You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
<strong>COMPTES</strong> <strong>RENDUS</strong><br />
Michael Loewe, A Biographical Dictionary ofthe Qin, Former Han and<br />
Xin Periods (221 BC-AD 24), Leiden, Boston : Brill (Handbook of Oriental<br />
Studies, China, volume 16), 2000. xxiii-837 pages<br />
Michael Loewe, The Men Who Governed Han China. Companion to A<br />
Biographical Dictionary of the Qin, Former Han and Xin Periods, Leiden,<br />
Boston : Brill (Handbook of Oriental Studies, China, volume 17), 2004.<br />
xv-666 pages<br />
Ce compte rendu pourrait être en forme de célébration : le double Loewe<br />
est arrivé. En effet, nous disposons désormais, grâce à Michael Loewe,<br />
pour les Qin, les Han Occidentaux et le règne de Wang Mang ', d'un<br />
dictionnaire biographique et de ses annexes, outils de travail incomparables<br />
pour aborder l'histoire de la période.<br />
Le genre biographique a, en Chine, une très longue histoire, mais<br />
c'est aux auteurs du Shiji que revient le mérite de lui avoir donné ses<br />
lettres de noblesse. Les biographies de hauts fonctionnaires, de militaires<br />
importants ou de grands lettrés y occupent 69 des 130 chapitres et la<br />
proportion sera encore plus importante dans le Hanshu. Cet intérêt pour la<br />
biographie s'explique à la fois par le désir d'expliquer la puissance et la<br />
faiblesse d'une dynastie ou d'un règne et par le besoin d'établir des lignées<br />
d'ancêtres.<br />
C'est essentiellement à partir du Shiji, du Hanshu et du Hou Hanshu,<br />
de leurs commentaires et des travaux des historiens du XIX e et du XX e<br />
siècle que Michael Loewe présente, dans son Biographical Dictionary,<br />
6 000 hommes et femmes qui ont vécu entre 221 avant et 25 après J.-C.<br />
Ne nous leurrons pas, le choix n'est pas représentatif de la société Han, il<br />
suit les sources. Peu de femmes apparaissent dans ce corpus, aucun petit<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
fonctionnaire, sans parler de la masse de la population naturellement<br />
absente. Par contre, la part belle est faite à la famille impériale des Liu,<br />
avec un quart des notices, les trois autres quarts étant consacrés à des<br />
nobles et à des fonctionnaires de rang élevé.<br />
Les entrées sont au nom de famille, suivi du prénom (ming), sauf<br />
quand le personnage est connu surtout sous son nom social (zi). Lorsqu'il<br />
peut y avoir confusion, les homonymes sont différenciés par un numéro et<br />
classés par ordre chronologique quand celui-ci peut être déterminé (par<br />
exemple Liu An (1) à Liu An (5)) ; de façon générale, les dates précises<br />
ne sont données que lorsque leur authenticité peut être vérifiée. La vie et<br />
la carrière de l'individu mentionné sont complétées, dans un certain nombre<br />
de cas, par les résultats des découvertes archéologiques (essentiellement<br />
ce qu'apporte la fouille de tombes) ; ainsi la notice mentionne quand<br />
la tombe du personnage a été fouillée ou quand une tombe est attribuée au<br />
personnage. Chaque biographie est suivie des références bibliographiques<br />
aux sources primaires et secondaires.<br />
Il ne s'agit pas de biographies critiques, ce que ne permettent pas les<br />
sources disponibles qui sont souvent biaisées, incomplètes ou agrémentées<br />
d'anecdotes improbables. Malgré tout, M. Loewe prévient en note de<br />
la non véracité de ces anecdotes, ce qui est déjà un travail critique. De<br />
même, ces vies sont replacées dans leur époque, puisque les notices assez<br />
longues consacrées à chaque empereur incluent des résumés historiques.<br />
Cette « biographical list » (p. 1-755), telle que l'intitule M. Loewe<br />
avec son habituelle modestie, est suivie d'un ensemble d'annexés extrêmement<br />
précieuses : 1. une liste de titres de fonctionnaires (p. 756-768)<br />
accompagnée d'une traduction anglaise (avec les variantes de Dubs, Bielenstein<br />
et de Crespigny) ; la liste est précédée d'une courte présentation<br />
de la structure administrative des Han Occidentaux. 2. des tableaux généalogiques<br />
(p. 768-778) des empereurs et de leurs descendants, mais aussi<br />
de certaines familles (celle de Huo Guang, de Wang Mang, des Fu). 3. les<br />
principales divisions administratives (p. 779-805) ; pour les royaumes,<br />
chaque notice comprend un court historique, les références aux sources, à<br />
l'atlas historique de Tan Qixiang et la localisation actuelle ; les notices<br />
des commanderies suivent le même modèle ; s'y ajoutent les noms des<br />
336
Comptes rendus<br />
gouverneurs connus, avec leurs dates approximatives de fonction. Cette<br />
