La diffusion des religions du monde iranien en Chine entre ... - AFEC

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
entre le VI e et le X e siècle
Pénélope Riboud
(INALCO)
L'introduction en Chine médiévale du zoroastrisme, du manichéisme et du
christianisme nestorien - religions originaires du monde iranien - n'a cessé
d'intéresser les chercheurs, aussi bien chinois qu'occidentaux, depuis le
tout début du XX e siècle. Le corpus documentaire permettant de mesurer la
diffusion des religions pratiquées au sein des communautés étrangères en
Chine, s'il s'est révélé de plus en plus important au fil des découvertes,
n'en reste pas moins aussi divers qu'éparpillé. L'analyse des différents types
de sources (textes historiques, sources littéraires, découvertes archéologiques,
représentations iconographiques) implique donc le recours à de
multiples disciplines. L'approche historique, qui est celle que nous privilégions
pour notre travail, se voit ainsi renforcée par des analyses archéologiques,
iconographiques, socio-religieuses, linguistiques et géographiques,
tout en ne perdant jamais de vue la dimension plus proprement humaine,
puisque ces religions ne purent s'introduire en Chine que par
l'entremise des peuples qui constituèrent le trait d'union entre les grands
domaines culturels qui divisaient l'Asie à cette époque : les mondes iranien,
indien, turc et, bien entendu, chinois.
L'empire sassanide (224-651) en Iran dessine la marge la plus occidentale
de notre domaine de recherche. Sa religion officielle était un zoroastrisme
rigoureusement encadré par l'appareil d'État et défini par une
Études chinoises, vol. XXIV (2005) - Journée de l'AFEC du 10 juin 2005

Notes de recherche
tendance au monothéisme (ou, du moins, par la reconnaissance d'un seul
principe créateur) centré autour de la personne divine d'Ahura Mazda, le
dieu suprême qui se manifeste aux hommes sous l'apparence du feu, et auquel
était rendu un culte savamment codifié. Malgré des persécutions répétées
à rencontre du manichéisme, né à la fin du III e siècle, et du christianisme
nestorien, l'empire ne réussit pas à éradiquer ces sectes concurrentes,
tout juste à freiner leur développement. Ces deux religions, au prosélytisme
actif, se propagèrent timidement vers l'Asie centrale, et notamment
en Sogdiane, où elles se frayèrent une place aux côtés de la religion dominante,
un zoroastrisme enrichi d'antiques éléments babyloniens, de quelques
apports turcs et de nombreux éléments indiens. La religion sogdienne,
qui reste malheureusement mal documentée faute de textes qui en définiraient
les principes et la structure, semble avoir été foncièrement polythéiste.
En témoigne la très riche iconographie déployée sur les murs du
site de Pendjikent (Tadjikistan), ainsi que quelques très rares documents
écrits, qui soulignent le rôle des fêtes et du calendrier. ' Aux confins méri-
1 L'article de N. Sims-Williams, "Some reflections on Zoroastrianism in Sogdiana and
Bactria", in D. Christian et C. Benjamin (éd.), Silk Road Studies, IV : Realms of the
Silk Roads: Ancient and Modem, Macquarie University, Turnhout : Brepols, 2000,
p. 1-12, offre une bonne introduction aux changements que subit le zoroastrisme
iranien en Asie centrale. Quelques textes à caractère religieux, concernant notamment
le calendrier des fêtes religieuses, sont abordés dans les articles suivants : J. P. Drège,
F. Grenet, « Un temple de l'Oxus près de Takht-i-Sangin, d'après un témoignage
chinois du VIII e siècle », Studio, Iranica, 16 (1987), p. 117-121 ; F. Grenet, Les pratiques
funéraires dans l'Asie centrale sédentaire de la conquête grecque à
l'Islamisation, Paris : Éditions du CNRS, 1984 ; F. Grenet, "Vaishravana in Sogdiana.
