<br />

ou de méfiance (États-Unis) quant au projet de vente à Moscou du bâtiment<br />

de projection et de commandement Mistral — la première transaction entre la<br />

Russie et un pays de l’OTAN liée à la transmission de technologies militaires. Si<br />

la crise économique mondiale a sans doute été l’une des principales raisons de<br />

cette décision, les autorités françaises ont préféré donner une version politique<br />

des motivations ayant présidé à cet accord sans précédent. Le secrétaire d’État aux<br />

affaires européennes Pierre Lellouche a déclaré que le contrat illustrait la volonté<br />

d’effectuer « une révision des relations avec la Russie, que Paris et Berlin défendent<br />

ardemment. (…) On ne peut placer la Russie sous embargo tout en prétendant la<br />

traiter en amie et en partenaire. Les intérêts stratégiques communs l’emportent sur<br />

les divergences d’hier. »<br />

Durant cette période, les intérêts communs consistaient surtout à contrer les<br />

menaces émanant des régimes islamistes radicaux, à savoir le programme nucléaire<br />

iranien et les talibans afghans. Mais la Russie échoua à convaincre la France de<br />

présenter une initiative conjointe visant à faire ratifier le texte d’un nouveau Traité<br />

de sécurité européenne présenté par Medvedev. À Paris, ce projet suscita plus<br />

d’objections que d’enthousiasme.<br />

Le « printemps arabe » engendra de nouvelles divergences fondamentales<br />

dans le dialogue franco-russe concernant la construction du nouveau système<br />

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international. La fin de la perspective d’un leadership américain global n’était<br />

que l’illustration de la nouvelle donne : le monde était entré dans l’époque de<br />

la puissance relative (et non plus absolue) et, surtout, l’Occident avait perdu sa<br />

supériorité indiscutable et ne pouvait plus prétendre incarner l’unique modèle<br />

civilisationnel souhaitable pour tous les pays de la planète. La France et la Russie se<br />

retrouvèrent à une croisée des chemins et empruntèrent des directions différentes.<br />

Sarkozy choisit la voie de la consolidation atlantique. La Russie, elle, estima que<br />

ses intérêts seraient mieux défendus si elle préservait l’élément national dans sa<br />

politique étrangère ; ce que permettait justement le format des BRICS et sa nouvelle<br />

philosophie des relations internationales refusant de diviser le monde en blocs et<br />

rejetant le paradigme obsolète Ouest-Est et Nord-Sud, qui se résume à répartir les<br />

pays entre « ceux qui mènent la danse » et « ceux qui suivent le mouvement ».<br />

Le temps du dialogue confiant qui a marqué les meilleures années des<br />

partenariats Chirac-Eltsine et Medvedev-Sarkozy semble révolu. Moscou l’a<br />

ressenti lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU a examiné les dossiers libyen,<br />

puis syrien. Dans le premier cas, la Russie n’a pas réussi à obtenir de ses collègues<br />

occidentaux une délimitation claire des actions autorisées pour mettre en œuvre<br />

une « zone d’exclusion aérienne » au-dessus de la Libye. En initiant l’opération<br />

de l’OTAN en Libye, Sarkozy a rompu avec la prudence généralement propre aux<br />

Européens dans les questions relatives au recours à la force militaire. Moscou<br />

reprocha aux participants à l’opération d’avoir en toute connaissance de cause<br />

dépassé le mandat défini par la résolution 1973 —fondamentalement, les Russes<br />

accusaient en pratique les Occidentaux de s’être livrés à un double jeu. Cet<br />

épisode explique l’opposition ultérieure de la Russie à la position occidentale en<br />

général et française en particulier sur le cas syrien. Moscou considère que toute<br />

intervention armée dans les conflits politiques intérieurs d’États souverains est<br />

intolérable, et affirme que l’Occident a désigné arbitrairement les coupables dans<br />

les conflits en question.<br />

Le problème syrien est devenu un élément clé du dialogue politique francorusse<br />

dans les premiers mois du mandat du nouveau président, François Hollande.<br />

Lors du second semestre 2012, la France a présidé le Conseil de sécurité de<br />

l’ONU. Allant à l’encontre du cap défini par son prédécesseur Sarkozy, Hollande<br />

a reconnu que les pays de l’OTAN avaient dépassé les prérogatives attribuées par<br />

la résolution 1973 sur la Libye — et admettait donc, indirectement, la légitimité<br />

de la position russe. Hostile à une intervention directe sans l’accord du Conseil de<br />

sécurité de l’ONU, François Hollande conditionne cependant toute possibilité de<br />

règlement politique en Syrie au départ de Bachar el-Assad — sur ce dernier point,<br />

Paris est en désaccord avec Moscou. Le soutien de la France à la formation et à<br />

la reconnaissance de la Coalition nationale de l’opposition visait à créer en Syrie<br />

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Vu de Moscou<br />

une force loyale à l’Occident pour contrebalancer le Conseil national syrien, lié<br />

à l’extrémisme islamique. Selon Hollande, la position de la Russie et de la Chine,<br />

qui n’ont pas intérêt à un changement de régime en Syrie, « affaiblit » le poids du<br />

Conseil de sécurité de l’ONU dans la résolution de la crise, contribuant à l’escalade<br />

et à l’amplification de l’extrémisme armé. Dans le même temps, pour Hollande,<br />

surmonter la crise de la dette en Europe importe bien plus que les bénéfices douteux<br />

que pourrait lui apporter une intervention armée « humanitaire » comparable à<br />

celle qui avait séduit Sarkozy.<br />

François Hollande est un élève et un successeur du grand pragmatique que<br />

fut François Mitterrand. Comme Mitterrand, il est arrivé au pouvoir en pleine<br />

crise économique et ses relations avec Moscou dépendront avant tout de l’intérêt<br />

des deux parties à entretenir et développer leur coopération économique. En<br />

outre, de même que Mitterrand, il est fidèle à la tradition de la Vème République<br />

et a l’intention de défendre l’indépendance et l’influence planétaire de la France<br />

— mais avec réalisme. La politique étrangère conduite par François Hollande<br />

lors de ses premiers mois au pouvoir ne permet pas de conclure qu’il possède<br />

une stratégie de long terme répondant au nouveau rapport de forces qui s’est<br />

établi dans le monde. Le problème ne réside pas dans le fait qu’il ne se montre<br />

guère empressé de revenir à une coopération étroite avec la Russie afin d’en<br />

faire l’un des piliers continentaux de l’Europe face à une puissance chinoise<br />

en pleine progression. Certes, un tel positionnement aurait réconforté les<br />

« occidentalistes » russes mais il arriverait, aujourd’hui, probablement trop<br />

tard. Ce qui pose problème, c’est que les « messages » envoyés par Hollande à<br />

Moscou ne sortent jamais du cadre des habituelles interactions ambiguës de la<br />

France et de la Russie, tandis que les rapports personnels Poutine-Hollande ne<br />

se caractérisent pas par la compréhension réciproque qui permettait à Poutine et<br />

Sarkozy d’atténuer leurs divergences politiques. Le nouveau président a l’intention<br />

de « ne pas cacher les désaccords » et de « dire clairement à la Russie ce qui doit<br />

l’être, notamment sur les droits de l’homme » ; cependant, il est peu probable que<br />

sa politique reviendra aux années 1990, quand Mitterrand et Chirac cherchaient<br />

à peser sur le développement intérieur de la Russie. L’« affaire Depardieu », audelà<br />

de l’aspect anecdotique, a souligné la distinction stylistique existant entre<br />

les élites politiques russes et françaises d’aujourd’hui. Les milieux d’affaires et les<br />

représentants du show-business français ont saisi la caractéristique principale<br />

du pouvoir russe post-eltsinien : une rupture formationnelle avec le paradigme<br />

soviétique, une sorte de « Thermidor tardif » de la révolution russe. De nombreux<br />

Français considèrent la Russie comme « un paradis pour les riches ». L’hédonisme<br />

et le rejet ostentatoire de l’ascèse socialiste propres aux élites russes séduisent des<br />

individus au tempérament rabelaisien comme Depardieu ; mais dans un contexte<br />

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de crise ces traits suscitent l’hostilité du Français moyen auquel Hollande et son<br />

entourage cherchent à plaire.<br />

Cependant, les Russes ont saisi un signal important : Hollande, de même<br />

que Mitterrand, est avant tout un Européen, ce en quoi il se distingue de l’euroatlantiste<br />

Sarkozy. Déclarant qu’il était nécessaire d’évaluer les effets du retour<br />

de la France dans le commandement militaire de l’OTAN, le nouveau président<br />

a demandé que des ajustements soient apportés au projet de défense antimissile<br />

européenne qui, à ses yeux, met en péril le concept même de dissuasion nucléaire.<br />

Cette position ouvre une nouvelle fenêtre d’opportunité pour un dialogue<br />

franco-russe privilégié sur les questions de sécurité européenne. Autre élément<br />

important : au cours des dix dernières années, le dialogue politique des deux<br />

pays a été complété par une coopération économique et scientifico-technique<br />

qui importe bien plus, en temps de paix, que les alliances militaro-politiques. Du<br />

point de vue du développement des relations bilatérales, la nomination de Jean-<br />

Pierre Chevènement au poste de représentant spécial du président français pour la<br />

Russie constitue un signe encourageant. Avant tout parce qu’il s’agit d’un homme<br />

politique indépendant et raisonnable, aussi hostile au « politiquement correct »<br />

buté qu’à l’interventionnisme humanitaire irréfléchi. Sa vision de l’avenir s’inscrit<br />

dans la longue perspective historique bien plus que dans la conjoncture politique<br />

immédiate. D’où sa conviction que le dialogue franco-russe se déroule sur fond<br />

d’une menace commune aux deux parties : celle de l’extrémisme islamique.<br />

Même si à long terme la France et la Russie sont toutes deux appelées à passer<br />

de nouvelles alliances dans le monde de la puissance relative, leurs relations<br />

bilatérales, à court terme, dépendront largement de leur capacité à élaborer et à<br />

actionner de nouveaux leviers permettant de surmonter la crise économique. Il n’y<br />

a là rien de bien nouveau, à ceci près que le Kremlin est prêt à recourir à n’importe<br />

quel vent portant (qu’il vienne d’Ouest ou d’Est) pour « gonfler les voiles de la<br />

modernisation ». Or, cette attitude a une importance fondamentale pour les relations<br />

franco-russes, dans la mesure où elle revient à restreindre presque totalement la<br />

modernisation aux domaines économique et technologique. Par conséquent, on<br />

peut affirmer que la coopération de Moscou et de Paris va continuer de reposer sur<br />

des intérêts pragmatiques bien plus que sur leur proximité civilisationnelle.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Cycles politiques<br />

« - J’aimerais bien échanger des idées avec ce Français.<br />

- Pourquoi ?<br />

- Pour qu’il ait mes idées et moi les siennes. »<br />

Paru dans la presse d’émigration russe à Paris, 1930.<br />

L’année 2012 aura été un « test grandeur<br />

nature » pour le système politique mis en place par<br />

Vladimir Poutine dans les années 2000. Un test dont<br />

les résultats sont encore à calculer et à analyser. <br />

Les élections françaises de 2012<br />

Gérard Grunberg<br />

42<br />

2012, année de transition ou de rupture ?<br />

Mikhaïl Vinogradov<br />

50


42<br />

Les élections françaises de 2012<br />

Pourquoi la présidence de François Hollande<br />

ne sera pas un « long fleuve tranquille »<br />

Gérard Grunberg<br />

Les élections nationales du printemps 2012 ont provoqué la septième alternance<br />

politique depuis 1981. La gauche, dans l’opposition depuis 2002, est revenue au<br />

pouvoir avec la victoire présidentielle de François Hollande en mai puis la victoire<br />

législative du Parti socialiste en juin.<br />

À la seule exception de 2007, aucune majorité législative sortante n’a gagné les<br />

élections depuis 1981. En 2012, l’alternance était attendue et prévue par les sondages.<br />

L’ampleur de la crise économique et de la crise européenne avait considérablement<br />

affaibli la popularité du président de la République, Nicolas Sarkozy, et de son parti,<br />

l’UMP. Comme en 2007, le principal challenger du candidat de l’UMP était celui du<br />

Parti socialiste. La victoire présidentielle de François Hollande a été le plus souvent<br />

analysée comme une victoire par défaut, les électeurs ayant voté davantage contre<br />

Nicolas Sarkozy que pour son concurrent au second tour de l’élection présidentielle.<br />

Il y a dans cette analyse une part de vérité. Néanmoins, si les Français semblaient<br />

en majorité souhaiter le départ du président sortant, encore fallait-il qu’il existe<br />

un challenger crédible parmi les autres candidats. François Hollande a su être ce<br />

challenger. Il convient donc d’abord d’analyser les conditions dans lesquelles il a su<br />

conquérir cette position de challenger crédible.<br />

L E PA R C O U R S D E F R A N Ç O I S H O L L A N D E<br />

E T L A P R I M A I R E S O C IA L I S T E D E 2 0 1 1<br />

Seul le Parti socialiste pouvait produire un adversaire capable de battre le président<br />

sortant. En effet, depuis 1981, seuls les deux grands partis de gouvernement,<br />

gaulliste (RPR puis UMP) et socialiste, ont été en mesure de remporter cette<br />

élection. Depuis l’instauration du quinquennat présidentiel et l’inversion du<br />

calendrier électoral en 2002, les élections nationales sont devenues une sorte de<br />

Gérard Grunberg, Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’études européennes<br />

de Sciences-Po.<br />

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Les élections françaises de 2012<br />

consultation à quatre tours : deux tours d’élection présidentielle et deux tours<br />

d’élections législatives. Seuls ces deux partis ont une chance de gagner ces quatre<br />

tours de scrutin et donc d’exercer l’essentiel du pouvoir puisque le régime de la<br />

Vè République est un régime mixte, parlementaire et présidentiel, dans lequel<br />

le président ne peut exercer le pouvoir exécutif dans toute son étendue que s’il<br />

dispose d’une majorité à l’Assemblée nationale.<br />

En 2010, alors que la cote de popularité de Nicolas Sarkozy s’effondrait, le Parti<br />

socialiste pensait que Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre des finances et<br />

directeur général du FMI, serait en mesure de battre le président sortant et de<br />

ramener les socialistes au pouvoir. Mais son arrestation à New York, le 15 mai 2011,<br />

laissa le Parti socialiste stupéfait et désorienté. Sa Première secrétaire, Martine<br />

Aubry, fut alors poussée par la direction du parti à présenter sa candidature. Cette<br />

candidature apparut cependant comme une candidature par défaut et sa victoire<br />

éventuelle semblait loin d’être certaine. C’est dans cette situation que la candidature<br />

de François Hollande a émergé.<br />

La carrière politique de François Hollande a été très diversifiée. Au sein du Parti<br />

socialiste, il a gravi un à un tous les échelons. Après la défaite législative socialiste de<br />

1986, il rejoint l’équipe d’experts de Lionel Jospin, Premier secrétaire du parti depuis<br />

1981. En 1994, il est nommé secrétaire national chargé des questions économiques.<br />

Lionel Jospin le choisit comme Premier secrétaire par intérim du parti socialiste<br />

lorsqu’il prend la tête du gouvernement après la victoire législative socialiste de<br />

1997. Lors du Congrès de Brest, à la fin de l’année, François Hollande est élu Premier<br />

secrétaire en titre. Il le demeurera jusqu’au congrès de Reims en 2008.<br />

À cette carrière au sein du Parti, François Hollande a ajouté une riche carrière<br />

élective et notamment, comme son modèle François Mitterrand, une carrière d’élu<br />

local. Il est élu en 2001 maire de Tulle et réélu en 2008. Dans le même temps, il<br />

est élu conseiller général de Corrèze et prend la présidence du Conseil général<br />

de ce département qui était aux mains de la droite depuis 1970. Au niveau<br />

national, François Hollande est élu député aux élections de 1988 dans la première<br />

circonscription de Corrèze. Battu en 1993, il retrouve en 2002 son siège de député<br />

qu’il conserve en 2007. Ainsi, il a accompli le double cursus d’élu et de dirigeant<br />

d’un des deux grands partis présidentiels, cursus honorum nécessaire pour pouvoir<br />

aspirer aux plus hautes fonctions politiques.<br />

Si François Hollande a accompli un parcours politique lui donnant une chance<br />

réelle de parvenir aux plus hautes fonctions politiques, l’année 2005 fut pour lui<br />

une année noire qui donna un coup de frein à sa carrière politique.1 En effet,<br />

il avait pris le risque, l’année précédente, de s’engager fortement en faveur de la<br />

ratification du Traité constitutionnel européen et d’organiser un référendum<br />

interne au parti socialiste sur cette question. Il gagna ce référendum mais son<br />

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43


44<br />

Gérard Grunberg<br />

initiative divisa profondément le Parti socialiste. La victoire du non au référendum<br />

national affaiblit considérablement sa position de Premier secrétaire. Il tenta alors<br />

de réunifier le parti sous sa direction mais la synthèse politique qu’il réalisa à cet<br />

effet au Congrès du Mans, fin 2005, synthèse sans véritable contenu politique et<br />

qualifiée de « molle » par les observateurs, porta une grave atteinte à son leadership.<br />

Privé de soutiens suffisants dans l’opinion, critiqué dans le parti, il décida de ne pas<br />

être candidat à l’élection présidentielle de 2007 puis, en 2008, à la veille du Congrès<br />

de Reims, il renonça à tenter de conserver son poste de Premier secrétaire. La<br />

conquête de ce poste par Martine Aubry, avec laquelle il ne s’entendait pas, ouvrit<br />

pour lui une période nouvelle. Il se retrouva isolé et sans image politique forte<br />

dans l’opinion publique. Personne à l’époque n’aurait misé sur son avenir politique.<br />

Isolé mais cependant libre de ses mouvements, François Hollande prit en 2009 la<br />

décision d’être candidat à l’élection présidentielle de 2012. Une décision mûrie et<br />

réfléchie, fondée sur une détermination totale et une tranquille confiance en lui.<br />

L’élection primaire de 2006 organisée par le Parti socialiste pour désigner son<br />

candidat à l’élection présidentielle de 2007, bien que réservée aux adhérents du parti,<br />

avait soulevé un fort intérêt chez les électeurs, notamment grâce à la personnalité<br />

ainsi qu’à la campagne de Ségolène Royal. Les médias et les sondages avaient fait<br />

de cette élection primaire fermée un événement politique de portée nationale .<br />

Après sa défaite présidentielle, Ségolène Royal milita pour l’instauration d’une<br />

élection primaire présidentielle ouverte pour l’élection présidentielle de 2012. Ce<br />

principe fut adopté en 2010 par le Parti socialiste. Tout électeur qui adhérait, via<br />

un émargement, à une déclaration de principes s’engageant à soutenir les valeurs<br />

de la gauche – « Je me reconnais dans les valeurs de la Gauche et de la République,<br />

dans le projet d’une société de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, de justice et<br />

de progrès solidaire » – et acceptait une participation minimum d’un euro, pouvait<br />

prendre part à cette consultation.<br />

L’instauration de la primaire ouverte a bénéficié de manière décisive au Parti<br />

socialiste en général et à François Hollande en particulier. Elle a d’abord permis<br />

au Parti socialiste de traverser sans dommages graves l’épisode du retrait forcé de<br />

Dominique Strauss-Kahn. Aucun autre candidat ne s’imposait alors, mais le fait que<br />

le parti ait déjà adopté le principe de la primaire ouverte lui permit de ne pas être<br />

totalement démuni à ce moment crucial. En effet, avant même le retrait de DSK,<br />

plusieurs personnalités socialistes avaient affirmé leur intention d’être candidats à<br />

cette primaire. François Hollande fut parmi eux celui qui apparut comme le plus<br />

déterminé à affronter Strauss-Kahn à la primaire. Sa décision annoncée très tôt se<br />

révéla, une fois DSK hors course, un avantage décisif.<br />

L’innovation de la primaire ouverte a provoqué un très vif intérêt dans l’opinion<br />

publique ainsi qu’une très forte médiatisation et, finalement, une importante<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Les élections françaises de 2012<br />

participation électorale : plus de trois millions d’électeurs ont voté à au moins un<br />

des deux tours de scrutin. Les Français, toutes tendances politiques confondues,<br />

estimèrent que cette primaire ouverte avait été un véritable succès pour le Parti<br />

socialiste. Celle-ci permit à François Hollande de mener campagne pendant une<br />

longue période avant l’élection présidentielle, développant ses thèmes et affirmant<br />

sa personnalité. Six candidats se présentèrent à cette primaire, dont un radical de<br />

gauche, ce qui la transforma en « primaire citoyenne ». Cette procédure permit à<br />

François Hollande, relativement isolé dans le parti, de faire jeu égal avec la candidate<br />

de la direction du parti. Son indépendance par rapport à celle-ci lui donna même<br />

un avantage dans l’opinion. Son avance continue dans les sondages d’intentions de<br />

vote le plaça dans une position confortable face à ses concurrents tout au long de la<br />

campagne de la primaire. Au premier tour, le 9 octobre, il arriva nettement en tête. Au<br />

second, il l’emporta largement sur Martine Aubry avec 56,6% des suffrages exprimés.<br />

Seul mais déterminé face à un appareil balloté par les événements, François<br />

Hollande joua entièrement la logique de personnalisation qui est celle de l’élection<br />

présidentielle et en tira un grand bénéfice. La primaire lui permit d’acquérir une<br />

crédibilité personnelle qui lui manquait jusque là. Enfin, sa victoire à la primaire en<br />

fit le candidat légitime et inattaquable du parti socialiste et lui permit de conquérir<br />

une légitimité aussi bien au sein d’un parti socialiste qui demeurait cependant<br />

divisé que dans l’ensemble de la gauche, lui donnant ainsi un avantage important<br />

pour l’élection présidentielle elle-même.<br />

L A V I C T O I R E P R É S I D E N T I E L L E D E F R A N Ç O I S H O L L A N D E<br />

Tandis que les sondages d’intentions de vote demeuraient favorables à François<br />

Hollande, lui donnant un avantage psychologique dans sa confrontation avec<br />

Nicolas Sarkozy, celui-ci décida, pour remonter son handicap, de faire une<br />

campagne très à droite, développant des thèmes proches de ceux du Front national,<br />

notamment sur le thème de l’immigration. François Hollande adopta de son côté<br />

un positionnement de centre-gauche. Certes, ses 60 engagements de campagne<br />

contenaient quelques mesures symboliques de gauche, telles l’augmentation des<br />

impôts sur le capital et sur les hauts revenus, le retour à la retraite à 60 ans pour<br />

les personnes ayant commencé très tôt leur activité professionnelle et le refus de<br />

faire ratifier en cas de victoire le pacte de stabilité budgétaire (le fiscal compact)<br />

signé par 25 pays membres de l’Union européenne en mars 2012. Ces engagements<br />

lui permirent de réunir le parti derrière sa candidature. Mais en même temps,<br />

son engagement principal et plusieurs fois réaffirmé, à savoir la réduction du<br />

déficit budgétaire à 3% en 2013 et le retour à l’équilibre en 2017, engagement très<br />

lourd et significatif d’un positionnement pro-européen et responsable, le situait<br />

clairement au centre-gauche. Ce positionnement s’est révélé efficace. Au cours de<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

45


46<br />

Gérard Grunberg<br />

la campagne, François Hollande, faisant preuve de détermination et de confiance<br />

en lui, a réussi à contrebattre les arguments de la droite sur sa faiblesse de caractère<br />

et son indécision. Son face-à-face entre les deux tours avec le président sortant a<br />

été de ce point de vue déterminant, présentant une image de futur président que<br />

son concurrent ne put contrer en se prévalant de son autorité et de son expérience.<br />

Ainsi François Hollande sut-il incarner une alternative crédible à Nicolas Sarkozy.<br />

Au premier tour de l’élection présidentielle, le 22 avril, le candidat socialiste<br />

arriva en tête du scrutin avec 28,6% des suffrages exprimés. Il devança très<br />

largement les autres candidats de gauche. Le candidat du Front de gauche, Jean-Luc<br />

Mélenchon, obtint 11,1% des voix, score très décevant par rapport à ses espoirs ;<br />

la candidate écologiste, 2,3% et les candidats trotskistes (NPA et LO) 1,7% à eux<br />

deux. La domination socialiste sur la gauche fut donc confirmée. Ensuite, la vieille<br />

règle de la « discipline républicaine » conduisit les candidats du Front de gauche<br />

et écologiste, éliminés, à appeler à voter pour le candidat socialiste au second tour<br />

ou, du moins, à faire battre le président sortant. La victoire de François Hollande<br />

a du coup été rendue possible par le report massif (80%) des électeurs de Jean-Luc<br />

Mélenchon et d’Eva Joly sur sa candidature au second tour de scrutin, tandis que<br />

Nicolas Sarkozy ne recueillait que la moitié des voix de Marine Le Pen. Au second<br />

tour, il l’emporta sur le président sortant avec 51,6%. Il devenait ainsi le septième<br />

président de la Vè République.<br />

La victoire de François Hollande ne doit pas minorer la signification de<br />

l’ensemble des résultats. D’abord, avec 27% des suffrages exprimés, le président<br />

sortant a réalisé au premier tour un résultat assez proche de celui du candidat<br />

socialiste. Et au second tour, avec 49,4%, il a obtenu un score plus important<br />

qu’attendu, démontrant que la droite UMP était battue mais pas écrasée. En outre,<br />

au premier tour, le très bon résultat du Front national a montré que ce parti, que<br />

l’UMP pensait avoir marginalisé en 2007, demeurait un grand parti électoral.<br />

Enfin, le score de 11% du candidat de Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, a<br />

attesté la résilience de l’électorat d’extrême-gauche.<br />

L A V I C T O I R E L É G I S L AT I V E D U PA R T I S O C IA L I S T E .<br />

Comme en 1981, 1988, 2002 et 2007, le président élu a bénéficié de l’effet<br />

d’entraînement de la victoire présidentielle sur les élections législatives suivantes.<br />

Avec 29% des suffrages exprimés, le Parti socialiste est arrivé en tête au premier<br />

tour, suivi par l’UMP, parti du président sortant, qui a obtenu près de 27% des<br />

suffrages. Au total, au premier tour, les candidats du Parti socialiste et des radicaux<br />

de gauche ainsi que les candidats écologistes soutenus par le Parti socialiste, qui leur<br />

avait alloué soixante circonscriptions, ont obtenu près du tiers des suffrages, leur<br />

meilleur score depuis 1988, devançant celui de l’UMP et de ses alliés. Le Front de<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Les élections françaises de 2012<br />

gauche, essentiellement représenté par des candidats communistes, n’a rassemblé<br />

que 7% des suffrages. La domination du PS sur la gauche a donc été encore plus<br />

forte qu’à l’élection présidentielle. Comme aux élections législatives de 2002 et de<br />

2007, les voix socialistes ont représenté à peu près les deux tiers des voix de gauche.<br />

Mais le score socialiste a été nettement plus élevé qu’à ces deux scrutins passés,<br />

dépassant 30% des suffrages. À droite, l’UMP a confirmé sa position dominante.<br />

Au second tour, des duels entre les deux grands partis ont eu lieu dans la plupart<br />

des 541 circonscriptions en ballottage. Avec près de 80% des voix, à eux deux, le PS<br />

et l’UMP ont montré qu’ils demeuraient les deux grands partis électoraux.<br />

La traduction en sièges de ces résultats a donné au Parti socialiste la majorité<br />

absolue à l’Assemblée nationale pour la seconde fois sous la Vè République, la<br />

première étant 1981.<br />

Le groupe socialiste représente 88% de l’ensemble des députés de gauche. Le<br />

Front de gauche n’a pu constituer un groupe parlementaire, ayant perdu près de<br />

la moitié de ses députés, qu’en faisant appel à cinq élus d’Outre-mer, le nombre<br />

minimum pour constituer un groupe étant de quinze députés.<br />

A droite, le groupe UMP avec 196 membres confirme sa domination totale à<br />

droite à l’Assemblée nationale.<br />

Le système partisan français demeure donc structuré par l’opposition entre les<br />

grands partis présidentiels, le PS et l’UMP qui, à eux deux, obtiennent près de 90%<br />

des sièges à l’Assemblée nationale.<br />

L E N O U V E AU G O U V E R N E M E N T<br />

Dès son élection, François Hollande a nommé Premier ministre Jean-Marc Ayrault,<br />

ancien président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, maire de Nantes et<br />

très proche de lui aussi bien personnellement que politiquement, étant comme<br />

lui à la fois réformiste et européen. La nouvelle majorité, qui a voté la confiance<br />

à ce gouvernement, renommé après les élections législatives, comprend le parti<br />

socialiste, les écologistes de EELV et les radicaux de gauche, soit 295 socialistes,<br />

18 écologistes et 15 radicaux et divers gauche. La majorité gouvernementale était<br />

donc de 328 membres alors que la majorité absolue à l’Assemblée est de 289 sièges,<br />

les socialistes à eux seuls dépassant ce seuil.<br />

Le Front de gauche, dont le Parti communiste constitue l’essentiel, a<br />

appelé au second tour de l’élection présidentielle à voter en faveur du candidat<br />

socialiste mais il a refusé, à la différence de ce qui s’était passé après les victoires<br />

présidentielle et 1981 et législative de 1997, de participer au gouvernement.<br />

Il faut donc remarquer que, dès le début du quinquennat, si l’extrême-gauche<br />

n’est pas encore dans l’opposition au nouveau pouvoir socialiste, elle ne fait pas<br />

partie de la nouvelle majorité gouvernementale. Jean-Luc Mélenchon privilégie<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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48<br />

Gérard Grunberg<br />

une stratégie à l’allemande, similaire à celle de Die Linke, selon laquelle seul<br />

l’affaiblissement du Parti socialiste ouvrirait sur sa gauche un espace électoral<br />

important pour le Front de gauche.<br />

Au cours des premiers mois de son mandat, François Hollande a opté pour<br />

aller dans le sens d’un renforcement, face à la crise, de l’intégration européenne.<br />

Alors qu’il s’était engagé durant sa campagne à ne pas faire ratifier le pacte de<br />

stabilité budgétaire signé par son prédécesseur, il l’a finalement fait ratifier par<br />

le Parti socialiste. Cette décision a marqué clairement qu’il entendait, malgré ses<br />

désaccords avec Angela Merkel, défendre à tout prix l’euro et accepter les contrôles<br />

supranationaux sur la politique budgétaire française et, donc, qu’il s’engageait à<br />

diminuer les dépenses publiques ainsi que le déficit budgétaire. Cette orientation a<br />

été interprétée non seulement par les communistes mais aussi par son allié écologiste<br />

comme un compromis inacceptable avec le libéralisme. Lors du vote de ratification,<br />

les communistes et une majorité des écologistes ont voté contre. Au Sénat, où le<br />

PS ne dispose pas de la majorité à lui seul, il a fallu l’appoint des voix de l’UMP<br />

pour obtenir cette ratification. Ainsi, aujourd’hui, même si les écologistes ont, pour<br />

l’instant, décidé de rester au gouvernement, le PS ne peut plus compter que sur luimême.<br />

Et encore, l’aile gauche du PS a voté également contre la ratification.<br />

En ce début d’année 2013, les difficultés se sont accrues pour François Hollande.<br />

Elles ont concerné le fort accroissement du chômage et les négociations sociales, la<br />

question du mariage homosexuel et l’intervention militaire au Mali.<br />

Face à la brutale augmentation du chômage, le président a encouragé la tenue<br />

d’une grande négociation sociale entre les syndicats et le patronat sur l’emploi. Cette<br />

négociation a finalement pu déboucher sur un accord entre le patronat et trois<br />

syndicats dont la CFDT. De ce point de vue, c’est un succès pour le président. Mais ce<br />

succès a été obtenu dans des conditions qui ont accru le fossé entre le pouvoir socialiste<br />

et l’extrême-gauche politique et le syndicat CGT. L’aile gauche du parti socialiste ellemême<br />

a critiqué l’accord. Cet épisode confirme que la gauche française est entraînée<br />

dans une dynamique d’éclatement, la fraction la plus à gauche reprochant au pouvoir<br />

socialiste d’adopter des positions libérales ou sociales-libérales et de trop concéder<br />

au patronat. Cette dynamique de division pourrait encore se développer, remettant<br />

en cause même la signification politique du terme de gauche.<br />

La question du mariage homosexuel et, tout particulièrement, celle de<br />

l’adoption et de la procréation médicale assistée ont renforcé le clivage gauche/<br />

droite sur les questions de société. L’Église catholique s’est engagée massivement<br />

dans la manifestation de janvier qui a réuni entre 400 000 et 1 million de personnes<br />

contre le mariage homosexuel. La loi devrait être votée mais le président a<br />

obtenu que la question de la procréation médicale assistée soit disjointe du texte<br />

gouvernemental. Toutefois, cette question rebondira et continuera de constituer un<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Les élections françaises de 2012<br />

enjeu important du conflit gauche/droite dans les temps à venir alors que l’opinion<br />

publique française est très divisée. La droite réclame un référendum que la gauche<br />

refuse d’organiser, estimant que la Constitution ne le permet pas.<br />

Enfin, l’intervention militaire au Mali est pour l’instant soutenue par tous<br />

les grands partis français. Mais cet engagement peut se révéler durable, risqué et<br />

coûteux. Le soutien massif de l’opinion publique ainsi que le consensus politique<br />

actuel pourraient s’affaiblir si l’opération rencontrait de graves difficultés où<br />

entraînait des attentats. Cette intervention représente probablement un tournant<br />

dans la présidence de François Hollande mais il n’est pas possible pour l’instant de<br />

savoir si elle tournera à son avantage ni si elle lui permettra d’inverser sa courbe de<br />

popularité qui est pour l’instant au plus bas.<br />

Nul doute que, de toute manière, la présidence de François Hollande ne sera<br />

pas un long fleuve tranquille !<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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50<br />

2012, année de transition<br />

ou de rupture ?<br />

Match nul entre le pouvoir et l’opposition<br />

Mikhaïl Vinogradov<br />

Lorsque les experts et les médias russes tirèrent le bilan de politique intérieure<br />

de l’année 2012, l’essentiel des évaluations conduisait à une conclusion toute<br />

simple : cette année étrange et extrêmement contradictoire est enfin achevée,<br />

vivement qu’elle soit oubliée et que 2013 nous apporte quelque chose de<br />

complètement nouveau.<br />

Il n’y a d’ailleurs pas de consensus concernant les prévisions pour 2013. Trois<br />

scénarios sont généralement mis en avant. Selon le premier, le pouvoir continuera<br />

à se venger de l’humiliation infligée par le mouvement de protestation. Selon le<br />

second, au contraire, on doit s’attendre à une dégradation du régime politique<br />

existant, à une recrudescence de la confrontation dans les relations entre le<br />

pouvoir et la population et à un affaiblissement de l’ordre établi. Enfin, beaucoup<br />

prédisent un scénario selon lequel la Russie doit s’attendre à une nouvelle année<br />

ennuyeuse où les faibles actions du pouvoir et de l’opposition ne permettront à<br />

aucun des deux de s’épuiser mutuellement, mais où la politique continuera à se<br />

faire en coulisses et à être le résultat d’une lutte entre différents lobbies autour de<br />

ressources financières ou matérielles.<br />

Cependant, même à souhaiter oublier cette « étrange » année 2012, elle<br />

ne disparaîtra probablement pas pour autant dans les oubliettes de l’histoire<br />

car elle aura été un « test grandeur nature » pour le système politique élaboré<br />

dans les années 2000. Un test dont les résultats sont encore à calculer et à<br />

analyser.<br />

L E PA R A L L È L E AV E C L E S A N N É E S 1 9 8 0<br />

En Russie, où l’élite n’a pas tendance à établir des parallèles avec ce qui se passe<br />

à l’étranger et où, en général, on est peu informé de ce qui se passe dans d’autres<br />

pays relativement comparables tels l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Roumanie, le<br />

Mikhaïl Vinogradov, Président de la fondation « Politique pétersbourgeoise ».<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


2012, année de transition ou de rupture ?<br />

Venezuela, le Pakistan, la Birmanie, etc., il est communément admis de chercher<br />

à en établir avec les périodes passées.<br />

En 2012, tant les partisans du pouvoir que les opposants avaient en mémoire<br />

les événements de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Moins<br />

en référence à la perestroïka (bien que des coïncidences entre le « dégel<br />

medvedévien » qui n’a pas eu lieu et celui de Gorbatchev qui, lui, a bien eu lieu<br />

aient parfois été soulignées) qu’à l’augmentation de l’activisme social. D’un<br />

autre côté, en raison du manque de consensus national concernant tel ou tel<br />

événement de l’histoire propre, la référence à ces analogies conduit parfois à des<br />

conclusions contradictoires. En énumérant les divers scénarios en vogue parmi<br />

les élites, un élément ressort toujours : les approches décrites (sauf la première)<br />

servent rarement de modèle d’action, et leurs partisans n’ont pas vraiment fait<br />

savoir quelles étaient leurs propres prévisions quant à l’avenir.<br />

L’approche « guékatchépiste ». L’erreur principale de la fin des années 1980<br />

consistait à avoir « baissé la garde », à avoir cédé à l’« ennemi » intérieur et extérieur<br />

– et finalement le pouvoir a lâché. En tirant les leçons du passé, il convient de<br />

faire preuve de fermeté, de sévérité, de ne pas chercher à plaire aux partenaires<br />

occidentaux, et alors tout ira bien.<br />

L’approche « années 1980 » (plutôt caractéristique de ceux qui, pendant la<br />

perestroïka, vivaient à Moscou, et – plus rarement – à Leningrad). L’activisme<br />

social est un indicateur d’échec, et si on en ignore la nature, on peut tout perdre.<br />

Il est important de noter que la séparation entre les approches « guékatchepiste »<br />

et « années 1980 » ne recoupe pas la distinction admise entre « réformateurs » et<br />

« rétrogrades ». Chacune de ces catégories (largement virtuelles) a ses partisans<br />

« années 1980 » et ses « guékatchépistes », présents tant dans les « structures de<br />

force » (police, armée, justice) que dans le parti « Russie Unie » ou au parlement.<br />

Simplement, nous n’avons pas eu en Russie la possibilité de vérifier qui parmi<br />

eux est le plus fort, car les représentants des élites se sont vues contraints de faire<br />

carrière pour survivre en relevant les défis jetés par le pouvoir.<br />

L’approche sacraliste. L’État est tout-puissant, et Vladimir Poutine n’a pas<br />

perdu de son initiative politique, il fera pression pour retourner la situation à<br />

son avantage. Il faut donc s’adapter à la réalité telle qu’elle se présente et, dans ce<br />

cadre, mettre en pratique autant que possible ses propres idées quant à ce qui est<br />

beau et bien. Ce groupe rationalise généralement son point de vue par la thèse<br />

selon laquelle « l’opposition est pire encore » ou par des exagérations quant aux<br />

« manœuvres en coulisses » au niveau mondial visant à déstabiliser le régime<br />

politique en Russie.<br />

L’approche systèmocentrique. Le risque principal est une rupture du<br />

« système » en tant que tel. Il ne s’agit pas tant des institutions politiques<br />

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Mikhaïl Vinogradov<br />

officielles existantes que du système réel de gestion et de prise de décisions<br />

d’ordre financier : son affaiblissement engendrera une rupture catastrophique des<br />

équilibres, une « guerre généralisée », une révision totale des sphères d’influence<br />

et de compétences, une criminalisation et une plongée dans le chaos. Une part<br />

importante des partisans de cette approche exprime en coulisses sa crainte que<br />

le « Poutine version 2.0 » apparu en 2012 ne perde conscience de l’importance<br />

de maintenir le système en place, cherchant même à l’agiter à des fins tactiques.<br />

L’approche fataliste. On admet volontiers un démontage à venir du système<br />

politique où « au début, à la suite d’une révolution, le pouvoir sera pris par<br />

Navalny, puis par des généraux ou des nationalistes, où le pouvoir affaibli passera<br />

de mains en mains ». En même temps, tant que le régime politique existant est<br />

fort et relativement efficace, il n’y a aucune raison de participer à sa liquidation,<br />

il faut simplement savoir s’adapter aux réalités qui feront leur apparition.<br />

Dans les rangs de l’opposition, la ligne de démarcation se situe le plus souvent<br />

au niveau de l’attitude face à l’histoire. Pour certains, les années 1980 servent<br />

de guide évident pour l’action et d’indicateur en vue d’obtenir des résultats.<br />

Pour d’autres, c’est une abstraction : une période qu’ils n’ont pas connue de par<br />

leur âge, pas ressentie en raison de leur parcours ou pas utilisée faute d’avoir<br />

été compétitifs. En fait, les premiers croient intuitivement en la force croissante<br />

de la contestation de l’année 2012, ils la comparent à l’année 1990 (où, malgré<br />

de renforcement formel des positions des « démocrates », on a assisté à une<br />

réduction progressive de leurs initiatives), suivie inévitablement de l’année 1991.<br />

Ils font leur la phrase du poète russe Harms selon laquelle « la vie a vaincu la<br />

mort par un moyen inconnu de la science ». Sur le plan intérieur, ils ne sont pas<br />

tellement prêts à réfléchir aux moyens permettant d’obtenir la victoire, mais ils<br />

sont concentrés sur les réflexions autour des possibilités d’éviter d’en gaspiller<br />

les fruits. Les « sceptiques », au contraire, ne sont pas portés sur les analogies<br />

historiques, ou bien ont conscience de leur propre vulnérabilité. Ils sont sujets<br />

à des hésitations et à la dépression et, à l’instar des partisans du pouvoir, ils<br />

assistent aux divergences au sein de l’opposition, à la « baisse de la contestation »<br />

et à leur propre impuissance en se disant que « tôt ou tard, tout s’arrangera plus<br />

ou moins bien ». Dans la deuxième moitié de l’année 2012, ce sont justement ces<br />

humeurs qui ont dominé dans les rangs de l’opposition.<br />

Tout cela a donné naissance à une situation paradoxale. D’une manière ou<br />

d’une autre, la plupart des acteurs de la vie politique ont considéré les relations<br />

entre le pouvoir et les habitants contestataires de Moscou comme une intrigue<br />

cruciale. Cependant, dans la mesure où l’échec de la période soviétique, pour des<br />

raisons diverses, a causé un traumatisme psychologique pour une bonne part<br />

de la classe dirigeante (laissant dans certains cas des symptômes), l’élite a eu<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


2012, année de transition ou de rupture ?<br />

tendance à surévaluer le potentiel et les perspectives de la contestation. De leur<br />

côté, à l’inverse, les opposants de base et ceux de la première ligne ont sousestimé<br />

les résonnances possibles de leurs propres actions.<br />

C’est dans ce contexte que se sont déroulés les événements politiques de l’année<br />

2012. Il n’y a aucune raison de s’attendre à des changements dans les mois à venir.<br />

L’ É N I G M E D U P R O G R A M M E D E P O U T I N E<br />

Pendant la campagne électorale de Vladimir Poutine, son état-major de<br />

campagne tenta de promouvoir la parution d’un « Poutine 2.0 », soit, par<br />

analogie avec les logiciels, un nouveau modèle de président, plus moderne et<br />

correspondant aux attentes et demandes des utilisateurs « avancés ». Le terme<br />

fut reconnu par les experts comme manqué, et pour de nombreux critiques, le<br />

président russe demeure reste un « homme du XXe siècle » : avec une disposition<br />

intérieure de service à la patrie et à l’État et des concepts spécifiques quant aux<br />

méthodes contemporaines de lutte dans un contexte de concurrence et aux<br />

limites de l’admissible concernant le dialogue avec les opposants. Or, bien que le<br />

« rajeunissement » de l’image de Poutine ait échoué, l’homme revint sensiblement<br />

changé au poste de chef de l’État. Il est encore difficile de dire à quel point la<br />

tendance contestatrice de 2012 a provoqué la résolution de Poutine de « se<br />

venger » de l’« humiliation de la place Bolotnaïa » et des quatre ans de Medvedev,<br />

et à quel point il s’agit là d’une technique bien claire. Pas plus que Gorbatchev qui,<br />

à la fin des années 1980, ne donna pas de signal clair sur ses prises de position,<br />

Poutine ne s’est empressé de tirer des conclusions précises. Sans mettre de frein<br />

à l’approche « guékatchépiste » et étant porteur de beaucoup d’idées tout à fait<br />

sujettes à discussions, il conserve en même temps une rhétorique relativement<br />

équilibrée, qui s’est manifestée, par exemple, dans son allocution de 2012 à<br />

l’Assemblée fédérale.<br />

La tactique particulière apparue chez Poutine vis-à-vis de la contestation est<br />

aussi intéressante. Si les structures politiques du pouvoir fédéral comptent en général<br />

sur une baisse de la contestation, on peut noter, dans l’action des représentants des<br />

« structures de force », une incitation à la multiplication des interventions en créant<br />

des prétextes qui servent de caisse de résonance aux mobilisations de l’opposition.<br />

Il suffit de se souvenir de la formule sur les « Bandar-Log » en décembre 2011,<br />

des perquisitions effectuées chez Alexeï Navalny et Ksenia Sobtchak à la veille<br />

des manifestations du 12 juin 2012, de la promotion de la loi « anti-adoption des<br />

orphelins », etc.. On peut penser que l’incitation au « pic » des manifestations vise<br />

à démontrer que, même au maximum de son activité, l’opposition n’est pas en<br />

mesure d’atteindre ses objectifs ni d’élaborer une stratégie efficace une fois devenue<br />

membre à part entière du processus politique.<br />

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Mikhaïl Vinogradov<br />

L’essentiel de la problématique Poutine réside ici : a-t-il un nouveau projet fort et<br />

cohérent qu’il ait l’intention de mettre en œuvre de façon suivie ? Les tentatives<br />

de durcissement du contrôle administratif sur les élites tendent à confirmer<br />

cette supposition, de même que le renforcement des craintes du président<br />

quant à l’aggravation de la conjoncture internationale à l’égard de la Russie et<br />

l’élaboration plus active de constructions idéologiques visant à garantir la loyauté<br />

des citoyens (les notions de « peur des changements », d’« orthodoxie » et de<br />

« patriotisme » se substituant les unes aux autres). Si un tel programme s’est plus<br />

ou moins constitué dans l’esprit de Poutine, l’action du pouvoir peut devenir<br />

plus précise et plus cohérente. Des composantes isolées de ce « programme »<br />

seront encore mises au point, mais toute l’initiative reviendra à Poutine pour<br />

un certain temps et permettra d’interrompre l’« usure morale » du système qui<br />

ne cesse de s’aggraver.<br />

De plus, le jeu mené en politique intérieure – durcissement et volonté de créér<br />

de toutes pièces des situations critiques en espérant du bénéfice à les résoudre –<br />

pourrait être utilisé plus activement dans la politique étrangère. Le manque de<br />

leviers diplomatiques pour influencer les pays du G8 pourrait être compensé par<br />

un regain de pression sur les États de l’espace post-soviétique. Ce qui pourrait<br />

d’ailleurs susciter de la résistance même au-delà des pays traditionnellement<br />

frondeurs tels l’Ukraine, la Biélorussie ou le Turkménistan. Comme le montrent les<br />

interventions récentes, résolument critiques, de Noursoultan Nazarbaïev à propos<br />

des projets de « rétablissement » de l’URSS, la loyauté du Kazakhstan a ses limites.<br />

Or, même dans le cas (pas du tout garanti à l’heure actuelle) de la présence<br />

d’une « grande idée », il y aura à l’ordre du jour plusieurs questions. Parmi elles :<br />

• La viabilité du nouveau projet poutinien, son adéquation aux défis actuels<br />

de l’économie et de la politique sur fond d’expérience étrangère ambiguë visant à<br />

« s’appuyer sur ses propres forces » dans un contexte de mondialisation.<br />

• La correspondance de ce « projet » aux attentes des citoyens victimes d’un<br />

nouvel accès de pessimisme et réfléchissant selon la logique « Nous ne voulons<br />

aucun changement mais nous ne pouvons plus vivre comme ça ».<br />

• La capacité de briser le pessimisme global de l’élite agissante, qui souffre<br />

d’un manque non seulement d’instruments pour améliorer réellement sa<br />

compétitivité, mais aussi d’une minimale en la possibilité essentielle de procéder à<br />

des changements positifs, ne serait-ce que dans certains domaines (mise en place<br />

d’une science moderne, solutions à la dégradation du système de santé publique,<br />

réduction de la corruption, etc.). Sans changement de situation en la matière, le<br />

risque demeurera toujours que l’élite prenne le retour de Poutine à la présidence<br />

non comme une preuve du renforcement du système mais comme la plus grande<br />

erreur personnelle du personnage.<br />

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2012, année de transition ou de rupture ?<br />

• Les doutes quant à la possibilité, dans le principe, de changer le système<br />

existant. Les réformes économiques sont peu réalisables en raison de la paralysie<br />

du gouvernement et de la demande en paternalisme de la part de la société. La<br />

lutte sérieuse engagée contre la corruption est porteuse de déstabilisation au sein<br />

de l’élite (alors qu’il n’y pas pour l’instant d’« opritchniks » prêts à remplacer<br />

l’establishment en place). Les idées conservatrices ou les appels à l’Église<br />

orthodoxe russe n’ont pas eu l’effet escompté et ont même été moqués.<br />

• La déficience d’immunité contre les initiatives autodestructrices capables<br />

d’éroder la loyauté de la part apolitique de la population. Les tentatives de l’État<br />

de jouer un rôle de pourfendeur du vice en instaurant des limitations sur la<br />

consommation de tabac, d’alcool et des jeux mais aussi en censurant internet<br />

affectent les intérêts de larges couches de la population qui attendent d’autres<br />

décisions du pouvoir.<br />

• L’opacité quant à la présence d’un consensus sur la viabilité du projet proposé.<br />

Pour autant, il est possible que le risque principal du « projet » soit sa<br />

vulnérabilité face à des facteurs fortuits. La dépendance de l’économie à l’état<br />

des marchés mondiaux est toujours grande, ce qui n’est pas négligeable dans<br />

un contexte de réduction (peut-être irrémédiable) des bénéfices provenant des<br />

exportations de gaz. Le retour à une gestion politique « manuelle » en 2012<br />

entraînera une réduction progressive du nombre de personnes intéressées<br />

à défendre sincèrement et activement jusqu’au bout la stabilité du régime.<br />

L’intervention active de la police et de la justice dans la lutte politique diminue<br />

le rôle des leviers constitutionnels comme mode institutionnel d’autorégulation<br />

de la société et ne permet pas, dans les situations de crise, d’utiliser la réputation<br />

de neutralité des institutions ayant eu naguère une autorité telles les juges ou<br />

l’Église. Dans le même temps, la qualité d’exécution des décrets répressifs aux<br />

niveaux inférieurs ne peut être pleinement garantie en raison de la faiblesse de<br />

la discipline au niveau de la direction et des problèmes éventuels en matière de<br />

loyauté des exécutants.<br />

E S S O R E T D É C L I N D E L A R É F O R M E P O L I T I Q U E<br />

Au début des manifestations, le pouvoir hésita entre les scénarios « guékatchépiste »<br />

et « années 1980 » décrits plus haut. À ce moment-là, en décembre 2011, fut<br />

annoncé un projet de réforme politique. N’étant pas directement orienté vers la<br />

satisfaction des revendications des manifestants (qui avaient sur la réforme des<br />

idées bien différentes), ce geste visait à atteindre plusieurs objectifs : réduire le<br />

degré de pression sur le pouvoir en suscitant des attentes éventuellement plus<br />

libérales, empêcher une rupture au sein de la classe dirigeante et, autant que<br />

possible, diviser les protestataires.<br />

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56<br />

Mikhaïl Vinogradov<br />

Les deux premiers objectifs furent atteints d’une manière ou d’une autre.<br />

Les revendications des manifestants (annulation des résultats du scrutin,<br />

démission de Tchourov) furent officiellement ignorées mais, dans l’ensemble, on<br />

eut l’impression que le Kremlin était prêt à envisager des élections anticipées<br />

à la Douma ne fût-ce que comme solution de rechange. Ce n’est pas un hasard<br />

si deux des trois points clés de la réforme politique concernaient la Chambre<br />

basse, à savoir l’enregistrement des petits partis et le changement du mode de<br />

composition du Parlement. La réactivation du projet de Mikhaïl Prokhorov<br />

engendra des attentes alternatives fantômes. D’ailleurs, les changements réels<br />

revêtaient un caractère de façade, reflétant la thèse divergente selon laquelle le<br />

pouvoir aurait été prêt à discuter toute question avec l’opposition, hormis celle<br />

du pouvoir lui-même.<br />

En ce qui concerne la division des élites, le pouvoir tira soudain les leçons<br />

des crises passées (notamment de la « parade des souverainetés » de la fin des<br />

années 1980). L’idée de revenir aux élections des gouverneurs permit d’éviter<br />

une recrudescence des contestations dans les régions bénéficiant du soutien des<br />

autorités locales. En dernier ressort fut proposé un « gâteau » via le soutien à l’idée<br />

des élections. Les gouverneurs en fonction (en tout cas les plus puissants d’entre<br />

eux) eurent la possibilité de renforcer leur statut, et leurs opposants d’escompter<br />

qu’ils pourraient parvenir au pouvoir via les élections dans le cadre du système<br />

politique existant et non via le soutien de l’opposition et un changement de<br />

pouvoir au niveau fédéral.<br />

Si en décembre 2011 des manifestations se déroulèrent dans les 50 plus grandes<br />

villes de Russie (y compris les républiques du Nord-Caucase), elles disparurent<br />

par la suite. Les opposants de Moscou se laissèrent convaincre qu’il n’y avait sur<br />

place aucun soutien sérieux ; quant aux élites régionales, elles commencèrent à<br />

se préparer aux élections dans leurs propres territoires et, comme il s’avéra plus<br />

tard, souvent en dépit du bon sens. Quand les passions s’essoufflèrent un peu,<br />

les libertés promises furent sévèrement restreintes. Entre le 15 décembre, date<br />

à laquelle l’idée de revenir à l’élection des gouverneurs fut rendue publique, et<br />

le 1er juin 2012 (entrée en vigueur de ce nouveau schéma) des mesures cadres<br />

furent adoptées dans vingt-trois des quatre-vingt-deux sujets de la Fédération.<br />

Dans ces régions, cela reporta de cinq ans la tenue des élections, notamment<br />

dans les treize régions où des élections anticipées devaient se dérouler en 2012.<br />

Résultat, à l’automne 2012, il n’y eut de scrutin que dans cinq régions seulement<br />

(au lieu de dix-sept comme cela aurait été le cas si les réformes annoncées étaient<br />

entrées en vigueur immédiatement). Dans la plupart d’entre elles, les chances<br />

des gouverneurs en fonction de se maintenir semblaient sérieuses. Là où des<br />

intrigues se firent jour malgré tout (régions de Riazan et de Briansk), beaucoup<br />

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2012, année de transition ou de rupture ?<br />

d’experts les justifièrent moins par l’activité de l’opposition que par les intrigues<br />

des clans politico-financiers proches du président. D’ailleurs, les tentatives de ces<br />

derniers de lutter pour le poste de gouverneur échouèrent aussi et, dans les cinq<br />

régions, les gouverneurs se maintinrent à leurs postes.<br />

Au niveau fédéral, c’est une autre stratégie qui fut employée pour cimenter<br />

l’establishment. Si dans les régions, on avait pu constater que les dirigeants<br />

locaux étaient prêts à renforcer leur statut politique, les représentants du<br />

pouvoir central, au contraire, se virent contraints d’accepter la diminution<br />

soudaine de leur statut.<br />

Les étapes importantes de cette évolution auront été les suivantes :<br />

• La formation du gouvernement à faible pertinence de Dmitri Medvedev<br />

(avec moussage récurrent du thème du remplacement du Premier ministre ou<br />

discussions autour des attentes sur la formation d’un prétendu gouvernement<br />

« parallèle » au sein de l’administration présidentielle). À noter : en février 2012,<br />

lors d’une rencontre électorale avec un groupe de politologues russes, Poutine a<br />

mentionné sa sympathie pour le système politique américain, non seulement à<br />

propos du bipartisme mais aussi concernant le contrôle présidentiel sur l’activité<br />

du gouvernement.<br />

• L’attentisme du parti « Russie Unie » du fait de la perspective d’un report de<br />

l’accent sur le Front national Russe.<br />

• Les espoirs déçus d’élever le statut du Parlement. Au lieu de cela, le rôle<br />

résolument technique des députés dans la prise de décisions importantes<br />

pour l’administration présidentielle (selon la terminologie des critiques :<br />

« l’imprimante devenue folle »). Or, à la fin de l’année, les législateurs se sont<br />

trouvés contraints de procéder à un vote quasi unanime en faveur de projets de<br />

loi à l’évidence risqués pour les députés, non seulement pour ceux de « Russie<br />

Unie » mais aussi pour l’opposition (la loi anti-adoption des orphelins).<br />

• Les thèmes liés à la propriété et autres limitations pour les fonctionnaires<br />

de l’État. Ils ne furent introduits que partiellement, mais ils passèrent pour une<br />

tentative de révision des règles du jeu établies et s’accompagnèrent de mesures<br />

de répressions ciblées à l’encontre de certains fonctionnaires soupçonnés de<br />

corruption.<br />

• Le renforcement du parallélisme dans le fonctionnement des organes de<br />

pouvoir (avec redoublement possible des domaines de responsabilité pour les<br />

membres du gouvernement, les gouverneurs, les conseillers du président, les<br />

dirigeants de sociétés d’État).<br />

Les actions entreprises eurent un effet notable. Les risques de scission de la<br />

classe dirigeante entre ceux qui défendraient le régime en place jusqu’au bout et<br />

ceux qui avaient tendance à miser sur un scénario révolutionnaire (ou ne serait-<br />

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Mikhaïl Vinogradov<br />

ce qu’approchant) furent nettement réduits. Le pouvoir en place réussit à étendre<br />

l’horizon de sa planification politique (en gros, du semestre à l’année). De plus, si<br />

au début de l’année 2012, la possibilité même pour le président d’exercer jusqu’au<br />

bout de son mandat ne semblait pas évidente, on commence désormais à suggérer<br />

l’idée d’une participation de Poutine aux élections de 2018. D’ailleurs, le revers<br />

de la médaille fut la baisse significative de productivité des organes de pouvoir.<br />

Le manque de mécanismes de régulation des conflits au sein de l’establishment<br />

demeure un problème à part entière. C’est particulièrement dangereux dans un<br />

contexte de diffusion parmi les élites d’idées selon lesquelles les interventions<br />

contestataires ne sont que la poursuite d’un jeu interne, que des clans concrets se<br />

tiennent derrière les manifestations de masse ou l’action des Pussy Riot et se font<br />

des signaux les uns aux autres.<br />

Le troisième volet de la réforme politique, consistant à assouplir les règles<br />

du jeu dans la « politique publique », a conduit à une libéralisation du mode<br />

d’enregistrement des partis. Même des obligations largement formelles telles<br />

que la création d’une télévision publique ou imposer au parlement d’examiner<br />

les pétitions de plus de 100 000 signatures par internet sont reportées sine<br />

die. Après le second suicide politique de Mikhaïl Prokhorov et la révision à<br />

la baisse des attentes relatives à la carrière politique d’Alexeï Koudrine, on<br />

assista à une campagne dirigée contre les « agents de l’étranger » et l’« affaire<br />

du Marais » (du nom de la place du Marais, place « Bolotnaïa » en russe, où<br />

se déroula la plus grande manifestation). Le parti d’opposition « Russie Juste »<br />

s’est trouvé désagrégé, le KPRF (Parti communiste de la Fédération de Russie)<br />

se voit contraint de jouer un rôle de relais des initiatives de Poutine, le LDPR<br />

(Parti démocrate-libéral de Russie) fait pratiquement partie de la coalition<br />

au pouvoir et a obtenu un poste de gouverneur pour son leader, Vladimir<br />

Jirinovski, dans la région de Smolensk.<br />

En outre, renoncer à la réforme politique n’a contribué ni à réduire ni à<br />

renforcer la tendance contestataire. Le mouvement « du Marais » n’était pas prêt<br />

à participer aux procédures électorales et, pour cette raison, il n’y a pas eu de<br />

véritables affrontements autour des élections aux postes de gouverneurs. Le ton<br />

des conclusions tirées quant au potentiel des contestataires varie en fonction des<br />

succès ou des échecs de telle ou telle action de l’opposition. Par conséquent, en<br />

s’abstenant de porter des appréciations plus générales concernant les perspectives<br />

des protestations, nous noterons que les facteurs qui se sont fait jour en 2012<br />

sont en mesure d’influencer l’activisme de l’opposition.<br />

Dans un contexte de faible capacité des hommes du front de la contestation<br />

à améliorer le caractère de masse du mouvement ou à négocier avec les élites<br />

en place, les médias jouent de plus en plus le rôle de moteur des humeurs<br />

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2012, année de transition ou de rupture ?<br />

contestataires. Ceci reproduit partiellement la situation de la fin des années<br />

1980, où ce sont justement les médias et non les structures socio-politiques<br />

qui jouèrent un rôle-clé dans le renforcement du mécontentement vis-à-vis<br />

du pouvoir. Est révélatrice en ce sens la conférence de presse du président en<br />

décembre 2012, qui aura été la première tentative dans l’histoire d’imposer à<br />

Poutine le format des débats politiques. Il s’agit d’ailleurs ici non de constituer<br />

artificiellement une opinion publique mais justement du souhait de suivre les<br />

humeurs du public (il est révélateur que, lors de cette conférence de presse, des<br />

représentants des publications traditionnellement loyales mais à grand tirage<br />

aient posé des questions délicates).<br />

Facteurs susceptibles d’affaiblir<br />

le mouvement contestataire<br />

• Un grand manque de confiance<br />

en ses propres forces, engendrant<br />

une réceptivité à des idéologues<br />

révélant la faiblesse de l’opposition<br />

(contraste entre Moscou qui<br />

manifeste et Nijni-Taguil qui est<br />

loyale, opinion négative sur les<br />

précédentes actions menées) ;<br />

• Un nombre important de conflits<br />

personnels entre les leaders<br />

officiels ;<br />

• Un manque de savoir-faire<br />

en matière de réaction face<br />

à l’activisme de base des<br />

manifestants, de rédaction d’un<br />

programme fort, l’incapacité<br />

de proposer une alternative<br />

crédible qui permettrait au<br />

moins d’améliorer l’idée que les<br />

contestataires ont d’eux-mêmes ;<br />

• Éloignement d’une partie des<br />

leaders de l’opposition par rapport<br />

aux réalités politiques qui ont<br />

évolué depuis les années 1990,<br />

mauvaise maîtrise des données<br />

sociologiques et des techniques<br />

politiques, incapacité à agir sur<br />

l’auditoire apolitique ;<br />

• Manque d’alliés actifs et réels au<br />

sein de l’élite.<br />

Facteurs susceptibles de renforcer<br />

le mouvement contestataire<br />

• Capacité à s’organiser au moment où l’activité de<br />

base est à un niveau élevé ;<br />

• Maintien d’un niveau élevé d’attitudes<br />

contestataires à Moscou ;<br />

• La tendance du pouvoir à surestimer son action de<br />

répression du mouvement contestataire ainsi que<br />

l’absence de compréhension des raisons et des<br />

mécanismes de ce mouvement ;<br />

• Poursuite du processus de désacralisation du<br />

pouvoir, lassitude croissante face à Poutine<br />

accompagnée d’une forte baisse de sa popularité<br />

(le taux de confiance, selon les données du<br />

FOM, est tombé de 57% à 42-45% d’opinions<br />

favorables de mars à décembre). Augmentation<br />

du nombre d’opinions négatives quant aux<br />

actions du pouvoir de la part des catégories les<br />

plus actives de la population (les hommes de 30<br />

à 50 ans), érosion de la loyauté dans la jeunesse<br />

et chez les fonctionnaires, manque d’entrain et<br />

faibles capacités à s’organiser chez les catégories<br />

de population sur lesquelles s’appuie le pouvoir<br />

(retraités, femmes d’âge moyen, habitants des<br />

petites villes et zones rurales) ;<br />

• Baisse d’efficacité de l’appareil de propagande du<br />

pouvoir tant sur le plan des instruments (chute de<br />

l’auditoire des chaînes de télévision fédérales en raison<br />

de l’expansion des chaînes diffusées par satellite)<br />

que sur celui du contenu. Les initiatives lancées par<br />

le pouvoir en 2012 ont souvent été soit négligées par<br />

les électeurs (nomination d’Igor Kholmanskikh), soit<br />

à l’origine de la disparition des idées sur les « réussites<br />

des années 2000 » (discrédit jeté sur la réforme de<br />

l’armée, scandale « Glonass », etc.).<br />

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Mikhaïl Vinogradov<br />

Si le milieu contestataire commence à mieux apprécier sa propre action (comme<br />

ce fut le cas en décembre 2011-février 2012 ou en janvier 2013), les divergences<br />

dans ses rangs et l’absence de stratégie cohérente pourraient être compensées par<br />

l’effet de la croissance sociale, et l’absence de structures coordonnées est même<br />

un avantage par rapport à la « verticale du pouvoir ». On aurait dans ce cas une<br />

plus grande probabilité d’un rapprochement entre les contestataires et l’opposition<br />

officielle (KPRF, « Russie Juste », « Parti Prokhorov »), qui occupent aujourd’hui<br />

des positions adverses de part et d’autre des « barricades ». En cas de diminution<br />

du niveau de contestation à la base, les structures dirigeantes de l’opposition<br />

s’avéreront de nouveau peu efficaces.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Les hommes et l’Histoire<br />

