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dossier 3 faire regner l'ordre colonial - le site d'Histoire Géographie

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DOSSIER 3<br />

FAIRE REGNER L’ORDRE COLONIAL<br />

Depuis plusieurs années, la question de la vio<strong>le</strong>nce <strong>colonial</strong>e – dénoncée en son temps par<br />

<strong>le</strong>s philosophes des Lumières comme, plus tard, par <strong>le</strong>s militants anti<strong>colonial</strong>istes – a fait<br />

l’objet de diverses publications. On peut évoquer quelques-uns de ces travaux de qualité<br />

variab<strong>le</strong>, qui vont du Livre noir du <strong>colonial</strong>isme (2003) à Massacres coloniaux (2005) en<br />

passant par <strong>le</strong> très conversé ouvrage d’Olivier La Cour-Grandmaison (Coloniser, Exterminer,<br />

2005) ou par <strong>le</strong> remarquab<strong>le</strong> travail de Raphaël<strong>le</strong> Branche sur la torture en Algérie (La torture<br />

et l'armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962, Gallimard, Paris, 2001).<br />

Même en dehors de ses phases <strong>le</strong>s plus aiguës (traite, lutte contre <strong>le</strong> marronnage, conquêtes<br />

militaires, guerres de décolonisation), la domination <strong>colonial</strong>e a constamment reposé sur un<br />

système coercitif plus ou moins discret, mais toujours efficace. De nombreux travaux de<br />

recherche récents ou encore en chantiers ont ainsi analysé <strong>le</strong> fonctionnement de la police, de<br />

la justice et, plus globa<strong>le</strong>ment, des systèmes répressifs en situation <strong>colonial</strong>e. L’intérêt pour<br />

<strong>le</strong>s statuts et <strong>le</strong>s textes juridiques appliqués aux colonisés a été largement éveillé, dans <strong>le</strong>s<br />

années 1980-90, par <strong>le</strong>s travaux et <strong>le</strong>s débats sur <strong>le</strong> Code Noir de 1685, (cf. Louis Sala-<br />

Molins, Le Code Noir ou <strong>le</strong> calvaire de Canaan, Presses universitaires de France, 1 re éd.<br />

1987, rééd. 2002). Le regard se porte aujourd’hui sur la spécificité du droit <strong>colonial</strong> des XIX e<br />

et XX e sièc<strong>le</strong>s et sur son cortège de statuts inégaux (« esclave », « indigène », « sujet<br />

d’Empire », « protégé », « musulman », « citoyen », « non citoyen », « métis », etc.).<br />

Les applications concrètes du droit, son fonctionnement sur <strong>le</strong> terrain sont un élément clé –<br />

au même titre que la présence de forces armées – de l’ordre <strong>colonial</strong>. La répression passe<br />

aussi, bien évidemment, par la généralisation de l’enfermement carcéral, des fameux bagnes<br />

de Cayenne ou de « Biribi » (Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l'armée<br />

française, Perrin, 2009). Ce sont ces aspects, parfois encore imparfaitement étudiés, que nous<br />

avons voulu mettre en avant dans ce <strong>dossier</strong> en évoquant <strong>le</strong>s réalités de la « pacification » en<br />

Afrique de l’Ouest (doc. 1), <strong>le</strong> régime de l’indigénat en AOF ou <strong>le</strong> bagne de Poulo-Condore<br />

en Indochine (ensemb<strong>le</strong> documentaire 3).<br />

LECTURES COMPLEMENTAIRES<br />

Dossier « Sujets d’Empire » dans Genèses, n° 53, décembre 2003.<br />

Florence Bernault (dir.), Enfermement, prison et châtiments en Afrique du XIX e<br />

sièc<strong>le</strong> à nos jours, Karthala, 1999.<br />

Raphaël<strong>le</strong> Branche, Anne-Marie Pathé et Sylvie Thénault, « Répression, contrô<strong>le</strong> et<br />

encadrement dans <strong>le</strong> monde <strong>colonial</strong> au XXe sièc<strong>le</strong> », Bul<strong>le</strong>tin de l’Institut<br />

d’Histoire du Temps présent, n° 83, 1 er semestre 2004.<br />

Mamadou Dian Cherif Diallo, Répression et enfermement en Guinée. Le<br />

pénitencier de Fotoba et la prison centra<strong>le</strong> de Conakry de 1900 à 1958,<br />

l’Harmattan, 2005.<br />

Patrice Morlat et Daniel Hémery, La répression <strong>colonial</strong>e au Vietnam , 1908-1940,<br />

L’Harmattan, 1990.<br />

Sylvie Thénault, Une drô<strong>le</strong> de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie,<br />

La Découverte, 2001 (rééd. en poche coll. « Sciences humaines », 2004).


1 – CONQUETE ET « PACIFICATION »<br />

LE JOURNAL D’UN OFFICIER FRANÇAIS (1898)<br />

18 mai 1898<br />

Nous quittions ce matin Ouagadougou, mon capitaine et moi, avec une colonne volante ainsi<br />

composée : un peloton d'infanterie (50 hommes), 10 spahis auxiliaires, 10 cavaliers toucou<strong>le</strong>urs, 10<br />

cavaliers mossis, 1 pièce de 80 de montagne<br />

Point de direction : Bittou par Touïli, Nobéré, Gou et Léré.<br />

Objectif de l'opération : 1°) soumettre <strong>le</strong>s villages récalcitrants qui sont nombreux encore sur ce<br />

parcours ; 2°) rég<strong>le</strong>r sur place <strong>le</strong>s contestations territoria<strong>le</strong>s avec <strong>le</strong>s officiers anglais de la Côte d'Or ;<br />

3°) achever la soumission des contrées sud non encore parcourues, <strong>le</strong>s intimider par <strong>le</strong> passage d'une<br />

troupe armée d'assez fort effectif.<br />

Nous arrivions à 8 heures du soir à Kounda, par une nuit si noire que, depuis 6 h et demi, nous<br />

marchions aux torches. Nous bivouaquons en p<strong>le</strong>in air ou sous des paillassons qui nous abritent à<br />

peine d'une jolie fin de tornade reçue en cours de route, et qui continue à tomber en pluie fine. Si ça<br />

continue, nous ne crèverons pas de soif cette fois-ci. […]<br />

23 mai 1898<br />

Nous arrivions en présence de Gou vers 11 h, après une longue étape par une nuit noire et dans<br />

une brousse assez épaisse. Nous transportons à Bittou un fort convoi de vivres : sur nos 80 porteurs,<br />

plus de 30 ont pris la fuite à la faveur de l'obscurité et des difficultés de la route, jetant <strong>le</strong>urs caisses sur<br />

<strong>le</strong> bord du chemin et disparaissant dans <strong>le</strong>s taillis. Rien à <strong>faire</strong> par cette nuit noire et malgré <strong>le</strong>s coups<br />

de fusils tirés au hasard sur <strong>le</strong>s fuyards et <strong>le</strong>s efforts de nos admirab<strong>le</strong>s cavaliers, 20 caisses de vin<br />

restent brisées en cours de route à 100 km de <strong>le</strong>ur destination, après avoir fait près de 3000 km sans<br />

accident. C'est à mourir de rage. Nos tirail<strong>le</strong>urs transportent en plus de <strong>le</strong>ur barda habituel cel<strong>le</strong>s qui en<br />

va<strong>le</strong>nt encore la peine. La limonière 1 de notre pièce de montagne se casse au passage d'un ravin, nous<br />

perdons une heure à réparer cet accident.<br />

À Gou que nous trouvons évacué, pas un chat, pas un grain de mil ; seuls quelques paniers de<br />

pistaches ont été oubliés dans <strong>le</strong>s soukalas 2 . À midi, nous faisons flamber <strong>le</strong> village, l'incendie se<br />

propage sur 3 ou 4 km d'étendue, mais c'est un spectac<strong>le</strong> qui ne remplit ni <strong>le</strong> ventre des hommes ni<br />

celui des chevaux. L'eau est au diab<strong>le</strong> et il fait une cha<strong>le</strong>ur atroce. À midi et demi, nos cavaliers nous<br />

ramènent un de nos porteurs fuyards. Le pauvre diab<strong>le</strong> est fusillé séance tenante en présence de tout <strong>le</strong><br />

convoi. Je me souviendrai longtemps de ce repas pris au milieu d'un incendie, coupé par la courte<br />

délibération d'un jugement que nous rendions tout en mangeant, et agrémenté d'une exécution qui eut<br />

lieu sous nos yeux à 10 pas de notre tab<strong>le</strong>, entre «la poire et <strong>le</strong> fromage» (il est bien entendu que la<br />

poire et <strong>le</strong> fromage étaient imaginaires).<br />

À 1 heure, je monte à cheval avec nos 30 cavaliers, il s'agit de razzier à tout prix des grains, du<br />

bétail, de ramener des provisions et des otages et d'infliger une dure <strong>le</strong>çon à ce village, pour la 3 e fois<br />

récalcitrant. À 2 km, après avoir suivi la trace fraîche des troupeaux et des habitants, mes cavaliers de<br />

pointe sont assaillis à coups de flèches. Les Boussangas sont rassemblés derrière un marigot peu<br />

profond mais couvert d'une épaisse végétation. Nous franchissons <strong>le</strong> ruisseau aux berges escarpées<br />

sans mettre pied à terre et tombons, sur la rive droite, dans un terrain rocheux d'où nous faisons<br />

déguerpir une multitude d'hommes armés d'arcs, de flèches, de lances et de javelots. Rien de plus<br />

impressionnant que ces flèches qui partent si<strong>le</strong>ncieuses de tous <strong>le</strong>s fourrés, siff<strong>le</strong>nt en passant et se<br />

fichent au tronc des arbres. Toutes ces armes sont trempées dans un poison terrib<strong>le</strong> et la moindre<br />

écorchure est mortel<strong>le</strong>.<br />

Nos hommes sont bien armés : mousquetons et carabines commencent <strong>le</strong>ur besogne et, bien que<br />

tirés un peu au hasard, <strong>le</strong>s coups de feu font déguerpir <strong>le</strong>s guerriers boussangas. Nos cavaliers<br />

1 Partie formée par <strong>le</strong>s brancards auxquels on attel<strong>le</strong> <strong>le</strong> cheval.<br />

2 Groupe de cases entourées d’un mur d’enceinte.


toucou<strong>le</strong>urs m'amènent bientôt 2 Boussangas désarmés. Le premier refuse catégoriquement d'indiquer<br />

la retraite du Naba et <strong>le</strong> parc du troupeau ; on lui loge une bal<strong>le</strong> dans la tête pour <strong>faire</strong> par<strong>le</strong>r l'autre.<br />

À cinq heures, nous rentrions avec 40 bœufs, 6 ânes, 27 moutons et de nombreux captifs auxquels<br />

était confiée la garde du troupeau. C'est un joli butin. Les captifs sont gardés comme otages ou<br />

distribués à nos partisans, et <strong>le</strong> bétail servira à la nourriture de la colonne. La poursuite des habitants<br />

est du reste impossib<strong>le</strong>, dans cette brousse épaisse, rocheuse, ravinée, et nous nous exposerions à<br />

tomber dans une embuscade ; puis nos chevaux n'en peuvent plus. J'ai passé avec mes cavaliers 16<br />

heures à cheval avec deux heures d'interruption – pas un b<strong>le</strong>ssé.<br />

Nous campons ce soir en carré et bien gardés, quoique nous ne comptions guère sur une attaque de<br />

nuit. Le village continue à brû<strong>le</strong>r. Par cette nuit noire, ces feux de pail<strong>le</strong> sont du plus bel effet.<br />

24 mai 1898<br />

Nous ne quittions Gou qu'à 5 heures du matin pour éviter la promenade nocturne d'hier qui nous a<br />

coûté <strong>le</strong> 1/4 de nos caisses, et de peur aussi d'une attaque en cours de route. Pas d'incident. À 3 h de<br />

l'après-midi (!) nous arrivions en face de Niao, grand village où, comme hier à Gou, nous ne trouvons<br />

plus que <strong>le</strong>s derniers fuyards avec <strong>le</strong>squels nous échangions quelques coups de feu. Comme hier aussi,<br />

nous faisons flamber <strong>le</strong>s soukalas. Comme nous avons de quoi manger, que nous sommes exténués par<br />

une marche de 10 heures en p<strong>le</strong>in so<strong>le</strong>il, nous ne tentons aucune opération, du reste Niao fait partie de<br />

la circonscription de Bittou et nous préférons laisser au chef de ce poste <strong>le</strong> soin de punir.<br />

Source : Archives privées<br />

(voir l’édition critique établie et annotée par Sophie Dulucq :<br />

Émi<strong>le</strong> Dussaulx, Journal du Soudan (1894-1898), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 435 sq.)<br />

Mots-clés : colonisation française, AOF, conquête, vio<strong>le</strong>nce, « pacification ».<br />

Place dans <strong>le</strong>s programmes : Classes de 4 e , de 1 re et de Ter. S.<br />

Thématique centra<strong>le</strong><br />

- La notion de vio<strong>le</strong>nce <strong>colonial</strong>e (outils de répression à la disposition des<br />

colonisateurs), sur <strong>le</strong> concept de « pacification », sur <strong>le</strong>s modalités de la conquête.<br />

Pistes de travail possib<strong>le</strong>s<br />

- Travail de repérage géographique et chronologique et repérage des formes de vio<strong>le</strong>nce<br />

imposées aux populations.<br />

- Recherche plus approfondie sur la célèbre « af<strong>faire</strong> Vou<strong>le</strong>t-Chanoine », scanda<strong>le</strong><br />

<strong>colonial</strong> lié à l’appétit de conquête de deux officiers française. Visionnage du téléfilm<br />

de Serge Moati consacré à cet épisode sanglant de la conquête française en AOF :<br />

« Capitaine des ténèbres » (2004).<br />

Un documentaire de 52 mn, co-produit par <strong>le</strong> Sceren et <strong>le</strong> CNDP, revient sur la<br />

mémoire actuel<strong>le</strong> de ces exactions : Blancs de mémoire, de Manuel Gasquet (2004) ;<br />

un livret pédagogique sur ce téléfilm est disponib<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> <strong>site</strong> du Sceren :<br />

<br />

Analyse du document<br />

Émi<strong>le</strong> Dussaulx (1870-1914), capitaine d’infanterie de Marine, effectue deux séjours en<br />

Afrique de l’Ouest entre 1894 et 1898. Il occupe tour à tour plusieurs fonctions dans ces<br />

régions récemment conquises, ou encore soumises à la « pacification » de l’armée française.<br />

Au long de ses deux séjours africains, il rédige un journal par <strong>le</strong>ttres, qu’il adresse<br />

régulièrement à ses deux sœurs, institutrices dans l’Est de la France. Il y relate ses actions, ses<br />

états d’âme, y transmet ses découvertes et sa vision de la colonisation vécue « de l’intérieur ».