About the origins of Bishamon-ten", Silk Road Art and Archaeology, 4 (1995/96),
p. 277-297 ; W. B. Henning, « Zum soghdischen Kalender », Orientalia, 8 (1939),
p. 87-95 ; É. de La Vaissière, P. Riboud, avec note additionnelle de F. Grenet, « Les
livres des Sogdiens » Studio Iranica, 32 (2003), p. 127-136 ; B. I. Marshak. "The
historico-cultural significance of the Sogdian calendar", Iran, 30 (1992), p. 145-206 ;
B. I. Marshak, V. I. Raspopova, « Cultes communautaires et cultes privés en Sogdiane
», in P. Bernard et F. Grenet (éd.), Histoire et cultes de l'Asie centrale préislamique,
Paris : Éditions du CNRS, 1991, p. 187-195, pi. LXXm- uxxvm ; N. Sims-Williams,
270

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
dionaux de notre domaine d'étude, l'Inde post-Gupta (475-650), qui vit se
succéder les invasions hunniques et la formation de royaumes indépendants,
hérita de l'attitude de tolérance religieuse qu'avaient su maintenir
les souverains de la dynastie Gupta, fidèles aux rites védiques anciens,
mais également grands promoteurs du bouddhisme. Cette dernière religion,
dès la deuxième moitié du VI e siècle, gagna par ailleurs l'Asie septentrionale,
sous domination turque depuis la conquête de Muqan Qaghan (553-
572), où elle rencontra l'ancienne religion dite « turco-mongole », caractérisée
par un ensemble encore mal connu, pour cette époque, de croyances
et de pratiques chamaniques. Au cœur de cette mosaïque culturelle, les
peuples marchands de l'Asie centrale, et principalement les Sogdiens,
créèrent un réseau commercial reliant ces différents mondes à la Chine, qui
demeurait, malgré de longues périodes de morcellement politique, le théâtre
de l'épanouissement intellectuel du bouddhisme et du taoïsme.
L'unification de l'empire sous les Sui (589-617), puis la domination chinoise
de l'Asie centrale orientale sous les Tang (618-907), en ouvrant et en
sécurisant les routes reliant Chang'an à Samarcande, permirent l'implantation
en Chine de communautés d'immigrés de diverses origines. Celles-ci,
tout en subissant un lent processus de sinisation, conservèrent néanmoins
une grande partie de leurs traditions. Ainsi, la majorité des textes chrétiens,
manichéens et bouddhiques écrits en sogdien découverts à Dunhuang et à
Turfan datent de la période de l'hégémonie chinoise sous les Tang, tandis
F. de Blois, "The Bactrian Calendar", Bulletin ofthe Asia Institute, 10 (1996), p. 149-
166.
Pour finir, on trouvera dans les références suivantes de nombreux renseignements
sur l'iconographie religieuse de la Sogdiane : G. Azarpay, Sogdian Painting:
The Pictorial Epie in Oriental Art, Berkeley, Los Angeles and London : The University
of California Press, 1981 ; A. M. Belenizki, Mittelasien Kunst der Sogden, Leipzig
: VEB E. A Seemann Verlag, 1980 ; F. Grenet. « L'art zoroastrien en Sogdiane.
Études d'iconographie funéraire», Mesopotamia, 21 (1986), p. 97-131, fig. 35-48;
F. Grenet, « Trois nouveaux documents d'iconographie religieuse sogdienne », Studio
Iranica, 22 (1993), p. 49-68, pi. I-VI ; B. I. Marshak, Legends, Taies and Fables in the
Art ofSogdiana, New York : Bibliotheca Persica Press, 2002.
271

Notes de recherche
que les dernières traces de pratiques religieuses que l'on peut attribuer à la
religion sogdienne ne vont pas au-delà du début du X e siècle.
Les communautés composées d'individus originaires d'Asie centrale
établies en Chine médiévale constituent désormais un objet historique à
part entière, grâce aux récentes études qui en ont défini les contours sociologiques,
le rôle économique et le poids politique 2 . À la vision monolithique,
véhiculée par les textes chinois, de communautés dites « étrangères »,
fait progressivement place l'hypothèse de groupes de populations mélangés,
formés d'individus d'origines diverses. Si le rôle dominant des Sogdiens
est incontestable, les analyses récentes, qu'elles se fondent sur des
sources textuelles ou archéologiques, tendent à rétablir l'influence des
populations issues du monde turc et indien, voire à mettre en lumière, au
sein même des groupes originaires d'Asie centrale, un certain nombre de
particularismes locaux 3 .
