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Le fardeau des petits empereurs : enfants uniques et ... - AFEC

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<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong> :<br />

<strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong> <strong>et</strong> transmission de la culture<br />

Gladys Chicharro-Saito<br />

(Ethnologie <strong>et</strong> sociologie comparative,<br />

Université Paris X)<br />

La question <strong>des</strong> problèmes relatifs à l'éducation <strong>des</strong> nouveaux <strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong><br />

revient régulièrement dans les médias ou dans les conversations courantes<br />

actuellement en Chine. <strong>Le</strong>s premiers <strong>enfants</strong> de c<strong>et</strong>te génération sont<br />

nés en 1979, date d'entrée en vigueur de la loi sur le contrôle <strong>des</strong> naissances.<br />

Ils ont fêté leurs vingt-cinq ans l'année dernière <strong>et</strong> commencent euxmêmes<br />

à fonder <strong>des</strong> familles. Désormais les pédagogues, les psychologues<br />

ou autres spécialistes de l'éducation, mais aussi la société en général,<br />

n'hésitent plus à critiquer certaines conséquences néfastes de c<strong>et</strong>te politique,<br />

notamment sur le comportement <strong>des</strong> <strong>enfants</strong>. Certaines caractéristiques,<br />

positives <strong>et</strong> négatives, leurs sont attribuées \ Par ailleurs, ils sont nés<br />

1 II suffit de se référer aux titres <strong>des</strong> articles de presse <strong>et</strong> surtout à l'Intern<strong>et</strong> : « <strong>Le</strong>s enfant<br />

<strong>uniques</strong> sont-ils véritablement <strong>des</strong> <strong>enfants</strong> à problèmes ? ?È_E^jfc|tÉfîl|_[RjllIl£<br />

-y-Ei ? » (http://baby.sina.com.cn/pc.2005-3-22/101/302.html) ; « Que faire quand les<br />

<strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong> sont colériques? ÏÈâi^&SSlPI^fë^xft ?» (http://www.<br />

age06.com/Age06Public/SPEAuditing/PostPreview.aspx?) ; « Mille <strong>et</strong> une manières<br />

de faire manger un "p<strong>et</strong>it empereur" "/JvHifr" D_tSâU N ftf Vtfè » (http://news.xinhuan<strong>et</strong>.com/food72005-4/15/content_2832284.htm)<br />

; « Cherche professeur particulier<br />

homme : éducation familiale <strong>des</strong> garçons enfant unique Wffî.È&W^'fà ' $L$i-FM<br />

J_SlJ"j§fttfcW"» publié à l'origine dans le Beijing qingnian bao zJtïCW^fll<br />

(http://news.xinhuan<strong>et</strong>.com/edu/2004-08/04/content_1707474.htm).<br />

Étu<strong>des</strong> chinoises, vol. XXIV (2005) - Journée de l'APEC du 10 juin 2005


Notes de recherche<br />

en milieu urbain pendant la période <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> réformes économiques <strong>et</strong><br />

d'ouverture de la Chine lancée par Deng Xiaoping en 1978. Ils vivent dans<br />

un environnement social qui ne cesse d'évoluer <strong>et</strong> qui est complètement<br />

différent de celui qu'ont connu leurs parents durant leur jeunesse. C<strong>et</strong>te<br />

génération fait donc à la fois l'expérience d'une situation familiale sans<br />

précédent en Chine, mais aussi d'une période historique particulière.<br />

Pour comprendre la manière dont c<strong>et</strong>te nouvelle situation est perçue,<br />

j'ai choisi de travailler dans un lieu considéré comme exemplaire de la<br />

modernité chinoise : Langfang Jfi5f£;, chef-lieu de la sous-préfecture du<br />

même nom dans la province du Hebei. Situé à mi-chemin entre Pékin <strong>et</strong><br />

Tianjin, il bénéficie d'une situation privilégiée de « lieu de passage » entre<br />

ces deux gran<strong>des</strong> métropoles qui lui a permis de connaître un développement<br />

économique <strong>et</strong> démographique particulièrement rapide depuis le début<br />

<strong>des</strong> années 1980 2 . Au nord-ouest de la ville, à la fin <strong>des</strong> années 1990,<br />

une « Zone de développement économique <strong>et</strong> technique », Langfang jingji<br />

jishu kaifa qu Jjfjjièë^ët^^fSi£2. y a été construite, facilitant ainsi<br />

l'installation d'entreprises. En outre, depuis l'an 2000, la « Cité universitaire<br />

de l'Est », Dongfang daxue cheng AK^T;*C^J$C, dans laquelle plusieurs<br />

gran<strong>des</strong> universités pékinoises délocalisent désormais leurs premières<br />

années d'enseignement, se trouve également à proximité. Il s'agit donc<br />

d'une ville « riche », dont les habitants, plus de 500 000 à ce jour, sont<br />

pour beaucoup arrivés récemment d'autres provinces <strong>et</strong> continuent<br />

d'affluer. Langfang s'inscrit parfaitement dans le boom économique chinois<br />

de ces dernières années <strong>et</strong> dans la volonté de modernisation qui en découle.<br />

Dans ce contexte particulier j'ai cherché à comprendre dans quel environnement<br />

vivent ces <strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong>. Qu'en pensent-ils eux-mêmes ?<br />