Dans ces extraits de mai 1898, Dussaulx raconte la campagne militaire effectuée en pays<br />

bissa (sud-est du Burkina Faso actuel). Ouagadougou, la capita<strong>le</strong> de l’empire mossi, a été<br />

conquise par <strong>le</strong>s Français en 1896 et <strong>le</strong> souverain des Mossi, <strong>le</strong> Mogho Naba, a été déposé et<br />

remplacé par un chaf plus doci<strong>le</strong>. Les années 1897-1898 sont marquées par une course de<br />

vitesse entre <strong>le</strong>s Français et <strong>le</strong>s Britanniques qui, plus au Sud (dans l’actuel Ghana), lorgnent<br />

sur <strong>le</strong>s territoires tout juste conquis par <strong>le</strong>urs rivaux coloniaux et soutiennent <strong>le</strong> souverain<br />

déchu – projetant même de l’armer pour une reconquête de son trône.<br />

C’est dans ce contexte que se situe l’épisode auquel prend part Dussaulx : il s’agit tout à la<br />

fois d’achever la conquête en éteignant toute velléité de contestation de la part des<br />

populations bissa (ou boussanga), de contenir l’avancée des Britanniques au sud et d’affirmer<br />

l’occupation effective des territoires contestés en vue de la très prochaine signature d’une<br />

convention franco-britannique de délimitation des frontières <strong>colonial</strong>es (el<strong>le</strong> sera signée<br />

effectivement en juin 1898).<br />

Une des questions centra<strong>le</strong>s qui émergent de ce témoignage de première main tourne<br />

autour des conditions de la conquête <strong>colonial</strong>e, de la vio<strong>le</strong>nce à l’encontre des populations<br />

civi<strong>le</strong>s. Les armées <strong>colonial</strong>es étaient composées, on <strong>le</strong> voit ici, d’éléments disparates :<br />

officiers et sous-officiers européens très peu nombreux, tirail<strong>le</strong>urs africains appartenant aux<br />

troupes <strong>colonial</strong>es régulières, « partisans » recrutés loca<strong>le</strong>ment et colonnes de porteurs<br />

réquisitionnés de force pour <strong>le</strong> transport des matériels.<br />

Le ravitail<strong>le</strong>ment des colonnes militaires devait s’effectuer « sur <strong>le</strong> pays », ce qui signifiait<br />

des réquisitions de vivres et des intimidations permanentes, lorsqu’il fallait (comme ici)<br />

nourrir une petite centaine d’hommes. Exactions en tout genre, sentiment d’impunité,<br />

« justice » expéditive sont des caractéristiques des différentes phases de la conquête puis de la<br />

« pacification » – terme militaire consacré dont on voit à quel point il occulte la réalité des<br />

vio<strong>le</strong>nces perpétrées sur <strong>le</strong> terrain.<br />

Une autre entrée dans <strong>le</strong> texte peut être la thématique de la résistance des populations, de<br />

<strong>le</strong>ur (faib<strong>le</strong> !) marge de manœuvre. Fuites en brousse, stratégies d’évitement, mais aussi<br />

affrontements directs et actes de courage font partie de toute une gamme de réactions à la<br />

conquête, qu’il s’agit de replacer dans <strong>le</strong> contexte 1°) d’extrême déséquilibre des forces en<br />

présence (armement occidental moderne/armes à feu anciennes ou arcs et flèches, dans<br />

certains cas ; colonnes militaires/ populations villageoises ; etc.) et 2°) de déstabilisation<br />

politique récente (déposition du Mogho Naba régnant, nomination par <strong>le</strong>s Français d’un<br />

nouveau souverain plus « doci<strong>le</strong> », etc.).<br />

Au final, <strong>le</strong> journal tenu par un officier de terrain, pour sa famil<strong>le</strong>, constitue un témoignage<br />

de tout premier ordre : la paro<strong>le</strong> privée de Dussaulx est bien plus libre que ne pourrait une<br />

prise de position publique. La force du témoignage, la liberté de ton, la cynique désinvolture<br />

en disent long sur <strong>le</strong>s modalités concrètes de la conquête.


2 – LE REGIME DE L’INDIGENAT<br />

EN AOF AU DEBUT DU XX e SIECLE<br />

Artic<strong>le</strong> 1 er de l’arrêté général du 14 septembre 1907, applicab<strong>le</strong> dans toutes <strong>le</strong>s colonies de la<br />

Fédération d’AOF<br />

1. Refus de payer <strong>le</strong>s impôts, amendes ou de rembourser toute somme due à la colonie, ainsi que<br />

d’exécuter des prestations en nature. Négligence dans ces paiements et dans l’exécution de ces<br />

prestations ;<br />

2. Dissimulation de la matière imposab<strong>le</strong>, connivence dans cette dissimulation. Déclaration<br />

volontairement inexacte du nombre des habitants soumis à l’impôt, entraves au recensement ou à la<br />

perception ;<br />

3. Départ sans autorisation d’une circonscription administrative, dans <strong>le</strong> but de se soustraire au<br />

paiement de l’impôt ou à l’exécution d’une décision de justice ;<br />

4. Refus de fournir <strong>le</strong>s renseignements demandés par <strong>le</strong>s représentants ou agents de l’autorité dans<br />

l’exercice de <strong>le</strong>urs fonctions. Déclaration sciemment inexacte ;<br />

5. Refus ou négligence de <strong>faire</strong> <strong>le</strong>s travaux ou de prêter <strong>le</strong>s secours réclamés par réquisition écrite ou<br />

verba<strong>le</strong> dans tous <strong>le</strong>s cas intéressant l’ordre, la sécurité et l’utilité publique, ainsi que dans <strong>le</strong>s cas<br />

d’incendie, naufrage et autres sinistres ;<br />

6. Entraves à un service public ;<br />

7. Refus ou omission volontaire de se présenter devant <strong>le</strong> commandant de cerc<strong>le</strong> ou <strong>le</strong> chef de poste,<br />

sur convocation écrite ou verba<strong>le</strong>, transmise par un de ses agents ;<br />

8. Tout acte irrespectueux ou propos offensant vis-à-vis d’un représentant ou d’un agent de<br />

l’autorité ;<br />

9. Discours ou propos tenus en public dans <strong>le</strong> but d’affaiblir <strong>le</strong> respect dû à l’autorité française ou à<br />

ses fonctionnaires. Chants proférés dans <strong>le</strong>s mêmes conditions. Propos séditieux, incitation au<br />

désordre ou à l’indiscipline ne revêtant pas un caractère de gravité suffisante pour tomber sous<br />

l’application du décret du 21 novembre 1904. Bruits alarmants et mensongers mis en circulation dans<br />

<strong>le</strong> but d’agiter <strong>le</strong>s populations ou de nuire à l’exercice de l’autorité ;<br />

10. Immixtion de la part d’indigènes, non désignés à cet effet, dans <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment des af<strong>faire</strong>s<br />

publiques ;<br />

11. Usurpation de fonctions conférées par l’autorité. Port illégal ou imitation de costumes ou<br />

insignes officiels. Tentative d’intimidation pour obtenir, au nom de l’autorité ; des sommes d’argent,<br />

des dons ou un service quelconque ;<br />

12. Tentative de corruption d’un agent indigène de l’autorité ;<br />

13. Pratiques de charlatanisme susceptib<strong>le</strong>s de nuire ou d’effrayer ou ayant pour but d’obtenir des<br />

dons en espèces ou en nature et ne revêtant pas un caractère criminel ;<br />

14. Plaintes ou réclamations sciemment inexactes, renouvelées après une solution régulière ;<br />

15. Asi<strong>le</strong> ou aides accordés dans <strong>le</strong> but de <strong>le</strong>s soustraire à des poursuites judiciaires ou à des<br />

recherches administratives, à des agents qui viennent de commettre un crime ou un délit, à des<br />

condamnés évadés ou des agitateurs politiques ou religieux ;<br />

16. Ouverture sans autorisation d’établissements religieux ou éco<strong>le</strong>s, formation d’associations non<br />

autorisées ;<br />

17. Détérioration ou destruction de travaux, matériel, bâtiments de l’administration ou de tous<br />

ouvrages et objets affectés à l’utilité publique ;<br />

18. Coupe, abattage ou détérioration sans autorisation des bois domaniaux. (Voir décret du 20 juil<strong>le</strong>t<br />

1900 et arrêté du 24 février 1908) ;<br />

19. Allumage de feux de brousse sans précautions suffisantes pour éviter la propagation de<br />

l’incendie ;<br />

20. Entraves à la navigation par <strong>le</strong> jet dans <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>uves et cours d’eau de tous objets pouvant en rendre<br />

<strong>le</strong> passage diffici<strong>le</strong> ou dangereux ;<br />

21. Défaut de surveillance, de la part de ceux qui en sont chargés, de fous furieux, de lépreux ou


d’animaux malfaisants ou féroces ;<br />

22. Non-restitution, dans un délai de trois jours, d’animaux ou défaut de déclaration à l’autorité dans<br />

<strong>le</strong>s mêmes délais ;<br />

23. Coups de feu tirés sans autorisation à moins de 500 mètres de toute agglomération européenne.<br />

Tam-tam ou autres réjouissances bruyantes au-delà de l’heure fixée par l’autorité ;<br />

24. Abattage de bétail et dépôt d’immondices hors des lieux réservés à cet effet ou à moins de 100<br />

mètres des habitations ou d’un chemin. Non-enfouissement des animaux domestiques ou autres, morts<br />

ou tués, ou enfouissement à moins de 1 m 50 de profondeur et de 500 mètres de distances des<br />

habitations ou d’un chemin ;<br />

25. Inhumation hors du lieu consacré ou à une profondeur inférieure à 1 m 50 et à moins de 500<br />

mètres des habitations ;<br />

26. Refus d’exécuter en cas d’épidémie.<br />

Source : Archives Nationa<strong>le</strong>s du Sénégal, M 216, arrêté du 14 septembre 1907.<br />

Cet arrêté fédéral remplace un arrêté antérieur datant de 1888.<br />

Dans chaque colonie, des clauses spécifiques pouvaient être ajoutées par <strong>le</strong>s gouverneurs coloniaux.<br />

Mots-clés : colonisation française, AOF, justice <strong>colonial</strong>e, régime de l’indigénat, ordre<br />

<strong>colonial</strong>, statut des colonisés.<br />

Place dans <strong>le</strong>s programmes<br />

Classes de 4 e , de 1 re et de Ter. S.<br />

Thématiques<br />

- Travail sur <strong>le</strong>s inégalités juridiques en situation <strong>colonial</strong>e (qu’est-ce que signifie <strong>le</strong><br />

fait d’être un « indigène » ?)<br />

- Travail sur la notion d’ordre <strong>colonial</strong> (outils de répression à la disposition des<br />

administrateurs).<br />

- Travail sur la figure centra<strong>le</strong> de l’administrateur <strong>colonial</strong> (en complément avec<br />

d’autres documents, notamment iconographiques).<br />

Pistes de travail possib<strong>le</strong>s<br />

- Travail sur des autobiographies d’ « indigènes » et sur <strong>le</strong>s passages concernant <strong>le</strong>urs<br />

rapports avec <strong>le</strong>s administrateurs (ex. <strong>le</strong>s souvenirs d’enfance d’Amadou Hampâté<br />