Cette conception désormais plus diversifiée des communautés étrangères
en Chine, n'est pas sans conséquences sur l'analyse des comportements
religieux que leur attribuent les sources. L'immense majorité des
écrits concernant la religion des Sogdiens provient de sources extérieures à
la Sogdiane. Or, parmi ces documents, les textes chinois tiennent une place
d'importance. Apparu au début du VII e siècle pour désigner « la divinité
2 É. de La Vaissière, Histoire des marchands sogdiens, Paris : Collège de France,
Institut de Hautes Études Chinoises, 2004 (2 e éd.) ; É. de La Vaissière et É. Trombert
(éd.), Les Sogdiens en Chine, Paris : EFEO, 2005 ; E. Trombert, « Un sujet
d'actualité : les Sogdiens en Chine des Han aux Tang », Études Chinoises, vol. 22
(2003), p. 231-241 ; Rong Xinjiang ^Èjjftt, Zhonggu Zhonguo yu wailai wenming cf 5
^fnfjglÊj^j^^çHÉ] (La Chine médiévale et les civilisations étrangères), Beijing :
Sanlian shudian, 2001.
Voir Cai Hongsheng ^Jï|âî, Tangdaijiu xing hu yu tujue wenhua JHf^AffiSS

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
céleste des contrées occidentales» Xiyuguo tianshen HfillciiK-fô 3 , le
caractère xian ^ est toujours associé dans les sources chinoises à des
pratiques religieuses observées dans les milieux étrangers. Il n'est donc pas
surprenant, compte tenu de la supériorité numéraire des Iraniens orientaux
au sein de ces communautés, que l'historiographie moderne prête à ce
terme tantôt le sens de zoroastrisme, tantôt celui d'une variante sogdienne
de l'antique religion iranienne. Il convient toutefois d'affiner quelque peu
cette interprétation, puisque certaines coutumes qualifiées de xian dans les
textes, telles que des pratiques d'auto-mutilation et des rites chamaniques,
peuvent difficilement être considérées comme iraniennes 5 . L'objet de notre
recherche consiste à analyser cet ensemble de manifestations religieuses,
depuis leur apparition dans les sources chinoises, au VI e siècle de notre
ère, jusqu'au moment où elles en disparaissent entièrement, à l'aube du X e
siècle.
La religion « xian ^ »
La première partie de notre travail est essentiellement consacrée aux sources
écrites, et entend définir les contours d'une religion dite « xian », en
explorant le champ sémantique de ce caractère, ainsi que les manifestations
rituelles et surnaturelles qui y sont rattachées dans les textes. Monographies
sur les contrées occidentales dans les histoires officielles, monographies
locales, manuscrits mis au jour dans des tombes, recueils d'édits
impériaux, récits de voyages de moines bouddhiques, constituent autant de
sources qui égrènent de laconiques renseignements sur la religion pratiquée
au sein des communautés hu $], et qu'il convient d'examiner attentive-
4
Tongdian M$i, rédigé ca. 800 par Du You tfcfê. j. 40 (WS, 22), Beijing :
Zhonghua shuju, 1988, p. 1103.
5
Ce thème a notamment été approfondi par l'auteur dans l'article « Réflexions sur les
pratiques religieuses désignées sous le nom de xian », in É. de La Vaissière et
É. Trombert, op. cit., p. 73-92.
273

Notes de recherche
ment, en tenant compte du jeu labyrinthique des répétitions, des citations et
des emprunts.