Que cherche-t-on à leur transm<strong>et</strong>tre ?<br />

2 Langfang est passé du statut administratif de « village » cun ifj à celui « district »<br />

xian Jt- en 1948, puis à celui de « ville » shi rfj en 1983.<br />

318


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

Éducation scolaire <strong>et</strong> transmission familiale<br />

En lisant les articles qui paraissent régulièrement sur l'éducation dans les<br />

journaux chinois ou bien sur l'Intern<strong>et</strong>, on s'aperçoit qu'ils font tous référence<br />

à trois aspects de l'« éducation » jiaoyu ^W : « l'éducation de<br />

l'école » xuexiao ^fesIftW, « l'éducation de la famille »jiating =§[j!l|^l=F<br />

<strong>et</strong> « l'éducation de la société » shehui tfcz^ifcW qui. bien évidemment,<br />

doivent coopérer pour former une nouvelle génération 3 .<br />

<strong>Le</strong> mot jiaoyu est formé <strong>des</strong> deux caractères dont le premier signifie<br />

guider, enseigner, instruire <strong>et</strong> le second cultiver, élever. Réunis, ils forment<br />

un terme que l'on traduit généralement par éducation, enseignement,<br />

formation, ou instruction, mais qui sous-entend en tout cas une volonté de<br />

former un individu ou une collectivité dans une direction précise, avec <strong>des</strong><br />

objectifs (you mudi ^ § &Çj) 4 . Dans la vie courante, les habitants de Langfang<br />

utilisent donc volontiers ce terme pour le contexte scolaire car celuici<br />

transm<strong>et</strong> aux <strong>enfants</strong> une certaine forme de « culture » wenhua j£'ft><br />

qu'ils dénomment aussi « savoir (ou connaissance) culturel » wenhua<br />

zhishi ^C'fc^niR), dans un but clairement défini : « devenir un homme<br />

utile au pays ».<br />

En revanche, l'expression « éducation familiale » est très rarement employée<br />

en dehors <strong>des</strong> médias, ou <strong>des</strong> livres à <strong>des</strong>tination <strong>des</strong> parents. <strong>Le</strong>s publications<br />

rappellent qu'elle est la base de toute formation, mais les habitants<br />

de Langfang considèrent que la famille « élève » (peiyang itf#) l'enfant,<br />

3 Cf. « Xuexiao jiating shehui jiaoyu jiehe de yuance ^fâ^Mftï?k$!Cff%nû$3Wi.<br />

PKI » (<strong>Le</strong>s principes de coopération entre l'éducation scolaire, familiale <strong>et</strong> de la société,<br />

http://pep.com.cn/200406/ca460530.htm).<br />

4 Gern<strong>et</strong> (2003, p. 10) souligne qu' « il n'y a qu'un seul mot en chinois pour éducation<br />

<strong>et</strong> instruction, jiao f£ ».<br />

319


Notes de recherche<br />

terme qui renvoie davantage au nourrissage <strong>et</strong> aux soins qui sont prodigués<br />

aux plantes <strong>et</strong> aux animaux 5 .<br />

Tout au plus, la famille exerce-t-elle une « influence » (yingxiang j|J<br />

Pour être franc, parler d'éducation familiale, c'est un peu la surestimer, l'apport<br />

familial peut juste être nommé influence, l'appeler éducation c'est le surestimer.<br />

(BS, 43 ans, professeur de philosophie / politique r<strong>et</strong>raité, père d'un fils unique)<br />

Ces termes renvoient à un mode de transmission informel <strong>et</strong> en partie<br />

inconscient, différent de l'enseignement scolaire. Aucun nom spécifique<br />

n'est associé au savoir familial <strong>et</strong> beaucoup ont tendance à minimiser<br />

voire à nier le rôle qu'aurait pu jouer leur famille dans leur formation.<br />

En famille, je n'en ai aucune idée (de ce que j'ai pu apprendre). (YD, 20 ans,<br />

propriétaire d'un magasin de vêtement, fils unique)<br />

Toutefois, c<strong>et</strong>te dévalorisation du rôle de la famille est aussi à m<strong>et</strong>tre<br />

en relation avec la politique de l'enfant unique. En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te dernière a<br />

complètement bouleversé la structure familiale : les générations <strong>des</strong><br />

grands-parents <strong>et</strong> <strong>des</strong> parents sont maintenant surreprésentées par rapport à<br />

celle <strong>des</strong> <strong>enfants</strong>. Certaines positions familiales, les termes de parenté qui<br />

les représentent ainsi que les comportements qu'elles appellent sont en<br />

train de disparaître pour les <strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong> : non seulement le frère (aîné<br />

<strong>et</strong> cad<strong>et</strong>) <strong>et</strong> la sœur (aînée <strong>et</strong> cad<strong>et</strong>te), mais aussi le mari, le fils <strong>et</strong> la fille<br />

de la sœur aîné ou cad<strong>et</strong>te, la femme, le fils <strong>et</strong> la fille du frère aîné ou cad<strong>et</strong><br />

n'existent plus... C<strong>et</strong>te déstructuration familiale est évoquée de ma-<br />