Bâ : Amkoul<strong>le</strong>l, L’enfant peul, Actes Sud, 1992)<br />

- Recherche, dans divers dictionnaires, de la définition du mot « indigène » et<br />

notamment dans des dictionnaires historiques (ex. dans <strong>le</strong> Dictionnaire de la<br />

colonisation française, dir. Liauzu, Hachette, 2007 ou Les mots de la colonisation, dir.<br />

S. Dulucq, J.-F. K<strong>le</strong>in, B. Stora, Presses universitaires du Mirail, 2008).<br />

Analyse du document<br />

Cet arrêté fédéral de 1907 – applicab<strong>le</strong> à l’ensemb<strong>le</strong> des colonies de la fédération<br />

d’Afrique Occidenta<strong>le</strong> Française – est l’un des nombreux textes qui ont progressivement<br />

défini <strong>le</strong>s contours de cette « aberration juridique » (selon l’expression de plusieurs juristes<br />

français) qu’a constitué <strong>le</strong> « code de l’indigénat ». Cette appellation – il vaudrait sans doute<br />

mieux dire « régime de l’indigénat » – désigne un ensemb<strong>le</strong> de rég<strong>le</strong>mentations disparates<br />

autorisant <strong>le</strong>s administrateurs des colonies à appliquer aux populations autochtones des<br />

sanctions disciplinaires (emprisonnement de courte durée, amendes…) en dehors de toute<br />

procédure judiciaire. Autrement dit, un commandant de cerc<strong>le</strong> pouvait infliger, sans autre


forme de procès, des « sanctions disciplinaires » à tout indigène qu’il désirait punir pour tel<strong>le</strong><br />

ou tel<strong>le</strong> infraction re<strong>le</strong>vant de l’indigénat (voir ici la liste des 26 artic<strong>le</strong>s). Parallè<strong>le</strong>ment à ce<br />

régime disciplinaire, se développe une « justice indigène » – éga<strong>le</strong>ment contrôlée par <strong>le</strong>s<br />

colonisateurs – chargée de rég<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s af<strong>faire</strong>s civi<strong>le</strong>s et péna<strong>le</strong>s entre autochtones.<br />

Instauré en Algérie en 1881, puis en Afrique subsaharienne et en Indochine, ce régime<br />

juridique d’exception est d’abord justifié par la nécessité d’établir l’autorité des colonisateurs<br />

sur <strong>le</strong>s territoires récemment conquis. Maintenu au-delà de la « pacification », il constitue une<br />

arme puissante et très efficace dans <strong>le</strong>s mains des administrateurs de terrain, puisque son<br />

champ d’application est vaste, comme en atteste cet arrêté de 1907.<br />

En analysant <strong>le</strong>s différents artic<strong>le</strong>s, on voit qu’il s’agit essentiel<strong>le</strong>ment de réprimer <strong>le</strong>s<br />

atteintes à l’ordre <strong>colonial</strong> : refus de payer l’impôt, de répondre à une convocation de<br />

l’administration, critique de la politique <strong>colonial</strong>e, activités potentiel<strong>le</strong>ment subversives,<br />

entraves au commerce, etc. Plus qu’un « code » au sens juridique du terme, l’indigénat<br />

apparaît comme un code de conduite des colonisés à l’égard des colonisateurs, destiné à<br />

réprimer <strong>le</strong>s atteintes au prestige et à l’autorité des représentants de la souveraineté française.<br />

Si certaines personnes y échappent, à partir de 1924 (<strong>le</strong>s chefs de canton par exemp<strong>le</strong>), la<br />

plupart des colonisés d’AOF y restent soumis jusqu’au <strong>le</strong>ndemain de la Seconde Guerre<br />

mondia<strong>le</strong>. Symbo<strong>le</strong> de l’arbitraire <strong>colonial</strong>, <strong>le</strong> « code » de l’indigénat est la cib<strong>le</strong> privilégiée<br />

des contestations dans <strong>le</strong>s colonies et en métropo<strong>le</strong>. Il est supprimé par <strong>le</strong> décret du 20 février<br />

1946.<br />

Ce régime d’indigénat renvoie à la notion de « sujet », d’« indigène » et au statut<br />

juridique de tous ceux qui, dans l’empire <strong>colonial</strong>, ne sont pas des citoyens français. À la<br />

différence du citoyen – qui jouit de la plénitude de ses droits puisqu’il a <strong>le</strong> droit de vote, qu’il<br />

élit des représentants au Par<strong>le</strong>ment, qu’il est justiciab<strong>le</strong> devant la justice française ordinaire,<br />

etc. –, <strong>le</strong> sujet <strong>colonial</strong> est « exclu de toute participation à la Cité au nom de ses “mœurs et<br />

coutumes” incompatib<strong>le</strong>s avec <strong>le</strong> droit français » (Isabel<strong>le</strong> Mer<strong>le</strong>, <strong>dossier</strong> spécial de la revue<br />

Genèses, n° 53 : Sujets d’Empire, 2003). Selon <strong>le</strong> statut personnel qui est <strong>le</strong> sien, il est jugé<br />

par des tribunaux particuliers appliquant <strong>le</strong>s « coutumes » ou <strong>le</strong> droit local, et peut bénéficier<br />

d’un certain nombre de droits spécifiques (mariage polygamique, par exemp<strong>le</strong>, en Afrique).<br />

Cette situation renvoie à ce que certains auteurs ont appelé <strong>le</strong> compromis républicain qui,<br />

dans <strong>le</strong>s territoires colonisés, a conduit à une catégorisation juridique comp<strong>le</strong>xe et inégalitaire<br />

des individus et, plus encore, à « un décrochement fondamental entre la nationalité et la<br />

citoyenneté qui oblige à repenser non seu<strong>le</strong>ment ce que veut dire “être Français” mais aussi ce<br />

que signifie “être citoyen” » (I. Mer<strong>le</strong>, Genèses, idem).


3 - ENSEMBLE DOCUMENTAIRE<br />

LE BAGNE DE POULO CONDORE EN INDOCHINE<br />

Présentation généra<strong>le</strong> du <strong>dossier</strong><br />

Les î<strong>le</strong>s de Poulo Condore, réputées pour <strong>le</strong>urs paysages paradisiaques, vont abriter<br />

pendant plus de quatre-vingt dix années, de 1862 à 1953, <strong>le</strong> plus grand bagne français des<br />

XIX e –XX e sièc<strong>le</strong>s de la période <strong>colonial</strong>e, après celui de la Guyane et <strong>le</strong> plus redouté des onze<br />

pénitenciers de l’Indochine. L’intérêt de l’étude du bagne de Poulo Condore est d’une part<br />

d’analyser un des symbo<strong>le</strong>s de la répression <strong>colonial</strong>e, d’autre part de souligner son rô<strong>le</strong><br />

essentiel dans la formation des révolutionnaires communistes qui renverseront l’ordre <strong>colonial</strong><br />

français lors de la guerre d’Indochine (1946-1954). L’étude de ce bagne est rendue diffici<strong>le</strong><br />

par <strong>le</strong>s carences des sources (cf <strong>le</strong>s statistiques sur <strong>le</strong>s populations pénitentiaires <strong>colonial</strong>es),<br />

<strong>le</strong>s archives ayant été brûlées en décembre 1945 par <strong>le</strong> Vietminh. Nous disposons cependant<br />

de plusieurs témoignages dont celui de Jean-Claude Demariaux, attaché au service des Postes<br />

et Télécommunications de l'Indochine, qui se rend à quatre reprises dans l’archipel, dont trois<br />

entre 1936 et 1940, où il s'informe des conditions de vie des détenus. Son enquête très<br />

poussée <strong>le</strong> mène à interroger bagnards, personnel carcéral et directeur du pénitencier. Il en tire<br />

un livre Les secrets des î<strong>le</strong>s Poulo Condore, <strong>le</strong> grand bagne indochinois publié en 1956 à<br />

Paris aux éditions Peyronnet. Par la suite, son fils Maurice, qui vécut lui aussi en Indochine,<br />

complète <strong>le</strong> récit de son père, dans Poulo Condore, archipel du Vietnam, du bagne historique<br />

à la nouvel<strong>le</strong> zone de développement économique publié en 1999 chez L’Harmattan. A ces<br />

deux récits, il faut ajouter celui du capitaine de la Légion Étrangère, Jacques Brulé, directeur<br />

du bagne de 1947 à 1948, dont la plaquette publié à Saigon, est aujourd’hui introuvab<strong>le</strong>.<br />

Le <strong>dossier</strong> se compose de sept documents : une carte de l’Indochine <strong>colonial</strong>e et une carte<br />

des î<strong>le</strong>s de Poulo Condore avec la localisation des différents bâtiments composant <strong>le</strong><br />

pénitencier (doc. A1 et A2), des extraits du règ<strong>le</strong>ment révisé du pénitencier de Poulo Condore<br />

(doc. B), deux cartes posta<strong>le</strong>s sur la vie quotidienne des bagnards (doc. C), un témoignage sur<br />

<strong>le</strong>s conditions de vie (doc. D), un récit de la grande révolte de 1918 (doc. E), trois tab<strong>le</strong>aux<br />

statistiques sur la population incarcérée et sur <strong>le</strong>s maladies et la mortalité (doc. F1 er F2) et un<br />

témoignage sur la formation des politiques au bagne n° 2 (doc. G).


doc A1. L’Indochine <strong>colonial</strong>e<br />

(www.indochine-souvenir.com/cartes/)


doc. A2. La localisation du bagne de Poulo Condore<br />

Source : J.-C. DEMARIAUX, Les secrets des î<strong>le</strong>s Poulo Condore : <strong>le</strong> bagne indochinois,<br />

Peyronnet, Paris, 1956.


doc B. Extraits du règ<strong>le</strong>ment révisé du 8 avril 1903 du pénitencier de Poulo Condore<br />

Art.2. […] [L’] action [du directeur des î<strong>le</strong>s et du pénitencier] s’étend sur tout <strong>le</strong> territoire des<br />

î<strong>le</strong>s de Poulo Condore et à toutes <strong>le</strong>s parties du service intérieur et extérieur du pénitencier<br />

dont il est responsab<strong>le</strong>.<br />

Art.3. Tous <strong>le</strong>s employés lui sont subordonnés et doivent lui obéir. Le Directeur est chargé de<br />

l’exécution des règ<strong>le</strong>ments relatifs au régime intérieur économique et du maintien de la police<br />

et de la discipline dans <strong>le</strong> pénitencier.<br />

Art.4. Le Directeur est investi dans toute l’étendue des î<strong>le</strong>s et des attributions d’officier de<br />

l’état civil et de la police judiciaire.<br />

Art.5. Le Directeur est seul autorisé à infliger des peines disciplinaires aux agents directement<br />

placés sous ses ordres et signa<strong>le</strong> au Gouverneur de la Cochinchine ceux qui auraient encouru<br />

des peines sévères.<br />

Art.6. Le Directeur inflige seul <strong>le</strong>s peines disciplinaires encourus par <strong>le</strong>s détenus.<br />

Art.7. Les peines qui peuvent être infligées à chaque détenu sont <strong>le</strong>s suivantes : la chaîne<br />

simp<strong>le</strong> ; la chaîne doub<strong>le</strong> ; la chaîne simp<strong>le</strong> avec bou<strong>le</strong>t ; la privation de salaire ; la mise au riz<br />

et à l’eau ; la détention en cellu<strong>le</strong> pendant un mois au plus ; <strong>le</strong>s fers 1 . […] Les peines<br />

corporel<strong>le</strong>s ne peuvent être prononcées cumulativement entre el<strong>le</strong>s.<br />

Art. 8. Le Directeur est spécia<strong>le</strong>ment chargé de tout ce qui concerne <strong>le</strong>s travaux des<br />

prisonniers et de l'application des tarifs pour <strong>le</strong>s cessions des objets fabriqués.<br />

Art. 10. [...] Le Directeur envoie chaque année un état nominatif des propositions pour<br />

remises ou réductions de peines, établi en faveur des détenus méritants 2 .<br />

Art. 27. La ration journalière des prisonniers se compose de : 800 grammes de riz ; 250<br />

grammes de poisson salé ou 300 grammes de poisson frais; 100 grammes de légumes frais; 30<br />

grammes de nuoc-mam ; 8 grammes de sel ; 3 grammes de poivre; 10 grammes de graisse.<br />

Quand l'état du troupeau <strong>le</strong> permettra, il sera fait distributions de porc frais à raison de 200<br />

grammes par détenu ; <strong>le</strong> porc, dans ce cas, remplacera <strong>le</strong> poisson.<br />

Art. 30. Les détenus seront vêtus d'un pantalon et d'une en cotonnade b<strong>le</strong>ue. Les costumes des<br />

prisonniers comme plantons ou domestiques seront en cotonnade blanche.<br />

Art. 36. Lorsque <strong>le</strong> résultat de la pêche <strong>le</strong> permettra, <strong>le</strong> directeur fera donner, à titre gratuit,<br />