L’arrivée de nouveaux dirigeants constitue<br />

toujours une source d'inquiétude pour les ministères<br />

des Affaires étrangères. Structurellement, ils craignent<br />

les changements et privilégient la stabilité. <br />

Ruptures et continuité<br />

Pascal Boniface<br />

62<br />

Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine<br />

Dmitri Trenine<br />

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62<br />

Ruptures et continuité<br />

dans la politique étrangère de la France<br />

Pascal Boniface<br />

L'élection à la présidence de la République de François Hollande le 6 mai 2012<br />

promettait de susciter une série d'interrogations dans les chancelleries. L'alternance<br />

au sommet de l'État allait-elle déboucher sur un changement de la politique<br />

étrangère française ?<br />

L’arrivée de nouveaux dirigeants constitue toujours une source d'inquiétude<br />

pour les ministères des Affaires étrangères. Structurellement, ils craignent les<br />

changements et privilégient la stabilité. Quelles que soient les divergences avec<br />

un pouvoir en place, ils y sont habitués et parviennent peu ou prou à prévoir ses<br />

réactions. L'arrivée d'un nouveau venu au sommet d’un l'État suscite toujours une<br />

certaine anxiété. L’inconnu est toujours inconfortable. Aussi a-t-on pu ressentir<br />

dans la plupart des capitales, à ce moment-là, une certaine perplexité face au<br />

changement de locataire à l’Élysée.<br />

Les États-Unis craignaient de voir arriver un président moins « pro-américain ».<br />

Israël pensait perdre un ami indéfectible. Les Européens s’interrogeaient quant à<br />

eux sur les projets économiques d’Hollande.<br />

Même Moscou s’inquiétait. Le Kremlin s’était finalement habitué à Sarkozy,<br />

oubliant ses propos de candidat en 2007, lorsqu’il avait affirmé qu’il refuserait de<br />

serrer la main de Poutine. Hollande allait-il adopter une attitude agressive contre<br />

la Russie ?<br />

Les interrogations étaient d'autant plus vives que les thèmes de politique<br />

étrangère avaient été largement absents de la campagne électorale de 2012. Dans<br />

le passé, François Hollande était plus connu pour ses qualités d'économiste ou sa<br />

connaissance de la politique intérieure française que pour son goût des questions<br />

géopolitiques, sur lesquelles il ne s'était guère aventuré, y compris lorsqu'il était<br />

premier secrétaire du Parti socialiste.<br />

Pascal Boniface, Directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ruptures et continuité<br />

Nicolas Sarkozy, après l'élimination de Dominique Strauss-Kahn de la course à<br />

l'investiture socialiste, avait pensé faire de l'inexpérience de François Hollande en<br />

matière internationale un avantage comparatif. Il comptait mettre en parallèle sa<br />

fréquentation des grands de ce monde en opposant des photos de lui avec Obama,<br />

Poutine, Hu Jintao, Ban Ki-moon à un François Hollande qui ne pourrait se<br />

montrer qu'avec des responsables locaux français.<br />

En août 2011, lors de son discours devant les ambassadeurs – dont il ne<br />

pensait pas qu'il serait le dernier –, il avait levé un voile sur les thèmes de sa<br />

campagne : le renversement de Kadhafi, la refonte de la gouvernance économique<br />

internationale, la nécessité d'avoir en temps de crise un président habitué aux<br />

sommets internationaux.<br />

Mais pourquoi ne pas avoir mis ce dessein à exécution au cours de la campagne ?<br />

Entre temps, le succès en Libye était moins apparent et les multiples propositions<br />

de la France au G8, au G20 et au sein de l'Union européenne n'étaient parvenues ni<br />

à déboucher sur une nouvelle gouvernance économique internationale, ni à mettre<br />

fin à la crise de l'euro. Nicolas Sarkozy estimait donc sans doute qu'il avait moins<br />

intérêt à faire campagne sur des sujets internationaux.<br />

François Hollande de son côté avait théorisé le fait qu'on ne pouvait gagner<br />

les élections sur ces questions et avait réduit au maximum les déplacements à<br />

l'étranger.<br />

Au cours du grand débat entre les deux tours qui oppose traditionnellement en<br />

France les deux finalistes de l'élection présidentielle, les questions internationales<br />

n’avaient été abordées qu'en fin d'émission, à travers le prisme de questions<br />

plus émotives et personnalisées que stratégiques : le sort des soldats français en<br />

Afghanistan (et non une réflexion sur les interventions militaires extérieures) et la<br />

situation des otages français au Mali (et non le sort de l'Afrique ou la nature de ses<br />

relations avec la France).<br />

Pourtant, les Français s'intéressent généralement aux questions stratégiques et<br />

le président de la République est la clé de voûte des institutions en ce domaine.<br />

Élire un président, c'est également choisir celui qui sera l'image du pays à l’étranger,<br />

commandera la diplomatie et la politique militaire française avec, en dernier<br />

ressort, la décision ultime de recourir à l'arme nucléaire.<br />

En France, les lignes de clivage sur les questions stratégiques ne sont pas entre<br />

la droite et la gauche mais entre ce qu'on appelle la ligne « gaullo-mitterrandiste »<br />

et la ligne « atlantiste » ou, dans sa version plus récente, « occidentaliste » ou<br />

« néoconservatrice ». Du temps de la Guerre Froide, celle-ci considérait la menace<br />

communiste comme le facteur stratégique le plus important. Ce sont désormais<br />

d’autres menaces qui pèsent sur le monde occidental, notamment du fait de<br />

l'islamisme radical ou de la montée en puissance de la Chine. Pour y faire face, il<br />

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63


64<br />

Pascal Boniface<br />

convient de se rallier sans réserve aux États-Unis qui ont seuls la capacité de lutter<br />

contre ces menaces existentielles. La ligne gaullo-mitterrandiste estime quant à<br />

elle que l'indépendance de la France est la priorité. L'alliance avec les États-Unis ne<br />

signifie en rien un alignement. La France doit à tout prix préserver des marges de<br />

manœuvre en multipliant les partenariats, afin de mieux faire valoir ses intérêts.<br />

Selon cette ligne, même dans un monde reconnu passé, la France a encore un rôle<br />

spécifique à jouer sur la scène internationale. Cette ligne de clivage passe au sein<br />

des deux principales familles politiques PS et UMP.<br />

En son temps, Nicolas Sarkozy ne cessait de marteler que la France appartenait<br />

au camp occidental avec une insistance qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait eue,<br />

même si pragmatiquement il admettait l'émergence d'un monde multipolaire. Il<br />

avait bien annoncé, avant son élection en 2007, une rupture avec la ligne gaullomitterrandiste,<br />

mais ne l'avait pas réellement réalisée. Les véritables révolutions<br />

stratégiques dans la diplomatie d'un pays sont plutôt rares, la part de continuité,<br />

au-delà des alternances politiques, étant toujours la plus forte. Il y a en fait toujours<br />

des inflexions, rarement des révolutions.<br />

Les deux mentors politiques de François Hollande sont François Mitterrand<br />

et Jacques Delors. La fibre européenne de François Hollande est indéniable même<br />

s'il ne verse pas dans l’utopie fédéraliste. Il se rattache plus naturellement à la ligne<br />

gaullo-mitterrandiste, fût-ce de façon plus instinctive et moins conceptualisée –<br />

pour le moment – que François Mitterrand. Le choix de ses ministres, Laurent<br />

Fabius aux Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian à la Défense, et la composition<br />

de l'entourage de ces derniers confortent cette ligne.<br />

Si les questions internationales ont été dramatiquement absentes de la<br />

campagne, à peine avait-il pris ses fonctions que François Hollande était lancé dans<br />

le grand bain international et ses sommets européens, sur fond de crise de l'euro<br />

(qui aurait dû être plus justement baptisée « crise de la dette européenne »), dont<br />

l'existence même ne paraissait toujours pas garantie pour les futurs sommets du<br />

G8 et sommet de l'OTAN en mai 2012.<br />

Alors que la plupart des chefs d'État et de gouvernements l'avaient ignoré au<br />

cours de la campagne, signifiant en creux que Nicolas Sarkozy avait leur préférence,<br />

François Hollande fut la vedette de ces sommets auxquels il participait pour la<br />

première fois. C'était logique. La France reste un pays qui compte sur la scène<br />

internationale et l'aspect nouveauté, voire inconnu pour certains, suscitait de la<br />

curiosité à l'égard de ce nouveau président. Ses homologues savaient que c'était<br />

avec lui qu'ils auraient à traiter pour les cinq ans à venir. François Hollande réussit<br />

à montrer qu'il n'était pas isolé en Europe, à travers sa volonté de ne pas limiter les<br />

projets économiques à l'austérité à laquelle Angela Merkel semblait attachée, mais<br />

également de travailler sur des programmes de relance pour lesquels il reçut l’appui<br />

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Ruptures et continuité<br />

d'autres pays européens. Il poursuivit cet effort de conciliation des positions entre<br />

l’Allemagne et l’Europe du sud. Si le mérite ne peut lui en être entièrement attribué,<br />

toujours est-il que ce qu'on appelait « la crise » de l'euro semble être passée, dans<br />

le sens où il n'y a plus de spéculations sur un possible éclatement de la zone euro<br />

alors que l’année 2011 et le début 2012 avaient été marqués par la succession de<br />

sommets présentés comme « de la dernière chance ».<br />

François Hollande, qui avait annoncé lors de sa campagne un retrait anticipé<br />

des troupes françaises en Afghanistan, participa alors à son premier sommet de<br />

l’OTAN, au cours duquel Obama, bien que gêné par cette décision, se montra<br />

assez fin politique pour ne pas l’en dissuader. Comment François Hollande auraitil<br />

pu, sans perdre toute crédibilité sur les plans international et national, revenir<br />

d'un sommet de l'OTAN en ayant abandonné l'un de ses rares engagements<br />

programmatiques sur les questions internationales, surtout avant des élections<br />

législatives ? En retour, François Hollande ménagea Barack Obama en n'évoquant<br />

pas publiquement son opposition au programme de défense antimissile, le<br />

constat de l'échec occidental en Afghanistan ou encore ses critiques de 2009 sur la<br />

réintégration de la France dans l’OTAN.<br />

Par la suite, François Hollande lança l’exercice d'un Livre blanc sur la défense.<br />

Cet exercice jouit d'un assez grand prestige en France depuis le précédent de 1972<br />

où, sous la houlette de Michel Debré, ministre de la défense de l'époque et ancien<br />

Premier ministre du général de Gaulle, fut conceptualisée et gravée dans le marbre<br />

la théorie française de la doctrine de dissuasion. Depuis, deux autres Livres blancs<br />

ont été rédigés sans avoir le même impact. L'exercice semble plutôt être destiné à<br />

donner un cadre conceptuel à la réduction prévue des dépenses militaires dans<br />

un contexte de réduction générale des déficits budgétaires. Cela concerne tous les<br />

pays occidentaux. François Hollande avait cependant au préalable demandé un<br />

rapport sur le bilan du retour de la France dans les organes militaires intégrés de<br />

l’OTAN à Hubert Védrine, qui fut l'un des plus proches collaborateurs de François<br />

Mitterrand sur l’international, le seul à avoir été présent à ses côtés de 1981 à 1995<br />

avant d'être ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002. Védrine incarne la ligne<br />

gaullo-mitterrandiste au sein de la gauche française. Cette réintégration avait été<br />

vivement critiquée par les socialistes, et par François Hollande lui-même lorsque<br />

Nicolas Sarkozy y avait procédé en 2009. Védrine en faisait un bilan critique. Elle<br />

n'avait, selon lui, en rien fait progresser l'Europe de la défense, contrairement à ce<br />

que tentaient de prouver les arguments avancés par ses partisans. Il préconisait<br />

néanmoins de ne pas modifier la position de la France pour des questions de<br />

crédibilité internationale. Paris ne pouvait changer de posture institutionnelle à<br />

chaque changement politique. En même temps, il recommandait d'être plus actif<br />

au sein de l’OTAN pour faire entendre une voix différente et ne pas se montrer<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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66<br />

Pascal Boniface<br />

passivement suiviste à l'égard des propositions américaines, notamment sur le<br />

bouclier anti-missile.<br />

Si le budget de la défense devrait être comme les autres soumis à un effort de<br />

rigueur, les pires scénarios qui auraient mis en cause la capacité militaire d’action<br />

de la France ont été écartés.<br />

François Hollande veut également insister sur la dimension économique de la<br />

diplomatie afin de lutter contre la crise économique et sociale dont souffre la France.<br />

C'est ainsi que Laurent Fabius a lourdement insisté sur la nécessité de mettre en place<br />

une diplomatie économique lors de la Conférence des ambassadeurs d’août 2012.<br />

Pour en revenir aux stratégies adoptées par Nicolas Sarkozy lors de son mandat,<br />

alors qu’il s’était fait le chantre de la diversité au début de sa présidence, il l’avait<br />

terminée en tenant un discours jugé hostile aux musulmans et aux immigrés. Cette<br />

ligne politique était censée assécher l’espace politique de l’extrême droite au profit<br />

de l’UMP. Mais le score de Marine Le Pen aux dernières élections montre que<br />

cette stratégie a échoué sur le plan intérieur. Sur le plan international, elle a en<br />

fait surtout contribué à un déficit d’image de la France, notamment dans les pays<br />

musulmans et en Afrique.<br />

En octobre 2012, le premier déplacement de François Hollande en Afrique<br />

subsaharienne depuis son élection n'a pas donné lieu à des envolées lyriques ou à<br />

des gestes spectaculaires. Il a été sérieux, fait des promesses qui restent à confirmer<br />

dans les faits mais qui ont été bien reçues sur le continent.<br />

Sa dénonciation de la Françafrique a été remarquée. Ce n'est pas la première<br />

fois qu’elle résonne. Nicolas Sarkozy en avait auparavant fait le procès avant de<br />

s'en accommoder. Sur ce point, François Hollande sera jugé sur les actes et non<br />

sur les paroles. Encore faut-il s'entendre sur ce que l'on peut appeler la fin de la<br />

Françafrique. Elle ne doit pas être confondue avec la fin d'une politique française<br />

en Afrique. Elle doit être analysée comme la fin de relations incestueuses avec des<br />

régimes peu recommandables, liant inefficacité économique, corruption et nonrespect<br />

de la démocratie et des droits de l'homme.<br />

En Afrique comme ailleurs, la France ne peut pas avoir des relations avec les<br />

seules démocraties stables. En Afrique comme ailleurs, elle ne peut pas apparaître<br />

comme une donneuse de leçons, sauf à irriter et à s’isoler de façon contre-productive.<br />

Mais en Afrique comme ailleurs, elle peut et elle doit graduellement faire évoluer<br />

les relations en distinguant celles qu’elle favorise et celles avec lesquelles elle prend<br />

ses distances. La fin de la Françafrique sera graduelle sous la pression conjointe des<br />

sociétés civiles africaine et française. En tout cas, celles-ci suivront attentivement<br />

l'engagement pris par François Hollande de mettre fin aux excès du passé.<br />

Dans ce contexte, aller à Kinshasa au Sommet de la francophonie s'imposait.<br />

Comment promouvoir la francophonie si la France ne participait pas à son<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ruptures et continuité<br />

sommet ? Mais comment aller à Kinshasa sans donner l’impression de conforter le<br />

régime de Kabila, très contesté et très contestable. Paris ne pouvait pas boycotter<br />

un sommet où se rendaient les autres chefs d'État africains sauf à être hors sujet.<br />

Mais ce réalisme ne fut pas passif. François Hollande ne cautionna pas Kabila.<br />

Il rencontra des opposants. Il y tint un discours public ferme sur les droits de<br />

l’homme. C'était certainement un moyen plus efficace de faire bouger les choses<br />

en République démocratique du Congo que de ne pas faire le déplacement. Autre<br />

symbole important : se déplacer d'abord au Sénégal, modèle de démocratie en<br />

Afrique, faisant référence à Senghor - premier président à quitter volontairement<br />

le pouvoir ; Abdou Diouf - premier président à accepter l'alternance et la défaite<br />

électorale ; et Wade qui, après avoir longuement hésité, avait finalement accepté de<br />

faire de même.<br />

Mais au moment où l'aide publique au développement risque de faire les frais<br />

de la rigueur budgétaire, si la France veut renouveler sa relation avec l'Afrique,<br />

elle doit avant tout faire un effort sur la politique des visas jugée humiliante et<br />

discriminatoire. Là encore, François Hollande a pris un engagement dont il<br />

faudra surveiller l'application concrète. Il a assuré qu'il ne ferait pas obstacle aux<br />

procédures sur les biens mal acquis. Cela serait un signe fort de mise à mort de la<br />

Françafrique.<br />

Un autre évènement, annoncé de longue date comme étant extrêmement<br />

important, fut le déplacement de François Hollande en Algérie en décembre 2012.<br />

Ses objectifs étaient clairement pragmatiques.<br />

Le premier était de rétablir des relations mises à mal lors du quinquennat<br />

précédent, malgré une bonne volonté initiale de Nicolas Sarkozy et ses rêves<br />

d’union pour la Méditerranée. Rappelons que Sarkozy était perçu, sur la fin de son<br />

mandat, comme hostile aux musulmans et aux immigrés. Cela ne pouvait qu’avoir<br />

un écho très négatif en Algérie, ainsi que chez les Français d’origine algérienne. Ces<br />

derniers votèrent d’ailleurs massivement en faveur de François Hollande.<br />

François Hollande, comme Nicolas Sarkozy, a une conception de la politique<br />

étrangère qui n’est pas déliée des préoccupations de politique intérieure. Mais<br />

encore une fois, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions. L'ancien président avait<br />

cru gagner des voix en stigmatisant les Français d’origine maghrébine, le nouveau<br />

choisit de leur tenir un discours d’apaisement et de vouloir vivre ensemble.<br />

Toutefois, l’annonce d’une nouvelle loi sur le voile musulman, même présentée<br />

comme étant déposée « au nom de la laïcité » pourrait remettre cela en cause.<br />

La reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la sanglante<br />

répression du 17 octobre 1961, lors de la manifestation pacifique des Algériens à<br />

Paris durant la guerre d’indépendance, fut perçue très positivement, tant par les<br />

Algériens que par les Français d’origine algérienne. Après beaucoup d’hésitations,<br />

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68<br />

Pascal Boniface<br />

le vote favorable à la mission de la Palestine comme État non membre de l’ONU<br />

joua dans le même sens.<br />

Après s’être engagé à reconnaitre la Palestine au cours de la campagne électorale,<br />

François Hollande avait paru plus hésitant. Cédait-il à des considérations de<br />

politique intérieure pour ne pas susciter l’opposition des institutions officielles<br />

juives françaises, avocates inconditionnelles du gouvernement israélien ? Croyaitil<br />

séduire ce dernier en lui donnant quelques gages en début de mandat ?<br />

Toujours est-il qu’à l’arrachée, Laurent Fabius obtint un vote favorable, ce qui<br />

évita à la France d’être à contre-courant d’un large mouvement historique. Il aurait<br />

en effet été incongru que la France, qui a longtemps été à la pointe du combat<br />

pour la reconnaissance des droits nationaux des Palestiniens, se tienne à l’écart au<br />

moment où cette dernière recevait un appui international massif.<br />

Mais c’est peut être sur la Syrie que les attaques contre François Hollande ont<br />

le plus porté pendant la campagne, les partisans de Nicolas Sarkozy mettant en<br />

avant l'action déterminante de ce dernier dans l'affaire libyenne et l'impuissance<br />

de François Hollande à résoudre la crise syrienne. Si effectivement une guerre<br />

civile atroce semble devoir se poursuivre en Syrie, la comparaison entre les deux<br />

situations n'est pas pertinente.<br />

Tout d'abord, c'est bien parce que les pays occidentaux ont modifié le sens de la<br />

résolution 1973 en Libye – en passant de la responsabilité de protéger qui avait été<br />

acceptée par la Russie et la Chine à celle de changement de régime – qu'aujourd'hui<br />

Moscou et Pékin refusent de donner un nouveau feu vert au Conseil de sécurité<br />

de l'ONU. Par ailleurs, la situation stratégique et militaire n'est pas comparable.<br />

L'armée syrienne a des capacités bien plus importantes que l'armée libyenne. Une<br />

intervention militaire en Syrie, de surcroît sans feu vert du Conseil de Sécurité,<br />

risquerait de déboucher sur une catastrophe plus que sur un succès rapide. On peut<br />

d'ailleurs remarquer qu'il n'y a pas, vis-à-vis de la crise syrienne, un pays qui freine<br />

(la France) contre d'autres pays (États-Unis, Grande-Bretagne) qui voudraient<br />

aller vite. Tous les pays occidentaux qui ont participé à la guerre civile en Libye ont<br />

une position commune de non-participation à celle qui se déroule en Syrie.<br />

C’est d’ailleurs sur la Syrie qu’il y a le plus grave désaccord entre la France et<br />

la Russie. Il alimente dans la presse et chez le public français la perception d’une<br />

Russie qui défend ses intérêts au détriment de la promotion des droits de l’homme.<br />

Mais cela ne devrait pas aboutir à une rupture entre Paris et Moscou. Il y a d’autres<br />

dossiers stratégiques sur lesquels ces deux pays membres permanents du Conseil<br />

de sécurité peuvent et doivent coopérer. Ils ont également des intérêts économiques<br />

et commerciaux communs. Paris et Moscou devraient rester des pays n’entretenant<br />

pas de relation d’alliance, mais plutôt bénéficiant d’un partenariat très développé<br />

et diversifié.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Ruptures et continuité<br />

La visite de François Hollande à Moscou les 27 et 28 février a confirmé tout cela.<br />

Moscou a, par ailleurs, soutenu l’intervention militaire française au Mali.<br />

La réussite de l’intervention au Mali joue en faveur de François Hollande, qui a<br />

montré qu’il pouvait être capable de détermination et de réaction rapide. Réalisée<br />

à la demande des autorités maliennes, avec un fort soutien populaire dans le pays<br />

et un soutien international à l’ONU et en Afrique, elle a évité que les djihadistes ne<br />

prennent Bamako.<br />

La France passe le relais à une force onusienne et africaine, la suite dépendra<br />

beaucoup des capacités du Mali à réconcilier les populations et bâtir un État solide.<br />

Par ailleurs, depuis le début de son mandat, François Hollande a commencé à<br />

mettre en œuvre une politique de réconciliation avec des pays qui s'étaient<br />

brouillés avec la France lors de la présidence de Nicolas Sarkozy. Le Japon avait<br />

été vexé de ne pas recevoir de visite officielle du président français qui avait, de<br />

surcroit, fait des remarques jugées insultantes sur le sport national, le sumo. Nicolas<br />

Sarkozy répétait régulièrement que la Turquie n'avait pas sa place dans l'Union<br />

européenne, et les relations s'étaient tendues avec le Mexique suite à l'annulation<br />

de l'Année du Mexique en France à propos d'une citoyenne française emprisonnée<br />

dans ce pays. Le discours de Dakar de 2007, dans lequel Sarkozy avait déclaré que<br />

l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire, avait également été jugé insultant<br />

sur le continent. De manière générale, François Hollande a un tempérament plus<br />

rassembleur alors que Nicolas Sarkozy avait un caractère plus clivant. François<br />

Hollande est pondéré là où Nicolas Sarkozy était plus activiste, quitte à agacer<br />

certains partenaires. L’idée généralement admise est que le comportement parfois<br />

familier de Nicolas Sarkozy était jugé désinvolte, voire grossier, par de nombreux<br />

chefs d’État et de gouvernements. De toute évidence, François Hollande n’encourt<br />

pas ce reproche.<br />

Mais au-delà des tempéraments de chaque président, le statut de la France ne<br />

change guère. Elle n'est pas une superpuissance, mais elle est encore une puissance<br />

qui compte, et ce quel que soit son président.<br />

Au fond, l’idée première qui se dégage de ces observations est une vision d’un<br />

gaullo-mitterrandisme pragmatique. François Hollande n’a pas encore défini de<br />

vision globale de ce monde en mutation et du rôle que la France peut y jouer.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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Le quatrième vecteur<br />

de Vladimir Poutine<br />

Politique étrangère russe : qu'est-ce qui a changé ?<br />

Dmitri Trenine<br />

La politique étrangère russe depuis 2000 a été multi-vectorielle — c’est-à-dire<br />

qu’elle a changé de vecteur à plusieurs reprises. Le début du premier mandat<br />

de Vladimir Poutine a été marqué par l’établissement d’une relation forte avec<br />

les États-Unis et le rapprochement avec l’Union européenne dans le cadre de ce<br />

qu’on appelait à l’époque le « choix européen » de la Russie. Cette courte période<br />

a été symbolisée par le soutien de Poutine aux États-Unis après les attentats du 11<br />

septembre 2001, un soutien clairement exprimé dans le discours que le président<br />

russe a prononcé au Bundestag le 25 septembre de cette même année. Ensuite,<br />

au milieu des années 2000, Moscou a quitté l’« orbite » politique de l’Occident et<br />

affiché son opposition à Washington sur les principaux dossiers internationaux.<br />

L’illustration de cette séquence historique a été la « Guerre des cinq jours » qui a<br />

opposé la Russie à la Géorgie en 2008, et son texte emblématique a été le discours<br />

de Munich de Poutine en février 2007. La troisième période aura été formellement<br />

« medvedevienne » mais, dans les faits, encore une fois poutinienne. Son symbole :<br />

le « redémarrage » (reset) des relations russo-américaines ; son document phare :<br />

le décret du Kremlin sur la mise en œuvre de « partenariats de modernisation »<br />

avec les pays les plus développés.<br />

Même si les changements de cap de la politique étrangère russe ne<br />

correspondent pas exactement aux mandats présidentiels, il est indéniable qu’une<br />

certaine corrélation existe. On peut affirmer qu’avec le retour de Poutine au<br />

Kremlin, la diplomatie de Moscou est, une fois de plus, en passe de prendre une<br />

nouvelle direction. Bien entendu, le changement de leader n’est pas l’explication<br />

première de ce phénomène : même au cours des quatre années de la présidence<br />

Medvedev, Vladimir Poutine était resté de fait le « premier personnage » de<br />

l’État et avait continué de peser sur les orientations de la politique étrangère.<br />

C’est pourquoi on aurait tort de voir dans l’« épisode libyen » le résultat d’une<br />

Dmitri Trenine, Directeur du Centre Carnegie de Moscou.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

71


72<br />

Dmitri Trenine<br />

improvisation de Medvedev : c’est sans aucun doute Poutine qui a donné à<br />

l’ambassadeur russe à l’ONU l’instruction de s’abstenir lors du vote au Conseil de<br />

sécurité. Les nouveaux facteurs les plus importants résident dans la modification<br />

substantielle de la situation intérieure en Russie et la profonde transformation de<br />

l’environnement international dans lequel cette politique est appliquée.<br />

C O N D I T I O N S I N T É R I E U R E S E T E X T É R I E U R E S<br />

Conditions intérieures. Vingt ans après l’effondrement du pouvoir du PCUS, la<br />

société russe a connu de profonds changements qualitatifs. Certaines couches —<br />

près de 20 % de la population — ont atteint un niveau de vie et une assurance qui<br />

les incitent à participer activement à la vie publique. Cette partie de la société a<br />

unilatéralement dénoncé le pacte tacite de « non-ingérence réciproque » passé<br />

avec le pouvoir, d’après lequel les autorités ne se mêlaient pas de la vie privée des<br />

gens, tandis que la société ne s’intéressait pas à la politique. De ce fait, la forme<br />

d’exercice du pouvoir en vigueur en Russie — un autoritarisme exercé avec le<br />

consentement des habitants — a connu une certaine érosion. Les consommateurs<br />

satisfaits ont commencé à se transformer en citoyens en colère. Fin 2011-début<br />

2012, ce mécontentement s’est manifesté dans les rues de Moscou, Saint-<br />

Pétersbourg et d’autres grandes villes.<br />

Le pouvoir a immédiatement attribué ce phénomène à la subversion menée<br />

par l’Occident, avant tout par les États-Unis. Vladimir Poutine a publiquement<br />

accusé le Département d’État américain de financer les contestataires. Ce faisant,<br />

les autorités souhaitaient assimiler l’opposition à une « cinquième colonne » à<br />

la solde d’un Occident déterminé à affaiblir la Russie autant que possible ; face<br />

à cet ennemi, le pouvoir russe devait apparaître comme une force patriotique<br />

défendant l’indépendance et l’unité du pays. Lorsque le 4 mars 2012 au soir,<br />

Vladimir Poutine annonça en meeting sa victoire à l’élection présidentielle, ses<br />

mots résonnèrent comme la proclamation d’un triomphe obtenu contre l’ennemi<br />

étranger et ses complices intérieurs.<br />

Les premières mesures du chef de l'État nouvellement élu visaient à réduire à<br />

néant tous les canaux d'influence potentiels du monde extérieur sur la politique<br />

intérieure de la Fédération de Russie. On adopta en urgence une loi exigeant<br />

que les organisations non-gouvernementales russes recevant des financements<br />

depuis l'étranger s'enregistrent en tant qu'« agents étrangers ». Moscou réclama<br />

que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) cesse<br />

ses activités sur le territoire russe. Les autorités russes dénoncèrent également<br />

plusieurs accords passés avec Washington — dont le programme de réduction<br />

concertée de la menace nucléaire (programme Nunn-Lugar) — où les États-<br />

Unis étaient les donateurs et la Russie le récipiendaire. En matière de politique<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine<br />

intérieure, le Kremlin a opté pour une approche ouvertement conservatrice,<br />

abandonnant l’imitation du libéralisme en vigueur auparavant.<br />

Aux États-Unis, la question russe n'a pratiquement jamais été abordée<br />

pendant la campagne présidentielle de 2012, à l'exception d'une déclaration<br />

confuse du candidat républicain Mitt Romney, qui qualifia la Russie d'« adversaire<br />

géopolitique numéro un » des États-Unis. Cependant, à la fin de l'année, après<br />

avoir aboli l'« amendement Jackson-Vanik », le Congrès des États-Unis a adopté<br />

le très controversé Acte Magnitski, qui introduisait des sanctions contre les hauts<br />

fonctionnaires russes accusés de violations des droits de l'homme. En réaction,<br />

le parlement russe a promulgué une loi interdisant l'adoption d'orphelins russes<br />

mineurs par des citoyens américains. Dans ce contexte, l'opinion publique aux<br />

États-Unis se déchaîna contre la politique du Kremlin, tandis qu'en Russie l'antiaméricanisme<br />

devenait l'un des piliers du patriotisme officiel.<br />

Ces mesures prises par Moscou, ainsi que les répressions policières visant<br />

les opposants russes, la condamnation sévère prononcée à l'égard de plusieurs<br />

membres du groupe Pussy Riot auteurs d'une « prière punk » dans la principale<br />

cathédrale orthodoxe de Russie — la cathédrale du Christ-Sauveur —, ou encore<br />

les contrôles menés dans les bureaux moscovites des fondations allemandes<br />

présentes en Russie, ont provoqué dans les pays de l'Union européenne une salve<br />

de critiques visant la politique intérieure russe.<br />

De leur côté, les autorités russes déclarèrent, pour la première fois depuis 1991,<br />

qu'elles ne partageaient pas entièrement les valeurs européennes contemporaines<br />

— notamment dans le domaine des droits de l'homme — et qu'elles entendaient<br />

dorénavant suivre leur propre voie.<br />

Tout cela appelle les conclusions suivantes :<br />

• pour la première fois depuis le démantèlement de l'URSS, la politique<br />

intérieure russe et sa perception par les opinions publiques d'Amérique et<br />

d'Europe ont « fait intrusion » dans la sphère des relations de la Russie avec les<br />

États-Unis et l'UE ;<br />

• cette « intrusion » semble devoir s'inscrire dans la durée, et les relations<br />

bilatérales pourraient bien être durablement marquées par les questions<br />

intérieures ;<br />

• le patriotisme russe officiel se fonde en partie sur l'anti-américanisme ;<br />

• les dissensions entre la Russie et l'UE ne sont plus seulement de nature<br />

conjoncturelle ou politique : elles portent désormais sur les valeurs.<br />

Le contexte international. La crise mondiale de 2008-2009 n’a pas seulement<br />

été la plus grave depuis la Grande dépression. Elle a aussi brutalement révélé au<br />

grand jour les fautes morales du capitalisme contemporain et les profonds défauts<br />

de la gouvernance des démocraties occidentales les plus développées. Depuis<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

73


74<br />

Dmitri Trenine<br />

le début de la crise, la croissance américaine est très faible. Dans les pays de<br />

l’Union européenne, une récession durable s’est installée. La dette accumulée par<br />

de nombreux États a mis en danger non seulement l’unité de la zone euro, mais<br />

aussi l’existence même de la monnaie unique européenne. Dans plusieurs pays<br />

d’Europe, la crise a significativement amplifié les problèmes sociaux. L’explosion<br />

de la dette publique et du déficit budgétaire des États-Unis a nettement réduit leur<br />

marge de manœuvre sur la scène internationale.<br />

Dans le même temps, le bilan de la politique étrangère de Washington depuis<br />

le début du XXIe siècle n’est guère impressionnant. L’Irak sombre dans le chaos<br />

après le retrait des troupes américaines ; la perspective prochaine d’un retrait<br />

similaire en Afghanistan fait miroiter le spectre de la guerre civile ; l’Iran poursuit<br />

son programme nucléaire malgré les sanctions occidentales et les opérations de<br />

sabotage israéliennes ; la Corée du Nord effectue des essais balistiques et nucléaires,<br />

et menace de déclencher la guerre. Enfin, le « printemps arabe », que la Maison<br />

Blanche a décidé de soutenir après quelques atermoiements, a de toute évidence<br />

ouvert la voie du pouvoir à des islamistes qui n’ont aucune intention de perpétuer<br />

la politique étrangère pro-américaine menée par les régimes les ayant précédés.<br />

Pendant ce temps, en Syrie, le régime de Bachar el-Assad, violemment hostile à<br />

Washington, tient encore, bien que l’Occident l’ait « enterré » à de nombreuses<br />

reprises. S’y ajoute la croissance, certes un peu moins rapide dernièrement, d’une<br />

Chine qui affirme ses intérêts nationaux avec toujours plus d’assurance. La région<br />

Asie-Pacifique est en train de devenir le théâtre principal non seulement du<br />

commerce international, mais aussi de la politique mondiale.<br />

À Moscou, cette évolution a suscité plusieurs conclusions, qui peuvent être<br />

résumées ainsi : le monde multipolaire est en passe de devenir réalité ; l’époque de<br />

la domination occidentale touche à sa fin ; l’Occident a perdu son autorité morale<br />

et ne peut plus servir de modèle à la Russie ; la démocratie n’est pas synonyme<br />

de bonne gouvernance ; la politique étrangère des États-Unis est aussi coûteuse<br />

qu’inefficace ; Washington « s’est surmené » sur la scène internationale, sa stratégie<br />

est plus destructrice que constructive et manque souvent de réalisme. Il en découle<br />

que l’indépendance de la Russie en matière de politique étrangère doit reposer<br />

sur son indépendance morale et politique. « Prendre l’Occident pour repère » en<br />

matière de valeurs est obsolète. Moscou suivra dorénavant sa propre voie.<br />

C O N D I T I O N S É C O N O M I Q U E S<br />

C’est dans ce contexte qu’est intervenu un changement de la conjoncture<br />

économique internationale. Le cours du pétrole, qui avait connu une baisse brutale<br />

à l’apogée de la crise mondiale, s’était stabilisé à un niveau relativement élevé : 110-<br />

115 dollars le baril de Brent. Cependant, les prix n’ont plus augmenté par la suite ;<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine<br />

et, aujourd’hui, la récession en Europe et le lent rétablissement de l’économie<br />

américaine, couplés au ralentissement de la croissance chinoise, laissent augurer<br />

d’une nouvelle baisse des cours. Or, le gouvernement russe ne pourra tenir ses<br />

engagements budgétaires qu’à la condition du maintien du prix actuel du baril.<br />

De plus, en se lançant dans l’exploitation industrielle du gaz de schiste, les États-<br />

Unis ont entamé une révolution énergétique qui a significativement modifié la<br />

conjoncture mondiale. Cette révolution rend possible l’accession des Américains<br />

à l’indépendance énergétique d’ici à 2030 — une perspective qui a déjà provoqué<br />

une redistribution globale des flux d’exportation du gaz, ainsi qu’une modification<br />

de la structure du commerce gazier. Conjuguée aux mesures adoptées par les pays<br />

de l’UE à la suite des « guerres du gaz » de 2006 et 2009, cette nouvelle donne a<br />

eu un effet double : l’Europe est devenue nettement moins dépendante à l’égard du<br />

gaz russe et plus résistante aux perturbations des approvisionnements.<br />

Ce facteur, associé au développement continu de la production de gaz naturel<br />

liquéfié, a négativement affecté les positions de Gazprom sur le marché mondial.<br />

À son tour, l’Union européenne a décidé d’examiner les activités du monopole<br />

gazier russe sur les marchés de certains pays de l’UE. Objectif : changer les règles<br />

selon lesquelles Gazprom fait des affaires en Europe et, notamment, revoir le<br />

calcul des prix du gaz acheminé par pipelines depuis la Russie. Gazprom s’est<br />

alors retrouvé dans l’obligation de développer son vecteur asiatique. La compagnie<br />

russe a cherché à renforcer ses positions sur les marchés japonais et sud-coréen,<br />

et à accéder au marché chinois. L’adhésion de la Russie à l’Organisation mondiale<br />

du commerce (OMC), en août 2012, a également constitué un changement de<br />

premier ordre pour l’économie russe. Après dix-neuf ans de discussions acharnées,<br />

les négociateurs de Moscou ont réussi à obtenir des concessions notables de la<br />

part de leurs partenaires ; mais malgré cela, l’entrée dans l’OMC a déjà eu des<br />

effets douloureux pour plusieurs secteurs de l’économie russe, à commencer<br />

par l’agriculture. Dans ce contexte, on a vu se développer en Russie une sorte<br />

d’allergie passagère à un éventuel approfondissement de l’intégration du pays<br />

dans l’économie internationale.<br />

U N E P O L I T I Q U E É T R A N G È R E « T O U S A Z I M U T S »<br />

Les premiers contacts étrangers de Vladimir Poutine après son investiture<br />

présidentielle ont mis en évidence un renouvellement de la politique étrangère<br />

russe. Le jour même de son entrée en fonctions, Poutine a reçu les chefs d’État<br />

de la CEI, venus au grand complet assister à l’événement à Moscou, soulignant<br />

ainsi le rôle historique de la Russie comme centre de l’Eurasie post-soviétique.<br />

La première visite de Poutine à l’étranger a été, conformément à la tradition,<br />

effectuée à Minsk, la capitale de l’allié biélorusse. Ensuite, le président s’est rendu<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

75


76<br />

Dmitri Trenine<br />

à Berlin et à Paris, les deux principaux partenaires de Moscou au sein de l’Union<br />

européenne. Le thème européen a été prolongé quelques jours plus tard à Saint-<br />

Pétersbourg, lors d’un sommet Russie-UE. Par la suite, le président a continué de<br />

recevoir les leaders des pays européens — de l’Italie au Luxembourg — sur son<br />

territoire.<br />

Puis vint le tour de l’Asie. Poutine s’est envolé pour Tachkent, où il a essayé —<br />

apparemment sans succès — de convaincre son homologue Islam Karimov de se<br />

joindre à ses projets d’intégration régionale. Peu après, l’Ouzbékistan a annoncé<br />

son départ de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). L’étape<br />

suivante de la diplomatie poutinienne fut Pékin, où le président a eu plusieurs<br />

rencontres bilatérales avec les dirigeants chinois et a participé à un sommet de<br />

l’Organisation de coopération de Shanghaï (OSC). Au cours des mois suivants,<br />

Poutine s’est rendu au Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan ; en Israël<br />

et dans les territoires palestiniens ; en Turquie et en Inde ; et a annulé au dernier<br />

moment un déplacement prévu au Pakistan. Et l’événement principal de l’année a<br />

été le sommet de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC) tenu<br />

à Vladivostok, où le président russe a accueilli les leaders d’une vingtaine de pays.<br />

Au vu de cette activité diplomatique intense, l’absence de Vladimir Poutine<br />

à certaines réunions multilatérales n’a été que plus remarquée. Il apparaissait<br />

clairement dès le départ que la Russie ne prendrait pas part au sommet de<br />

l’OTAN à Chicago, aucun accord n’ayant été trouvé sur la défense antimissile.<br />

Mais le refus de Poutine de participer au sommet du G8, transféré à Camp<br />

David suite à la décision russe de « sécher » la réunion de Chicago de l’Alliance<br />

atlantique, a surpris. Officiellement, il avait dû rester à Moscou pour travailler<br />

sur la composition du nouveau gouvernement ; officieusement, son absence était<br />

une réplique à celle du président Obama au sommet de l’APEC. Cette démarche<br />

de Moscou, sans précédent depuis que la Russie est invitée à participer à ces<br />

sommets, a démontré que le G8, où la Russie n’a jamais réussi à être considérée<br />

comme étant à sa place, ne constitue pas pour Poutine une priorité absolue. La<br />

seule rencontre qui l’intéressait vraiment — avec le président des États-Unis —<br />

eut finalement lieu un mois plus tard, en marge d’un autre sommet, celui du G20<br />

tenu au Mexique.<br />

Ainsi, la géographie des déplacements et rencontres de Poutine témoigne des<br />

priorités de la politique étrangère russe : tout d’abord, l’intégration dans le cadre de<br />

la CEI ; deuxièmement, le renforcement des relations avec l’Asie ; troisièmement,<br />

une contraction des liens avec l’Union européenne, réduits à l’unique versant<br />

économique, et un intérêt moindre porté à la coopération avec l’OTAN et les<br />

autres institutions occidentales ; quatrièmement, le maintien des distances avec<br />

les États-Unis. Ces conclusions sont confirmées à la fois par l’analyse du dernier<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine<br />

Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie, entériné par le<br />

président en février 2013, et par l’examen de la politique conduite dans chacune<br />

de ces directions.<br />

L’Union eurasienne. L’article publié par Vladimir Poutine sur l’Union eurasienne<br />

en octobre 2011, à la veille des élections législatives, a été le premier manifeste de<br />

politique étrangère du nouveau cycle de la politique russe. Bien sûr, cette publication<br />

répondait également à des objectifs internes : de nombreux électeurs apprécient<br />

l’idée du rétablissement, dans une forme ou une autre, de l’unité de l’espace postsoviétique.<br />

Mais on aurait tort de réduire ce texte à une simple opération de<br />

propagande. Dès 2009, Poutine avait décidé d’imposer la création d’une Union<br />

douanière (UD) avec la Biélorussie et le Kazakhstan — et ce en dépit du fait que<br />

cette décision semblait alors susceptible de compliquer sérieusement l’adhésion de<br />

la Russie à l’OMC. De toute évidence, Poutine a tiré une grande leçon de la crise<br />

économique mondiale : l’intégration régionale est plus fiable que la mondialisation.<br />

Une ligne dont il n’a pas dévié depuis : l’Espace économique commun (EEC) de<br />

ces trois pays est officiellement en vigueur depuis 2012, et une Union économique<br />

eurasienne complète est censée voir le jour en 2015.<br />

Quand on aborde la question de l’intégration économique des États postsoviétiques,<br />

il est impératif de garder plusieurs éléments à l’esprit. Premièrement,<br />

une intégration profonde n’est possible qu’à la condition que tous les États<br />

concernés y participent de leur plein gré et qu’elle se limite presque exclusivement<br />

à la sphère économique. L’intégration politique de la Russie et des nouveaux États<br />

indépendants au-delà de la coordination de leurs caps politiques respectifs n’est<br />

pas envisageable. Deuxièmement, un élargissement de l’espace d’intégration audelà<br />

des frontières de la « troïka » formée actuellement par l’UD et l’EEC est<br />

soit tout bonnement impossible, soit synonyme de pertes sérieuses. Poutine, à<br />

la suite de Mikhaïl Gorbatchev et de Zbigniew Brzezinski, est persuadé que sans<br />

l’Ukraine, le centre de force russe ne pourra pas atteindre sa masse critique. Mais<br />

l’élite ukrainienne, de son côté, semble avoir conscience du fait qu’une intégration<br />

étroite avec la Russie signifierait, de facto, un pas en direction de l’assimilation et<br />

donc de la fin du « projet ukrainien ». Si un gouvernement de ce pays, se retrouvant<br />

dans une situation désespérée, venait un jour à accepter un rapprochement<br />

significatif avec Moscou, la partition de l’Ukraine deviendrait inéluctable.<br />

L'intégration de l'Ouzbékistan ne paraît guère plus réaliste. En vingt ans,<br />

Tachkent a élaboré sa propre perception de son rôle et de sa place dans la région.<br />

Ni le président Karimov ni aucun de ses successeurs potentiels n'acceptera de<br />

faire du pays une simple composante d'un centre de force russo-eurasien. Mais<br />

la situation est très différente pour ce qui concerne les petits pays d'Asie centrale,<br />

à savoir le Kirghizistan et le Tadjikistan. Bien sûr, ni Bichkek ni Douchanbé<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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78<br />

Dmitri Trenine<br />

ne peuvent prétendre exercer un leadership régional ; mais les deux capitales<br />

souhaitent garder les mains libres. Dans le même temps, il faut tenir compte du<br />

fait qu'une inclusion prématurée dans le champ de l’intégration du Kirghizistan<br />

et du Tadjikistan nécessiterait, quant à elle, d’importants subsides de la part<br />

de Moscou et abaisserait sensiblement le niveau général et la qualité du projet<br />

d’intégration dans son ensemble.<br />

L’Asie. À ce jour, le basculement de la Russie vers l’Asie et l’océan Pacifique reste<br />

à l’état d’annonce. L’organisation du sommet de l’APEC à Vladivostok en septembre<br />

2012 pourrait d’ailleurs marquer non le début de ce phénomène, mais sa fin. Pour<br />

que les conditions d’un tel basculement soient réunies, il faudrait que la Russie<br />

redéfinisse sa position géopolitique afin de se percevoir comme une puissance<br />

euro-pacifique, et qu’elle élabore une stratégie correspondant à cette nouvelle<br />

position. Une telle stratégie devrait répondre à deux objectifs fondamentaux : la<br />

« double intégration » — celle de l’Est russe dans l’espace russe général, et celle de<br />

la Russie, via ses régions de l’est, dans la région Asie-Pacifique (AP). Aujourd’hui,<br />

la principale menace qui pèse sur la sécurité du pays est due au fait que la partie de<br />

la Russie le plus en difficulté sur le plan économique est limitrophe de la région la<br />

plus dynamique de la planète. Pour résoudre ce problème, il convient d'élaborer et<br />

de mettre en œuvre un modèle efficace de développement de la Russie Pacifique.<br />

De la réponse à ce défi dépendra la capacité de la Russie à retirer des bénéfices de<br />

sa proximité immédiate avec des économies asiatiques en plein essor.<br />

D’autres menaces naissent de l’aggravation des tensions entre les principaux<br />

États de la région AP : avant tout entre la Chine et les États-Unis, mais aussi entre<br />

la Chine et ses voisins — Japon, Vietnam, Inde. Dans ces conditions, Moscou<br />

devra manœuvrer finement : il lui incombe de défendre ses intérêts tout en évitant<br />

de se retrouver entraînée dans des disputes et conflits ne la concernant pas. En<br />

tout état de cause, tout cela est encore à venir.<br />

Aujourd'hui, Moscou manœuvre en Asie à un niveau tactique et, dans le<br />

meilleur des cas, à un niveau opérationnel. À l'inverse, il est hautement symbolique<br />

que le premier déplacement officiel de Xi Jinping en tant que nouveau dirigeant<br />

suprême de la République populaire de Chine a eu lieu en Russie — un pays qui<br />

représente pour la RPC à la fois une profondeur stratégique et une réserve de<br />

matières premières. Jusqu'à présent, aucune stratégie comparable n'a été élaborée<br />

par la Russie en retour.<br />

L’ « É C O N O M I S AT I O N » D E S R E L AT I O N S AV E C L’ U E<br />

L’Union européenne demeure le premier partenaire commercial de la Fédération de<br />

Russie. Les échanges bilatéraux s’élèvent à plus de 400 milliards de dollars, soit cinq<br />

fois plus qu’entre la Russie et la Chine. L’UE représente près de 50 % du commerce<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine<br />

extérieur de la Russie, alors que ce ratio n’est que de 7 % pour les partenaires de<br />

Moscou au sein de l’Union douanière. Jusqu’à récemment, on pouvait caresser<br />

l’espoir que l’adhésion de la Russie à l’OMC allait donner une nouvelle impulsion<br />

aux relations commerciales et économiques Russie-UE. Mais ces espoirs sont restés<br />

vains. La Russie doit « digérer » les conséquences de son entrée dans l’OMC, tandis<br />

que l’Europe se préoccupe avant tout de sa profonde crise intérieure. Résultat : les<br />

interactions des deux partenaires se limitent, dernièrement, à des discussions sur<br />

un certain nombre de problèmes pratiques, voire techniques – visas, désaccords<br />

commerciaux, etc. Nous avons déjà évoqué la perception toujours plus critique<br />

quant à la politique intérieure russe qui se fait jour dans les pays de l’UE. Du côté<br />

russe, la perception de la politique de l’UE et, avant tout, de l’Allemagne, a été<br />

négativement affectée par le règlement en mars 2013 de la question de l’endettement<br />

de Chypre — suite à quoi des gros déposants russes dans les banques chypriotes<br />

ont perdu de fortes sommes d’argent. Cette mesure a été publiquement critiquée<br />

par le président Poutine et le premier ministre Medvedev ; et de nombreux médias<br />

y ont vu un geste dirigé contre la Russie.<br />

Dans les questions internationales, la Fédération de Russie a soutenu<br />

l’intervention militaire de la France au Mali, mais a affiché de profondes<br />

dissensions avec Paris, Londres et même Berlin sur la Syrie. Le contraste est<br />

saisissant entre la position de Moscou sur la Syrie et son approche du dossier<br />

libyen en 2011. L’explication ne réside pas dans le changement de président au<br />

Kremlin, mais dans la façon dont l’OTAN a mené l’opération en Libye. Moscou<br />

a été outrée par le fait qu’une opération autorisée par le Conseil de sécurité de<br />

l’ONU pour assurer la protection des civils contre la répression conduite par les<br />

troupes gouvernementales a abouti à un changement de régime en Libye et à<br />

l’élimination du chef de l’État. C’est à la suite de la leçon libyenne que la Russie a<br />

durci ses positions au Conseil de sécurité.<br />

La position russe à l’ONU est définie avant tout en fonction de l’autorisation<br />

et du contrôle de l’usage de la force dans les relations internationales, ainsi que de<br />

l’évaluation de la situation en Syrie et, séparément, de la nature et de la puissance<br />

des forces en lutte contre le régime de Bachar el-Assad ; les intérêts concrets<br />

de la Russie en Syrie ne viennent qu’ensuite. Moscou ne milite pas tant pour le<br />

maintien de Bachar el-Assad au pouvoir que pour la prévention d’une intervention<br />

militaire étrangère en Syrie. Le Kremlin est également très hostile à une possible<br />

arrivée au pouvoir en Syrie des islamistes radicaux. Ces deux préoccupations<br />

répondent à certains principes mais, aussi, à des considérations pratiques : après<br />

Assad, ce sont d’autres dirigeants autoritaires, y compris certains alliés proches<br />

de la Russie, qui pourraient se retrouver sur la sellette. Malgré tout cela, Moscou<br />

se dit prête à coopérer avec l’Occident sur le dossier syrien, à condition que les<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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80<br />

Dmitri Trenine<br />

États-Unis et leurs alliés consentent à se conformer strictement à la Charte de<br />

l’ONU et renoncent à provoquer un changement de régime à Damas par la force.<br />

Le problème, c’est qu’au printemps 2013n le potentiel d’un règlement politicodiplomatique<br />

du problème syrien semble quasiment épuisé.<br />

P R I S E D E D I S TA N C E AV E C L E S É TAT S - U N I S<br />

AU N O M D E L A S O U V E R A I N E T É<br />

Au cours de la première année après son retour au Kremlin, le président Poutine<br />

s’est principalement consacré à consolider la souveraineté de la Fédération de<br />

Russie par rapport aux États-Unis. La véritable réponse à l’Acte Magnitski fut non<br />

la loi sur l’adoption mais le décret interdisant aux fonctionnaires russes de détenir<br />

de l’argent à l’étranger. Cette décision permettait de faire d’une pierre deux coups :<br />

les représentants du pouvoir russe devenaient moins vulnérables vis-à-vis des<br />

États étrangers, et le renforcement de la discipline interne de l’élite augmentait la<br />

dépendance de l’élite politique envers le Kremlin.<br />

En plus de la « souverainisation » — qui répondait bien plus à des impératifs de<br />

politique intérieure russe qu’à l’évolution des relations avec les États-Unis —, Vladimir<br />

Poutine a ordonné une pause dans les rapports avec Washington. Pour autant que l’on<br />

puisse en juger, dans ses liens avec l’Occident et, en particulier, avec les États-Unis, le<br />

président russe s’appuie moins sur les gouvernements (et encore moins sur les opinions<br />

publiques, façonnées par les médias) que sur les grandes entreprises occidentales, qu’il<br />

s’efforce d’attirer en Russie. C’est la communauté des affaires qui, espère M. Poutine,<br />

permettra à la Russie d’effectuer un bond qualitatif dans ses rapports avec les États-<br />

Unis. D’après lui, les intérêts du business américain permettront à la Russie d’obtenir<br />

ce que la signature de divers accords sur la réduction des armements avec Washington<br />

n’a pu lui assurer : faire en sorte que les partenaires de la Russie respectent les intérêts<br />

de celle-ci et renoncent à s’ingérer dans ses affaires intérieures.<br />

C’est pourquoi Poutine a donné instruction au gouvernement de faire<br />

remonter à brève échéance (d’ici à 2020) le classement de la Russie dans l’index<br />

Doing Business publié par la Banque mondiale, le pays devant progresser de pas<br />

moins de cent rangs sur cette période, passant de la 120ème place à la 20ème.<br />

Atteindre un tel but en l’absence de facto d’un État de droit paraît impossible,<br />

mais le président semble estimer que cet objectif peut être rempli grâce à une<br />

approche purement technique. À l’issue de la première année du nouveau mandat<br />

du président Poutine, on peut mettre à son actif la signature d’une série d’accords<br />

entre Rosneft et les géants énergétiques occidentaux ExxonMobil et BP. Dans le<br />

classement de la Banque mondiale, la Russie est passée à la 112ème place.<br />

Dans le domaine militaire et politique, Moscou ne cherche pas à prendre<br />

l’initiative : dans la partie d’échecs qu’il livre aux Américains, le Kremlin préfère<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine<br />

depuis longtemps jouer avec les noirs. En dépit de la campagne anti-américaine<br />

en cours dans les médias, les accords passés avec les États-Unis et l’OTAN<br />

concernant le transit de cargaisons « afghanes » restent en vigueur ; et Moscou a<br />

réagi de façon mesurée à l’abandon, annoncé en mars 2013, de la quatrième phase<br />

du bouclier antimissile américano-otanien en Europe. Le Kremlin prépare les<br />

prochaines rencontres de Poutine et Obama, qui auront lieu en juin au sommet<br />

du G8 tenu en Irlande du Nord, puis en septembre au G20 de Saint-Pétersbourg.<br />

Le « redémarrage » de 2009 était une idée de la partie américaine ; la Russie<br />

estime qu’il appartient également à la Maison-Blanche de procéder une fois de<br />

plus au redémarrage des relations bilatérales après la longue pause de 2012.<br />

L E R É A R M E M E N T D E L’A R M É E E T D E L A F L O T T E<br />

« Les coups pleuvent sur les faibles » : Vladimir Poutine citait déjà cette maxime<br />

il y a quelques années. La réforme militaire a démarré en 2008. Un réarmement<br />

massif de l’armée, à hauteur de 20 000 milliards de roubles (soit environ 500<br />

milliards d’euros) sur dix ans, a été annoncé en 2011. Dans le même temps, la<br />

décision a été prise de réformer l’industrie militaire et d’en faire la locomotive<br />

d’une nouvelle phase d’industrialisation du pays. Cette tâche a été confiée à<br />

l’ambitieux et énergique Dmitri Rogozine, promu au rang de vice-Premier<br />

ministre. En 2010-2011, l’échec des négociations avec les États-Unis et l’OTAN sur<br />

une coopération dans le domaine de la défense antimissile européenne a incité<br />

le Kremlin à développer un programme de fabrication de défense antimissile<br />

russe dirigée contre les États-Unis et l’OTAN, et à accroître ses efforts en matière<br />

de renforcement de son potentiel de dissuasion nucléaire. Même si la doctrine<br />

militaire actuelle, adoptée en 2010, considère qu’une guerre de grande échelle<br />

contre la Russie est peu probable, les États-Unis et l’Alliance atlantique sont perçus<br />

comme des adversaires potentiels aux niveaux régional et local.<br />

Le changement du ministre de la défense (imposé par les accusations de<br />

corruption le visant), à l’automne 2012, a apporté quelques inflexions à la réforme<br />

militaire mais n’a pas eu d’effet sur ses priorités. Anatoli Serdioukov a été remplacé<br />

par Sergueï Choïgou, connu pour son efficacité managériale. Fin 2012, la flotte<br />

militaire russe a effectué pour la première fois en vingt ans des exercices en mer<br />

Méditerranée, et à l’automne 2013, Poutine a, pour la première fois, brusquement<br />

mis la flotte de la mer Noire en état d’alerte.<br />

Occupée à renforcer sa puissance militaire, Moscou se montre bien plus<br />

réservée qu’il y a encore peu de temps à l’égard du contrôle des armements.<br />

Les réductions supplémentaires des armes stratégiques offensives sont liées à<br />

d’éventuelles limitations imposées à la défense antimissile américaine ; le contrôle<br />

des armements nucléaires non stratégiques est conditionné, notamment, au<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

81


82<br />

Dmitri Trenine<br />

règlement du problème des missiles de croisières ; quant au rétablissement du<br />

contrôle des armements conventionnels, cette possibilité est perçue en Russie<br />

d’une façon radicalement différente de celle définie dans le Traité sur les forces<br />

conventionnelles en Europe (FCE), y compris dans sa version adaptée. Pour<br />

Moscou, un monde sans armes nucléaires est une illusion dangereuse et la<br />

progression vers un tel idéal constitue une affaire risquée.<br />

C O N T I N U I T É E T I N N O VAT I O N S<br />

En dépit du changement de président, le groupe de personnalités participant à<br />

l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique étrangère russe n’a que très peu<br />

évolué depuis un an. Pourtant, le consensus de politique étrangère — autrement dit,<br />

l’adhésion de la majorité de la population à la politique conduite par les autorités<br />

— ne cesse de s’affaiblir. Ce phénomène s’explique par deux facteurs principaux :<br />

d’une part, les corporations, compagnies, clans et autres groupements publics<br />

et privés définissent leurs propres intérêts de politique étrangère ; de l’autre, on<br />

assiste à un morcellement politico-idéologique de la société, dont divers groupes<br />

défendent des orientations de politique étrangère différentes. Ce processus n’est<br />

pas directement lié au « grand roque » qui s’est produit au Kremlin, et est amené<br />

à se poursuivre au fur et à mesure de l’éveil de la société. Bien sûr, à court et<br />

à moyen termes, les principales décisions de politique étrangère seront prises<br />

avant tout par Vladimir Poutine et mises en œuvre par l’appareil bureaucratique<br />

existant ; mais par la suite, des idéologies et des intérêts divergents s’affronteront<br />

pour déterminer le cap que le pays suivra en matière de politique extérieure.<br />

Il est trop tôt pour tirer des conclusions sur la politique extérieure du troisième<br />

mandat du président Poutine. Les mesures décisives n’ont pas encore été prises, les<br />

discours « historiques » n’ont pas encore été écrits. La conjoncture dans laquelle<br />

évolue la Russie change rapidement, et pas toujours de façon prévisible. Il est<br />

cependant d’ores et déjà possible de constater que les tendances qui se dessinent<br />

aujourd’hui — « rééquilibrage » géopolitique en faveur de l’Eurasie et de la région<br />

Asie-Pacifique, « souverainisation » symbolique de la Russie et éloignement<br />

croissant vis-à-vis des États-Unis et de l’UE, érosion du consensus géopolitique<br />

— vont s’approfondir. La quatrième phase de la politique étrangère poutinienne<br />

va très probablement différer sensiblement des trois précédentes.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Défis économiques<br />

Honoré Daumier. L’Europe ne possède pas de dirigeants politiques d’une<br />

dimension digne d’elle.<br />

Si ces jeunes Russes qui ont grandi avec les<br />

gadgets technologiques et les réseaux sociaux<br />

refusent en masse de nourrir des cochons et<br />

de fabriquer du terreau, des changements<br />

importants sont à prévoir dans la société. <br />

Une stabilité fragile Pierre Kopp<br />

84<br />

Crise financière : la Russie en quête de réponse Sergueï Doubinine<br />

93<br />

À l’épreuve du marché Olga Boutorina<br />

104


84<br />

Une stabilité fragile<br />

Les défis économiques de la présidence Hollande<br />

Pierre Kopp<br />

Les évolutions économiques intervenues à l’échelle mondiale ces cinq dernières années<br />

ont envoyé des signaux contrastés sur la nature de l’économie française. Si les crises<br />

immobilière et bancaire de 2008 ont démontré ses capacités de résistance face à un<br />

choc d’une ampleur exceptionnelle, grâce notamment à des fondamentaux solides et<br />

à son système de protection sociale, elles ont également souligné sa faible capacité de<br />

rebond. La crise des dettes souveraines en Europe a par la suite mis en lumière un<br />

certain nombre de fragilités structurelles telles que des dépenses publiques trop élevées,<br />

un coût du travail mal maîtrisé et une fiscalité lourde et improductive qui nuisent au<br />

retour de l’économie française sur un sentier de croissance soutenue et durable.<br />

Le « modèle français » de développement économique, caractérisé notamment<br />

par un haut niveau de protection sociale, est aujourd’hui fragilisé et les nombreux<br />

atouts dont dispose la France apparaissent désormais insuffisants pour insuffler un<br />

nouveau cycle de croissance.<br />

La détérioration de la situation socio-économique et le risque de dégradation des<br />

conditions de financement sur les marchés ont incité les pouvoirs publics à mettre en<br />

œuvre une série de réformes structurelles que les institutions internationales saluent<br />

mais jugent toutefois insuffisantes et trop lentes. La poursuite et l’approfondissement<br />

des réformes engagées apparaissent ainsi comme une condition clé à la sortie de crise.<br />

Le processus de réforme actuellement engagé par les pouvoirs publics en France est<br />

le signe d’un volontarisme et d’une détermination politique. Associé aux marges<br />

de manœuvre disponibles et aux fondamentaux solides de l’économie française, il<br />

permet de fonder de réels espoirs sur le retour d’une croissance créatrice d’emplois.<br />

L’ É C O N O M I E F R A N Ç A I S E R É S I S T E B I E N<br />

À L A C R I S E D E 2 0 0 8 , M A I S P E I N E À R E D É M A R R E R<br />

Lors du retournement conjoncturel qu’a connu l’économie mondiale suite à la crise<br />

des subprimes intervenue dès fin 2007 aux États-Unis, l’économie française a plutôt<br />

Pierre Kopp – Professeur à l'université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil<br />

scientifique de l'Observatoire franco-russe.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Une stabilité fragile<br />

mieux résisté que celles des autres pays européens. Le recul du PIB enregistré en<br />

2009 n’a ainsi été que de 3% en France, contre 4,4% au Royaume-Uni, 5,1% en<br />

Allemagne ou 5,5% en Italie. La récession de l’économie française a également été<br />

plus faible que celle enregistrée aux États-Unis (-3,5%) et dans les pays de l’OCDE<br />

(-3,8% en moyenne).<br />

Au plus fort de la crise, la baisse du PIB en France a été de 4,3% au premier<br />

trimestre 2009 en glissement annuel, contre 6,8% en Allemagne, 4,6% aux États-<br />

Unis (deuxième trimestre 2009) et 5,5% en moyenne pour les pays de l’OCDE.<br />

Cette relative bonne résistance de l’économie française par rapport à ses<br />

principaux partenaires s’explique par une conjonction de facteurs ayant trait :<br />

• à la politique monétaire de la zone euro dont l’abaissement des taux a été<br />

transmis aux conditions de financement de l’ensemble de l’économie du fait de la<br />

solidité du secteur bancaire français ;<br />

• à la structure de production diversifiée de l’économie qui est de ce fait moins<br />

dépendante des secteurs particulièrement touchés par la crise comme la finance, la<br />

construction ou l’automobile ;<br />

• au compte des ménages dont le niveau d’endettement est maîtrisé (à<br />

73,5% du revenu disponible brut en 2008 -78,9% en 2010-, contrairement<br />

aux ménages espagnols ou britanniques dont le ratio dépasse les 100%) du<br />

fait des pratiques bancaires prudentes en matière d’octroi de crédit, et du taux<br />

d’épargne structurellement élevé (près de 15,5% en 2008 -15,9% en 2010-) ;<br />

• à des mesures de soutien domestiques telles que le Plan de relance de 34<br />

Mds€ adopté par le gouvernement fin 2008 qui a permis de soutenir à la fois la<br />

consommation des ménages et l’investissement des entreprises appartenant aux<br />

secteurs le plus affectés par la crise (construction, automobile) ;<br />

• à l’intensité des stabilisateurs automatiques et notamment du système<br />

de protection sociale (le niveau des dépenses sociales s'établit à 29,5% du PIB<br />

en 2008 en France contre 26,9% en Allemagne ou 25,3% au Royaume-Uni)<br />

qui ont pleinement joué leur rôle contra cyclique en soutenant la demande<br />

intérieure.<br />

La reprise amorcée dès le deuxième trimestre 2009 s’est faite à un rythme<br />

conforme à celui constaté lors des récessions précédemment observées en<br />

France en 1980 et 1993. Toutefois, son intensité a été nettement inférieure à celle<br />

de l’Allemagne ou des pays membres de l’OCDE et n’a pas permis de résorber<br />

totalement le recul de l’activité enregistré en 2008/2009.<br />

Si la consommation intérieure a très rapidement retrouvé ses niveaux d’avant<br />

crise après un recul très modéré, l’investissement des entreprises, qui s’était<br />

fortement replié dès le deuxième trimestre 2008 et durant six trimestres consécutifs<br />