5 Gern<strong>et</strong> (ibid., p. 23) cite les termes littéraux employés par le pédagogue Wang Yangming<br />

(1472-1529) révélateurs de c<strong>et</strong>te conception : il faut « élaguer-butter » caipei ^<br />

i#, « former-nourrir » hanyang î®# » les <strong>enfants</strong>.<br />

320


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

nière détournée par certains interlocuteurs qui regr<strong>et</strong>tent de ne plus pouvoir<br />

transm<strong>et</strong>tre à leurs <strong>enfants</strong> toutes les subtilités de la terminologie de<br />

parenté chinoise dont ils sont très fiers. Ce savoir, les termes de parenté,<br />

d'adresse <strong>et</strong> de désignation mais aussi les comportements qu'ils appellent,<br />

est considéré comme fondamental. <strong>Le</strong>s familles se r<strong>et</strong>rouvent donc dépossédées<br />

d'une partie de leur rôle, <strong>et</strong> de ce que l'ancienne société considérait<br />

comme primordial. Paradoxalement, puisqu'elles ne peuvent plus transm<strong>et</strong>tre<br />

les désignations correctes, il apparaît souvent qu'elles renoncent à<br />

transm<strong>et</strong>tre toutes formes de savoir particulier.<br />

<strong>Le</strong>s parents qui possèdent ce savoir sur la structure familiale <strong>et</strong> ses<br />

désignations, sur leur éventuelle expérience religieuse, démentent toujours<br />

vouloir le communiquer à leurs <strong>enfants</strong>. Même le récit de leur propre histoire<br />

familiale n'est souvent plus transmis. Ces questions leur paraissent<br />

sans doute inutiles <strong>et</strong> inadaptées dans une société où la structure familiale<br />

a été complètement bouleversée <strong>et</strong> ils préfèrent en général faire confiance<br />

à l'éducation scolaire. Si l'héritage familial se transm<strong>et</strong> toujours, c'est<br />

principalement à travers le langage inconscient, presque à l'insu <strong>des</strong> intéressés,<br />

ou bien en sautant une génération : certains grands-parents essaient<br />

en eff<strong>et</strong> d'enseigner à leurs <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>enfants</strong> la calligraphie ou un instrument<br />

de musique traditionnel, <strong>et</strong> les emmènent parfois avec eux dans les lieux<br />

de culte.<br />

« Savoir culturel » <strong>et</strong> caractères d'écriture<br />

L'école transm<strong>et</strong> « l'éducation régulière » - xuexiao de jiaoyu shuyu<br />

zhenggui jiaoyu ^fôfàWC^Bcf-^MMM (BS, 43 ans, déjà cité) -, c'està-dire<br />

l'éducation légale dont le contenu a été fixé par l'État, k<strong>et</strong>ang you<br />

guiding de neirong W^MWm^SH^--<br />

La première tâche attribuée à l'école primaire, par l'État comme par la<br />

population, est de transm<strong>et</strong>tre la connaissance <strong>des</strong> caractères d'écriture ou la<br />

« culture » car l'une <strong>et</strong> l'autre sont indissociables en Chine. La phrase « À<br />

l'école nous apprenons la culture », women zai xuexiao xue wenhua, ficif 1-ÔÎ<br />

321


Notes de recherche<br />

^3j>^p$£f£ peut tout aussi bien être traduite par « À l'école nous appre­<br />

nons à lire <strong>et</strong> à écrire ».<br />

<strong>Le</strong> mot wenhua, que l'on peut traduire en français par « culture » ou<br />

« civilisation », signifie littéralement « ce qui a été transformé par<br />

l'écriture » 6 . C'est en étant façonnés par l'écriture que les <strong>enfants</strong> sont éduqués<br />

7 .<br />

Avoir de la culture c'est connaître beaucoup de caractères. (WG, 25 ans, vendeur<br />

de kiosque)<br />

Posséder le « savoir culturel » c'est savoir lire <strong>et</strong> écrire le corpus de<br />

caractères <strong>et</strong> maîtriser la sommes <strong>des</strong> connaissances zhishi £niR qui sont<br />

rassemblés dans les manuels 8 . <strong>Le</strong>s enseignants se doivent d'en suivre<br />

scrupuleusement les directives du primaire au lycée, voire à l'université.<br />

L'importance accordée à ce « savoir culturel » est telle que le « niveau<br />

de culture », wenhua shuiping Jt'fc^P, de tous les membres d'un foyer<br />

est indiqué sur les livr<strong>et</strong>s de résidence hukou ben i^P^ par les termes<br />

« ill<strong>et</strong>tré » >CHf, « école primaire » /J"^, « collège » ^p^, « lycée techni­<br />

que» tf^r» «lycée» iHf^f 1 » «université technique» A^f, «université»<br />

-j\^., <strong>et</strong> « doctorat » fUdr. <strong>Le</strong> « niveau de culture » correspond donc en<br />

réalité au niveau scolaire ; seul le terme « ill<strong>et</strong>tré » wenmang ~$CM n'y fait<br />

pas directement référence, mais il signifie finalement que la personne en<br />

6<br />

Cf Cheng (1997), p. 52 ; Gern<strong>et</strong> (1994), p 361-379.<br />

7<br />

Baptandier (1993).<br />

8<br />

<strong>Le</strong>s manuels d'enseignement <strong>des</strong> caractères sont toujours en Chine une compilation<br />

encyclopédique de connaissances générales <strong>et</strong> de leçons d'instruction morale ou civique.<br />