300 grammes de poisson par malade en traitement.<br />

Art. 39. Tous <strong>le</strong>s jours de la semaine, <strong>le</strong>s dimanches et jours de fête exceptés, <strong>le</strong>s ateliers sont<br />

ouverts de six heures, du matin à dix heures et demie et de une heure et demie à cinq heures et<br />

demie du soir.<br />

Art. 45. La quotité des salaires à accorder aux détenus <strong>le</strong>s plus méritants est fixée à 2 cents par<br />

jour et par homme. Ces sommes seront versées à la caisse du comptab<strong>le</strong> et constitueront un<br />

pécu<strong>le</strong> qui <strong>le</strong>ur sera remis à <strong>le</strong>ur libération.<br />

Art. 97. Le territoire des î<strong>le</strong>s est inaliénab<strong>le</strong>. Aucune industrie privée ne peut y être autorisée<br />

et tous <strong>le</strong>s produits du sol appartiennent de droit au pénitencier. Il est fait une exception en ce<br />

qui concerne <strong>le</strong>s jardins cultivés par <strong>le</strong>s rares et anciens habitants du village dit <strong>le</strong> petit<br />

Cambodge jusqu'à <strong>le</strong>ur complète extinction.<br />

Art. 98. Aucun Européen ou Asiatique ne peut résider sur <strong>le</strong> territoire des î<strong>le</strong>s, qui est<br />

exclusivement affecté à un établissement pénitentiaire agrico<strong>le</strong>. Les marchands asiatiques,<br />

dont la présence est tolérée dans l'enceinte du pénitencier, construisent <strong>le</strong>ur habitation à <strong>le</strong>urs<br />

risques et périls […].<br />

Art. 105. La capture d'un prisonnier évadé du pénitencier donnera droit à une prime de 30<br />

francs.<br />

-----------------------


1 Le décret du 17 mai 1916 crée une peine d'iso<strong>le</strong>ment dans une sal<strong>le</strong> ou cellu<strong>le</strong> spécia<strong>le</strong> des détenus dangereux<br />

ou refusant <strong>le</strong> travail. Lorsqu'il excède 3 mois, l'iso<strong>le</strong>ment doit être prononcé par <strong>le</strong> gouverneur de la<br />

Cochinchine.<br />

2 Le décret du 17 mai 1916 contient des dispositions concernant <strong>le</strong> classement des condamnés ;<br />

- La première classe comprend <strong>le</strong>s mieux notés. Les condamnés de cette classe peuvent seuls ; 1°) obtenir une<br />

concession urbaine ou rura<strong>le</strong>, 2°) être employés chez <strong>le</strong>s habitants de la colonie.<br />

- Les condamnés de la deuxième classe sont employés à des travaux de colonisation et d'utilité publique pour <strong>le</strong><br />

compte de l'État, de la colonie, des municipalités, dans <strong>le</strong>s conditions prévues par <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment.<br />

- Les condamnés de la troisième classe sont affectés aux travaux <strong>le</strong>s plus particulièrement pénib<strong>le</strong>s. En outre, ils<br />

sont, si possib<strong>le</strong>, séparés des condamnés des autres classes.<br />

Il est à noter qu'il est possib<strong>le</strong> de changer la classe, et même de <strong>faire</strong> passer un condamné directement de la<br />

troisième à la première.<br />

Source : M. DEMARIAUX, Poulo Condore, archipel du Vietnam,<br />

L’Harmattan, 1999, p. 53-55, p. 115-116.


doc C. La vie quotidienne des bagnards<br />

Source : Daniel HÉMERY, Hô Chi Minh : de l’Indochine au Vietnam,<br />

Gallimard, coll. « Découvertes » , 1994, p. 167.


doc D. Une description du bagne<br />

[…] Du côté opposé à la mer, la Maison des Passagers donne sur <strong>le</strong> quai Andouard, ainsi<br />

baptisé en souvenir du directeur du pénitencier assassiné par un bagnard. C’est la promenade<br />

chic et l’endroit <strong>le</strong> plus animé de Poulo Condore. Le poste, l’hôtel gubernatorial, l’éco<strong>le</strong> des<br />

petits français, l’infirmerie sont bâtis en bordure du rivage, et, toute la journée, de la sal<strong>le</strong> de<br />

<strong>le</strong>cture, on peut assister à un pittoresque défilé. Comme fond de décor, des montagnes boisées<br />

qui barrent l’horizon. […] Pendant la conversation, des transportés défi<strong>le</strong>nt devant la porte. Ils<br />

sont coiffés d’une façon disparate : chapeaux coniques en feuil<strong>le</strong>s de latanier, turbans blancs<br />

ou noirs, casques français peints en jaune, vieux feutres crasseux. Beaucoup sont tête nue, et,<br />

parmi ceux – là deux catégories : ceux qui ont conservé la chevelure longue et luisante,<br />

orgueil des Annamites, et <strong>le</strong>s tondus. […] Cette première vue de Poulo Condore, de la Maison<br />

des Passagers, me donne l’impression d’un bagne débonnaire. Certes, des troupes de forçats<br />

se rendent au travail escortés par des surveillants, fusil à la bretel<strong>le</strong> ou révolver au sautoir.<br />

Mais je vois aussi de nombreux individus qui errent, solitaires, dans <strong>le</strong>s rues, sans paraître<br />

nul<strong>le</strong>ment pressés ; d’autres qui sont couchés au bord de la mer.<br />

- 7 ou 800 détenus circu<strong>le</strong>nt en liberté dans l’î<strong>le</strong>, grogne <strong>le</strong> Corse. Comme <strong>le</strong>s autres vous<br />

vous attendiez à voir un enfer. Certes, <strong>le</strong>s forçats annamites sont des enfants, comparés à ceux<br />

de la Guyane. Mais Poulo Condore est un bagne à la noix de coco, à côté de Cayenne.[…]<br />

(p. 41,43,45).<br />

Je me suis rendu compte que trois cou<strong>le</strong>urs : <strong>le</strong> blanc, <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u, <strong>le</strong> kaki, divisaient en trois<br />

classes bien distinctes l’humanité qui défilait devant mes yeux. Le b<strong>le</strong>u, c’est la cou<strong>le</strong>ur des<br />

vrais bagnards, du prolétariat du pénitencier, de ceux qui font <strong>le</strong>s corvées, percent des routes,<br />

cassent des cailloux, vont à la pêche, abattent des arbres, cultivent rizières et jardins, et<br />

expient réel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>urs crimes.[…] La deuxième cou<strong>le</strong>ur est <strong>le</strong> blanc. C’est cel<strong>le</strong> de ceux<br />

qu’on appel<strong>le</strong> à la Guyane « <strong>le</strong>s garçons de famil<strong>le</strong> ». À Poulo Condore, <strong>le</strong>s domestiques de<br />

toutes sortes, <strong>le</strong>s boys, <strong>le</strong>s bêps, <strong>le</strong>s coolies-bébé, l’armée des secrétaires qui travail<strong>le</strong>nt dans<br />

<strong>le</strong>s bureaux sont désignés par la cou<strong>le</strong>ur de <strong>le</strong>ur costume. […] Le blanc revêt <strong>le</strong>s malins et <strong>le</strong>s<br />

embusqués, ceux qui ont su composer avec <strong>le</strong> malheur et vivre à l’aise dans la camiso<strong>le</strong> de<br />

force des lois. Pendant la sieste, et après huit heures trente <strong>le</strong> soir, tous <strong>le</strong>s forçats vêtus de<br />

b<strong>le</strong>u ont réintégré <strong>le</strong>s bagnes. Mais on peut voir, par contre, quelques « tui ao trang » [<strong>le</strong>s gens<br />

vêtus de blanc] qui rêvent <strong>le</strong> long du quai Andouard, ou échangent des conversation, à voix<br />

basse, avec des soldats du 11 e Colonial au bord de la mer. Enfin, il y a la cou<strong>le</strong>ur kaki, qui est<br />

cel<strong>le</strong> des hommes libres : gardiens français et surveillants annamites. […] Les gardiens<br />

français sont au nombre d’une trentaine à Poulo Condore, divisés en trois clans : <strong>le</strong>s Indiens,<br />

<strong>le</strong>s Corses et <strong>le</strong>s Continentaux, qui frayent peu ensemb<strong>le</strong>. […] (p. 45, 46, 47, 49).<br />

La grande gril<strong>le</strong> du bagne n°1 : domici<strong>le</strong> des « droits communs », s’ouvre sur la rue<br />

Aujard [<strong>le</strong>s noms plaques b<strong>le</strong>us indicatrices correspondent aux chefs et gardiens tués par <strong>le</strong>s<br />

détenus], ombragée de tamariniers. À gauche de la porte, un magasin de paddy et de poisson<br />

sec. À droite, <strong>le</strong> bureau du gardien-chef. Dans ce dernier, un grand tab<strong>le</strong>au donne la<br />

décomposition de l’effectif du pénitencier. J’y lis que <strong>le</strong> nombre de prisonniers inscrits<br />

dépasse légèrement 2 000, parmi <strong>le</strong>squels 110 évadés. […] Une grande cour s’offre tout<br />

d’abord à ma vue, avec un peu de verdure entre <strong>le</strong>s cailloux. Au milieu de la cour, un puits à<br />

margel<strong>le</strong> basse et lépreuse. Des deux côtés, un long préau, sous <strong>le</strong>quel s’ouvrent <strong>le</strong>s portes<br />

ferrées des sal<strong>le</strong>s de bagnards. Au fond, <strong>le</strong>s cuisines, et <strong>le</strong>s cellu<strong>le</strong>s qui forment une sorte de<br />

ruel<strong>le</strong> de cachots, isolée du restant. À gauche, derrière <strong>le</strong>s barreaux, j’aperçois des hommes


presque nus, qui tournent de grosses meu<strong>le</strong>s en bois. Ce sont <strong>le</strong>s incorrigib<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s fortes têtes<br />

du bagne, en train de décortiquer du paddy.<br />

Dans un coin, des transportés, assis en rond, cassent des madrépores pour la route.<br />

Tout à coup, mon gardien-cicerone se met à hur<strong>le</strong>r :<br />

- Di vè (Va-t-en !)<br />

C’est un bagnard qui s’est approché trop près de nous, à moins des six mètres<br />

rég<strong>le</strong>mentaires. […]<br />

Me voici aujourd’hui dans <strong>le</strong> bagne n° 2. Une grande cour de cent vingt mètres de long,<br />

sur quatre-vingt de large, est entourée de murs noirâtres, hérissés de tessons de bouteil<strong>le</strong>s. Au<br />

milieu : quatre puits à margel<strong>le</strong> basse. La mer gronde à cent mètres à peine. Le bruit<br />

monotone du ressac résonne dans <strong>le</strong>s prisons. Mais jamais, au grand jamais, <strong>le</strong>s prisonniers<br />

d’ici ne peuvent reposer <strong>le</strong>urs yeux sur la vaste étendue b<strong>le</strong>ue, dont ils entendent <strong>le</strong> murmure<br />

ou <strong>le</strong>s colères. Car jamais plus, ils ne doivent franchir <strong>le</strong>s redoutab<strong>le</strong>s portes de cette enceinte.<br />

[… ]<br />

Près de la léproserie, <strong>le</strong> bagne n° 3 est l’enceinte des mauvaises têtes de Poulo Condore :<br />

la dernière étape avant la décortiquerie, qui est la fin des fins. On enferme là d’abord, pendant<br />

huit jours, <strong>le</strong>s forçats nouvel<strong>le</strong>ment débarqués, pour qu’ils ne répandent pas <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s de<br />

Saigon. Puis, <strong>le</strong>s « durs », <strong>le</strong>s évadés repris, <strong>le</strong>s assassins de <strong>le</strong>urs codétenus.<br />

[…] Le bagne n° 3 forme un petit monde à part : domaine de la crapu<strong>le</strong>, sous la direction<br />

d’un gardien français à poigne.[…] Nous avons parcouru tous deux <strong>le</strong>s cellu<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s.<br />

Partout des crânes rasés, des regards farouches, des torses nus illustrés de tatouages. C’est ici<br />

que <strong>le</strong>s Matas doivent bien prendre la précaution de regarder si personne n’est caché derrière<br />

<strong>le</strong> tambour, avant de franchir la gril<strong>le</strong> d’entrée. […]<br />

Source : J.-C. DEMARIAUX, Les secrets des î<strong>le</strong>s Poulo Condore : <strong>le</strong> bagne indochinois,<br />

Peyronnet, Paris, 1956, extraits p. 41-49, 180-181, 255.<br />

doc E. La grande révolte du bagne n° 1 en 1918<br />

Nous voici au début de 1918. La révolte gronde sourdement dans <strong>le</strong> bagne, sans que <strong>le</strong>s<br />

gardiens se soient aperçus de rien. De fausses nouvel<strong>le</strong>s de la guerre sont parvenues à Poulo<br />