(-17,5% entre le premier trimestre 2008 et son plus bas niveau au troisième<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

85


86<br />

Pierre Kopp<br />

trimestre 2009), demeurait, fin 2010, inférieur de plus de 9% à son niveau d’avant<br />

crise malgré un rebond trimestriel moyen de plus de 2% entre fin 2009 et début<br />

2011. Cette atonie de l’investissement des entreprises s’explique, d’une part, par<br />

la dégradation du contexte économique général qui a pesé sur les perspectives de<br />

débouchés, d’autre part, par la synchronisation du retournement économique à<br />

l’échelle mondiale qui a largement pesé sur la demande extérieure et s’est traduite<br />

par un net recul des exportations (-15% entre le premier trimestre 2008 et le point<br />

bas au deuxième trimestre 2009).<br />

Cette reprise molle de l’économie française a par la suite été fortement affectée<br />

par l’extension de la crise des dettes souveraines et la dégradation des finances<br />

publiques nationales.<br />

L’endossement par les dirigeants de la zone euro du premier plan d’aide à la<br />

Grèce intervenu en mai 2010 s’est traduit par un net ralentissement des principales<br />

composantes de la croissance (consommation, investissement, exportations).<br />

Les plans de sauvetage successifs accordés à l’Irlande (septembre 2010) puis au<br />

Portugal (avril 2011) ont par la suite mis en lumière les difficultés d’autres pays<br />

de la zone euro comme l’Italie, l’Espagne ou Chypre qui ont largement dégradé le<br />

contexte économique.<br />

Les finances publiques de la France ont elles-mêmes largement pâti des effets du<br />

retournement conjoncturel de 2008. Les réponses de politique macroéconomique<br />

qui ont suivi dans le cadre du Plan de relance de l’économie notamment et le<br />

ralentissement brutal de l’activité ont contribué au creusement des déficits et à<br />

l’accroissement du poids de la dette publique dans le PIB.<br />

Alors que le poids de la dette publique se stabilisait autour de 65% du PIB et<br />

entamait un reflux dans le courant de l’année 2007, sa croissance est repartie à la<br />

hausse dès le premier trimestre 2008 puis s’est fortement accélérée dès la fin 2008<br />

et jusqu’à la mi 2010. Entre le premier trimestre 2008 et le deuxième trimestre<br />

2010, le montant de la dette publique s’est accru de 27,3% pour atteindre près<br />

de 1 600 milliards d'euros. Sous l’effet de cette hausse et du repli de la croissance<br />

économique, le poids de la dette a atteint 83,8% du PIB au deuxième trimestre<br />

2010, contre 66,2% deux ans plus tôt. Après une courte période de stabilisation<br />

du montant de la dette et d’une baisse technique de son poids dans le PIB dûe au<br />

retour de la croissance, elle a de nouveau enregistré une forte augmentation dès<br />

le début de l’année 2011 sous l’effet de l’éclatement et de l’extension de la crise des<br />

dettes souveraines intervenue quelques mois plus tôt. Au deuxième trimestre 2012,<br />

la dette publique représentait 92% du PIB à 1 832 milliards d'euros.<br />

Outre le ralentissement de l’activité économique nationale et internationale, la<br />

dégradation de la situation financière de la France a participé à la détérioration de<br />

ses conditions de financement sur les marchés financiers. Le niveau de la prime de<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Une stabilité fragile<br />

risque associée à la dette souveraine de la France comme de celles d’autres économies<br />

de la zone euro s’est fortement apprécié tout au long de l’année 2011, témoignant de<br />

l’inquiétude grandissante des marchés quant à la viabilité des finances publiques et<br />

d’un risque de contagion des crises grecque, italienne ou espagnole.<br />

Cette méfiance s’est manifestée par l’écart de taux « spread » grandissant entre<br />

les rendements d'emprunts allemands et français (obligations à 10 ans) notamment.<br />

Ce « spread », qui est un indicateur de la confiance des investisseurs dans la<br />

capacité de l'État à rembourser ses titres de dette lorsqu'ils arrivent à échéance,<br />

a atteint jusqu’à 200 points de base (2 points de pourcentage) en novembre 2011<br />

alors qu’il n’était que de 40 pdb avant l’été et inférieur à 10 pdb avant la crise de<br />

2008. Cet écart traduit la défiance croissante des investisseurs quant à la capacité de<br />

l’État français à honorer ses dettes (« risque de signature ») et se manifeste par des<br />

comportements de repli vers des actifs jugés plus sûrs « flight to quality » comme<br />

les titres de dette allemande.<br />

2<br />

1.5<br />

1<br />

0.5<br />

Ecart de taux OAT 10 ans France-Allemagne<br />

2010 APR JUIL OCT 2011 APR JUIL OCT 2012 APR JUIL OCT<br />

Cette méfiance grandissante à l’encontre de l’économie française s’est traduite par la<br />

dégradation (anticipée par les marchés financiers) de la note souveraine AAA en<br />

AA+ avec perspective négative par Standard & Poors en janvier 2012. Sans dégrader<br />

la note souveraine, Moody’s plaçait la France sous perspective négative un mois plus<br />

tard tandis que Fitch annonçait ne pas envisager de dégradation sauf en cas de forte<br />

détérioration de la conjoncture durant l’année en cours.<br />

Outre ses effets directs sur les finances publiques via un alourdissement de la<br />

charge de la dette (une hausse de 100 bp du taux OAT alourdit la charge de la dette<br />

publique d’environ 2 milliards d'euros la première année, soit 0,1% du PIB, et 4<br />

milliards d'euros la seconde, soit 0,2% du PIB), cette hausse des taux a également des<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

2<br />

1.5<br />

1<br />

0.5<br />

87


88<br />

Pierre Kopp<br />

répercussions sur l’économie réelle et notamment le relèvement des taux d’emprunt<br />

immobilier qui s’accompagne d’un ralentissement de la construction, secteur très<br />

riche en emploi.<br />

Cet épisode a été le révélateur de pratiques anciennes qui se voient ainsi<br />

sanctionnées par les marchés ; d’une part la dette publique de la France a<br />

tendanciellement progressé plus rapidement que le revenu national pour atteindre<br />

un niveau très élevé, d’autre part, son déficit public se réduisait plus lentement que<br />

ceux de ses principaux partenaires.<br />

Outre l’effet amplificateur de la crise, la dégradation des finances publiques<br />

résulte en effet largement d’une tendance à l’œuvre depuis le milieu des années 1970.<br />

Les événements conjoncturels de ces dernières années n’ont ainsi fait qu’aggraver une<br />

tendance lourde d’accumulation de déficits publics qui s’expliquent par des causes<br />

structurelles.<br />

Le gouvernement avait toutefois pris conscience de l’ampleur de la situation et<br />

du risque de spirale lié à la défiance des marchés en adoptant, dès août 2011, une<br />

série de mesures d’assainissement budgétaire. Les mesures d’économie programmées<br />

visaient une réduction de 3 points du déficit structurel sur deux ans (2011 et 2012)<br />

et un retour à un déficit contenu à 3% en 2013. Cet effort était nécessaire afin de<br />

stabiliser la dette (au sens de Maastricht) à environ 90% du PIB. Toutefois, afin de<br />

limiter l’impact de cet effort budgétaire sur la croissance (la baisse d’un point de<br />

PIB du déficit structurel est généralement associée à une perte d’un demi-point<br />

de croissance), les premières mesures adoptées ont été ciblées. Ainsi, il n’y a pas<br />

eu de hausse généralisée du taux principal de TVA (19,6 %), mais une hausse du<br />

taux réduit (de 5,5% à 7%) et seulement sur un nombre restreint de produits. Les<br />

mesures fiscales (désindexation de l’impôt sur le revenu et de l’impôt de solidarité<br />

sur la fortune, prélèvement libératoire accru pour les dividendes et intérêts, hausse<br />

de la CSG sur les revenus du capital, taxation accrue des plus-values immobilières,<br />

etc.) ont principalement concerné les ménages aisés, les revenus du capital et<br />

le patrimoine afin de ne pas affecter le pouvoir d’achat des ménages aux revenus<br />

moyens et modestes dont la propension marginale à consommer est la plus élevée.<br />

B I L A N 2 0 1 2 E T P E R S P E C T I V E S P O U R 2 0 1 3<br />

Le ralentissement de l’activité à l’échelle mondiale et particulièrement en Europe a<br />

imposé de nouvelles mesures d’économies pour tenir les engagements de réduction<br />

des déficits.<br />

Alors qu’au deuxième trimestre 2012 l’économie américaine a progressé sur un<br />

rythme proche de celui du trimestre précédent (+ 0,3% après + 0,5%), portée par<br />

la bonne tenue de la demande intérieure privée et les exportations, les économies<br />

européennes se sont majoritairement repliées, principalement en raison du recul de<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Une stabilité fragile<br />

leur demande intérieure. Si la croissance reste positive en Allemagne au deuxième<br />

trimestre (+ 0,3%), elle est nulle en France pour le deuxième trimestre consécutif et<br />

négative au Royaume-Uni (- 0,4%), en Espagne (- 0,4%) et en Italie (- 0,8%).<br />

Afin de compenser les effets d’une croissance économique revue une première<br />

fois à la baisse, un nouveau plan d’économie a été présenté par le nouveau<br />

gouvernement en juillet 2012 à hauteur de 20 milliards d'euros (1,1 point de PIB). Y<br />

figurent notamment une hausse des prélèvements sociaux sur les revenus du capital<br />

(de 13,5% à 15,5%), une réduction de l’abattement sur les plus-values immobilières<br />

hors résidences principales, une hausse du prélèvement libératoire sur les dividendes<br />

et intérêts, un alourdissement de l’impôt de solidarité sur la fortune et les droits de<br />

succession, la suppression des exonérations de cotisations salariales et patronales sur<br />

les heures supplémentaires.<br />

L’évolution de l’indicateur synthétique du climat des affaires dans l’industrie<br />

publié en septembre reste mal orientée, et l’indicateur nettement inférieur à sa<br />

moyenne de long terme. De même, l’indicateur du climat général des affaires atteint<br />

son plus bas niveau depuis septembre 2009. L’activité devrait donc rester atone d’ici<br />

la fin de l’année.<br />

Dans ce contexte, la perspective de croissance pour l’année 2012 a une nouvelle<br />

fois été revue à la baisse et devrait atteindre 0,2% (0,1% selon les dernières projections<br />

du FMI), les enquêtes de conjoncture tablant sur une poursuite de la stagnation de<br />

l’économie française d’ici la fin de l’année. Si cette perspective devait se confirmer,<br />

l’économie française n’aura donc pas rattrapé son niveau d’avant crise.<br />

Cette prévision de croissance atone s’accompagne de sombres perspectives<br />

concernant l’emploi. Après 16 mois de hausse consécutive, le nombre de chômeurs (en<br />

France métropolitaine) n’ayant exercé aucune activité a franchi le seuil symbolique<br />

des trois millions en août, seuil qui n’avait plus été atteint 1999. Le taux de chômage<br />

au sens du BIT pourrait atteindre 10,2% en France métropolitaine au quatrième<br />

trimestre, soit un niveau inférieur à la moyenne de la zone euro (11,2%) mais dans<br />

la moyenne des pays avancés au sens du FMI et près du double du taux de chômage<br />

en Allemagne (5,2%).<br />

Le projet de budget présenté en septembre dernier confirme l’objectif de réduction<br />

du déficit public à 3% en 2013 contre 4,5% en 2012 et prévoit 38 milliards d'euros<br />

d’économies nouvelles (1,9 point de PIB) réparties entre un net ralentissement des<br />

dépenses publiques (équivalent à 1/3 de l’effort) et une hausse des prélèvements<br />

fiscaux et sociaux (répartie également entre les ménages et les entreprises).<br />

Le contexte économique qui sous-tend ce projet de budget prévoit une croissance<br />

de 0,8 % en 2013 alors que le FMI l’estime à 0,4%. Le redémarrage de l’activité resterait<br />

donc très modéré en 2013.<br />

Plusieurs facteurs viennent appuyer cette prévision :<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

89


90<br />

Pierre Kopp<br />

• une résolution graduelle de la crise des dettes souveraines ;<br />

• une reprise de la croissance en zone euro (+0,2% contre -0,4% en 2012 selon<br />

le FMI) et en Europe (+0,8% contre +0,1% en 2012) ainsi qu’une conjoncture<br />

favorable dans le reste du monde (croissance dynamique des BRIC.<br />

• malgré les mesures fiscales qui pèsent sur les revenus des ménages (majoritairement<br />

concentrées sur les hauts revenus), leur consommation pourrait résister en lien avec<br />

une reprise modérée de l’emploi et une réduction du taux d’épargne ;<br />

• l’investissement des entreprises pourrait entamer une légère reprise sous<br />

l’effet de la demande extérieure bien que la prudence des entrepreneurs pourrait<br />

rester de mise compte tenu de l’absence de tensions sur les capacités de production,<br />

des taux de marge historiquement bas et des hausses d’impôts (toutefois ciblées<br />

principalement sur les grandes entreprises plutôt que les PME).<br />

Cette prévision de croissance pour 2013 reste toutefois fragile compte tenu<br />

de l’incertitude qui entoure l’ensemble de ses déterminants. La confiance des<br />

agents (ménages et entreprises) largement affectée par 5 années de crise pourrait<br />

favoriser l’attentisme et nuire au redémarrage de la demande et de l’investissement<br />

qui sont traditionnellement les principaux moteurs de la croissance en France. Par<br />

ailleurs, les mesures d’austérité budgétaire qui seront adoptées dès la fin de l’année<br />

dans le cadre du vote du budget 2013 pourraient avoir un impact négatif sur la<br />

croissance supérieur aux estimations. Les prévisions de croissance se fondent<br />

sur un « effet multiplicateur » de 0,5, ce qui signifie qu’une consolidation fiscale<br />

équivalente à 1 point de PIB devrait se traduire par une perte d’un demi-point de<br />

croissance. Or, cette valeur ne fait pas consensus parmi les économistes et pourrait<br />

être sensiblement plus élevée (de 0,8 à 1,7) de telle sorte que le coût de l’austérité<br />

budgétaire en termes de croissance et de chômage pourrait être plus élevé.<br />

Q U E L S R E S S O R T S P O U R L A C R O I S S A N C E E N F R A N C E ?<br />

Si la France souffre de faiblesses structurelles (taux de prélèvements obligatoires<br />

élevé -particulièrement pour les cotisations sociales des employeurs-, poids des<br />

réglementations -notamment en matière de marché du travail-, compétitivité prix<br />

insuffisante, fragilité financière et contraintes au développement de son tissu de<br />

PME), elle dispose néanmoins de fondamentaux solides qui constituent autant de<br />

leviers internes de croissance.<br />

Parmi ces leviers de croissance internes figurent de nombreux atouts qui ont<br />

un impact direct sur l’attractivité du territoire pour les entreprises. La qualité des<br />

infrastructures, la qualité de la formation universitaire, une position de leader<br />

mondial dans de nombreux secteurs d’activité clé et en expansion (production<br />

d’électricité, télécommunications, aviation civile et militaire, transport, industrie<br />

du luxe, agroalimentaire, etc.), la qualité du système de protection sociale<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Une stabilité fragile<br />

et le dynamisme démographique sont généralement cités. Ce dynamisme<br />

démographique constitue un facteur clé de la croissance économique et d’un<br />

retour à l’équilibre des finances publiques en ce qu’il assure un renouvellement<br />

de la main-d’œuvre et permet de faire face à l’accroissement des dépenses qui<br />

accompagne le vieillissement de la population.<br />

En outre, la productivité horaire en France est parmi les plus élevées au monde<br />

et supérieure de 30% à celle de la moyenne des pays de l’OCDE.<br />

A ces atouts s’ajoute un potentiel de croissance supplémentaire sujet notamment<br />

à des choix de politiques publiques.<br />

Des réformes importantes ont été engagées ces dernières années afin de<br />

pérenniser le financement des retraites (allongement progressif de l’âge légal<br />

de départ en retraite) et de soutenir l’effort de recherche et développement des<br />

entreprises (crédit d’impôt à hauteur de 30% des dépenses de R&D jusqu’à 100<br />

millions d'euros et 5% au-delà).<br />

La France dispose également de marges de manœuvre importantes pour opérer un<br />

assainissement de ses comptes publics et s’assurer la confiance des marchés. Le poids<br />

des avantages fiscaux (« niches fiscales ») conférés aux ménages et aux entreprises<br />

engendre un manque à gagner pour l’Etat estimé à plus de 70 milliards d'euros en 2013.<br />

De même, les dépenses publiques se sont élevées à 56,1% du PIB en 2011, contre 43,2%<br />

en moyenne pour les pays membres de l’OCDE. Une rationalisation de ces avantages et<br />

dépenses serait susceptible de dégager d’importantes ressources financières pour l’Etat.<br />

L’effet des nouvelles mesures d’économie et de l’augmentation des prélèvements<br />

obligatoires annoncée dans le cadre du budget pour 2013 pourrait aisément être<br />

compensé par une diminution du taux d’épargne des ménages qui reste élevé en<br />

France. La consommation, qui demeure la principale composante de la croissance,<br />

pourrait alors se maintenir si toutefois la confiance des ménages dans l’avenir<br />

n’était pas trop altérée.<br />

L’évolution du chômage depuis le début de la crise a souligné les fragilités<br />

structurelles qui entourent le fonctionnement du marché du travail en France et la<br />

nécessité de le réformer. La France est notamment confrontée à la faiblesse du taux<br />

d’emploi des jeunes et des seniors, à un fort dualisme du marché du travail (entre<br />

contrat à durée déterminée et contrat à durée indéterminée), à un niveau élevé de<br />

chômage de longue durée et a une réglementation relative aux embauches et aux<br />

licenciement jugées contraignantes par certaines institutions. Ces caractéristiques<br />

du marché du travail pèsent sur la croissance économique, creusent les inégalités et<br />

contribuent à détériorer les finances publiques. C’est l’une des raisons pour laquelle<br />

l’agence de notation Moody’s a à son tour dégradé la note souveraine de la France à<br />

Aa1 début novembre et que Standard & Poor’s maintient sa perspective négative sur<br />

le note française. Des discussions entre les partenaires sociaux (patronat et syndicats)<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

91


92<br />

Pierre Kopp<br />

sont actuellement en cours et pourraient aboutir à l’adoption de mesures allant dans le<br />

sens d’une « flexicurisation » de l’emploi, autrement dit, qui permettent aux entreprises<br />

de faire face aux aléas conjoncturels sans préjudice pour l’emploi et l’activité.<br />

Les ressorts de la croissance en France sont également externes. Depuis 2003, la<br />

balance commerciale de la France est déficitaire (- 69,5 milliards d'euros en 2011).<br />

Cette situation met en lumière deux faits majeurs pour la croissance en France :<br />

d’une part, l’insuffisante présence des entreprises françaises à l’export, d’autre part,<br />

les importations se substituent potentiellement à des productions locales.<br />

Des efforts portant sur la compétitivité prix permettraient de stimuler la<br />

production des entreprises françaises les plus exposés à la concurrence internationale,<br />

l’export, l’implantation d’entreprises étrangères sur le territoire et donc l’emploi. C’est<br />

en ce sens que le gouvernement a présenté début novembre un « Pacte national pour<br />

la croissance, la compétitivité et l’emploi » inspiré de propositions issues du rapport<br />

Gallois. Parmi les mesures annoncées, un crédit d’impôt de 20 milliards d’euros pour<br />

les entreprises permettra dès 2014 de réduire le coût du travail de 6% sur les bas<br />

salaires. Cette mesure permet de transférer une partie du financement du système<br />

de protection sociale (aujourd’hui assuré à plus de 75% par des cotisations et taxes<br />

sur le travail) vers un impôt à assiette large, la TVA, dont certains taux seront une<br />

nouvelle fois relevés. Le financement de cette mesure sera également assuré par une<br />

diminution des dépenses publiques et une hausse de la fiscalité écologique.<br />

Parallèlement, des efforts sur la compétitivité hors-prix sont nécessaires afin de<br />

soutenir durablement les exportations et donc la croissance et l’emploi. A cette fin, il<br />

convient d’encourager l’innovation en stimulant la recherche privée et publique (Grand<br />

emprunt, crédit d’impôt recherche, créations de pôles de compétitivité...) afin de<br />

développer les secteurs à forte valeur ajoutée et qui ne sont pas soumis à la concurrence<br />

des pays émergents. Ces mesures n’auront toutefois d’effets qu’à moyen/long terme.<br />

* * *<br />

Malgré les effets économiques et sociaux des crises financières et des dettes<br />

souveraines, les capacités de la France à se redresser puis à trouver le chemin<br />

d’une croissance durable sont réelles et les marges de manœuvre dont disposent<br />

les pouvoirs publics demeurent importantes. Les soubresauts de ces cinq dernières<br />

années auront eu le mérite de souligner l’impérieuse nécessité d’articuler la politique<br />

économique autour de deux enjeux majeurs qui sont, d’une part, d’assurer que les<br />

finances publiques ne menacent pas la stabilité macroéconomique, d’autre part, de<br />

mettre en œuvre des réformes structurelles permettant à la fois de préserver un<br />

haut niveau de protection sociale, dans la tradition du « modèle français » et de<br />

rendre la structure fiscale plus favorable aux performances économiques afin de<br />

stimuler le potentiel productif de l’économie et l’emploi.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Crise financière.<br />

La Russie en quête de réponse<br />

Il n’y a pas d’alternative à la poursuite de l’intégration<br />

Sergueï Doubinine<br />

Les deux décennies qui précédèrent la crise de 2007-2009 furent une période à la<br />

fois d’accélération puissante de la croissance économique et de développement<br />

du marché financier mondial. Ces deux phénomènes sont liés. Le mécanisme de<br />

ce marché permettait de conduire une mobilisation des ressources financières à<br />

une ampleur inconnue jusqu’alors. Simultanément, la réalité du marché financier<br />

mondial a connu des changements et engendré de nouveaux risques à l’origine<br />

de la crise.<br />

Les épargnes nationales s’accumulent, entrent sur le marché mondial et<br />

investissent dans des transactions au moyen d’outils financiers. L’acquisition<br />

de droits liés aux capitaux et aux actions ou à l’achat d’obligations d’entreprises<br />

du secteur réel du pays d’origine n’est qu’une des possibilités de placement des<br />

ressources financières des investisseurs, au même titre que l’acquisition d’outils<br />

financiers, de dérivés, d’actions ou d’obligations d’État émises dans tel ou tel pays.<br />

L E S F I NA N C E S D E L A RU S S I E :<br />

D É FAU T S E T AVA N TA G E S<br />

La formation d’une demande cumulée nationale, de la consommation (des<br />

ménages et de l’État) et des investissements s’étant trouvée comme détachée de<br />

la création d’épargnes dans l’économie nationale, chaque pays se retrouve, sur le<br />

marché mondial, en concurrence pour le droit de transformer en investissements<br />

nationaux les épargnes internationales aussi bien que nationales. Les entrepreneurs<br />

de Russie et les organismes régulateurs d’État doivent non seulement attirer<br />

des ressources provenant du marché financier mondial et relever le volume des<br />

liquidités disponibles, mais aussi créer des mécanismes efficaces et profitables pour<br />

l’État en général et afin de faire entrer des entreprises concrètes sur leur marché.<br />

Il s’agit en premier lieu d’une optimisation des canaux d’intégration de l’économie<br />

Sergueï Doubinine, Président de la Banque Centrale de Russie de 1995 à 1998..<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

93


94<br />

Sergueï Doubinine<br />

russe au sein du contexte financier mondial établi, mais aussi du développement<br />

de son potentiel propre.<br />

Depuis ces deux dernières décennies, l’économie russe génère un volume<br />

d’épargne dépassant l’ampleur des investissements de capitaux en interne. À la<br />

veille de la crise de 2008, la part de l’épargne dans le PIB de la Russie était de 31,5%<br />

contre 21% pour les investissements. Aujourd’hui, l’économie russe continue à<br />

constituer de l’épargne à grande échelle qui, par ailleurs, ne trouve pas d’emploi<br />

adéquat à l’intérieur du pays. Résultat, la fuite nette de capitaux hors de Russie<br />

en 2011 aura été de 80,5 milliards de dollars. Le ministre de l’économie Andreï<br />

Bélooussov indique que le volume de fuite nette de capitaux en 2012 pourrait<br />

être de 60 à 70 milliards de dollars. La Russie participe au maintien de l’équilibre<br />

mondial en couvrant des déficits dans les budgets d’entreprises gouvernementales<br />

et privées en qualité de créditeur.<br />

Le déséquilibre entre les sorties et les entrées de capitaux est constaté depuis<br />

deux décennies et se prolongera visiblement au cours des années à venir. Initier un<br />

retournement de cette tendance vers un afflux net de crédits et d’investissements,<br />

si possible sous forme d’investissements directs (dont la part est aujourd’hui<br />

inférieure à 10% des entrées de capitaux en Russie), constitue donc une tâche<br />

stratégique majeure. Et qui ne peut pas être le fait de mesures administratives.<br />

Les investissements étrangers directs dans l’économie russe sont régulés<br />

trop strictement par le gouvernement. Cependant, le principal obstacle à<br />

l’augmentation des investissements directs de capitaux dans l’activité économique<br />

de la Russie est un climat d’investissements encore insuffisamment favorable.<br />

Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement<br />

(CNUCED), la Russie, au cours de la dernière décennie, a réalisé des progrès<br />

significatifs en matière d’attraction d’investissements directs étrangers. L’indice<br />

en question inclut les investissements dans des capitaux d’actionnariat, des<br />

bénéfices de réinvestissement, des emprunts internes aux grandes entreprises.<br />

La part de la Russie dans le volume mondial des investissements directs a atteint<br />

son maximum avant la crise, soit 4%, puis a commencé de diminuer jusqu’à<br />

3,4% en 2011, et 2,4% en 2012. Cependant, la Russie se maintient parmi les dix<br />

premiers États du monde selon cet indice.<br />

Des problèmes existent en outre dans le développement du mode – traditionnel<br />

pour la Russie – d’attraction d’investissements étrangers dans les outils du marché<br />

financier et du crédit bancaire. Depuis que le marché financier est apparu en<br />

Russie, il s’y est développé avec la participation active d’investisseurs étrangers –<br />

leur part était traditionnellement de 20% de la capitalisation du marché des actions<br />

des émetteurs de Russie. Dans les années de croissance économique, le facteur<br />

du capital étranger a eu une signification positive. Or, dans les périodes de crise<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Crise financière. La Russie en quête de réponse<br />

financière puis de consolidation du marché après la crise, la Russie a dû faire face<br />

aux conséquences d’une fuite massive de capitaux étrangers.<br />

La chute du marché des fonds a atteint, fin 2008, plus de 30%. Puis, vers le<br />

début de l’année 2012, on a assisté à une restauration progressive des indices du<br />

marché et au passage à une tendance régulière à cotation significativement volatile.<br />

C’était une conséquence évidente du processus de réduction des engagements<br />

des institutions d’investissement mondiales. La nécessité de réduire l’emploi des<br />

capitaux venus de l’extérieur et des crédits par rapport aux capitaux propres des<br />

institutions financières a conduit à fermer les actifs aux bilans présentant le plus<br />

de risques.<br />

Les actifs russes sont considérés comme hautement risqués bien que, dans<br />

l’ensemble, la situation économique en Russie soit stable. Le budget fédéral est<br />

bénéficiaire depuis trois ans. Le volume des obligations d’État est d’environ 11%<br />

du PIB. De plus, on constate le maintien de la dépendance des recettes budgétaires<br />

vis-à-vis des exportations de pétrole et de gaz. Les déficits liés au pétrole dans le<br />

budget fédéral sont d’environ 10% du PIB.<br />

Le marché des titres a, au cours des deux dernières décennies, acquis de<br />

l’expérience. Cependant, l’ampleur des opérations liées aux actions et aux obligations<br />

demeure limitée. Le marché financier rencontre des problèmes chroniques face à<br />

la demande et à la liquidité du marché. La capitalisation du marché des fonds par<br />

rapport au volume du PIB était de 71% à la fin 2010. Cet indice est plus que moitié<br />

moindre que le niveau enregistré dans les pays du BRICS tels que l’Inde (142%)<br />

ou la Chine (209%). Dans les économies des pays développés ce même indice de<br />

« profondeur des marchés financiers » atteint plus de 400% du PIB. Les émetteurs<br />

potentiels de titres de grandes entreprises préfèrent combiner les placements IPO<br />

sur la bourse de Moscou avec des placements sur les bourses de Londres ou de<br />

Hong Kong.<br />

Le système bancaire russe s’est développé rapidement au cours des dix dernières<br />

années. La période de crise de 2008-2009 n’a pas conduit à son effondrement, et il<br />

est resté stable. Au plus fort de la crise, en novembre-décembre 2008, pour stabiliser<br />

la situation, il a fallu que les organes d’État et la Banque de Russie interviennent de<br />

façon active. Il s’agissait tant de l’octroi de garanties d’État que du rachat de banques<br />

en faillite par les banques d’État et de l’octroi de crédits du système bancaire aux<br />

banques centrales contre dépôt d’actifs de qualité la plus basse.<br />

Entre 2001 et 2010, les actifs du secteur bancaire ont été multipliés par 10,6<br />

jusqu’à 33 000 milliards de roubles, et le capital par 9,4, jusqu’à 4 700 milliards de<br />

roubles. La Banque de Russie indique que la croissance des actifs bancaires s’est<br />

poursuivie à un rythme élevé. Dans la période qui a suivi la crise, la demande de<br />

crédits de la part des entrepreneurs russes et des ménages a de nouveau commencé<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

95


96<br />

Crise financière. La Russie en quête de réponse<br />

à croître, mais à un rythme moindre qu’avant la chute de 2008. La croissance<br />

annuelle des crédits aux ménages a été de 25-30%, aux personnes morales d’environ<br />

20%. En 2011, le taux de croissance était dans l’ensemble de 23,1%, pour 2012, il<br />

est estimé à 10,2%. Le rapport entre les actifs bancaires et le PIB national était en<br />

2011 de 75%. Le volume des crédits bancaires par rapport au PIB a été multiplié<br />

par 2,7% dans les années indiquées, atteignant 40%.<br />

C’est l’activité des banques d’État qui connait la croissance la plus dynamique.<br />

Le portefeuille de crédits des banques d’État selon l’estimation d’année en année<br />

a augmenté de 19,7% en 2012 alors que les banques privées ont accordé 11,9%<br />

de crédits en plus. En outre, le crédit aux ménages augmente rapidement. Cette<br />

croissance a été de 47,9% pour les banques d’État et de 36,2% pour les banques<br />

privées.<br />

Les crédits des banques russes pour des termes de trois ans et plus représentent<br />

à l’heure actuelle environ un tiers de leur volume total ; cependant, les plus<br />

gros emprunteurs parmi les grandes entreprises en Russie s’efforcent également<br />

d’utiliser les ressources du marché mondial. Les grands marchés russes se tournent<br />

systématiquement vers le marché mondial pour les placements d’obligation ou ont<br />

recours aux crédits proposés par les grands groupes bancaires internationaux. La<br />

part des organismes de crédit étrangers dans le volume total des crédits à long et<br />

moyen termes utilisés par les emprunteurs russes dépasse 50%.<br />

Les banques russes renforcent aussi leurs positions à l’international. 16 d’entre<br />

elles font partie aujourd’hui des mille plus grandes banques du monde selon la<br />

revue The Banker. Sur environ mille banques existantes, 356 ont un capital social<br />

supérieur à 300 millions de roubles (soit 36,6% du nombre total des banques).<br />

Selon la Banque de Russie, les actifs internationaux des banques russes ont<br />

dépassé les 200 milliards de dollars. Dans 111 banques, au moins 50% du capital<br />

appartiennent à des investisseurs étrangers.<br />

R É G L E M E N TAT I O N E T T R A N S PA R E N C E<br />

La pleine intégration au processus de coopération internationale constitue une<br />

tâche très importante pour les organismes régulateurs de contrôle bancaire (la<br />

Banque de Russie, ACB), les autorités financières (ministère russe des Finances,<br />

Banque de Russie), les régulateurs du marché financier (ministère russe des<br />

Finances, Service fédéral des marchés financiers). C’est à cette seule condition que<br />

les institutions financières du pays pourront exercer normalement leur activité sur<br />

le marché mondial.<br />

Une partie des problèmes rencontrés par le secteur bancaire en Russie revêt<br />

un caractère non conjoncturel lié à la crise, mais structurel. La mauvaise qualité de<br />

la gestion des grandes entreprises et la part importante des transactions opaques,<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Sergueï Doubinine<br />

souvent avec des structures appartenant à des personnes affiliées, sont autant de<br />

problèmes largement répandus. Cette situation empêche d’avoir une confiance<br />

totale dans les méthodes employées par beaucoup de banques dans l’appréciation<br />

des risques et dans les notations internes ou externes sur les risques des opérations<br />

menées par les établissements financiers.<br />

La Banque de Russie, qui concentre le contrôle et la régulation bancaire et<br />

définit en accord avec le gouvernement les orientations de la politique financière,<br />

a mis en place les principes de Bâle 1. À l’heure actuelle, une feuille de route est à<br />

l’étude, relative à l’application des méthodes issues des accords de Bâle II et Bâle<br />

III. De plus, l’attention est portée sur les paramètres qui apparaissent comme<br />

principaux pour tous les systèmes bancaires du monde.<br />

Dans un grand nombre de cas, la Banque de Russie emploie des indices et des<br />

exigences plus strictement formalisés à l’égard des banques que dans la pratique<br />

internationale. Ainsi, l’indice appliqué de suffisance de capital de 10% des actifs<br />

cumulés demeure supérieur au niveau recommandé par le comité de Bâle. La<br />

norme de suffisance de capital est définie comme le rapport entre les fonds propres<br />

et les actifs mesurés en fonction du risque. Toute élévation d’une notation de<br />

risque conduit par conséquent à requérir une augmentation des réserves et/ou de<br />

la capitalisation de la banque. Le capital actif de la banque doit également être<br />

augmenté pour pouvoir apporter des recettes réelles.<br />

Compte tenu du fait que la part du dollar américain comme devise convertible<br />

majeure dans le monde concerne au moins 70% du volume des comptes<br />

internationaux dans le système du marché financier – avec moins de 30%<br />

pour l’euro et les autres monnaies de conversion –, les États-Unis sont devenus<br />

l’acteur principal dans le domaine de la réglementation financière mondiale. Plus<br />

exactement, les organes de pouvoir législatif et exécutif des États-Unis, ainsi que la<br />

Banque Centrale Américaine (FED).<br />

L’année 2013 a vu l’entrée en vigueur aux États-Unis de la loi « Sur le régime<br />

fiscal des comptes étrangers » (FATCA). Elle confère au service des recettes internes<br />

(IRS) le droit d’exiger des établissements financiers l’accès à toutes les informations<br />

sur les comptes de contribuables aux États-Unis. La définition de ces comptes revêt<br />

un caractère élargi : elle inclut ceux des personnes physiques – résidents fiscaux<br />

– et ceux des personnes morales, américaines mais aussi étrangères si la part du<br />

contrôle de résidents américains dans le capital de ces dernières est supérieure<br />

ou égale à 10%. Cette loi vise à taxer au profit du budget américain tous les<br />

contribuables de ce type, situés partout dans le monde.<br />

Dans le cadre de la loi FATCA, les autorités américaines exigent des<br />

informations de tous les organismes financiers situés dans tous les pays. La<br />

plupart des gouvernements de ces pays – qui sont des partenaires des États-Unis,<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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98<br />

Crise financière. La Russie en quête de réponse<br />

y compris des pays membres de l’Union Européenne – ont préféré conclure avec<br />

les Américains des accords internationaux sur le format de la coopération. Pour la<br />

plupart des gouvernements nationaux, cette loi américaine a servi de prétexte à des<br />

décisions analogues. On constate que de telles exigences d’accès aux informations<br />

fiscales sur les clients des banques et autres organismes financiers devient une<br />

norme internationale.<br />

L’association des banques russes (ABR) a adressé une demande au ministère<br />

russe des Finances, à la Banque de Russie et au ministère russe des Affaires étrangères<br />

concernant les modalités d’action des organismes financiers russes face à la loi FATCA.<br />

L’ABR s’est vu répondre par le ministère des Finances que « l’échange d’informations<br />

avec la partie américaine doit reposer sur un principe de réciprocité et s’opérer non<br />

sur la base d’un quelconque accord international spécial mais strictement dans le<br />

cadre de l’Accord russo-américain du 17 juin 1992 sur l’exonération de la double<br />

imposition. Il doit être soumis à toutes les limitations établies quant au volume d’un<br />

tel échange par la législation russe, dont toute modification en vue de satisfaire les<br />

exigences de la FATCA est absolument proscrite. »<br />

C’est la même orientation qui préside à l’entrée en vigueur de la loi américaine<br />

« sur la lutte contre la corruption à l’étranger » (FCPA). Son application s’est<br />

largement étendue dans la pratique au cours des années qui ont suivi la crise de 2007-<br />

2009, revêtant un caractère d’extra-territorialité. Dans huit cas sur dix, les enquêtes<br />

et peines de grande ampleur infligées ont concerné des sociétés étrangères. Ainsi<br />

des amendes de plusieurs millions ont-elles été prélevées non seulement sur des<br />

citoyens et sociétés américains et des actions de citoyens étrangers sur le territoire<br />

des États-Unis, mais également sur toutes les sociétés par actions réalisant des<br />

transactions avec des citoyens américains ou dont les actions sont cotées dans les<br />

bourses américaines, ainsi que vis-à-vis de leurs responsables.<br />

La transparence des informations financières, y compris des listes des<br />

bénéficiaires finaux – c’est-à-dire des propriétaires des actifs enregistrés dans<br />

des juridictions off-shore – constituant aujourd’hui l’exigence d’une organisation<br />

internationale telle que l’OCDE, les autorités russes vont devoir examiner très<br />

attentivement les modalités d’échange des informations fiscales. Le souhait de la<br />

Russie d’entrer dans l’OCDE conduira inévitablement à des changements dans les<br />

lois russes et leur application pratique.<br />

Le refus des autorités de participer à cette coopération internationale ne peut<br />

qu’abaisser les notations sur le risque pays. À cela s’ajoutera l’exigence envers tous<br />

les établissements bancaires qui seront des créditeurs potentiels des sociétés et<br />

banques russes de prévoir une élévation des normes de réserve en fonction de ces<br />

notations (par exemple 100% d’endettement). Ces règles ont déjà conduit à une<br />

réduction des crédits extérieurs de l’économie russe.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Sergueï Doubinine<br />

La question fiscale est désormais d’une grande actualité en raison de la crise<br />

de la dette nationale dans tous les pays de l’OCDE. L’augmentation des recettes<br />

des budgets nationaux, la baisse des dépenses d’État et la limitation des déficits<br />

budgétaires sont devenus des objectifs prioritaires de la politique financière. Les<br />

gouvernements de ces pays ont fait des efforts significatifs pour étendre à tous<br />

leurs résidents fiscaux l’obligation de payer des impôts sur les revenus obtenus dans<br />

tout pays, y compris dans les territoires dits off-shore.<br />

L’utilisation des comptes off-shore est devenue depuis longtemps une norme<br />

dans la pratique internationale. Tous les pays de l’OCDE ont conclu des accords<br />

internationaux sur le volume des informations fiscales. La liste « noire » des<br />

off-shore de l’OCDE ne comprend aujourd’hui plus aucune juridiction. La liste<br />

« grise », qui comprenait il y a encore quelques années 40 pays, n’en mentionne<br />

plus que deux. Les gouvernements des territoires off-shore se sont engagés à se<br />

mettre en adéquation avec les standards de l’OCDE en matière de transparence<br />

des systèmes fiscaux et de l’information, et ont conclu avec au moins douze pays<br />

des accords d’échange d’informations. Il n’y a désormais plus de secret non plus sur<br />

l’identité des bénéficiaires de telle ou telle holding – il suffit de conclure un accord.<br />

Un autre phénomène non moins significatif est l’application de la « taxe<br />

Tobin » sur les transactions financières. La France a pris la décision de l’appliquer<br />

dès 2013, et les dirigeants des pays de la zone euro ont officiellement validé son<br />

application dans l’ensemble de la zone. Le principal opposant à l’application de la<br />

« taxe Tobin », à l’échelle de l’Union Européenne, est le gouvernement britannique.<br />

Il craint que les dépenses supplémentaires entraînées n’abaissent la compétitivité<br />

de Londres comme centre financier du marché mondial.<br />

R È G L E S T R A N S NAT I O NA L E S<br />

Les forums internationaux – G20, G8, rencontre des chefs d’État du BRICS,<br />

assemblées annuelles du FMI, de la Banque Mondiale et de la BERD etc. –<br />

constituent des plates-formes de discussion. C’est là que les règles du jeu peuvent être<br />

préalablement validées et confirmées. L’OMC, selon son traité d’adhésion, dispose<br />

de la possibilité d’effectuer un contrôle de l’exécution des obligations conclues<br />

et de lancer un examen et un traitement des fautes commises. Un mécanisme<br />

analogue consiste à se mettre initialement d’accord au cours de négociations, puis<br />

à approuver et introduire les règles décidées par les autorités nationales, et enfin à<br />

suivre leurs résultats ; c’est sur ce système que se base l’activité du Comité de Bâle<br />

sur la surveillance bancaire, les projets de création d’organismes de réglementation<br />

supranationaux pour le marché financier mondial n’étant même pas traités.<br />

Seuls la Commission européenne et le Parlement européen prétendent au droit<br />

de prendre des décisions à caractère contraignant pour les pays-membres, mais<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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100<br />

Crise financière. La Russie en quête de réponse<br />

le pouvoir réel de l’appareil de l’Union Européenne est très limité. L’expérience<br />

des années de crise a montré que l’ensemble des organismes supranationaux de<br />

l’Union Européenne n’est pas en mesure d’agir sans l’accord des gouvernements<br />

nationaux. Bien que l’accord sur la zone euro ait prévu quelque chose de similaire<br />

à un régulateur supranational, la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas<br />

devenue une banque centrale européenne. Ses fonctions sont assez limitées, elles<br />

sont bien plus restreintes que celles des banques centrales des pays ne faisant pas<br />

partie de la zone euro. La BCE émet des euros, établit ses taux pour l’octroi des<br />

crédits aux banques commerciales, a le droit de racheter aux banques des paquets<br />

de titres. Les opérations directes de la BCE sur le marché financier sont exclues.<br />

L’offre d’argent et les taux réduits sont ses seules méthodes de régulation.<br />

Les tentatives de conférer à la BCE des fonctions de contrôle et de régulation<br />

des systèmes bancaires de la zone euro et de lui assigner le droit d’introduire<br />

des normes et des décisions contraignantes pour les banques commerciales ont<br />

partiellement été approuvées mais demeurent non-réalisées, et le projet d’Union<br />

bancaire européenne est loin d’être mis en pratique.<br />

Les dernières décisions pour sortir de la crise de la dette dans les pays<br />

périphériques de l’Union Européenne ainsi que pour sauver les systèmes bancaires<br />

nationaux ont été prises lors de sommets des dirigeants de la zone euro et de<br />

l’Union dans son ensemble. Les accords intergouvernementaux signés ont abouti<br />

à la création de fonds « de sauvetage ». Le premier pas a été la création du Fonds<br />

Européen de Stabilité Financière (FESF), puis du Mécanisme Européen de Stabilité<br />

(MES) et du Mécanisme Européen de Stabilité Financière (MESF). Ces accords<br />

reposent sur l’utilisation du budget de l’Union Européenne comme ressource pour<br />

les gages et l’attraction de moyens financiers sur le marché puisque les décisions<br />

relatives à l’emploi de ces fonds sont prises lors de réunions multilatérales des<br />

ministres des finances des pays membres.<br />

Lors de l’élaboration des méthodes de stabilisation du secteur financier,<br />

pendant les années de crise, l’attention des autorités de chacun des pays était<br />

fixée, avant tout, sur le renforcement du système bancaire comme construction<br />

de base et des marchés financiers tant mondiaux que nationaux. Tous les acteurs<br />

liés aux marchés financiers comprenaient parfaitement que la faillite en chaîne des<br />

banques selon le principe des dominos conduirait inévitablement à une dépression<br />

mondiale, comme cela avait été le cas il y a 90 ans.<br />

La réaction rapide et plutôt réciproque, mais peu réfléchie, des gouvernements<br />

et des banques centrales des pays principaux, c’est-à-dire des centres financiers, fut<br />

justifiée et dans l’ensemble réussie. Fut déclaré l’octroi de garanties gouvernementales<br />

(c’est-à-dire budgétaires) pour l’ensemble des opérations bancaires cumulées. Les<br />

mesures exceptionnelles fonctionnèrent et les transactions interbancaires reprirent.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Sergueï Doubinine<br />

Vint ensuite le temps de déblayer les décombres de la crise. La banque du<br />

Japon, la Banque d’Angleterre et la FED américaine se mirent aux programmes<br />

d’« allègement quantitatif » en réalisant une augmentation substantielle de leur<br />

offre monétaire. Une partie importante de l’émission monétaire était utilisée<br />

pour augmenter le capital et former des réserves des systèmes bancaires. Il devint<br />

évident que les problèmes des marchés financiers dépassaient largement la menace<br />

de déstabilisation du seul système bancaire. La menace d’effondrement des grandes<br />

compagnies d’assurances comme AIG aux États-Unis, par exemple, des banques<br />

d’investissement ou des grands fonds d’investissements (hedge funds) n’est<br />

potentiellement pas moins dangereuse.<br />

Ainsi, les efforts visant à réformer le mode de régulation du marché financier<br />

ont été concentrés sur quelques orientations indépendantes les unes des autres.<br />

Premièrement, le renforcement du système bancaire et la suffisance du capital<br />

des banques. Le système intrabancaire de cotation des risques pris et de création<br />

des réserves doit avoir sa propre signification, par principe. Deuxièmement, une<br />

réorganisation des marchés des instruments financiers dérivés. La question ne se<br />

résume pas aux règles commerciales – elle comprend toute une série de restrictions<br />

pour les établissements financiers par rapport à leur participation à des transactions<br />

avec de tels instruments. Troisièmement, la valeur en tant que telle de la discussion<br />

autour de l’imposition des opérations financières et des revenus s’y rapportant.<br />

L’échec des tentatives visant à apprécier de façon fiable les risques de prêt et<br />

d’investissements a mené à une volonté de renforcer la fiabilité des bilans financiers<br />

des établissements bancaires. La communauté mondiale des banques s’efforce de<br />

résoudre ces questions en adoptant des standards en matière d’exigences concertées<br />

dans le cadre du Comité de Bâle de contrôle bancaire auprès de la Banque des<br />

règlements internationaux (Bâle II et III). La mise en œuvre des dites exigences en<br />

période de crise a conduit à constater un grave déficit de capital et un niveau hors<br />

norme de l’effet de levier (leverage).<br />

En nationalisant un certain nombre de banques de leurs pays, les gouvernements<br />

de Grande-Bretagne et d’Espagne ont levé la menace d’une faillite immédiate,<br />

néanmoins le manque de capitaux sur fond d’augmentation des risques sur les<br />

actifs n’a pas disparu pour autant, ni pour les banques privées ni pour les banques<br />

d’État. Les formules de cotation et de notation internes des risques bancaires, le<br />

calcul des coefficients de liquidités et des coefficients d’effet de levier n’ont pas<br />

mené à une amélioration de la confiance de la direction des banques et de leurs<br />

clients quant à la sécurité des opérations.<br />

Aux Etats-Unis, les mêmes tâches ont été résolues également dans le cadre<br />

de l’adoption du Dodd-Frank Act. Ses exigences principales portaient sur les<br />

questions de gestion des grandes entreprises, d’adéquation aux actes normatifs<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

101


102<br />

Crise financière. La Russie en quête de réponse<br />

ainsi que sur la transparence des informations et des règles de consolidation des<br />

pièces comptables. Une partie de la loi a été « le principe de Walker » qui introduit<br />

des restrictions sur la taille des actifs de spéculation dans les bilans financiers des<br />

banques.<br />

Il a été considéré que les premières explosions de bulles liées aux dettes ont<br />

commencé dans le domaine du marché financier des instruments financiers<br />

dérivés. La déclaration de la banque française PNB Paribas en août 2007 concernant<br />

ses pertes colossales sur le marché des subprimes d’hypothèque, puis la faillite de<br />

la banque américaine Lehman Brothers en septembre de la même année ont été<br />

unanimement reconnues comme le tournant ayant marqué le début de la crise<br />

financière. Les transactions portant sur des dérivés ont été les opérations les plus<br />

risquées sur le marché financier mondial dans la période de la crise passée. Les<br />

problèmes concrets sont apparus avant tout sur les marchés de Credit default swaps<br />

(CDS) [Couvertures de défaillance] et de Collateralised debt obligations (CDO) sur<br />

des paquets de prêts hypothéqués aux États-Unis « de qualité limitée » (subprime).<br />

C’est ainsi qu’à la veille de la crise de 2007-2009, le volume des transactions sur des<br />

produits structurés complexes, soit des dérivés de type CDO et CDS, a augmenté<br />

pour doubler celui du PIB mondial, tandis que tout le marché des dérivés horsbourse<br />

était neuf fois supérieur au PIB mondial.<br />

Les investissements dans les transactions sur le marché des dérivés, avant tout<br />

les transactions hors marché organisé (over-the-counter derivatives) relèvent des<br />

catégories des investissements financiers les plus risqués. La législation américaine<br />

a exigé de faire passer les investissements de ce type depuis la zone fermée des<br />

relations bilatérales banque – client à la sphère transparente de l’activité boursière<br />

sur une base électronique. La régulation du marché financier des États-Unis a exigé<br />

dans le cadre de la loi Dodd-Frank de faire passer les opérations des instruments<br />

dérivés swap « vers les systèmes ou les plateformes commerciales dans le cadre<br />

desquels la possibilité de prendre part à la conclusion des transactions sur les<br />

swaps doit être assurée à de nombreux participants ».<br />

Par ailleurs, dans la période de sortie de crise, la croissance accélérée du volume<br />

des opérations sur des instruments dérivés s’est poursuivie. Si en 2007, le volume<br />

des dérivés détenus par les cinq plus grandes banques américaines était 33,6 fois<br />

plus important que celui de leurs autres actifs, en 2011, ce coefficient était de 50,8.<br />

* * *<br />

Que se passe-t-il ensuite ? Il est évident que le temps est venu d’élaborer un nouvel<br />

ensemble de principes visant à réglementer le marché financier. Le système<br />

financier actuel est apparu comme le résultat de deux courants d’innovations.<br />

D’une part, les hautes technologies ont créé un réseau de transmission de données<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Sergueï Doubinine<br />

sur les transactions financières, et ces flux d’information ont pris une ampleur<br />

résolument nouvelle. De l’autre, l’offre de nouveaux instruments financiers a été<br />

la réponse à une demande croissante dans le domaine des services du marché<br />

financier. L’augmentation régulière, durant plusieurs décennies, du volume des<br />

épargnes qui se sont transformées en investissements sur le marché des titres a<br />

engendré une offre d’innovations financières. Les avantages et les inconvénients de<br />

cette évolution sont devenus latents lors de la crise financière.<br />

Le caractère mondial du marché financier contemporain et la globalité de la<br />

crise, semble-t-il, prédéterminent la nécessité de conférer un caractère supranational<br />

à la régulation de ce marché. En période de crise, il est cependant devenu évident<br />

que sur un objet global de régulation (le marché financier mondial), seul un sujet<br />

national (les gouvernements des États nations) peut intervenir comme personne<br />

active, comme régulateur. C’est pourtant précisément ce fait qui rend opportune la<br />

coopération entre les États sur la base de négociations.<br />

Il est nécessaire que les autorités monétaires et de régulation en Russie mettent<br />

en place de telles négociations, de façon plus intense que cela n’a été fait avant la<br />

crise. Il doit s’agir des conditions et des méthodes de jonction entre d’un côté les<br />

organismes financiers et les banques et de l’autre le marché mondial, ainsi qu’entre<br />

les régulateurs et les mécanismes de régulation qui déterminent réellement les<br />

règles du jeu sur ce marché. Dans le cas contraire, le système financier russe est<br />

menacé d’une perspective de marginalisation conséquemment à l’élévation des<br />

cotations de risque des opérations financières à participation russe.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

103


104<br />

À l'épreuve du marché<br />

L'Europe et la Russie après la crise<br />

Olga Boutorina<br />

D'un point de vue économique, l'Union européenne et la Russie n'ont pas grandchose<br />

en commun. Le PIB par habitant de l'UE est deux fois supérieur à celui de<br />

la Russie (30 000 dollars contre 15 000). L'UE exporte des produits manufacturés<br />

de pointe, la Russie exporte des matières premières. Mais toutes deux ont encaissé<br />

de plein fouet la crise mondiale : en 2009, le PIB a baissé de 4,4 % dans l’UE et de<br />

7,8 % en Russie ; dans les deux cas, le déficit budgétaire a dépassé les 6 % et le taux<br />

de chômage s’est approché de la barre des 10 %. Et même si la crise est née aux<br />

États-Unis, elle a été largement alimentée par des causes locales, au premier rang<br />

desquelles l’absence de réformes structurelles, une compétitivité insuffisante, une<br />

hausse excessive des salaires, une fonction publique inefficace et hypertrophiée,<br />

des marchés financiers trop étendus et instables.<br />

Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est la première crise globale de l’époque<br />

de la mondialisation et du triomphe planétaire de l’économie de marché. C’est,<br />

aussi, la première crise globale de l’époque de la désindustrialisation : à la veille<br />

de la récession globale précédente, qui avait été provoquée par le choc pétrolier,<br />

l’industrie représentait 40 % du PIB mondial et le secteur des services 50 %.<br />

Aujourd’hui, la part de l’industrie n’est plus que de 27 %, contre 72 % pour les<br />

services. Autrement dit, on est passé d’un rapport de quasi-égalité à un rapport du<br />

simple au triple.<br />

Q U ’ E S T- C E Q U I S ’ E S T C A S S É E N E U R O P E ?<br />

La création en Europe d’une Union économique et monétaire visait à faire<br />

du marché intérieur un véritable marché unique et à le rapprocher, en termes<br />

qualitatifs, d’un marché national comme, par exemple, celui qui existe aux États-<br />

Unis. De ce point de vue, l’instauration d’une monnaie unique semblait présenter<br />

Olga Boutorina, Directrice de recherche à l’Institut de l’Europe de l’Académie des sciences<br />

de Russie et membre du conseil scientifique consultatif de la revue Russia in Global Affairs.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


À l'épreuve du marché<br />

plusieurs avantages stratégiques. L’expansion du marché intérieur devait<br />

générer des économies d’échelle, offrir de nouveaux débouchés aux compagnies<br />

européennes et accroître leur rentabilité, et donc contribuer au développement<br />

durable et à la création de nouveaux emplois pérennes. L’homogénéisation<br />

des prix au sein de l’UE était censée améliorer le niveau de vie des Européens<br />

et faciliter la conduite des affaires. Des marchés financiers plus vastes, plus<br />

volumineux et plus liquides faisaient miroiter la perspective de taux d’intérêt plus<br />

bas, tandis que la Banque centrale européenne s’engageait à assurer la stabilité<br />

des prix à long terme. En outre, les Européens allaient percevoir un bénéfice<br />

supplémentaire avec la suppression des coûts et des risques liés au change.<br />

Pendant la ratification du Traité de Maastricht et lors du processus du passage<br />

à l’euro, les leaders de l’UE n’ont cessé de marteler tous ces arguments. Mais la<br />

campagne publicitaire déployée à cette occasion a soigneusement évité d’aborder<br />

certains aspects fâcheux. Les experts savaient parfaitement que la suppression<br />

des barrières conduirait à un durcissement de la concurrence. D’ailleurs, l’un<br />

des premiers numéros de la publication interne de la BCE posait, en couverture,<br />

cette question : « Les employés de banque des années 1990 sont-ils les mineurs<br />

des années 1950 ? » Les parallèles entre l’union monétaire et la Communauté<br />

européenne du charbon et de l’acier (CECA) étaient évidents. Bien sûr, en<br />

augmentant la concurrence, l’intégration provoquerait un assainissement de<br />

l’économie. Mais cela impliquait qu’il y aurait des perdants. Prudemment, les<br />

organes de l’UE n’en parlaient pas, afin de ne pas nuire au soutien massif dont<br />

bénéficiait le projet.<br />

De la même façon, il n’a jamais été explicité au grand public que le passage<br />

à l’euro avait pour objectif non pas de compléter le marché unique de l’Union<br />

européenne, mais de le sauver. La suppression de tous les obstacles à la<br />

circulation des capitaux (une mesure incluse dans le Programme de 1992) sapait<br />

lentement mais sûrement le mécanisme de flottaison générale des monnaies. La<br />

crise du Système monétaire européen en 1992-1993 n’a fait que le confirmer.<br />

Un commerce normal au sein de l’UE était impossible sans taux de change fixe.<br />

Tout simplement parce que les fournisseurs n’avaient pas intérêt à effectuer des<br />

transactions dans une monnaie étrangère en baisse, de même que les acheteurs<br />

n’avaient pas intérêt à effectuer des transactions dans une monnaie étrangère<br />

en hausse. Une situation similaire était déjà apparue du temps de la CEE, après<br />

l’effondrement du système de Bretton Woods ; à l’époque, c’est le « serpent<br />

monétaire » qui avait tiré la Communauté d’affaire. Mais il aurait été extrêmement<br />

difficile de faire comprendre tout cela au grand public. Jacques Delors et son<br />

équipe préférèrent ne pas alarmer l’homme de la rue et ne pas le déconcerter en<br />

lui exposant tous ces complexes calculs économiques.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

105


106<br />

Olga Boutorina<br />

Avec le début de la crise économique mondiale, les motivations cachées se sont<br />

révélées au grand jour. Les Européens se sont sentis dupés. « Pourquoi les autorités<br />

ne nous ont-elles pas prévenus que l’introduction d’une monnaie unique exigerait<br />

des sacrifices aussi importants ? Eh bien, puisque les dirigeants nous ont menés en<br />

bateau, qu’ils reprennent leur monnaie unique tant vantée et que tout redevienne<br />

comme avant ! » C’est à peu près ainsi, avec une rage impuissante, qu’a réagi le Grec<br />

lambda à l’annonce par le gouvernement de sévères mesures d’austérité. Il est vrai<br />

que les citoyens n’avaient pas été pleinement informés et consultés comme l’auraient<br />

voulu les principes de la démocratie. Mais pour être juste, il faut reconnaître que<br />

tous les grands projets ont été, à divers degrés, imposés à la société. Généralement,<br />

les gouvernants n’ont ni l’énergie ni le temps nécessaires pour obtenir un soutien<br />

unanime. Malheureusement, les idéaux de la démocratie ne correspondent que<br />

rarement à la pratique.<br />

Le second argument – le fait que sans une monnaie unique le marché intérieur de<br />

l’Union européenne n’existerait plus aujourd’hui — aurait pu rendre un fier service<br />

aux organes de l’UE et aux gouvernements nationaux s’il avait été implanté dans<br />

la conscience collective en temps utile. S’ils avaient su que sans l’euro les progrès<br />

accomplis au cours du dernier demi-siècle auraient été réduits à néant, peut-être les<br />

individus qui ont cassé des vitrines et mis le feu à des voitures dans les rues des villes<br />

européennes auraient-ils réfléchi à deux fois avant de se livrer à ces dégradations. Si<br />

cette perception avait été ancrée dans les esprits, les leaders auraient pu s’entendre<br />

plus rapidement sur les actions à entreprendre d’urgence pour sauver l’euro, et<br />

auraient eu moins de difficulté à convaincre les électeurs du bien-fondé de leurs<br />

décisions. Pourquoi cet argument n’est-il toujours pas avancé ? C’est difficile à dire.<br />

Les dirigeants ne croient probablement pas beaucoup à la capacité de la population<br />

à entendre la voix de la raison et à passer de l’émotion à la rationalité – surtout dans<br />

le contexte actuel, où le chômage bat des records, les aides sociales sont réduites, la<br />

déception et l’inquiétude croissent au sein de la société.<br />

Comme il fallait s’y attendre, le sauvetage, l’homogénéisation et l’amélioration<br />

du fonctionnement du marché commun européen ont profité aux acteurs les plus<br />

forts et nui aux plus faibles. Entre 1999 et 2007, les exportations de l’Allemagne<br />

vers les autres pays de l’Union européenne ont augmenté d’une fois et demie par<br />

rapport au PIB national. Grâce à la qualité de ses produits, l’Allemagne a toujours<br />

enregistré, depuis l’entrée en vigueur de la monnaie unique, une inflation inférieure<br />

à la moyenne de la zone euro. Entre 1999 et 2010, les prix ont globalement augmenté<br />

de 19 % en Allemagne et de 25 % en moyenne dans la zone euro. Ce qui signifie<br />

que la compétitivité-prix des exportations allemandes vers les autres États de l’UE<br />

a augmenté. En Grèce, sur cette même période, les prix ont augmenté de 43 % ; en<br />

Espagne, de 36 % ; au Portugal de 31 % ; en Italie, de 28 %.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


À l'épreuve du marché<br />

L’inflation élevée et durable propre aux pays de l’Europe du Sud y a formé<br />

un type particulier d’économie, doté de ses propres règles et mécanismes. Le<br />

passage à une monnaie unique visait, entre autres, à remédier à cette tare et<br />

à instaurer dans tous les États de la zone euro un modèle de développement<br />

durable. Concrètement, il s’agissait du modèle allemand, fondé sur une monnaie<br />

forte capable de préserver le pouvoir d’achat avec des taux d’intérêt durablement<br />

bas et une épargne durablement haute — deux conditions nécessaires pour les<br />

investissements. Avec le passage à l’euro, les pays de la périphérie ont obtenu une<br />

monnaie d’une qualité bien supérieure à leurs anciennes monnaies nationales.<br />

Mais les autres éléments de leur mécanisme économique ne se sont pas<br />

« germanisés » d’eux-mêmes pour autant.<br />

L’inflation était désormais sous contrôle, puisque seule la BCE était autorisée à<br />

émettre de la monnaie. Mais les dépenses superflues n’ont pas disparu. Les biens et<br />

services grecs, portugais ou encore espagnols se renchérissaient progressivement<br />

par rapport aux produits des pays du noyau européen. Auparavant, pour endiguer<br />

une perte de compétitivité, les autorités nationales avaient recours à la dévaluation,<br />

c’est-à-dire qu’elles transféraient les conséquences négatives de leur politique<br />

inefficace sur leurs partenaires de l’UE et sur les pays tiers. Avec l’introduction de<br />

la monnaie unique, ce « bonus à la fraude » a pris fin. L’Allemagne, les Pays-Bas et<br />

quelques autres États dotés d’une monnaie stable ont été débarrassés de cet impôt<br />

extérieur qui réapparaissait à intervalles réguliers. Mais les pays faibles sont restés<br />

seuls face aux résultats de leur politique.<br />

Dans une économie inflationniste, les milieux d’affaires et la population<br />

s’accoutument à voir la valeur de l’argent baisser en permanence. Par conséquent,<br />

conserver son épargne en monnaie nationale n’a pas de sens : il faut le faire en<br />

monnaie étrangère, ou sous la forme de biens matériels. De plus, lorsque la valeur<br />

de l’argent est en baisse, c’est celui qui a souscrit un emprunt le premier qui est<br />

avantagé. Pour dire les choses simplement, une monnaie stable incite à épargner et<br />

à faire des projets à long terme, tandis qu’une monnaie instable incite à emprunter<br />

et à faire des projets à court terme. En passant à l’euro, la Grèce et les autres États<br />

de la périphérie de l’UE ont obtenu une monnaie de qualité, mais ont conservé<br />

leurs anciennes pratiques — d’autant plus qu’ils ont bénéficié d’une manne sans<br />

précédent sous la forme de taux d’intérêt bas. Emprunter est devenu moins cher, et<br />

la quantité d’emprunteurs a explosé. Avant, les banques allemandes n’octroyaient<br />

pas aux Grecs de crédits en drachmes, de crainte de voir la monnaie hellène<br />

perdre de sa valeur. C’est-à-dire qu’un mécanisme de stabilisation automatique de<br />

l’économie se mettait en action : le risque monétaire limitait la hauteur du crédit.<br />

Avec le passage à l’euro, cette limitation a disparu. Les marchés ont commis l’erreur<br />

de confondre le risque monétaire avec le risque-pays, et se sont mis à sous-estimer<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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108<br />