L'exemple du premier manuel considéré comme moderne, le Mengxue keben U<br />

SÊîJIfcÇ: analysé par Nguyen Tri (2003), montre bien qu'il s'agit véritablement de façonner<br />

les <strong>enfants</strong> en leur inculquant simultanément à la maîtrise de l'écrit, les<br />

connaissances <strong>et</strong> les valeurs considérées comme nécessaires à une époque donnée. Ceci<br />

se vérifie toujours actuellement, cf. Chicharro (2001).<br />

322


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

question n'est jamais allée à l'école, ou du moins n'a pas achevé entièrement<br />

le cycle primaire qui perm<strong>et</strong> d'acquérir les 2 000 caractères nécessaires<br />

pour être reconnu comme « connaissant les caractères » d'après les critères<br />

gouvernementaux. Désormais tous les <strong>enfants</strong> sont légalement sensés<br />

atteindre un stade bien supérieur à celui-ci car la scolarité obligatoire est de<br />

neuf années en Chine (école primaire <strong>et</strong> collège). Ceux qui en accomplissent<br />

le cursus (la grande majorité en ville) savent normalement reconnaître<br />

près de 7 000 caractères, nombre comparable à celui que maîtrisaient les<br />

« l<strong>et</strong>trés » d'autrefois (9 000). De nos jours, comme autrefois, « avoir de la<br />

culture » ou « être civilisé » c'est avant tout maîtriser l'écrit, mais c<strong>et</strong>te<br />

maîtrise concerne aujourd'hui l'ensemble de la population <strong>et</strong> ne s'acquiert,<br />

officiellement, qu'à l'école.<br />

<strong>Le</strong>s familles doivent veiller à ce que leur unique enfant acquière le<br />

mieux possible ce corpus de caractères défini par l'Etat <strong>et</strong> la culture pour<br />

qu'il trouve sa place dans la société, c'est-à-dire selon les attentes actuelles,<br />

qu'il ait un bon travail, <strong>et</strong> gagne suffisamment d'argent. À partir de l'entrée<br />

à l'école primaire, certaines familles rem<strong>et</strong>tent donc complètement leur enfant<br />

entre les mains de l'école <strong>et</strong> <strong>des</strong> professeurs. Il n'est pas rare que ces<br />

derniers s'en occupent également en dehors <strong>des</strong> heures scolaires : le midi<br />

ou le soir ; sans parler de la nouvelle mode du pensionnat dès l'âge de six<br />

ans pour ceux qui en ont la possibilité financière. D'autres s'appliquent à<br />

seconder le rôle de l'école en supervisant attentivement les devoirs <strong>des</strong> <strong>enfants</strong>.<br />

La grande majorité <strong>des</strong> familles ne cherche pas à transm<strong>et</strong>tre d'autres<br />

formes de savoir que celui de l'école <strong>et</strong> minimise donc la transmission familiale.<br />

La société : source de savoir, source de danger<br />

Ce n'est pas parce que tu ne connais pas les caractères que tu ne sais rien, car au<br />

lieu d'aller à l'école tu peux apprendre d'autres choses. (JB, 25 ans, sans profession)<br />

323


Notes de recherche<br />

Pour moi, aller à l'école ne vaut pas de n'y pas aller. (...) Il y a beaucoup de<br />

choses que j'ai apprises à l'époque où je séchais les cours, en m'amusant avec<br />

<strong>des</strong> <strong>enfants</strong> plus âgés que moi. Alors il y ce que je n'ai pas étudié, mais j'ai appris<br />

ces choses sur la société. (YD, 20 ans, propriétaire d'une boutique de vêtements)<br />

m&&$Lt¥*m*±.. (-) nmm^^mmw&m-mm^,<br />

Il est très courant d'entendre ce type de déclaration, où sont mis en<br />

parallèle l'apprentissage <strong>des</strong> caractères appris à l'école <strong>et</strong> une autre forme<br />

de savoir qui s'acquiert au contact de la société 9 . Ce « savoir social », shehui<br />

zhishi ft^^niR, est généralement considéré comme bien plus fondamental<br />

que le « savoir culturel » de l'école. Même le directeur de l'école<br />

dans laquelle j'ai travaillé, fils de paysans, qui reconnaît devoir en partie sa<br />

réussite à l'éducation scolaire, estime que c'est au sein de la société qu'il a<br />

le plus appris, en tout cas ce qui lui semble le plus important. Apprendre à<br />

se tisser dès l'enfance un réseau de relations autres que celles du réseau familial,<br />

par exemple, les fameux guanxi ^^ <strong>et</strong> la liturgie sociale qui les<br />

sous-tend, représente une part non négligeable de c<strong>et</strong> apprentissage social.<br />

Savoir se comporter <strong>et</strong> parler correctement avec chacun en fonction de son<br />

propre statut <strong>et</strong> de celui de la personne qui se trouve en face de soi est primordial.<br />

Par la suite cela deviendra absolument nécessaire pour trouver une<br />

place dans la société, obtenir de l'aide ou un soutien en cas de besoin (entrer<br />

dans une bonne école, trouver un emploi, emprunter de l'argent, se sortir<br />

d'une situation difficile avec la hiérarchie...).<br />

Pour beaucoup, c'est grâce à leur enfance « à l'extérieur », évoquée<br />

avec plaisir, qu'ils ont pu acquérir ce savoir sur les co<strong>des</strong> implicites qui régissent<br />

la société. Ces derniers règlent par exemple les formes de salutations,<br />

les rapports inter-générationnels extra-famililaux, les règles de commensalité<br />

notamment lors <strong>des</strong> banqu<strong>et</strong>s ; ils sont bien souvent l'expression de prin-<br />