Condore et y entretiennent une secrète effervescence. On murmure que la France est écrasée<br />

par <strong>le</strong>s Empires centraux, et que l’Al<strong>le</strong>magne va s’emparer de l’Indochine. Des poèmes sont<br />

même composés, par <strong>le</strong>s prisonniers politiques, à la louange de Guillaume II, appelé « Duy<br />

Liêm » [<strong>le</strong> conservateur de l’honnêteté ; plus certainement la transposition phonétique de<br />

Guillaume].<br />

Le 14 février 1918 au matin, des cris sinistres près de la cuisine dans la cour du Bagne 1.<br />

Une centaine de condamnés à perpétuité, qui cassaient des cailloux, se précipitent sur <strong>le</strong><br />

gardien Simon Jean et deux annamites. En un clin d'oeil, <strong>le</strong>s trois hommes sont abattus, <strong>le</strong><br />

crâne fracassé, sous de terrib<strong>le</strong>s coups de massette, et la horde sanguinaire défer<strong>le</strong> vers <strong>le</strong><br />

corps de garde. El<strong>le</strong> veut s'emparer des armes au râtelier et massacrer la garnison.<br />

Fort heureusement, <strong>le</strong> caporal Larmurier – au nom prédestiné - a entendu <strong>le</strong>s forcenés. Il a<br />

<strong>le</strong> temps de fermer la porte et, avec ses deux de ses hommes, ouvre <strong>le</strong> feu à travers <strong>le</strong>s gril<strong>le</strong>s.<br />

C’est alors que <strong>le</strong> lieutenant Andouard, directeur du pénitencier, accourt en hâte, à la tête<br />

des marsouins. Andouard est un manchot de guerre. Il a eu <strong>le</strong> bras droit emporté sous Verdun,<br />

et a reçu la croix de la Légion d'Honneur bril<strong>le</strong> sur sa poitrine.<br />

Calmement, comme à l'exercice, il commande des feux de salve sur <strong>le</strong>s forçats massés<br />

dans la cuisine, la vannerie et décortiquerie : « trois îlots de résistance », comme il


l'expliquera plus tard dans un rapport. On aperçoit encore aujourd’hui <strong>le</strong>s traces de bal<strong>le</strong>s sur<br />

<strong>le</strong>s murs décrépis.<br />

Quand la fusillade s’est tue, quatre-vingt-trois cadavres jonchent <strong>le</strong> sol. La révolte est<br />

matée. Andouard a sauvé la vie de tous <strong>le</strong>s Français du poste. Il est félicité par <strong>le</strong><br />

gouvernement de Cochinchine et cité à <strong>l'ordre</strong> du jour des troupes de l’Indochine par <strong>le</strong><br />

général Lombard, commandant supérieur. Mais l'af<strong>faire</strong> est loin d'être terminée. On ne sait<br />

comment, des récits mensongers de la rébellion sont parvenus sur <strong>le</strong> continent et soulèvent<br />

l’indignation de la masse annamite. On raconte, avec forces détails, des scènes d’horreur. Des<br />

b<strong>le</strong>ssés, implorant la clémence des soldats, auraient été achevés à coup de révolver dans<br />

l’oreil<strong>le</strong> par un Français de l’Inde, qui serait devenu sourd depuis par punition de Bouddah.<br />

Quelques journaux de Saigon, bravant la censure, se répandent en invectives contre « <strong>le</strong><br />

bourreau de Poulo Condore ». Ils l'accusent d'avoir mitraillé des prisonniers étrangers à la<br />

révolte et demandent des sanctions au ministère des Colonies.<br />

Il faut en finir ! Sous quatre-vingt-trois chefs d'accusation, Andouard est traduit devant un<br />

conseil de guerre, <strong>le</strong> 1er octobre 1918. Le lieutenant-colonel Paraire préside <strong>le</strong>s débats.<br />

« J'ai fusillé avec sang-froid, s'écrie l'accusé. Je <strong>le</strong> referais si c'était à re<strong>faire</strong>. Savez-vous<br />

qu'il y avait quatre cent cinquante bagnards dehors ? Laisser des prisonniers derrière soi eût<br />

créé un danger effroyab<strong>le</strong>. »<br />

L'avocat militaire n'a aucune peine pour défendre brillamment son camarade :<br />

« Les officiers du Conseil de Guerre ne s'égareront pas dans de misérab<strong>le</strong>s arguties !<br />

Nous ne sommes pas ici assouvir des rancunes personnel<strong>le</strong>s et complaire à une certaine<br />

presse. »<br />

Quesnel, magistrat qui a procédé à une enquête sur place, vient lui-même lui même à la<br />

rescousse. Il rend hommage à l'énergie de l'accusé « rendue nécessaire par <strong>le</strong> relâchement<br />

coupab<strong>le</strong> et la bénévolance (sic) du directeur précédent ! ».<br />

Andouard est acquitté à l'unanimité, sous <strong>le</strong>s applaudissements, et va reprendre son<br />

commandement Poulo Condore.<br />

Les journaux d'opposition, pourtant, ne désarment pas, et continuent à vilipender « <strong>le</strong><br />

bourreau altéré de sang ».<br />

Source : J.-C. DEMARIAUX, Les secrets des î<strong>le</strong>s Poulo Condore : <strong>le</strong> bagne<br />

indochinois, Peyronnet, Paris, 1956, p. 71-73)<br />

doc F1. La population incarcérée en Indochine (1867 – 1945)<br />

Années<br />

Population<br />

incarcérée tota<strong>le</strong>, au<br />

31/12 (P.I.T.)<br />

En détention dans <strong>le</strong>s<br />

pénitenciers ; nombre de<br />

pénitenciers (entre<br />

parenthèses)<br />

% de<br />

la<br />

P.I.T<br />

En détention<br />

à Poulo<br />

Condore<br />

1867 . . . 500 ? .<br />

1890 . . . 1530 .<br />

1912 . 1932 . 1435 .<br />

1913 18 340 2301 12,55 . .<br />

1919 22 722 2638 11,61 . .<br />

1922 21 185 2810 13,26 . .<br />

% de<br />

la<br />

P.I.T.<br />

1929 16 087 . . 1992 12,38


1930 20 312 (7) 3297 16,23 2146 10,56<br />

1931 23 719 (10) 3666 18,67 2276 9,59<br />

1932 28 097 (10) 4895 17,42 2584 9,19<br />

1935 23 388 4279 18,30 2399 10,25<br />

1936 20 515 3850 18,77 2436 11,87<br />

1937 20 842 3648 17,50 2018 9,68<br />

1939 21 441 4043 18,86 2271 10,59<br />

1940 26 233 4350 16,58 2634 10,04<br />

1941 29 871 6813 22,81 4204 14<br />

1942 28 722 6280 21,86 4403 15,32<br />

1945<br />

(janvier)<br />

. . . 4500 ? .<br />

doc F2. Décès et taux de mortalité à Poulo Condore (1925 – 1939)<br />

Années Nombre de décès Taux de mortalité/1000<br />

1925 129 88,2<br />

1926 58 27<br />

1927 69 33,8<br />

1928 103 49<br />

1929 117 58,7<br />

1930 338 157,5<br />

1931 154 67,6<br />

1932 100 38,6<br />

1933 78 27,6<br />

1934 76 27,9<br />

1935 37 15,4<br />

1936 50 20<br />

1937 26 12,8<br />

1938 22 10<br />

1939 41 18,1<br />

1940 48 18,2<br />

Source : Daniel HÉMERY, « Terre de bagne en mer de Chine : Poulo Condore (1862-<br />

1953) », Europe solidaire sans frontières, janvier 2008,


doc G. Au bagne n° 2, domaine des « politiques »<br />

Des Matas annamites me dévisagent avec curiosité. […] De chaque côté, cinq portes<br />

ferrées, munies d’un judas, donnent sur <strong>le</strong> préau sombre. Au fond, <strong>le</strong>s cuisines. Tout bril<strong>le</strong>, et<br />

<strong>le</strong> repas du soir répand déjà un agréab<strong>le</strong> fumet. Les « politiques » ont obtenu de se débarrasser<br />

des prisonniers de droit commun qui remplissaient <strong>le</strong>s fonctions de cuisiniers et de gens de<br />

propreté. Ils se plaignaient d’être volés, et de manger des mets sa<strong>le</strong>s. Ils sont maintenant entre<br />

eux, préparent <strong>le</strong>ur nourriture eux-mêmes, et <strong>le</strong> bagne n° 2 ressemb<strong>le</strong> à un petite république,<br />

où règne une discipline librement consentie.<br />

- Un véritab<strong>le</strong> Soviet, dit <strong>le</strong> gardien français qui m’accompagne dans ma vi<strong>site</strong>. Tout est<br />

bien calme maintenant, ajoute-t-il. La grande amnistie du Front Populaire d’octobre 1936 a<br />

fait un large vide ici. 200 Nationalistes et 250 Communistes environ ont été libérés. Il ne reste<br />

plus qu’une centaine de prisonniers : presque tous nationalistes. Quand <strong>le</strong> bagne n°2 était<br />

p<strong>le</strong>in, nous séparions <strong>le</strong>s Nationalistes des Communistes, car des disputes fréquentes – qui se<br />

terminaient dans <strong>le</strong> sang – éclataient entre <strong>le</strong>s deux camps. Tout <strong>le</strong> monde s’est assagi<br />

maintenant. On ne met à part que <strong>le</strong>s tubercu<strong>le</strong>ux, dans la sal<strong>le</strong> n°1. Les déportés doivent<br />

rester au bagne jusqu’à la fin de <strong>le</strong>urs jours, ou plutôt jusqu’à la prochaine amnistie. Les<br />

détentionnaires, au contraire, ne sont condamnés qu’à vingt ans au plus. » […]<br />

Tout est propre et bien rangé. Aucun tatouage. Les visages sont en général plus<br />

intelligents et <strong>le</strong>s mains plus soignées qu’au bagne n° 1. On se sent tout de suite dans un<br />

milieu plus re<strong>le</strong>vé. Pourtant, au milieu des intel<strong>le</strong>ctuels et des autodidactes, je remarque des<br />

gens du peup<strong>le</strong> : paysans et anciens tirail<strong>le</strong>urs. Ce sont <strong>le</strong>s laissés pour compte de l’amnistie<br />

du Front Populaire. […]<br />

L’emploi du temps des « politiques » est ainsi fixé, invariab<strong>le</strong>ment : <strong>le</strong>ver à 6 heures.<br />

Sortie dans la cour de 6 heures à 10 heures. Déjeuner à 10 heures (fermeture du bagne). Sieste<br />

jusqu’ à 14 heures. Sortie dans la cour de 14 heures à 17 heures. Dîner à 17 heures. Coucher à<br />

18 heures. La loi n’astreint pas <strong>le</strong>s déportés et <strong>le</strong>s détentionnaires au travail. Mais beaucoup,<br />

pour échapper à l’ennui mortel qui <strong>le</strong>s accab<strong>le</strong> dans cette enceinte d’où ils ne sortent jamais,<br />

ont demandé une occupation. 60 % des « politiques » travail<strong>le</strong>nt. Ils gagnent alors 30 cents<br />

par mois. J’en vois qui confectionnent des fi<strong>le</strong>ts, des cordes avec des fibres de coco, des<br />

cravaches avec du rotin, des vêtements, de petits objets en écail<strong>le</strong>, des ustensi<strong>le</strong>s de cuisine en<br />

ferblanterie.<br />

Aucune fumerie dans <strong>le</strong>s paquetages. L’opium est formel<strong>le</strong>ment proscrit par <strong>le</strong>s<br />

Nationalistes et <strong>le</strong>s Communistes. Ils se surveil<strong>le</strong>nt entre eux, et font <strong>le</strong>ur police eux-mêmes<br />

pour cela. Seuls, deux vieux, qui mourraient s’ils étaient privés subitement du « riz noir »,<br />

sont autorisés à tirer sur <strong>le</strong> bambou de temps en temps. Aucun jeu d’argent éga<strong>le</strong>ment. Les<br />

« politiques » ne veu<strong>le</strong>nt pas se dépouil<strong>le</strong>r entre eux. Seuls <strong>le</strong>s échecs sont autorisés par <strong>le</strong>s<br />

Communistes, qui s’y adonnent avec une véritab<strong>le</strong> passion. Une unique exception pour la fête<br />

du Têt. Pendant quelques jours, <strong>le</strong>s chefs de camps tolèrent <strong>le</strong>s cartes annamites, <strong>le</strong> tù sàc (jeu<br />

des quatre cou<strong>le</strong>urs), et <strong>le</strong> soc dia (jeu des quatre sapèques).<br />

- La République prolétarienne annamite que nous fonderons, m’a dit plus tard un<br />

Communiste, doit être à base de moralité. […]<br />

Je remarque de nombreux livres et journaux, sur <strong>le</strong>s bat-flanc du bagne n° 2. […] On<br />

autorisa désormais la plupart des journaux de Saigon, et Je suis partout, Les Nouvel<strong>le</strong>s<br />

littéraires, Le Canard enchaîné, L’Oeuvre, Gringoire, Le Mercure, La Flèche, Regards, etc.<br />