Olga Boutorina<br />

ce dernier. Conséquence : un afflux de crédits à des conditions beaucoup trop<br />

favorables s’est déversé sur la Grèce et sur d’autres pays faibles.<br />

Autrement dit, après l’introduction de l’euro, les marchés se sont retrouvés<br />

sous le charme de cette monnaie forte, au point de minimiser les risques tout au<br />

long de la période d’avant-crise. La situation s’est inversée en 2008. Avec le début<br />

de la crise, le marché des crédits interbancaires a été gelé dans la zone euro, et le<br />

taux de référence EURIBOR (qui fixe le coût de l’argent dans les relations entre<br />

les banques et leurs clients) a perdu toute signification économique. Au fur et à<br />

mesure que les problèmes liés à la dette s’amplifiaient, les marchés sont devenus<br />

de plus en plus sensibles aux risques, les spreads des dettes souveraines des pays<br />

faibles se sont envolés, et les banques des autres États de la zone euro ont cessé<br />

d’accepter leurs obligations d’État. L’afflux de crédits bon marché a brutalement<br />

pris fin et la périphérie de la zone euro a découvert la fuite des capitaux — un<br />

phénomène généralement réservé aux pays en développement. Ce processus a<br />

provoqué la désintégration du marché financier commun de la zone euro que les<br />

organes de l’UE (et avant tout la BCE) avaient créé au prix de grands efforts depuis<br />

la naissance de l’euro. La ligne de fracture a insidieusement épousé le tracé des<br />

frontières nationales, et aujourd’hui personne ne peut sérieusement prédire quand<br />

aura lieu un nouveau « recollement ».<br />

Q U ’ E S T- C E Q U I N E S E C A S S E PA S E N RU S S I E ?<br />

Dès 2002, l’Union européenne, à la suite des États-Unis, a reconnu à la Russie le<br />

statut d’économie de marché. Mais s’il est vrai que l’économie russe a cessé d’être<br />

centralisée et étatique, elle n’est pas devenue une véritable économie de marché<br />

pour autant. Le « capitalisme clanique » qui s’est formé dans le pays se distingue<br />

nettement du modèle des économies occidentales et a peu de chances de s’y<br />

conformer dans un avenir prévisible.<br />

Les caractéristiques principales de l’économie russe sont la faible protection de<br />

la propriété privée et de l’exécution des contrats ; le manque global de confiance ; et<br />

le haut degré de concentration du pouvoir économique, les intérêts du milieu des<br />

affaires fusionnant largement avec ceux de l’administration. La Russie se distingue<br />

également par une « rente du pouvoir » démesurée, c’est-à-dire que les pots-de-vin et<br />

les commissions occultes y sont omniprésentes. Ces dernières représentent jusqu’à<br />

80 % des commandes publiques. Aujourd’hui, dans de nombreuses structures<br />

publiques et semi-publiques, la carrière des jeunes cadres dépend en grande partie<br />

de leur capacité à proposer à leur supérieur hiérarchique un projet comportant des<br />

rétro-commissions. Tout cela réduit significativement la rentabilité des entreprises<br />

et accroît les risques et les frais entourant chaque transaction. Sans même parler de<br />

l’aspect moral et pratique des choses.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


À l'épreuve du marché<br />

Aussi étonnant que cela puisse paraître, vingt ans de réformes de marché n’ont<br />

pas suffi à monétiser entièrement l’économie russe. Il est vrai que les autorités ont<br />

réussi à surmonter le système de troc et la dollarisation qui étaient en vigueur dans<br />

les années 1990, et à accroître le degré de monétisation de l’économie (le ratio de<br />

l’agrégat monétaire M2 par rapport au PIB est passé d’un inconcevable 11 % à<br />

40 %). Il n’empêche : deux mondes parallèles continuent de coexister dans le pays,<br />

ceux de l’économie monétaire et non monétaire.<br />

Je m’explique. En avril 2010, 36 % des travailleurs touchaient un salaire brut<br />

inférieur à 12 200 roubles par mois (inférieur à 7 400 roubles pour 16 % d’entre<br />

eux). Leur salaire net s’élevait donc respectivement à 10 600 et 6 400 roubles par<br />

mois — et cela, alors que le minimum vital était estimé à 6 500 roubles. En d’autres<br />

termes, 16 % des actifs pouvaient à peine subvenir à leurs propres besoins, et 20 %<br />

dépassaient de peu le seuil de pauvreté (dans le cas de deux adultes entretenant un<br />

enfant). Ne parlons même pas des parents célibataires et des familles ayant deux<br />

ou trois personnes à charge. Une question se pose : comment ces gens surviventils<br />

et pourquoi ne se rebellent-ils pas ? La réponse est simple : une proportion<br />

importante des citoyens vit de revenus « invisibles » apportés par le travail des<br />

champs, la chasse, la pêche et la cueillette.<br />

Il suffit de se promener, le printemps venu, au marché de quelque petite ville<br />

pour découvrir le spectacle d’un commerce dynamique de graines, de semis et<br />

de toutes sortes d’animaux d’élevage : poussins, cannetons, lapins... Vers la fin<br />

de l’été, les pots de verre et les couvercles deviennent un produit très demandé :<br />

pour conserver leur récolte, les femmes au foyer passent leur journée à préparer<br />

des confitures, des jus de fruits, des compotes et autres marinades. En Sibérie, en<br />

Extrême-Orient, dans le nord de la partie européenne de la Russie, des hommes<br />

ayant reçu une éducation moyenne voire supérieure vont souvent chasser et pêcher<br />

afin de fournir à leur famille des aliments riches en protéines. La cueillette des<br />

champignons et des baies n’est pas seulement un hobby national, mais aussi une<br />

source importante de nourriture pour les couches les moins aisées de la population.<br />

Si en Europe occidentale, le processus de désindustrialisation a duré plusieurs<br />

décennies, il a été en Russie extrêmement rapide, se produisant simultanément aux<br />

réformes de marché des années 1990. Partout, les usines et les fabriques fermaient<br />

leurs portes. Des centaines de milliers de travailleurs, d’ingénieurs, de techniciens,<br />

de comptables et d’autres spécialistes se retrouvaient sans profession, sans statut<br />

social, sans ressources. Pour survivre et pour nourrir leurs enfants, une bonne<br />

partie de ces professionnels déclassés n’ont eu d’autre solution que de se mettre à<br />

cultiver les lopins attenant à leurs maisonnettes situées en périphérie des villes.<br />

Tout en restant formellement des urbains, ils penchaient de plus en plus, à leur<br />

corps défendant, vers un mode de vie paysan. Cette désurbanisation cachée a pris<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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110<br />

Olga Boutorina<br />

une ampleur nationale. Tournant le dos à son passé industriel soviétique, la Russie<br />

s’est retrouvée coincée entre la ville et le village.<br />

L’existence de ces occupations agraires informelles constitue un important<br />

élément stabilisateur de la situation socio-économique, à la grande satisfaction des<br />

autorités de tous niveaux. Ainsi, en 2009, alors que le PIB a accusé une chute de<br />

7,8 %, les revenus réels de la population ont, selon le Service fédéral de statistiques<br />

(Rosstat), augmenté de 3 %, à prix constants. Il n’en reste pas moins que ce<br />

phénomène entérine le système existant de relations hors marché, et engendre des<br />

obstacles durables sur la voie de la modernisation.<br />

Les familles à bas niveau de revenu doivent soupeser longuement chaque<br />

dépense. Elles n’achètent que des biens et services absolument nécessaires, qu’il<br />

est impossible de produire soi-même ou d’échanger contre des produits de son<br />

travail : services publics, essence, céréales, chaussures, livres, fournitures scolaires...<br />

Les ressources financières de ces familles étant réduites, leur consommation de<br />

ces biens est strictement limitée. Même lorsqu’elles ont mis de côté des quantités<br />

significatives de nourriture, elles ne peuvent pas se permettre d’acheter un appareil<br />

photo, des livres, des médicaments, des billets de train ou d’avion. Leurs membres<br />

sont coupés des avantages de la mondialisation comme la téléphonie mobile ou<br />

l’Internet. Les enseignants, travailleurs médicaux et sociaux, serruriers, électriciens<br />

et chauffeurs devenus cultivateurs à mi-temps ne peuvent pas être les porteurs<br />

de pratiques novatrices dans leur emploi officiel, et leur travail de la terre sera<br />

toujours technologiquement arriéré et inefficace.<br />

Le fait que l’économie n’ait été que partiellement monétisée renforce la<br />

perception, très répandue en Russie, selon laquelle l’argent serait une substance d’un<br />

genre particulier, dotée de pouvoirs quasi surnaturels. On compose des légendes<br />

sur l’argent, on jette des sorts pour en obtenir, comme dans l’Europe du Moyen-<br />

Âge. Seule une partie minime des Russes considèrent que l’argent n’est qu’un<br />

instrument et savent s’en servir correctement. La fétichisation de l’argent contribue<br />

à la préservation des échanges symboliques et des dons hiérarchiques propres aux<br />

sociétés archaïques. Les cadeaux offerts aux professeurs, aux médecins, aux patrons<br />

et aux fonctionnaires ne sont pas seulement une forme douce de corruption, mais<br />

aussi une manière profondément enracinée, presque obligatoire, de manifester son<br />

respect. D’ailleurs, les compagnies européennes présentes en Russie n’hésitent pas à<br />

recourir à ces méthodes douteuses pour accroître leurs ventes. Au printemps 2012,<br />

l’un des leaders du marché des cosmétiques avait diffusé des affiches publicitaires<br />

barrées du slogan « C’est la fin de l’année scolaire, les professeurs attendent leurs<br />

cadeaux ! »<br />

Dans le même temps, la désurbanisation contribue au développement d’une<br />

pratique et d’une idéologie hors marché.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


À l'épreuve du marché<br />

Premièrement, les propriétaires de lopins de terre en périphérie des villes, qui<br />

ne possèdent ni les droits juridiques des fermiers ni leurs moyens techniques et<br />

financiers, font tout pour réduire leurs dépenses. Au lieu de payer pour l’électricité<br />

qu’ils consomment, ils préfèrent souvent se brancher frauduleusement sur les<br />

réseaux collectifs. De même, se raccorder illégalement aux conduites d’eau<br />

communes ou utiliser gratuitement de l’engrais, du carburant ou des équipements<br />

appartenant à des entreprises implantées à proximité n’est pas considéré comme<br />

étant honteux ou délictueux.<br />

Deuxièmement, l’existence de revenus complémentaires consolide le système de<br />

faibles salaires existant, et empêche la formation d’un marché du travail moderne.<br />

Un exemple : même dans les grands centres industriels, on peut entendre des<br />

phrases comme « Elle s’est trouvé un emploi d’infirmière, ce qui lui permet chaque<br />

soir de ramener deux seaux de restes de nourriture pour son porcelet. » Et cela,<br />

dans un pays qui maîtrise l’énergie nucléaire et possède une industrie spatiale...<br />

Dans ce genre de cas, des revenus en nature compensent le salaire de misère<br />

obtenu grâce à l’emploi officiel — lequel, à son tour, fait significativement baisser les<br />

chiffres officiels du chômage. Si dans l’UE, les syndicats arrachent aux employeurs<br />

des conditions déraisonnablement avantageuses pour les employés et nuisent<br />

ainsi à la flexibilité du marché, en Russie ils ne participent pratiquement pas à la<br />

rédaction des conventions collectives et n’ont aucun effet sur la fixation des salaires,<br />

ce qui contribue également à déformer le marché du travail.<br />

De plus, les occupations agraires parallèles nuisent à l’établissement d’un<br />

environnement urbain moderne. Une majorité écrasante de villes russes petites et<br />

moyennes ont conservé de nombreuses caractéristiques des bourgs qu’elles étaient<br />

à l’origine. Les places centrales sont souvent d’anciennes grand-places de village<br />

élargies. Dans ces villes, on ne trouve des bâtiments en pierre que dans le centre.<br />

Dès que l’on s’en éloigne, on découvre une urbanisation privée anarchique, faite<br />

de maisons de bois, de granges, de potagers et de routes de terre en mauvais état.<br />

Cela saute aux yeux même dans des villes peuplées de près d’un million d’habitants<br />

comme Voronej ou Oufa. Aussi longtemps que les urbains russes continueront de<br />

consacrer une partie significative de leur temps à des travaux agricoles, ces villes<br />

resteront dénuées d’infrastructures pratiques et modernes.<br />

La crise de 2008-2009 a coûté cher à l’économie russe. La baisse du PIB a<br />

été supérieure à la moyenne mondiale et à celle des pays de la CEI. Les indices<br />

boursiers ont connu une chute sans précédent. Pour s’opposer à la baisse du cours<br />

du rouble, la Banque centrale a multiplié les interventions monétaires de grande<br />

envergure qui ont englouti au total presque 200 milliards de dollars. Mais la fin<br />

relativement rapide de la récession et le faible niveau des dépenses sociales ont créé<br />

l’illusion que l’économie russe était en bonne santé.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

111


112<br />

Olga Boutorina<br />

À la différence de l’Union européenne, où la crise a suscité une réaction<br />

douloureuse mais énergique des autorités et de la société, en Russie elle n’a pas<br />

donné d’impulsions notables. Pendant que l’UE tente d’analyser ce qui s’est produit<br />

et de développer une nouvelle stratégie de développement économique, la Russie<br />

retourne à ses « bonnes vieilles » pratiques, se contentant d’imiter les institutions<br />

démocratiques et les mécanismes de marché.<br />

* * *<br />

Après avoir constitué un marché unique de qualité, fourni aux pays faibles une<br />

monnaie forte et fait passer ces pays à un modèle de développement durable,<br />

l’Union européenne s’est heurtée à une déformation inattendue des mécanismes<br />

de marché. La périphérie de la zone euro s’est révélée mal préparée à la hausse de<br />

la concurrence, et les marchés n’ont pas su anticiper correctement les risques. La<br />

crise a provoqué l’arrêt des marchés monétaires de la zone euro et la désintégration<br />

de l’espace financier uni. Les stabilisateurs automatiques de l’économie qui<br />

existaient avant l’introduction de l’euro ont cessé de fonctionner et l’économie a été<br />

déséquilibrée pour une longue durée.<br />

La Russie, en revanche, a démontré la solidité de ses mécanismes économiques,<br />

même s’il serait exagéré de les qualifier de mécanismes de marché. L’équilibre<br />

institutionnel du système économique paraît solide — mais la stabilité sociale<br />

repose sur une forte polarisation des revenus et sur le bas niveau de vie d’une partie<br />

importante de la population. À l’heure actuelle, il n’y a pas, dans le pays, de forces<br />

désireuses et capables de lancer une profonde transformation institutionnelle et<br />

structurelle de l’économie. Combien de temps encore cette transformation sera-telle<br />

repoussée ? Cela ne dépend pas seulement des facteurs extérieurs, au premier<br />

rang desquels les cours mondiaux du pétrole. L’impulsion pour les réformes peut<br />

aussi venir de l’intérieur. On pourra le constater d’ici trois à cinq ans, quand<br />

accèdera au marché du travail la génération née dans les années 1990 — c’est-àdire<br />

précisément les enfants des urbains qui ont dû revenir aux travaux agraires.<br />

Si ces jeunes Russes qui ont grandi avec les gadgets technologiques et les réseaux<br />

sociaux refusent en masse de nourrir des cochons et de fabriquer du terreau, des<br />

changements importants sont à prévoir dans la société.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


La dimension européenne<br />

Robert Schuman, père de l’Europe unie, vu par la propagande stalinienne.<br />

Journal Ogoniok, 1951.<br />

Au niveau politique, tous les présidents de<br />

la République qui se sont succédés depuis 1957<br />

et toutes les majorités ont toujours confirmé le<br />

choix européen, notamment en période de crise<br />

lorsque des décisions difficiles s’imposaient. <br />

Désillusions européennes<br />

Jean-Dominique Giuliani<br />

114<br />

Roses et épines du tandem franco-allemand<br />

Iouri Roubinski<br />

121


114<br />

Désillusions européennes<br />

La France, l’Europe et la crise<br />

Jean-Dominique Giuliani<br />

La crise des dettes souveraines a ébranlé l’Union européenne. Expression d’une<br />

redistribution des rapports de force, de la croissance et du développement, il<br />

s’agit d’une crise mondiale qui est d’abord apparue en 2007 aux États-Unis avant<br />

de franchir l’Atlantique, de s’attaquer aux faiblesses structurelles des économies<br />

européennes, leur déficit et leur endettement, et de mettre en exergue les<br />

défaillances dans la construction originelle de l’Euro, monnaie unique commune<br />

à 17 États.<br />

Dans les premières phases de cette tourmente, la France a plutôt bien résisté,<br />

jouant un rôle moteur dans les initiatives internationales, obtenant la création du<br />

G20, mobilisant le FMI, construisant avec l’Allemagne le mécanisme de soutien<br />

indispensable pour venir en aide aux États européens en difficulté. Mais elle n’est<br />

pas elle-même épargnée par des déficits, récurrents depuis plus de 30 ans, et par<br />

son niveau d’endettement, qui s’établit désormais à 91% du PIB.<br />

Les gouvernements successifs ont entrepris de corriger une gestion publique<br />

dispendieuse. Une réforme des retraites a été votée, un plan d’économies budgétaires<br />

a été adopté, mais en cette fin d’année 2012, le déficit public de la France continue<br />

de dépasser les 3% du PIB acceptés par le Pacte de Stabilité et de nouveaux efforts<br />

sont à venir, ne serait-ce que pour respecter les engagements européens formalisés<br />

dans le nouveau Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de<br />

l’Union économique et monétaire, désormais ratifié par la France.<br />

Le nouveau président de la République française, élu le 6 mai, a voulu mettre<br />

l’accent sur la nécessité pour l’Union européenne d’adopter des mesures de soutien<br />

à la croissance et le Conseil européen a décidé, au début du mois de juillet, de<br />

consacrer 120 milliards d’euros à cette tâche.<br />

La crise de la dette en Europe a, en effet, suscité beaucoup d’inquiétudes<br />

chez les Français, traditionnellement tournés vers l’épargne. Si leurs sentiments<br />

Jean-Dominique Giuliani, Président de la Fondation Robert Schuman<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Désillusions européennes<br />

demeurent majoritairement pro-européens, ils manifestent de nouvelles attentes<br />

envers la construction communautaire.<br />

Il faut s’interroger sur les relations entre les Français et la construction<br />

européenne, puis mesurer leurs réactions face à l’action de l’Union dans la crise.<br />

U N PA R T E NA I R E E U R O P É E N T U R B U L E N T<br />

Pour la France, l’engagement européen est l’un des fondements de sa politique<br />

étrangère et de son action extérieure depuis maintenant plus de 50 ans.<br />

La France a cependant l’habitude de défrayer la chronique et d’être un partenaire<br />

européen difficile. Du refus en 1954 de la Communauté européenne de Défense,<br />

pourtant proposée par la France, aux deux vetos français à l’entrée du Royaume-<br />

Uni (1963 et 1967) et de la crise dite de la « chaise vide » (juin 1965-janvier 1966)<br />

jusqu’au refus du projet de Traité établissant une constitution pour l’Europe,<br />

pourtant rédigé sous la présidence d’un Français, la France surprend toujours ses<br />

partenaires qui ont du mal à suivre ses changements d’humeur et son attachement<br />

à la souveraineté nationale de ses citoyens.<br />

La France ne se prive jamais d’exprimer à haute voix des idées nouvelles qu’elle<br />

s’étonne de ne pas voir partagées par ses partenaires. Elle est souvent suspectée de<br />

vouloir démultiplier sa puissance à travers l’Europe. Accusée de privilégier l’alliance<br />

avec l’Allemagne en vue d’instaurer un « condominium » sur l’Union, la France<br />

trouve naturel que les pays les plus importants par l’économie et la population<br />

conduisent l’Union. Elle s’attire souvent, pour ces raisons, des critiques des autres<br />

États membres. Elles portent sur la place prépondérante prise par les deux pays au<br />

sein de l’Union européenne et sur le caractère intergouvernemental du processus<br />

de décision. De telles critiques ne manquent pas de fondement. Elles trouvent leur<br />

explication dans la vision française du projet européen.<br />

En effet, la France a conscience d’avoir été à l’origine de la construction<br />

européenne. C’est Robert Schuman, son ministre des affaires étrangères, qui, sur<br />

une idée de Jean Monnet, lance le 9 mai 1950 le projet d’unification européenne<br />

et définit ce qui deviendra la méthode communautaire : progressivité du processus<br />

d’intégration, mesures concrètes, mise en commun des ressources (charbon et acier)<br />

sous le contrôle d’institutions supranationales et indépendantes, afin de créer des<br />

« solidarités de fait » et de rendre la guerre « matériellement impossible » … C’est le<br />

général de Gaulle, l’homme de la résistance aux Nazis, qui, le 22 janvier 1963, par le<br />

traité de l’Elysée, formalise la coopération et l’amitié franco-allemandes et entérine<br />

le Traité de Rome qu’il avait condamné lorsqu’il était dans l’opposition. C’est sur le<br />

modèle de l’administration française, efficace et performante, que s’est construite<br />

l’administration publique européenne. C’est le nom de Jacques Delors qui demeure<br />

celui du président de la Commission européenne que l’on présente comme modèle.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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116<br />

Jean-Dominique Giuliani<br />

Les Français ont ainsi beaucoup donné à l’Union européenne et, selon toutes les<br />

études d’opinion, y demeurent très attachés. Ainsi, selon une étude du Pew research<br />

centre du 29 mai 2012, 48% des Français déclarent que la participation de leur<br />

pays à l’Union européenne est « une bonne chose », pourcentage resté quasiment<br />

inchangé entre 2007 et 2012, alors que la proportion de personnes interrogées se<br />

déclarant favorables à l’Union européenne a connu une chute spectaculaire dans<br />

tous les autres pays à l’exception de l’Allemagne.<br />

Toutefois, les Français ont une vision de l’Europe particulière, celle d’un<br />

regroupement d’États souverains qui mettent en commun certaines de leurs<br />

forces pour mieux peser dans le monde. Ainsi, une étude publiée en mai 2011<br />

révèle que 69% des Français interrogés considèrent que l’appartenance de<br />

la France à l’Union européenne « renforce la puissance de la France dans le<br />

monde », 68% se déclarent d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’Union<br />

européenne nous rend plus forts face aux États-Unis » et 59% estiment que «<br />

l’Union européenne nous rend plus forts face à la Chine ». Seule l’affirmation<br />

que « l’Union européenne nous a apporté la paix » recueille une proportion plus<br />

élevée d’assentiment. Malgré les critiques, les Français sont fiers que l’Union<br />

européenne reçoive le Prix Nobel !<br />

Au niveau politique, tous les présidents de la République qui se sont succédés<br />

depuis 1957 et toutes les majorités ont toujours confirmé le choix européen,<br />

notamment en période de crise lorsque des décisions difficiles s’imposaient. Mais<br />

la vision française de l’Europe demeure celle d’une « Europe puissance », qui n’est<br />

pas toujours partagée par ses partenaires, d’une Europe politique qui décide et qui<br />

agit. Ainsi la France et les Français s’estiment-ils déçus de l’action des institutions<br />

européennes dans les crises récentes.<br />

L E S F R A N Ç A I S , E U R O P É E N S PA R F O I S D É Ç U S<br />

La gestion européenne de la crise a en effet déçu les Français, habitués à un État<br />

fort, centralisé et relativement efficace. Leurs critiques vont d’abord aux institutions<br />

européennes. Les institutions européennes ont, en effet, été jugées lentes à réagir.<br />

Elles ont surtout été prises en défaut dans leur communication de crise. Ainsi, les<br />

messages venus de Bruxelles ont été très punitifs, appelant, non sans raison, à une<br />

plus grande discipline dans la gestion des comptes publics, mais les Européens, dont<br />

particulièrement les Français, n’ont pas senti le soutien solidaire des institutions<br />

pour affronter des situations aux graves conséquences sociales et politiques.<br />

Onze gouvernements ont été balayés par la crise, les citoyens ont été frappés par<br />

des réductions de pensions et de salaires et aucun responsable des institutions<br />

communautaires n’a été en mesure de prendre en compte, dans ses déclarations<br />

publiques, la dimension politique de ces bouleversements. Il n’est donc pas étonnant<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Désillusions européennes<br />

que l’image de l’Union européenne ainsi que la confiance dans les institutions<br />

européennes, mesurée par les enquêtes Eurobaromètre, ne cessent de s’éroder depuis<br />

2010. Pour les Français, peuple très politique, ce défaut est une erreur majeure qui<br />

éloigne un peu plus les institutions européennes de la réalité de leur vie quotidienne.<br />

Par ailleurs, la nature de la crise financière nécessitait de nouvelles contributions<br />

des États membres les plus riches, au premier rang desquels l’Allemagne et la<br />

France. Les prêts bilatéraux consentis aux États en difficulté, puis les contributions<br />

aux mécanismes d’aide financière, ont exigé des négociations entre gouvernements<br />

et une approbation par les parlements nationaux. L’idée s’est donc insinuée que<br />

le niveau européen n’était pas conçu pour affronter les crises et que seule la<br />

coopération entre États était à même de le faire.<br />

La conduite de la politique de crise par l’Allemagne et la France s’est ainsi<br />

imposée, non sans divergences ni affrontements. Les réticences allemandes ont<br />

semblé égoïstes à des Français habitués à compter davantage sur la dépense<br />

publique. Les Allemands ont paru lents à réagir, notamment dans le cas grec.<br />

Comme souvent, la France, jalouse de sa souveraineté, n’a pas compris qu’une<br />

mutualisation des dettes nécessitait une intégration plus poussée, c’est-à-dire<br />

vraisemblablement une mutualisation des recettes, des budgets et des fiscalités et<br />

n’a pas accepté que cela se fasse au profit des institutions communautaires, non<br />

élues directement. C’est l’ensemble du projet européen qui est ainsi critiqué par<br />

les Français. Ainsi, lors de la campagne électorale, aucun candidat n’a vraiment<br />

défendu la construction européenne dans sa forme actuelle.<br />

Cette critique française rejoint celle d’une Europe perçue comme trop<br />

nombreuse, divisée sur la plupart des politiques et dirigée par une Commission<br />

qui a perdu le sens d’une vision politique.<br />

Les Français estiment ainsi, en particulier, que les élargissements successifs<br />

de l’Union ont été trop rapides. Les Français pensent majoritairement que le<br />

projet européen a changé de nature et que l’Union s’apparente davantage à une<br />

« grande zone de libre-échange » qu’à un véritable projet politique. Les critiques<br />

de l’ « Europe offerte » ou de « l’Europe passoire » sont courantes, qu’il s’agisse,<br />

à gauche, de dénoncer une ouverture aux échanges commerciaux internationaux<br />

qui ne s’est pas accompagnée de la mise en place des protections nécessaires, ou,<br />

à droite, de critiquer un contrôle insuffisant des migrations internationales. Les<br />

événements de politique étrangère dans lesquels la France a été impliquée ont<br />

conforté ce sentiment. Que ce soit pour la Libye, l’Iran ou les révolutions arabes,<br />

les institutions européennes ne se sont pas révélées en mesure de conduire une<br />

stratégie cohérente, laissant les États membres agir en ordre dispersé.<br />

Un consensus français s’est donc exprimé sur l’impuissance des institutions<br />

européennes à répondre à la crise, sans que nul ne s’interroge sur ses causes, qui<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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118<br />

Jean-Dominique Giuliani<br />

tiennent essentiellement à la réticence des États, à commencer par la France, à<br />

déléguer au niveau européen des prérogatives nouvelles en matière économique<br />

et budgétaire. Ces déceptions, ces reproches et ces critiques expliquent en grande<br />

partie la politique européenne de la France, tant sous le quinquennat de Nicolas<br />

Sarkozy que sous celui de François Hollande. Quelle Europe veut donc la France ?<br />

Le nouveau président français est assurément un Européen convaincu.<br />

Proche dans le passé de Jacques Delors, il appartient à un courant socialiste<br />

traditionnellement européen. Mais, chef du PS, il a dû affronter en 2005 la dissidence<br />

d’une fraction importante de son parti, qui s’est opposée à la ratification du Traité<br />

établissant une constitution pour l’Europe. Les fortes réticences européennes de la<br />

France, déjà portées par Nicolas Sarkozy, ont donc de bonnes chances de continuer<br />

à s’exprimer sous François Hollande.<br />

Ces réticences concernent autant les institutions européennes que les politiques<br />

qu’elles conduisent.<br />

Il y a un consensus en France pour considérer que le nombre des membres<br />

de la Commission européenne doit être réduit, que tous les États ne doivent pas<br />

y être représentés également mais en raison de leur poids démographique et<br />

économique, ou que l’administration européenne devrait être « reprise en mains »<br />

de façon à obtenir une meilleure efficacité.<br />

Cependant, il n’y aurait pas d’enthousiasme français pour élire le président<br />

de la Commission ou celui du Conseil européen au suffrage universel direct. La<br />

« fédéralisation » des institutions européennes est un sujet qui divise encore la<br />

classe politique et l’opinion publique françaises et ne serait vraisemblablement<br />

possible qu’après de longs débats et une campagne d’explication efficace, que<br />

personne ne souhaite lancer.<br />

C’est la raison pour laquelle des modifications institutionnelles européennes ne<br />

font pas l’objet d’enjeux politiques lors des grands scrutins nationaux. À bien des<br />

égards, depuis le référendum de 2005, les débats européens ont déserté la politique<br />

intérieure française. Les partis politiques s’en méfient parce qu’ils se sont divisés<br />

à cette époque ; l’opinion a du mal à s’y retrouver parce que les traités européens<br />

sont de plus en plus complexes ; les gouvernements s’en tiennent éloignés parce<br />

qu’ils ne maîtrisent pas vraiment les réactions de l’opinion. Il est ainsi significatif<br />

de constater qu’au cours de la campagne présidentielle de 2012, les principaux<br />

candidats n’ont pas fait de l’Europe un thème majeur.<br />

De plus, il existe un vrai paradoxe français envers les institutions communes.<br />

D’un côté, la France joue le jeu européen et y est totalement impliquée. Ses<br />

diplomates sont très engagés dans les mécanismes communautaires.<br />

D’un autre côté, la France trépigne bien souvent devant la lenteur du processus<br />

européen de décision ou l’incapacité à décider faute de consensus. 77% des Français<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Désillusions européennes<br />

jugent que la « complexité », est le mot qui qualifie le mieux l’Union européenne !<br />

Il est clair que les procédures en vigueur à Bruxelles sont assez loin de la tradition<br />

napoléonienne...<br />

Les Français sont attachés à un État fort et ne retrouvent pas dans la Commission<br />

l’organe de décision efficace qu’ils souhaiteraient.<br />

Il n’en demeure pas moins que 53% des Français se déclarent « assez » ou « très »<br />

attachés à l’Union européenne. L’Eurobaromètre 2008 montre même qu’ils se<br />

prononcent à une écrasante majorité (82% contre 13%) en faveur d’une politique<br />

de sécurité et de défense commune ainsi que d’une politique étrangère commune<br />

(68% contre 23%). Par ailleurs, ils adhèrent à l’idée d’un gouvernement économique<br />

européen : 61% se déclarent favorables à une concertation entre les autorités<br />

nationales et les autorités européennes s’agissant de l’élaboration du budget et 69% à<br />

la désignation d’un ministre européen de l’économie et des finances.<br />

La campagne présidentielle française a été marquée par un quasi-accord de<br />

tous les candidats sur la demande d’une meilleure réciprocité dans les échanges<br />

commerciaux entre l’Union et ses grands partenaires. La crise économique et la<br />

perte de nombreux emplois industriels, souvent attribués à la concurrence de<br />

pays aux normes sociales et environnementales moins rigoureuses, est devenue le<br />

symbole d’un déclassement de l’économie française.<br />

François Hollande évoquait lors de sa campagne présidentielle la lutte contre<br />

la concurrence déloyale et le besoin de respecter des « règles strictes » en matière<br />

sociale et environnementale ainsi qu’un principe de « réciprocité » des échanges.<br />

Ses suggestions incluaient la création d’une « contribution écologique » aux<br />

frontières de l’Union européenne et la recherche d’une « parité juste » entre l’euro,<br />

le dollar des États-Unis et le yuan tandis que, au sein du même parti, Arnaud<br />

Montebourg se faisait l’avocat de la « démondialisation ».<br />

La politique européenne de concurrence a été le deuxième point fort des<br />

critiques adressées à l’Union. En effet, les règles européennes, notamment en<br />

matière d’aides d’État, se trouvent très éloignées de la culture économique d’un<br />

pays habitué à un « État-stratège », qui définit une politique industrielle, oriente<br />

les décisions des entreprises, par la fiscalité ou, au besoin, par la participation au<br />

capital et soutient le développement de « champions nationaux ».<br />

La dernière critique française adressée à l’Union européenne a porté sur<br />

les politiques d’austérité. La thématique de la croissance a en effet focalisé le<br />

ressentiment français contre l’Union européenne et convaincu les électeurs que<br />

le niveau national restait pertinent. François Hollande en a fait un mot d’ordre,<br />

proposant, dans un discours prononcé en présence des dirigeants sociauxdémocrates<br />

européens, la création de nouvelles sources de revenus pour soutenir<br />

la croissance en Europe. Il a ainsi fédéré les États membres les plus durement<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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120<br />

Jean-Dominique Giuliani<br />

touchés par la crise de la dette, qui réclament un assouplissement des mesures<br />

d’austérité et des disciplines budgétaires, portant l’espoir de ses électeurs que la<br />

relance de l’activité pourrait venir de mesures de type keynésien, c’est-à-dire de<br />

dépenses nouvelles engagées et garanties au niveau européen (Project bonds), voire<br />

de la mutualisation des dettes des États en difficultés à travers des Eurobonds. Élu<br />

président de la République française, il a insisté sur ces propositions, au prix d’un<br />

refroidissement notable des relations franco-allemandes, innovant sur la méthode<br />

de discussion avec ses partenaires européens.<br />

Au cours d’un dîner informel du Conseil européen le 23 mai 2012, qui était<br />

pour lui la première réunion européenne à ce niveau, François Hollande a pu<br />

mesurer que ses propositions ne faisaient pas l’unanimité mais qu’elles suscitaient<br />

l’intérêt des pays du sud de l’Europe, confrontés à une situation financière difficile.<br />

En s’emparant du thème de la « croissance » nécessaire pour sortir de la crise, il a<br />

trouvé des appuis à l’extérieur de l’Union, à commencer par celui de Barack Obama,<br />

inquiet des répercussions de la crise européenne sur l’économie américaine, mais<br />

aussi à l’intérieur, avec Mario Monti et la classe politique grecque.<br />

De fait, les États membres de l’Union, endettés et contraints à des plans de<br />

rigueur sévères, ont tous appliqué des mesures réduisant les dépenses publiques et<br />

ainsi contribué à la diminution d’une croissance déjà faible. Dans ces discussions,<br />

la France de François Hollande continuera à réclamer une Europe plus forte<br />

dans le monde, qui se protège davantage de la concurrence des pays émergents<br />

ne respectant pas les mêmes standards sociaux et environnementaux, ainsi que<br />

des politiques européennes volontaristes, notamment en matière industrielle et<br />

commerciale.<br />

L’alliance franco-allemande, toujours un peu malmenée par les alternances<br />

politiques, ne tardera pas à retrouver toute sa force et son influence. Elle demeure,<br />

pour la France, un axe prioritaire de sa politique européenne. En voulant associer<br />

l’Allemagne à la relance de sa politique de défense, François Hollande choisit une<br />

voie nouvelle et s’efforcera de la rendre compatible avec l’alliance militaire francobritannique.<br />

En toutes hypothèses, la France n’abandonnera pas son fort engagement<br />

européen. Elle pourrait bien, en revanche, plaider pour « une autre Europe ».<br />

Une Union à plusieurs vitesses permettant aux États volontaires d’aller plus loin,<br />

à quelques uns, dans l’intégration économique, qui ralentisse son élargissement,<br />

qui rompe avec le modèle de l’économie financière anglo-saxon, qui se protège<br />

davantage de l’extérieur… Voilà bien, au fond, ce que les Français souhaiteraient<br />

partager avec leurs partenaires. Nul ne doute cependant que la France entend tenir<br />

toute sa place dans les importants tournants que le continent va devoir négocier à<br />

la faveur de la crise.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Roses et épines<br />

du tandem franco-allemand<br />

Pourquoi tant de changements politiques<br />

Iouri Roubinski<br />

Le 22 janvier 1963 aura été l’une des dates les plus significatives de l’histoire de l’Europe<br />

après la Deuxième Guerre mondiale : ce jour-là, au palais de l’Élysée, le président de la<br />

République française, Charles de Gaulle, et le chancelier allemand Konrad Adenauer<br />

conclurent un Traité de coopération et y apposèrent leurs signatures.<br />

Les cinquante ans du Traité de l’Élysée furent célébrés avec faste. Berlin vit<br />

se tenir des réunions conjointes des gouvernements et des parlements des deux<br />

pays, le président François Hollande et la chancelière Angela Merkel répondirent<br />

aux questions d’un auditoire composé d’étudiants, ces événements faisant l’objet de<br />

retransmissions par la chaîne culturelle de télévision franco-allemande « Arte ».<br />

Le 22 janvier 2013 au soir, les hôtes et leurs invités assistèrent à un concert à la<br />

Philharmonie de Berlin.<br />

Les échos suscités par ces festivités sont divers et variés. Des deux côtés du<br />

Rhin, comme dans les autres pays, les commentateurs reconnaissent unanimement<br />

que le Traité de l’Élysée a été un jalon sur la voie de l’apaisement entre deux peuples<br />

qui s’étaient affrontés trois fois en moins d’un siècle sur les champs de bataille,<br />

attirant l’Europe, et le monde entier à sa suite, dans une confrontation mortelle.<br />

La transformation des « ennemis héréditaires » en partenaires privilégiés a fait du<br />

couple franco-allemand le moteur de l’Union européenne puisque, sans l’accord<br />

préalable de Berlin et de Paris, les organes de l’UE ne prennent aucune décision<br />

importante.<br />

Toutefois, les relations au sein du couple lui-même sont loin d’être idylliques.<br />

Depuis la signature du Traité de l’Élysée, des divergences et des tensions - voire<br />

parfois des conflits - virent souvent le jour entre les deux parties ; ces derniers<br />

mois, sur fond de crise de la zone euro et de changements à la tête de l’État en<br />

France, ils se sont nettement accrus.<br />

Iouri Roubinski, Directeur de recherche à l’Institut de l’Europe de l’Académie des Sciences<br />

de Russie.<br />

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Iouri Roubinski<br />

L E S L E Ç O N S D U PA S S É<br />

La décision du général de Gaulle, après son retour aux affaires au printemps<br />

1958, de choisir le chancelier Adenauer comme un de ses premiers interlocuteurs<br />

étrangers suscita alors un certain étonnement. L’ancien combattant des deux<br />

guerres mondiales qui avait été prisonnier en Allemagne et qui, deux décennies<br />

plus tard, avait pris la tête de la Résistance française était considéré comme un<br />

nationaliste, élevé dès la plus tendre enfance dans un esprit anti-allemand.<br />

Cependant, de Gaulle fut toujours guidé dans son activité non par les émotions<br />

ou les préjugés mais par des calculs raisonnables, pragmatiques, l’inscrivant dans<br />

une ligne historique et mondiale. L’évolution de l’équilibre des forces entre les<br />

États-Unis et l’URSS dans le sens d’un « équilibre de la terreur » nucléaire où les<br />

parties se trouvaient otages l’une de l’autre et cherchaient à éviter de mettre en<br />

danger leurs propres populations au nom de la sécurité de leurs alliés était un<br />

sujet particulier d’inquiétude pour le Général. Une telle situation présentait un<br />

double danger pour l’Europe – cette dernière pouvait en effet se transformer en<br />

champ de bataille des superpuissances avec des conséquences catastrophiques, soit<br />

faire l’objet d’un accord global entre les deux grands aux dépens des intérêts des<br />

Européens (un « super-Yalta » en quelque sorte).<br />

Pour de Gaulle, la crise de Cuba en 1962 apporta la preuve que son analyse était<br />

juste : elle accéléra le passage, pour les États-Unis, d’une stratégie de « représailles<br />

massives » à un concept de « riposte graduée ». Après avoir fermement soutenu<br />

Kennedy au cours de cette crise, de Gaulle suivit une politique consistant, d’une<br />

part, à accélérer la création par la France d’une force nationale de dissuasion<br />

nucléaire, de l’autre, à unir six États d’Europe occidentale sur la base du Traité<br />

de Rome (1957) portant création de la Communauté économique européenne<br />

(CEE), embryon de la future Union européenne. Sûr que le rôle de leader<br />

politique, et par-là même de participant influent au sein du concert des grandes<br />

puissances, serait tenu par la France, de Gaulle considérait l’Allemagne de l’Ouest<br />

comme son partenaire principal, Allemagne dont le potentiel était limité par les<br />

conséquences politiques de la Deuxième Guerre mondiale, et avant tout par sa<br />

division en deux États.<br />

Bien qu’Adenauer ne partageât pas tous les desseins grandioses du général,<br />

il vit en eux des avantages pratiques pour son pays. Le principal étant que la<br />

France, qui était restée longtemps pour les Allemands l’interlocuteur le plus<br />

problématique parmi les puissances de l’OTAN, devenait un partenaire précieux<br />

dans les négociations non seulement avec l’Union Soviétique, mais dans une<br />

certaine mesure avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. La ligne de conduite de<br />

ces pays au cours de la crise des années 1958-1961 autour de Berlin Ouest n’avait<br />

pas toujours inspiré au chancelier une pleine confiance.<br />

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Roses et épines du tandem franco-allemand<br />

C’est sur ces facteurs que reposait le Traité de l’Élysée, qui envisageait des<br />

consultations régulières à différents niveaux sur les questions importantes de<br />

politique extérieure, d’économie et de culture, ainsi que la création d’un contexte<br />

favorable à des relations plus étroites entre la jeunesse des deux pays dans le cadre<br />

d’une organisation structurelle spécialement créée.<br />

Ainsi, du point de vue du droit international, le Traité franco-allemand de<br />

1963 n’était pas du tout une alliance classique stipulant pour les signataires des<br />

obligations claires sur les relations dans telles ou telles circonstances. Ce n’était<br />

qu’un pacte consultatif dont l’efficacité était définie par le niveau de convergence<br />

d’intérêts. Or c’est justement dans le type de procédures prévues par ce pacte que<br />

résidait son avantage principal, qui permettait d’adapter avec souplesse le texte au<br />

contexte de la situation internationale en évolution.<br />

On découvrit très vite ce mérite. Lors de sa ratification, le Bundestag ajouta au<br />

Traité un préambule confirmant le caractère inébranlable des obligations liées à<br />

l’Alliance Nord-Atlantique. De Gaulle, qui espérait à l’aide des Allemands obtenir<br />

une évolution de l’OTAN dans le sens d’une plus grande égalité de droits entre les<br />

alliés des deux côtés de l’Atlantique, ne cacha pas sa déception. « Les traités, voyezvous,<br />

sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que ça dure », persifla<br />

le président de la République française. Adenauer s’efforça d’adoucir l’amertume<br />

de son partenaire et, lors de sa visite d’État en France durant l’été 1963, il souligna<br />

dans un de ses discours : « Chaque jardinier sait que les roses sont les plantes les<br />

plus tenaces, les plus vivaces, capables, si on les entretient, de passer l’hiver. »<br />

Les cinquante ans d’histoire du Traité de l’Élysée confirment l’évaluation donnée<br />

par le chancelier : ce texte aura continué à servir de canal majeur pour le dialogue<br />

permanent entre ses signataires indépendamment de leurs opinions personnelles,<br />

des appartenances politiques des dirigeants et des changements radicaux de la<br />

situation en Europe et dans le monde. Par exemple, à la fin des années 1960 et<br />

au début des années 1970, les relations franco-allemandes connurent de sévères<br />

difficultés en raison de la méfiance de Georges Pompidou envers l’« Ostpolitik » du<br />

social-démocrate Willy Brandt ; le président français décide alors de se rapprocher<br />

de la Grande-Bretagne et de lui ouvrir les portes de la CEE, précédemment fermées<br />

à double tour par de Gaulle. Au contraire, le successeur de Pompidou, le libéral<br />

Valéry Giscard d’Estaing, établit les relations de coopération les plus étroites avec<br />

le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt au prix d’efforts conjoints visant<br />

à faire de la CEE non plus une union douanière mais une union économique et<br />

monétaire.<br />

L’épreuve la plus grave pour la solidité du couple franco-allemand eut lieu à la<br />

fin des années 1980 et au début des années 1990, lorsqu’il était dirigé par le président<br />

socialiste François Mitterrand et le chancelier démocrate-chrétien Helmut Kohl.<br />

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Iouri Roubinski<br />

Avec la fin de la Guerre froide et de la bipolarisation du monde, les objectifs fixés<br />

en leur temps par les signataires du Traité de l’Élysée finirent par relever du passé.<br />

La réunification de l’Allemagne changea radicalement l’équilibre des forces entre les<br />

membres du couple, la chute de l’URSS en constituant la dimension géopolitique.<br />

Cependant, le dialogue ne cessa pas, il devient au contraire bien plus actif.<br />

Consentant, après quelques hésitations, à l’inévitable réunification de l’Allemagne,<br />

Mitterrand opta pour une politique donnant une dimension européenne à ce<br />

dialogue. « Rendre européenne l’Allemagne pour que l’Europe ne devienne pas<br />

allemande », résuma le président à propos de sa stratégie. Les jalons les plus<br />

importants sur cette voie furent les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de<br />

Nice, puis, après l’échec du projet de Constitution européenne en 2005, celui de<br />

Lisbonne.Le partenariat franco-allemand continua à jouer un rôle de catalyseur<br />

dans l’approfondissement et l’extension de l’intégration européenne. Le mécanisme<br />

du Traité de l’Élysée s’est développé progressivement ; à partir de 1988, aux deux<br />

sommets annuels et rencontres des ministres des Affaires étrangères furent ajoutés<br />

des conseils pour les questions de défense et de sécurité et pour les questions<br />

financières et monétaires. Les contacts intergouvernementaux furent renforcés<br />

par des liens entre parlements, entre associations, et par des échanges pour les<br />

étudiants et la jeunesse. La coopération militaire connut aussi un coup de pouce<br />

déterminant avec la création d’une brigade franco-allemande, étendue par la suite<br />

à l’Eurocorps avec un état-major basé à Strasbourg et appelé à devenir le modèle<br />

d’une future « identité européenne de défense ». Mitterrand et Kohl participèrent à<br />

des manœuvres communes avec la participation d’unités militaires des deux pays<br />

à Mourmelon, champ de batailles sanglantes lors de la Première Guerre mondiale.<br />

Le dialogue permanent entre les fonctionnaires et les représentants de la société<br />

civile à tous les niveaux permit petit à petit de s’habituer à prendre en compte la<br />

position du partenaire pour minimiser les divergences d’intérêts en validant au<br />

préalable les décisions à prendre. Les perceptions mutuelles des peuples évoluèrent<br />

aussi. Bien que demeurent beaucoup de stéréotypes négatifs anciens, Allemands et<br />

Français ont perdu leurs réflexes de méfiance et d’inimitié relevant du passé.<br />

En même temps, le tandem issu du Traité de l’Élysée a donné des résultats<br />

concrets dans de nombreux domaines. Durant la période des deux mandats<br />

présidentiels du néo-gaulliste Jacques Chirac (1995-2007), la coopération de ce<br />

dernier avec le chancelier Gerhard Schröder laissa parfois à désirer. D’un autre<br />

côté, l’élection en 2007 de Nicolas Sarkozy comme président de la République<br />

et l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel pouvaient donner l’impression que les<br />

relations franco-allemandes avaient non seulement retrouvé leurs sommets de<br />

l’époque de Gaulle – Adenauer, Giscard d’Estaing – Schmidt ou Mitterrand – Kohl,<br />

mais qu’elles avaient atteint un niveau résolument nouveau.<br />

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Roses et épines du tandem franco-allemand<br />

Cette impression, qui a suscité une certaine jalousie chez les autres membres de l’Union<br />

Européenne, n’était pas dépourvue de fondements. Cela ne tenait pas, d’ailleurs,<br />

aux particularités personnelles des deux dirigeants. Angela Merkel, fille de pasteur<br />

protestant, née en RDA, fut d’abord surprise par la familiarité de Sarkozy. Mais ces<br />

aspérités initiales laissèrent place à une compréhension mutuelle et à de la solidarité,<br />

liées à la convergence de vues sur le problème principal auquel les deux pays, avec<br />

l’ensemble de l’UE, faisaient face, à savoir la crise financière et économique mondiale.<br />

Un autre facteur contribua à cette « lune de miel » : la répartition officieuse<br />

des rôles sur la scène internationale. L’Allemagne, leader mondial en matière<br />

d’exportations de produits industriels, était en priorité intéressée par la future<br />

intégration économique de l’Union européenne vers l’Est et par la coopération avec<br />

les puissances « émergeantes » de l’ancien Tiers-Monde. Simultanément, le président<br />

français s’efforçait d’asseoir le rôle de Paris comme leader politique, représentant<br />

des intérêts de l’Union européenne tant dans le dialogue transatlantique avec les<br />

États-Unis que dans la sphère d’influence géopolitique traditionnelle de la France,<br />

en l’occurrence autour de la Méditerranée, au Proche-Orient et en Afrique.<br />

Ce partage des rôles ne se fit pas sans accrocs. C’est en fait l’opposition de Merkel<br />

qui discrédita le projet d’Union méditerranéenne promu par Sarkozy. La décision<br />

de l’Allemagne de s’abstenir au Conseil de sécurité de l’ONU lors du vote sur la<br />

Libye, alors que la France défendait activement l’idée d’une intervention armée<br />

(mars 2011), suscita une irritation perceptible à Paris. Toutefois, sur les questionsclés<br />

de politique européenne et mondiale, le couple s’en tint à des positions<br />

concertées et souvent identiques. Le terme de « Merkozy » circula dans les médias,<br />

supposant un directoire franco-allemand de fait au sein de l’Union européenne et<br />

au niveau de ses relations avec le monde extérieur. La suite des événements montre<br />

pourtant que le niveau de convergence d’intérêts entre les partenaires et l’efficacité<br />

du tandem lui-même tendaient à baisser.<br />

U N E N O U V E L L E É TA P E<br />

Pendant la campagne présidentielle française, au printemps 2012, Merkel<br />

exprima publiquement son soutien à Sarkozy et refusa de recevoir son adversaire<br />

socialiste. À son tour, François Hollande rencontra ostensiblement les dirigeants<br />

de l’opposition socio-démocrate allemande, notamment les concurrents potentiels<br />

de la chancelière aux prochaines élections au Bundestag de 2014.<br />

Cet échange d’amabilités n’empêcha pas le nouveau président français, dès le<br />

jour de son entrée en fonctions, le 15 mai 2012, de s’envoler pour Berlin. Il n’y avait<br />

pas à attendre, la crise de la dette souveraine des États du sud de l’UE menaçait<br />

d’effondrement la monnaie unique et de paralysie tout le processus de construction<br />

européenne.<br />

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Iouri Roubinski<br />

Entre temps, les approches des partenaires concernant la façon de résoudre la crise<br />

divergèrent nettement. Pour Merkel, la condition sine qua non pour la surmonter était<br />

avant tout la stabilité financière sur la base du Pacte de discipline budgétaire signé dans<br />

le cadre de l’Union européenne à son initiative avec le soutien actif de l’ancien président<br />

Sarkozy. Sans renoncer à fournir une aide aux pays connaissant une situation tragique, la<br />

chancelière exigea de leurs gouvernements des garanties sous forme de plans de rigueur.<br />

De là découle l’opposition déterminée de la partie allemande à l’attribution<br />

automatique de cette aide, opposition, par exemple, à l’émission d’eurobonds – ces<br />

obligations garanties par tous les pays de la zone euro et avant tout par le plus<br />

solvable d’entre eux, l’Allemagne – par la Banque centrale européenne,. « Tant que<br />

je serai en vie, il n’y aura pas d’eurobonds ! » affirmait Merkel d’un ton péremptoire.<br />

La même logique présidait à son souhait de donner une nouvelle impulsion à<br />

l’intégration européenne en complétant l’union financière et économique existante<br />

d’une dimension fiscale et de crédit et en attribuant de nouvelles prérogatives aux<br />

organes de supervision du système bancaire de l’Union européenne.<br />

En même temps, le point central du programme électoral de Hollande consistait<br />

en une stimulation de la croissance économique en vue de régler le problème<br />

social le plus important de la France, c’est-à-dire le chômage. Dans la mesure où<br />

cela présupposait un rôle actif de l’État, y compris dans le domaine financier, le<br />

candidat socialiste critiqua les concessions, trop importantes à ses yeux, de son<br />

prédécesseur à l’Allemagne, et promit de reprendre les négociations sur le Pacte de<br />

discipline budgétaire afin d’y intégrer des mesures de relance.<br />

Ces divergences ne s’expliquaient pas du tout par des motifs idéologiques ou<br />

d’appartenance politique, qui n’avaient d’ailleurs pas le moins du monde gêné l’action<br />

de Giscard d’Estaing et de Schmidt ou de Mitterrand et de Kohl, mais plutôt par des<br />

facteurs objectifs. L’évolution de l’équilibre des forces entre les membres du tandem,<br />

déterminée par la réunification de l’Allemagne, s’accéléra sensiblement sur fond de<br />

crise mondiale naissante en 2008. La France se révéla plus sensible que l’Allemagne<br />

aux conséquences de cette crise, non seulement d’ailleurs en raison d’un potentiel<br />

démographique ou matériel plus limité mais pour des raisons structurelles. Les<br />

échanges commerciaux de la France sont en déficit chronique alors que ceux<br />

de l’Allemagne sont positifs et inspirent l’optimisme, reflétant la différence de<br />

compétitivité entre les deux plus grandes économies de l’Union européenne. La part<br />

de la production industrielle dans le PIB de l’Allemagne est de 27%, alors qu’il est deux<br />

fois moindre pour la France. Améliorer l’efficacité de l’économie de marché sociale<br />

de l’Allemagne a été possible grâce à la modernisation des relations sociales et de la<br />

politique fiscale entreprise sous le chancelier Schröder et poursuivies par Merkel.<br />

En France, de telles réformes en faveur desquelles se prononçait la droite à<br />

l’époque du président Sarkozy se sont heurtées à la résistance farouche des socialistes<br />

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Roses et épines du tandem franco-allemand<br />

et de leurs alliés, tenants de principes étatistes et égalitaires. Leur arrivée au pouvoir<br />

a logiquement conduit à des ratés au sein du couple franco-allemand. Hollande se<br />

retrouva à jouer le rôle délicat d’intermédiaire entre les pays relativement stables<br />

et riches de l’Europe du nord, fidèles à leur stratégie néo-libérale et monétariste<br />

(Allemagne, Pays-Bas, Finlande), et les États méditerranéens frappés par la crise,<br />

et à chercher, conformément à son style politique, des compromis. Lors de la<br />

préparation des deux sommets les plus importants de l’Union européenne, en juin<br />

et en octobre 2012, la partie française élargit pour la première fois leur format en<br />

invitant les chefs de gouvernement des deux États les plus importants de l’Europe<br />

du sud : Mario Monti pour l’Italie et Manuel Rajoy pour l’Espagne.<br />

En soutenant leur demande d’aide financière, Hollande s’efforça de neutraliser<br />

le risque de transformer le contributeur principal, l’Allemagne, en acteur-clé<br />

parmi les 27 États de l’Union européenne. « Le rééquilibrage de la relation francoallemande,<br />

entrepris par François Hollande, est une nécessité », souligna Hubert<br />

Védrine, ancien conseiller diplomatique de Mitterrand puis ministre français des<br />

affaires étrangères de 1997 à 2002. Le couple franco-allemand se transforme alors<br />

de plus en plus souvent en quatuor.<br />

Ceci donna des résultats. Les critiques émises par les médias allemands à l’égard<br />

du programme économique populiste des socialistes français s’atténuèrent à mesure<br />

que Hollande apportait des corrections à beaucoup de ses promesses de campagne.<br />

Après d’âpres négociations lors des sommets de l’UE en juin et octobre 2012, un<br />

accord fut conclu sur les questions les plus épineuses. Les moyens mis en place par<br />

la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI sauvèrent<br />

la Grèce de la faillite en échange de la mise en place par Athènes d’une politique<br />

économique de rigueur. Les banques espagnoles en déroute bénéficièrent aussi<br />

de crédits solides. Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne,<br />

promit de prendre des mesures censées faire baisser les taux d’intérêts pour les<br />

obligations d’État des pays à problèmes sur les marchés financiers mondiaux. La<br />

menace d’un effondrement de la zone euro recula. L’idée allemande de créer une<br />

union bancaire ayant vocation à superviser six mille établissements de crédit en<br />

Europe se précisa.<br />

Dans le même temps, Hollande dut renoncer à renégocier le Pacte de discipline<br />

budgétaire et obtint que le parlement français signe le texte dans sa forme<br />

originelle. La stimulation de la croissance économique et de l’emploi à l’échelle de<br />

l’Union européenne qu’il avait promise revint à la création d’un fonds commun<br />

assez modeste de financement de projets d’investissements doté à hauteur de 120<br />

milliards d’euros (soit 1% du PIB cumulé des 27 pays de l’UE).<br />

Lors du sommet suivant, en décembre 2012, Berlin et Paris exposèrent de<br />

nouvelles divergences. Cette fois, le désaccord portait sur le budget de l’Union<br />

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Iouri Roubinski<br />

européenne pour les sept ans à venir, qui devait initialement s’élever à 973 milliards<br />

d’euros. La Grande-Bretagne exigea catégoriquement de le réduire, menaçant de<br />

se retirer de l’Union dans le cas contraire. Dans la mesure où l’Allemagne supporte<br />

l’essentiel du fardeau des dépenses en faveur de la Politique agricole commune,<br />

ainsi que de la politique régionale, l’opinion publique allemande est sensible, dans<br />

une certaine mesure, aux revendications de Londres. À l’approche des prochaines<br />

élections au Bundestag, Merkel ne pouvait pas ne pas prendre en compte cette<br />

dimension. L’Allemagne proposa donc un vaste programme de révision des textes<br />

fondateurs de l’Union européenne afin de franchir un nouveau pas vers une politique<br />

unifiée sur les plans économique, monétaire et en matière de crédit, et octroyant<br />

à la Banque centrale européenne des pouvoirs étendus en tant que superviseur du<br />

système bancaire des pays de l’UE. En réponse, Hollande fit comprendre que la France<br />

resterait fidèle à son approche traditionnelle, principalement intergouvernementale,<br />

d’intégration, où sont préservés les droits souverains des participants et qu’elle<br />

rejetait les prétentions supranationales et fédéralistes de l’Allemagne. Les participants<br />

au sommet se quittèrent sans être parvenus à un accord.<br />

Ils ne sont cependant pas trop enclins à dramatiser la situation. L’élargissement<br />

du couple au profit de nouveaux membres de diminue pas l’importance du<br />

dialogue bilatéral entre la France et l’Allemagne, il lui confère au contraire un<br />

caractère plus équilibré. Depuis la « relève de la garde » à l’Élysée, Hollande et<br />

Merkel ne manquent pas une occasion de le confirmer au moyen de cérémonies<br />

protocolaires et pompeuses (par exemple à Reims, où de Gaulle et Adenauer<br />

avaient pour la première fois proclamé la réconciliation historique). Hollande a<br />

noté, non sans ironie, que « les Européens ont une vision particulière des relations<br />

franco-allemandes. Si nous agissons de concert, ils ont peur que cela se fasse à leur<br />

détriment. Si nous nous divisons, que cela se fasse sûrement à leurs dépens. »<br />

Rejetant la proposition de Hollande de remplacer le Traité de l’Élysée par un<br />

nouveau texte plus contraignant, proposition faite alors qu’il était encore candidat<br />

à l’élection présidentielle, Merkel préféra signer avec son homologue français<br />

pendant les cérémonies du cinquantième anniversaire à Berlin une déclaration<br />

d’intentions et un programme d’action pour l’avenir.<br />

Après avoir souligné l’importance de leur coopération pour définir et mettre en<br />

pratique les « orientations qui dessinent l’Europe de demain », tant la chancelière que<br />

le président énumérèrent soixante-quinze obligations mutuelles. Parmi elles figurent<br />

la poursuite du renforcement des contacts entre la jeunesse des deux pays au moyen<br />

de l’étude de l’allemand et du français, ainsi que des échanges culturels, y compris à<br />

l’aide des nouvelles technologies, ce pour quoi sera créée une académie spéciale.<br />

Dans le domaine économique est créé un groupe consultatif réunissant des<br />

représentants des milieux d’affaires et des syndicats pour réfléchir ensemble aux<br />

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Roses et épines du tandem franco-allemand<br />

moyens d’améliorer la compétitivité, de perfectionner les modèles de relations<br />

sociales dans les deux pays et de trouver des solutions au problème du chômage.<br />

Deux entrepreneurs de premier plan, Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain) et Gerhard<br />

Krome (Thyssen-Krupp) doivent présenter un rapport commun sur le sujet. Une<br />

attention particulière est accordée à la coordination de la politique énergétique<br />

des deux partenaires en tenant compte du fait que l’Allemagne a renoncé à l’énergie<br />

nucléaire sur laquelle repose l’essentiel de la production d’électricité de la France.<br />

L E TA N D E M F R A N C O - A L L E M A N D E T L A RU S S I E<br />

La signature du Traité de l’Élysée avait été accueillie par les dirigeants de l’Union<br />

Soviétique sans enthousiasme particulier. Dans le monde bipolaire d’alors, toute<br />

démarche susceptible de modifier d’une manière ou d’une autre le statu quo<br />

reposant sur l’issue de la Deuxième Guerre mondiale était perçue par Moscou<br />

comme une atteinte à la sphère d’influence des deux superpuissances. Cela<br />

concernait avant tout la question de la division de l’Allemagne en deux États dotés<br />

de systèmes politiques et socio-économiques incompatibles.<br />

Cependant, l’URSS ne voyait pas non plus de raisons particulières d’être<br />

inquiète. Bien que la tentative du général de Gaulle d’adoucir le dialogue avec<br />

Adenauer eût suscité un certain étonnement et de la déception, les dirigeants<br />

soviétiques étaient persuadés que cette initiative était condamnée à l’échec. Cette<br />

conviction ne reposait pas seulement sur le postulat de Lénine selon lequel les<br />

« contradictions impérialistes », en raison des disparités de développement<br />

économique, devaient inévitablement conduire à une guerre pour le partage<br />

des marchés et des matières premières. Elle trouvait aussi ses racines dans la<br />

vieille tradition de la diplomatie russe qui s’efforçait de naviguer entre les deux<br />

puissances principales de l’Europe continentale. Les Alliances Franco-Russes de<br />

1891, 1935 et 1944 revêtaient un caractère nettement antigermanique. L’« Alliance<br />

des trois Empereurs » (Russie, Allemagne, Autriche-Hongrie) de 1871, le Traité<br />

de Rappalo de 1922, le Pacte Ribbentrop-Molotov de 1939 étaient, eux, tous plus<br />

ou moins anti-français.<br />

La réaction négative de Paris au préambule « atlantiste » introduit par<br />

le Bundestag dans le Traité de l’Élysée fut perçue en URSS comme un signe<br />

infaillible d’échec du couple, d’autant qu’elle fut suivie de la visite du général de<br />

Gaulle à Moscou, de son slogan « détente, entente, coopération » dans l’Europe<br />

« de l’Atlantique à l’Oural », de la sortie de la France de la structure intégrée de<br />

l’OTAN. Quand le chancelier Willy Brandt lança à son tour son « Ostpolitik », la<br />

diplomatie soviétique encouragea la compétition entre les partenaires du couple<br />

tout au long de la préparation de la conférence d’Helsinki de 1975 sur la sécurité et<br />

la coopération en Europe, non sans, d’ailleurs, un certain succès.<br />

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Iouri Roubinski<br />

Pourtant, la suite des événements montra à des périodes différentes que, pour la<br />

Russie, mais pas seulement pour elle, l’idée de jouer sur les divergences francoallemandes<br />

avait fait long feu. Avec la fin de la Guerre froide, comme après la fin<br />

de la Deuxième Guerre mondiale, c’est la question allemande qui se trouvait en<br />

haut de l’ordre du jour de la politique européenne et mondiale. Ayant échoué à<br />

inscrire l’Allemagne réunifiée au sein d’une « confédération européenne », et ayant<br />

suivi la voie d’une intégration accélérée dans la CEE, Mitterrand ne pouvait pas ne<br />

pas prendre en compte le fait qu’aux yeux de Kohl, l’achèvement du processus de<br />

réunification du pays dépendait, avant tout, de Moscou.<br />

À son tour, la diplomatie russe dut remiser aux archives ses représentations du<br />

passé sur l’antagonisme insurmontable entre la France et l’Allemagne et les chances<br />

d’en jouer. La nouvelle réalité géopolitique dictait à Moscou la nécessité d’établir<br />

des relations équilibrées tant avec la France qu’avec l’Allemagne réunifiée, c’est-àdire<br />

avec les deux États-clés de l’Union européenne qui représentaient la moitié<br />

des échanges commerciaux extérieurs de la Russie, et notamment les exportations<br />

d’énergie qui en constituaient la part la plus significative.<br />

Ceci était d’autant plus évident que l’élargissement de l’Union européenne à l’Est<br />

en faveur des anciens pays du bloc socialiste, désormais orientés vers les États-Unis et<br />

l’OTAN, ne s’est pas fait sans une perte de confiance, voire parfois une inimitié ouverte<br />

envers l’ancien « grand frère ». Le rôle, en quelque sorte, d’amortisseur de ces tendances<br />

négatives échut au duo franco-allemand. Les différences d’approches entre l’Europe<br />

« nouvelle » et « ancienne » se manifestèrent en 2003 quand les pays d’Europe centrale<br />

et orientale soutinrent l’intervention des États-Unis et de la Grande-Bretagne en Irak,<br />

alors qu’elle était condamnée par la France et l’Allemagne. Lors du sommet de l’OTAN<br />

à Bucarest, en avril 2008, l’octroi à l’Ukraine et la Géorgie d’un plan d’action pour<br />

intégrer l’OTAN fut reporté sur l’insistance de la France et de l’Allemagne.<br />

Aucun de ces deux pays n’a, évidemment, l’intention d’être un « cheval de Troie »<br />

de la Russie au sein des structures euro-atlantiques. Paris comme Berlin s’efforcent<br />

seulement d’éviter que l’Europe ne revienne à la division meurtrière de l’époque de la<br />

Guerre Froide. Une des initiatives les plus importantes du couple aura été la création<br />

du « Triangle de Weimar », accord de consultations politiques régulières avec la<br />

