dossier 3 faire regner l'ordre colonial - le site d'Histoire Géographie
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doc G. Au bagne n° 2, domaine des « politiques »<br />
Des Matas annamites me dévisagent avec curiosité. […] De chaque côté, cinq portes<br />
ferrées, munies d’un judas, donnent sur <strong>le</strong> préau sombre. Au fond, <strong>le</strong>s cuisines. Tout bril<strong>le</strong>, et<br />
<strong>le</strong> repas du soir répand déjà un agréab<strong>le</strong> fumet. Les « politiques » ont obtenu de se débarrasser<br />
des prisonniers de droit commun qui remplissaient <strong>le</strong>s fonctions de cuisiniers et de gens de<br />
propreté. Ils se plaignaient d’être volés, et de manger des mets sa<strong>le</strong>s. Ils sont maintenant entre<br />
eux, préparent <strong>le</strong>ur nourriture eux-mêmes, et <strong>le</strong> bagne n° 2 ressemb<strong>le</strong> à un petite république,<br />
où règne une discipline librement consentie.<br />
- Un véritab<strong>le</strong> Soviet, dit <strong>le</strong> gardien français qui m’accompagne dans ma vi<strong>site</strong>. Tout est<br />
bien calme maintenant, ajoute-t-il. La grande amnistie du Front Populaire d’octobre 1936 a<br />
fait un large vide ici. 200 Nationalistes et 250 Communistes environ ont été libérés. Il ne reste<br />
plus qu’une centaine de prisonniers : presque tous nationalistes. Quand <strong>le</strong> bagne n°2 était<br />
p<strong>le</strong>in, nous séparions <strong>le</strong>s Nationalistes des Communistes, car des disputes fréquentes – qui se<br />
terminaient dans <strong>le</strong> sang – éclataient entre <strong>le</strong>s deux camps. Tout <strong>le</strong> monde s’est assagi<br />
maintenant. On ne met à part que <strong>le</strong>s tubercu<strong>le</strong>ux, dans la sal<strong>le</strong> n°1. Les déportés doivent<br />
rester au bagne jusqu’à la fin de <strong>le</strong>urs jours, ou plutôt jusqu’à la prochaine amnistie. Les<br />
détentionnaires, au contraire, ne sont condamnés qu’à vingt ans au plus. » […]<br />
Tout est propre et bien rangé. Aucun tatouage. Les visages sont en général plus<br />
intelligents et <strong>le</strong>s mains plus soignées qu’au bagne n° 1. On se sent tout de suite dans un<br />
milieu plus re<strong>le</strong>vé. Pourtant, au milieu des intel<strong>le</strong>ctuels et des autodidactes, je remarque des<br />
gens du peup<strong>le</strong> : paysans et anciens tirail<strong>le</strong>urs. Ce sont <strong>le</strong>s laissés pour compte de l’amnistie<br />
du Front Populaire. […]<br />
L’emploi du temps des « politiques » est ainsi fixé, invariab<strong>le</strong>ment : <strong>le</strong>ver à 6 heures.<br />
Sortie dans la cour de 6 heures à 10 heures. Déjeuner à 10 heures (fermeture du bagne). Sieste<br />
jusqu’ à 14 heures. Sortie dans la cour de 14 heures à 17 heures. Dîner à 17 heures. Coucher à<br />
18 heures. La loi n’astreint pas <strong>le</strong>s déportés et <strong>le</strong>s détentionnaires au travail. Mais beaucoup,<br />
pour échapper à l’ennui mortel qui <strong>le</strong>s accab<strong>le</strong> dans cette enceinte d’où ils ne sortent jamais,<br />
ont demandé une occupation. 60 % des « politiques » travail<strong>le</strong>nt. Ils gagnent alors 30 cents<br />
par mois. J’en vois qui confectionnent des fi<strong>le</strong>ts, des cordes avec des fibres de coco, des<br />
cravaches avec du rotin, des vêtements, de petits objets en écail<strong>le</strong>, des ustensi<strong>le</strong>s de cuisine en<br />
ferblanterie.<br />
Aucune fumerie dans <strong>le</strong>s paquetages. L’opium est formel<strong>le</strong>ment proscrit par <strong>le</strong>s<br />
Nationalistes et <strong>le</strong>s Communistes. Ils se surveil<strong>le</strong>nt entre eux, et font <strong>le</strong>ur police eux-mêmes<br />
pour cela. Seuls, deux vieux, qui mourraient s’ils étaient privés subitement du « riz noir »,<br />
sont autorisés à tirer sur <strong>le</strong> bambou de temps en temps. Aucun jeu d’argent éga<strong>le</strong>ment. Les<br />
« politiques » ne veu<strong>le</strong>nt pas se dépouil<strong>le</strong>r entre eux. Seuls <strong>le</strong>s échecs sont autorisés par <strong>le</strong>s<br />
Communistes, qui s’y adonnent avec une véritab<strong>le</strong> passion. Une unique exception pour la fête<br />
du Têt. Pendant quelques jours, <strong>le</strong>s chefs de camps tolèrent <strong>le</strong>s cartes annamites, <strong>le</strong> tù sàc (jeu<br />
des quatre cou<strong>le</strong>urs), et <strong>le</strong> soc dia (jeu des quatre sapèques).<br />
- La République prolétarienne annamite que nous fonderons, m’a dit plus tard un<br />
Communiste, doit être à base de moralité. […]<br />
Je remarque de nombreux livres et journaux, sur <strong>le</strong>s bat-flanc du bagne n° 2. […] On<br />
autorisa désormais la plupart des journaux de Saigon, et Je suis partout, Les Nouvel<strong>le</strong>s<br />
littéraires, Le Canard enchaîné, L’Oeuvre, Gringoire, Le Mercure, La Flèche, Regards, etc.<br />
Je vois aussi quelques numéros de Défense, Vu, et Lu. […] En dehors des livres d’étude :<br />
grammaires, ouvrages de sciences, de mathématiques, on y trouve <strong>le</strong>s œuvres d’Alfred de<br />
Musset, de Claude Farrère, d’Émi<strong>le</strong> Zola, d’Alphonse Daudet, de Paul Bourget et de Guy de