Je vois aussi quelques numéros de Défense, Vu, et Lu. […] En dehors des livres d’étude :<br />

grammaires, ouvrages de sciences, de mathématiques, on y trouve <strong>le</strong>s œuvres d’Alfred de<br />

Musset, de Claude Farrère, d’Émi<strong>le</strong> Zola, d’Alphonse Daudet, de Paul Bourget et de Guy de


Maupassant. […] Les murs sont couverts de schémas, de découpures de journaux et de<br />

gravures. De dessins d’éprouvettes, de baromètres, de thermomètres, d’alambics et de<br />

cornues. Pas une seu<strong>le</strong> femme nue. Partout, des cartes géographiques dessinées à la main,<br />

d’une plume très artistique : l’Univers, l’Europe, l’Asie, la France, l’Indochine, et surtout<br />

l’U.R.S.S., qui est reproduite à plusieurs exemplaires. Dans <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s communistes, sont<br />

accrochés aussi des portraits d’hommes illustres : Lénine, Karl Marx, Romain Rolland,<br />

Barbusse, Staline, Dimitroff.<br />

Le chef incontesté du Bagne n°2 est Bui-Cong-Trung, <strong>le</strong>ader communiste de retour de<br />

Russie, et condamné à 15 ans de détention. Malingre et boiteux, ses yeux pétil<strong>le</strong>nt de malice.<br />

C’est <strong>le</strong> théoricien du Parti, au sty<strong>le</strong> sarcastique et ardent. Plusieurs brochures clandestines<br />

sont de lui : La ligne politique du Parti Communiste Indochinois, Sur la route de la lutte.<br />

Arrêté un mois à peine après son arrivée de Moscou, il n’eut pas <strong>le</strong> temps de militer<br />

activement en Indochine. […] Pendant la guerre civi<strong>le</strong> d’Espagne, <strong>le</strong>s Communistes du bagne<br />

n°2 suivaient avec anxiété <strong>le</strong>s péripéties de la lutte sur une grande carte dessinée <strong>le</strong> long d’un<br />

mur. Et c’est Bui-Cong-Trung qui, chaque jour, claudicant, allait marquer <strong>le</strong>s divers fronts de<br />

batail<strong>le</strong> avec de petits drapeaux rouges. […] Suspendus aux murs, quelques instruments de<br />

musique de fortune, confectionnés avec des noix de coco : <strong>le</strong> Kiêm, qui est une sorte de<br />

guitare à deux cordes, <strong>le</strong> gao, une guitare monocorde, et <strong>le</strong> co, qui ressemb<strong>le</strong> à notre violon<br />

[…] <strong>le</strong>s cordes frémissantes accompagnent souvent toute la gamme des refrains<br />

révolutionnaires : la Carmagno<strong>le</strong>, l’Internationa<strong>le</strong>, la jeune Garde, <strong>le</strong> Hoang-Pho, qui est la<br />

chanson des Communistes chinois. […]<br />

Source : J.-C. DEMARIAUX, Les secrets des î<strong>le</strong>s Poulo Condore : <strong>le</strong> bagne indochinois,<br />

Peyronnet, Paris, 1956, p. 161-180.<br />

Analyse<br />

Les documents A sont extraits d’un l’ouvrage de Jean-Claude Demariaux (voir infra).<br />

Le document A2 montre l’archipel de Poulo Condore composé d’une douzaine d’î<strong>le</strong>s<br />

volcaniques et montagneuses excentrées au sud du delta du Mékong en mer de Chine<br />

méridiona<strong>le</strong> à plus de 200 mi<strong>le</strong>s marins de la vil<strong>le</strong> de Saigon. La principa<strong>le</strong> î<strong>le</strong>, la grande<br />

Condore (Con Dao) s’étend sur environ 5212 hectares avec un point culminant à 584 mètres.<br />

Les bâtiments principaux se trouvent à proximité du rivage.<br />

Les documents D, E et G sont des extraits du témoignage riche et précis avec de<br />

nombreuses descriptions de Jean-Claude Demariaux sur son séjour dans <strong>le</strong> bagne après<br />

l’amnistie du Front populaire. Dans ces extraits, l’auteur fait preuve très souvent d’honnêteté<br />

même s’il n’est pas dit grand-chose des dérives éventuel<strong>le</strong>s des comportements de<br />

l’administration et des gardiens souvent dénoncés au cours des années, ou si <strong>le</strong>s mots utilisés<br />

sont parfois empreints d’une posture de supériorité et de dédain comme dans <strong>le</strong> récit de la<br />

révolte de 1918 (doc. E). Cette révolte se dérou<strong>le</strong> durant la Première Guerre mondia<strong>le</strong>, à un<br />

moment où l’encadrement <strong>colonial</strong> est moindre du fait de la mobilisation des Français, ce qui<br />

favorise en Indochine comme dans d’autres parties de l’empire français des résistances et des<br />

révoltes d’autant plus qu’au début de l’année <strong>le</strong> conflit est loin d’être gagné.<br />

La description de l’organisation du bagne et des conditions de vie des bagnards (doc.<br />

D) et <strong>le</strong> récit de la formation des opposants communistes dans <strong>le</strong> bagne n° 2 durant <strong>le</strong>s années<br />

1930, moment où se développent la contestation de l’ordre <strong>colonial</strong> français et<br />

l’accroissement de la répression (doc. G) complètent <strong>le</strong> <strong>dossier</strong>. Jean-Claude Demariaux vi<strong>site</strong><br />

l’ensemb<strong>le</strong> du bagne, notamment la léproserie où <strong>le</strong>s prisonniers malades ou trop faib<strong>le</strong>s sont


laissés à l’abandon par l’administration. Lors de ses vi<strong>site</strong>s, il est accompagné par des<br />

fonctionnaires.<br />

Le document B est composé d’extraits de règ<strong>le</strong>ment du pénitencier de Poulo Condore de<br />

la version révisée du 8 avril 1903, tirés de l’ouvrage de Maurice DEMARIAUX, Poulo<br />

Condore, archipel du Vietnam, du bagne historique à la nouvel<strong>le</strong> zone de développement<br />

économique, L’Harmattan, 1999. Le pénitencier est en effet réorganisé à plusieurs reprises,<br />

comme en 1871, du fait des nombreux incidents (tentatives d’insurrection et d’évasion) et<br />

face à un nombre croissant de bagnards. Cependant, la sévérité accrue des règ<strong>le</strong>ments<br />

successifs comme celui du décret du 11 décembre 1889 n’empêche pas l’éclatement de<br />

nouvel<strong>le</strong>s révoltes comme cel<strong>le</strong> du 17 juin 1890 où près de 400 prisonniers assassinent une<br />

dizaine de gardiens avant d’être rapidement réprimés par <strong>le</strong> directeur du pénitencier. Enfin, <strong>le</strong><br />

régime des pénitenciers de l’Indochine est réorganisé par neuf arrêtés en 1916. Les différentes<br />

versions des règ<strong>le</strong>ments sont définies par décrets ou par arrêtés par <strong>le</strong>s autorités françaises.<br />

Le document C reproduit deux cartes posta<strong>le</strong>s des années 1920 extraites de l’ouvrage de<br />

Daniel Hémery, Hô Chi Minh, De l’Indochine au Vietnam, Gallimard, « Découverte<br />

Gallimard », 1994, qui montrent des prisonniers au travail en train de confectionner des objets<br />

en rotin et un groupe de prisonniers dont l’un porte la chaîne. Ces cartes posta<strong>le</strong>s sont<br />

souvent envoyées à <strong>le</strong>urs famil<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>s Européens comme <strong>le</strong>s fonctionnaires, cela fait<br />

cou<strong>le</strong>ur loca<strong>le</strong>. Il s’agit de vrais bagnards et non pas de reconstitution.<br />

Les documents F1 et F2 présentent deux tab<strong>le</strong>aux statistiques sur <strong>le</strong>s effectifs des<br />

populations incarcérées en Indochine et à Poulo Condore et sur <strong>le</strong>s maladies et la mortalité<br />

dans <strong>le</strong> bagne. Ils sont extraits de l’artic<strong>le</strong> de Daniel Hémery, Terre de bagne en mer de<br />

Chine : Poulo Condore (1862-1953), europe-solidaire.org, janvier 2008. Ce dernier a élaboré<br />

ces tab<strong>le</strong>aux (F1 et F2) en regroupant différentes sources, dont l’Annuaire statistique de<br />

l’Indochine de 1913 à 1942 ou <strong>le</strong> récent ouvrage de Peter ZINOMAN, Colonial Bastil<strong>le</strong> : A<br />

History of Imprisonment in French Indochina, 1862-1940, Berke<strong>le</strong>y, University of California<br />

Press, 2001, ainsi que ses propres publications comme Révolutionnaires vietnamiens et<br />

pouvoir colonia en Indochine, Maspero, 1975. Ces tab<strong>le</strong>aux sont lacunaires du fait de<br />

l’indisponibilité de nombreux chiffres, nous l’avons déjà évoqué, <strong>le</strong>s archives de Poulo<br />

Condore ayant notamment brûlé.<br />

L’archipel des î<strong>le</strong>s de Poulo Condore, dont <strong>le</strong> nom viendrait du malais Pulau Kondor<br />

(« î<strong>le</strong> des courges »), a depuis toujours une mauvaise réputation, servant notamment de refuge<br />

à des pirates chinois durant de longues années. Des populations y vivent depuis 4 ou 5 000<br />

ans selon <strong>le</strong>s historiens vietnamiens, et <strong>le</strong> premier occidental en à fou<strong>le</strong>r <strong>le</strong> sol est Marco Polo<br />

en 1294. À partir du début du XVI e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Européens tentent d’y instal<strong>le</strong>r un comptoir :<br />

d’abord <strong>le</strong>s Portugais et <strong>le</strong>s Espagnols, puis <strong>le</strong>s Français où dès novembre 1686 un agent de la<br />

Compagnie Française des Indes Orienta<strong>le</strong>s préconise la fondation d’un établissement, et, enfin<br />

<strong>le</strong>s Anglais qui y construisent un fort en 1702 avec l’East India Compagny. Ces derniers en<br />

sont chassés rapidement en mars 1705 lors de la révolte de <strong>le</strong>urs mercenaires Macassars des<br />

Célèbes. Tout au long du XVIII e sièc<strong>le</strong>, plusieurs projets d’installation des Français se<br />

succèdent sans aboutir. En effet, <strong>le</strong> traité de Versail<strong>le</strong>s du 28 novembre 1787 entre <strong>le</strong> futur<br />

empereur vietnamien Gia Long, qui s’est réfugié sur l’archipel avec sa famil<strong>le</strong> en 1783, et <strong>le</strong><br />

roi de France, Louis XVI, assure à ce dernier la propriété et la souveraineté mais n’est pas<br />

appliqué. Fina<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> 28 novembre 1861, <strong>le</strong> lieutenant de vaisseau Lespès, prend<br />

possession de l’archipel, <strong>le</strong> ministre de la Marine Casseloup-Caubat voulant éviter<br />

l’installation d’une autre puissance occidenta<strong>le</strong>. Les î<strong>le</strong>s de l’archipel servent déjà de lieu de<br />

détention pour <strong>le</strong> gouvernement annamite de Hué, <strong>le</strong>s Français y découvrent 119 captifs et une<br />

garnison de 80 hommes. Le traité de Saigon du 5 juin 1861 entérine cette prise de possession.