Pologne visant à alléger son processus d’adhésion (2004) à l’Union européenne,<br />

qui connut d’ailleurs un prolongement logique avec l’invitation faite à la Russie de<br />

participer à ces consultations au niveau des ministres des affaires étrangères.<br />

Ainsi l’histoire longue et complexe du Traité de l’Élysée, au cours de laquelle le<br />

niveau d’accord entre les partenaires, le contexte et le sens même du texte ont changé<br />

maintes fois, confirme-t-elle la stabilité du couple franco-allemand, qui est un élément<br />

essentiel du système des relations internationales en Europe et dans le monde.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Les transformations de l’OTAN<br />

Les dangereux compagnons de route de l’Europe.<br />

Paru dans le journal Krokodil, 1980.<br />

Sur les ailerons, de haut en bas : MX, Pershing, Tomahawk.<br />

La position politique et stratégique de la France<br />

à l’égard de l’Alliance atlantique et des États-Unis<br />

a toujours été empreinte d’une certaine ambiguïté.<br />

(...) La décision du président Sarkozy de réintégrer<br />

pleinement le commandement militaire intégré de<br />

l’Alliance occidentale n’a pas mis fin à cette ambiguïté. <br />

Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

Yves Boyer<br />

132<br />

Raison d’être<br />

Timofeï Bordatchev<br />

145


132<br />

Pourquoi l’autonomie n'affaiblit<br />

pas l’Alliance atlantique<br />

OTAN, États-Unis : la fin de « l’exception française » ?<br />

Yves Boyer<br />

La position politique et stratégique de la France à l’égard de l’Alliance atlantique<br />

et des États-Unis a toujours été empreinte d’une certaine ambiguïté. Celle-ci<br />

était perçue avec acuité dans de nombreuses capitales qui considéraient qu’elle<br />

était l’expression de « l’exception » française, dont l’indépendance demeure le<br />

principe cardinal. La décision du président Sarkozy de réintégrer pleinement le<br />

commandement militaire intégré de l’Alliance occidentale n’a pas mis fin à cette<br />

ambiguïté. Cette position originale de la part de Paris n’a ainsi cessé de donner lieu<br />

aux interprétations les plus diverses sans que soient pris en compte avec autant<br />

d’attention qu’ils le méritent les facteurs objectifs sur lesquels elle se fonde. Ces<br />

facteurs expliquent l’attitude constante de la France à l’égard de ses alliés, résumée<br />

d’une façon lapidaire par le président François Mitterrand : « alliés mais pas<br />

alignés ». Ils permettent de comprendre que cette ambiguïté détermine la volonté,<br />

affichée par tous les présidents de la Ve République, de préserver le principe<br />

d’autonomie qui s’applique à la conduite tant de la politique étrangère que de la<br />

politique de défense française. L’analyse de cette dernière permet de le montrer.<br />

U N E C O N J O N C T U R E É C O N O M I Q U E<br />

E T F I NA N C I È R E D I F F I C I L E<br />

Comme tout autre domaine de l’action publique, la politique de défense française<br />

s’inscrit dans un cadre financier et économique très contraint. Les dettes et déficits<br />

publics, que l’on retrouve dans d’autres pays membres de la zone euro, ont fini par<br />

mettre en grave difficulté la construction européenne. Les tensions sont telles que<br />

l’absence de solutions à la crise et l’incapacité des États membres à trouver des issues<br />

communes, notamment celles consistant à créer une plus grande intégration fiscale<br />

et budgétaire, remettent en cause l’édifice même de la construction européenne<br />

Yves Boyer, Professeur à l’École polytechnique titulaire du cours « Géopolitique et<br />

stratégie » ; directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

avec des conséquences dramatiques sur les politiques publiques, y compris, bien<br />

entendu, la défense.<br />

Ce risque, qui semble néanmoins se réduire en ce début d’année 2013, n’a<br />

pas encore eu de répercussions irrémédiables dans l’action extérieure de l’Union<br />

au sein de laquelle la France est insérée. L’UE demeure un des grands pôles<br />

économiques mondiaux. Elle continue à générer des surplus financiers qui lui<br />

permettent de projeter son influence « civile » à l’échelle de la planète, notamment<br />

à travers son action au sein des grandes organisations internationales. L’Union<br />

reste le principal pourvoyeur de fonds du système des Nations unies, dont elle<br />

fournit 38% du budget de fonctionnement ; elle contribue à de nombreuses<br />

opérations de maintien de la paix et finance à hauteur de 50% les différents fonds et<br />

programmes spécifiques des Nations unies. Par ailleurs, si les difficultés présentes<br />

sont énormes, force est de constater que les pays membres de l’Union ont, en<br />

moins de 30 ans, réussi à parachever le marché unique, créer une monnaie unique,<br />

former la zone Schengen, supprimant, pour ceux des États qui en sont membres,<br />

les frontières internes à l’Union, lancer le très vaste et très complexe chantier de<br />

la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et, enfin, passer de 12 à<br />

27 États membres. Ce sont là des avancées considérables, dont certaines exigent<br />

beaucoup de temps pour porter leurs fruits et supposent d’avoir pu surmonter de<br />

très nombreux obstacles nationaux ou communautaires. En tout état de cause, audelà<br />

de l’Alliance atlantique et des États-Unis, il existe un autre paysage dans lequel<br />

la politique extérieure et de sécurité française est insérée.<br />

Dans le domaine de la défense, il convient de noter que l’Europe reste,<br />

globalement, un grand acteur avec, sur le papier, des moyens significatifs et,<br />

plus concrètement, un vrai savoir-faire pour mener des opérations militaires<br />

complexes et interagir avec la machine militaire américaine. Même si, pris<br />

individuellement, les budgets militaires des pays membres de l’UE sont partout<br />

revus à la baisse, ils demeurent collectivement supérieurs aux dépenses militaires<br />

de la Chine, de l’Inde ou de la Russie. Cependant, dans la mesure où les pays<br />

membres de l’UE ont jusqu’à présent favorisé l’exercice de la puissance « civile », la<br />

montée en puissance de la PSDC n’a jamais eu la priorité qu’elle méritait, d’autant<br />

que pour la plupart des États membres, l’OTAN demeure l’instance au sein de<br />

laquelle doivent se préparer et être conduites les opérations militaires majeures.<br />

C’est donc dans ce contexte que la France situe les perspectives d’évolution de<br />

sa politique de défense. Réaffirmant la position traditionnelle de la France, le<br />

ministre de la défense M. Le Drian a ainsi déclaré le 9 octobre 2012 que « le<br />

renforcement de l’Europe de la défense renforce aussi l’Alliance et il importe de<br />

conjuguer les deux en même temps ». Cet affichage est conforme à la vision des<br />

intérêts de la France exprimée par les autorités politiques qui se sont succédées à<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

133


134<br />

Yves Boyer<br />

la tête de l’État depuis la fin de la Guerre froide. Il est aussi fonction de nombreux<br />

paramètres historiques, militaires, économiques et technologiques qui confèrent<br />

à la politique de défense française un particularisme certain et qu’elle maintient<br />

d’autant plus aisément que le modèle d’organisation politico-militaire français<br />

se distingue clairement de l’ensemble de ses partenaires européens. Il sert de<br />

protection contre toute emprise excessive de l’OTAN ou contre une immixtion<br />

américaine sur les affaires qui sont du ressort de la défense.<br />

L E « M O D È L E F R A N Ç A I S »<br />

Une des caractéristiques les plus originales du « modèle français », qui explique<br />

que, toutes choses égales par ailleurs, la France ne peut exclusivement mener<br />

une politique d’alignement sur l’OTAN ou sur les États-Unis, tient à ce que les<br />

questions stratégiques et militaires sont étroitement corrélées avec l’autorité<br />

considérable exercée, en France, par l’État centralisateur. Ce phénomène touche,<br />

par exemple, les industries de défense et de haute technologie dont les principaux<br />

responsables appartiennent à la sphère étatique ou s’en sont dégagés tout en restant<br />

issus des « grands corps » de l’État, une spécificité qui n’existe qu’en France. La<br />

nomenklatura qui détient les rênes du pouvoir politique, économique, industriel<br />

et financier français est issue des grandes Écoles (l’École polytechnique, connue<br />

sous l’abréviation de l’X, et l’École nationale d’administration, ENA). Une telle<br />

filiation où s’entrecroisent intérêts publics et gouvernance des entreprises privées,<br />

notamment celles dans lesquelles coexistent capitaux publics et privés, facilite<br />

grandement la préservation, quand il le faut, des intérêts français. Cette réalité pèse<br />

d’un poids considérable dans le domaine des industries de haute technologie dont<br />

les dirigeants scrutent avec vigilance les projets collaboratifs menés dans le cadre<br />

de l’OTAN lorsque ces derniers pourraient manifester une empreinte trop forte des<br />

industries de défense américaines.<br />

Pour ce qui touche au domaine militaire stricto sensu, l’organisation des<br />

pouvoirs en France, telle qu’elle résulte de la Constitution de la Ve République,<br />

confère au président de la République un poids sans équivalent dans les autres<br />

démocraties occidentales. Le chef de l’État est chef des Armées. Il fixe les grands<br />

traits de la stratégie et de la politique militaires de la France à l’occasion des<br />

Conseils de défense, qu’il préside. Ses directives sont ultérieurement approuvées<br />

par le Parlement, dont la défiance ne s’est jamais manifestée après les premiers<br />

tiraillements rencontrés, dans les années 1960, au début de la mise en place de la<br />

Force de frappe. Il s’assure de leur mise en œuvre en s’appuyant sur l’état-major<br />

particulier qui siège à l’Elysée. « Garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité<br />

du territoire et du respect des traités… » au terme de l’article 5 de la Constitution,<br />

il veille au maintien du principe d’autonomie, y compris dans le cadre du respect<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

des engagements internationaux de la France, dont ceux qui touchent à l’Alliance<br />

atlantique. Cette position de principe guide l’action du ministre de la défense. C’est<br />

ainsi que, quelques mois après sa prise de fonction à la tête du ministère de la<br />

défense, Jean-Yves Le Drian a tenu à indiquer « vigoureusement » au Secrétaire<br />

général de l’OTAN que la France restait souveraine en matière de choix militaires.<br />

Quelques jours plus tard, lors d’une conférence de presse, M. Le Drian a rappelé<br />

que Paris était « défavorable au renforcement des financements en commun de<br />

nouvelles capacités, parce que l’Alliance est une alliance de nations souveraines.<br />

Chacun est libre du choix de ses capacités, en coopération ou pas, et du choix de<br />

l’emploi de ses capacités. »<br />

La place prééminente qu’occupe le président de la République lui confère<br />

une marge de manœuvre opérationnelle étendue. Il peut ainsi décider de<br />

l’engagement de forces françaises sans accord préalable du Parlement, même si ce<br />

dernier est appelé à se prononcer ensuite sur des opérations militaires d’ampleur<br />

significative. Cette grande latitude d’action se manifeste tout particulièrement à<br />

l’occasion d’engagements en Afrique. C’est ainsi que l’opération Épervier en place<br />

au Tchad depuis 1986 ou l’opération Boali en République Centrafricaine depuis<br />

2002 n’ont pas fait l’objet d’un vote particulier de la représentation nationale. Cette<br />

dernière opération et les conséquences qu’elle a impliquées sont caractéristiques<br />

des mécanismes français d’emploi de la force sous l’égide du président de la<br />

République. C’est ainsi qu’en 2007, un faible contingent français en poste à<br />

Birao, près de la frontière soudanaise, était menacé par un important groupe de<br />

rebelles venus du Soudan. La chute de Birao aurait vraisemblablement provoqué<br />

la déstabilisation du Tchad et de la République Démocratique du Congo. L’étatmajor<br />

particulier du président de la République en fut immédiatement avisé. La<br />

décision fut prise d’ordonner à l’État-major des Armées (EMA) d’envoyer des<br />

parachutistes en provenance du Gabon et de Djibouti afin qu’ils se portent au<br />

secours du poste de Birao. Cette opération de faible ampleur mais primordiale<br />

quant à ses résultats illustre les marges de manœuvre offertes au chef de l’Etat : elles<br />

lui permettent une grande réactivité en l’affranchissant a priori des contraintes<br />

liées à une autorisation parlementaire. Cette prééminence, l’Élysée peut l’exercer<br />

dans la mesure où elle est soutenue et épaulée par un appareil d’État politicomilitaire<br />

original où dominent deux structures. La première, l’État-major des<br />

Armées, prépare et conduit les opérations et veille à la préparation des forces<br />

sous les ordres du président. La seconde, la Direction générale de l’armement<br />

(DGA), est chargée de définir et de procurer aux forces les équipements<br />

nécessaires à l’exécution de leurs missions. EMA et DGA sont ensemble garants<br />

de la cohérence de l’architecture de défense française en réponse aux directives<br />

émanant du chef de l’État et approuvées par la représentation nationale. C’est<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

135


136<br />

Yves Boyer<br />

ainsi que cinq missions clés définissent la tâche des forces armées : connaître et<br />

anticiper ; prévenir ; dissuader ; protéger ; intervenir.<br />

Chacune de ces grandes missions se subdivise en fonctions et besoins<br />

spécifiques. C’est ainsi, par exemple, que la dissuasion commande de disposer<br />

de capacités de lutte anti-sous-marine de pointe. Le maintien de la cohérence<br />

de l’ensemble fonctions/moyens est obtenu par un dialogue permanent entre<br />

les grandes institutions du ministère de la défense – EMA et DGA. Le résultat<br />

de leur interaction est validé dans le cadre du PP30 (Plan prospectif à 30 ans),<br />

formellement rédigé par la DGA. Son but est d’offrir à la France les moyens de sa<br />

défense, qui restent cohérents avec les objectifs politiques et militaires, au premier<br />

rang desquels se trouve le principe d’autonomie de décision, qui ne préjuge pas<br />

du respect des engagements internationaux de la France dans le cadre de ses<br />

alliances ou d’accords bilatéraux. Cette organisation très centralisée et parfois<br />

lourde placée au service de l’autonomie française en matière de défense renforce<br />

l’immunité de la politique arrêtée aux changements intempestifs et aux décisions<br />

hâtives qui mettraient en cause la cohérence de l’appareil de défense. Autrement<br />

dit, ce système reste à l’abri d’ingérences extérieures directes, notamment de la<br />

part de l’OTAN. Si les missions de la France dans le cadre de l’Alliance restent<br />

une des composantes de l’élaboration du PP30, l’OTAN n’en est ni l’inspiratrice<br />

directe ni le commanditaire immédiat. Ce système fait l’objet d’un consensus de<br />

la part des partis de gouvernement. C’est ainsi que si le président Hollande avait<br />

annoncé dès le début de son mandat des réductions budgétaires du ministère de la<br />

défense, il avait cependant affirmé qu’il serait particulièrement attentif à maintenir<br />

la cohérence du modèle français de défense. C’est à ce prix que la France peut<br />

conserver une place unique au sein de l’Alliance atlantique en préservant certaines<br />

fonctions stratégiques, ce que les Britanniques n’avaient pas réussi à faire dans le<br />

cadre de leur Strategic Defence Review (SDR) de 2010. Il avaient ainsi renoncé à<br />

leur aviation de patrouille maritime, pourtant nécessaire pour garantir la sûreté<br />

des SNLE (sous-marins lanceurs d’engins) qui assurent la dissuasion nucléaire<br />

britannique.<br />

L E S F O R C E S C L A S S I Q U E S , L’O TA N E T L E S É TAT S - U N I S<br />

Dans le cadre des fonctions stratégiques assignées aux armées françaises, les forces<br />

classiques sont particulièrement concernées par les fonctions de protection, de<br />

prévention et d’intervention qui relèvent de la stratégie nationale française. Pour<br />

chaque armée (Terre, Air et Mer), des commandements spécifiques existent pour<br />

entraîner les forces et, si nécessaire, les engager dans le cadre d’opérations interarmées<br />

nationales, alliées ou au sein d’alliances de circonstance. Ces commandements<br />

ont reçu l’agrément de l’OTAN pour exercer le commandement des différentes<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

composantes de la Force de réaction rapide de l’OTAN (NRF), mise sur pied à<br />

l’occasion du sommet de l’Alliance à Prague en 2002. Le Corps de réaction rapide<br />

terrestre – France (CRR-Fr) – a été certifié le 8 juin 2007, le COM-FR MARFOR<br />

(forces navales) de Toulon en décembre 2005 et le CDAOA (composante aérienne)<br />

au printemps 2005 (les forces spéciales le seront également ultérieurement). À<br />

l’occasion de la création de la NRF, le président français, à l’époque Jacques Chirac,<br />

donnait les raisons de ce ralliement au projet d’une nouvelle force de l’OTAN : « «<br />

la Force de réaction de l’OTAN (…) permettra, par la mise en cohérence des forces<br />

de réaction rapide nationales, de mieux répondre aux nécessités de la gestion des<br />

crises menée jusqu’à présent sur une base ad hoc (…) Bien évidemment, cette force<br />

qui repose sur les moyens nationaux des États devra être développée selon des<br />

modalités compatibles avec les engagements que certains d’entre nous ont pris dans<br />

le cadre de l’Union européenne. Les éléments constitutifs de cette Force devront<br />

notamment pouvoir être mis à la disposition de l’une ou l’autre organisation sans<br />

droit de premier emploi. Notre objectif doit être l’efficacité dans la gestion des<br />

crises et non pas la compétition entre les organisations. »<br />

Au-delà du sens politique donné à cette certification qui confirmait le<br />

rapprochement de la France avec la structure militaire intégrée de l’OTAN qui sera<br />

parachevée par la décision du président Sarkozy en 2008, la certification accordée<br />

aux forces françaises signifie aussi la capacité de la France à entrer en premier sur<br />

un théâtre d’opérations, ce qui la place au rang des quelques nations leaders – dans<br />

l’Alliance mais aussi dans un cadre purement européen. Cet ensemble de mesures<br />

illustre tout à la fois le maintien des capacités de prise de décision autonome de<br />

la part de Paris mais aussi la capacité à développer des coopérations militaires<br />

poussées avec les principaux partenaires militaires de la France. Ce d’autant plus<br />

que ces derniers ont vu, dans la réintégration pleine et entière de la France, une<br />

opportunité nouvelle de coopération qui ne les place plus en porte-à-faux avec<br />

leur propre position dans l’OTANEtats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne et<br />

Italie ont ainsi saisi les nouvelles opportunités de coopération avec la France tout<br />

en admettant la place particulière qu’elle occupe dans l’Alliance. C’est d’ailleurs<br />

avec ces pays (avec, de surcroît, le Canada et l’Australie) que la France participe<br />

aux activités du MIC (Multinational Interoperability Council) au sein duquel les<br />

Alliés travaillent sur de nouveaux concepts d’emploi des forces et des structures de<br />

commandement appropriées.<br />

Une autre coopération qu’il convient de mentionner s’est amorcée entre la<br />

France et la Grande-Bretagne, un des piliers traditionnels de l’OTAN, dans le cadre<br />

de l’accord de Lancaster House conclu en décembre 2010 entre les deux pays sur<br />

l’emploi combiné de forces conjointes. La France et le Royaume-Uni ont effectué<br />

leur premier exercice naval majeur (Corsican Lion) au large des côtes françaises<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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138<br />

Yves Boyer<br />

en octobre 2012. Ce dernier visait à tester le concept de CJEF (Combined Joint<br />

Expeditionary Force) afin de développer une capacité commune qui pourra être<br />

utilisée conjointement par l’Europe et les Nations unies. La CJEF sera une force<br />

capable d’intervenir partout dans le monde. Déployable sous 30 jours pour une<br />

intervention en mer ou depuis la mer, elle aura la capacité d’entrer en premier sur<br />

un théâtre. Cette force est voulue par Paris et Londres comme un outil de combat<br />

performant, capable d’une action de haute intensité, comme par exemple des<br />

frappes en profondeur contre des objectifs ennemis ou un débarquement de vive<br />

force. Elle pourra également mener des interventions plus limitées de prévention<br />

ou encore participer à une opération humanitaire de grande ampleur. Pour édifier<br />

cette capacité binationale, une action commune entre états-majors et plusieurs<br />

grands exercices auront lieu d’ici 2016. Après Corsican Lion, l’armée de l’Air et<br />

la Royal Air Force mèneront un grand exercice, Titanium Falcon, en 2013, et les<br />

forces terrestres franco-britanniques – l’exercice Rochambeau en 2014. Certes,<br />

entre Français et Britanniques, des progrès restent à accomplir dans le domaine<br />

des systèmes d’information et de communication, avec la nécessité de créer des<br />

réseaux communs tout en améliorant l’échange de renseignements, les Anglais<br />

étant largement dépendants de leur coopération avec les Américains, qui limite<br />

le champ possible des échanges. Les capacités militaires des deux États rassemblés<br />

dans le cadre d’une CJEF pourront s’ouvrir à d’autres pays européens. Pour<br />

l’horizon 2020, Paris et Londres prévoient de pouvoir disposer de la permanence<br />

d’un groupe aéronaval grâce à la mise en service des nouveaux porte-avions<br />

britanniques. Ensemble, les forces navales françaises et britanniques représentent<br />

la quatrième flotte de combat du monde en termes de tonnage, derrière les États-<br />

Unis (220 bâtiments, 2,14 Mt), la Russie (236 bâtiments, 770 000 tonnes) et la<br />

Chine (423 bâtiments, 516 000 tonnes) ; et sans doute la deuxième de la planète<br />

si l’on considère leur savoir-faire, attesté notamment par la mise en œuvre de<br />

systèmes aussi complexes que les SNLE.<br />

T E C H N O L O G I E E T S T R AT É G I E :<br />

L E U R I M PA C T S U R L E S R E L AT I O N S D E L A F R A N C E<br />

AV E C L E S É TAT S - U N I S E T L’O TA N<br />

La disparition de la menace, avec l’effondrement du bloc communiste, ne signifie<br />

pas, tant s’en faut, l’absence de menaces majeures à un horizon indéfini. Cette<br />

vision est partagée par les alliés et, dans le Concept Stratégique adopté à Lisbonne<br />

en novembre 2010, le rôle de la dissuasion nucléaire a été réaffirmé. Idée que la<br />

France a tout particulièrement défendue. En effet, au-delà de raisons historiques<br />

connues, la dissuasion nucléaire est au cœur même du dispositif de défense de<br />

la France. Paris est déterminé à maintenir une posture nucléaire robuste, efficace<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

et autonome, intention qui demeure l’objet d’un large consensus interne. Lors<br />

de la campagne électorale pour l’élection présidentielle, François Hollande avait<br />

pris soin de rappeler à ses alliés écologiques (EEVL-Europe Écologie les Verts)<br />

qu'il entendait maintenir et préserver la dissuasion nucléaire. Quelques semaines<br />

après son élection, en juillet 2012, le nouveau président a pris soin, lors d'une de<br />

ses premières visites à l'armée, d'embarquer pour quelques heures dans un SNLE<br />

en mer, affichant son engagement, en tant que chef des Armées, à maintenir et<br />

moderniser l’outil nucléaire. Le rôle de la dissuasion avait été réaffirmé par le<br />

président Sarkozy en 2008, en pleine continuité avec ses prédécesseurs, et il ne fait<br />

nul doute que le président Hollande s’inscrit dans cette ligne. La dissuasion vise à<br />

préserver la France contre toute agression majeure, à préserver son indépendance<br />

et son autonomie stratégique ainsi qu’à pouvoir répondre d’une façon limitée à un<br />

adversaire qui n’aurait pas pris la mesure de la portée de ses actions à l’encontre<br />

des intérêts français. L’outil même de la dissuasion reste de conception et de<br />

construction nationales. Un effort financier substantiel lui est accordé, de l’ordre<br />

de 25% du budget d’équipement des armées en moyenne.<br />

Avec environ 300 charges nucléaires, la France a atteint ce qu’elle considère être<br />

le seuil de suffisance correspondant à la défense de ses intérêts vitaux. Ces charges<br />

sont emportées, pour leur plus grande part, par les SNLE, équipés chacun de 16<br />

missiles M51 d’une portée de l’ordre de 9 000 km et dotés chacun d’une charge<br />

de 6 MIRV d’une puissance unitaire d’environ 100 kt et d’aides à la pénétration<br />

des défenses ABM. L’autre composante est constituée de deux escadrons de Rafale<br />

mod.3 et d’avions de l’aéronautique navale (Rafale M) emportant un missile de<br />

croisière supersonique (ASMP-A) avec une charge de puissance variable de<br />

100 ou 300 kt. Les capacités industrielles et technologiques qui ont permis ces<br />

développements confèrent, en fait, à la France une place particulière au sein de<br />

l’OTAN, réalité qui n’est pas toujours perçue à sa juste valeur par les Alliés euxmêmes,<br />

à l’exception du Royaume-Uni et des États-Unis, ni par certaines autres<br />

puissances sur le continent européen.<br />

La possession d’armes nucléaires suppose un savoir-faire technologique<br />

ainsi que la maîtrise de moyens de renseignements spécifiques sans lesquels<br />

la crédibilité de l’outil nucléaire français pourrait être questionnée. Ces moyens<br />

offrent des avantages stratégiques et politiques considérables. Ils ouvrent, en<br />

outre, des perspectives originales et spécifiques de coopération bilatérale, comme<br />

l’illustrent de multiples exemples. C’est ainsi que, dans le domaine de la simulation<br />

liée aux explosifs nucléaires, la France a investi des sommes considérables qui la<br />

distinguent de tous ses alliés à l’exception des États-Unis. Avec ces derniers, après<br />

un accord conclu entre les plus hautes autorités politiques, le Commissariat à<br />

l’énergie atomique-Direction des applications militaires (CEA-DAM) coopère avec<br />

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139


140<br />

Yves Boyer<br />

son équivalent américain sur la construction dans chaque pays (près de Bordeaux<br />

en France et au Lawrence Livermore National Laboratory aux États-Unis) d’un<br />

très grand laser (Laser Mégajoule), nécessaire à la simulation pour la mise au point<br />

d’une arme atomique sans essai préalable (la TNO en France). Non seulement la<br />

coopération sur une base de stricte égalité a porté ses fruits, mais elle a ouvert la<br />

voie à une coopération franco-britannique dans le cadre du traité de Lancaster<br />

House de décembre 2010.<br />

Le lent déclin de la recherche nucléaire britannique a placé Londres dans la<br />

situation d’avoir recours aux Américains et désormais, phénomène nouveau à la<br />

portée considérable, aux Français. Dans le cadre de l’accord de Lancaster House,<br />

où chacun des deux pays, « gardant à l’esprit qu’ils n’envisagent pas de situation<br />

dans laquelle les intérêts vitaux de l’une des parties pourraient être menacés sans<br />

que ceux de l’autre le soient aussi », il est convenu de coopérer sur la sûreté et la<br />

fiabilité des armes nucléaires respectives. À partir de 2014, Français et Britanniques<br />

pourront ainsi procéder à des simulations sur le fonctionnement de leur arsenal<br />

atomique dans un même laboratoire implanté en Bourgogne, sur le site du<br />

Valduc relevant du CEA-DAM. Parallèlement, un centre de recherche, implanté<br />

à Aldermaston à l’Atomic Weapons Establishment dans le sud-est de l’Angleterre,<br />

sera ouvert aux spécialistes des deux pays. Cette situation va considérablement<br />

rapprocher les deux pays alors qu’ils ont, pendant plus de cinquante ans, suivi des<br />

voies très différentes pour développer et maintenir un arsenal atomique. Londres a<br />

besoin de Paris, qui voulait éviter à tout prix que le Royaume-Uni puisse envisager,<br />

en s’appuyant sur des raisons seulement techniques, d’abandonner la dissuasion<br />

nucléaire, singularisant ainsi la France en Europe.<br />

Les développements technologiques induits par l’effort de recherche nucléaire<br />

jouent un rôle dans un autre domaine : la relation franco-allemande. C’est ainsi que<br />

pour certains calculs liés à la simulation nucléaire, la France a construit, au centre<br />

de Bruyères-le-Châtel du CEA-DAM, un des plus puissants ordinateurs d’Europe,<br />

en partenariat avec l’Allemagne, qui utilise certaines capacités pour ses propres<br />

besoins de calculs en-dehors, bien évidemment, de la recherche nucléaire. De<br />

même, dans un domaine aussi sensible que la surveillance de l’espace et des objets en<br />

orbite autour du globe terrestre, Allemands et Français coopèrent d'une façon très<br />

fructueuse en fusionnant les données collectées par des systèmes complémentaires :<br />

le radar GRAVES (Grand réseau adapté à la veille spatiale) français et le radar<br />

allemand TIRA (Tracking & Imaging Radar, situé à Wachtberg près de Bonn).<br />

L’espace est clairement devenu un très important secteur d’activité pour les<br />

Français, et contribue considérablement à renforcer, dans sa dimension stratégique<br />

et militaire, l’autonomie d’appréciation des situations, la crédibilité de la dissuasion,<br />

mais aussi la coopération avec certains alliés. Paris dispose d’une large panoplie<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

de satellites d’observation (Hélios II A, Hélios II B, Pléiades IA et Pléiades IB,<br />

ces derniers offrant – dans certains domaines – des perspectives nouvelles sans<br />

comparaison y compris aux États-Unis) et de renseignement électromagnétique,<br />

avec la constellation ELISA. En outre, le démonstrateur satellitaire SPIRALE a<br />

introduit la France dans le domaine de la détection et du suivi de missiles balistiques.<br />

Ces moyens placent la France dans un club très restreint de pays (États-Unis,<br />

Russie, Chine). Ils lui donnent l’autonomie nécessaire dans l’appréciation d’une<br />

situation de crise et lui permettent ainsi de s’affranchir de moyens étrangers. Ils<br />

évitent à la France un alignement sur les positions américaines et lui permettent de<br />

mener, le cas échéant, une politique étrangère autonome, comme l’exemple irakien<br />

de 2003 l’a illustré. Au sein de l’OTAN, ils confèrent à Paris une place distincte<br />

par rapport aux autres Européens, lui offrant la faculté de contrer des demandes<br />

émanant du Secrétariat international pour la planification d’opérations dans le<br />

cadre de situations complexes.<br />

L A D É F E N S E E U R O P É E N N E :<br />

U N E I D É E T O U J O U R S D’A C T UA L I T É À PA R I S<br />

Le développement de la PSDC réservera encore beaucoup de surprises et apportera<br />

son lot de difficultés. Les manœuvres dilatoires risquent d’être nombreuses, à<br />

commencer par celles qui émaneront de Washington, pour qui la PSDC appellera<br />

à des « révisions déchirantes », pour reprendre le célèbre mot de Dean Acheson,<br />

ancien secrétaire d'État américain. La PSDC n’est cependant pas fondamentalement<br />

contraire aux intérêts américains d’autant qu’il reste clair que, pour l’Alliance, la<br />

sécurité collective, au sens de l’article 5 de la Charte atlantique, gardera encore<br />

longtemps toute sa valeur. En ce sens, les blocages à venir ne viendront pas<br />

seulement des États-Unis. Les réticences des ministères de la défense européens,<br />

immanquablement appelés à se transformer profondément pour permettre l’essor<br />

de la PSDC, seront au moins aussi vives. De la même façon que la mise en place<br />

de l’euro a radicalement modifié la place et la fonction des banques centrales<br />

nationales au profit de la Banque centrale européenne, il est fort probable que la<br />

mise en œuvre de la PSDC, à budgets militaires constants, aboutira à une forme de<br />

spécialisation des fonctions entre Européens. La question de l’autonomie française<br />

se posera selon de nouveaux paramètres et restera centrée pour un certain laps de<br />

temps sur la dissuasion nucléaire et sur la fonction du renseignement.<br />

Il est à noter positivement que certains États plutôt réticents comme la Pologne<br />

deviennent de fervents partisans de la défense européenne. Pour autant, celle-ci<br />

progresse à pas très lent. En 1987, le Conseil des ministres de l’UEO adoptait la<br />

plateforme de La Haye affirmant que « la construction d’une Europe intégrée<br />

restera incomplète tant que cette construction ne s’étendra pas à la sécurité et à la<br />

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141


142<br />

Yves Boyer<br />

défense ». Force est de constater que, depuis, les faits n’ont pas suivi les intentions<br />

avec célérité. Il convient dans ces conditions de s’interroger sur la méthode suivie<br />

pour faire progresser la défense européenne qui, jusqu’à présent, n’a servi qu’à<br />

révéler l’attitude trop velléitaire des États européens. Avec la définition des besoins<br />

militaires européens (Helsinki Headline Goal), avec les espoirs, vite déçus, de la<br />

mise sur pied de l’AED, avec la mise au point de la structure de commandement<br />

politico-militaire d’une opération militaire européenne, les réalisations semblent<br />

impressionnantes. Mais la réalité reste décevante. Elle l’est pour différentes raisons,<br />

dont certaines doivent être rappelées, comme le fait que l’existence même de<br />

l’OTAN obère toute perspective de défense européenne alors que l’organisation<br />

militaire intégrée apporte de moins en moins de réponses satisfaisantes aux<br />

défis stratégiques auxquels sont confrontés les Européens. Les affirmations selon<br />

lesquelles une complémentarité reste possible entre l’OTAN et le projet de défense<br />

européenne témoignent d’une grande hypocrisie.<br />

Les conditions géopolitiques actuelles pourraient cependant redonner<br />

ses chances à la constitution non de l’Europe de la défense mais de la défense<br />

européenne. En effet, plusieurs facteurs d’importance commencent à modifier<br />

l’équation ancienne. Le premier est lié aux conséquences délétères sur l’OTAN des<br />

deux grandes opérations militaires de ces dix dernières années. La guerre d’Irak et<br />

ses suites ont vu l’OTAN divisée politiquement. Certains de ses membres européens<br />

qui s’y étaient engagés s’en sont retirés plus honteux que triomphants. La défaite<br />

d’Afghanistan, à moins que l’on préfère le terme aseptisé de retrait, constitue une<br />

leçon cuisante administrée aux partisans d’une OTAN intervenant urbi et orbi.<br />

Enfin, la préservation des intérêts stratégiques américains appelle Washington à<br />

être présent prioritairement dans la zone du Pacifique. Le poids du commandement<br />

américain pour le Pacifique (PACOM) va s’accroître considérablement au sein de<br />

la machine militaire américaine, reléguant celui pour l’Europe (EUCOM) à une<br />

place qui s’apparentera davantage au Commandement pour l’Amérique du Sud<br />

(SOUTHCOM). Si des forces américaines resteront en Europe, beaucoup d’entre<br />

elles en ont été retirées (le volume des unités de l’US Army va plafonner en 2013<br />

à 30 000 hommes contre 270 000 il y a 25 ans). Et, au total, ce ne seront plus<br />

que 70 000 GI’s qui demeureront en Europe. Le poids de cette dernière et ses<br />

préoccupations de défense n’occuperont plus qu’une place subalterne à Washington.<br />

Les liens militaires, tant personnels que structurels, entre l’Amérique et l’Europe<br />

retrouveront leur cours normal après un demi-siècle d’exceptionnalité. L’Alliance<br />

atlantique demeurera comme alliance traditionnelle entre l’Europe et « sa fille<br />

l’Amérique », pour reprendre l’expression du général de Gaulle, maintenue pour le<br />

cas exceptionnellement grave, mais aujourd’hui improbable, d’une agression dans<br />

l’espace nord-atlantique contre l’un de ses membres.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Pourquoi l’autonomie n'affaiblit pas l’Alliance atlantique<br />

Dans ces conditions, et si l’on veut accepter que, pour des raisons qui tiennent<br />

aux intérêts vitaux des pays concernés, la crise de l’euro sera réglée et ouvrira des<br />

perspectives nouvelles en faveur d’une intégration accrue des pays de la zone euro, il<br />

existe des voies nouvelles à explorer pour préparer les conditions réalistes de la mise<br />

sur pied progressive d’une défense européenne. L’idée ne suscite pas l’enthousiasme<br />

au sein des milieux militaires, qui préfèrent la certitude d’une organisation rôdée,<br />

comme l’est l’OTAN, avec un chef de file, plutôt qu’une organisation à créer ex<br />

nihilo au sein de laquelle les avantages acquis seront malmenés. De même, trop<br />

longtemps, le projet de défense européenne, province des bureaucrates, a souffert<br />

d’un manque de créativité. Enfin, reste bien évidemment le conservatisme des idées,<br />

qui s’oppose à toute innovation et qui, à travers l’Europe, se traduit par la relégation<br />

des affaires militaires aux seules opérations d’interposition entre belligérants. La<br />

possibilité d’affrontements armés de haute intensité est devenue un tabou.<br />

Dans ces conditions, il convient de reprendre le projet de défense européenne<br />

sur des bases nouvelles. Afin de contourner l’ensemble des blocages idéologiques,<br />

bureaucratiques et financiers pour redynamiser un projet auquel la plupart<br />

des peuples européens restent favorables, comme l’indiquent les sondages, il<br />

faut user d’ambiguïtés constructives. Une défense repose sur un outil militaire<br />

destiné à faire la guerre. Faire la guerre, c’est être capable d’imposer sa volonté<br />

à un adversaire par l’emploi de moyens dont l’assemblage combiné confère la<br />

victoire. C'est à partir de cette notion d’assemblage combiné qu'il est possible<br />

de définir les grandes fonctions qui en ressortent comme la sûreté maritime, la<br />

frappe dans la profondeur, la supériorité aérienne, les opérations amphibies, etc.<br />

En ces temps de pénurie budgétaire, la France pourrait proposer à ceux de ses<br />

partenaires qui se déclareraient intéressés de les exécuter ensemble, de monter des<br />

exercices d’ampleur pour en valider la réalisation et de prévoir ainsi des structures<br />

de commandement « dormantes » (un commandement naval pour l’océan Indien<br />

par exemple) pouvant être activées si nécessaire. On voit bien qu’il s’agit là d’une<br />

spécialisation plus sophistiquée que celle envisagée jusqu’à maintenant.<br />

C O N C LU S I O N<br />

Aujourd’hui, l’OTAN se trouve soumise à des exigences de natures diverses qui<br />

relativisent sa pertinence hormis dans le cas d’une attaque, fort improbable,<br />

contre tout ou partie de ses membres. Certains pays, comme les États baltes,<br />

restent obsédés par une éventuelle menace militaire de la part de la Russie. Ils sont<br />

donc enclins à concéder leur défense aux États-Unis en échange de leur soutien<br />

indéfectible à la politique suivie par Washington. Les pays scandinaves gardent un<br />

œil sur la Russie du fait de leur proximité avec ce grand pays. Mais ils restent dans<br />

une position où il leur est plus facile de trouver des compromis avec les Américains<br />

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143


144<br />

Yves Boyer<br />

que de choisir de participer activement à la mise sur pied d’une défense européenne<br />

où ils auraient à coopérer plus étroitement avec un pays comme la France, qu’ils<br />

comprennent mal et à l’égard duquel ils éprouvent une certaine méfiance. Les pays<br />

d’Europe centrale et orientale membres de l’OTAN sont sur une ligne proche des<br />

États baltes pour ce qui est de la Russie et leurs forces armées sont étroitement liées<br />

à celles des Américains. Il est toutefois nécessaires de mentionner le cas à part de la<br />

Pologne, qui consacre un effort non négligeable à sa défense et s’affiche comme un<br />

fort soutien de la PSDC. Dans le cadre du Triangle de Weimar, Varsovie fait preuve<br />

d’une très forte ambition en matière de promotion de la PSDC et, en cela, elle ne<br />

peut trouver qu’un écho très favorable à Paris.<br />

À Berlin, les autorités allemandes procèdent à une très intéressante<br />

modernisation de leurs forces armées. Cependant, la Bundeswehr reste une<br />

« armée parlementaire », dont le déploiement à l’extérieur des frontières reste<br />

des plus incertains pour des raisons de politique intérieure. L’affaire libyenne<br />

en a fourni un exemple frappant. Le Royaume-Uni traverse une crise de nature<br />

existentielle qui le conduira peut-être aux marges de l’Europe, rêvant d’un nouveau<br />

partenariat avec les États membres du Commonwealth. Si la Grande-Bretagne est<br />

dotée d’une armée de qualité, ses réductions budgétaires en ont cependant réduit<br />

sensiblement les moyens et le pays n’est certainement plus en mesure de se tourner<br />

vers le « grand large ». Cette situation rapproche paradoxalement la Grande-<br />

Bretagne de la France.<br />

La France reste soumise aux effets de la crise économique et financière. Si<br />

la tentation du repli sur soi existe, elle n’offre cependant pas des perspectives<br />

attractives. Reste pour Paris la voie dans laquelle il s’est engagé depuis longtemps,<br />

celle d’une politique stratégique ménageant « plusieurs fers au feu » : conserver<br />

un certain degré d’autonomie à travers le maintien de capacités autonomes et<br />

conséquentes dans le domaine nucléaire et du renseignement ; rester un partenaire<br />

fiable pour ses alliés de l’OTAN tout en préparant le moment où il pourra contribuer<br />

à accélérer la mise sur pied de la défense européenne ; et, enfin, préserver une<br />

relation mutuellement bénéfique avec l’allié américain, fondée sur des savoir-faire<br />

technologiques de pointe et des coopérations ad hoc.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Raison d’être<br />

La France dans l’OTAN et la nouvelle<br />

vie de l’Alliance au XXI e siècle<br />

Timofeï Bordatchev<br />

Un jour de 2009, quand la France, dirigée alors par Nicolas Sarkozy, procéda à la<br />

formalité nécessaire à son retour dans le commandement intégré de l’OTAN, le<br />

quotidien Libération publia une gentille caricature. Elle représentait le spectre du<br />

général de Gaulle, sous lequel la France avait sérieusement limité sa participation au<br />

bloc, déployant ses ailes au-dessus du couple Sarkozy-Bruni serré dans un coin du<br />

lit et ordonnant : « Et maintenant, mon fils, à la conquête de l’Algérie ! » En prenant<br />

en compte l’opération militaire de l’OTAN contre la Libye en 2011, opération à<br />

laquelle l’Élysée apporta la plus grande contribution de tous les participants, la<br />

plaisanterie aura été partiellement prophétique…<br />

Dans la propagande soviétique, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord<br />

n’était pas présentée autrement que comme un bloc agressif. Cette affirmation,<br />

comme la plupart des maximes que la machine à informer de l’URSS diffusait<br />

auprès de ses citoyens, était fausse. Au contraire, créée en 1949, l’Alliance avait<br />

pour objectif principal de protéger l’Europe d’une invasion terrestre, alors tout à<br />

fait probable, de la part de l’Union Soviétique. Le retour en 2009 de la France au<br />

sein du commandement intégré de l’OTAN est l’illustration la plus flagrante du<br />

fait que l’alliance nord-atlantique a définitivement cessé d’être un instrument de<br />

défense du monde libre contre une menace extérieure.<br />

17 ans après la fin de la Guerre froide, le bloc se transforma en structure<br />

appelée à remplir les armes à la main des fonctions de protection d’intérêts divers<br />

des États-Unis et des pays d’Europe dans tous les coins du monde et à apporter une<br />

légitimité relative à toutes les opérations militaires ayant un fondement politique<br />

et économique. Par son concept, elle devint une alliance offensive prenant la<br />

responsabilité de la sécurité non seulement intérieure mais aussi autour de la<br />

région euro-atlantique. Ce qui fut définitivement confirmé en décembre 2010 dans<br />

Timofeï Bordatchev, Politologue, directeur de l’Institut d’études européennes et<br />

internationales du Haut Collège d’économie (Moscou).<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

145


146<br />

Timofeï Bordatchev<br />

le texte du Concept stratégique de Lisbonne : « Les citoyens de nos États s’appuient<br />

sur le fait que l’OTAN (…) déploiera ses forces militaires puissantes quand et là où<br />

ce sera nécessaire pour assurer notre sécurité… » 33 ans après que le grand général<br />

eut ostensiblement pris ses distances vis-à-vis de ses partenaires en Europe et outre<br />

Atlantique, la Vème République qu’il avait fondée est revenue dans une OTAN<br />

désormais toute différente.<br />

Une organisation internationale qui demeure l’unique exemple d’alliance<br />

militaire en temps de paix et dont on ne peut trouver d’analogue que dans<br />

l’Antiquité, lorsque s’affrontaient la puissance navale d’Athènes et les troupes du<br />

Péloponnèse. Un bloc militaire qui, après la disparition de son adversaire – l’URSS<br />

et les pays du pacte de Varsovie –, s’est trouvé face à un nouveau défi, celui de<br />

devoir acquérir une nouvelle identité et raison d’être. Une alliance politique entre<br />

les pays les plus proches en matière de structure intérieure, qui soit plus apte, au<br />

moins pour soi et pour ses participants, à s’acquitter de cette tâche.<br />

Dans l’ensemble, la question de savoir s’il y a une raison d’être dans le monde<br />

contemporain pour les alliances militaires est conditionnée à l’explication de deux<br />

problématiques, au moins : l’avenir des institutions internationales en tant que<br />

telles et le rôle croissant de la puissance militaire.<br />

L A S I M P L I C I T É D É S A R M A N T E D E L A G U E R R E F R O I D E<br />

Il convient de comprendre avant tout si cette coopération formalisée entre<br />

États dans le domaine de la défense et de la sécurité a, en soi, un avenir ou pas.<br />

Les États-Unis ont douté de la nécessité de ces institutions pour une interaction<br />

militaire efficace dans la première moitié de la dernière décennie. La « coalition des<br />

volontaires » alors proclamée rejetait dans les faits l’utilité d’alliances permanentes<br />

pour des opérations militaires en commun. Cependant, dans le cas de l’Afghanistan,<br />

Washington consentit malgré tout à mener des opérations sous le drapeau de l’ONU.<br />

Or, après l’arrivée à la Maison Blanche de Barack Obama, l’intérêt de l’alliance n’était<br />

déjà plus mis en doute, que ce soit dans la campagne contre Mouammar Kadhafi en<br />

2011 ou à propos d’une éventuelle intervention en Syrie.<br />

Néanmoins, le fond du problème est plus complexe que les aspects tactiques de<br />

la coopération avec les alliés européens pour telle ou telle administration des États-<br />

Unis. Ce n’est pas par hasard si toutes les autres tentatives de création d’alliances<br />

militaires en temps de paix, notamment la Politique européenne de sécurité et de<br />

défense (PESD), n’ont pas donné de résultats tangibles.<br />

L’OTAN est le prolongement unique d’une époque unique : époque de dure<br />

opposition idéologique et de décisions simples. La Guerre froide aura été, en<br />

fait, une exception dans l’Histoire. Le caractère exceptionnel et déviant de ce<br />

type de relations entre des grandes puissances concurrentes est lié à au moins<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Raison d’être<br />

trois facteurs : le caractère létal de la confrontation mutuelle, la propension des<br />

parties à la symétrie des forces, et, enfin, le nombre limité de menaces et de défis<br />

à la sécurité. Le contexte international exceptionnellement fluctuant du XXIe<br />

siècle, par la nature des relations entre les États, est beaucoup plus proche de<br />

l’étape précédente de l’Histoire de l’humanité que de la période 1945-1991, très<br />

brève historiquement et pendant laquelle ont surgi les institutions internationales<br />

aujourd’hui en vigueur.<br />

Dans aucune des périodes précédentes les États dominants n’ont eu à agir dans<br />

des circonstances aussi simples. Jamais auparavant les élites n’ont eu à faire face à<br />

un nombre si restreint de tâches analytiques et pratiques. Le système de la sécurité<br />

internationale (la dissuasion) pendant la Guerre froide était, en comparaison avec<br />

les périodes précédentes et suivantes, particulièrement simple. Les instruments<br />

méthodologiques et théoriques qu’elle a engendrés étaient élémentaires. Dans le<br />

domaine de la réflexion politique et de la science, la Guerre froide a constitué un<br />

ensemble de décisions et de réactions schématiques appliqués dans une situation<br />

unique et sans précédent. Aujourd’hui, il faut renoncer au style de réflexion de cette<br />

époque et élaborer des modes de décision politiques, juridiques, internationaux et<br />

institutionnels plus pérennes.<br />

Personne ne contestera que les relations internationales reposaient auparavant<br />

sur une hostilité séculaire. Ce fut le cas entre le Moyen Empire d’Égypte et les<br />

Hittites, Rome et Parthes, puis, après la période de pouvoir personnifié du Moyen<br />

Âge, entre l’Angleterre, la France et l’Espagne au XVIe siècle, entre les belligérants<br />

de la Guerre de Trente ans issus des signataires des Traités de Westphalie, les<br />

puissances européennes du XVIIe siècle et, enfin, les pays maintenant l’équilibre au<br />

XIXe siècle. De plus, dans aucun des systèmes d’avant le XXe siècle les adversaires<br />

potentiels, en cherchant toujours à atteindre un équilibre des forces, ne se sont fixé<br />

pour objectif une destruction mutuelle. Ainsi l’hostilité ne s’est-elle pas transformée<br />

en menace existentielle pour la survie de l’adversaire mais a servi en règle générale<br />

de base de reconnaissance mutuelle. Elle fut le facteur principal, bien que négatif,<br />

de construction du dialogue politique et du compromis.<br />

Les exemples les plus marquants de ces compromis sont les Traités de<br />

Westphalie de 1648, puis le Congrès de Vienne de 1815 qui se transforma par<br />

la suite en système informel de l’équilibre européen au XIXe siècle. Ce n’est pas<br />

par hasard que dans ces cas précis la période sans guerres générales en Europe<br />

a duré 108 ans d’abord (1648-1756), puis 99 ans (1815-1914). Tous les conflits<br />

de ces périodes « de paix » avaient un caractère régional et suivaient un objectif<br />

consistant à corriger des déséquilibres des forces et non à procéder à une révision<br />

du système international dans son ensemble.<br />

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148<br />

Timofeï Bordatchev<br />

La raison de ce que la confrontation de l’époque de la Guerre froide présentait<br />

une menace de destruction mutuelle n’est pas dans le fait que les deux parties<br />

aienteu disposaient de l’arme nucléaire mais dans l’antagonisme idéologique.<br />

Les « religions » professées en URSS et aux États-Unis refusaient à l’adversaire le<br />

droit d’exister. La destruction de grandes masses de population était admise par<br />

les stratèges de Moscou et de Washington, elle s’appliquait aux États souverains,<br />

libres de pouvoir organiser leur régime social et politique intérieur, ou, pour<br />

utiliser l’appareil conceptuel « westphalien », leur « religion sur son territoire ».<br />

Dans cet objectif de l’Union Soviétique et des États-Unis cherchant d’un côté la<br />

destruction de l’adversaire et en même temps la suppression totale de ses droits<br />

souverains réside l’hostilité unique du XXe siècle idéologique avec son apogée, la<br />

Guerre froide.<br />

À des titres divers, aucun des systèmes de sécurité internationale connus avant<br />

la Guerre froide ne reposait sur une symétrie de puissance chez les parties en<br />

présence. r,Par exemple, les relations entre la France et l’Angleterre. Cette dernière<br />

misait traditionnellement sur la flotte qui devait couper court à une éventuelle<br />

invasion de l’île. En cas de nécessité pour la Grande-Bretagne de participer à des<br />

opérations sur le continent, le nombre de ses troupes était réduit et les territoires<br />

prévus pour y mener des opérations limités. La France, de son côté, misait sur des<br />

armées terrestres faisant nombre et capables de mener des opérations offensives<br />

d’envergure. La flotte française est toujours demeurée réduite et encore beaucoup<br />

moins efficace. Peut-on alors parler de symétrie des forces et des moyens ? De<br />

la même façon, nous ne trouvons pas de tendance à la symétrie dans d’autres<br />

exemples pratiques de relations à caractère concurrentiel.<br />

La diversité des menaces sur la sécurité et l’imprévisibilité du milieu<br />

international que nous observons aujourd’hui existèrent aussi à toutes les époques<br />

historiques ayant précédé la Guerre froide. À aucune de ces époques, les grandes<br />

puissances n’eurent un nombre si limité d’adversaires potentiels qu’entre 1945 et<br />

1991. Le Moyen Empire d’Égypte était menacé non seulement par les Hittites<br />

mais aussi par les nomades libyens. Rome, elle, ne pouvait pas se concentrer<br />

complètement sur son opposition à Parthes dans la mesure où des légions étaient<br />

nécessaires sur le Rhin pour assurer une protection contre les Germains. La France<br />

de Louis XIV s’attendait à des attaques venant du sud, de l’est et du nord-ouest.<br />

La clarté relative quant à l’identité de l’adversaire principal ne se fait jour<br />

que vers le milieu du XIXe siècle. Mais dans le triste exemple de la monarchie<br />

austro-hongroise, les défis militaires étaient particulièrement divers du point de<br />

vue géographique. Sans parler de ce que l’ère de la Guerre froide n’a pas connu<br />

la piraterie maritime de vaste ampleur, alors qu’elle existait comme elle existera<br />

toujours. L’URSS et les États-Unis ne furent pas confrontés aux défis du terrorisme<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Raison d’être<br />

international et du séparatisme intérieur. Tous ces phénomènes ont existé à<br />

l’international durant des millénaires comme à la fin du XXe siècle, et, au début du<br />

XXIe, après que les « grandes » idéologies ont quitté l’arène internationale, ils sont<br />

revenus en tant que facteurs déterminants parmi les circonstances politiques lors<br />

de la prise de décisions de la part des grandes puissances.<br />

Ainsi le monde s’est-il progressivement « dégelé » et revient-il à un état de<br />

chaos qui lui est habituel. Et l’avenir des institutions internationales, un des acquis<br />

du XXe siècle, reste en question. Pour l’instant, le maintien de l’OTAN montre<br />

qu’en présence d’intérêt politiques ou économiques isolés ou particulièrement<br />

proches, l’utilité d’une forme organisée de lutte pour ses droits (le maintien du<br />

pouvoir dans le cas de l’Alliance) dépasse les inconvénients qui peuvent découler<br />

du maintien d’un appareil bureaucratique ou de la nécessité d’un plan d’action<br />

concerté minimal et officialisé.<br />

De plus, dans des circonstances précises, avec notamment le prolongement<br />

de la tendance à l’augmentation du nombre des centres de force non-occidentaux,<br />

l’Alliance de l’Atlantique nord reste la seule alliance militaire en son genre en<br />

temps de paix, mécanisme efficace de prise de décisions communes entre des<br />

pays très proches du point de vue politique. Or, le retour de la France au sein de<br />

la structure militaire du bloc ne fait que confirmer cette perspective justement<br />

du point de vue offensif.<br />

À Q U O I B O N L A F O R C E ?<br />

D’ailleurs, pour répondre à la question de savoir dans quelle direction va évoluer<br />

l’OTAN, il est indispensable de revenir à un thème central de la théorie et de<br />

la pratique des relations internationales. C’est la question de la force ou, plus<br />

exactement, de sa dimension militaire, des moyens (y compris leur usage) pour<br />

imposer sa volonté à ses partenaires sur la scène internationale.<br />

Ces deux dernières décennies, un point de vue s’est répandu selon lequel<br />

la signification de la force militaire comme principal régulateur des relations<br />

internationales s’est quelque peu réduite. Au niveau mondial, ce phénomène a été<br />

renforcé par l’apparition de l’arme nucléaire, qui a considérablement limité le champ<br />

d’application du moyen d’apprécier le rapport entre les forces, à savoir un conflit<br />

armé de grande ampleur. Dans le dernier quart du XXe siècle, la force militaire<br />

a perdu de sa valeur en raison de l’accroissement des interférences économiques<br />

et de la fin de la confrontation idéologique. Au XXIe siècle, les menaces se sont<br />

encore accrues avec l’apparition du terrorisme international et de la criminalité<br />

hors-frontières.<br />

La majorité des grands défis du monde contemporain, notamment ceux qui<br />

peuvent mettre en doute la capacité des États à remplir leurs obligations de base vis-<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

149


150<br />

Timofeï Bordatchev<br />

à-vis de leurs citoyens, ne peuvent pas être relevés au moyen de la force militaire.<br />

On considère communément que c’est le cas des problèmes écologiques, de la<br />

pénurie alimentaire et du manque d’eau, des déséquilibres de l’économie mondiale.<br />

Il convient ici cependant de prendre en compte que la majorité des « nouveaux »<br />

défis de sécurité, bien qu’ils soient de nature supranationale ou globale, n’ont pas<br />

encore débouché sur l’élaboration par la communauté internationale d’actions<br />

supranationales pour les surmonter. Or, en fait, la réponse à ces nouveaux défis<br />

demeure au niveau des États nationaux qui ne sont pas tenus de prendre en compte<br />

les répercussions sur leurs voisins des mesures qu’ils prennent. Ce qui, à son tour,<br />

peut conduire à un regain de tension dans les relations internationales quand on se<br />

trouve sous la menace d’un emploi de la force militaire.<br />

En ce qui concerne les menaces émanant du terrorisme international ou des<br />

réseaux criminels, la question de l’emploi de la force est encore plus d’actualité. La<br />

réaction la plus sûre, comme l’expérience l’a montré récemment, est de détruire<br />

l’ennemi dans son foyer. Compte tenu de ce que l’adversaire n’est pas basé dans<br />

un espace abstrait mais sur le territoire d’États souverains (Afghanistan, Pakistan,<br />

Yémen, etc.), les forces et les moyens des services spéciaux sont bien évidemment<br />

insuffisants. Il est alors indispensable de recourir aux forces conventionnelles qui<br />

effectuent de facto une intrusion sur un territoire étranger. Fût-ce grâce à des<br />

armes hautement technologiques ou à des drones.<br />

En même temps, on voit s’accroître le nombre de défis politiques globaux,<br />

extrêmement complexes, diversifiés et propres aux particularités du monde<br />

contemporain. Le principal d’entre eux, c’est le désarroi ressenti par les États et<br />

leurs dirigeants face aux limitations objectives de leurs possibilités de contrôler le<br />

marché mondial et son influence sur les économies nationales. La force reste un<br />

des ultimes domaines où s’exerce le monopole de l’Étates . Elle devient, en premier<br />

lieu, une réaction naturelle à la pression exercée sur la souveraineté dans d’autres<br />

domaines. Plus une menace est complexe et incompréhensible, plus la tentation est<br />

grande pour les États de répondre de manière « simple et efficace ».<br />

La démocratisation rapide de la politique internationale et le renforcement des<br />

nouveaux centres de force non-occidentaux imposant de répartir les ressources<br />

de pouvoir et les avantages économiques incitent les puissances de statu quo à<br />

passer à une défense plus rude de leurs droits « historiquement acquis », et les pays<br />

révisionnistes doivent répondre à cette situation par une recrudescence des forces<br />

et moyens militaires. Le résultat, c’est la concurrence qui, dans le cas de la Chine et<br />

de l’Amérique peut revêtir les traits d’une course aux armements.<br />

Le développement des technologies militaires, en premier lieu dans le domaine<br />

des armements conventionnels, conduit à la formation d’un facteur psychologique<br />

d’impunité. Or, c’est justement le dommage traditionnellement causé par une<br />

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Россия в глобальной политике<br />

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Timofeï Bordatchev<br />

réponse graduée qui était l’argument de dissuasion contre les opérations militaires.<br />

Désormais, avec l’acquisition par les États-Unis de la capacité de frapper une cible<br />

à des centaines, voire des milliers de kilomètres, la tentation d’employer la force<br />

militaire s’accroît brusquement, et donc aussi sa signification dans la majorité des<br />

types de conflits.<br />

Au fond, de nos jours, seules les relations stratégiques entre la Russie et les<br />

États-Unis, pays égaux en termes d’arsenaux nucléaires, sont garanties contre un<br />

glissement vers une confrontation armée. Et puis, jusqu’à un certain point, les<br />

relations entre ces deux pays et la Chine qui détient aussi une force nucléaire,<br />

certes moindre mais suffisante pour assurer la dissuasion. D’ailleurs, de nombreux<br />

analystes en Russie et aux États-Unis ont curieusement l’habitude de considérer<br />

ce fait comme un argument en faveur de la faible pertinence de la force armée en<br />

tant que telle.<br />

Pour achever la discussion autour de la raison d’être de l’OTAN au XXIe siècle,<br />

il convient de noter que le monde contemporain ne se limite plus à la Russie et à<br />

l’Amérique, sans cesse engagées dans des disputes à l’ombre du parapluie nucléaire.<br />

La garantie qu’une guerre entre les superpuissances est impossible ne constitue pas<br />

une garantie de paix pour le monde entier. Dans notre monde, comme le montrent<br />

les événements des dernières années, la capacité de mobilisation rapide des Alliés<br />

(non seulement au sens militaire mais aussi au sens politique, économique et<br />

idéologique), aussi décisive et opérationnelle que possible pour porter un coup<br />

contre les ennemis ou simplement contre des indésirables, devient une exigence de<br />

plus en plus importante de survie et de compétitivité des États. Pour cette raison,<br />

l’avenir de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord – dernière alliance militaire<br />

en temps de paix – est tout à fait prometteur.<br />

152 RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le « printemps », et après ?<br />

L’Afrique se libère.<br />

Les colonisateurs : « Il n’est pas encore assez grand pour l’indépendance ! »<br />

Paru dans le journal Krokodil, 1960.<br />

(En bas à gauche : « Colonialisme »)<br />

Le « printemps arabe » en Afrique du<br />

Nord a galvanisé des forces opposées à toute<br />

modernisation. Les djihadistes sont prêts à profiter<br />

de tout conflit, quelle qu'en soit la cause. <br />

Occasions manquées Barah Mikaïl<br />

154<br />

Des perspectives incertaines Piotr Stegni<br />

163<br />

Tournant africain Jean-Pierre Maulny<br />

173<br />

Entre rivalité et coopération Mikhaïl Marguelov<br />

181


154<br />

Occasions manquées<br />

Les révolutions arabes :<br />

quels enjeux stratégiques pour la France ?<br />

Barah Mikaïl<br />

Les « révolutions arabes » du printemps 2011 ont semblé prendre de court une<br />

écrasante majorité de gouvernements occidentaux, France comprise. Pendant<br />

longtemps, la composition franche avec les régimes autoritaires du monde arabe<br />

ne présentait que des avantages. Aux yeux des Occidentaux, seuls des autocrates<br />

pouvaient lutter efficacement contre l’islamisme, et donc garantir leurs intérêts et<br />

la stabilité de la région. La perte de deux de leurs alliés proches, Zineddine Ben<br />

Ali et Hosni Moubarak, allait ainsi provoquer des craintes. On voyait en effet mal<br />

comment les autocrates déchus pourraient être remplacés, pacifiquement, par des<br />

alternatives tout aussi efficaces. La sécurité et la stabilité de la région semblaient<br />

soudainement menacées.<br />

Ces craintes ne sont d’ailleurs pas entièrement apaisées à ce jour. Le « Printemps<br />

arabe » continue à soulever des enjeux pour un ensemble d’acteurs extérieurs à<br />

la région, dont la France. Celle-ci demeure en mesure de relever ces défis, à la<br />

condition de savoir adapter sa stratégie aux problématiques posées. Paris a besoin<br />

de clarifier sa vision vis-à-vis du monde arabe, quand bien même les évolutions de<br />

celui-ci paraissent parfois incertaines.<br />

L A F R A N C E FA C E AU « P R I N T E M P S A R A B E » :<br />

U N M A N Q U E D E C O N S TA N C E DA N S L A R É A C T I O N<br />

La chute des deux premières « victimes » du « Printemps arabe », le Tunisien<br />

Zineddine Ben Ali et l’Égyptien Hosni Moubarak, a été un coup dur pour Paris.<br />

Plus que tout, la France avait en effet misé sur ces parangons de la modération et de<br />

la stabilité, fermant les yeux sur la répression exercée par Ben Ali à l’encontre des<br />

libertés et des droits de l’homme et allant même jusqu’à promouvoir la nomination<br />

Barah Mikaïl, Directeur de recherche sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à la<br />

Fondation pour les relations internationales et le dialogue extérieur (FRIDE, Madrid),<br />

auteur de Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », Paris, Éditions du Cygne, 2012.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Occasions manquées<br />

de Moubarak comme co-président pour l’Union pour la Méditerranée (UpM).<br />

Présidée alors par Nicolas Sarkozy, la France mettra du temps à s’adapter aux<br />

réalités naissantes. Ces deux traumatismes sembleront vite surmontés lorsque Paris<br />

fera la promotion d’une intervention militaire en Libye. Quoique choyé par son<br />

homologue français, Mouammar Kadhafi n’avait cependant pas réellement donné<br />

de suite aux attentes françaises en termes d’investissement en Libye. Pour l’Élysée,<br />

perdre Kadhafi pouvait donc présenter plus d’avantages que d’inconvénients.<br />

Les Occidentaux, accompagnés par des pays tels que le Qatar et les Émirats<br />

arabes unis, se hâteront ainsi de déployer une stratégie visant à faire chuter le<br />

colonel Kadhafi. La France encouragera un tel mouvement. C’est cependant<br />

l’OTAN qui se trouvera vite à la tête des opérations. Mais force est de constater<br />

que, une fois débarrassés du régime de Kadhafi, les pays engagés vis-à-vis de la<br />

Libye ne prendront pas le temps de répondre aux difficultés réelles posées par le<br />

pays. Ils chercheront vite à porter leur attention sur un autre des dossiers chauds<br />

de la région : la Syrie.<br />

Il ne fait aucun doute que Nicolas Sarkozy ait voulu capitaliser sur la parenthèse<br />

régionale ouverte et rattraper son relatif attentisme devant les révolutions<br />

tunisienne et égyptienne. Le tout en pariant sur les revenus que pourrait générer<br />

la manne pétrolière libyenne une fois Kadhafi tombé. Mais cela aura eu pour<br />

principale contrainte de plonger la région dans le doute, l’absence de tradition<br />

électorale laissant les pays arabes en proie à bien des incertitudes quant à leur<br />

avenir. La situation en Libye ne tardera pas à faire apparaître de grands risques sur<br />

la sécurité de la région, soulignant la contradiction avec l’engagement constant de<br />

la France à favoriser la stabilité du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.<br />