Plusieurs constats s'imposent à l'issu de cette enquête. Pour commencer,
le sens attribué au caractère xian recouvre en grande partie des notions
et idées qu'il est possible de rapprocher de ce que l'on connaît de la
religion pratiquée en Sogdiane : importance du culte du feu, pluralité du
panthéon, régularité du calendrier rituel. On sait ainsi par exemple, grâce
au Shazhou dudufu tu jing ï^'itlIfPSj^f SSII (« Géographie de Shazhou »,
ms. P. 2005), rédigé au VIII e siècle de notre ère, qu'un temple dédié à la
divinité xian était situé à un li à l'est de la ville. Celui-ci, nous dit-on, était
orné de peintures religieuses, ainsi que de vingt niches, chiffre qu'il
convient de mettre en rapport avec le calendrier mensuel des festivités en
l'honneur des principales divinités du panthéon sogdien 6 .
Hormis de très rares allusions directes à une divinité spécifique dans
les sources écrites chinoises 7 , l'étude des noms théophores sogdiens transcrits
en chinois permet, dans une certaine mesure, de retracer la circulation
de ce panthéon vers l'Empire du milieu. Ces noms se composent habituellement
d'un préfixe indiquant l'origine géographique de l'individu en
question, suivi du nom d'un dieu ou d'une déesse, et se terminent par un
suffixe indiquant le type de subordination qui lie celui qui le porte à la
6 Cette idée fut émise par la première fois par F. Grenet dans « Religions du monde
iranien ancien : I. La perception du zoroastrisme d'Asie centrale par les cultures étrangères
», Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses,
Résumé des conférences et travaux, t. 108 (1999-2001), p. 179.
7 Le seul dieu xian clairement désigné par les sources chinoises est le dieu Moxishouluo
Hï!Ë~ii'ii! qu'évoque la Nouvelle relation sur les deux capitales (Liang jing xinji
WSif 13) rédigée en 722 par Wei Shu (ÏÎÊ- Or « Moxishouluo » est la transcription
chinoise du sanscrit MahesVara, autre nom pour désigner le dieu hindou Siva. Il se
trouve que nous savons, grâce à deux textes sogdiens bouddhiques découverts à Dunhuang,
que Mahesvara est précisément le nom utilisé par les sources sogdiennes pour
désigner le dieu Wesparkar, dont le nom, à son tour, est la transposition de la formule
avestique consacrée à Vayu, dieu de l'atmosphère, Wayush-uparo-kairyo, c'est à dire
« Vayu qui agit dans les hauteurs ».
274

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
divinité en question . Ainsi, parmi les plus courants, compte-t-on nombre
d' « esclave de - » (-pantuo jIjiPÈ : transcription du sogdien -vandè), ou de
« faveur de - » {-yan $E, transcription du sogdien -yâri). L'exemple le plus
fréquemment cité est celui de la déesse Nana, qui apparaît dans des noms
tels que Kang Nani yan MMiftM, ou An Naning pantuo ^cff^B^PÉ.
Mais on rencontre dans les textes d'autres dieux sogdiens, tels que Râm,
Tistriya, Mithra, Mâh, Yima, ainsi que des déesses Zimat et Anâhitâ 9 .
Si le caractère xian est donc fréquemment associé à des pratiques religieuses
d'origine iranienne, il apparaît toutefois dans un petit nombre de
textes dont l'arrière-plan proprement sogdien est discutable. Le Youyang
zazu M^Uffl. de Duan Chengshi $£$lJ^, associe notamment le terme
xian à des rites d'auto-mutilation et des séances de transe, qui sont plus
fréquemment attestées dans le monde des steppes. « Les Turcs, nous dit-il,
bien que n'ayant pas de temples, rendent un culte à la divinité xian. Ils
cisèlent du feutre pour lui donner la forme [de la divinité] et remplissent
des sacs de cuir. Puis, à chaque endroit où ils se déplacent, ils les badigeonnent
de graisse et de lait cuit. Ou bien ils attachent [ces sacs de peaux]
sur une perche et les vénèrent à chaque saison. » 10 Quatre siècles plus tard,
la description des coutumes mongoles contenue dans la lettre que rédigea
Guillaume de Rubrouck pour rendre compte de son ambassade auprès du
On notera que la présence d'un nom théophore dans un texte ne signifie pas forcément
que la divinité invoquée dans ce nom recevait un culte en Chine. C'est notamment
le cas de marchands de passage qui apparaissent sporadiquement dans les textes
de Dunhuang ou d'Astana (cf. É. de La Vaissière et É. Trombert, op. cit., p. 937).