9 Pour un exemple de société extérieure à la Chine où le savoir scolaire est mis en parallèle<br />

<strong>et</strong> comparé avec d'autres formes de savoirs considérés <strong>et</strong> reconnus par la société<br />

en question comme fondamentales, se reporter à Bloch (1993).<br />

324


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

cipes confucéens qui façonnent encore la société d'aujourd'hui . Des notions<br />

comme celle de «vertu» de @, de «piété filiale» xiao ^, de<br />

« loyauté » zhong jj£ ou de « respect » jing ffc dominent toujours la vie sociale,<br />

si bien que même les manuels scolaires contemporains en sont empreints.<br />

Toutefois seule une fréquentation importante de la « société extérieure<br />

» perm<strong>et</strong> véritablement d'acquérir les usages actuels qui, en suivant<br />

les recommandations de M. Détienne de «comparer l'incomparable» u ,<br />

sont finalement les héritiers <strong>des</strong> rites sociaux prônés par le confucianisme.<br />

Une personne maîtrisant parfaitement c<strong>et</strong>te forme de savoir-vivre, aboutissement<br />

d'une pensée ancienne sans cesse remodelée, a davantage de chance<br />

de trouver sa place dans la société chinoise.<br />

<strong>Le</strong>s caractères d'écriture perm<strong>et</strong>tent certes d'accéder à la qualité<br />

d'humain civilisé, mais il faut également savoir se comporter en société.<br />

Pour « être un homme » wei ren ^J A. il importe de maîtriser les deux aspects<br />

complémentaires de la culture wenhua : l'écriture <strong>et</strong> les rites (le mot<br />

étant employé dans le sens de liturgie sociale).<br />

Il y a encore peu de temps, dès l'âge de cinq ans environ, les <strong>enfants</strong><br />

jouaient dehors, personne ne les surveillait réellement, même si un voisin<br />

j<strong>et</strong>ait éventuellement un coup d'œil de temps en temps. Ils ne rentraient à la<br />

maison que pour manger <strong>et</strong> dormir.<br />

Qu'ils sortent : cela développera leur capacité à se débrouiller ; c'est une bonne<br />

chose, les <strong>enfants</strong> ont besoin déjouer en dehors du foyer. (BS, 43 ans, déjà cité)<br />

Cf. Yu (1993) pour une analyse du fonctionnement d'un banqu<strong>et</strong> chinois. Yang<br />

(1994), quant à elle, montre de quelle manière les guanxi sont, dans la société contemporaine,<br />

à l'interjection entre le « traditionnel » <strong>et</strong> le « socialisme ».<br />

11 Détienne défend la démarche comparatiste en histoire <strong>et</strong> en anthropologie. Il s'agit<br />

de comparer sur un thème précis <strong>des</strong> sociétés à travers le temps <strong>et</strong> / ou l'espace « non<br />

pas pour trouver ou imposer <strong>des</strong> lois générales (..., mais) pour construire <strong>des</strong> comparables,<br />

analyser <strong>des</strong> microsystèmes de pensée » (2000, p. 57-58).<br />

325


Notes de recherche<br />

<strong>Le</strong>s termes de « s'amuser » wan <strong>et</strong> « extérieur, dehors », waimian, reviennent<br />

constamment en liaison avec la « société ». Ce sont ces «jeux »,<br />

dans un environnement perçu comme non contrôlé, qui perm<strong>et</strong>tent non seulement<br />

d'apprendre à se comporter dans la société, mais aussi de se construire<br />

en tant qu'individu par rapport aux autres. C'est ainsi que l'on acquiert<br />

la «capacité à se débrouiller», huodong nengli tSSÔfbil, c'est-àdire<br />

à se comporter réellement en être humain parmi d'autres hommes, tout<br />

en devenant soi-même.<br />

<strong>Le</strong> mot « société » est formé à partir du caractère she %i. qui désigne<br />

l'endroit où, autrefois, on accomplissait les rites en l'honneur du dieu du<br />

sol, <strong>et</strong> du caractère hui ^, réunion, regroupement, assemblée, de choses ou<br />

de personnes. La société est donc à l'origine la communauté villageoise qui<br />

se réunit pour rendre un culte au même dieu du lieu 12 . <strong>Le</strong> terme a ensuite<br />

pris le sens d'« association », « société » (d'artisans, de commerçants...) ;<br />

c'est ce deuxième sens qui est à l'origine de l'emploi du mot shehui pour<br />

traduire le concept occidental de « socialisme », shehuizhuyi jjtbêÈL^C- La<br />

société, ou selon l'expression de certains interlocuteurs la « société extérieure<br />

», waimian de shehui -^Mffiltii.^, désigne aujourd'hui l'environnement<br />

dans lequel chaque individu évolue, « extérieur » renvoyant à un<br />

espace aux contours plus ou moins flous, mais qui se trouve, en tout cas en<br />

dehors du contrôle exercé par certaines institutions (l'unité de travail,<br />

l'école, la famille...).<br />

Ceci explique pourquoi, dans la terminologie communiste, ce terme<br />

de shehui prend une connotation péjorative : il désigne l'espace extérieur à<br />

l'unité de travail, normalement contrôlé par les comités de quartier, mais<br />

qui est souvent source de désordre. Dans les années 1970 <strong>et</strong> 1980 par<br />

exemple, l'expression «jeunes de la société» shehui qingnian frbjzH^f<br />

Chavannes (1910) ; Dean (1998).<br />

326


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

désignait les jeunes chômeurs, le fait qu'ils n'appartenaient à aucune « uni­<br />

té de production » était ainsi souligné <strong>et</strong> stigmatisé 13 .<br />

Pour la presse officielle, «l'éducation de la société » shehui jiaoyu<br />

li^lfcW reste suspecte :<br />

L'éducation donnée par la société est celle qui a le plus d'ascendant sur les <strong>enfants</strong>,<br />

<strong>et</strong> à mesure qu'ils grandissent son influence augmente. L'éducation de la<br />

société comprend celle de l'État <strong>et</strong> à ses objectifs précis, mais elle comprend<br />