Le bagne est créé par <strong>le</strong> décret du 1 er février1862 par <strong>le</strong> contre-amiral Bonard,<br />

commandant en chef de l’expédition de Cochinchine, pour servir de relégation en Indochine<br />

aux prisonniers de droit commun et aux prisonniers politiques. Le 17 mai 1863 <strong>le</strong>s premiers<br />

détenus escortés de 25 fusiliers-marins arrivent au bagne. L’internement au bagne est régi par<br />

<strong>le</strong> Code pénal métropolitain avec cinq peines de condamnation (travaux forcés, détention de<br />

longue durée, déportation, relégation, réclusion). Cependant, il est intéressant de noter qu’en<br />

principe <strong>le</strong> régime est différent entre prisonnier de droit commun et « politique ». Mais, dans<br />

<strong>le</strong>s colonies, il y a confusion péna<strong>le</strong> du politique et du criminel. Il s’agit pour <strong>le</strong>s autorités<br />

d’atténuer fortement la distinction du crime et de la résistance à l’ordre <strong>colonial</strong>. À Poulo<br />

Condore, <strong>le</strong>s condamnés qui arrivent dans <strong>le</strong> pénitencier sont ainsi traités uniformément dans<br />

un premier temps en étant enfermés durant plusieurs jours dans <strong>le</strong> même bâtiment.<br />

Les premiers prisonniers sont <strong>le</strong>s Vietnamiens de Cochinchine qui s’opposent sous forme<br />

de guérilla à l’ordre <strong>colonial</strong>. Par la suite, de nombreux opposants, nationalistes puis<br />

communistes, mais aussi des criminels sont envoyés au bagne, pour certains dans <strong>le</strong>s bagnes<br />

plus lointains comme ceux de Guyane ou de Nouvel<strong>le</strong>-Calédonie. Dans <strong>le</strong> système<br />

pénitentiaire de l’Indochine, Poulo Condore occupe une place essentiel<strong>le</strong> comptant entre 9 et<br />

12 % de la totalité de la population incarcérée en Indochine. La moyenne annuel<strong>le</strong> des<br />

détenus de Poulo Condore est d’environ 1 500-1 600 détenus à partir de 1900 puis 2 200<br />

détenus durant <strong>le</strong>s années 1920, et de plus de 4 000 de 1930 à 1944 (cf. doc. F1). Les effectifs,<br />

droits communs, politiques nationalistes puis communistes, varient en fonction du contexte :<br />

répression <strong>colonial</strong>e par exemp<strong>le</strong> lors de la conquête du Tonkin et de l’Annam de 1883 à 1896<br />

ou lors de la Première Guerre mondia<strong>le</strong>. L’augmentation du nombre de détenus est constante<br />

du fait de la crise politique et socia<strong>le</strong> des années 1927-1936, notamment avec l’insurrection de<br />

Yên Bay au Tonkin <strong>le</strong> 10 février 1930, de la Deuxième Guerre mondia<strong>le</strong> avec la répression de<br />

plusieurs soulèvements et enfin de la guerre d’Indochine, à l’exception du gouvernement du<br />

Front populaire où une politique moins répressive, avec l’amnistie du 11 août 1936, entraîne<br />

la baisse des effectifs avec la libération d’environ 500 prisonniers, essentiel<strong>le</strong>ment des<br />

« politiques ».<br />

Le bagne s’étend sur plusieurs <strong>site</strong>s distincts, <strong>le</strong>s bagnes 1 à 3 et la léproserie (cf doc. A2,<br />

D, G), qui sont différenciés par <strong>le</strong> critère pénal. Chaque <strong>site</strong> est subdivisé en plusieurs sal<strong>le</strong>s<br />

col<strong>le</strong>ctives et comportent plusieurs cellu<strong>le</strong>s d’iso<strong>le</strong>ment. Le bagne n° 1 est <strong>le</strong> premier construit<br />

et est achevé en 1875. Réservé aux droits communs, il se compose de 10 sal<strong>le</strong>s communes qui<br />

font office de dortoirs d’environ 150 m 2 et 80 prisonniers. Le bagne n° 2, construit en 1916-<br />

1917, compte 12 sal<strong>le</strong>s, à l’origine réservé aux <strong>le</strong>ttrés annamites, on l’appel<strong>le</strong> la maison des<br />

<strong>le</strong>ttrés, puis aux prisonniers politiques nationalistes et communistes à partir des années 1920.<br />

L’augmentation du nombre de prisonniers incarcérés néces<strong>site</strong> la construction en 1928 du<br />

bagne n° 3 avec 8 sal<strong>le</strong>s. Ce dernier devient <strong>le</strong> bagne des réclusionnaires, qui sortent très peu<br />

de <strong>le</strong>urs cellu<strong>le</strong>s. L’organisation du pénitencier est complétée par la léproserie et par <strong>le</strong>s<br />

différents bâtiments accueillant <strong>le</strong>s habitations de l’administration comme la maison du<br />

directeur, la Maison des passagers qui accueil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s voyageurs comme Camil<strong>le</strong> Saint-Saëns, la<br />

caserne, <strong>le</strong> dispensaire ainsi que l’usine é<strong>le</strong>ctrique sans oublier <strong>le</strong> village peuplé notamment<br />

de commerçants chinois.<br />

L’encadrement est constitué de fonctionnaires français et d’indigènes. A la tête du bagne,<br />

<strong>le</strong> directeur fait fonction d’officier de police judiciaire et de juge de paix. Surnommé Chua<br />

Dao, <strong>le</strong> Seigneur des î<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>s Vietnamiens, ses pouvoirs, définis par <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment, sont<br />

considérab<strong>le</strong>s (cf. doc. B). L’encadrement est assez pléthorique. Dans <strong>le</strong>s années 1930 (1935),<br />

pour 2 400 détenus, il y a environ un peu moins de 30 gardiens européens, des anciens<br />

militaires, et une soixantaine de « matas », surveillants vietnamiens ou cambodgiens. Durant


<strong>le</strong>ur service, ils sont armés. Ce qui fait un gardien pour 30 prisonniers. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s caplans<br />

sont des auxiliaires choisis parmi <strong>le</strong>s détenus par l’administration, à la fois mouchard et<br />

surveillant. Enfin, une compagnie du 11 e régiment d’infanterie <strong>colonial</strong>e, une centaine<br />

d’hommes, est cantonnée sur l’î<strong>le</strong> principa<strong>le</strong>.<br />

Ce pénitencier véhicu<strong>le</strong> une vision d’enfer, même si <strong>le</strong> bagne de Cayenne demeure <strong>le</strong> plus<br />

terrib<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong> souligne Jean-Claude Demariaux lors de son séjour : « […] trois images<br />

heurtent parfois mon esprit : <strong>le</strong>s cachots des réclusionnaires remplis de désespoir, la<br />

décortiquerie avec ses bagnards tourneurs de meu<strong>le</strong>s, et <strong>le</strong> hideux dépotoir de la léproserie<br />

[…] » (op.cit., p. 16,).<br />

La vie quotidienne des bagnards s’organise selon un barème de bonne conduite qui<br />

reprend la classification métropolitaine en trois classes : l’organisation avec <strong>le</strong>s corvées,<br />

l’attribution des postes de travail et la formation des équipes (cf. doc. B). Ces dernières sont<br />

directement gérées par <strong>le</strong>s gardiens et surtout <strong>le</strong>s matas et <strong>le</strong>s caplans. Poulo Condore, à<br />

l’image des autres bagnes, a un fonctionnement semi-autarcique. Chaque jour, <strong>le</strong> bagnard doit<br />

produire son propre entretien mais aussi celui du personnel pour une rémunération très faib<strong>le</strong> :<br />

2 cents par jour en 1889, entre 3 et 4 en 1934. De cette somme sont retranchés <strong>le</strong>s deux tenues<br />

et <strong>le</strong>s deux nattes de couchage annuel<strong>le</strong>s et <strong>le</strong> coût de son cercueil. Mais il existe une<br />

hiérarchie entre <strong>le</strong>s prisonniers. En effet, en principe, seuls <strong>le</strong>s droits communs du bagne n° 1<br />

sont soumis aux travaux forcés durant huit heures et demie par jour dans <strong>le</strong>s rizières et <strong>le</strong>s<br />

fermes, dans <strong>le</strong>s jardins, dans <strong>le</strong>s différents ateliers, à la pêcherie et à la décortiquerie.<br />

Cependant, <strong>le</strong>s prisonniers <strong>le</strong>s mieux notés par l’administration peuvent s’y soustraire en<br />

occupant des postes d’interprètes, de plantons, de boys,… Nombre de bagnards ont donc un<br />

emploi fixe et peuvent coucher hors du bagne (cf. doc. D). Les détenus des deux autres bagnes<br />

peuvent travail<strong>le</strong>r sous condition de volontariat et de non-dangerosité. Ainsi, certains<br />

« politiques » pour éviter l’ennui, n’hé<strong>site</strong>nt-ils pas à travail<strong>le</strong>r. La main d’œuvre du<br />

pénitencier est parfois réquisitionnée par <strong>le</strong>s administrations de la Cochinchine et du<br />

Cambodge et sur <strong>le</strong>s grands chantiers de travaux publics.<br />

Les conditions de réclusion sont particulièrement rudes avec des travaux souvent<br />

meurtriers comme <strong>le</strong> ramassage du corail qui est cassé pour construire des routes ou qui est<br />

brûlé dans des fours à chaux, pour en extraire du calcium. Plusieurs menaces sont<br />

omniprésentes comme <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>nces des gardiens, notamment des caplans. Si <strong>le</strong>s moyens de<br />

punition prévus par <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment sont larges, de la chaîne simp<strong>le</strong> (cf. doc. C) à la mise aux fers<br />

en passant par la chaîne simp<strong>le</strong> avec bou<strong>le</strong>t (cf. doc. B) ou au cachot, progressivement<br />

perfectionné par <strong>le</strong>s Français avec la mise en place en 1940 de cellu<strong>le</strong>s sans porte ni toiture<br />

mais couvertes de gril<strong>le</strong>s avec une ga<strong>le</strong>rie de ronde, <strong>le</strong>s mauvais traitements sont répandus.<br />

Malgré <strong>le</strong>s interdictions officiel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s prisonniers peuvent subir des coups et des brutalités<br />

physiques à l’aide des rotins, des nerfs de bœuf, de la cadouil<strong>le</strong> (os de queue de raie), des<br />

coups de crosse…<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> sort des réclusionnaires s’apparente à une mort <strong>le</strong>nte avec une promenade<br />

seu<strong>le</strong>ment de deux heures dans la journée et une mise aux fers chaque nuit. Les prisonniers<br />

peuvent aussi être affectés aux chantiers et aux ateliers <strong>le</strong>s plus éprouvants comme <strong>le</strong><br />

ramassage du corail, la terrib<strong>le</strong> décortiquerie, où <strong>le</strong>s bagnards <strong>le</strong>s plus durs et <strong>le</strong>s plus rebel<strong>le</strong>s<br />

sont astreints à un travail particulièrement pénib<strong>le</strong> : ils doivent <strong>faire</strong> tourner une meu<strong>le</strong> pour<br />

décortiquer <strong>le</strong> paddy avec une ration alimentaire composée seu<strong>le</strong>ment d’une bou<strong>le</strong>tte de riz<br />

par jour et d’un peu de sel pour dix jours, la construction sans fin de la route circulaire. Ces<br />

mauvais traitements infligés aux détenus des prisons et des bagnes indochinois sont dénoncés<br />

régulièrement par <strong>le</strong>s inspecteurs des af<strong>faire</strong>s administratives, par des journalistes et par des<br />

hommes de gauche.


D’autres menaces pèsent sur <strong>le</strong>s bagnards. Tout d’abord, <strong>le</strong>s typhons qui frappent <strong>le</strong>s î<strong>le</strong>s<br />

sont de véritab<strong>le</strong>s catastrophes tuant des condamnés, détruisant <strong>le</strong>s bâtiments et <strong>le</strong>s structures<br />

du bagne, ravageant <strong>le</strong>s plantations de légumes ce qui entraîne un recrudescence du<br />

scorbut…Ensuite l’omniprésence de la maladie comme <strong>le</strong> typhus. Les maladies sont<br />

aggravées par l’insuffisance des rations alimentaires (cf. doc. B). Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s installations<br />

sanitaires et l’hygiène sont insuffisantes. Ainsi, la léproserie est un mouroir pour <strong>le</strong>s lépreux<br />

mais aussi pour <strong>le</strong>s prisonniers qui ne peuvent plus travail<strong>le</strong>r. La mortalité due aux maladies et<br />

au déséquilibre des rations alimentaires ainsi qu’au surpeup<strong>le</strong>ment du bagne est très é<strong>le</strong>vée.<br />

Lors des premières années de fonctionnement du bagne, <strong>le</strong> béri-béri occasionne des ravages<br />

parmi <strong>le</strong>s prisonniers. Par la suite, la mortalité demeure forte (cf. doc. F2). Mais il y a aussi <strong>le</strong><br />

paludisme, la fièvre des bois, <strong>le</strong> scorbut, la dysenterie, la tuberculose,... De plus, il y a juste<br />

une ambulance-infirmerie et <strong>le</strong> transfert à Saigon est impossib<strong>le</strong>. Aux diffici<strong>le</strong>s conditions de<br />

vie pénitentiaire s’ajoutent <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>nces entre détenus avec des bagarres et des assassinats.<br />

Des divertissements permettent aux bagnards de s’évader de l’univers carcéral comme lors de<br />

la fête du Têt, nouvel an lunaire au Vietnam. Les jeux de cartes y sont tolérés et <strong>le</strong>s<br />

prisonniers présentent des spectac<strong>le</strong>s devant <strong>le</strong>s fonctionnaires avec, par exemp<strong>le</strong>, la danse de<br />

la licorne mais aussi des pièces de théâtre avec des comédies de Molière ou de Dostoïevski.<br />