Certains noms théophores sont néanmoins associés à des résidents permanents, auquel
cas il est tout à fait envisageable que la divinité qui apparaît dans le nom ait été l'objet
d'un culte.
9 Les principes de la transcription de noms Sogdiens en chinois sont désormais considérablement
plus familiers grâce aux travaux de Yoshida Yutaka, qui a eu la générosité
de me faire plusieurs remarques judicieuses sur cet aspect de mon travail. Qu'il en
soit ici chaleureusement remercié.
10 Youyang zazu (Variétés de Youyang), compilé par Duan Chengshi (ca. 800-843),
Beijing : Zhonghua shuju, 1981,/ 4, § 174.
275

Notes de recherche
khan mongol, offre un parallèle saisissant à ce texte de Duan Chengshi n .
Elle permet ainsi de confirmer l'appartenance de ces pratiques rituelles,
pourtant qualifiées de xian par le lettré chinois, au monde nomade et non
au monde sogdien.
Pratiques funéraires et conceptions de l'au-delà
C'est précisément l'idée d'interaction entre plusieurs systèmes religieux
coexistant au sein d'une même communauté qui constitue le fil directeur
de la deuxième partie de notre travail. Cette approche se fonde sur l'étude
de la documentation archéologique et artistique, qui s'est considérablement
accrue grâce aux spectaculaires vestiges mis au jour en Chine depuis 1999.
Quatre tombes de dignitaires sogdiens datant de la deuxième moitié du VI e
siècle, contenant des banquettes funéraires ou des sarcophages richement
décorés de scènes profanes et religieuses ainsi que des épitaphes permettant
une datation précise, furent exhumées au cours de fouilles, tandis que
trois autres monuments faisaient leur apparition dans des collections privées.
Ces nouveaux matériaux s'ajoutent à un petit corpus préexistant de
banquettes similaires, dont la publication s'était échelonnée entre 1915 et
le début des années 1990. Qu'ils soient apparus sur le marché de l'art ou au
cours de fouilles archéologiques, ces monuments constituent des témoignages
fondamentaux pour comprendre les coutumes funéraires et les croyances
eschatologiques qui circulaient dans ces milieux hétéroclites. Leur ana-
« La veille de l'ascension du Seigneur, nous allâmes dans toutes les maisons de
Mangou et je vis, au moment où il allait boire, comment on jetait du comos sur ses
idoles de feutre. » (G. de Rubouck Voyage dans l'empire mongol, rédigé entre 1253 et
1255, traduction et commentaire de Claude et René Kappler, Paris : Payot, 1985,
ch. 32, p. 201). Or le comos, ou qumïz, n'est autre que du lait de jument fermenté,
terme que traduit le caractère su g^ dans le texte de Duan Chengshi.
276

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
lyse a ainsi soulevé de nombreuses questions sur le comportement rituel de
ces communautés que l'on pensait très conservatrices de leurs traditions 12 .
Quatre monuments peuvent être formellement datés grâce aux épita-
phes placées dans la tombe. Ces précieuses tablettes nous informent égale­
ment du nom, de l'origine et du statut du défunt : le sarcophage mis au jour
à Taiyuan fut construit pour la demeure souterraine d'un certain Yu Hong
M'ih ' 3 . mort en 592, tandis que les trois structures exhumées à Xi'an à
environ 2 km les unes des autres abritaient respectivement les Seigneurs
Kang Ye MM "\ An Jia ! $cM 15 et Shi g. 16 , passés de vie à trépas en 571
12 On trouvera une présentation d'une partie de ces matériaux dans l'article de
B. Marshak, « La thématique sogdienne dans l'art de la Chine de la deuxième moitié
du VI e siècle », Comptes Rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
Janvier-Mars 2001, p. 227-264. Certains thèmes iconographiques qui témoignent de la
rencontre et du mélange des multiples cultures qui se côtoyaient dans les milieux
étrangers ont été traités dans l'article de l'auteur « Le cheval sans cavalier dans l'art
funéraire sogdien en Chine : à la recherche des sources d'un thème composite », Arts
asiatiques, vol. 58, 2003, pp. 148-161.