Les raisons ayant poussé Nicolas Sarkozy à s’en prendre au régime de M. Kadhafi<br />

paraissent multiples. Les considérations d’amour-propre ne sont pas à exclure.<br />

Alors que le président français avait déployé le tapis rouge au leader libyen lors de<br />

sa visite à Paris en décembre 2007, celui-ci ne donnera pas réellement suite à ses<br />

propositions de coopération. Il ira même jusqu’à critiquer le projet d’Union pour<br />

la Méditerranée (UpM), qu’il boycottera. La France ne voyait ainsi pas pourquoi<br />

se priver d’une opération qui pourrait la consacrer comme accompagnateur des<br />

Libyens et de leurs revendications populaires. La « libération » de la Libye devait<br />

permettre à Paris d’accéder aux exploitations pétrolières libyennes et de participer<br />

à la juteuse reconstruction du pays. Nicolas Sarkozy prendra donc les devants,<br />

donnant parfois l’impression de damer le pion aux États-Unis. Cette attitude n’était<br />

pas nouvelle. À son arrivée au pouvoir en 2007, le président français s’était même<br />

montré plus incisif que l’administration Bush sur le dossier nucléaire iranien.<br />

Sur la Libye, les États-Unis ont cependant décidé de confisquer la vedette à<br />

M. Sarkozy. Ils participèrent à la stratégie anti-Kadhafi, avant de passer le relais<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

155


156<br />

Barah Mikaïl<br />

à l’OTAN. La France passait alors au second rang. Quant au rôle de l’intellectuel<br />

Bernard Henri-Lévy dans la sensibilisation de Nicolas Sarkozy à la donne libyenne,<br />

il paraît amplement exagéré. Sinon, l’ancien président français aurait probablement<br />

suivi les recommandations du philosophe aussi sur le dossier syrien.<br />

La situation sécuritaire régionale s’est considérablement dégradée avec l’aventure<br />

libyenne. La chute de Kadhafi s’accompagnera rapidement de l’accélération des flux de<br />

migration libyens vers les pays avoisinants (Égypte et Tunisie surtout), mais également<br />

de phénomènes de migration vers le territoire libyen, les candidats à l’émigration<br />

espérant profiter du chaos ambiant afin de rejoindre le territoire européen. En parallèle,<br />

la situation prévalant dans le sud de la Libye, déjà en proie à toutes sortes de trafics sous<br />

le règne de Kadhafi, permettra l’affirmation et le déplacement d’islamistes armés tant<br />

sur le territoire que vers les pays de la sous-région. Outre l’Égypte, c’est principalement<br />

le Mali qui, depuis, subit la dangereuse répercussion des évolutions libyennes.<br />

En tout cas, le « Printemps arabe » a mis en évidence la volonté française de<br />

figurer au premier rang des acteurs engagés dans la région. L’aventure libyenne<br />

a été fortement promue par Nicolas Sarkozy avant que celui-ci ne s’engage dans<br />

une stratégie collective mettant en avant le rôle de l’OTAN (donc des États-Unis).<br />

De même, les modalités d’accompagnement de la transition libyenne ont mis<br />

en évidence la favorisation par la France d’une communication et d’une action<br />

insistant sur son propre rôle. Bien que ne s’étant en rien désolidarisée de l’Union<br />

Européenne, la France a privilégié une approche propre, ce qu’elle fera de nouveau<br />

dans le cas syrien en tentant d’orienter à sa façon les positionnements du Conseil<br />

national syrien (CNS), l’une des structures d’opposition au régime de Bachar el-<br />

Assad. Mais cette stratégie ne donne pas de perspectives claires quant à la nouvelle<br />

politique de la France vis-à-vis du Moyen-Orient.<br />

Le fort engagement de François Hollande et de son ministre des affaires<br />

étrangères sur le dossier syrien sont dans la continuité de ce qui avait prévalu du<br />

temps de Nicolas Sarkozy et d’Alain Juppé : soutien à l’opposition au régime de<br />

Bachar el-Assad, dénonciation de la répression exercée par ce dernier, volonté<br />

d’arriver à un règlement de la situation sont autant d’axes forts privilégiés par les<br />

deux présidences.<br />

Il faut néanmoins voir dans l’attitude de M. Hollande en particulier une volonté<br />

de marquer la différence sur le dossier syrien. En dépit des déclarations officielles,<br />

Paris a été l’un des premiers soutiens actifs de l’opposition syrienne armée. De plus,<br />

le premier président du Conseil national syrien, Burhan Ghalioun, ainsi que sa<br />

porte-parole, Bassma Qodmani, étaient établis sur le territoire français depuis des<br />

décennies. En insistant sur le rôle et le poids du CNS et en en soutenant l’action,<br />

Paris a ainsi voulu capitaliser sur une possible alternative au régime de Bachar el-<br />

Assad, et parier sur sa forte influence sur les orientations de la Syrie post-Assad.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Occasions manquées<br />

Mais ces espoirs ont été déçus. Le CNS s’est empêtré dans ses contradictions.<br />

Qui plus est, il ne représentait pas beaucoup plus que lui-même. La France a une<br />

influence moindre au sein de son successeur, la Coalition nationale syrienne. Mais<br />

Paris ne tentera pas moins de marquer la différence, en permettant notamment<br />

à la coalition de nommer un ambassadeur sur son territoire. S’ajoute à cela<br />

l’engagement aujourd’hui assumé de la France dans l’octroi d’un soutien logistique<br />

à des groupes d’opposants armés au régime Assad. Paris pense manifestement que<br />

ses liens privilégiés avec le Liban et une partie de sa classe politique, combinés à<br />

une possible forte influence de sa part sur la Syrie du futur, lui permettront de<br />

maîtriser l’un des nerfs névralgiques de la région.<br />

U N E N É C E S S A I R E R É É VA LUAT I O N<br />

D E L A « P O L I T I Q U E A R A B E D E L A F R A N C E »<br />

Certains observateurs ont souvent pointé le fait que la France avait une « politique<br />

arabe » voire « pro-arabe ». Loin des motifs idéologiques liés aux droits de l’homme<br />

par exemple, la France a jusqu’ici toujours fondé ses relations avec les pays du<br />

Moyen-Orient sur le pragmatisme et la realpolitik. Mais cela ne l’a pas empêchée<br />

de se méfier grandement des islamistes, surtout à partir du moment où ceux-ci<br />

pouvaient prétendre à une importante popularité.<br />

Paris a néanmoins toujours vu dans la défense de ses intérêts l’une des pierres<br />

angulaires pour son approche du monde arabe. Ce fait n’a d’ailleurs pas entièrement<br />

changé avec l’arrivée du socialiste François Hollande à la présidence. Or, la France<br />

serait bien inspirée de réévaluer une partie de ses perceptions de la région. Il lui<br />

faut mettre en exergue certains principes clairs. À titre d’exemple, son attachement<br />

officiel à la notion de justice se doit d’être traduit par des actes.<br />

Les transitions en cours impliquent pour la France de revoir ses a priori sur les<br />

forces islamistes et leurs politiques. Parmi les contradictions françaises, on note<br />

que Paris est toujours aussi rétif à faire confiance à des islamistes élus, alors qu’il<br />

s’accommode depuis des décennies d’islamistes non élus (en Arabie saoudite par<br />

exemple). L’affirmation d’islamistes au Maroc aussi, pour inquiétante qu’elle puisse<br />

paraître, est justifiée à ses yeux par la « modération politique » du roi Mohammed<br />

VI. Mais si la débâcle des islamistes en Algérie, accompagnée de leurs faibles<br />

performances électorales en Libye, lui semble rassurante, il ne faut pas oublier que<br />

la France soutient, entre autres forces, des islamistes syriens dans leur stratégie<br />

anti-Assad. Elle avait fait de même dans le cas libyen, en soutenant le Conseil<br />

national de transition (CNT). Selon nous, Paris devrait, au nom du pragmatisme,<br />

réévaluer ses appréhensions initiales vis-à-vis des islamistes politiques pris dans<br />

leur ensemble. Les évolutions récentes de la région ont montré que les islamistes<br />

pouvaient être une force légale et légitime car consacrée par les urnes. D’où la<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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158<br />

Barah Mikaïl<br />

nécessité pour la France de se préparer à d’autres scenarii similaires autrement<br />

qu’en étant sur la défensive.<br />

L’économie quant à elle reste à bien des égards liée au politique, et c’est ici que<br />

Paris trouverait grand bénéfice dans une meilleure définition de ses principes<br />

de politique étrangère. Évidemment, sa vocation à faire émerger une politique<br />

extérieure européenne forte est présente. Mais cela n’annule en rien l’impératif qu’il<br />

y a pour la France à se montrer plus claire quant aux attentes qu’elle a vis-à-vis de ses<br />

homologues au sein du monde arabe. Quoique placées sous des apparences nobles,<br />

les orientations de la diplomatie française donnent toujours la forte impression de<br />

ne pas avoir su saisir combien il est important d’être cohérent dans l’approche d’un<br />

Moyen-Orient en pleine transition. Que la France se réjouisse officiellement (avec<br />

parfois des réserves) des mutations politiques tunisienne, égyptienne et libyenne a<br />

certes cela de positif qu’elle va ainsi dans le sens des opinions publiques de ces pays.<br />

Il n’en demeure pas moins que la France devrait être plus claire – voire offensive<br />

– sur les cas du Bahreïn, de la Jordanie, voire du Yémen, où les évolutions sont<br />

inquiétantes. De même, les abus intervenants en Arabie saoudite et aux Émirats<br />

arabes unis mériteraient une indignation plus forte. Le même constat pourrait<br />

d’ailleurs être formulé dans les cas de l’Algérie et du Maroc, pays pour lesquels la<br />

France a fait le choix depuis longtemps de contenir ses critiques en général afin<br />

de maintenir ouverte la porte des opportunités politiques, économiques comme<br />

touristiques.<br />

Les intérêts économiques de la France dans le monde arabe doivent d’ailleurs<br />

être examinés avec plus d’attention. Les échanges commerciaux avec la région<br />

tournent autour de 50 milliards d’euros annuels, soit environ 15% du commerce<br />

extérieur français. Mais ce sont les pays du Maghreb (à commencer par l’Algérie)<br />

qui comptent parmi les plus étroits clients de la France, le Proche-Orient et les<br />

pays du Golfe se retrouvant loin derrière. L’opportunité demeure pourtant présente<br />

pour la France de doubler son potentiel économique d’un rôle politique plus fort<br />

dans la région. Les tentatives de rapprochement avec les pays du Golfe se sont<br />

traduites par de minces avancées jusqu’ici. Or, que ce soit en termes commerciaux<br />

ou de défense, la France demeure en mesure de renforcer ses propositions et de<br />

passer pour l’un des partenaires les plus actifs de la région. Elle y gagnerait tant sur<br />

le plan commercial que politique.<br />

En juillet 2012, la France avait suggéré, par la voix de son ministre des<br />

affaires étrangères et européennes, Laurent Fabius, un recours à des coopérations<br />

à « géométrie variable ». Soit le développement de politiques au cas par cas, en<br />

fonction des pays abordés, de leurs besoins et de leurs perspectives. Néanmoins,<br />

la France a clairement besoin de s’émanciper du fort lien qu’elle a avec les pays<br />

du Maghreb. Non que celui-ci doive être délaissé ou allégé. Au contraire, le<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Occasions manquées<br />

renforcement des relations avec les pays membres de l’Union du Maghreb arabe<br />

(UMA) doit être activement poursuivi. Mais c’est une tendance similaire qui<br />

doit suivre aux niveaux du Proche-Orient et du Conseil de coopération du Golfe<br />

(CCG). La spécificité de la relation que la France revendique dans les cas des pays<br />

du Maghreb et du Liban occulte en effet le potentiel pouvant rejaillir au départ du<br />

reste du monde arabe.<br />

Il n’est cependant pas évident de savoir qui François Hollande écoute avant de<br />

définir les fondements de ses choix vis-à-vis du Moyen-Orient, en matière politique<br />

surtout. Emmanuel Bonne, son conseiller sur le Moyen-Orient, a certainement son<br />

mot à dire. En parallèle, le fait pour le président d’avoir contredit, en juillet 2012, des<br />

déclarations de son ministre Laurent Fabius sur une question relative à un projet de<br />

loi sur la négation des génocides suggère également que la communication entre<br />

les deux acteurs peut parfois manquer de fluidité. Mais, selon son entourage, c’est<br />

le président qui tranche in fine, en vertu de sa propre appréciation des faits. Les<br />

événements liés à la Syrie avaient confirmé cette assertion. De multiples suggestions<br />

lui avaient été faites, à son arrivée à la présidence, quant à la nécessité de privilégier une<br />

approche plus offensive sur le dossier syrien. Il n’en fera rien, estimant que le dossier<br />

était explosif. Mais il évoluera ensuite vers plus de détermination. Sa décision en<br />

novembre 2012 de permettre à « l’opposition syrienne » de nommer un ambassadeur<br />

en France l’indique. Ce sont très probablement son flair politique d’abord, puis ses<br />

consultations avec ses conseillers et experts qui l’auront convaincu de la nécessité de<br />

se positionner plus fortement contre un régime lui paraissant essoufflé.<br />

V E R S U N « P R I N T E M P S D I P L O M AT I Q U E F R A N Ç A I S » ?<br />

La part d’incertitude au Moyen-Orient et en Afrique du Nord s’est notablement<br />

accrue avec le « Printemps arabe ». Le conflit israélo-palestinien, s’il a été marqué<br />

par le louable soutien de la France à l’adhésion de la Palestine à l’Assemblée générale<br />

des Nations unies en tant qu’observateur non membre, demeure toujours l’épicentre<br />

de l’instabilité régionale. Le phénomène terroriste a connu d’ailleurs des mutations<br />

plus inquiétantes encore comme le prouve la présence de cellules djihadistes en<br />

Algérie, au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen. Les replis identitaires aussi sont<br />

menaçants, l’Irak évoluant vers une fédéralisation dont l’on ne sait si elle sera<br />

contenue ou non à l’avenir, cependant que les phénomènes claniques et tribaux<br />

s’accentuent en Libye. Les fractures confessionnelles sont par ailleurs patentes au<br />

Liban et en Syrie, et le fossé entre sunnites et chiites sur la Péninsule arabique<br />

semble avoir atteint son paroxysme.<br />

L’Iran inquiète par ailleurs. Sa radicalisation et ses appréhensions politiques,<br />

sur fond d’aspirations nucléaires, se combinent avec son développement d’une<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

159


160<br />

Barah Mikaïl<br />

politique moyen-orientale que d’aucuns considèrent comme extrêmement<br />

menaçante. Le « Printemps arabe » est donc synonyme de profondes incertitudes<br />

pour la région.<br />

Ce contexte est propice à un « printemps diplomatique » français dans la<br />

région. Certes, la Syrie continue à mettre en évidence la forte implication de<br />

Paris, de même que le dossier malien. Le ministre des affaires étrangères, Laurent<br />

Fabius, est particulièrement actif. Pour autant, prise dans sa globalité, la voix de<br />

la France paraît un peu moins incisive que sous la présidence de Nicolas Sarkozy.<br />

Or, le contexte actuel requiert non seulement que Paris insiste plus sur ses priorités<br />

en matière de politique étrangère, mais qu’il clarifie ses dynamiques d’alliances<br />

internationales.<br />

Les tendances apparues ces dernières années ont mis en évidence la « relation<br />

privilégiée » unissant la France et le Qatar. C’est Nicolas Sarkozy qui a appuyé<br />

cette politique, dès son arrivée au pouvoir. La présence à ses côtés de l’émir du<br />

Qatar lors du défilé du 14 juillet 2007 en témoigne. L’hommage de la France au<br />

Qatar pour son rôle dans le dénouement de l’affaire des infirmières bulgares, la<br />

concertation proche de Nicolas Sarkozy et de l’émir sur l’attitude à adopter vis-àvis<br />

du « Printemps arabe », ou encore le rachat par Doha d’une grande partie du<br />

capital du PSG et son annonce du lancement d’un plan de financement pour les<br />

banlieues parisiennes n’ont été que quelques-unes des confirmations de ce fait.<br />

La tendance est-elle amenée à perdurer ? Rien ne permet de penser le contraire.<br />

Mais il est permis aussi de douter des intérêts réels retirés par Paris en la matière.<br />

À s’afficher aussi franchement aux côtés du Qatar, la France réduit ses marges de<br />

manœuvre politique. L’Émirat est de plus en plus critiqué pour son exubérance<br />

politique. En parallèle, la sacralisation de ce lien ne peut que provoquer l’animosité<br />

de l’Arabie saoudite, qui n’apprécie pas d’être concurrencée par son petit voisin<br />

péninsulaire. La rupture du lien franco-qatari n’est pas pour autant à privilégier,<br />

loin s’en faut. Mais que ce soit vis-à-vis du monde arabe pris dans son ensemble,<br />

ou dans le cas des pays du Golfe, Paris ne devrait pas hésiter à placer tous les<br />

partenaires sur un même niveau. Sans quoi l’exclusivisme apparent de sa relation<br />

avec le Qatar pourrait bien se retourner contre lui.<br />

La France a peu de chances de soustraire ses orientations au cadre global<br />

européen. Fervente défenseure d’une politique étrangère européenne forte, elle<br />

continuera à promouvoir cet axe. Mais certaines de ses options basées sur la notion<br />

d’intérêt national devront être clarifiées. C’est notamment le cas de ses relations<br />

avec les pays arabes du Golfe, tout comme de son rapport à l’Iran. Les tractations<br />

menées avec la République islamique sur les questions nucléaires n’ont pas apporté<br />

de résultats significatifs, notamment parce que la France a abordé ces négociations<br />

en étant trop sur la défensive. Paris n’y a pas gagné non plus en prestige. Son<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Occasions manquées<br />

attitude ne lui a pas plus permis de gagner de la valeur aux yeux des pays arabes<br />

du Golfe. La France se retrouve ainsi en décalage, alors qu’un rapprochement<br />

supplémentaire avec certains pays du Golfe (Arabie saoudite et Émirats arabes unis<br />

en l’occurrence) lui permettrait un meilleur accès au reste du monde arabe (Liban,<br />

Syrie, Jordanie, Égypte, Tunisie, Maroc, tous pays où Arabie saoudite, Qatar et/<br />

ou Émirats arabes unis ont une influence considérable). La France donne ainsi<br />

l’impression de rester à la traîne de certains de ses homologues occidentaux, dont<br />

les États-Unis. Il lui faut renverser cette situation.<br />

De la même manière, il y a impératif pour la France de procéder à la redéfinition<br />

des termes qui la lient à d’autres puissances internationales, que ce soit d’une manière<br />

générale ou pour ce qui relève des affaires moyen-orientales en particulier. Le cas<br />

syrien a mis en exergue le choix de la France pour une stratégie de soutien à des<br />

rebelles armés qui la rapprochait des positions américaines tout en l’éloignant de la<br />

Russie et de la Chine. Or, pour l’heure, on peut voir que les conséquences de cette<br />

politique ont été à la fois dangereuses (victimes innocentes, absence d’unité des points<br />

de vue des opposants…) et limitées en termes de résultats. Sans qu’une communauté<br />

de points de vue entre tous ces acteurs soit forcément nécessaire, il y a lieu pour la<br />

France de procéder à de plus étroites concertations avec la Russie en particulier, qui a<br />

l’avantage d’avoir accès à la présidence syrienne. Aussi légitime puisse être le boycott du<br />

régime de Bachar el-Assad, les perspectives syriennes ont besoin aussi d’une solution<br />

audacieuse. De plus en plus de voix font maintenant la promotion de négociations<br />

entre le régime syrien et ses opposants, par souci de pragmatisme. À supposer que ce<br />

scenario puisse aboutir, la France – et, à travers elle, l’Union européenne – auraient<br />

grand avantage à apparaître en première ligne. La Russie ayant accès à la présidence<br />

syrienne, un rapprochement français avec Moscou serait souhaitable.<br />

Quant à la volonté de François Hollande de réamorcer le projet euroméditerranéen,<br />

elle ne doit pas rester lettre morte. La France doit surtout aller<br />

au-delà des considérations techniques et prendre à bras le corps les enjeux<br />

politiques. Les conflits israélo-arabes demeurent en tête de ces priorités, mais le<br />

Sahara occidental est important aussi. La faille de Nicolas Sarkozy avait en effet<br />

principalement consisté dans le fait qu’il croyait en la possibilité pour l’économie<br />

d’amener avec elle la résolution des différends politiques. Or, le pari s’est révélé<br />

erroné. François Hollande, s’il réussit à allier volontarisme et pragmatisme, peut<br />

montrer combien les tendances du « Printemps arabe » peuvent représenter une<br />

opportunité, pour le Moyen-Orient, pour l’UE, comme pour la France elle-même.<br />

C O N C LU S I O N<br />

Acteur historiquement incontournable dans les affaires du Moyen-Orient, la<br />

France, en dépit d’un volontarisme apparent, semble ne pas avoir pleinement pris<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

161


162<br />

Barah Mikaïl<br />

avantage des évolutions liées au « Printemps arabe ». En première ligne dans le<br />

dossier libyen, concentrée maintenant sur le cas syrien, elle semble oublier que son<br />

approche de la région nécessite le développement d’une stratégie d’ensemble aux<br />

contours clairs.<br />

Le monde arabe n’a en effet pas achevé sa transition à ce jour, et les incertitudes<br />

demeurent légion quant à l’avenir. Mais cela ne peut qu’encourager la France à se<br />

montrer cohérente et à la hauteur des défis tant présents qu’à venir, sans quoi elle<br />

pourrait se retrouver rapidement à la traîne des évolutions.<br />

De par son histoire et de par son activité diplomatique, la France est au<br />

carrefour des évolutions à la fois moyen-orientales, européennes et internationales.<br />

Le « Printemps arabe » devrait l’encourager à révolutionner ses méthodes, et à<br />

revoir certains de ses axes diplomatiques et stratégiques.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Des perspectives incertaines<br />

La Russie et l'Europe face au « printemps arabe »<br />

Piotr Stegni<br />

Début janvier 2011, alors que l’étincelle allumée par les événements de Tunisie<br />

commençait à provoquer les premiers incendies en Égypte, au Yémen et à Bahreïn,<br />

un ambassadeur d’un pays européen me prit à part lors d’une réception diplomatique<br />

et me demanda, en triturant un bouton de ma veste : « Pourquoi la Tunisie ? » Son<br />

visage exprimait une perplexité sincère face à la logique perfide d’une Histoire qui<br />

refusait de distinguer les « bons » dictateurs des « mauvais ». À vrai dire, j’ai moimême<br />

du mal à comprendre, aujourd’hui encore, pour quelle raison le tsunami qui<br />

allait rapidement recouvrir une bonne moitié du monde arabe est né précisément<br />

en Tunisie, un pays tout à fait pro-occidental et relativement prospère à en juger<br />

par ses principaux indicateurs.<br />

Ce qui nous conduit à une réflexion à première vue banale mais, en réalité,<br />

fondamentale. Le « printemps arabe », rapidement rebaptisé « automne » puis<br />

« hiver » arabe, est un phénomène imprévisible par nature. Il obéit à ses règles<br />

propres, qui échappent parfois à l’analyse. L’irruption de la démocratie au Proche-<br />

Orient a pris tout le monde par surprise, de la même façon que les fortes chutes<br />

de neiges enregistrées à Jérusalem cette année-là. A priori, chacun savait que cela<br />

pouvait se produire ; mais les personnes et organisations compétentes, y compris<br />

les services météorologiques et diplomatiques, se sont montrées incapables de<br />

prédire que des congères allaient temporairement paralyser toute activité.<br />

En deux ans, le « printemps arabe » a apporté de nombreuses surprises. La<br />

plus importante d’entre elles, mais pas la seule, est l’arrivée en force des islamistes<br />

sur la scène politique. En Égypte, déjouant tous les pronostics, ils ont réussi avec<br />

une facilité déconcertante à écarter du pouvoir les militaires et à faire adopter par<br />

référendum une constitution fondée sur la charia. S’ils remportent les prochaines<br />

élections législatives — ce qui est très probable —, il faudra admettre que les<br />

Piotr Stegni, Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, membre du Conseil russe<br />

pour les affaires internationales (RSMD).<br />

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163


164<br />

Piotr Stegni<br />

islamistes se sont fermement installés au pouvoir au Caire, et donc dans le monde<br />

arabe dans son ensemble.<br />

Il s’agit d’une situation radicalement nouvelle. Elle est porteuse de risques<br />

évidents pour l’ordre régional et mondial, et affecte les intérêts de nombreux<br />

pays, et spécialement, en raison de la proximité géographique, de la Russie<br />

et de l’Europe. Comme l’a montré l’évolution des événements dans le monde<br />

depuis 1991, l’instauration de libertés politiques s’accompagne inévitablement<br />

de périodes de tension, de tendances centrifuges, d’exacerbation des conflits<br />

ethniques et interconfessionnels. Dans quelle mesure les nouvelles élites arabes,<br />

très hétérogènes dans leur composition, sauront-elles régler des problèmes qui se<br />

sont accumulés depuis des décennies ? Telle est la principale interrogation de la<br />

communauté internationale à la suite du « printemps arabe ».<br />

Il n’est pas aisé d’y répondre. Étant donné l’ampleur et la gravité des problèmes, ils<br />

devront être traités par un effort international commun tenant compte d’une réalité<br />

mouvante et d’intérêts individuels et collectifs en perpétuelle évolution. Et cela, dans<br />

un contexte géopolitique de concurrence internationale croissante au Moyen-Orient,<br />

une région qui renferme d’immenses ressources énergétiques — et qui présente donc<br />

un risque politique et stratégique de premier ordre pour la stabilité mondiale.<br />

TÂ C H O N S D’ Y VO I R P LU S C L A I R . . .<br />

Le « printemps arabe » n’a pas suscité la même interprétation à Moscou et dans les<br />

chancelleries occidentales. En Occident, il a été perçu comme une victoire de la<br />

démocratie ; en Russie, comme une victoire de l’Occident. C’est compréhensible :<br />

depuis la fin de la Guerre froide, l’Occident et la Russie jouent des rôles distincts<br />

dans le processus de reformatage du monde : schématiquement, l’Occident<br />

« démocratise » et la Russie « se fait démocratiser ». D’où des réactions fort<br />

différentes aux événements complexes du « printemps arabe ». Si les Américains<br />

ont salué sans équivoque les manifestations de masse placées sous le signe de<br />

slogans démocratiques, cela s’explique d’abord par des considérations idéologiques<br />

(et seulement ensuite par des raisonnements géopolitiques ou commerciaux).<br />

En Russie, en revanche, certaines peurs anciennes, parfois tout à fait justifiées,<br />

avaient été réveillées plusieurs années avant le « printemps arabe » par l’éclatement,<br />

dans les pays frontaliers, de « révolutions de couleur » soutenues plus ou moins<br />

ouvertement par des forces extérieures. C’est pourquoi dès mars 2011, après<br />

le début de l’intervention armée de l’OTAN en Libye, la Russie s’est fermement<br />

prononcée contre toute tentative d’imposer la démocratie par la force, y voyant<br />

non seulement la manifestation d’une concurrence déloyale sur les marchés du<br />

Proche-Orient mais aussi une nouvelle illustration des « doubles standards » qui<br />

compromettent le choix démocratique en tant que tel.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Des perspectives incertaines<br />

Dès les premiers frémissements du « printemps arabe », la Russie a affirmé que<br />

le dialogue était le seul moyen acceptable de régler les conflits. Plus que cela :<br />

avant les excès de la guerre civile en Libye, la direction (et a fortiori l’opinion<br />

publique) russe souhaitait éviter tout conflit avec l’Occident sur une question<br />

aussi délicate que la transformation démocratique du Proche-Orient. De même<br />

que la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Allemagne, la Russie s’est abstenue lors du<br />

vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’établissement<br />

d’une « zone d’exclusion aérienne » en Libye. Mais l’Amérique étant sur le<br />

point d’entrer en campagne électorale, Barack Obama avait besoin d’un succès<br />

rapide et indiscutable au Proche-Orient. Quant aux Européens, aspirés dans<br />

cette situation moralement contestable, ils ont vu resurgir leurs vieux réflexes<br />

colonialistes datant de la lutte pour le pétrole de la Cyrénaïque. Résultat : la Libye<br />

a eu droit à une guerre civile de grande ampleur doublée d’une intervention<br />

extérieure, et la Russie a dû fermement mettre les points sur les « i » et faire part<br />

de son refus catégorique de voir un changement de régime se produire suite à<br />

une ingérence étrangère.<br />

Le fait qu’à l’automne 2011 la Russie soit à son tour entrée dans un cycle électoral<br />

a également influé sur son attitude. Les enjeux de sa polémique avec l’Occident et<br />

avec son opposition intérieure ont augmenté. Dans un article programmatique<br />

intitulé « La Russie et un monde qui change », Vladimir Poutine commença par<br />

rappeler que les sympathies des citoyens russes allaient à ceux qui luttaient pour<br />

des réformes démocratiques, avant de critiquer avec virulence le soutien offert par<br />

la coalition occidentale à l’une des parties au conflit libyen. Condamnant le meurtre<br />

« même pas moyenâgeux, quasiment préhistorique, de Kadhafi », il a durement<br />

mis en garde l’Occident contre une « continuation de la déstabilisation du système<br />

de sécurité internationale dans son ensemble » qui, selon lui, ne manquerait pas<br />

de se produire en cas d’ingérence militaire en Syrie sans mandat du Conseil de<br />

sécurité de l’ONU.<br />

Comme on pouvait s’y attendre, cet exposé abrupt de la posture russe, tout à fait<br />

dans l’esprit du « discours de Munich » en 2007, a provoqué des réactions nerveuses<br />

à l’extérieur comme à l’intérieur du pays (de la part des membres d’obédience<br />

libérale de la « classe créative » russe). La Russie de Poutine, déplorait-on, refusait<br />

une fois de plus de prendre place aux côtés de la communauté démocratique. Il était<br />

pourtant évident que la « Russie de Poutine » n’allait pas se ranger à des décisions<br />

prises sans qu’elle ait eu son mot à dire. Bien sûr, il serait partiel, voire hypocrite,<br />

de présenter le rapport de Moscou au « printemps arabe » exclusivement comme<br />

une réaction aux « doubles standards » pratiqués par l’Occident. De même que<br />

l’Occident, la Russie s’est très pragmatiquement adaptée à l’évolution de la situation,<br />

cherchant surtout à ne pas perdre prise alors que les événements s’enchaînaient à<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

165


166<br />

Piotr Stegni<br />

grande vitesse. Mais il faut souligner que ce pragmatisme ne l’a pas empêchée de<br />

toujours respecter une hiérarchie relativement nette de ses objectifs.<br />

Concernant le « printemps arabe », ces priorités se répartissent en trois niveaux<br />

distincts :<br />

• le niveau global — la Russie détient une part de responsabilité pour la<br />

préservation de la sécurité globale et régionale du fait de son statut de membre<br />

permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et de sa participation au « Quartet »<br />

pour le Proche-Orient et aux négociations « 5 + 1 » avec l’Iran ;<br />

• le niveau régional — la Russie souhaite protéger ses intérêts historiques dans<br />

la région et conserver des relations développées avec les pays arabes et Israël dans<br />

les domaines politique, commercial et économique, militaro-technique, culturel et<br />

humanitaire ;<br />

• le « troisième panier » — la Russie soutient les réformes démocratiques dans<br />

le monde arabe, vues comme un élément du processus global de la démocratisation<br />

des États souverains.<br />

On peut facilement constater que les autres grands acteurs internationaux<br />

— États-Unis, Union européenne, Chine — élaborent eux aussi leur politique<br />

étrangère en fonction de ces mêmes groupes de priorités, même s’ils les<br />

interprètent et les hiérarchisent différemment. Par exemple, pour les Américains,<br />

la démocratie et les droits de l’homme (le « troisième panier ») sont généralement<br />

prioritaires non seulement par rapport à la souveraineté des États mais aussi,<br />

parfois, par rapport à la responsabilité globale de Washington. Les Européens,<br />

comme le cas libyen l’a récemment illustré de manière éclatante, font souvent<br />

passer les considérations relatives à leur responsabilité globale au second plan<br />

par rapport à leurs intérêts nationaux liés à l’accès à un pétrole de qualité situé<br />

à proximité de leur territoire. En revanche, pour ce qui concerne la Chine, la<br />

combinaison de ses intérêts stratégiques a été pratiquement identique à celle de<br />

la Russie à toutes les étapes du « printemps arabe ».<br />

Tout au long du « printemps arabe », la Russie n’a eu qu’une seule priorité :<br />

sa responsabilité internationale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître,<br />

cet impératif de la réflexion géopolitique datant de l’époque soviétique a<br />

poussé les pays occidentaux à considérer notre position comme relevant de<br />

l’obstructionnisme par rapport à leur politique. Sans doute estimaient-ils qu’eu<br />

égard à ses incontestables problèmes internes, à ses réformes inachevées et à<br />

la réduction drastique de sa présence militaro-stratégique dans le monde, la<br />

Russie allait se montrer plus coopérative. Mais nous avons suivi notre propre<br />

voie, refusant de nous impliquer dans des actions susceptibles de provoquer<br />

des changements de régime. Moscou a appelé à un respect inconditionnel de<br />

la souveraineté des États, à la non-ingérence et au règlement des conflits par le<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Des perspectives incertaines<br />

dialogue. Cette attitude a été interprétée par les autres acteurs d’abord comme la<br />

résurgence d’une logique néo-impériale, puis — en Syrie — comme une tentative<br />

de conserver à tout prix la mainmise russe sur le marché de l’armement.<br />

Cependant, c’est grâce à la détermination russe que la situation, spécialement<br />

en Syrie, a pu rester dans les limites de la rationalité. On peut même prendre le<br />

risque d’affirmer que l’« opposition constructive » incarnée par la Russie et la Chine<br />

a apporté une qualité nouvelle aux interactions collectives dans les affaires de la<br />

région. Les débats au Conseil de sécurité et les polémiques avec les représentants<br />

de diverses fractions de l’opposition syrienne ont constitué autant de pas concrets<br />

faits dans la direction d’une démocratisation des relations internationales.<br />

Malgré les jugements pessimistes d’une partie de la communauté des experts,<br />

la Russie peut encore compter sur son potentiel d’interaction bilatérale et collective<br />

avec le monde arabe comme avec Israël, forgé par des décennies d’échanges. Bien<br />

sûr, pendant les crises libyenne et syrienne, il nous est arrivé d’avoir de profondes<br />

divergences avec la Ligue arabe. Mais il faut aussi que chacun reconnaisse que<br />

les considérations de responsabilité internationale ne se trouvent pas toujours au<br />

centre de la politique des États de la région, loin de là.<br />

Le rapport de la Russie au « troisième panier » au Moyen-Orient est plus<br />

compliqué. D’un côté, Moscou n’a jamais défendu les dictateurs d’Égypte, de Libye<br />

ou de Syrie. De l’autre, notre propre expérience des deux dernières décennies<br />

nous a conduits à percevoir avec une certaine circonspection des aspects du<br />

« printemps arabe » comme les réseaux sociaux d’Internet, les ONG bénéficiant<br />

de financements étrangers et l’organisation de manifestations de protestation.<br />

Cette prudence a été encore renforcée par l’activisme, démultiplié en période<br />

électorale, de l’opposition pro-occidentale et des groupes islamistes au Caucase<br />

du Nord et dans la région de la Volga.<br />

Globalement, on peut considérer que la Russie a bien mené sa barque dans<br />

les deux premières années du « printemps arabe ». C’est en grande partie grâce<br />

à son attitude que la région demeure sous contrôle du point de vue stratégique,<br />

comme l’a montré la fin rapide de l’opération conduite par Israël à Gaza en<br />

décembre. N’est-il pas temps, dès lors, de se demander ce que nous pourrions<br />

faire tous ensemble pour assainir fondamentalement la situation ?<br />

V I R I B U S U N I T I S<br />

Puisqu’ils font des interprétations différentes des problèmes qui surgissent au<br />

fur et à mesure du déroulement du « printemps arabe », les acteurs extérieurs<br />

agissent toujours séparément — et, le plus souvent, en se faisant concurrence. Non<br />

seulement ce manque de coordination complique et repousse le règlement des<br />

conflits mais, en plus, il crée un contexte favorable à la montée en puissance des<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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168<br />

Piotr Stegni<br />

extrémistes de tout poil — des djihadistes rejetant les valeurs de la « civilisation<br />

occidentale corrompue » aux activistes d’Al-Qaïda, désireux d’instaurer un califat<br />

islamique mondial.<br />

Prenons le cas de la Syrie. Dans ce pays, c’est la « classe créative » qui s’oppose<br />

politiquement au régime de Bachar el-Assad, mais les opérations militaires sont<br />

conduites par un conglomérat hétéroclite dominé par les islamistes. Dans le contexte<br />

extrêmement tendu de la guerre civile, Assad avait paru satisfaire les exigences de<br />

l’opposition concernant la démocratisation du pays, et avait clairement indiqué<br />

qu’il était prêt à entamer un dialogue de grande ampleur fondé sur la plateforme<br />

définie dans le communiqué de Genève. Mais étant donné la force d’inertie de la<br />

lutte armée en Syrie et l’entrelacement des intérêts des islamistes des pays voisins,<br />

on ne voit guère poindre à l’horizon un règlement de crise centré sur la préservation<br />

de la sécurité régionale et mondiale.<br />

Par quels facteurs l’expliquer ? Peut-être par le fait que ceux qui instrumentalisent<br />

la démocratie et les droits de l’homme à des fins politiques refusent d’attribuer le<br />

rôle du « pécheur repenti » à Assad, de même qu’à d’autres symboles du passé<br />

soviétique. Peut-être, plus simplement, par le fait que l’opposition syrienne — qui<br />

considère dans sa majorité les slogans démocratiques comme rien de plus qu’une<br />

obligation conjoncturelle — joue efficacement des divergences existant entre les<br />

acteurs extérieurs…<br />

Si ces questions paraissent tout à fait rhétoriques, leurs enjeux sont cependant<br />

cruciaux. Après avoir patiné en Libye, le « printemps arabe » s’est retrouvé, en<br />

Syrie, à la croisée des chemins. Il est évident que la suite des événements dépend<br />

largement de la façon dont le conflit sera réglé dans ce pays clé. Se dirige-ton<br />

vers un scénario « yéménite », ouvrant la voie à un changement de régime<br />

dans la douceur, ou va-t-on assister à la répétition du modèle libyen, qui s’est<br />

accompagné, entre autres, de l’assassinat de l’ambassadeur américain à Tripoli<br />

et d’une « piste libyenne » dans la prise d’otages perpétrée par des islamistes<br />

maliens en Algérie ?<br />

Une chose est sûre : le renversement d’Assad (avec la participation directe ou<br />

indirecte de forces étrangères) faciliterait sensiblement la tâche des extrémistes<br />

qui aspirent à une « talibanisation » du Proche-Orient. Inversement, l’absence<br />

d’ingérence étrangère dans les affaires syriennes contribuerait au maintien de la<br />

situation dans le champ du droit international et pourrait permettre de rationaliser<br />

la transition de la région de l’autoritarisme à la démocratie.<br />

Mais pour faire le bon choix, les acteurs extérieurs doivent repenser<br />

fondamentalement leur approche des événements se produisant dans le cadre du<br />

« printemps arabe ». Il est impératif d’élaborer un programme collectif constructif visant<br />

à résoudre les problèmes stratégiques, au premier rang desquels les deux principales<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Des perspectives incertaines<br />

menaces susceptibles à court terme non seulement de déstabiliser la situation au Grand<br />

Moyen-Orient mais aussi d’en faire l’épicentre d’un conflit de civilisations.<br />

Voici les buts qui doivent absolument être atteints.<br />

P R E M I È R E M E N T.<br />

E M P Ê C H E R I S R A Ë L D E F R A P P E R L’ I R A N .<br />

La probabilité de l’emploi de la force contre le « régime des ayatollahs » augmente<br />

chaque jour. À l’automne dernier, le premier ministre israélien Benyamin<br />

Netanyahou a déclaré, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, que le<br />

programme nucléaire iranien atteindrait le « point de non-retour » au printemps<br />

2013, et prévenu que si les ambitions nucléaires de Téhéran n’étaient pas rapidement<br />

contenues, Israël se réservait le droit d’agir seul. Il ne s’agit pas d’une rodomontade<br />

rhétorique, mais d’un avertissement très clair, lancé au plus haut niveau possible.<br />

L’affaiblissement de la droite israélienne à la suite des élections législatives de<br />

janvier a réduit le risque du recours à la force contre l’Iran, mais n’a pas suffi à le<br />

faire disparaître.<br />

On peut s’étonner de voir un État nucléaire n’ayant pas signé le TNP menacer<br />

un État qui, lui, est partie au TNP et dont les sites se trouvent sous le contrôle de<br />

l’AIEA. Mais pour être irrationnelle, la situation n’en est pas moins dangereuse. Il<br />

apparaît clairement que les Iraniens ont l’intention de conduire leur programme<br />

nucléaire jusqu’à « minuit moins cinq ». À leurs yeux, c’est le seul moyen de<br />

garantir leur souveraineté. Or Israël n’est pas prêt à coexister avec un Iran nucléaire<br />

— un pays dont les dirigeants ont à de multiples reprises appelé à la destruction<br />

de l’État hébreu. Résultat : la confrontation israélo-iranienne constitue un sujet de<br />

préoccupation de premier ordre pour le monde entier. Une déflagration risquerait<br />

de provoquer une réaction en chaîne et une explosion majeure.<br />

Les États-Unis et l’Union européenne ont adopté contre l’Iran des sanctions<br />

sans précédent, qui ont déjà commencé à produire leur effet (à la fin de l’année 2012,<br />

les exportations de pétrole de Téhéran avaient chuté de 40 %). Mais jusqu’à présent,<br />

cette ligne n’a apporté aucun résultat politique. La combinaison des sanctions et de<br />

la menace d’une frappe sur les sites nucléaires n’a fait que rassembler les Iraniens<br />

autour du régime. De plus, dans cette guerre des nerfs, il arrive que les Iraniens<br />

prennent le dessus sur leurs adversaires, grâce au large soutien dont leur droit à<br />

l’atome bénéficie au sein du monde musulman et du Mouvement des non-alignés<br />

(une instance dont l’Iran a pris la présidence en 2012).<br />

La situation paraît bloquée. Trop d’ambiguïtés, certaines constructives, d’autres<br />

beaucoup moins, se sont accumulées dans le domaine de la dissuasion, si bien<br />

qu’il paraît impossible d’espérer résoudre dans ce cadre le problème posé par le<br />

programme nucléaire iranien.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

169


170<br />

Piotr Stegni<br />

Il faut également tenir compte des changements qui semblent s’annoncer dans<br />

l’équilibre des forces au Proche-Orient, liés, entre autres, à l’activisme régional de<br />

l’Arabie saoudite et des pays du Golfe persique, où les positions anti-iraniennes et<br />

anti-chiites sont traditionnellement fortes. Ce facteur engendre des manœuvres<br />

dangereuses et à courte vue, reposant sur le calcul que les sunnites pourraient<br />

soutenir le recours à la force contre l’Iran. Il s’agit d’une illusion inquiétante mais tout<br />

à fait caractéristique d’une perception superficielle qui s’est formée autour de l’Iran.<br />

Pour conserver la situation sous contrôle, une approche double s’impose : il<br />

convient, parallèlement aux négociations « 5 + 1 » (auxquelles on pourrait convier<br />

la Turquie ou un représentant de la Ligue arabe), d’élaborer une position commune<br />

résolument opposée à un règlement du problème par la force ; il faut aussi, dans le<br />

même temps, fournir à Israël comme à l’Iran des garanties internationales visant à<br />

apaiser leurs craintes. On pourrait, de cette façon, obtenir davantage de temps pour<br />

élaborer un règlement définitif des questions posées par la prolifération nucléaire<br />

au Proche-Orient, conformément aux exigences du TNP.<br />

Deuxièmement. Aider les Palestiniens et Israël à relancer le processus de paix<br />

sur la base d’une solution à deux États.<br />

C’est le deuxième problème le plus important de la région. Là aussi, des actions<br />

immédiates des pays de la zone et de la communauté internationale s’imposent.<br />

Les islamistes parvenus au pouvoir grâce au « printemps arabe » vont-ils respecter<br />

les accords de paix que leurs prédécesseurs ont passés avec Israël, y compris les<br />

arrangements informels ? C’est une question essentielle. Le problème palestinien<br />

se trouve au cœur de la conscience nationale des Arabes en général et spécialement<br />

des groupes et partis islamistes. Sa résolution est vue comme un objectif commun<br />

à toute la nation arabe, susceptible sous certaines conditions d’unir le monde arabe<br />

– sunnite et chiite – autour de l’hostilité envers Israël. Il y a là une menace réelle,<br />

même si elle n’est peut-être pas immédiate. Mais l’évolution du positionnement<br />

des Arabes vis-à-vis du dossier israélo-palestinien constituera également un<br />

révélateur de la capacité de la région à évoluer vers une communauté de nations<br />

démocratiques. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les processus enclenchés<br />

par le « printemps arabe » sont susceptibles d’aboutir à une résolution heureuse de<br />

ce conflit. Citons la fin relativement rapide, et obtenue sans qu’aucune partie ne<br />

perde la face, de l’opération « Pilier de défense », grâce à une médiation efficace de<br />

l’Égypte islamiste ; la tendance à l’adoucissement du blocus de la bande de Gaza,<br />

où le leader du Hamas Khaled Mechaal a pu effectuer une visite pour la première<br />

fois ; ou encore la réaction plutôt pondérée d’Israël à l’attribution à la Palestine du<br />

statut d’État observateur auprès de l’ONU.<br />

Globalement, il semble que des mécanismes jusqu’alors dissimulés aux regards<br />

indiscrets ont été actionnés. La nouvelle administration Obama envoie des signaux<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Des perspectives incertaines<br />

encourageants ; les Français s’apprêtent, à présent que les élections législatives<br />

israéliennes sont passées, à rendre publique leur propre initiative pour le Proche-<br />

Orient ; en Israël même, Ehoud Barak, Shaul Mofaz et, tout récemment, Tzipi Livni<br />

ont appelé à un déblocage rapide du processus du paix.<br />

Bien entendu, cela ne signifie pas que le nouveau cabinet Nétanyahou infléchira<br />

l’approche radicale du précédent gouvernement de droite à l’égard de la question<br />

des constructions de logements dans les implantations – une question qui bloque<br />

toute relance des négociations israélo-palestiniennes. Mais, historiquement, les<br />

grandes percées du processus de paix au Proche-Orient (le voyage de Sadate à<br />

Jérusalem, les accords d’Oslo) ont toujours paru surgir de nulle part, de façon<br />

absolument inattendue – en tout cas, pour le grand public. En réalité, ces progrès<br />

sont, chaque fois, venus couronner un travail discret de longue haleine mené par<br />

des experts et des dirigeants politiques ayant bien saisi l’air du temps.<br />

La situation actuelle est comparable. Le nouveau statut de la Palestine pose la<br />

question des frontières de l’État palestinien. D’un point de vue politique, continuer<br />

d’aller de l’avant est la seule option possible, car en l’absence de progrès dans le<br />

processus de discussion israélo-palestinien, la région risque fort de connaître une<br />

nouvelle phase de radicalisation. Certaines conditions subjectives sont également<br />

réunies : le match nul politique par lequel s’est achevée l’opération « Pilier de<br />

défense » rappelle fort la situation qui prévalait après la guerre de 1973, dont<br />

Kissinger a brillamment tiré profit pour lancer un processus qui finit par aboutir<br />

aux accords de Camp David et à un traité de paix entre Israël et l’Égypte.<br />

Pour résumer, la diplomatie a une chance réelle de l’emporter au Proche-<br />

Orient, à condition que les puissances régionales se consacrent ensemble à la<br />

recherche d’une solution. L’objectif principal aujourd’hui consiste à mettre en<br />

évidence les paramètres d’une entente potentielle. La Ligue arabe s’est dite prête<br />

à passer un accord avec l’État hébreu sur la base de l’initiative saoudienne, dont il<br />

faut souligner qu’Israël ne l’a pas rejetée en bloc. Pour les Palestiniens (y compris<br />

le Hamas), il est fondamental de faire en sorte que leur État dispose de frontières<br />

légitimes. Dans ce contexte, on ne peut pas exclure que le nouveau cabinet israélien<br />

juge qu’il est dans son intérêt de chercher à élaborer un accord sur les frontières<br />

en échange de garanties de sécurité de la part des Palestiniens et du monde arabe<br />

dans son ensemble.<br />

Le document de base pour des négociations selon la formule « la paix en<br />

échange des territoires » existe déjà. Il s’agit de la « feuille de route » de 2003,<br />

amendée de façon à intégrer l’« évolution de la situation sur le terrain » et,<br />

possiblement, l’initiative de paix saoudienne. Il existe également une instance<br />

de négociation créée suite à l’élaboration de la « feuille de route » : le Quartet<br />

international, auquel il serait logique d’intégrer plusieurs puissances régionales<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

171


172<br />

Piotr Stegni<br />

comme l’Égypte, l’Arabie saoudite et la Turquie. Ce Quartet élargi pourrait<br />

également fournir un cadre à la discussion sur le statut définitif de Jérusalem, le<br />

droit au retour ou les questions de sécurité.<br />

Une seule réserve : pour qu’un scénario aussi optimiste voie le jour, il<br />

est nécessaire que les acteurs régionaux et internationaux procèdent à une<br />

transformation radicale de leur approche et se réorientent vers des objectifs<br />

généraux, au premier rang desquels l’incorporation harmonieuse et organique du<br />

Proche-Orient dans la communauté mondiale des nations démocratiques.<br />

Car l’ère du bon sens doit bien finir par survenir un jour dans cette région.<br />

Quand allons-nous tous comprendre que cette contrée qui a tant souffert peut et<br />

doit passer d’une zone d’hostilité et de conflit à une plateforme de construction<br />

d’un monde plus juste et plus sûr ? Car l’autre terme de l’alternative est connu :<br />

c’est le conflit des civilisations. Le virus du djihadisme a déjà entamé sa tâche<br />

destructrice. Seuls des efforts communs permettront de l’arrêter. Viribus unitis.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Tournant africain<br />

Mali : la nouvelle politique africaine<br />

française à l’épreuve des faits<br />

Jean-Pierre Maulny<br />

Le vendredi 11 janvier 2013, le président Hollande annonce, lors d’une intervention<br />

télévisée, « l’appui des forces armées françaises en soutien aux armées maliennes »<br />

afin de contenir l’action conjuguée des forces d’AQMI, Mujao et Ansar Eddine en<br />

direction du sud malien. La France vient d’entrer en guerre au Mali. La soudaineté<br />

de l’opération, la solennité de la déclaration du chef de l’État ont surpris. Comment<br />

expliquer cette action militaire ?<br />

U N E P O L I T I Q U E D E D É S E N G A G E M E N T M I L I TA I R E<br />

D E L A F R A N C E E N A F R I Q U E<br />

On ne s’attendait pas, en France, à une telle opération. Depuis 15 ans, la France<br />

essaie en effet de réformer sa politique africaine, de la normaliser, en somme de<br />

cesser d’être le gendarme du continent noir. La critique sur la « Françafrique », le<br />

traumatisme – bien que non exprimé publiquement – du génocide rwandais en<br />

1994 ont fini par faire leur œuvre. C’est contrainte et forcée que la France était<br />

intervenue en Côte d’Ivoire en 2002 et y avait joué le rôle de force d’interposition<br />

avant d’aider à imposer la légalité démocratique. La France avait également essayé<br />

de limiter son engagement militaire dans les opérations de l’Union européenne,<br />

que ce soit en 2006 lors de l’opération EUFOR RDC d’aide à l’organisation des<br />

opérations électorales en république démocratique du Congo ou lors de l’opération<br />

de protection des civils EUFOR Tchad en 2007. Dans le premier cas, la France<br />

souhaitait qu’un autre pays de l’Union européenne, en l’occurrence l’Allemagne,<br />

soit la nation cadre de l’opération ; dans le deuxième, Paris avait fixé comme limite<br />

de ne pas fournir plus de la moitié des forces militaires nécessaires à la conduite de<br />

la mission EUFOR Tchad.<br />

Cette politique était pour la première fois communément admise par les<br />

deux familles politiques françaises, l’UMP et le PS. Ainsi, après son élection<br />

à la présidence de la république en 2007, Nicolas Sarkozy avait annoncé qu’il<br />

Jean-Pierre Maulny, Directeur-adjoint de l’IRIS.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

173


174<br />

Jean-Pierre Maulny<br />

renégocierait et rendrait publics les accords de défense que la France avait signés<br />

avec huit pays africains. L’objectif était de faire la transparence sur la politique<br />

africaine de la France, et d’éviter que cette dernière ne se trouve automatiquement<br />

engagée dans des actions militaires visant à défendre les régimes en place face à<br />

leurs opposants.<br />

De même, la question des bases pré-positionnées de la France en Afrique a<br />

été l’objet d’un débat lors de l’élaboration du livre blanc français sur la défense et<br />

la sécurité nationale de 2008 et du nouveau livre blanc devant être rendu public à<br />

la fin du mois de février 2013. Dans le livre blanc de 2008, la réduction de quatre<br />

à deux du nombre de bases en Afrique avait été évoquée à la fois pour réaliser des<br />

économies et pour basculer le dispositif de défense français sur le Proche-Orient<br />

avec l’ouverture d’une base à Abou Dabi.<br />

L A M O N T É E I N E X O R A B L E D E L A M E NAC E<br />

L’encre du précédent livre blanc sur la défense à peine séchée, la question de la<br />

déstabilisation du Sahel par des mouvements islamistes issus de la guerre civile<br />

algérienne a rapidement posé à la France un défi de sécurité. En 2008, la menace<br />

est déjà réelle mais elle reste limitée. Elle donne lieu notamment à des échanges<br />

réguliers entre les services de renseignement américains et français. Pour la France,<br />

cette menace va se concrétiser par l’enlèvement, en septembre 2010, de cinq de<br />

ses ressortissants travaillant pour l’entreprise Areva dans le nord-Niger. Tous les<br />

ingrédients d’une déstabilisation massive de la région se mettent alors en place :<br />

revendication politique des Touaregs vis-à-vis de Bamako, désagrégation progressive<br />

du pouvoir central malien incapable d’administrer le pays et miné par la corruption,<br />

développement de réseaux de trafic de drogue, irruption des extrémistes islamistes<br />

qui ont migré petit à petit dans le sud Sahel et dont les ressources financières sont<br />

alimentées par le trafic de drogue et les rançons espérées lors des prises d’otages. Entre<br />

2008 et 2010, et bien que cela fasse l’objet de peu de publicité, la menace islamiste<br />

dans cette région est donc devenue un sujet majeur d’inquiétude pour la France.<br />

Cette dernière possède une communauté importante et des intérêts économiques à<br />

défendre dans la région. Paris craint également que ces mouvements ne fassent des<br />

émules sur son territoire, notamment du fait de la montée de l’islamophobie et de<br />

la crise économique. De plus, les étendues géographiques importantes et le repli de<br />

l’administration centrale malienne sont en train de faire du nord du pays une sorte de<br />

« Sahelistan » propice au développement d’une enclave terroriste. L’intervention en<br />

Libye contribue à accroître le phénomène. Les mercenaires touaregs qui appuyaient<br />

le colonel Kadhafi fuient la Libye au moment de la chute du dictateur, emportant<br />

avec eux des stocks d’armes qui n’avaient pas été sécurisés. Quatre cents combattants<br />

potentiels se réfugient alors au nord-Mali. Les événements se précipitent. En janvier<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Tournant africain<br />

2012, les Touaregs du MNLA lancent une offensive sur le nord Mali et prennent,<br />

pratiquement sans opposition, les villes de la région. En mars 2012, un coup d’État<br />

mené par un simple capitaine de l’armée malienne renverse le Président Amadou<br />

Toumani Touré. Cet épisode en dit long sur la déliquescence du pouvoir à Bamako.<br />

Pendant ce temps, les islamistes d’AQMI et d’Ansar Eddine écartent progressivement<br />

les Touaregs du MNLA de l’administration des villes conquises au pouvoir central :<br />

Kidal, Gao et Tombouctou<br />

R É TA B L I R L’AU T O R I T É E N É V I TA N T<br />

U N E I N T E RV E N T I O N M I L I TA I R E<br />

Dès lors, l’objectif de la France est double. Aider le Mali à reconstituer une armée et<br />

à reconquérir le nord du pays occupé par les groupes islamistes. La reconstitution<br />

de l’armée malienne pouvant s’avérer insuffisante, et surtout trop longue à réaliser,<br />

la France va avoir pour but de convaincre tout à la fois les voisins du Mali et la<br />

communauté internationale de la nécessité de mettre sur pied une opération<br />

de reconquête du territoire malien avec des forces armées interafricaines. Un<br />

ambassadeur dédié à la région du Sahel, Jean Félix-Paganon, est nommé pour faire<br />

le tour des capitales africaines. En Afrique de l’ouest, il faut convaincre les États<br />

d’apporter leur aide militaire à l’armée malienne ; à l’ONU, il faut convaincre la<br />

communauté internationale d’apporter son soutien à la mise sur pied de cette force<br />

interafricaine mais également à la formation de l’armée malienne. C’est ce que la<br />

France finira par obtenir avec le vote des résolutions 2071 et 2085 par le Conseil<br />

de sécurité des Nations unies. Cette dernière, approuvée le 20 décembre 2012,<br />

demande aux États membres et aux organisations régionales et internationales<br />

d’apporter leur soutien aux forces de sécurité maliennes et prévoit la mise en place<br />

d’une mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA)<br />

qui doit aider les forces maliennes à reconquérir le nord-Mali.<br />

La position de la France est guidée par une ligne rouge : pas d’intervention<br />

militaire directe sur le sol malien. Deux considérations ont conduit les autorités<br />

françaises à refuser cette option.<br />

En premier lieu, il y a la crainte de voir la France accusée de conduire une<br />

politique néocolonialiste. On a rappelé que la France cherchait depuis quelques<br />

années à se débarrasser de cette réputation.<br />

En second lieu, les Français sont bien conscients qu’une intervention directe<br />

présente des risques, et ce sur plusieurs plans. D’une part, Paris estime que c’est aux<br />

Africains de prendre en charge leurs intérêts de sécurité. La Mauritanie, le Niger,<br />

l’Algérie, le Tchad ou le Burkina Faso sont menacés plus que quiconque par la<br />

poussée des djihadistes islamiques. D’autre part, la crise malienne s’inscrit dans un<br />

contexte local compliqué. Il n’y a plus de pouvoir central représentatif à Bamako,<br />

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176<br />

Jean-Pierre Maulny<br />

la poussée des extrémistes islamistes se greffe sur la revendication d’autonomie et<br />

de développement de la région du nord-Mali où vit la communauté touarègue.<br />

Ainsi, AQMI, Ansar Eddine et Mujao, les trois mouvements qui se sont alliés pour<br />

conquérir le nord-Mali, se sont développés parce qu’ils ont pu recruter facilement<br />

une jeunesse désœuvrée et sans emploi. L’insécurité, là comme ailleurs, se nourrit<br />

du sous-développement, et on a vu dans le passé qu’une intervention militaire<br />

extérieure ne pouvait être une solution durable.<br />

C’est donc une politique de containment qu’a mis en place la France en cette<br />

fin d’année 2012.<br />

Malheureusement, l’offensive lancée le mercredi 9 janvier par les forces<br />

conjointes d’Ansar Eddine, d’AQMI et de Mujao qui conduit à la prise de Konna,<br />

la porte d’entrée vers le sud, va changer du tout au tout les plans mis en place<br />

en France. Bamako peut tomber très vite aux mains des rebelles touaregs : il faut<br />

réagir. L’appel au soutien de la France du président Traoré et la résolution 2085<br />

vont servir d’appui à la France pour légitimer cette opération.<br />

L’ I N T E RV E N T I O N M I L I TA I R E F R A N Ç A I S E<br />

E T S E S C O N S É Q U E N C E S<br />

L’offensive déclenchée par les djihadistes islamiques s’inscrit clairement en réaction<br />

au plan mis en place par la communauté internationale. Ils ont pris en compte<br />

le délai nécessaire à la mise en place des trois piliers de la riposte organisée par<br />

la France et avalisée par la communauté internationale qui sont consignés dans<br />

la résolution 2085 du Conseil de sécurité des Nations unies : rétablissement<br />

d’un pouvoir central à Bamako avec l’organisation d’élections, reconstitution de<br />

l’armée malienne grâce à une mission de formation, constitution et déploiement<br />

de la MISMA au Mali. Pour la mise en œuvre des trois volets de cette politique,<br />

l’horizon raisonnable était la deuxième moitié 2013, d’autant qu’on voit mal<br />

comment auraient pu être organisées des élections au nord-Mali tant que les<br />

rebelles tenaient les grandes villes. Pour les djihadistes, plus le temps passe, plus<br />

la situation va devenir inconfortable. La riposte militaire va s’organiser contre eux<br />

et leur légitimité n’est pas acquise au sein de la communauté touarègue puisqu’ils<br />

ont écarté le MNLA. A Tombouctou et Gao, les exactions – au nom d’une lecture<br />

dévoyée de l’Islam – commencent à provoquer le rejet des populations. L’offensive<br />

conjointe d’AQMI, de MUJAO et d’Ansar Eddine, lancée le 9 janvier 2013, vise<br />

donc à prendre de vitesse la communauté internationale en conduisant une<br />

offensive militaire éclair sur Bamako avant la saison sèche. Le calcul des djihadistes<br />

est simple : l’armée malienne n’est pas en état de résister et la France ne réagira pas<br />

puisqu’elle a indiqué qu’elle ne souhaitait pas s’engager militairement sur le terrain.<br />

À Paris, le plan échafaudé tout au long de l’année 2012 doit être revu : la prise<br />

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Tournant africain<br />

de Bamako par les djihadistes impliquerait une opération militaire beaucoup plus<br />

lourde lancée depuis l’extérieur du Mali, et il est nécessaire de protéger les 6000<br />

Français vivant dans la capitale malienne. L’opération militaire, option initialement<br />

écartée, devient donc inévitable. C’est ce constat que le président de la république<br />

François Hollande fait le 11 janvier 2013. Toute la question est de savoir désormais<br />

quelles sont les perspectives qui s’ouvrent au Mali.<br />

S U C C È S D E L’O F F E N S I V E M I L I TA I R E F R A N Ç A I S E<br />

E T D É F I S P O L I T I Q U E S À L O N G T E R M E<br />

L’intervention militaire française est, à ce stade, un succès. En moins de trois<br />

semaines, la riposte aérienne suivie du déploiement de 4 000 soldats français au<br />

sol a permis la reprise des villes de Konna, Diabali, Tombouctou, Gao et même<br />

Kidal près de la frontière algérienne. Très rapidement, après des pertes initiales<br />

significatives, les djihadistes ont préféré se disperser dans la nature plutôt que de<br />

combattre – selon la tactique employée par toutes les guérillas. Dès à présent, la<br />

question principale est donc celle de la rapidité avec laquelle l’armée malienne et<br />

la MISMA, qui commence à se déployer, prendront le relais de l’armée française.<br />

Fidèles au discours tenu avant le déploiement du contingent français, le ministre<br />

français de la défense, Jean-Yves le Drian, et le président de la république, François<br />

Hollande, n’ont de cesse de rappeler que l’armée française n’avait pas vocation à<br />

rester au Mali. Pour autant, la France et la communauté internationale font face à<br />

une série de défis auxquels il faut trouver des solutions.<br />

En termes de sécurité, la crainte est de voir s’installer une zone de non droit<br />

au Mali et dans le Sahel, qui deviendrait un repère au voisinage sud de l’Europe<br />

où les mouvements terroristes de la mouvance d’Al Qaïda pourraient s’entraîner. Il<br />

faut noter que les autorités françaises ont utilisé les termes de « terroristes » et de<br />

« criminels » pour qualifier les assaillants d’Al Qaïda, de Mujao et d’Ansar Eddine.<br />

L’objectif de cette qualification est triple :<br />

•identifier la menace en référence à la perspective de voir le Sahel devenir une<br />

zone de refuge pour la mouvance d’Al Qaïda ;<br />

• éviter d’identifier la menace sous un vocable trop religieux au moment où<br />

la France, qui compte une communauté musulmane importante, fait face à une<br />

montée de l’islamophobie ;<br />

• éviter d’interférer dans le conflit politique interne entre la communauté<br />

touarègue et le pouvoir central malien : la France n’a pas vocation à prendre parti<br />

entre le pouvoir central et les Touaregs du MNLA mais bien au contraire à faciliter<br />

la mise en place d’un dialogue entre les deux. En cela, la France tire les leçons de<br />

l’Afghanistan où l’opération de l’OTAN a fini par être assimilée à une défense pure<br />

et simple du gouvernement d’Hamid Karzaï.<br />

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178<br />

Jean-Pierre Maulny<br />

La reconquête du nord Mali s’est faite en trois semaines et les forces françaises<br />

se sont parfaitement acquittées de l’opération. Les lacunes militaires constatées<br />

(moyens de transport stratégique, renseignement par le biais de drones, moyens<br />

de ravitaillement en vol) sont celles déjà rencontrées lors de l’opération en Libye et<br />

qui, à vrai dire, étaient déjà identifiées dans le Headline Goal du début des années<br />

2000 au moment où la Politique de sécurité et de défense commune de l’Union<br />

européenne fut créée !<br />

Le défi politico-militaire est en revanche beaucoup plus important car il<br />

conditionne à terme le succès de l’opération entreprise. Il faut tout à la fois :<br />