également un grand nombre d'influences désordonnées.<br />

ÔSH^BIRI- (sKi^E, sur le site www.jiajiao8.com)<br />

<strong>Le</strong> terme de « désordre, désordonné », luan fUL, est constamment asso­<br />

cié à celui de « société » dans les médias. Celle-ci est donc à la fois perçue<br />

par tous comme le lieu d'apprentissage par excellence, mais aussi comme<br />

un lieu dangereux pour l'État qui la contrôle difficilement.<br />

<strong>Le</strong>s transformations de la société : entre regr<strong>et</strong>, crainte <strong>et</strong> espoir<br />

La « société » a énormément changé en peu d'années, <strong>et</strong> Langfang en est<br />

un exemple parlant ; les premiers arrivants <strong>et</strong> ceux qui en sont originaires<br />

se souviennent d'un simple « village », cun ^f, avec <strong>des</strong> maisons basses,<br />

pingfang ^-Jj, <strong>et</strong> <strong>des</strong> chemins de terre, tudao -HH.<br />

Lorsque je suis arrivée, il y avait encore <strong>des</strong> champs de blé <strong>et</strong> de légumes partout<br />

(...) <strong>Le</strong>s immeubles ont poussé tout d'un coup. (SAL, 40 ans, arrivée à<br />

Langfang en 1990, mère d'un fils unique)<br />

M^wfgsmtKafyis*. m&. (...) -*{gsm«ï±£m*.<br />

13 Cf. Zhang (2004), p. 60, n. 13 ; Bonnin (2004), p. 84.<br />

327


Notes de recherche<br />

Aujourd'hui, de larges avenues bétonnées traversent Langfang de<br />

part en part, un « périphérique » l'encercle <strong>et</strong> les voitures se font chaque<br />

année plus nombreuses. <strong>Le</strong>s anciennes maisons basses en briques rouges<br />

sont peu à peu remplacées par <strong>des</strong> immeubles bleus, roses ou crème, agrémentés<br />

de colonn<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> de frontons néoclassiques dans lesquels les habitants<br />

accèdent à la propriété privée en dehors de leurs unités de travail. De<br />

nombreux migrants originaires <strong>des</strong> villages alentours, de Pékin, de Tianjin<br />

ou de provinces bien plus lointaines arrivent sans cesse. Ce nouvel environnement<br />

représente à la fois la richesse à laquelle tout le monde aspire,<br />

mais aussi les dangers dont les médias se font l'écho avec plaisir (accidents<br />

de voiture, criminalité...).<br />

Beaucoup de parents ont adopté le discours négatif sur la société véhiculé<br />

par les médias <strong>et</strong> ne laissent désormais plus sortir leurs <strong>enfants</strong>. Il est<br />

effectivement plus difficile de les surveiller depuis le sixième étage que<br />

<strong>des</strong> maisons basses d'autrefois ; surtout, les migrations récentes <strong>et</strong> les nouvelles<br />

accessions à la propriété font que nombre de voisins sont maintenant<br />

de parfaits étrangers. Ils proviennent de surcroît bien souvent de localités<br />

différentes, ce qui crée une distance supplémentaire : on n'est pas du<br />

« même pays ». Ce nouvel environnement est comparé, de manière nostalgique,<br />

à la «société d'avant», «sûre <strong>et</strong> calme», dans laquelle tout le<br />

monde se connaissait, vivait dehors ensemble, chacun sortait de chez soi<br />

sans fermer la porte, <strong>et</strong> les <strong>enfants</strong> pouvaient se mouvoir en sécurité. Il y a<br />

bien évidemment une part d'idéalisation dans c<strong>et</strong>te image de la société<br />

d'autrefois paisible <strong>et</strong> communautaire, un regr<strong>et</strong> de l'enfance <strong>et</strong> de la<br />

communauté villageoise (sens premier de shehui). Mais certains soulignent<br />

parfois ironiquement qu'il ne pouvait y avoir de danger nulle part à c<strong>et</strong>te<br />

époque puisque personne ne possédait rien, on n'avait donc pas de raison<br />

de vouloir du mal à son voisin... Ainsi, il ne s'agit pas d'une volonté de<br />

r<strong>et</strong>our au passé - personne ne reniant les avantages économiques apportés<br />

par la modernité - mais plutôt d'une critique de la manière dont<br />

l'urbanisation se fait actuellement. L'absence de transmission d'un certain<br />

type de savoir-vivre extrêmement valorisé autrefois peut avoir de lour<strong>des</strong><br />

conséquences sur l'avenir.<br />

328


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

La résurgence de certains lieux communautaires : temples <strong>et</strong> lieux de<br />

culte, associations de danseuses de Yangge <strong>et</strong> autres fait partie de c<strong>et</strong>te volonté<br />

de continuer à maintenir <strong>et</strong> à transm<strong>et</strong>tre une autre forme de culture<br />

que le savoir scolaire. Mais l'État cherche toujours à contrôler toutes les<br />

manifestations du « shehui » <strong>et</strong> ce qui s'y transm<strong>et</strong> 14 . Depuis quelques années,<br />

l'existence de cybercafés a permis d'assister à l'émergence de nouveaux<br />

types d'échanges <strong>et</strong> de relations. <strong>Le</strong>s <strong>enfants</strong>, jusqu'ici limités dans<br />

leurs lectures <strong>et</strong> leurs échanges écrits par le corpus « officiel » <strong>des</strong> caractères<br />