13 Le rapport détaillé de la fouille de la tombe de Yu Hong est paru sous le titre
Taiyuan Sui Yu Hong mu ^cMW^âAS (La tombe d'époque Sui de Yu Hong à
Taiyuan), Beijing : Wenwu chubanshe, 2005, mais nous n'y avons pas encore eu
accès. Les renseignements fournis dans cet article proviennent donc du rapport préliminaire
publié dans Wenwu, n° 1 (2001), p. 27-52.
14 On trouvera un bref compte-rendu de cette fouille dans Zhongguo zhongyao kaogu
faxian (2004) 4 3 HM5#"È'SSS (Les plus importantes découvertes archéologiques
de la Chine), Beijing : Wenwu chubanshe, 2004, p. 126-128.
15 Pour une étude approfondie de la tombe et de son contenu, voir le rapport de fouilles
dans Shaanxi sheng kaogu yanjiusuo Kj5§# : #cifW55#î. Xi'an Bei Zhou An Jia mu
H&cikffîSMÊk (La tombe d'An Jia des Zhou du Nord découverte à Xi'an), Beijing :
Wenwu chubanshe, 2003, ansi que Wenwu, n° 1 (2001), p. 4-26.
16 Le rapport de fouilles préliminaire, paru dans le n° 3 (2005) de Wenwu, p. 4-33, est
traduit en détail et agrémenté de quelques analyses complémentaires dans l'article de
Yang Junkai, "Carvings on the Stone Outer Coffin of Lord Shi of the Northern Zhou",
in É. de La Vaissière et É. Trombert (éd.), op. cit., p. 21-46. On trouvera dans le même
ouvrage une traduction et une analyse de l'inscription chinoise par Sun Fuxi (p. 47-56)
et de l'inscription sogdienne par Yoshida Yutaka (p. 57-72). On consultera également,
277

Notes de recherche
pour le premier, et en 579 pour les deux suivants. Ces quatre personnages
avaient été nommés sabao §§$£, titre chinois qui apparaît en Chine sous
les Qi du Nord et qui était octroyé aux responsables des communautés
étrangères.
Les tombes des dignitaires originaires d'Asie centrale de la deuxième
moitié du VI e siècle, qui dévoilent un surprenant mélange de cultures, sont
constituées d'éléments qui correspondent chacun à une fonction précise
dans l'élaboration de l'univers destiné au séjour du défunt dans l'au-delà.
Ainsi, la structure de la tombe et l'épitaphe placée devant la porte d'entrée
conduisant à la chambre funéraire ont pour rôle de signifier le statut social
du défunt, tandis que le décor de la banquette ou du sarcophage est un lieu
de rencontre entre son univers quotidien et le système religieux auquel il se
rattache. Par ailleurs, si la structure de la tombe répond toujours à des normes
chinoises et si les thèmes profanes, dans leur insistance à montrer le
défunt dans son rôle de sabao, témoignent de la volonté de ce dernier de se
rattacher à l'aristocratie de la Chine du Nord, en revanche, les éléments du
décor qui se réfèrent à un culte ou une divinité spécifique, témoignent tous
d'une influence iranienne.
La banquette funéraire en pierre appartenant à un collectionneur privé,
qui fait actuellement l'objet d'un prêt au Musée national des Arts asiatiques
- Guimet à Paris, offre à ce titre un exemple saisissant, bien que son
épitaphe ne nous soit malheureusement pas parvenue 17 . Hormis la richesse
de son décor sculpté, peint et doré à la feuille, cette banquette funéraire,
qui date très probablement de la toute fin du VI e siècle, surprend de prime
abord par la diversité de son iconographie. Les scènes se partagent encore
pour une analyse des thèmes religieux développés dans l'iconographie du monument,
F. Grenet, P. Riboud et Yang Junkai, "Zoroastrian scènes on a newly discovered
Sogdian tomb in Xi'an, Northern China, The southern and eastern walls of the sarcophagus
of the sabao Wirk", Studia iranica, vol. 33/2 (2004), p. 273-285.