• reconstituer l’armée malienne ;<br />

• venir en soutien de la force interafricaine qui doit se substituer avec l’armée<br />

malienne à la force militaire française ;<br />

• aider à la mise en place le plus rapidement possible d’un gouvernement<br />

démocratiquement élu au Mali ;<br />

• encourager la mise en place d’un dialogue entre le pouvoir central malien<br />

et la communauté touarègue en vue de trouver une solution négociée aux<br />

revendications de plus grande autonomie des Touaregs ;<br />

• aider au développement économique du Mali et de la zone sahélienne en<br />

particulier pour éradiquer le sous-développement qui sert de terreau au couple<br />

extrémisme islamique/ développement du trafic de drogue.<br />

Au Mali, pas plus qu’en Afghanistan, la solution militaire ne peut constituer à<br />

elle seule une réponse aux défis de sécurité. Si les conditions d’une vraie politique<br />

de state building ne sont pas mises en place dans la région, on peut penser que la<br />

menace des extrémistes islamistes, qui a aujourd’hui reflué, augmentera de nouveau<br />

et ce quel que soit le nombre de militaires présents sur le terrain. Il faut un véritable<br />

plan de développement régional pour le Sahel qui devrait s’appliquer à plusieurs<br />

pays de la région, afin qu’il devienne une zone de développement économique<br />

et que les populations ne dépendent plus uniquement des trafics, notamment de<br />

drogue, pour leur survie.<br />

À terme, il sera également nécessaire qu’une force de l’ONU prenne le relais<br />

de la MISMA. On a vu que les exactions commises par les djihadistes islamistes<br />

risquaient de créer des phénomènes de représailles massives de la part des ethnies<br />

du sud du Mali. Les extrémistes islamistes chercheront à créer cette scission<br />

violente entre le Nord et le Sud pour asseoir leur légitimité dans la région et il est<br />

nécessaire d’éviter ce piège.<br />

M A L E N T E N D U S AV E C L’ U N I O N E U R O P É E N N E<br />

On se trouve ici face au dilemme du verre à moitié vide et du verre à moitié<br />

plein. En France, les discours ont fusé sur le thème de l’absence de solidarité de<br />

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Tournant africain<br />

l’Union européenne, symbolisée par la quasi absence d’appui militaire aux forces<br />

françaises. En France, le sentiment qui prédomine est que les soldats français<br />

risquent leur vie pour assurer la sécurité des Européens, ce qui crée légitimement<br />

une forme de ressentiment. Mais à l’inverse, il ne faut pas que les Français soient<br />

sourds aux discours de leurs partenaires européens qui expriment le sentiment<br />

selon lequel Paris, qui défend avant tout ses intérêts nationaux, cherche, faute de<br />

moyens financiers et militaires, à partager le fardeau.<br />

Il faut sortir de ce débat manichéen et mettre en place une réponse en trois<br />

étapes. La première étape est celle du constat. Partageons-nous la même analyse de<br />

la situation ? Avons-nous la même stratégie de réponse aux menaces ? Telles sont<br />

les questions que nous devons nous poser en premier lieu.<br />

La seconde étape est celle de la coordination de la réponse. Dès lors que nous<br />

partageons les même analyses, il n’est peut-être pas nécessaire que tous fournissent les<br />

mêmes moyens. Le véritable défi du Mali est celui de la reconstruction politique et<br />

économique et non celui d’une menace militaire à laquelle la France a déjà su faire face.<br />

Or, l’Union européenne dispose des instruments nécessaires pour répondre au défi<br />

politique et économique du Mali. Ce sont les moyens civils de l’Union européenne qui<br />

feront que l’Europe pourra jouer un rôle majeur dans le règlement de la crise malienne.<br />

La mission de formation de l’Union européenne au Mali, décidée par le Conseil des<br />

affaires étrangères le 17 janvier 2013 et qui doit contribuer au renforcement des<br />

capacités de l’armée malienne, est un premier pas dans ce sens. Mais il faut faire plus.<br />

L’Union européenne doit prendre à son compte le défi du développement de la zone<br />

sahélienne qui seul assurera une sécurité durable sur notre flanc sud.<br />

La troisième étape, qui déborde la question du Mali, est celle qui devrait nous<br />

conduire à cesser de penser la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC)<br />

comme le plus petit dénominateur commun : c’est, à l’inverse, la prise en compte<br />

des besoins de sécurité des uns et des autres qui donnera à l’Europe politique tout<br />

son sens. Il faut donc cesser d’opposer les deux politiques de voisinage, celle au Sud<br />

et celle à l’Est, et considérer qu’elles sont toutes les deux nécessaires à la sécurité de<br />

l’Union européenne.<br />

Plus que la menace en elle-même, c’est ce défi politique pour l’Union<br />

européenne comme pour le Sahel qui rend nécessaire une action commune et qui<br />

justifie l’implication de l’UE plus que celle de l’OTAN.<br />

Si le Mali a retardé d’un mois la publication du nouveau Livre blanc sur la<br />

défense et la sécurité nationale, ce n’est pas tant du fait de la nécessité de revoir<br />

la copie qu’à cause de la mobilisation de bon nombre d’acteurs concernés,<br />

notamment au ministère de la défense, par la gestion au jour le jour de la crise<br />

malienne. Les bases pré-positionnées en Afrique ne devraient plus être remises<br />

en cause ; reste à définir avec précision les zones de déploiement. La France a<br />

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180<br />

Jean-Pierre Maulny<br />

été, pour l’essentiel, capable de conduire seule cette mission qui ne différait pas<br />

énormément de celles des années 1970 et 1980. L’armée française n’a pas vocation à<br />

occuper le terrain, elle n’a pas suffisamment de soldats pour le faire, et c’est de toute<br />

manière aux Maliens de trouver les solutions à la crise de gouvernance de leur<br />

pays. Reste qu’il s’est avéré compliqué de faire appel à des moyens qui manquaient<br />

à la France, comme les ravitailleurs, et que cette dernière ne dispose pas non plus<br />

de systèmes de reconnaissance pour suivre les cibles mobiles au sol. Enfin, le<br />

concept de mutualisation des forces et d’interopérabilité prend parfois la forme<br />

d’un long chemin de croix. Les Britanniques ont bien voulu apporter leurs avions<br />

de transport C17 en contribution logistique mais… ne voulaient pas embarquer de<br />

palettes contenant des boîtes d’allumettes pour des questions de sécurité !<br />

C O N C LU S I O N<br />

Le Mali est un défi politique et militaire pour la politique étrangère et de sécurité<br />

de la France. La principale difficulté pour Paris est de faire comprendre à ses<br />

partenaires européens l’enjeu que représente la stabilisation du Sahel. Comme<br />

toutes les crises, celle du Mali comprend ses particularités et ses invariants. Au-delà<br />

des discours sur la menace terroriste, la France a parfaitement retenu la leçon des<br />

crises et conflits passés – Irak, Afghanistan, Libye – et sait que c’est dans la capacité<br />

de la communauté internationale d’aider les composantes de la société malienne<br />

à trouver une solution politique acceptable que reposent la solution à cette crise<br />

et la marginalisation des groupes extrémistes djihadistes. La France espère donc<br />

voir émerger un pouvoir central légitime des élections prévues en juillet 2013.<br />

Enfin, le développement économique de toutes les communautés maliennes est<br />

également un élément déterminant dans la solution à cette crise, tout comme le<br />

développement d’armées locales crédibles avec des soldats suffisamment bien<br />

rémunérés pour ne pas être tentés d’interagir avec les trafics locaux.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Entre rivalité et coopération<br />

L'entrelacs des intérêts géo-économiques en Afrique<br />

Mikhaïl Marguelov<br />

L’Afrique suscite aujourd’hui l’intérêt des États-Unis, de la Chine, des pays de<br />

l’Union européenne et de la Russie. Si les puissances renforcent leur présence<br />

sur le Continent noir, c’est avant tout afin de consolider leurs positions dans la<br />

compétition internationale pour les ressources naturelles, facteur fondamental<br />

pour leur sécurité nationale. Même les risques politiques liés à la conflictualité de<br />

la région ne les en dissuadent pas.<br />

Au tournant de ce siècle, les experts relevaient une baisse d’intensité des conflits<br />

africains. Une nouvelle génération de technocrates désireux de conduire leurs<br />

concitoyens sur le chemin de la modernisation et de la croissance économique arrivait<br />

au pouvoir dans de nombreux pays. Mais le « printemps arabe » en Afrique du Nord<br />

a galvanisé des forces opposées à toute modernisation. L’influence des wahhabites<br />

d’Arabie saoudite et du Qatar ne cesse de croître, d’autant que le renversement de<br />

Kadhafi, Ben Ali et Moubarak a balayé le contrepoids laïque à cette mouvance. L’« arc<br />

vert » qui est en train de se former du Sahel à la Corne de l’Afrique fait planer une<br />

menace de premier plan sur le développement de la région à moyen terme.<br />

D E L’ I M P O R TA N C E D E L’A F R I Q U E<br />

Les djihadistes sont prêts à profiter de tout conflit, quelle qu’en soit la cause. Au<br />

Mali, ils se sont ralliés au mouvement séparatiste des Touaregs revenus de Libye<br />

après la chute de Kadhafi. La situation était propice à un tel rapprochement : les<br />

djihadistes pouvaient participer aux opérations armées visant le régime de Bamako<br />

sous couvert de lutte de libération nationale.<br />

Mais leurs véritables objectifs sont très éloignés de ceux des Touaregs.<br />

C’est probablement pour cette raison que ces derniers ont rapidement décidé<br />

Mikhaïl Marguelov, Représentant spécial du président de la Fédération de Russie pour la<br />

coopération avec les pays africains.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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182<br />

Mikhaïl Marguelov<br />

de rompre avec les extrémistes. L’opération militaire en cours au Mali n’est pas<br />

seulement une guerre locale avec l’intégrité de l’État pour enjeu : c’est aussi<br />

une nouvelle étape de la lutte anti-terroriste sur le continent africain. Les<br />

experts considèrent d’ailleurs que la nébuleuse internationale Al-Qaïda s’est<br />

impliquée dans le conflit malien. Toute victoire militaire dans ce pays ne sera<br />

très probablement que temporaire ; suivra sans doute une longue période de<br />

guérilla. Il n’en demeure pas moins que l’intervention armée était dictée par la<br />

nécessité. L’armée malienne est faible, alors que, d’après certaines estimations,<br />

la puissance des groupes djihadistes n’a rien à envier à la puissance combinée de<br />

toutes les armées régulières de la région.<br />

L’État malien se trouve à un pas de la « somalisation ». Le séparatisme des<br />

territoires du nord peut avoir des répercussions non seulement dans d’autres<br />

régions du Mali peuplées de diverses ethnies, mais aussi dans les pays voisins.<br />

L’instabilité est décuplée par l’activisme des djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb<br />

islamique, ainsi que par le groupe Ansar Dine et le Mouvement pour l’unicité et<br />

le djihad en Afrique de l’Ouest, qui sont en passe de faire du Sahel tout entier<br />

une base terroriste.<br />

La situation au Mali relève également en partie de la « guerre pour les<br />

ressources » qui fait rage partout sur la planète. Le Mali est l’un des principaux<br />

exportateurs mondiaux d’or, et son sous-sol renferme de l’uranium, en plus<br />

de divers autres minerais. À ce jour, certes, aucun gisement d’uranium n’est<br />

en exploitation au Mali, mais c’est le cas au Niger voisin – un pays dont une<br />

partie du territoire est peuplée de Touaregs. C’est une des raisons pour lesquelles<br />

la France, qui s’intéresse de très près à l’uranium, est intervenue au Mali, afin<br />

de prévenir une déstabilisation du Niger. Au vu de la puissance de l’industrie<br />

nucléaire française, il semble approprié de souligner que l’opération Serval revêt<br />

également un aspect géoéconomique.<br />

La Russie souhaite la préservation de l’intégrité territoriale du Mali, mais<br />

elle considère que celle-ci doit être protégée par le recours aux moyens politicodiplomatiques<br />

plutôt qu’à travers une intervention étrangère. Cette position a<br />

été exprimée par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors d’un<br />

entretien avec le président algérien Abdelaziz Bouteflika. La Russie fournit de<br />

l’aide aux autorités du Mali sur une base bilatérale, mais elle ne participe pas à la<br />

mission d’entraînement militaire qu’y conduit l’Union européenne, faute de base<br />

juridique appropriée entre Moscou et Bruxelles. Il n’est pas inutile de rappeler<br />

que plusieurs compagnies russes – Rosatom, Gazprom, Severstal – possèdent<br />

des intérêts économiques au Mali.<br />

Bien sûr, l’Afrique connaît la faim, l’autoritarisme, la corruption, la pauvreté,<br />

les conflits armés. Mais les leaders des pays africains souhaitent mettre en œuvre<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Entre rivalité et coopération<br />

une politique économique rationnelle et attirer des investissements étrangers<br />

directs. En 2010-2011, les États d’Afrique sub-saharienne ont connu en moyenne<br />

une croissance de l’ordre de 5 à 5,5 % : du point de vue de cet indicateur, l’Afrique<br />

occupait alors le deuxième rang mondial. Des chiffres similaires sont prévus<br />

pour l’année 2013. Les experts affirment que les prix du pétrole en termes réels<br />

seront élevés à court terme, et augmenteront à mesure que la crise économique<br />

mondiale sera surmontée. Les prix des métaux resteront également à un niveau<br />

élevé, principalement grâce à la demande émanant de la Chine et des autres pays<br />

de la zone Asie-Pacifique.<br />

Sur le continent africain, les tensions qui opposent les multinationales aux<br />

États souverains – autrement dit, le problème exprimé par la formule « un marché,<br />

beaucoup de pays » – se règlent généralement à l’avantage des États, en ce qu’ils<br />

soutiennent politiquement et économiquement l’expansion de leurs compagnies.<br />

La Chine, avec son économie centralisée, n’est pas la seule à se conduire de cette<br />

manière : les États-Unis et les pays de l’Union européenne en font autant. C’està-dire<br />

que, malgré la tendance à l’érosion du principe de souveraineté, les États<br />

défendent âprement leurs intérêts économiques et s’efforcent d’offrir, par des<br />

moyens politiques, des avantages concurrentiels décisifs à leurs compagnies<br />

nationales.<br />

Cette pratique contredit l’idée, très répandue, d’après laquelle les<br />

multinationales seraient en passe de devenir les acteurs principaux de la<br />

politique internationale, évinçant les États et leur puissance militaro-politique.<br />

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le grand jeu économique actuellement à<br />

l’œuvre en Afrique est généralement présenté comme une opposition entre les<br />

intérêts des États-Unis, de l’Union européenne et de la Chine, et non entre leurs<br />

compagnies. Quels que soient les différends qu’elles peuvent avoir avec leurs<br />

« patries » respectives, les multinationales se comportent comme des agents de<br />

leurs États d’origine.<br />

D’après diverses estimations, l’Afrique recèle 12 % des réserves mondiales<br />

prouvées de pétrole, et représente 11 % de la production de la planète. Mais les<br />

intérêts économiques des acteurs internationaux ne se limitent pas au facteur<br />

pétrolier. Le continent possède tellement de ressources – titane, niobium, tantale,<br />

zirconium, etc. – qu’il est attractif même pour un pays aussi riche en minerais<br />

que la Russie. Il est à noter que si les multinationales exploitent les ressources<br />

naturelles en Afrique, ce n’est pas seulement pour combler les déficits de leurs<br />

pays dans ces domaines. L’accumulation de réserves apparaît également comme<br />

un préoccupation de premier ordre. Ce qui, soit dit en passant, constitue une<br />

illustration supplémentaire du fait que les multinationales ne négligent pas les<br />

intérêts stratégiques des États dont elles sont issues.<br />

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184<br />

Mikhaïl Marguelov<br />

L’exemple le plus éclatant de l’implication de l’État dans la progression des<br />

compagnies nationales en Afrique est fourni par la Chine. Pékin offre aux<br />

dirigeants des pays africains des crédits avantageux et, souvent, non-liés. En<br />

outre, les Chinois n’imposent aucune condition liée à la démocratie ou aux<br />

droits de l’homme. La RPC s’est montrée particulièrement active au cours de la<br />

dernière décennie. Le « Forum sur la coopération sino-africaine » se réunit tous<br />

les trois ans depuis 2000. La part de l’Afrique dans les importations chinoises<br />

de pétrole approche les 30 % (les principaux fournisseurs sont les pays du Golfe<br />

de Guinée et le Soudan). Au total, la Chine entretient des relations d’affaires<br />

avec plus de cinquante pays africains, auxquels elle va allouer, au cours des<br />

trois prochaines années, quelque vingt milliards de dollars de crédits, soit<br />

deux fois plus que sur la période 2009-2012. Onze centres chinois ont été<br />

ouverts en Afrique. Ils facilitent les investissements, sécurisent les paiements,<br />

conseillent les hommes d’affaires, s’occupent des questions d’assurance, etc..<br />

Un « Groupe de coopération commerciale, économique et technique et de<br />

coordination des relations avec les pays d’Afrique » travaille sous l’égide<br />

du Conseil d’État. Pékin a également créé un fonds doté de cinq milliards<br />

de dollars afin de soutenir et d’assurer les investissements des compagnies<br />

chinoises sur le Continent noir.<br />

L’expansion géoéconomique de la Chine en Afrique est de nature à réduire<br />

l’influence des Occidentaux. De l’avis de la plupart des observateurs, cette<br />

question a été au cœur de la tournée africaine de la secrétaire d’État américaine<br />

Hillary Clinton à l’été 2012. Car les compagnies américaines présentes en<br />

Afrique s’appuient elles aussi sur les infrastructures de l’État. Laissons de côté les<br />

initiatives militaires, comme AFRICOM, dont l’un des objectifs est de protéger<br />

les gisements de ressources naturelles et leurs voies d’évacuation. On peut aussi<br />

rappeler, à cet égard, la « Stratégie pour les pays d’Afrique sub-saharienne »<br />

développée par le Pentagone en 2001. Non seulement ce document prévoit<br />

la participation des forces armées aux opérations de maintien de la paix, de<br />

lutte contre la criminalité organisée, etc. mais, en plus, il les charge de veiller à<br />

l’acheminement de ressources stratégiques en provenance d’Afrique.<br />

Les intérêts politiques et économiques de Washington en Afrique ont<br />

été détaillés dans la Loi sur la croissance et les possibilités économiques en<br />

Afrique adoptée en 2000. Par cette loi, la Maison-Blanche a créé en Afrique<br />

trois centres visant à contribuer à la compétitivité des produits américains sur<br />

le continent. Un « Forum sur la coopération commerciale et économique entre<br />

les États-Unis et les pays d’Afrique sub-saharienne » a également été institué.<br />

Un Conseil des entreprises pour l’Afrique, situé à Washington, est chargé de<br />

coordonner les activités des milieux d’affaires américains sur le continent.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Entre rivalité et coopération<br />

Cette organisation existe depuis maintenant vingt ans, et près de deux cents<br />

sociétés américaines ont recours à ses services. Les entreprises ayant pris le<br />

risque de travailler sur le continent bénéficient du soutien des principaux<br />

ministères économiques des États-Unis. Selon les experts, 60 % du chrome,<br />

du manganèse, du platine et du cobalt importés sur le marché américain<br />

proviennent d’Afrique. En particulier, l’industrie militaire et énergétique<br />

américaine y puise près de la moitié de son cobalt.<br />

L E R E T O U R D E L A RU S S I E<br />

La Russie est de retour en Afrique, après en avoir été quasiment absente, pour les<br />

raisons que l’on sait, dans les années 1990. À l’époque de la confrontation entre<br />

l’Union soviétique et les États-Unis, lorsque les anciennes colonies se divisaient<br />

entre le camp capitaliste et le camp socialiste, Moscou appliquait à l’Afrique<br />

une stratégie correspondant à la situation internationale de la Guerre froide.<br />

Aujourd’hui, la Russie cherche à développer une nouvelle stratégie, fondée sur<br />

des principes politiques et organisationnels modernes : il s’agit d’établir des<br />

relations d’affaires mutuellement profitables, mais aussi de fournir son assistance<br />

en matière d’aide humanitaire et de maintien de la paix, à la fois de façon bilatérale<br />

et par le biais des organisations internationales.<br />

Longtemps, l’Afrique n’a pas été une priorité pour Moscou. Cette lacune<br />

est indigne du statut international de la Russie, qui est membre du Conseil de<br />

sécurité de l’ONU, du G8 et du G20 ; de plus, cela augmente la vulnérabilité<br />

de la Russie vis-à-vis de la menace que pose le terrorisme islamiste. On l’aura<br />

compris : le rétablissement des relations russo-africaines répond à une nécessité<br />

objective. Il est pratiquement imposé par les places respectives de la Russie et de<br />

l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui.<br />

Une nouvelle étape de la politique africaine de la Russie s’est ouverte avec les<br />

visites effectuées par les présidents Poutine et Medvedev au Maroc, en Afrique<br />

du Sud, en Libye, en Algérie, en Angola, en Namibie, au Nigeria et en Égypte.<br />

Et même si, depuis, la situation en Afrique du Nord a changé, les objectifs de<br />

la coopération politique et économique formulés lors de ces rencontres au plus<br />

haut niveau de l’État demeurent d’actualité. Contrairement à l’opinion selon<br />

laquelle son « engagement mondial » serait faible, la Russie compte parmi les<br />

quinze premiers exportateurs de capitaux de la planète, et les experts s’accordent<br />

à dire que les compagnies russes correspondant aux critères définissant les<br />

multinationales sont au nombre de plusieurs dizaines. Sans même parler de<br />

l’adhésion russe à l’OMC. De même, on aurait tort de croire que nos relations<br />

économiques avec l’Afrique sont inexistantes ; c’est seulement que nous sommes<br />

encore loin d’exploiter toutes les opportunités que recèle cette coopération.<br />

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186<br />

Mikhaïl Marguelov<br />

Mais d’ores et déjà, plusieurs grandes compagnies russes sont présentes sur le<br />

continent et y obtiennent des résultats tout à fait satisfaisants.<br />

Rusal, Severstal et Gamma-Him sont implantés en Guinée. En Afrique du<br />

Sud, on retrouve le groupe Renova ainsi que Mechel. Alrosa, Technopromexport,<br />

Rosatom, Atomredmetzoloto et le consortium NIS, filiale de Gazpromneft,<br />

sont actifs en Angola. Le groupe Renova est également présent en Namibie, où<br />

Gazprombank entend lui aussi s’implanter. Rusal est également actif au Nigeria,<br />

où Gazprom et Atomstroyexport pourraient participer à certains projets. Les<br />

États africains sont toujours plus nombreux à développer avec la Russie une<br />

coopération basée sur les investissements : Guinée équatoriale, Botswana, Ghana,<br />

Libéria, Sierra Leone... L’Afrique du Sud ne souhaite pas seulement importer<br />

les produits russes de haute technologie, mais désire également les produire<br />

conjointement avec la Russie. Aujourd’hui, la Russie occupe le douzième rang en<br />

termes de projets d’investissements en Afrique du Sud, et le cinquième rang en<br />

volume d’investissements.<br />

Sur le marché africain des armements, la Russie est également en train<br />

de rétablir ses positions d’antan. Rosoboronexport coopère avec quinze des<br />

quarante-sept pays d’Afrique noire. Les États africains veulent moderniser les<br />

équipements achetés à la Russie par le passé, et acquérir de nouveaux avions<br />

et hélicoptères. De l’avis des experts, il sera pourtant difficile de surmonter<br />

entièrement les effets de l’absence russe des années 1990, même si la coopération<br />

militaro-technique en Afrique peut encore être développée.<br />

L’une des particularités de l’Afrique réside dans le fait que les négociations<br />

économiques sont étroitement liées aux relations politiques. En tant que<br />

représentant spécial du président russe, j’ai pu le constater personnellement :<br />

pour régler des questions plus ou moins importantes touchant à des intérêts<br />

économiques, il est indispensable d’échanger directement avec les dirigeants du<br />

pays. C’est la façon la plus efficace de promouvoir ses intérêts sur ce continent.<br />

Il est souhaitable d’entériner ces contacts par des visites de haut niveau, une<br />

correspondance soutenue, des échanges de messages officiels, etc.<br />

À l’initiative du Premier ministre éthiopien Meles Zenawi, un Forum d’affaires<br />

russo-africain a été organisé à Addis-Abeba en décembre 2011. Y ont participé<br />

des ministres de divers pays africains, dont le Tchad, le Mali et le Soudan, ainsi<br />

que des représentants de l’Union africaine et des dirigeants de compagnies russes<br />

et africaines. Les participants ont considéré cette réunion comme une première<br />

étape avant l’officialisation de la transformation de ce Forum en une sorte de<br />

« Davos » russo-africain permanent. Il est certain que ce forum d’affaires, tenu<br />

dans la « capitale diplomatique de l’Afrique », comme on surnomme Addis-<br />

Abeba, peut être le point de départ d’une vraie percée dans les relations russo-<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Entre rivalité et coopération<br />

africaines, pour peu qu’il devienne régulier et attire des participants au plus haut<br />

niveau, à l’instar du Forum sur la coopération sino-africaine. Il peut contribuer<br />

de façon substantielle à la création de l’infrastructure des relations commerciales<br />

et économiques russo-africaines.<br />

En Afrique, la Russie revient de très loin. L’influence soviétique était fondée<br />

sur l’octroi de crédits avantageux et sur divers cadeaux. Les entreprises russes<br />

n’en ont pas les moyens ; quant à l’État russe, il n’a plus pour habitude de recourir<br />

à ces méthodes. Les compagnies russes sont relativement peu nombreuses<br />

en Afrique. Si des mesures ne sont pas prises, la Russie risque fort de laisser<br />

échapper une destination d’investissements et d’exportations très prometteuse.<br />

Pour mettre en œuvre un programme de relations économiques et commerciales<br />

sur le long terme avec l’Afrique, une stratégie géoéconomique est requise. Or une<br />

telle stratégie ne peut pas être élaborée sans un effort de l’État.<br />

Il est indispensable de continuer, à tous les niveaux, de renforcer les relations<br />

avec les dirigeants de l’Union africaine, tout en concentrant nos efforts sur<br />

l’accroissement du rôle de cette organisation dans le règlement des problèmes<br />

intra-africains. Il convient également d’entamer un dialogue actif avec les<br />

nouvelles directions de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye. La Russie doit<br />

établir des contacts personnels et d’affaires avec ces leaders, et éviter d’employer<br />

une rhétorique hostile à leur égard. D’après les experts, les économies des pays<br />

post-révolutionnaires d’Afrique du Nord sont si exsangues que leurs dirigeants<br />

pourraient se montrer très désireux de nouer une coopération active avec la<br />

Russie, sur le plan économique et à d’autres niveaux.<br />

Dans ce contexte, Moscou devrait proposer des rencontres et des conférences<br />

consacrées à la lutte contre le terrorisme au Maghreb, au Sahel et dans la Corne<br />

de l’Afrique. Cela permettrait de renouveler l’ordre du jour avec l’OTAN et<br />

de consolider l’interaction des BRICS dans les domaines de la sécurité et de<br />

la coopération en Afrique. À l’heure actuelle, les États-Unis et l’OTAN sont<br />

pratiquement les seuls à se préoccuper du terrorisme sur le continent. Ce qui<br />

nuit à la compétitivité de la Russie. Celle-ci a donc intérêt à accroître autant que<br />

possible sa participation aux opérations de maintien de la paix sous l’égide de<br />

l’ONU et de l’Union africaine.<br />

Nous devons également augmenter les quotas gratuits réservés aux étudiants<br />

originaires d’Afrique, y compris en vue de la formation des futurs cadres<br />

militaires. Dans le même temps, il apparaît nécessaire d’amplifier la participation<br />

des fonds d’aide, des volontaires et des entreprises russes au règlement des<br />

problèmes d’ordre humanitaire. Cela ajouterait de la crédibilité à la stratégie<br />

russe de « retour en Afrique » et démontrerait que la Russie tout entière souhaite<br />

la stabilité et la prospérité du continent. Tout cela serait très utile, mais pour<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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188<br />

Mikhaïl Marguelov<br />

répondre au défi géoéconomique que constitue le retour de la Russie en Afrique,<br />

le plus important est que l’État augmente significativement son soutien aux<br />

entreprises russes.<br />

Les intérêts économiques de la Russie exigent que les structures de l’État<br />

offrent un appui constant et varié à l’expansion des entreprises nationales à<br />

l’étranger. Ces structures doivent coordonner les activités des compagnies<br />

et des administrations pour les aider à accéder aux marchés et les protéger<br />

contre toute concurrence déloyale. Elles pourraient leur prêter assistance en<br />

négociant avec des États étrangers, en créant et développant des commissions<br />

intergouvernementales, en organisant des rencontres de divers niveaux, des<br />

conférences et des salons professionnels, en faisant un travail d’information<br />

professionnel. Conjointement avec les multinationales russes, ces structures<br />

étatiques doivent élaborer la stratégie et la tactique de l’expansion économique.<br />

Il incombe à l’État de relancer le lobbying de nos entreprises en Afrique et de<br />

leur offrir un soutien complet, notamment sur le plan politique.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Nations et mondialisation<br />

Affiche de la CGT, 1974<br />

La globalisation a entraîné de nombreux<br />

changements dans la transmission de l’influence, les<br />

lieux où elle se déploie et ses composantes mêmes.<br />

Elle s’est démultipliée, est devenue plus insaisissable<br />

et a gagné en importance, mettant par là en place une<br />

cartographie beaucoup plus complexe que jadis. <br />

Le mythe de l’islamisation Raphaël Liogier<br />

190<br />

L'immigration en Russie Anatoli Vichnevski<br />

196<br />

L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle Émile Pain<br />

206<br />

L’influence dans un monde globalisé Nicolas Tenzer<br />

217


190<br />

Le mythe de l’islamisation<br />

L’Europe, laboratoire de la modernisation de l’islam<br />

Raphaël Liogier<br />

D’ I S L A M E N F R A N C E O U D’ I S L A M D E F R A N C E ?<br />

Contrairement à l’imaginaire persistant d’un corps étranger se développant en<br />

France, une sorte d’excroissance allogène, l’islam est en réalité devenu durant<br />

cette dernière décennie une religion, si l’on peut dire, proprement française. Avant<br />

ces dix dernières années, on pouvait effectivement encore décrire l’islam comme<br />

la religion d’une minorité d’immigrés issus des anciens empires coloniaux, en<br />

particulier en provenance du Maghreb (essentiellement du Maroc, de la Tunisie<br />

et de l’Algérie), dans une moindre mesure de l’Afrique subsaharienne (en<br />

provenance du Sénégal ou du Mali par exemple) et de certaines îles comme les<br />

Comores. Mais même à cette période, nous n’avions pas une disjonction, voire<br />

une confrontation, entre des populations issues d’une autre civilisation et la<br />

société française. Il s’agissait plutôt de populations minoritaires soumises à une<br />

double allégeance, à la société d’accueil, la France, et à des États financeurs dont<br />

ils étaient, par ailleurs, les nationaux. À cette époque, des années 1950 aux années<br />

1990, nous avions essentiellement des islams importés, attachés à des cultures<br />

nationales marocaine, tunisienne, algérienne, malienne, turque, comorienne, etc.<br />

Le culte était immergé dans les cultures locales des pays d’origine et pouvait être<br />

le prétexte, pour ces premières générations d’immigrés, de maintenir vivace le<br />

lien avec leurs origines. Les États arabes, comme l’Algérie soutenant la Grande<br />

Mosquée de Paris par exemple, ont participé à ce jeu du financement religieux<br />

afin de nourrir la fidélité à la mère patrie de leurs ressortissants travaillant sur<br />

le territoire français. Un tel financement des activités religieuses en France, en<br />

Raphaël Liogier, Professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-<br />

Provence, directeur de l’Observatoire du religieux. Dernier ouvrage paru : Le mythe de<br />

l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Paris, Seuil, 2012.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le mythe de l’islamisation<br />

particulier en provenance des États du Maghreb, est en réalité un investissement<br />

qui trouve un retour bénéficiaire conséquent. En effet, le lien filial maintenu avec<br />

la mère patrie d’origine se traduit en retour par l’envoi massif d’argent au pays. Si<br />

le CFCM (Conseil français du culte musulman), une organisation réunissant les<br />

principales sensibilités musulmanes, a eu tant de mal à naître et a tant de mal a<br />

exister encore aujourd’hui, c’est parce qu’il réunit un peu artificiellement sous la<br />

même bannière des intérêts ethno-culturels distincts.<br />

Or, c’est justement cet islam à papa, comme le nomment péjorativement parfois<br />

les nouvelles générations, pratiqué avec une faible intensité, en général surtout<br />

attaché aux aspects culturels, à la mémoire du bled, qui est en train de disparaître.<br />

Je ne dis pas, bien sûr, qu’il ne persiste pas, mais il est dépassé par de nouvelles<br />

générations de musulmans (pouvant être issues de l’immigration de la génération<br />

précédente) qui sont beaucoup moins attachées à leurs origines ethnoculturelles<br />

qu’à l’islam en tant que tel, en tant que foi et pratique. La crise majeure de légitimité<br />

que traverse aujourd’hui le CFCM est directement tendue par ce conflit entre<br />

une ancienne génération de musulmans vivant l’islam à travers leurs spécificités<br />

ethnoculturelles et une nouvelle génération de pratiquants, souvent plus fervents,<br />

cherchant à assumer visiblement et sans honte leur choix confessionnel musulman<br />

en tant que Français à part entière, et nullement en tant que Français musulmans<br />

d’origine tunisienne ou marocaine.<br />

Nous n’avons jamais été en situation de choc des civilisations, ni jadis lorsque<br />

les islams postcoloniaux fortement déterminés par les différences ethnoculturelles,<br />

sans grande visibilité confessionnelle, dominaient le paysage français, ni aujourd’hui<br />

où nous avons un islam plus unifié de jeunes générations de Français musulmans<br />

qui se veulent entièrement français et entièrement musulmans. Nullement choc de<br />

civilisations, mais en revanche choc de générations.<br />

La nouveauté est ce développement en moins de vingt ans d’un nouvel<br />

enthousiasme spirituel chez les nouvelles générations qui est de moins en moins<br />

ancré dans le complexe postcolonial. Un tel phénomène dépasse très largement la<br />

situation française et relève d’un processus mondial : développement de réseaux<br />

musulmans globaux, certes parfois néo-fondamentalistes mais aussi néo-soufis. On<br />

assiste, en outre, au développement de nouvelles théologies adaptées à la modernité<br />

économique valorisant la prospérité et permettant aux nouvelles classes moyennes<br />

musulmanes de justifier « islamiquement » des comportements productifs, d’où<br />

le succès croissant dans le monde musulman mais aussi en Europe de la finance<br />

islamique. On voit se déployer aussi, en phase avec l’hyper-modernité individualiste<br />

et universaliste, une idéologie musulmane du développement personnel, du<br />

souci de soi d’un côté, et du développement durable, d’un enthousiasme pour<br />

la préservation de l’environnement, de la conscience globale de l’autre. La foire<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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192<br />

Raphaël Liogier<br />

du Bourget, qui se déroule chaque année au printemps, réunit près de 300 000<br />

musulmans pendant trois jours et est probablement le plus grand rassemblement<br />

régulier de musulmans en Europe, se présente comme une gigantesque kermesse<br />

où se croisent toutes ces tendances hypermodernes de l’islam, qui peuvent aller<br />

d’un certain rigorisme piétiste à des aspirations spiritualistes quasiment libertaires<br />

proches du mouvement new age.<br />

Cette diversité et cette dynamique, qui ne sont en rien allogènes aux sociétés<br />

européennes mais plutôt conformes à ce que l’on observe dans l’évolution des<br />

différentes tendances du christianisme par exemple, passent inaperçues en raison<br />

de la focalisation quasi-obsessionnelle sur l’islam qui s’est opérée depuis le début<br />

des années 2000. Cette focalisation s’est traduite par la notion, de plus en plus<br />

répandue dans les discours médiatiques et politiques, d’islamisation : l’Europe, et<br />

la France en particulier, seraient en phase d’islamisation. À partir de cette focale<br />

obsessionnelle, les musulmans ne sont plus perçus comme des êtres humains<br />

normaux avec leurs qualités, leurs défauts, leurs problèmes, leurs échecs et leurs<br />

réussites, leurs difficultés d’adaptation, mais comme des corps étrangers, qu’ils<br />

soient ou non citoyens français, et de surcroît comme des ennemis essentiels visant<br />

à anéantir les cultures européennes au nom d’un islam unique et conquérant. La<br />

multiplicité des courants musulmans ne serait qu’une apparence trompeuse.<br />

L E N O M B R E D E M U S U L M A N S V I VA N T E N F R A N C E<br />

Avant de répondre à cette question, peut-être faut-il réfléchir aux raisons pour<br />

lesquelles elle est sans cesse posée. Claude Guéant, ministre de l’intérieur de l’ancien<br />

président de la république Nicolas Sarkozy, affirma avec un naturel déconcertant<br />

en avril 2011 que le seul fait que les musulmans soient « nombreux » constituait<br />

en soi un problème. L’islam est véritablement la cause d’une frénésie comptable<br />

comme aucune autre religion au monde. On compte le nombre de mosquées, le<br />

nombre de minarets et, bien sûr, le nombre de musulmans. Comme si une partie<br />

du « problème musulman » relevait d’une question de nombre.<br />

Au moins depuis les années 1950, il règne, dans une Europe dont la courbe<br />

de natalité s’est écrasée, une suspicion voire une défiance vis à vis des peuples<br />

du Tiers-monde qui « se reproduisent plus vite » et vont finir par déborder vers<br />

« notre » vieux continent opulent. Mais ce n’est qu’au début des années 2000 que<br />

cette défiance démographique se focalise presque entièrement sur l’islam. En<br />

témoigne notamment la vidéo diffusée au Vatican à l’automne 2012 annonçant<br />

l’accroissement (presque exponentiel) du nombre de musulmans, constituant une<br />

armée de plus en plus nombreuse prête à s’emparer de l’Europe.<br />

Je voulais commencer par ces quelques remarques, nullement pour me<br />

dérober à la question, mais justement pour bien faire comprendre qu’elle n’est<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le mythe de l’islamisation<br />

pas anodine concernant l’islam. En effet, le mythe de l’islamisation comprend<br />

un premier volet quantitatif qui postule un accroissement prodigieux du<br />

nombre de musulmans, accroissement qui serait voulu par les musulmans<br />

eux-mêmes dans leur désir de conquête. Mais revenons précisément à la<br />

question. Il y a aujourd’hui entre 13 et 16 millions de musulmans dans l’Union<br />

Européenne, soit aux alentours de 3 % d’une population de près de 500 millions<br />

d’âmes. Concernant la France en particulier, on trouve des chiffres allant de<br />

2,1 millions d’individus à un peu plus de 6 millions, pour une population<br />

de 65 millions d’individus. Si l’on ne compte que les individus adultes qui<br />

pratiquent et se reconnaissent comme musulmans, on se situe alors autour de<br />

2 à 3 millions (autour de 4 millions si l’on fait entrer les jeunes mineurs dans<br />

le calcul, ce qui donne à peu près 6,5 % de la population française). Mais dans<br />

tous les cas, nous n’atteignons en rien les 6 millions sans cesse ressassés (sans<br />

doute pour pouvoir atteindre le palier symbolique « effrayant » des 10 % de la<br />

population française). Remarquons d’ailleurs que ces 6 millions sont évoqués<br />

dans les discours publics depuis plus d’une décennie, en général par ceux qui<br />

y perçoivent une raison de s’alarmer et prophétisent un accroissement rapide.<br />

Même ceux, donc, qui prophétisent depuis près d’une décennie un accroissement<br />

aboutissant dans 10, 20 ou 30 ans au débordement démographique musulman<br />

de l’Europe reprennent ces chiffres qui, même surévalués, n’ont pas beaucoup<br />

bougé depuis dix ans. Tout simplement parce que la courbe de croissance de<br />

la population musulmane dans le monde est globalement en train de s’écraser,<br />

en Europe, elle est plutôt stable ou en baisse. En France en particulier, le<br />

taux de natalité des populations théoriquement musulmanes est proche de la<br />

moyenne nationale (certes, on ne peut faire en France de statistiques ethniques<br />

et religieuses, mais j’ai malgré tout trouvé une enquête scientifique portant sur<br />

la France, réalisée par des chercheurs allemands en 2007). Il y a seulement trois<br />

voies d’accroissement de la population musulmane en France et en Europe :<br />

la fécondité des femmes, l’immigration et enfin la conversion. L’immigration<br />

théoriquement musulmane est certes, en Europe, en provenance du Maroc, en<br />

France, de l’ensemble du Maghreb et dans une moindre mesure de l’Afrique<br />

subsaharienne ; mais elle est très fortement concurrencée par l’immigration<br />

asiatique (la Chine est maintenant le deuxième pays d’immigration vers<br />

l’Europe). Je n’ai pas la place ici d’analyser précisément la natalité, séparément<br />

de la conversion et de l’immigration des musulmans - je renvoie le lecteur<br />

avide de détails à mon dernier livre dans lequel j’analyse la plupart des enquêtes<br />

disponibles sur ces questions - mais il se trouve qu’aucun de ces trois vecteurs<br />

n’est susceptible de faire progresser notablement la part des musulmans dans<br />

la population française.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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Raphaël Liogier<br />

Q U I S O N T L E S M U S U L M A N S F R A N Ç A I S ?<br />

Il existe aujourd’hui une grande diversité de musulmans français. De manière<br />

générale, on assiste à la fois à un regain de foi et de pratique, et à un certain<br />

embourgeoisement de l’islam. Et bien sûr, il y a un attrait pour les mouvements<br />

fondamentalistes, en particulier salafistes. Mais même parmi les salafistes, on<br />

aura trois catégories de fidèles : les piétistes individualistes qui entendent non<br />

changer le monde mais se changer eux-mêmes (qui sont majoritaires), ceux qui<br />

sont effectivement attirés par la réforme sociale, et enfin une extrême minorité<br />

qui croit à l’action directe, voire violente. Mais il faut bien réaliser que, dans ce<br />

foisonnement spirituel et social, nous aurons aussi une association d’homosexuels<br />

musulmans, HM2F (Homosexuels musulmans de France), qui bat en brèche par sa<br />

seule existence l’opposition soi-disant unanime des musulmans à l’homosexualité.<br />

Nous aurons aussi des phénomènes surprenants comme l’association Amazones<br />

de la République, fondée par des jeunes filles en voile intégral qui entendent,<br />

contre l’image oppressive qu’a de ce vêtement le sens commun, défendre la liberté<br />

des femmes et combattre le machisme des hommes musulmans. Nous ne pouvons<br />

que constater une plus grande ferveur spirituelle, le succès des labels halal, du<br />

ramadan, une visibilité accrue, le désir d’exister en tant que musulman « parce que<br />

c’est mon choix ».<br />

On peut dire que l’Europe, et singulièrement la France, est devenue une sorte<br />

de laboratoire dans lequel l’islam est en train de se moderniser, avec évidemment<br />

toutes les résistances d’une religiosité n’ayant pas fait son aggiornamento comme<br />

l’Église catholique avec Vatican II. Du reste, cette communauté est toujours dans<br />

une situation de grande fragilité, perméable aux influences extérieures, qu’elles<br />

viennent du Qatar, d’Arabie Saoudite ou d’ailleurs, mais sans qu’il y puisse être<br />

repérée de ligne directrice, d’orientation particulière dominante. Les plus fragiles<br />

fidèles, souvent les musulmans de la dernière heure, peuvent effectivement être<br />

plus facilement endoctrinés, voire enrôlés, comme toute personne fragile à qui<br />

l’on promet un avenir radieux et une identité retrouvée. Les difficultés toujours<br />

actuelles d’organisation de l’islam de France - au-delà de la structure théologique<br />

d’une religion qui n’admet pas d’intercesseur légitime entre le divin et l’humain, où<br />

chacun est par conséquent son propre prêtre si l’on peut dire, entretenant une relation<br />

directe avec Dieu - sont en grande partie dues à ce foisonnement, à ces multiples<br />

courants qui traversent le monde musulman européen en pleine ébullition. Mais il<br />

n’existe pas de solidarité de principe entre les musulmans français et les combattants<br />

islamistes maliens par exemple. Cette vision d’une solidarité musulmane globale<br />

est parfaitement erronée et conditionnée par le mythe de l’islamisation (qui trouve<br />

une de ses origines dans les textes de l’islamologue Bernard Lewis, inventeur de<br />

la célèbre expression de « choc des civilisations » qui désigne essentiellement la<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


Le mythe de l’islamisation<br />

« civilisation islamique » ; l’expression a été reprise par Samuel Huntington avec<br />

presque la même signification relative à l’existence d’une solidarité essentielle et<br />

guerrière des musulmans de par le monde, quelles que soient leurs différentes<br />

situations sociales, économiques et culturelles). Le conflit malien, par exemple, ne<br />

relève en aucun cas d’un processus d’islamisation. Il s’agit d’une société musulmane<br />

tolérante, traditionnellement imprégnée de soufisme et d’islam confrérique, qui<br />

subit l’attaque de groupes extrémistes se revendiquant eux-mêmes de l’islam (mais<br />

d’une idéologie islamiste tout à fait exogène). Ce sont des musulmans contre des<br />

musulmans, avec en arrière fond des intérêts géostratégiques et économiques très<br />

précis. Les musulmans français ne se sentent pas a priori concernés par le combat<br />

des djihadistes maliens. De même que les printemps arabes ont été accueillis<br />

favorablement, et parfois avec fierté, parce qu’ils permettaient de montrer que des<br />

populations « arabes » pouvaient se prendre en main pour se libérer de dictatures<br />

(dont certaines comme la Tunisie étaient effectivement soutenues par la France !)<br />

Il n’y a pas, là non plus, de sentiment de solidarité avec les islamistes au pouvoir<br />

chez les musulmans français. Il y aurait plutôt, au contraire, une certaine défiance<br />

critique. Mais il y a aussi un sentiment d’agacement face à la vision univoque et<br />

obnubilée d’islamisation, alors que dans les faits de telles révolutions ne peuvent<br />

se faire en un jour, pas plus que la Révolution française qui s’est traduite par des<br />

périodes de terreur avant de réussir à se stabiliser. Il est plutôt bon signe que la<br />

volonté de certains islamistes au pouvoir de s’imposer produise en Égypte comme<br />

en Tunisie, par exemple, de nombreuses manifestations d’opposition.<br />

Enfin, je voudrais terminer en disant que s’il existe un processus majoritaire<br />

d’adhésion aux valeurs démocratiques, à la liberté d’expression, à la modernité en<br />

général, et s’il reste aussi des problèmes de fond dans l’islam français, des résistances<br />

parfois inacceptables pour un esprit moderne, le cas de Mohammed Merah ne<br />

relève pas de ces résistances. Merah était avant tout un individu en déshérence<br />

sociale très fragile psychologiquement, qui est passé par l’alcool, la délinquance<br />

de quartier, il a aussi été indic pour la police, il a même cherché à entrer dans la<br />

Légion étrangère mais a été déclaré inapte. Il a adhéré à l’islam en dernier recours<br />

et n’est, par conséquent, par du tout typique de la nouvelle effervescence spirituelle<br />

de la jeunesse musulmane. Il est en revanche un produit typique du mythe de<br />

l’islamisation. Il a revêtu le vêtement de l’islam parce que cette religion fait peur.<br />

Il a voulu devenir djihadiste avant d’être musulman, pour se venger, pour justifier<br />

sa violence et expulser sa frustration. Il commença d’ailleurs par assassiner des<br />

légionnaires (par ailleurs musulmans !), parce qu’ils participaient de sa frustration<br />

de n’avoir pu entrer dans leurs rangs.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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196<br />

L'immigration en Russie<br />

L’immigration en Russie,<br />

perception et conséquences socio-politiques<br />

Anatoli Vichnevski<br />

La Russie n’a jamais été un pays d’immigration. Bien qu’il y ait eu des périodes<br />

depuis le règne de Catherine II où des étrangers fussent venus en Russie, leur place<br />

dans le bilan démographique est demeurée insignifiante. À l’époque soviétique,<br />

la Russie dans ses frontières actuelles était plutôt un pays d’émigration : d’une<br />

émigration, évidemment, non hors de l’URSS mais depuis la République fédérative<br />

soviétique socialiste de Russie vers d’autres républiques de l’Union.<br />

C’est à partir du milieu des années 1970 que la situation a commencé à changer,<br />

lorsque le nombre de ceux qui pénétraient en Fédération de Russie s’est mis à<br />

dépasser celui de ceux qui la quittaient. En 16 ans (1975-1990), l’accroissement de<br />

population dû à l’immigration en Russie (de l’ordre de 2,7 millions de personnes) a<br />

atteint un volume comparable à la perte due à l’émigration survenue durant les 20<br />

années précédentes (1955-1974).<br />

Une part de l’immigration de cette période était le fait d’habitants originaires<br />

des républiques de l’Union. Pour la seule période située entre les deux recensements<br />

de 1979 et 1989, le nombre de Moldaves en Russie a crû de 69% (contre 11%<br />

seulement en Moldavie elle-même), celui des Géorgiens et des Arméniens de 64%<br />

(contre 10 et 13% dans leurs républiques respectives), celui des Azerbaïdjanais a été<br />

multiplié par 2,2 (contre 24%), celui des Ouzbeks et des Turkmènes par 1,8 (contre<br />

34%), celui des Kirghizes par 2,9 (33%), et celui des Tadjiks par 2,1% (46%). Mais<br />

en valeur absolue, cette arrivée d’individus étrangers était peu importante et elle<br />

était essentiellement constituée de migrants, c’est-à-dire de Russes ethniques ayant<br />

précédemment quitté la Russie et de leurs descendants.<br />

L’immigration de retour s’est brusquement activée après la chute de l’Union<br />

soviétique. L’afflux d’immigrants des années 1990 (1991-2001) apporta au pays<br />

presque 5 millions de nouveaux habitants. Parmi eux, 69% étaient des représentants<br />

Anatoli Vichnevski, Directeur de l’Institut de démographie du Haut Collège d’économie<br />

(Moscou).<br />

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L'immigration en Russie<br />

de peuples et de groupes ethniques de la Fédération de Russie (59% de Russes)<br />

– en ajoutant à ce nombre les Ukrainiens et les Biélorusses, on dépasse 84%.<br />

L’accroissement de population des représentants d’autres peuples, avant tout des<br />

Arméniens et des Azerbaïdjanais, souvent complètement russifiés, a représenté<br />

environ 700 000 personnes.<br />

La hausse de l’accroissement migratoire a coïncidé avec le changement du rôle<br />

qu’il a joué dans l’équilibre démographique du pays. Jusqu’au début des années<br />

1990, la population de la Russie augmentait essentiellement grâce à l’accroissement<br />

naturel (nombre de naissances supérieur à celui des décès), cependant l’apport<br />

de l’immigration a commencé à se faire ressentir et, dans la deuxième moitié<br />

des années 1980, elle représentait déjà plus d’un cinquième de l’accroissement<br />

démographique total. Mais en 1992, l’accroissement naturel a laissé la place à une<br />

baisse naturelle, et l’immigration est devenu le seul facteur, et d’une importance<br />

particulièrement grande, de croissance démographique.<br />

Bien que l’immigration de la période post-soviétique, même dans la période<br />

d’afflux migratoire des années 1990, n’ait pu compenser la baisse démographique<br />

naturelle, elle en a sérieusement atténué les conséquences. Selon les chiffres<br />

officiels, la baisse démographique naturelle de la Russie de 1993 à 2011 aura été de<br />

13,2 millions de personnes, la population ayant baissé de 5,5 millions de personnes<br />

pendant la même période ; en d’autres termes, cette perte aura été compensée à<br />

hauteur de 58% (soit 7,7 millions de personnes) par l’immigration.<br />

Parallèlement à la demande « démographique » d’immigration – et même<br />

un peu plus tôt – est apparue une demande d’immigration économique liée à la<br />

situation du marché du travail. Dès les années 1970-1980, il était déjà fortement<br />

question en URSS de la nécessité de faire venir dans les zones « à main-d’œuvre<br />

insuffisante », en l’occurrence la région centrale de la Russie, la Sibérie, l’Extrême-<br />

Orient russe, des populations en provenance d’autres parties de l’URSS, notamment<br />

de l’Asie centrale surpeuplée. C’est ainsi, par exemple, que lors du XXVIe Congrès<br />

du Parti communiste de l’Union soviétique en 1981 a été mentionnée la « situation<br />

des ressources en main-d’œuvre dans un certain nombre de secteurs. La mise en<br />

œuvre des programmes de conquête de la Sibérie occidentale, de la zone BAM<br />

(Baïkal-Amour-Magistral), et d’autres secteurs de la partie asiatique du pays a<br />

suscité un afflux de populations. D’ailleurs, les personnes préfèrent toujours à<br />

l’heure actuelle se déplacer du nord vers le sud et de l’est vers l’ouest bien qu’il<br />

soit plus logique pour la main d’œuvre de faire le mouvement inverse… En Asie<br />

centrale, dans certains secteurs du Caucase, on constate au contraire un excès de<br />

main-d’œuvre, surtout en zone rurale. Ce qui signifie qu’il est nécessaire d’inciter<br />

de manière plus active la population de ces zones à contribuer à la conquête des<br />

nouveaux territoires du pays. »<br />

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198<br />

Anatoli Vichnevski<br />

Bien évidemment, l’« incompatibilité culturelle » entre les Russes et les populations<br />

d’Asie centrale ne faisait alors l’objet d’aucune discussion, différents projets visant<br />

à attirer en Russie les populations des républiques du sud furent élaborés, de<br />

façon parfois très éloignée des réalités (comme par exemple la proposition de<br />

procéder à une nouvelle répartition de 40% de l’accroissement démographique<br />

annuel de l’Asie centrale, soit environ 3,4 millions de personnes pour la période<br />

allant de 1985 à 2000, au profit des zones « à main-d’œuvre insuffisante »). En<br />

réalité, l’afflux officiellement enregistré d’immigrés d’Asie centrale pendant cette<br />

période a été très faible. Disons que pour la dernière décennie du XXe siècle,<br />

l’augmentation du nombre d’Ouzbeks, de Kirghizes et de Tadjiks en Russie a été<br />

inférieure à 50 000 personnes.<br />

Le boom d’immigration du milieu des années 1990 aura été court, il s’est<br />

interrompu à la fin de la décennie, et l’immigration nette en Russie reste à un<br />

niveau assez bas pour un pays européen (tableau 1).<br />

Tableau 1. Immigration nette en Russie et dans certains pays européens<br />

en 2008 et 2010 pour 1000 habitants.<br />

Pays 2008 2010 Pays 2008 2010<br />

Suisse 12,7 8,3 Pays-Bas 3,2 2,6*<br />

Espagne 10,0 1,3 Finlande 2,9 2,6<br />

Norvège 9,4 8,9 Hongrie 2,8 1,7*<br />

Slovénie 9,1 -0,3 Grande-Bretagne 2,6 4,0<br />

Italie 7,6 6,3 Slovaquie 2,4 1,7<br />

Suède 6,0 5,3 Russie 1,8 1,1<br />

Belgique 5,9 9,2 France 1,2 n.c.<br />

Malte 5,9 5,4 Portugal 0,9 0,4<br />

Chypre 4,5 19,2 Irlande 0,8 -7,6<br />

Danemark 3,4 1,9 Allemagne -0,7 1,9<br />

* 2009 – Les pays sont classés en fonction de l’indice de 2008<br />

Source : Eurostat.<br />

Y A- T- I L D E S VA G U E S D’ I M M I G R É S ?<br />

Malgré le volume relativement limité par rapport à de nombreux pays de<br />

l’immigration nette en Russie, on se figure souvent qu’une vague d’immigration la<br />

frappe. Les personnalités politiques, les journalistes, et souvent aussi les chercheurs,<br />

soulignent que la Russie est le deuxième centre d’attraction d’immigration en<br />

valeur au monde. « La Russie est devenue le plus grand centre d’attraction de<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L'immigration en Russie<br />

l’immigration dans l’hémisphère oriental, et ne le cède qu’aux États-Unis en volume<br />

des flux migratoires », voilà une formulation typique des journaux, représentative<br />

de l’idée sur l’ampleur du phénomène.<br />

En général, compte tenu de ce que la Russie est le pays doté du plus grand<br />

territoire au monde et qu’elle est le deuxième État après les États-Unis à accueillir<br />

des immigrés, en population totale (ni la Chine, ni l’Inde, ni d’autres géants<br />

démographiques ne se positionnent comme pays d’immigration), sa deuxième<br />

place en nombre d’immigrés accueillis est tout à fait naturelle. Est-ce cependant la<br />

place qu’elle occupe dans les faits ?<br />

Selon les données de l’ONU et les évaluations de la Banque mondiale qui en<br />

découlent, le nombre d’immigrés en Russie était de plus de 12 millions en 2010,<br />

ce qui place effectivement le pays à la deuxième place après les États-Unis selon<br />

cet indice (avec un grand écart cependant, puisqu’ils sont 42,8 millions aux États-<br />

Unis), avec l’Allemagne à la 3ème place. Mais il s’agit de valeurs absolues, dont la<br />

signification est fortement limitée. Il y a par exemple eu en Russie, en 2010, presque<br />

1,8 millions de naissances – soit plus que dans tout autre pays européen. Pourtant,<br />

il ne viendrait à l’idée de personne de s’appuyer sur ce constat pour affirmer que la<br />

Russie a la natalité la plus forte d’Europe ! C’est la même chose en ce qui concerne<br />

l’immigration. Si on compare ces chiffres aux calculs réalisés par les experts de<br />

la Banque mondiale sur le total d’immigrés par rapport au pays de résidence, on<br />

constate que ces derniers ont représenté 8,7% de la population – ce qui situe la<br />

Russie très loin de la tête de liste des États classés selon leur « charge migratoire », liste<br />

où les États-Unis se retrouvent d’ailleurs également devancés (voir schéma 1). Sans<br />

parler d’Israël dont la population ne s’est constituée que récemment et principalement<br />

par le fait de l’immigration, la plupart des pays européens et non-européens – et même<br />

un certain nombre d’anciennes républiques de l’Union –repoussent la Russie presque<br />

à la fin de cette liste de 37 États.<br />

Mais ce n’est pas tout. Sur le fond, les appréciations concernant la Russie ne sont<br />

pas comparables à celles données pour les pays figurant au schéma 1. Elles portent<br />

sur le nombre cumulé des immigrés, c’est-à-dire le nombre des personnes vivant<br />

dans un autre pays que celui où elles sont nées. En effet, selon le recensement de<br />

2002, 12 millions de personnes originaires d’autres États vivaient en Russie ; et ces<br />

personnes sont considérées par les experts de l’ONU et de la Banque mondiale<br />

comme des migrants internationaux. Il est cependant spécifié nommément que,<br />

dans le cas de l’ex-Union Soviétique, il s’agit de migrants internes qui se sont<br />

transformés en migrants internationaux : ces personnes ne se sont pas déplacées<br />

mais ont subi l’apparition de nouvelles frontières.<br />

La masse d’immigrés ainsi comprise s’est constituée, pour l’essentiel, à l’époque<br />

soviétique. Selon l’ONU, elle comprenait 11,5 millions de personnes en Russie en<br />

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Anatoli Vichnevski<br />

Schéma 1. Nombre cumulé d’immigrés<br />

en pourcentage de population des pays de résidence<br />

Israël<br />

Australie<br />

Suisse<br />

Nouvelle-Zélande<br />

Canada<br />

Irlande<br />

Kazakhstan<br />

Autriche<br />

Espagne<br />

Lettonie<br />

Suède<br />

Belgique<br />

Estonie<br />

Etats-Unis<br />

Allemagne<br />

Ukraine<br />

Biélorussie<br />

Islande<br />

Royaume-Uni<br />

France<br />

Arménie<br />

Pays-Bas<br />

Norvège<br />

Danemark<br />

Russie<br />

Portugal<br />

Slovénie<br />

Italie<br />

Serbie<br />

République Tchèque<br />

Finlande<br />

Lituanie<br />

Hongrie<br />

Slovaquie<br />

Pologne<br />

Japon<br />

Bulgarie<br />

Source : Migration and remittances factbook 2011. 2nd Edition. The World Bank.<br />

1990, ce qui correspondait aux données du recensement effectué en 1989 dans<br />

toute l’Union Soviétique. Selon ce même recensement, cette masse était composée<br />

à plus de 50% de Russes ethniques et, avec les Ukrainiens et les Biélorusses pour<br />

l’essentiel déjà russifiés, ce pourcentage atteignait 89%. On trouvait aussi, parmi<br />

les dix premiers groupes, des Arméniens, des Juifs, des Tatars, des Tchéchènes,<br />

des Kazakhs, des Ossètes et des Ingouches, tous les autres peuples ne représentant<br />

finalement qu’1,5%. Le recensement de 2002 fait état quant à lui de 12 millions<br />

d’habitants en Russie nés hors de ses frontières, ce qui a été à l’origine de nouveaux<br />

calculs de l’ONU. En comparaison avec l’année 1990, la croissance est insignifiante.<br />

Comme par le passé, il s’agit pour l’essentiel d’anciens citoyens de l’URSS nés hors de<br />

la RSFSR, dans l’une ou l’autre des républiques soviétiques. C’est le cas, par exemple,<br />

des enfants des personnes envoyées au Kazakhstan à l’occasion de la « campagne<br />

des terres vierges » dans les années 1950, des enfants de militaires mutés dans<br />

différentes républiques, des Tchétchènes, des Ingouches et autres représentants<br />

de peuples victimes de répressions et nés en déportation au Kazakhstan et en<br />

Asie Centrale. En même temps, le « nombre cumulé d’immigrants » ne prend<br />

pas en compte les personnes nées en Russie, l’ayant quittée, et ayant vécu hors<br />

de ses frontières (encore une fois les militaires, les spécialistes affectés à un poste<br />

déterminé, etc.) mais désormais de retour et comptés comme immigrants.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L'immigration en Russie<br />

En un mot, les 12 millions d’immigrés dont il est question dans les rapports de<br />

l’ONU et de la Banque Mondiale et les immigrés qui ont contribué à l’accroissement<br />

de population de la Russie ces dix dernières années sont des quantités différentes<br />

et qui ne se recoupent que de façon insignifiante. En réalité, l’accroissement dû<br />

à l’immigration pour ces vingt dernières années est sensiblement inférieur au<br />

nombre cumulé des immigrés, du moins s’il s’agit des immigrés enregistrés.<br />

Outre les immigrés enregistrés en Russie, il existe une grande quantité<br />

d’immigrés « sans papiers » (illégaux). Leur nombre est inconnu, les estimations<br />

varient à grande échelle, allant parfois jusqu’à atteindre 15 millions de personnes,<br />

voire plus. Dans le « Concept de la politique migratoire de la Fédération de Russie<br />

à l’horizon 2025 » récemment adopté, il est mentionné que 3 à 5 millions de<br />

personnes étrangères « exercent chaque année une activité professionnelle sans<br />

autorisation officielle ». Cette estimation, si elle correspond à peu près à celles que<br />

donnent les chercheurs, demeure cependant tout à fait aléatoire, le nombre réel<br />

d’immigrés sans papiers pouvant être aussi bien supérieur qu’inférieur.<br />

U N I M P É R AT I F É C O N O M I Q U E<br />

Les références faites par des fonctionnaires, des journalistes et parfois aussi des<br />

experts à des chiffres peu clairs pour eux témoignent de la diffusion en Russie<br />

d’une mythologie migratoire qui exerce une influence sur l’opinion publique, sur<br />

la politique migratoire et même sur la politique dans le sens le plus large du terme.<br />

Comme indiqué précédemment, on constate en Russie, à partir de 1992, une<br />

baisse naturelle de la population : dans la deuxième moitié des années 1990 et<br />

au début des années 2000 cette baisse a atteint de 700 000 à 900 000 personnes<br />

par an. À partir de 2006, elle s’est fortement réduite, et, en 2011, elle aura été de<br />

129 000 personnes. On a ainsi le sentiment que le mouvement s’inversera très<br />

prochainement en laissant place à l’accroissement naturel, et que la population totale<br />

pourra être stabilisée sans avoir recours à l’immigration. En fait, cette impression<br />

est assez erronée. La réduction de la baisse naturelle de la population après 2005<br />

est avant tout le résultat de changements favorables de la structure des âges qui<br />

reflètent les déformations issues du passé de la pyramide des âges et des sexes en<br />

Russie. Or, ces mêmes déformations amènent à prévoir que la vague suivante de<br />

changements structurels sera défavorable, qu’elle mènera à une baisse de la natalité<br />

et à une augmentation de la mortalité et que la population baissera naturellement<br />

de nouveau. Dans ces conditions, la ressource migratoire reprendra de la valeur,<br />

ressource indispensable au moins pour empêcher la baisse de la population.<br />

À ces considérations démographiques s’ajoutent des motifs économiques<br />

étroitement liés à la situation du marché du travail. Pour simplifier, les demandes<br />

démographique et économique en ressources migratoires ne correspondent pas<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

201


202<br />

Anatoli Vichnevski<br />

toujours. C’est ce dont témoigne de toute évidence la dynamique du dit « dividende<br />

démographique » en Russie des deux dernières décennies.<br />

À partir de 1992, on a noté en Russie une baisse naturelle de la population,<br />

montrant clairement l’acuité des problèmes démographiques. Mais du point de<br />

vue économique et social, les changements de proportion entre les différents<br />

groupes d’âge étaient favorables, en ce sens que le pays bénéficiait d’un « dividende<br />

démographique ». En particulier, la baisse de la population a été longtemps<br />

accompagnée d’une croissance du nombre (et donc de la part) des personnes en âge<br />

de travailler : en 1993, elles n’étaient pas 84 millions, en 2006, elle dépassaient les<br />

90 millions. En même temps, le nombre d’enfants de moins de 16 ans a nettement<br />

diminué, passant de 35,8 millions en 1992 à 22,7 millions en 2006. Le nombre des<br />

personnes du troisième âge n’a presque pas changé, restant au niveau de 29-30<br />

millions et même diminuant légèrement entre 2002 et 2006. Résultat, la charge<br />

démographique sur la population active s’est sans cesse réduite. En 1993, elle était<br />

de 771 personnes « à charge » – avant et après l’âge de travailler – pour 1000 en<br />