La rareté des inspections, une fois tous <strong>le</strong>s cinq ans à l’exception de troub<strong>le</strong>s graves, et un<br />

personnel inadapté expliquent <strong>le</strong>s abus commis sur <strong>le</strong>s prisonniers. Ainsi, jusqu’au début des<br />

années 1930, l’administration envoie pour diriger <strong>le</strong> bagne des militaires de réserve ou à la<br />

retraite qui se comportent comme des chefs de clan ou des tortionnaires. Les dérives des<br />

directeurs ne sont pas rares à l’exemp<strong>le</strong> de cel<strong>le</strong> d’Andouard, <strong>le</strong> lieutenant de réserve, qui<br />

utilisait deux chiens bergers contre <strong>le</strong>s forçats récalcitrants et avait installé un coup<strong>le</strong> de tigres<br />

dans <strong>le</strong>s montagnes pour limiter <strong>le</strong>s évasions. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s gardiens indigènes, <strong>le</strong>s matas,<br />

n’hé<strong>site</strong>nt pas à escroquer ou à vo<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s bagnards mais aussi l’administration.<br />

Enfin, tout un ensemb<strong>le</strong> de personnes, <strong>le</strong>s caplans, <strong>le</strong>s matas, mais aussi <strong>le</strong>s gardiens<br />

européens, <strong>le</strong>s usuriers (bagnards, caplans, femmes des caplans et des matas, boutiquiers<br />

chinois) tirent des prisonniers des prestations occultes et des prélèvements.<br />

À la fin des années 1920 et durant <strong>le</strong>s années 1930, <strong>le</strong> nombre de prisonniers politiques<br />

impliqués dans <strong>le</strong>s grèves et <strong>le</strong>s révoltes de 1930-1932 ou militants du parti communiste<br />

indochinois clandestin augmente fortement. Poulo Condore devient un lieu de rencontre entre<br />

<strong>le</strong>s opposants à la colonisation avec par exemp<strong>le</strong> Pham Van Dong, Nguyen An Ninh, ce qui<br />

favorise la construction de la nation vietnamienne moderne, et aussi un lieu d’affrontement<br />

idéologique entre nationalistes et communistes qui se traduit par des féroces bagarres comme<br />

en 1935. Les communistes prennent rapidement <strong>le</strong> dessus sur <strong>le</strong>s nationalistes et <strong>le</strong>s chefs des<br />

droits communs. Ainsi, se met en place dans <strong>le</strong> bagne n° 2 une véritab<strong>le</strong> structure<br />

d’encadrement des prisonniers qui gère la vie quotidienne, imposant des règ<strong>le</strong>s de vie et une<br />

éco<strong>le</strong> de formation communiste, une véritab<strong>le</strong> université rouge, éco<strong>le</strong> de référence de<br />

l’apprentissage révolutionnaire pour nombre de détenus (cf. doc. G). C’est ainsi que <strong>le</strong> bagne<br />

n° 2 se transforme en un véritab<strong>le</strong> soviet : <strong>le</strong>s détenus communistes sont organisés en cellu<strong>le</strong>s,<br />

coordonnées par un comité exécutif. Différentes formes de résistance se développent comme<br />

<strong>le</strong>s tentatives pour communiquer avec l’extérieur ou <strong>le</strong>s grèves de la faim voire <strong>le</strong>s tentatives<br />

d’évasion. Toute une activité clandestine d’édition de textes comme <strong>le</strong> journal Tiên Liên (En<br />

Avant) se développe. Poulo Condore devient ainsi <strong>le</strong> lieu de formation de futurs militants et<br />

cadres communistes (on peut citer Nguyên Van Linh ou Trân Van Giau) et prépare la lutte<br />

pour l’indépendance des années 1940-1945. L’action de ces politiques a des conséquences sur<br />

l’attitude face à l’ordre <strong>colonial</strong> : de nombreux droits communs sont désormais formés<br />

politiquement et deviennent des opposants à l’ordre <strong>colonial</strong>.


Le contrô<strong>le</strong> des détenus s’avère diffici<strong>le</strong> et <strong>le</strong> fonctionnement du pénitencier est souvent<br />

anarchique. Il existe ainsi une contre-société avec ses jeux d’argent et son trafic d’opium. Par<br />

ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s évasions des prisonniers sont courantes, entre 10 et 15 % des effectifs en<br />

moyenne. En fait, <strong>le</strong>s évadés se réfugient dans <strong>le</strong>s collines couvertes d’une épaisse forêt.<br />

L’évasion par mer constitue l’exception. Les révoltes ne sont pas rares et s’inscrivent souvent<br />

dans un mouvement plus large de révoltes <strong>colonial</strong>es comme à la fin de la Première Guerre<br />

mondia<strong>le</strong> ou dans <strong>le</strong>s années 1930. Au quotidien, <strong>le</strong>s protestations des détenus sont régulières.<br />

Les tensions se traduisent par des vengeances contre des matas ou des gardiens qui doivent<br />

toujours être sur <strong>le</strong>ur garde (cf. doc. D). Parmi <strong>le</strong>s révoltes, on peut citer la première, cel<strong>le</strong> de<br />

juin 1862, cel<strong>le</strong> de juin 1890 et surtout cel<strong>le</strong> de 1918 (cf. doc. E). La répression radica<strong>le</strong> est <strong>le</strong><br />

moyen utilisé pour réprimer <strong>le</strong>s révoltes ou <strong>le</strong>s tentatives d’évasion, à l’exemp<strong>le</strong> de cel<strong>le</strong> de la<br />

révolte de 1918 où <strong>le</strong> directeur Andouard fait tiré sur <strong>le</strong>s mutins dont 83 sont tués. La vio<strong>le</strong>nce<br />

de la répression de cette révolte entraîne une enquête et <strong>le</strong> jugement du directeur Andouard,<br />

qui est acquitté. Mais ce dernier, détesté, est assassiné quelques mois plus tard <strong>le</strong> 3 décembre<br />

1919 par des bagnards. Les protestations sont nombreuses et face à un verdict considéré<br />

comme scanda<strong>le</strong>ux, Nguyên Ai Quôc, <strong>le</strong> futur Hô Chi Minh, publie un artic<strong>le</strong> intitulé « C'est<br />

cela la justice des <strong>colonial</strong>istes français en Indochine ». Par la suite, des moyens plus<br />

appropriés sont utilisés comme <strong>le</strong>s pompes à incendie et <strong>le</strong> gaz lacrymogène.<br />

Durant <strong>le</strong>s années trente, Poulo Condore devient un des lieux de contestation principaux<br />

de l’univers carcéral en Indochine contre la colonisation et contre l’enfermement de<br />

prisonniers politiques. Ainsi, au début de 1935, Poulo Condore joue un rô<strong>le</strong> essentiel dans <strong>le</strong><br />

déc<strong>le</strong>nchement du mouvement général de manifestations et de grèves dans <strong>le</strong>s prisons et <strong>le</strong>s<br />

bagnes indochinois. En Indochine des mouvements de sympathie à l’égard du bagnard<br />

apparaissent, en particulier dans la littérature vietnamienne, et en France, <strong>le</strong>s prisonniers<br />

politiques indochinois sont soutenus par divers organismes et partis comme <strong>le</strong> Secours rouge<br />

international ou <strong>le</strong> Parti communiste français. Face à la réputation du bagne, Albert Londres a<br />

un projet d’enquête que sa mort ne lui permet pas de réaliser. C’est fina<strong>le</strong>ment, Jean-Claude<br />

Demariaux (voir supra) qui mènera donc trois enquêtes entre 1936 et 1940. La revendication<br />

essentiel<strong>le</strong> des « politiques » est l’amnistie. Pour l’obtenir, <strong>le</strong>s grèves des corvées et surtout de<br />

la faim se multiplient, par exemp<strong>le</strong> en mars-avril 1935, <strong>le</strong>s prisonniers protestent aussi contre<br />

la mauvaise qualité de l’alimentation. Une mission d’enquête est menée. Fina<strong>le</strong>ment, après<br />

une nouvel<strong>le</strong> grève de la faim, <strong>le</strong> Front populaire promulgue une amnistie <strong>le</strong> 11 août 1936 :<br />

plus de 1 532 prisonniers politiques sont libérés dont 500 de Poulo Condore. Cependant, <strong>le</strong><br />

bagne n’est pas supprimé et il n’y aura pas de réforme pénitentiaire.<br />

À la fin de la Deuxième Guerre mondia<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Français perdent <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> de l’archipel<br />

suite au coup de force des Japonais du 9 mars 1945. Les î<strong>le</strong>s sont ensuite contrôlées par <strong>le</strong><br />

Vietminh puis par des prisonniers de droit commun comme <strong>le</strong> « roi des montagnes ». Il ne<br />

reste plus que 400 droits communs lors du retour des Français <strong>le</strong> 18 avril 1946. Durant la<br />

guerre d’Indochine, <strong>le</strong>s effectifs du bagne augmentent de nouveau comptant jusqu’à plus de<br />

2 000 prisonniers. Après <strong>le</strong> départ des Français, <strong>le</strong> 1 er Septembre 1955, <strong>le</strong> bagne continue de<br />

fonctionner et est agrandi sous la République du Viêt-nam et reçoit désormais des<br />

communistes capturés par <strong>le</strong>s troupes gouvernementa<strong>le</strong>s et américaines. Les effectifs<br />

atteignent alors <strong>le</strong>ur maximum avec plus de 10 000 prisonniers.<br />

Après la réunification du Viêt-nam, <strong>le</strong> bagne sert de camps de rééducation jusqu’au début<br />

des années 1990. Par la suite, <strong>le</strong> gouvernement met en place un plan de développement<br />

économique avec l’aménagement de différents ports, dont un port de pêche, mais <strong>le</strong><br />

développement touristique est favorisé avec la création d’un parc national en mars 1993 et <strong>le</strong><br />

classement de Poulo Condore, Con Dao, comme un des lieux de mémoire de l’histoire


évolutionnaire, avec la restauration de plusieurs <strong>site</strong>s de l’ancien bagne, et la création de<br />

lieux de villégiature.<br />

Mots-c<strong>le</strong>fs : bagnards, bagne, communisme, Indochine, nationalisme, ordre <strong>colonial</strong>,<br />

pénitencier, prisonniers politiques, Poulo Condore, répression <strong>colonial</strong>e, Viêt-nam.<br />

Les pistes d’exploitation pédagogique possib<strong>le</strong>s<br />

. Situer et décrire <strong>le</strong> bagne et ses bâtiments. Quel<strong>le</strong> est la composition du personnel<br />

d’encadrement ? (doc. A et doc. D)<br />

. Quels sont <strong>le</strong>s prisonniers enfermés ? Comment <strong>le</strong>s effectifs du bagne évoluent-ils ? Justifier<br />

votre réponse (doc. B, D, F)<br />

. Pour quel<strong>le</strong>s raisons peut-on dire que <strong>le</strong>s conditions de vie des bagnards sont<br />

particulièrement rudes et très inéga<strong>le</strong>s ? (doc. B et doc. D)<br />

. Dans quel<strong>le</strong> mesure <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> des détenus s’avère-t-il diffici<strong>le</strong> ? (doc. E,G)<br />

. Décrire et expliquer l’évolution qui apparaît à partir des années trente dans l’organisation des<br />

prisonniers. (doc. G). Quel<strong>le</strong>s en sont <strong>le</strong>s conséquences pour la lutte contre la colonisation ?<br />

. Au final, montrer l’importance de Poulo Condore dans la mise en place du respect de l’ordre<br />

<strong>colonial</strong> mais aussi dans sa contestation.<br />

Niveaux<br />

Au collège<br />

. Quatrième : Chapitre III, L’Europe et son expansion, thème 3 : Le partage du monde.<br />

. Quatrième rentrée 2011/2012 : Chapitre III, thème 4 : Les colonies avec comme étude<br />

possib<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> de la société <strong>colonial</strong>e.<br />

Au lycée<br />

. 1 re ES/L : chapitre I, L’âge industriel et sa civilisation du milieu du XIXe sièc<strong>le</strong> à 1939,<br />

<strong>le</strong>çon 3 : L’Europe et <strong>le</strong> monde dominé : échanges, colonisations, confrontations.<br />

. 1 re STG : chapitre I, La construction de la République (8-10h), <strong>le</strong>çon 1 : Moments et actes<br />

fondateurs (8-10h).<br />

. 1 re STI/STL : éventuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> chapitre intitulé : La France et <strong>le</strong> monde aux XIXe et XXe<br />

sièc<strong>le</strong>s, question obligatoire 1 : La démocratie française de 1848 à nos jours.<br />

. 1 re ST2S : éventuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> chapitre I, La République des années 1880 aux années 1940,<br />

question obligatoire : La France en République, de 1880 au début des années vingt.<br />

. Ter. S : chapitre II, Colonisation et indépendance, <strong>le</strong>çon 1 : la colonisation européenne et <strong>le</strong><br />

système <strong>colonial</strong>.<br />

Pistes bibliographiques<br />

. Maurice DEMARIAUX Maurice, Poulo Condore, Archipel du Vietnam, du bagne historique<br />

à la nouvel<strong>le</strong> zone de développement économique, L’Harmattan, 1999.<br />

Daniel HEMERY, « Terre de bagne en mer de Chine : Poulo Condore (1862-1953) », Europe<br />

solidaire sans frontières, janvier 2008, europe-solidaire.org.<br />

. Patrice MORLAT, La répression <strong>colonial</strong>e au Vietnam (1908-1940), L’Harmattan, 1990.

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