17 Voir C. Delacour, D. Ibled et P. Riboud, Lit de pierre, sommeil barbare, Paris :
Musée Guimet, 2004, ainsi que dans C. Delacour et P. Riboud, « Un Ut funéraire en
pierre (Chine, VI e siècle), au musée Guimet », Arts asiatiques, vol. 59 (2004), p. 161-
165.
278

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
une fois entre des thèmes profanes et religieux. Pourtant, si
l'environnement représenté évoque l'Asie centrale, rien ne permet de déceler
la moindre attache à la religion zoroastrienne : on n'y trouve ni prêtres
portant le couvre-bouche rituel (padâm), ni véritable autel du feu. En revanche,
l'étude des thèmes religieux représentés sur les panneaux, menée
avec Catherine Delacour (conservateur au Musée national des Arts asiatiques
- Guimet), a mis en évidence deux différents courants d'influences,
l'un issu du monde grec et l'autre du monde indien. Ce dernier se manifeste
ainsi sous les traits d'une divinité identifiée comme étant Sûrya, dieu
solaire très présent en Asie centrale, et dont certains traits iconographiques
circulèrent jusqu'en Chine 18 .
Sur le panneau 2 du monument (fig. 1) 19 , Sûrya est doté de quatre
bras, assis sur un trône qui repose sur une fleur de lotus et flanqué de deux
assistants bandant un arc, réminiscence des deux archères Ûshâ et Pratyûshâ.
C'est également en Inde du Nord, plus précisément dans l'empire
kouchan, que se multiplièrent les images de Kubera, dieu des richesses, roi
des Yaksas et gardien du Nord, sous des traits qui ne sont pas sans rappeler
le dieu grec Dionysos 20 . Ventripotent, participant à des célébrations bachiques,
il est souvent représenté assis, tenant une coupe à la main 21 . Or le
personnage que l'on aperçoit assis sur un éléphant sur le panneau 3 du
monument (fig. 2) présente justement ces mêmes caractéristiques. La liesse
des individus dans la partie inférieure du panneau, la corpulence de la divinité
dont on aperçoit le ventre rebondi, la présence d'un récipient et les
grappes de raisin, concourent à désigner le dieu des richesses, Kubera, bien
qu'il soit difficile de l'affirmer avec certitude, tant sont importantes les
lacunes au niveau du personnage.
C. Delacour, D. Ibled et P. Riboud, op. cit., p. 44-46.
19 Je remercie François Ory (AOROC-UMR8546 CNRS-ENS), d'avoir eu la gentillesse de
m'autoriser à publier les dessins des panneaux 2 et 3, dont il est l'auteur.
20 On consultera avec profit à ce sujet les ouvrages de Martha L. Carter, et plus précisément
"Dionysiac aspects of Kushân art",Ara Orientalis, vol. vn, p. 121-147.
On retiendra, par exemple, la figure principale du groupe figuré sur le relief de
Pâlikhêrâ du musée de Mathurâ, reproduit dans Carter, ibid., pi. 1.
279

Notes de recherche
Fig. 1 : Banquette funéraire, panneau 2 : Sûrya flanqué de deux archers. Pierre polychrome
et feuille d'or. Chine, VF siècle de n. è. Collection privée, prêt au Musée
national des Arts asiatiques - Guimet. Dessin de François Ory.
280

La diffusion des religions du monde iranien en Chine
Fig. 2 : Banquette funéraire, panneau 3 : Kubera (?) assis sur un éléphant. Pierre polychrome
et feuille d'or. Chine, VF siècle de n. è. Collection privée, prêt au Musée
national des Arts asiatiques - Guimet. Dessin de François Ory.