âge de travailler, alors qu’en 2006, elle était de 580 pour 1000 (elle n’avait jamais<br />

été aussi basse). Bien évidemment, cela ne peut pas ne pas se refléter de manière<br />

favorable sur la nécessité des dépenses sociales de l’État : dans la mesure où elle<br />

relève des proportions démographiques, elle était minimale. Notons que même<br />

dans ces conditions, la situation sur le marché du travail n’était pas idéale puisque<br />

la demande dépassait l’offre. Et, dans une certaine mesure, elle était compensée par<br />

l’immigration légale et illégale.<br />

À partir de la deuxième moitié de la décennie écoulée, la situation a commencé<br />

à empirer. En 2007, pour la première fois depuis longtemps, la population en âge<br />

de travailler s’est réduite. Cette baisse s’est accélérée. Selon différentes prévisions<br />

de l’institut Rosstat, la population en âge de travailler pour la prochaine décennie<br />

(2012-2022) baissera de 8-11 millions de personnes, ce qui ne peut pas ne pas<br />

conduire à un défaut d’offre sur le marché du travail et se refléter négativement sur<br />

la croissance économique.<br />

La forte « pression » de l’offre sur le marché du travail dans les 10-15 années à venir<br />

est inévitable, et elle s’accompagnera d’un alourdissement de la charge économique<br />

sur chaque actif. Aujourd’hui, on compte environ 570 enfants et personnes âgées<br />

pour 1000 personnes en âge de travailler. Selon les prévisions basses, ce nombre<br />

pourrait atteindre 159 personnes pour 1000, 213 selon les prévisions moyennes,<br />

et 242 selon les prévisions hautes. Cela se traduira par une énorme augmentation<br />

des dépenses sociales et aggravera la situation économique. Ainsi les processus<br />

démographiques vont-ils engendrer une demande croissante en main d’œuvre<br />

étrangère et, finalement, c’est précisément le marché du travail, l’« économie » au<br />

sens large du terme qui deviendra le principal « agent pro-immigration ». Et nulle<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L'immigration en Russie<br />

politique ne saura résister à ses exigences. Les considérations démographiques et<br />

économiques vont exiger un nombre de plus en plus grand d’immigrés et ce besoin<br />

croissant, lié à une pression migratoire extérieure en provenance des pays pauvres<br />

et surpeuplés, conditionnera un afflux permanent en Russie de ressortissants des<br />

pays limitrophes, voire d’autres pays plus éloignés.<br />

« B O N S » E T « M AU VA I S » I M M I G R É S<br />

L’afflux important d’immigrés est un sérieux défi, mais c’est aussi une chance à ne<br />

pas laisser passer. Malheureusement, pour l’instant, nous nous trouvons encore<br />

éloignés d’une compréhension du problème de l’immigration dans sa totalité,<br />

sans parler de sa solution. L’opinion publique en Russie (comme, d’ailleurs, dans<br />

beaucoup d’autres pays) a tendance à ne voir que les côtés négatifs de l’immigration<br />

et les risques qui y sont liés, en sous-estimant largement son potentiel positif et,<br />

surtout, son caractère irréversible. Les médias sont pleins de messages alimentant<br />

toute une mythologie de l’immigration qui est détachée de la réalité. Cette<br />

mythologie repose sur deux mythes qui peuvent être qualifiés de « mythe des<br />

mauvais immigrés » et « mythe des bons immigrés ».<br />

Le premier d’entre eux suppose une exagération du nombre d’immigrés présents<br />

en Russie, ce dont il a déjà été question précédemment, et également une accusation<br />

portée contre des défauts collectifs fortement sujets à caution : délinquance,<br />

diffusion de la drogue, contamination de la population russe par des maladies,<br />

etc. Exemple caractéristique, le lien constamment souligné entre l’immigration et<br />

la croissance de la délinquance alors que les chiffres régulièrement publiés par le<br />

ministère russe de l’intérieur donnent un taux de 1,5 - 2% d’infractions commises<br />

par les immigrés. Infractions qui consistent d’ailleurs principalement, selon les<br />

agents du service fédéral des migrations, en des falsifications de documents de<br />

séjour. Autre accusation véhiculée par le discours anti-immigration dans d’autres<br />

pays aussi : la concurrence faite aux Russes sur le marché du travail. Or, l’expérience<br />

tant russe qu’étrangère montre que la population locale et les immigrés occupent<br />

habituellement des postes différents, dans des niches ne se recoupant pas, et que<br />

la plupart des immigrés exécutent des tâches délaissées par la population locale.<br />

Le deuxième mythe oppose aux « mauvais immigrés », dont il faut limiter l’afflux<br />

par tous les moyens, les « bons immigrés » qu’il faut faire venir. On répète à l’envi la<br />

thèse selon laquelle il nous faut des immigrés hautement qualifiés. En l’occurrence,<br />

la notion de « qualification » ne fait quasiment jamais l’objet d’une définition, et<br />

on ne sait pas très bien s’il s’agit d’ouvriers qualifiés, d’agriculteurs qualifiés ou<br />

bien de dirigeants de haut niveau et de chercheurs de catégorie supérieure, de<br />

prix Nobel. Comme s’il n’y avait plus en Russie de demande en ouvriers d’usine<br />

voire en travailleurs pour des postes peu ou pas qualifiés. N’est absolument pas<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

203


204<br />

Anatoli Vichnevski<br />

pris en compte le fait que dans les grands flux d’immigration dont il peut s’agir en<br />

Russie, la part de main d’œuvre peu qualifiée est toujours très élevée. Il y a toujours<br />

une demande portant sur leur travail à bas prix, c’est justement à partir de cette<br />

immigration que s’est constituée la population urbaine de Russie et d’autres pays.<br />

Et c’est en vivant dans les grandes villes que cette population s’est peu à peu formée<br />

et qualifiée, dans notre pays comme ailleurs. Les migrations mondiales actuelles<br />

répètent les exodes ruraux des XIXe et XXe siècles – certes à un niveau différent :<br />

c’est aujourd’hui la « campagne mondiale » qui se rend dans la « ville mondiale ».<br />

Peut-on vivre hors de cette situation globale ?<br />

Un autre type de « bons » immigrés, ce sont les concitoyens. Un programme<br />

étatique a été adopté en 2006 d’aide au retour volontaire pour les citoyens russes<br />

vivant à l’étranger. Cette mythologie repose sur le principe que le concitoyen est<br />

toujours quelqu’un de bien et d’utile. Or, la notion de « concitoyen » est elle-même<br />

toujours interprétée de la façon la plus large, ce qui rend difficile de distinguer<br />

les « bons » immigrés des « mauvais ». Conformément à la loi en vigueur « sur<br />

la politique d’État de la Fédération de Russie concernant les concitoyens vivant<br />

à l’étranger », sont comprises dans cette catégorie en particulier « les personnes<br />

citoyennes de l’URSS vivant dans des États faisant partie de l’URSS et ayant reçu<br />

la nationalité de ces États ou ayant perdu leur nationalité ». En vertu de cette<br />

interprétation, cette notion de « concitoyens » comprend beaucoup de ceux que<br />

l’opinion publique considère comme des « mauvais » immigrés, à savoir ceux qui<br />

sont peu qualifiés, mal intentionnés, malades, porteurs d’une « culture étrangère »<br />

et autres. Visiblement, il faut (et ils existent peut-être) des filtres complémentaires<br />

pour distinguer les « bons » concitoyens des « mauvais ». C’est peut-être justement<br />

pour cette raison que le programme en question n’a pas rencontré un grand succès.<br />

Entre 2007 et 2009, il était prévu d’accueillir 200 000 personnes alors que seules 16<br />

000 l’ont été en réalité. Au début de l’année 2012, le nombre total de concitoyens<br />

revenus en Russie était d’un peu plus de 62 500, ce qui est relativement peu quand<br />

on considère que l’accroissement total dû à l’immigration durant ces années a été<br />

d’au moins un million de personnes.<br />

La notion de « concitoyen » est parfois identifiée dans la langue commune,<br />

sans égard pour la loi n°99-F3, à celle de « Russe ethnique » ou, en tout cas, de<br />

« porteur de la culture russe ». En principe, il n’y aurait rien de mal à cela si la<br />

Russie créait effectivement une préférence pour le retour de ces porteurs de la<br />

culture russe vivant à l’étranger, comme d’ailleurs pour les porteurs de cultures<br />

d’autres peuples de la Russie. C’est probablement ce qu’il faudrait faire. Cependant,<br />

cette question convient d’être examinée sur la base de considérations purement<br />

numériques, indépendamment des problèmes d’immigration qui ont des racines<br />

démographiques et économiques.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L'immigration en Russie<br />

Dans les années 1990, on a constaté en effet une immigration massive de<br />

personnes originaires de Russie et de leurs descendants. Mais il n’existait pas alors,<br />

malheureusement, de programme d’État d’aide au retour. Aujourd’hui, les sources<br />

de cette immigration de retour sont largement taries. Beaucoup de Russes vivent<br />

encore hors de Russie, mais ils correspondent rarement à la catégorie « concitoyens<br />

vivant à l’étranger ». Disons que les Russes de l’étranger sont surtout ceux qui<br />

vivent en Ukraine, mais ce ne sont pas des migrants arrivés là-bas de Russie –<br />

ils y ont toujours vécu et il est peu probable qu’ils constituent un jour un afflux<br />

important d’immigration. Quant aux personnes véritablement « originaires de<br />

Russie » vivant à l’étranger, les émigrés et leurs descendants, même s’ils souhaiaient<br />

revenir en Russie, une part assez importante d’entre eux ne le peut tout simplement<br />

pas pour des raisons d’âge, de santé, de liens familiaux et autres. Le potentiel réel<br />

d’immigration des « concitoyens de l’étranger » est donc faible et, en tout cas, il ne<br />

correspond pas aux besoins de la Russie en matière d’immigration.<br />

* * *<br />

L’histoire de la pensée humaine nous apprend que la mythologie est une étape,<br />

inévitable mais intermédiaire, conduisant à la compréhension de la réalité des<br />

choses. On peut espérer que les regards portés par les Russes sur les problèmes<br />

complexes des migrations contemporaines ne resteront pas au niveau de la<br />

mythologie.<br />

Les questions liées à l’immigration seront inévitables, et vont revêtir une<br />

importance croissante dans la Russie du XXIè siècle. Il faut s’y préparer. Refuser<br />

la mythologie anti-immigration doit conduire non à sous-estimer les risques<br />

effectivement liés à l’immigration mais à élaborer une politique saine et constructive<br />

permettant de minimiser les risques du phénomène et d’en utiliser au mieux les<br />

avantages.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

205


206<br />

L’avenir des sociétés post-impériales<br />

du XXIe siècle<br />

Les nations, le nationalisme citoyen et la démocratie<br />

Émile Pain<br />

Au cours des débats politiques et des discussions théoriques de ces dernières<br />

années, de nombreuses questions importantes relatives au rôle de la nation et du<br />

nationalisme dans le monde contemporain et dans la modernisation politique de la<br />

Russie sont restées sans réponses. Le bilan du passage du régime politique impérial<br />

à l’État-nation en tant que nécessité historique reste quant à lui mitigé. Le lien entre<br />

la modernisation et l’idéologie du nationalisme civique, et entre cette dernière et la<br />

démocratisation, est perçu de manière variée. Certains partisans de la modernisation<br />

de la vie politique ne voient pas du tout le rapport qu’elle a avec la consolidation de<br />

l’unité nationale de la Russie. D’autres le voient mais perçoivent la consolidation<br />

de l’unité nationale et son idéologie de manière limitée, seulement comme un<br />

phénomène reposant sur une mobilisation ethnique. D’autres encore considèrent le<br />

nationalisme populaire comme dépassé et lui opposent le cosmopolitisme. Ces trois<br />

approches me paraissent aussi contre-productives les unes que les autres, tant pour<br />

la Russie que pour un très grand nombre de pays dont les populations sont tombées<br />

dans un piège, une impasse historique. En fait, les fondements politiques de la vie<br />

de telles sociétés au sein des empires hiérarchiques (peu importe qu’il s’agisse d’une<br />

métropole ou d’une colonie) avaient déjà été bafoués et, pour certains, complètement<br />

anéantis, avant même que les conditions nécessaires à la construction des Étatsnations<br />

ne soient apparues. Cet article généralise mes arguments à ce propos, déjà<br />

exposés lors de précédentes discussions.<br />

L’ H É R I TA G E D E L’ E M P I R E<br />

Durant l’été 2012 j’ai participé à une discussion sur le rapport du célèbre<br />

sociologue et philosophe Ulrich Beck intitulée « Comment vivre et gérer les<br />

problèmes de la société mondiale du risque : un tournant cosmopolitique ». L’idée<br />

Émile Pain, Professeur au Haut Collège d’économie (Moscou), directeur général du Centre<br />

d’études ethno-politiques.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle<br />

principale consistait en la nécessité de substituer au paradigme du nationalisme<br />

méthodologique (« obsolète » et « provincial », selon les termes de l’auteur)<br />

celui du cosmopolitisme. La seule explication de la nature du nationalisme<br />

méthodologique dans ce rapport était le postulat selon lequel « ... l’État national et<br />

la société nationale sont des formes sociales et politiques « naturelles » du monde<br />

contemporain ». Il ne fait aucun doute que le professeur Beck interprète la nature<br />

de ce qu’il qualifie d’« État national » dans le sens européen actuel, c’est-à-dire<br />

non pas comme un État ethnique, comme par exemple dans le cas des Allemands<br />

ou des Japonais ethniques, mais comme un État de citoyens, indépendamment<br />

des différences ethniques, religieuses ou raciales. Par ailleurs, ces États nationaux<br />

peuvent être tant unitaires (la France, l’Italie, la Suède, etc.) que fédéraux (la Suisse,<br />

l’Allemagne, les États-Unis et d’autres). Il est probablement familier avec les idées<br />

d’Alfred Stepan qui distingue les fédérations asymétriques – dans lesquelles il inclut<br />

les zones de peuplement compactes aux identités ethniques ou religieuses diverses<br />

– notamment par le terme d’« État-nation » qu’il préfère a celui de « nation-État »,<br />

employé pour désigner des communautés plus homogènes.<br />

Ainsi, le principal reproche de Beck à l’encontre du nationalisme méthodologique<br />

concerne sa vision limitée d’un monde essentiellement perçu à travers le prisme<br />

de l’État-nation. C’est pour cette raison que ce philosophe allemand qui travaille<br />

en Angleterre et intervient dans des conférences partout dans le monde appelle à<br />

effectuer un virage dans le sens du paradigme du cosmopolitisme international.<br />

Cette idée n’est pas nouvelle ; et la propension au cosmopolitisme d’une<br />

certaine couche de l’élite occidentale, de même que son opposition croissante<br />

aux valeurs de l’attachement national des peuples envers un pays déterminé<br />

ont été notées depuis longtemps, par exemple par Samuel Huntington dans<br />

son livre Qui sommes-nous ?. Certes, depuis, la situation a changé dans le<br />

monde. Les immigrés rencontrent des difficultés croissantes à s’intégrer dans<br />

les sociétés d’accueil ; les modèles de base de gestion de ces processus se sont<br />

avérés inefficaces ; la crise mondiale a brusquement accru les contradictions<br />

entre les intérêts nationaux dans la partie la plus internationalisée du monde<br />

occidental, à savoir l’Union Européenne. Tout cela a conditionné un nouvel essor<br />

du nationalisme en Occident et une baisse de popularité des idées cosmopolites.<br />

En même temps, je peux comprendre l’enthousiasme critique qui s’est maintenu,<br />

bien qu’atténué par rapport à il y a quelques années, dans les interventions de<br />

certains collègues européens envers les nation-states. Ces derniers existent<br />

depuis plusieurs siècles en Europe, il s’agit donc peut-être simplement d’une<br />

crise des concepts politiques. Mais peut-on être lassé d’une nourriture qu’on n’a<br />

pas encore goûtée ? Peut-on qualifier d’archaïque l’idée de nation pour un État<br />

qui n’a jamais connu de nations ?<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

207


208<br />

Émile Pain<br />

Durant plusieurs siècles, la coexistence de différentes cultures ethniques et<br />

religieuses sur le territoire de la Russie a été déterminée par le régime impérial. Un<br />

Empire est aux antipodes de l’État-nation fondé sur des principes de souveraineté<br />

populaire. « Le pouvoir sur beaucoup de peuples sans leur assentiment », voilà ce<br />

qui, d’après Dominic Lieven, a distingué les grands Empires du passé et ce que<br />

présupposent toutes les définitions raisonnables de cette notion.<br />

La formule « le pouvoir sans l’assentiment du peuple » ne signifie pas forcément<br />

que ce pouvoir repose exclusivement sur la force, elle dit seulement que la volonté<br />

des citoyens et de leurs associations, par exemple des communautés ethnoterritoriales,<br />

n’a pas de valeur pour le fonctionnement du régime impérial organisé<br />

de façon hiérarchique et autoritaire. Il a pu convenir à certaines époques et, pour<br />

beaucoup de peuples, il aura même pu être salvateur. Ce fut le cas lors de la conquête<br />

de la Sibérie au XVIIe siècle et au début du XVIIIe, quand leur intégration au sein<br />

de la Russie a littéralement sauvé du dépérissement toute une série de peuplades<br />

(les Khantis, les Mansis, les Selkoupes et beaucoup d’autres) qui, jusqu’à l’arrivée<br />

des Russes, étaient victimes de pillages, éliminés physiquement et chassés vers des<br />

lieux inhospitaliers par les peuples plus nombreux. L’Empire russe, qui voyait en<br />

chacun d’eux un payeur potentiel du tribut « iassak », protégea avec grand intérêt<br />

ces peuples désormais nommés « Iassaks » à leur tour. Mais la situation changea en<br />

même temps que les objectifs de la colonisation. Lorsque l’objectif est le territoire,<br />

l’excès de population qui y demeure est une gêne dont il faut se débarrasser. Ce<br />

fut le cas lors de la conquête du Nord-Caucase au XIXe siècle. En mars 1864, dans<br />

un des rapports finaux sur le déroulement de la guerre du Caucase, le grand-duc<br />

Mikhaïl Nikolaïevitch indiquait : « Toute l’étendue du versant nord-ouest à partir<br />

de la rivière Laba et du versant sud à partir de l’embouchure du Kouban jusqu’à<br />

Touapsé sont débarrassés de la population qui nous était hostile. » Sur ce rapport<br />

est conservée la conclusion apposée par l’empereur Alexandre II : « Gloire à Dieu ».<br />

L’Union Soviétique était en quelque sorte un empire dont la nature et les<br />

objectifs ont varié selon les périodes. Son étape initiale (les quinze premières<br />

années) a été qualifiée par l’historien Terry Martin d’« Empire de la discrimination<br />

positive » (« the Affirmative Action Empire »). Un empire qui non seulement<br />

ne s’opposait pas à la mise en place d’autonomies nationales mais aussi les<br />

construisait, en contribuant même à la création de la culture écrite de certains<br />

de ces peuples. En même temps, le processus même de construction desdites<br />

« nations et populations socialistes » dans les années 1920 et au début des années<br />

1930 s’est fait par la force. Les limites administratives entrecoupaient fréquemment<br />

des massifs ethniques cohérents ou réunissaient arbitrairement différents peuples<br />

sans leur accord au sein de républiques autonomes ou de l’Union. Beaucoup de<br />

conflits armés dans le Caucase de la fin du XXe siècle ont été des circonstances<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle<br />

directes de cette construction. Or, à la fin des années 1930 et plus encore dans les<br />

années 1940, l’Union Soviétique s’est comportée en empire autoritaire classique.<br />

Ce fut notamment le cas dans le Nord-Caucase et dans les régions méridionales<br />

de la Russie y attenant. C’est précisément à partir de là qu’en 1943 et 1944 ont<br />

été déportées au Kazakhstan (d’après les archives du NKVD) environ 700 000<br />

personnes (Tchétchènes, Ingouches, Kalmouks et autres), le nombre total de<br />

personnes décédées au cours de la déportation dépassant les 100 000 selon les<br />

estimations de l’association Mémorial.<br />

L’écho de cette déportation résonne encore aujourd’hui dans les nombreux<br />

conflits territoriaux et ethniques entre ces peuples. Cependant, la conséquence la<br />

plus pérenne et la plus radicale de l’influence du système politique impérial est<br />

la conscience impériale qui en a résulté : un esprit paternaliste et de sujétion qui<br />

se présente comme une alternative et une limite à la conscience citoyenne. Cette<br />

dernière se définissant comme la mentalité des personnes participant à la gestion<br />

de l’État de manière consciente et responsable. Aristote considérait déjà en son<br />

temps l’État comme une forme de communauté de citoyens inclus au sein du<br />

pouvoir. Seule la participation à la gestion crée le citoyen comme sujet principal de<br />

l’État. Mais voilà, la prise de conscience de la nature d’un sujet politique se forme<br />

difficilement chez les habitants d’un empire.<br />

Revenons sur le fait que dans les situations de crise de la vie des sociétés postimpériales<br />

ont lieu de manière concomitante une destruction de la conscience<br />

de sujétion et la constitution d’une conscience citoyenne. Pour l’instant, je ferais<br />

remarquer que le trait dominant de la conscience de masse en Russie au début<br />

du XXIe siècle est la certitude que « de nous (du peuple), rien ne dépend dans<br />

l’État ». Cet éloignement de la société vis-à-vis de la gestion politique n’est pas<br />

du tout conditionné par une particularité génétique de la population ou par une<br />

caractéristique immanente et invariable de la culture russe, mais par l’adaptation<br />

des gens aux éléments qui se sont maintenus après le régime impérial hiérarchique,<br />

souvent réanimé artificiellement par le pouvoir.<br />

C O N S O L I DAT I O N NAT I O NA L E E T D É M O C R AT I E<br />

D’après les calculs de Robert Dahl, il n’y avait en 1900-1909 que huit pays dont le<br />

régime politique pouvait être qualifié de démocratique. En 1940-1949, ils étaient<br />

déjà 25, et représentaient un tiers de tous les États alors existant. En 1994-1997, 86<br />

pays (c’est-à-dire 45% du nombre total des pays existant) étaient qualifiés par Dahl<br />

comme ayant des traits « démocratiques », et, en 2008, la Fondation Bertelsman en<br />

a classé 125, représentant 65% du total et comprenant 70% de la population de la<br />

planète. L’orientation de l’évolution des régimes politiques dans le sens d’un passage<br />

de la démocratie comme phénomène local et marginal (au début du XXe siècle) à<br />

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Émile Pain<br />

une norme mondiale ne fait aucun doute. C’est l’objectif de la majorité écrasante<br />

des pays au début du XXIe siècle. Or, la Russie est définie par sa Constitution<br />

comme un État démocratique et tous ses dirigeants post-soviétiques ont confirmé<br />

publiquement ce choix en faveur de la démocratie.<br />

En même temps, d’après la Fondation Bertelsman citée plus haut, la Russie fait<br />

partie des États considérés comme « faisant défaut en matière de démocratie ». D’autres<br />

groupes d’études internationaux définissent le mode politique de la Russie comme un<br />

« régime hybride, semi-autoritaire », ou même comme un « régime autoritaire, non<br />

consolidé ». Et le président Vladimir Poutine lui-même, dans un article publié lors<br />

de sa campagne de 2012 et intitulé Démocratie et qualité de pouvoir, n’a eu de cesse<br />

d’insister sur la spécificité de la démocratie russe. Premièrement, la société russe, selon<br />

Vladimir Poutine, n’est pas encore prête à recourir aux mécanismes démocratiques ;<br />

deuxièmement, sa préparation à une « véritable démocratie » (cette définition est<br />

donnée dans l’article) exige une amélioration de la qualité du pouvoir de l’État. Que<br />

cela signifie-t-il ? Le renforcement du même système centralisé, la « verticale du<br />

pouvoir » dont la dénomination est indissociablement liée au nom de Poutine. Cette<br />

même élite verticale du pouvoir considère comme condition essentielle le maintien<br />

de l’intégrité du pays, et les années zéro sont donc par conséquent celles qui marquent<br />

le regain des éléments de régime impérial dans la gestion territoriale de la Russie.<br />

Une hiérarchie des représentants locaux a été recréée, avec nomination de centres de<br />

gestion des provinces ; la politique fiscale a été modifiée en faveur du centre ; son rôle<br />

a grandi dans la répartition des ressources budgétaires ; les possibilités d’autonomie<br />

locale des territoires ont été réduites.<br />

J’occupe une position nuancée par rapport à ces idées. Je suis d’accord avec<br />

le fait que tout une série de particularités de la société russe font obstacle à la<br />

démocratisation de la Russie. En premier lieu, je classerais parmi ces caractéristiques<br />

la faiblesse de la conscience citoyenne, pour l’instant limitée à des couches sociales<br />

étroites, et le fait que pour cette raison, la majorité de la population n’est pas prête<br />

à se considérer comme le principal sujet de la politique, souverain dans l’État.<br />

Pourtant, en même temps, je récuse la capacité de la verticale du pouvoir du régime<br />

néo-impérial à agir résolument en faveur de la démocratisation ; au contraire, c’est<br />

ce régime qui en est le frein principal.<br />

Le régime autoritaire impérial écrase le développement de la conscience<br />

citoyenne ; et pour cette raison, dans la période post-impériale, chez les peuples<br />

passés par le creuset de ce système, la consolidation sociale et politique se trouve<br />

plutôt à la source non de l’identité citoyenne mais des identités dites « ascriptives »<br />

(ethnique, religieuse, raciale). Au début des années 1990 en Russie, les mouvements<br />

nationalistes tchétchène, tatare, iakoute, etc., ont commencé à s’épanouir, à<br />

foisonner, dans les républiques de la Fédération. Et, à la fin des années 1990, c’est le<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle<br />

nationalisme russe qui s’est réveillé. Alors, se sont mis en marche les mécanismes<br />

du « pendule ethno-politique » : les cycles d’activité des mouvements apparaissant<br />

au nom de minorités ethniques ont suscité l’activation des mouvements au nom de<br />

la majorité ethnique russe, dont l’essor a à son tour donné un coup de pouce à une<br />

nouvelle recrudescence de l’activité des minorités.<br />

La mobilisation ethnique et religieuse de la population comme produit des<br />

conditions post-impériales a engendré à son tour de nombreux problèmes, à savoir<br />

avant tout des conflits ethniques et religieux au sein de la Fédération de Russie. La<br />

situation est devenue particulièrement tendue dans le Nord-Caucase. Dans son<br />

rapport d’octobre 2012, l’organisation non-gouvernementale International Crisis<br />

Group considère la confrontation actuelle entre les organes officiels de maintien<br />

de l’ordre de Russie et les groupements armés illégaux dans la région comme « le<br />

conflit le plus sanglant de l’Europe contemporaine ». Selon une étude toute fraîche<br />

de Vitaly Bélozérov, la Russie compte parmi les dix pays ayant subi le plus grand<br />

nombre d’attentats entre 1990 et 2012, et elle occupe la troisième place en nombre<br />

de victimes d’attentats, derrière seulement l’Irak et le Pakistan.<br />

La xénophobie en Russie, essentiellement dans ses régions centrales, dépasse<br />

par son ampleur celle de l’Europe et, par sa nature, s’en distingue complètement.<br />

Tous les services russes d’analyse sociologique montrent que la cible principale<br />

de la xénophobie des habitants des grandes villes n’est pas l’immigré comme en<br />

Europe, mais un citoyen russe originaire du Nord-Caucase. Le niveau d’hostilité<br />

à leur encontre est cinq ou six fois plus élevé qu’envers les personnes originaires<br />

d’Asie Centrale, qui composent la majorité des immigrés aujourd’hui. Les peuples<br />

du Nord-Caucase inclus dans l’Empire russe dès le XIXe siècle sont exclus<br />

aujourd’hui de l’image unie du « Nous » russe dans la conscience de la majorité de<br />

la population. Cette image (la « communauté imaginée » que Benedict Anderson<br />

considérait comme l’essence d’une nation) n’a pas en Russie de traits bien délimités.<br />

En 1970, le politologue américain Dankwart Rustow a formulé l’idée selon<br />

laquelle « l’unité nationale est la seule condition préalable à la démocratie », toutes<br />

ses autres composantes n’apparaissant qu’au cours du processus de démocratisation.<br />

Mais le processus lui-même ne peut pas s’initier avant la formation d’une nation,<br />

sujet principal d’une politique démocratique. Il aura fallu presque un demi-siècle<br />

pour qu’on commence à comprendre en Russie la réalité de cette idée fondamentale,<br />

ainsi que celle de l’aphorisme d’Ivor Jennings : « Le peuple ne peut pas décider tant<br />

qu’il n’y a personne pour décider qui est le peuple. »<br />

L E S P R I N C I P E S D E L A C O N S O L I DAT I O N NAT I O NA L E<br />

Pour la Russie, la consolidation nationale n’est pas seulement un préalable à la<br />

démocratisation mais aussi une condition de simple survie. Comment pourvoir à<br />

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212<br />

Émile Pain<br />

cette consolidation ? La nation politique n’est pas l’État, elle n’est pas sa population et<br />

elle n’est même pas non plus seulement sa société civile ; elle est aussi sa communauté<br />

liée par des liens de culture et de valeur uniques. Ce qu’a souligné avec justesse<br />

Mikhaïl Khodorkovski dans sa conférence « Entre l’Empire et l’État national ».<br />

Malheureusement, la part culturelle des nations y est comprise de façon étroite et ne<br />

mène qu’à une culture ethnographique traditionnelle (langue, histoire, religion, us et<br />

coutumes). Cette approche sort de la tradition scientifique mondiale. Il y a presque<br />

un siècle et demi, Ernest Renan, qu’on peut qualifier de fondateur de la théorie de<br />

la culture de la nation, s’exclamait « Une nation est une âme, un principe spirituel !<br />

», mais il soulignait en même temps que « les considérations ethnographiques<br />

n’ont pas de signification essentielle dans l’organisation des nations d’aujourd’hui. »<br />

Renan comparait l’Amérique Latine, qui parle une seule langue mais n’est pas une<br />

nation unie, à la nation suisse qui utilise quatre langues : « La volonté de la Suisse de<br />

s’unir, malgré la variété de ses idiomes, est un fait beaucoup plus important qu’une<br />

similitude […] Une nation est donc une grande solidarité. »<br />

Renan parvenait déjà à une compréhension de la culture civile comme base de<br />

la consolidation nationale, néanmoins cette conception a été formée sous un aspect<br />

beaucoup plus développé par les scientifiques du XXe siècle, avant tout par Gabriel<br />

Almond et Sidney Verba dans leur étude classique The civic culture. Sa nature –<br />

et caractéristique principale par rapport aux cultures précédentes, patriarcales et<br />

sujettes – repose sur le fait que la culture civile est « participative », activiste. Elle<br />

unit les personnes en en appelant non à l’unité du sang ou à la fidélité au monarque,<br />

au guide, au dirigeant, mais à l’unité de droits et de devoirs du sujet principal et<br />

collectif du pouvoir : « Nous, le peuple, sommes à l’origine du pouvoir. »<br />

Nous connaissons, évidemment, des exemples historiques où la locomotive<br />

de la culture citoyenne et le moteur de la consolidation nationale étaient soit le<br />

nationalisme ethnique, soit la mobilisation religieuse. Le nationalisme russe peutil<br />

être la base de la consolidation de l’union de tous les citoyens de la Russie ? Il y a<br />

de plus en plus d’arguments pour répondre à cette question par la négative.<br />

Si le nationalisme russe n’a pas remporté de victoire politique au début du siècle<br />

passé, il risque encore moins d’en remporter maintenant. Il avait alors beaucoup<br />

plus de chances que de nos jours d’être en mesure d’occuper des positions avancées.<br />

De 1905 à 1917, les premiers partis nationalistes, et avant tout l’« Union du Peuple<br />

Russe », furent créés sur fond d’essor du chauvinisme après les pogroms ethniques,<br />

secrètement soutenus par les autorités. Ils étaient donc les plus massifs par leur<br />

forme. Cependant, aux élections des quatre assemblées de la Douma d’État de<br />

l’Empire russe, ils n’ont pu obtenir la majorité. Le peuple russe ne les soutint pas<br />

non plus ultérieurement, en 1918-1921 pendant la guerre civile. Aujourd’hui,<br />

même dans les régions uniformément russes, le nationalisme russe ne bénéficie pas<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle<br />

d’un soutien de masse lors des élections, ni dans les sondages d’opinion publique<br />

malgré le niveau élevé de la xénophobie.<br />

Le nationalisme russe n’est pas non plus en tête dans l’espace Internet. En<br />

Russie, le nombre d’utilisateurs d’Internet a atteint 59,5 millions de personnes au<br />

printemps 2012 (soit plus de la moitié de la population adulte). Internet est devenu<br />

le principal organisateur des mouvements de masse, cependant la structure des<br />

préférences politiques de ses utilisateurs est à peu près la même que dans la<br />

population russe dans son ensemble. Ce qui est confirmé par les résultats d’une<br />

enquête du Centre Levada menée à la veille des élections à la Douma. La majorité<br />

écrasante des internautes est apolitique, seuls 3% des personnes interrogées parmi<br />

ce public expriment leur confiance envers un parti quelconque, bien qu’environ<br />

un tiers soient pour l’instant prêts à voter pour le parti au pouvoir (en fait, ils<br />

voteraient pour n’importe quel parti au pouvoir). Ensuite, la popularité va aux<br />

communistes avec un soutien bien moindre pour les nationalistes. Dans le cadre<br />

du programme « La problématique ethno-politique dans la blogosphère russe »,<br />

nous avons mené une enquête au sein du réseau social le plus étendu, à savoir<br />

Vkontakte. Les nationalistes n’y dépassent pas en activité la communauté de<br />

gauche qui, aussi négative vis-à-vis de l’Occident que la plupart des nationalistes<br />

russes, rejette catégoriquement le slogan « La Russie aux Russes ». Le public du<br />

réseau social se définissant comme « libéral » est légèrement moindre en nombre<br />

mais comparable aux nationalistes en termes d’activité. Ce courant idéologique<br />

refuse catégoriquement et presque totalement le nationalisme ethnique, de même<br />

que ce dernier, dans son ensemble, refuse le libéralisme.<br />

Le nationalisme russe est politiquement hétérogène. Il comprend différents<br />

courants idéologiques, de gauche, de droite, et récemment est apparu un tout petit<br />

filet libéral, très ténu. Les distinctions au sein du nationalisme russe vont croître,<br />

ce qui ne renforcera pas ses positions dans l’arène politique.<br />

Il convient de noter que dans le nationalisme russe se renforce l’opposition au<br />

pouvoir. Ces tendances ont abouti au fait qu’une certaine partie des nationalistes<br />

(même minoritaire), en décembre 2011, au printemps et à l’été 2012, ont participé<br />

aux manifestations de masse sans précédent. Elles ont constitué une sorte de<br />

préfiguration d’une large coalition des forces politiques. À en juger d’après<br />

les enquêtes du Centre Levada, elles étaient composées à 60% de gens qui se<br />

définissaient comme démocrates ou bien libéraux, à 13-18% de communistes, à<br />

10% de socio-démocrates et à 6-14% de nationalistes russes.<br />

Contrairement aux mouvements de contestation de 2010 où le mécontentement<br />

social, avant tout en raison de la corruption et de l’arbitraire des fonctionnaires,<br />

s’est transformé en phobies ethniques de masse, les manifestations de 2011-2012<br />

étaient profondément citoyennes en matière de revendications : pour 73% des<br />

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214<br />

Émile Pain<br />

participants, la cause du mécontentement était liée à la falsification des résultats<br />

des élections et, pour 52% d’entre eux, à l’impossibilité d’influer sur le pouvoir.<br />

On découvre ainsi que le pouvoir russe est malgré tout apte à contribuer au<br />

développement du mouvement citoyen – mais de façon indirecte, en unissant<br />

contre lui différentes composantes politiques.<br />

Les personnes unies dans l’activité de contestation en 2011 et 2012 ne se<br />

qualifiaient pas de nationalistes citoyens mais, au fond, ils l’étaient. La plupart<br />

d’entre eux représentaient ces couches sociales qui par leur niveau d’enseignement,<br />

d’entreprenariat, de qualification pouvaient parfaitement se couler dans les<br />

rangs des personnes aux valeurs cosmopolites qui constituaient l’essence de cet<br />

élan de « fuite des esprits » hors de Russie. Mais les gens qui ont participé aux<br />

manifestations de 2011-2012 ne partent pas pour des pays plus confortables. Ils<br />

créent en Russie des associations de bénévoles, apportent une aide aux victimes<br />

des catastrophes naturelles, prennent la défense de quartiers historiques faisant<br />

l’objet de destructions et luttent contre les déboisements sauvages. Ce sont des<br />

gens à la culture activiste, ils sont prêts à rester dans leur pays et à supporter non<br />

seulement des inconvénients mais parfois même des dangers bien plus grands que<br />

des perquisitions ou des campagnes de dénigrement pour des motifs politiques.<br />

Pour endurer tout cela, il faut faire preuve non de cosmopolitisme mais bien<br />

plutôt d’un fort attachement à son pays. Les activistes citoyens, qui pourraient être<br />

aussi qualifiés en termes sociologiques de nationalistes citoyens, illustrent leur<br />

souhait de changer le type d’État, de le rendre national dans le sens de soumis à la<br />

société-nation, pour la servir et non dans l’intérêt de groupes oligarchiques ou de<br />

corporations bureaucratiques.<br />

Un tel État-nation (qui conserve un grand nombre de zones de peuplement<br />

de peuples à identités, traditions et cultures diverses) peut et, probablement,<br />

commencera à se constituer en Russie sur la base d’une large coalition politique<br />

et d’une consolidation citoyenne, dans le but de dépasser l’autoritarisme,<br />

l’arbitraire et la corruption. De tels objectifs ont surtout servi de coup de pouce à<br />

la consolidation nationale et citoyenne au XXe siècle, alors qu’une consolidation<br />

négative est le plus souvent à l’origine de l’apparition des États-nations dans<br />

l’histoire mondiale. Or, à ce niveau, les embranchements sont possibles. Les<br />

contestations peuvent conduire à la formation aussi bien de nations citoyennes,<br />

laïques, que de communautés ethnocratiques et théocratiques, comme ce fut<br />

le cas en Iran après la révolution islamique de 1979. Le régime théocratique<br />

parvenu au pouvoir avait alors cruellement réprimé ses alliés de naguère de la<br />

coalition antimonarchique et anti-corruption.<br />

À mon avis, la Russie pourrait voir l’apparition simultanée des deux scenarii<br />

localisés dans des espaces géographiquement distincts. Dans une grande partie<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’avenir des sociétés post-impériales du XXIe siècle<br />

du pays, dans les zones urbanisées du centre et de l’est, pourraient se renforcer les<br />

tendances à la consolidation citoyenne. Cela serait favorisé par l’affaiblissement<br />

de la foi dans le rôle salvateur des élites, et par la conscience qu’est peu probable<br />

l’apparition d’une élite capable de procéder à une modernisation par le haut. C’est<br />

justement dans les conditions de post-impérialisme que prédominent les élites<br />

tendant au maintien d’un statu quo et peu enclines aux changements. Dans ces<br />

conditions, se renforcerait l’idée d’une souveraineté populaire où les citoyens<br />

seraient considérés non seulement comme source du pouvoir mais aussi comme<br />

moteurs des changements.<br />

Au sud du pays, la contestation s’est pour l’instant rapidement transformée<br />

en mobilisation ethnique ou religieuse, et il est peu probable que ces tendances<br />

connaissent des changements à court terme.<br />

Le rythme disparate de développement des régions est un phénomène assez<br />

répandu. Par exemple, en Italie, le nord modernisé traîne le sud conservateur<br />

bien que, par moments, les habitants du nord aient la tentation d’abandonner<br />

ce fardeau. Il est possible que le développement de la Russie suive un scénario<br />

similaire. Néanmoins, il s’agit là d’une question de fort long terme.<br />

À l’ordre du jour figure la prise de conscience par l’élite intellectuelle de la Russie<br />

de l’importance de la première étape significative de consolidation nationale, non<br />

pas ethnique mais citoyenne. Mais il ne s’agit bien pour l’instant que d’une prise<br />

de conscience. Les manifestations de masse de 2011 et de 2012 en auront été les<br />

signes avant-coureurs.<br />

* * *<br />

En conclusion, je soulignerais les idées sur lesquelles repose cet article :<br />

D’abord, l’État national et la société nationale sont des formes prometteuses<br />

d’organisation politique pour les pays et les régions qui conservent des vestiges<br />

significatifs d’organisation impériale. En Russie, parmi ces vestiges, peuvent être<br />

classés des éléments tels que : le « corps impérial » compris comme territoire<br />

de l’État divisé en zones de peuplement distinctes faiblement liées entre elles,<br />

à la population divisée présentant le plus haut degré de méfiance au monde et<br />

un niveau assez élevé de xénophobie ; un régime impérial autoritaire ; et, enfin,<br />

une conscience impériale de sujétion, présente chez la plupart des gens. Tous ces<br />

phénomènes sont liés entre eux, présentant un syndrome impérial unique qui est<br />

à la base de l’inertie historique en Russie. Il n’est possible de le surmonter qu’en<br />

procédant à l’activation de la conscience citoyenne et de la consolidation nationale<br />

des citoyens – ce sont là les seules conditions préalables à une transformation<br />

politique et à la démocratisation de la vie politique. À mon avis, ces prémices ont<br />

commencé à faire leur apparition en Russie.<br />

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Émile Pain<br />

Deuxièmement, dans les États pluriethniques qui maintiennent des zones de<br />

peuplement compactes avec de nombreux groupes ethniques, la nation politique<br />

ne peut pas se constituer sur la base de la mobilisation et de la consolidation d’une<br />

quelconque communauté ethnique. Je considère qu’en Russie, le développement<br />

de la nation politique ne peut pas se faire selon l’ordre habituellement observé<br />

dans l’Histoire (bien qu’il y eût d’autres exemples) : c’est à dire non depuis une<br />

union ethno-nationale vers une union citoyenne, mais, à l’inverse, à partir d’une<br />

consolidation citoyenne de représentants de divers groupes ethniques et religieux<br />

jusqu’à la formation d’une prise de conscience nationale unie des citoyens de la<br />

Russie. Il est évident que dans ce cas, dans le cadre d’une conscience nationale et<br />

citoyenne, se maintiendront des identités ethniques et religieuses diverses. On peut<br />

qualifier ce modèle d’« helvétique ». Ernest Renan avait vu qu’il pouvait constituer<br />

une base dans son avenir à lui, c’est-à-dire dans notre présent.<br />

Troisièmement, l’ethno-nationalisme dans les conditions actuelles ne<br />

peut pas être un allié stratégique des forces intéressées par la modernisation<br />

de la Russie. De plus, ces forces, en prenant conscience de l’impossibilité<br />

d’une modernisation intrinsèquement élitaire, auront nécessairement besoin<br />

d’un soutien de masse, d’une consolidation nationale, par conséquent d’un<br />

nationalisme, mais différent, citoyen.<br />

Ernest Gellner liait l’« apparition du Nouveau Monde » (la modernisation des<br />

XIXe et XXe siècles) au nationalisme comme idéologie d’« union de l’État et de la<br />

culture nationale ». Or, cette pensée du classique n’a rien perdu de son actualité<br />

pour les pays dont le processus de modernisation est inachevé. Cependant, la<br />

diversité actuelle de la culture nationale, en conservant ses valeurs traditionnelles<br />

(l’intérêt pour son pays et la fierté pour ses acquis historiques et culturels), se<br />

manifeste de plus en plus comme une culture citoyenne. Elle est dominée par les<br />

valeurs de souveraineté populaire (citoyenne), de suprématie de la loi, d’égalité en<br />

droits, de liberté d’expression etc.. Cette culture peut constituer le fondement de la<br />

consolidation de l’union des personnes à identités ethniques et religieuses diverses.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’Influence dans un monde globalisé<br />

Que peut faire la France ?<br />

Nicolas Tenzer<br />

La France a récemment réaffirmé sa volonté d’être dans le monde un pouvoir<br />

d’influence. Pourtant, nombreux sont ceux qui doutent encore tant de sa capacité<br />

d’exercer un tel rôle sur la scène internationale que de la réalité de cette ambition,<br />

faute notamment d’y allouer les moyens nécessaires et, plus encore, d’avoir<br />

construit une stratégie adéquate. Un tel débat risque de rester non conclusif<br />

s’il se borne à opposer les spécialistes officiels de l’incantation et les déclinistes<br />

de principe. Avant de définir les voies et moyens d’une politique d’influence,<br />

il importe d’abord de mesurer les changements quant à la nature d’une telle<br />

politique d’influence et quant aux acteurs qui peuvent y contribuer. Une telle<br />

réflexion ne peut non plus occulter ce qu’on désigne par le terme d’influence,<br />

souvent employé sans discernement ni précision.<br />

D E L A NAT U R E D E L’ I N F LU E N C E<br />

Quatre composantes principales définissent aujourd’hui l’influence.<br />

La première est de l’ordre du « pourquoi ». Pourquoi en effet veut-on influencer ?<br />

La réponse ne peut être : la gloire ou le prestige. On influence toujours dans un<br />

but, lequel doit être précisément défini. Ce but peut être de nature diplomatique –<br />

faire qu’une autre puissance agisse ou signe un document contractuel ainsi qu’on<br />

le souhaite, s’engage dans une alliance, participe à une opération militaire, etc. ,<br />

économique – convaincre le pays X ou telle entreprise d’acquérir tel produit ou<br />

d’ouvrir tel marché –, intellectuel – convaincre Y de faire sien tel principe –, etc.<br />

Nicolas Tenzer, Président d’Initiative pour le développement de l’expertise française à<br />

l’international et en Europe (IDEFIE), directeur de la revue Le Banquet, auteur de trois<br />

rapports officiels au gouvernement, dont deux sur la stratégie internationale, et de 21<br />

ouvrages dont Quand la France disparaît du monde, Paris, Grasset, 2008, Le monde à<br />

l’horizon 2030. La règle et le désordre, Paris, Perrin, 2011, La fin du malheur français ?, Paris,<br />

Stock, 2011 et La France a besoin des autres, Paris, Plon, 2012.<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />

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Nicolas Tenzer<br />

Autrement dit, il n’y a pas d’influence sans « buts de guerre » et sans stratégie. Cela<br />

veut dire aussi que l’influence peut se mesurer et s’évaluer.<br />

La deuxième concerne le « qui », c’est-à-dire quelles sont les cibles de<br />

l’influence. Il peut s’agir d’influencer un gouvernement certes, mais aussi de<br />

plus en plus des parlements, des forces politiques, des leaders d’opinion, voire<br />

les opinions directement, des acteurs économiques, des juristes, etc. À chaque<br />

cible correspondent logiquement des stratégies différentes, des instruments<br />

spécifiques et des argumentaires particuliers. Bien souvent, pour obtenir ce<br />

qu’on souhaite, il faut d’ailleurs agir sur plusieurs de ces cibles en même temps.<br />

Ce ciblage exclut naturellement une politique d’influence qui passerait par un<br />

« rayonnement » indifférencié.<br />

La troisième est liée au facteur temps. On peut et l’on doit certainement<br />

distinguer court, moyen et long termes. À court terme, on peut souhaiter<br />

influencer la conclusion d’une négociation. Souvent, certains compromis sont<br />

arrachés à la dernière minute et l’influence s’exerce jusqu’à la dernière minute,<br />

dans la pression et la tension. À moyen terme, on peut avoir une stratégie de<br />

rapprochement progressif des positions sur tel sujet, sachant que la maturation<br />

des esprits est parfois lente. Il existe aussi des influences de long terme qui<br />

consistent à « vendre » dans la durée l’image d’un pays ou même d’un produit et<br />

d’une idée, à provoquer la confiance et finalement l’adhésion. C’est ainsi que naît<br />

la perception d’une alliance fondamentale, d’un intérêt mutuel « structurel » ou<br />

même l’image de marque. En même temps, le moyen terme dépend largement<br />

du long et le court du moyen. Il sera d’autant plus aisé de gagner l’adhésion et la<br />

confiance dans le moyen terme qu’un travail de long terme aura été accompli et<br />

d’être en position de force dans une négociation que le rapprochement des idées<br />

aura été travaillé dans le moyen terme.<br />

La quatrième composante enfin a trait aux vecteurs d’influence. Si l’on admet<br />

que l’influence est d’une autre nature que la force, la pression ou le chantage, on<br />

comprend que l’influence doit être plus directe qu’indirecte. Elle continue certes à<br />

passer par le travail des chancelleries, mais de plus en plus aussi par celui des idées et<br />

même de la conquête des marchés. Elle passe dès lors par le travail des intellectuels,<br />

des juristes, des leaders d’opinion et par un travail souterrain et discret dans les<br />

instances qui fabriquent les normes et les recommandations internationales.<br />

L E S C HA N G E M E N T S D E L’ I N F LU E N C E<br />

DA N S L A G L O B A L I S AT I O N<br />

La globalisation a entraîné de nombreux changements dans la transmission de<br />

l’influence, les lieux où elle se déploie et ses composantes mêmes. Elle s’est aussi<br />

transformée sous le coup de la croissance exponentielle des marchés et des<br />

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L’Influence dans un monde globalisé<br />

sommes investies dans les projets de développement, notamment dans les pays<br />

émergents, à revenus intermédiaires et en développement. Elle s’est démultipliée,<br />

est devenue plus insaisissable et a gagné en importance, mettant par là en place une<br />

cartographie beaucoup plus complexe que jadis.<br />

Aujourd’hui, la transmission de l’influence s’effectue dans un contexte de<br />

défiance accrue. Elle nécessite beaucoup plus d’argumentation et une capacité<br />

de plaidoyer plus subtile. Elle se transmet moins dans une action bilatérale<br />

de nature politique, mais passe à la fois, dans la relation d’État à État, par les<br />

échanges d’idées et les programmes de coopération, et, sur le plan multilatéral,<br />

par l’action des organisations internationales, devenues de plus en plus les<br />

intermédiaires obligés pour tout ce qui concerne les principes, la philosophie du<br />

développement, les règles de droit, les normes techniques et même les valeurs.<br />

Cette influence se déploie dès lors à la fois dans les conseils et les groupes<br />

d’experts placés auprès des organisations internationales, par les think tanks<br />

à la production desquels s’abreuvent les leaders de pensée et les grand-messes<br />

internationales, certes souvent formelles et impuissantes, mais qui produisent<br />

des idées auxquelles il devient difficile de ne pas adhérer formellement. S’y<br />

ajoutent les médias globaux qui finissent par forger la doxa des dirigeants, car ils<br />

sont lus par tous et constituent des puissants vecteurs, parfois idéologiques, dans<br />

la diffusion des idées.<br />

Dès lors, les composantes de l’influence changent aussi. On assiste ainsi<br />

au besoin d’autant plus fort de définir une stratégie que la plupart des acteurs<br />

internationaux l’ont fait. On ne peut plus ne pas répondre au « pourquoi » et<br />

se contenter d’une posture généraliste et imprécise. Le « qui » devient aussi<br />

nécessairement beaucoup plus large, car il est rare que l’influence soit durable si<br />

l’on n’influence qu’un seul acteur, en particulier tel gouvernement. L’importance<br />

du temps long et de la durée croît elle aussi : face à la démarche de coureurs<br />

de fond de la plupart des acteurs, prétendre exercer une influence à la dernière<br />

minute devient beaucoup plus aléatoire. Enfin, une même stratégie d’influence<br />

doit passer par le jeu sur plusieurs tableaux et il est rare qu’il faille se contenter<br />

soit d’une action de nature diplomatique, soit du simple jeu de la pensée, soit<br />

encore d’une politique exclusivement commerciale.<br />

La croissance des marchés internationaux a aussi bouleversé la donne<br />

depuis une dizaine d’années et continuera à le faire pendant encore quinze ou<br />

vingt ans. Elle a aussi exacerbé les enjeux dans la bataille entre les puissances.<br />

Ne prenons qu’un seul exemple : celui des marchés d’expertise, autrement dit<br />

des appels d’offres lancés notamment par les bailleurs internationaux (Banque<br />

mondiale et banques de développement, Programme des Nations unies pour<br />

le développement, Commission européenne, etc.), par les États eux-mêmes,<br />

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Nicolas Tenzer<br />

notamment émergents, les grandes collectivités territoriales et les agences d’aide<br />

bilatérale. Ils concernent des sujets aussi variés que le développement urbain, la<br />

lutte contre le changement climatique, le développement touristique, la réforme<br />

de l’État, le secteur financier et celui des PME, la justice et la police, etc. Leur<br />

montant sur cinq ans s’élève à plus de 600 milliards de dollars et les marchés<br />

d’infrastructures et de matériel qui en découlent à plus de 30 000 milliards de<br />

dollars. Non seulement ces programmes vont exercer un effet structurant sur<br />

le développement de ces pays et déterminer les marchés futurs, non seulement,<br />

bien sûr, ils ont une conséquence directe sur la croissance et l’emploi des pays<br />

qui réussissent à vendre leur expertise, mais ils ont aussi un effet normalisateur.<br />

Ceux qui remportent plusieurs marchés d’un même type et, en plus, sont capables<br />

de communiquer sur ces projets dans les cénacles et les médias spécialisés<br />

internationaux finissent par fixer les normes, les règles, les standards et les bonnes<br />

pratiques. Nulle stratégie d’influence ne peut passer sous silence cette dimension<br />

qui a des retombées à la fois diplomatiques, économiques, doctrinales et même<br />

de sécurité.<br />

Ces changements dessinent une cartographie complètement originale et<br />

beaucoup plus difficile à saisir. On assiste ainsi à une sorte de combinatoire où<br />

s’entremêlent les influences économique, politique et intellectuelle et où même<br />

l’influence bilatérale classique passe aussi en partie par les canaux multilatéraux.<br />

Bien sûr, ces influences sont en compétition exacerbée tant les considérations de<br />

puissance économique, d’accès aux marchés et aux ressources rares deviennent<br />

déterminantes tant comme moyen que comme objet de la diplomatie. Très<br />

logiquement aussi, on a assisté au surgissement d’une grande diversité d’acteurs<br />

de l’influence.<br />

L E S N O U V E AU X A C T E U R S D E L’ I N F LU E N C E<br />

Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, pour l’essentiel, l’acteur primordial de<br />

l’influence était la puissance publique, essentiellement les ministères des affaires<br />

étrangères et les services de renseignement, ainsi qu’un petit nombre de sociétés<br />

déjà multinationales, qui s’efforçaient de défendre des intérêts commerciaux et<br />

avaient une stratégie diplomatique propre à laquelle plusieurs gouvernements<br />

n’étaient pas insensibles. Pendant la Guerre froide, pour schématiser, se sont ajoutés<br />

les services de propagande, tant dans le camp de l’Union soviétique que dans<br />

celui du Monde libre, dont Radio Free Europe et Voice of America constituaient<br />

l’une des faces les plus visibles. S’est progressivement immiscée dans ce jeu une<br />

tierce partie, venue des Non-Alignés et du mouvement décolonisateur, là aussi<br />

par la diffusion et la valorisation mondiales de leurs idées et le recours au monde<br />

intellectuel. Depuis une vingtaine d’années, ces acteurs se sont incroyablement<br />

RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013


L’Influence dans un monde globalisé<br />

diversifiés et multipliés et à une conflictualité directe et essentiellement binaire a<br />

succédé une conflictualité beaucoup plus indirecte et multiple.<br />

Certes, les États continuent d’être des acteurs majeurs de l’influence et,<br />

quelles que soient les influences qu’ils puissent subir, ils ont une stratégie propre<br />

avec laquelle les autres acteurs doivent compter, voire dans laquelle ils doivent<br />

en grande partie s’inscrire. Les entreprises ont naturellement progressivement<br />

occupé une place essentielle, mais cette affirmation nécessite d’être précisée. Il<br />

s’agit non seulement de quelques grands groupes mondiaux dont l’influence est<br />

une clé pour la conquête des marchés – avec tout ce que cela requiert comme<br />

instruments, y compris de lobbying, de désinformation sur un concurrent, de<br />

constitution, par des moyens honnêtes ou non, de réseaux puissants d’influence –,<br />

mais aussi d’acteurs différents qui agissent conjointement. Lorsqu’un cabinet<br />

juridique ou de conseil promeut et défend tel type de droit ou tel type de normes<br />

comptables ou de bonne pratique managériale, il agit certes pour son compte,<br />

mais aussi pour d’autres professions, qui constituent ses clients. Par exemple,<br />

l’influence exercée par l’American Bar Association (ABA) dans le domaine<br />

juridique : en promouvant non seulement le droit de la common law mais aussi<br />

certains standards qui y sont associés, elle mène une action d’influence en faveur<br />

non seulement des avocats anglo-saxons, mais aussi de bien d’autres professions.<br />

Ce n’est pas pour rien d’ailleurs qu’elle bénéficie d’alliés du côté de la puissance<br />

publique américaine et d’une série de professionnels ou de consultants présents<br />

dans les endroits stratégiques des organisations internationales. Tous ces<br />

organismes d’influence professionnels, dont le mode d’intervention va beaucoup<br />

plus loin que le lobbying traditionnel, deviennent des acteurs majeurs.<br />

Parmi les acteurs nouveaux, il faut naturellement ajouter les experts de<br />

toutes professions qui agissent soit sur le terrain, soit au sein des organisations<br />

internationales. S’y ajoutent, quand ce ne sont pas les mêmes, les « intellectuels »,<br />

eux aussi spécialisés aussi bien en économie qu’en politique internationale et de<br />

sécurité, qu’en santé, en politique de reconstruction ou de lutte contre la pauvreté,<br />

qui travaillent au sein des universités de dimension internationale et des think<br />

tanks. Mobiles, prolifiques dans la production de policy papers, intervenant<br />

devant les cénacles les plus divers, ils exercent une action d’influence puissante.<br />

Si aucun d’entre eux ne peut prétendre influencer, la somme de plusieurs papiers<br />

ou conférences allant dans le même sens et même le soutien au développement<br />

de think tanks étrangers finissent par forger les opinions et par indiquer « ce<br />

qu’il faut penser sur… ». Au sommet de cette pyramide, figurent ceux que nous<br />

proposons d’appeler les jet advisers, quelques personnalités dispensant leurs<br />

conseils aux gouvernements et aux grandes firmes multinationales et occupant<br />

une place prééminente dans les médias internationaux.<br />

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Nicolas Tenzer<br />

Si cette stratégie n’est pas étrangère à l’État, elle n’en est pas moins largement<br />

indépendante. Elle va, au sein d’une puissance majeure, dans le sens des intérêts<br />

nationaux de cette puissance, mais elle ne repose pas sur la décision d’un<br />

coordinateur omnipotent et omniscient. Nul big brother ne la coordonne, mais<br />

parce qu’elle est souple et épouse pour ainsi dire les territoires de l’influence, elle<br />

est d’autant plus efficace.<br />

Q U E L L E S VO I E S P O U R U N E P O L I T I Q U E F R A N Ç A I S E<br />

D’ I N F LU E N C E ?<br />

Ces nouvelles réalités de l’influence obligent la France à tenir compte de quatre<br />

règles impératives. La première veut que l’exercice de l’influence dans le monde<br />

sera de plus en plus coûteuse non seulement en termes de ressources financières<br />

directes affectées à ces stratégies, mais aussi en « troupes » alignées et en capacités<br />

intellectuelles. La seconde prescrit que l’influence est aussi liée à l’anticipation et,<br />

concrètement, à la capacité d’une nation à paraître à terme, à tort ou à raison,<br />

toujours forte et puissante, sur les plans à la fois économique, diplomatique et<br />

intellectuel – ce qu’on pourrait appeler la compétitivité globale d’un pays. La<br />

troisième règle exige qu’elle soit capable de mobiliser autour d’une stratégie<br />

d’influence la plus grande multiplicité d’acteurs possibles, non seulement<br />

publics, mais aussi privés et académiques. Enfin, elle veut que le pays dispose à<br />

la fois de réseaux d’information performants et d’une réactivité forte dans son<br />

traitement, ce qui exige à la fois l’organisation de la collecte et de la diffusion de<br />

l’information, soit en même temps sa centralisation et sa dissémination.<br />

Pour la France, cela suppose cinq changements d’importance.<br />

Le premier tient au fait qu’il faut que notre pays dispose, à l’égard des nations<br />

et des zones majeures ainsi que des organisations internationales et dans les<br />

secteurs qu’elle estime prioritaires, d’une stratégie d’intérêt national. Celleci<br />

ne s’improvise pas et doit être construite. Elle ne peut reposer sur les avis<br />

de quelques conseillers, mais suppose l’apport d’un milieu large d’experts. Elle<br />

requiert naturellement une constance dans l’action et une capacité de conduire<br />

cette stratégie sur le long terme, sans que son action soit sujette aux fluctuations<br />

des modes politiques et des ajustements budgétaires. Chaque pays avec lequel<br />

la France dispose d’une relation dont elle estime qu’elle doit être forte doit faire<br />

l’objet d’une stratégie à moyen terme, précise et dotée de moyens adéquats, dans<br />

les domaines diplomatique, économique et intellectuel. Chaque organisation<br />

internationale doit aussi être conçue comme un relais pour ses propres valeurs,<br />

idéaux et intérêts, ce qui suppose aussi d’y repérer les lieux et les positions<br />

stratégiques qui ne sont que rarement les plus en vue. Elle doit devenir une force<br />

de proposition, ce qui suppose non seulement d’émettre des idées de manière<br />

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L’Influence dans un monde globalisé<br />

officielle, mais aussi de suivre leur déploiement souterrain et progressif dans<br />

le corps de ces organisations. En somme, elle doit renforcer sa diplomatie à la<br />

fois bilatérale, dont les moyens ne sont que rarement à la hauteur des enjeux, et<br />

multilatérale. En même temps, elle doit être adaptative et souple, ce qui exige de<br />

tenir compte de l’émergence de nouveaux concurrents et de nouveaux rapports<br />

de forces. C’est dans cet esprit que nous avions proposé l’institution en France<br />

d’un Conseil d’analyse européenne et internationale, sorte de National Security<br />

Council à la française, disposant d’une vision large et capable de construire une<br />

communauté d’analyse et de projet auprès d’acteurs plus diversifiés que la seule<br />

puissance publique.<br />

Ensuite, l’international doit devenir la priorité politique numéro 1 dans la<br />

stratégie du pays, ce qui suppose que, à l’instar du Royaume-Uni, des États-<br />

Unis, de l’Allemagne, du Japon et de pays de moindre importance, l’action<br />

internationale, dans toutes ses composantes, y compris politique de coopération,<br />

soit sanctuarisée sur le plan budgétaire. Dans cette perspective, la dimension<br />

de recherche et d’analyse ne saurait être sacrifiée. Notre capacité à assister de<br />

manière active aux principales manifestations internationales est aussi l’un<br />

des éléments à privilégier. Affirmer cette priorité internationale suppose aussi<br />

que les différentes forces du pays soient mises à contribution et que les milieux<br />

impliqués dans l’action internationale soient plus nombreux, plus visibles et<br />

mieux constitués.<br />

La troisième action consiste précisément à abandonner l’idée selon laquelle<br />

l’État et, en particulier, le monde diplomatique, est l’acteur sinon exclusif du<br />

moins essentiel. Aucun pays puissant ne considère que les officiels sont les<br />

acteurs les plus efficaces de l’influence. Mais aucun non plus ne se désintéresse de<br />

ce que font ces derniers et ils font tout pour les soutenir. La France doit parvenir<br />

à un plus grand degré de profusion.<br />

Le quatrième changement concerne précisément l’information. C’est peu de<br />

dire qu’aujourd’hui elle ne circule pas et bien souvent se perd. Très souvent est<br />

invoqué le fait que la France dispose encore du troisième réseau de présence<br />

diplomatique et consulaire dans le monde, derrière les États-Unis et depuis<br />

peu la Chine. Cela peut être un atout si ce réseau est bien utilisé. Encore faut-il<br />

aussi compter sur tous ceux qui, experts sur le terrain, entreprises, intellectuels,<br />

constituent aussi des sources d’information et, potentiellement, d’action<br />

d’influence infiniment précieux. Nombreux sont les ressortissants à l’étranger<br />

auprès desquels, si on les utilise bien et si l’on ne méprise pas l’information qu’ils<br />

apportent, il est possible de faire vibrer encore la fibre patriotique et le sens de<br />

l’intérêt national. Certes, toutes ces informations doivent être traitées en temps<br />

réel et notre appareil public doit être réactif. Il lui faut aussi être plus proactif et<br />

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offensif dans la mise en œuvre de cette stratégie d’influence, ce qui suppose aussi<br />

d’éviter la dispersion et les actions à un coup.<br />

Enfin, la France doit aussi être ouverte dans les deux sens du terme. Une<br />

nation influente est aussi un pays qui attire étudiants, chercheurs, entreprises,<br />

créateurs. Elle doit le faire dans les meilleures conditions, et la mesure de<br />

l’excellence de nos universités et de nos centres de recherche notamment doit<br />

passer par leur capacité à attirer les plus brillants étudiants des autres pays,<br />

ceux qui seront les leaders de demain dans le gouvernement, l’intelligentsia et<br />

l’entreprise – leaders avec lesquels, d’ailleurs, un contact permanent devra être<br />

systématiquement organisé. Mais la France ne doit pas non plus trop s’alarmer<br />

d’exporter des talents, car ce seront aussi demain ses relais d’influence si elle<br />

sait les organiser. Tous ceux qui effectuent une carrière, dans quelque domaine<br />

que ce soit, entre deux ou plusieurs pays sont toujours plus riches dans la<br />

compréhension des autres nations et celle-ci sert aussi la cause de l’influence.<br />

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