qui leur sont transmis, avaient pu grâce au média intern<strong>et</strong>, inventer un<br />

nouveau lien social. Surveillés avec vigilance, les cafés intern<strong>et</strong> ont été<br />

bien souvent fermés pour <strong>des</strong> pério<strong>des</strong> plus ou moins longues sous divers<br />

prétextes jusqu'à ce que finalement leur fréquentation soit interdite au<br />

moins de 14 ans en 2004. Nombreux sont les patrons qui étendent c<strong>et</strong>te interdiction<br />

aux « non adultes » weichengnianren T^^C^-À pour être assurés<br />

de ne pas avoir d'ennuis avec les autorités. Jusqu'à c<strong>et</strong>te date, les cybercafés<br />

situés à proximité <strong>des</strong> écoles, étaient pris d'assaut pendant la pause du<br />

déjeuner <strong>et</strong> à la sortie <strong>des</strong> cours, les écoliers se mêlant aux étudiants pour<br />

jouer en réseau mais aussi « chatter » grâce au serveur de messagerie national,<br />

le « QQ ». Ils produisaient de la sorte un nouveau « texte » qui<br />

échappait à tout contrôle, ce pour quoi il fut limité.<br />

En 2004 également, une parodie de manuel scolaire Q ban yuwen Q<br />

ItSla^t a été écrite par un jeune homme de 26 ans (enfant unique ?), publiée<br />

puis aussitôt interdite 15 . L'auteur y reprend les histoires les plus classiques<br />

utilisées dans les manuels scolaires, mais il mêle les héros traditionnels<br />

à <strong>des</strong> personnages de <strong>des</strong>sins animés ou de son invention, il les m<strong>et</strong><br />

dans <strong>des</strong> situations contemporaines (rencontrer l'âme sœur en surfant sur<br />

l'Intern<strong>et</strong>, faire <strong>des</strong> « <strong>p<strong>et</strong>its</strong> boulots » pour gagner de l'argent...) <strong>et</strong> se joue<br />

de la morale : on voit ainsi un vieux sage conseiller à Yugong de faire<br />

croire à ses voisins qu'un trésor est enfoui sous la montagne pour que ces<br />

derniers l'aident à la déplacer. La censure de ce livre qui a connu un<br />

Cf. les travaux de Graezer sur la manière dont les autorités utilisent la résurgence<br />

<strong>des</strong> groupes de danseurs de yangge (2003).<br />

15 Lin (2004).<br />

329


Notes de recherche<br />

énorme succès chez les collégiens <strong>et</strong> les lycéens montre que tout texte qui<br />

se démarque <strong>des</strong> manuels scolaires reste étroitement surveillé. L'énorme<br />

corpus de caractères que les <strong>enfants</strong> apprennent aujourd'hui n'a pas pour<br />

objectif de leur accorder un espace de culture plus large.<br />

<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong><br />

La « société extérieure», considérée comme un lieu d'apprentissage fondamental<br />

deviendrait donc source de dangers pour les <strong>enfants</strong>. C<strong>et</strong>te évolution<br />

peut paraître finalement assez banale : nous sommes face à un phénomène<br />

d'urbanisation <strong>et</strong> de migrations qui entraîne un changement de mode<br />

de vie. Cependant, ses conséquences sur l'éducation <strong>des</strong> <strong>enfants</strong> ne seraient<br />

pas encore acceptées par la population, d'autant que ce phénomène est aggravé<br />

par une situation proprement chinoise : l'enfant unique. <strong>Le</strong>s familles,<br />

quasiment amputées, vivent pour le moment présent davantage repliées sur<br />

elles-mêmes. Parfois six personnes (deux parents, quatre grands-parents)<br />

proj<strong>et</strong>tent toutes leurs attentes <strong>et</strong> leurs espoirs plus ou moins conscients sur<br />

l'enfant, seul à assurer la continuité familiale, la « lignée » qui, sinon,<br />

s'éteindrait définitivement. Dans ces conditions, il est assez difficile pour<br />

les <strong>enfants</strong> de se construire en tant que suj<strong>et</strong> indépendant. En général surprotégés,<br />

ils ne sont plus jamais livrés à eux-mêmes que ce soit dehors ou<br />

même en famille. <strong>Le</strong>s adultes ont tendance à les décharger de toute tâche,<br />

formant finalement <strong>des</strong> <strong>enfants</strong> incapables de se « débrouiller » seuls.<br />

L'avantage, c'est que les familles s'en occupent beaucoup, le désavantage c'est<br />

que leurs capacités d'indépendance ne sont pas très bonnes. (ZLJ 24 ans, professeur<br />

de musique en primaire, lui-même enfant unique)<br />

<strong>Le</strong>s parents délèguent leur pouvoir de transmission à l'école dans<br />

l'espoir que leurs <strong>enfants</strong> réussiront leur vie. La «pression» yali JEE^J<br />

scolaire ne cesse d'augmenter ; elle est aussi parfois mise en avant comme<br />

330


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

raison pour ne plus laisser sortir les <strong>enfants</strong> : ils n'ont de toute façon plus le<br />

temps de sortir s'amuser, car ils ont bien trop de devoirs à faire à la maison.<br />