281

Notes de recherche
Assimilation et exclusion : les religions étrangères sous les Tang (618-
907)
La troisième partie de notre travail s'attache à analyser les modes de diffusion
des religions étrangères sous les Tang. L'admission officielle du zoroastrisme,
du manichéisme et du nestorianisme dans la première moitié du
VII e siècle y est étudiée dans ses rapports avec la politique d'ouverture aux
religions étrangères de la dynastie Tang, qui s'acheva brutalement par la
promulgation d'édits de proscription de ces mêmes religions en 843 et 845.
La question se pose d'emblée de savoir comment on désignait ces religions
dans les sources chinoises. Le recensement systématique des mentions
qui leur sont faites dans les textes permet d'observer deux phénomènes
: d'une part une distinction, surtout avérée pour le nestorianisme, entre
la désignation officielle de cette religion (Bosijiao $ïffi$fr., Da Qinjiao ^
fji;|£) et celle employée dans les textes doctrinaux chinois émanant de
l'Église nestorienne, découverts à Dunhuang (Jingjiao MWO \ d'autre part,
on constate une confusion fréquente entre le manichéisme, le nestorianisme
et le zoroastrisme dans les sources antérieures à la deuxième moitié du
VIII e siècle, et qui se traduit par l'emploi ambigu du terme Bosijiao pour
désigner ces trois religions de façon indifférente.
Cette question de la désignation des religions originaires du monde
iranien conduit tout naturellement à s'interroger sur les fidèles qui les
pratiquaient en Chine. La découverte, au début du siècle dernier, de manuscrits
sogdiens chrétiens, manichéens et bouddhiques permet d'émettre
l'hypothèse que ces religions touchaient un large public au sein des communautés
immigrées. Or cette supposition vient d'être récemment confirmée
par Etienne de La Vaissière, qui a identifié plusieurs scènes manichéennes
sur le sarcophage du Seigneur Shi, le sabao mort en 579, dont la
tombe fut mise au jour à Xi'an en 2003 22 . Il est donc très probable que les
flux migratoires soient à l'origine de la diffusion du christianisme nestorien
22 É. de La Vaissière, « Mani en Chine au VI e siècle », Journal asiatique, t. 293 (2005)
(à paraître).
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La diffusion des religions du monde iranien en Chine
et du manichéisme en Chine, ce qui n'était pas le cas du bouddhisme,
introduit de longue date. Si les témoignages écrits de communautés bouddhiques
implantées en Sogdiane apparaissent sporadiquement dans les
textes, rares sont les vestiges postérieurs au VI e siècle. Peut-on dès lors
alléguer que le bouddhisme pratiqué par les Sogdiens de Chine se propagea
depuis leurs contrées d'origine ? C'est peu probable. Les portraits de donateurs
étrangers dans la peinture bouddhique montrent en effet que cette
religion avait reçu un accueil favorable chez les membres des catégories
sociales élevées. Or l'adoption du bouddhisme par les élites sogdiennes du
VIII e et IX e siècle nous semble un phénomène qu'il est intéressant de rapprocher
de l'adoption des coutumes funéraires par les sabao de la
deuxième moitié du VI e siècle, en ce sens qu'il nous semble procéder de la
même volonté d'intégration des élites sogdiennes à l'aristocratie chinoise.
Les édits de proscription du manichéisme, de la religion xian et du
christianisme, dans les années 843 et 845, portèrent un coup fatal à ces
religions, dont il ne demeure que d'infimes traces dans les textes des époques
postérieures. La rapidité avec laquelle disparurent ces pratiques religieuses
permet de penser que leur diffusion fut toujours restreinte aux seuls
milieux étrangers, et qu'elles ne reçurent qu'un accueil mitigé de la part
des populations chinoises. En témoigne, pour conclure, cette phrase du lettré
Shu Yuanyu t§JTCJI (789-835) qui nota non sans un certain mépris que
« le nombre de monastères manichéens, nestoriens et zoroastriens dans
l'ensemble de l'empire n'atteint pas celui des monastères bouddhiques
dans une petite ville » 23 .
Citée dans F.S. Drake, "Nestorian Monasteries of the T'ang Dynasty", Monumenta
Serica 2 (1936-1937), p. 305.
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