Notre fils est en troisième année de lycée, il n'a pas le temps de sortir s'amuser,<br />

si je lui laisse du temps, il ne sort pas non plus (...) <strong>Le</strong>s <strong>enfants</strong> sont fatigués,<br />

leur vie est bien plus épuisante que la mienne. Quand j'étais p<strong>et</strong>it, je vivais auprès<br />

de mes parents de manière très détendue <strong>et</strong> joyeuse. (...) J'étais heureux <strong>et</strong><br />

gai, mais je suis aussi allé à l'université, j'ai aussi <strong>des</strong> connaissances. Je trouve<br />

qu'aujourd'hui, ils vivent de manière trop fatigante. (...) <strong>Le</strong>s hommes se bousculent<br />

vers le haut, tout le monde se presse anxieusement. À mon époque, ce n'était<br />

pas aussi stressant. Quand je suis entré à l'université, je n'avais pas réfléchi à y<br />

aller, il n'y avait pas ce type de mentalité, ni aucune pression. Nous vivions de<br />

manière très libre, maintenant ils ont vraiment beaucoup de pression. (BS, 43 ans,<br />

déjà cité)<br />

8ds-?±ffiHfl6gwitf raa*5c. tèimMmmFF&. (...) m, mmm<br />

sa*». (...) mMNimmmmmmvi&,


Notes de recherche<br />

même dangereuses. La p<strong>et</strong>ite phrase « il (elle) a étudié à en devenir bête ! »,<br />

ta xue sha le ! fÉ^'UlT, revient constamment dans les discours pour qualifier<br />

les lycéens ou les étudiants. <strong>Le</strong>ur « bêtise », sha, leur « immaturité »,<br />

bu chengshu ^J^^, ou tout simplement le fait qu' « ils ne sachent rien<br />

(faire) », shenme dou bu hui f"h2\ffi5^:ê. est stigmatisé. D'une part, le<br />

temps consacré à une étude passive de la culture dispensée par les manuels<br />

scolaires, jugée pléthorique <strong>et</strong> dépassée, interdit de s'intéresser aux autres<br />

types de savoirs ; à cela s'ajoute la prise en charge familiale, ce qui a pour<br />

résultat de façonner <strong>des</strong> êtres inadaptés à vivre dans une société nouvelle<br />

dont ils ne maîtrisent pas les co<strong>des</strong>. <strong>Le</strong> système <strong>des</strong> campus universitaires<br />

aggrave la situation pour ceux qui ont la chance d'y entrer, car les étudiants<br />

y vivent alors en milieu clos 16 , éloigné de la société réelle. <strong>Le</strong>s étudiants<br />

eux-mêmes, tout autant que les personnes qui ne l'ont jamais été <strong>et</strong> ne le<br />

seront jamais, partagent en général ce point de vue.<br />

Certains <strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong>, au grand désespoir de leurs parents, renoncent<br />

ou se rebellent parfois contre la culture scolaire. Ils sont alors confrontés<br />

un peu plus jeunes que leurs camara<strong>des</strong> à la société <strong>et</strong> à ses lois. Certains<br />

arrivent à trouver ou à créer un espace pour exprimer leur individualité,<br />

mais lorsqu'on les interroge sur ce qu'ils en ont appris, beaucoup, mal<br />

préparés à l'affronter, évoquent l'argent.<br />

Dehors, dans la société ? <strong>Le</strong> plus important ça doit être l'argent, (en réponse à<br />

une question sur ce qu'il a appris de plus important) (YD, 20 ans, propriétaire<br />

d'un magasin de vêtements)<br />

Désormais l'argent remplace ou domine ce qu'était le savoir social<br />

dans sa complexité.<br />

La grande majorité <strong>des</strong> étudiants chinois vivent ensemble sur le campus où ils étudient,<br />

même ceux qui habitent dans la même ville, car les quartiers <strong>des</strong> universités sont<br />

en général éloignés <strong>des</strong> centres villes. Mais il s'agit aussi pour les étudiants de l'une<br />

<strong>des</strong> rares phases de leur vie durant laquelle ils peuvent vivre à l'écart de leur famille.<br />

332


<strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> <strong>des</strong> <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong><br />

<strong>Le</strong>s <strong>enfants</strong> vivent donc actuellement entre une famille en voie de<br />

déstructuration, qui les surprotège <strong>et</strong> nourrit de grands espoirs quant à leur<br />

future réussite économique, <strong>et</strong> l'école qui leur transm<strong>et</strong> un savoir culturel<br />

dont on attend beaucoup tout en le dénigrant. <strong>Le</strong> <strong>fardeau</strong> fudan J75ÎS porté<br />

par ces <strong>enfants</strong> <strong>uniques</strong> est extrêmement lourd : alors qu'on les qualifie de<br />

« <strong>p<strong>et</strong>its</strong> <strong>empereurs</strong> égoïstes », ils concentrent sur leur seule personne les<br />

aspirations <strong>des</strong> différents membres de leur famille. <strong>Le</strong>ur bagage de<br />

connaissances scolaires est certes bien supérieur à celui de leurs parents,<br />

mais il se trouve souvent dépassé par l'évolution extrêmement rapide de la<br />

société <strong>et</strong> par une ignorance trop grande de la réalité sociologique : de<br />

moins en moins confrontés à la société <strong>et</strong> à d'autres formes de savoirs, ces<br />

<strong>enfants</strong> n'ont plus le temps d'apprendre à savoir correctement s'y comporter,<br />

<strong>et</strong> n'ont aucun moyen de se construire en tant qu'individu indépendant.<br />

Finalement, ils manquent cruellement de c<strong>et</strong>te « capacité à se débrouiller »,<br />

huodong nengli fêUlttïfj, capacité à vivre <strong>et</strong> à s'adapter dans une société<br />

en mutation permanente.<br />

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334

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