section est illustrée par neuf cartes (p. 806-812) donnant l'état de l'empire<br />
à différents moments de la période. 4. une bibliographie (p. 813-822), un<br />
tableau des noms, dates, titre posthume, nom de temple des empereurs<br />
Qin, Han et Xin (p. 823), enfin un index thématique (p. 824-837).<br />
L'ouvrage, de maniement très commode, sera le compagnon de<br />
toute personne travaillant sur les Han ; il devrait aussi permettre aux spécialistes<br />
de périodes plus tardives de retrouver facilement le contexte des<br />
allusions et des comparaisons historiques auxquelles ils sont confrontés<br />
dans les écrits des Tang aux Qing.<br />
La générosité de Michael Loewe nous vaut un compagnon au Biographical<br />
Dictionary. Ce second volume, The Men Who Governed Han<br />
China, est le fruit des recherches menées lors de la préparation du dictionnaire<br />
biographique autour d'un certain nombre de problèmes touchant<br />
les concepts sur lesquels s'appuyaient la légitimité et le pouvoir impérial,<br />
l'octroi des titres de noblesse, qu'il s'agisse des rois ou des nobles, les<br />
carrières civiles et militaires, les relations des individus avec les institutions<br />
qui les gouvernaient. L'étude se fonde sur les sources Han transmises,<br />
mais aussi sur des documents que l'on pourrait qualifier d'archives.<br />
En effet, certains textes récemment découverts, comme ceux exhumés à<br />
Yinwan ^"$1, dans l'ancienne commanderie de Donghai jfï$3> en jetant<br />
un jour nouveau sur le gouvernement local, permettent de pénétrer beaucoup<br />
plus en profondeur dans l'histoire de la période.<br />
Dix-huit chapitres, qui sont autant d'études quasiment indépendantes,<br />
composent l'ouvrage. Les conventions sont les mêmes que celles<br />
utilisées dans le Biographical Dictionary, Le texte s'accompagne de trois<br />
figures, de quatre cartes et de six tableaux, d'une bibliographie (p. 634-<br />
647), des dates des empereurs (p. 648-649), des principales charges de<br />
hauts fonctionnaires du gouvernement central (p. 650-652), enfin d'un<br />
index général (p. 653-666).<br />
Le premier (p. 11-37) est consacré aux noms, appellations et titres.<br />
Il consiste en une série de notes, suivies d'exemples, sur l'usage de certains<br />
titres honorifiques Que H|), sur les circonstances au cours desquelles<br />
337
Comptes rendus<br />
on changeait de nom ou de prénom, sur l'emploi que l'on faisait du nom<br />
social, sur les sobriquets.<br />
Le chapitre II (p. 38-88), l'un des plus fascinants, traite, à partir des<br />
documents de Yinwan 2 , de l'administration de la commanderie de Donghai<br />
(sud du Shandong et nord du Jiangsu), qui comptait, à la fin des Han<br />
Occidentaux, plus d'un million et demi d'habitants et constituait l'une des<br />
divisions administratives les plus peuplées de l'empire 3 . M. Loewe présente<br />
et commente sept types de documents : des « cartes de visite » ou<br />
billets d'introduction que les fonctionnaires utilisaient lors de leurs visites,<br />
l'agenda personnel (le Yuanyan ernianji 7Ê|Œ—^IB) d'un fonctionnaire<br />
modeste (salaire de 100 shï) pour l'année 11 av. J.-C, des notes pour le<br />
rapport annuel que les fonctionnaires des provinces devaient adresser à la<br />
capitale, la liste des fonctionnaires en poste dans la commanderie, des<br />
notifications de promotion, un inventaire des armes, véhicules et pièces<br />
d'équipement dans un arsenal, vraisemblablement celui de Chang'an<br />
(étant donné le nombre énorme de pièces - plus de 23 millions - mentionnées<br />
dans cet inventaire (p. 77-78)). Quatre tableaux donnant les<br />
unités administratives de la commanderie, les seigneuries, avec leurs<br />
titulaires, et le nombre de fonctionnaires complètent le chapitre. Ces différents<br />
documents montrent que les seigneuries 4 étaient tenues fermement<br />
sous le contrôle du gouverneur de la commanderie et gouvernées de façon<br />
identique à celle des districts.<br />
Toujours consacré à Donghai, le chapitre III (p. 89-108) présente un<br />
historique de la commanderie, puis du royaume qui la remplaça à<br />
l'époque des Han Orientaux, son importance stratégique, son organisation<br />
administrative, ses enfants illustres.<br />
Le chapitre IV (p. 109-154) est consacré aux modes de recrutement<br />
des fonctionnaires, aux étapes d'une carrière et à la hiérarchie. De nombreux<br />
exemples, classés selon le mode de sélection, sont donnés en fin de<br />
chapitre.<br />
Le chapitre V (p. 155-175) étudie, à travers le cas de Ni Kuan, le<br />
poste de Conseiller impérial (yushi dafu W$l^k.30 et donne la liste de<br />
338
Comptes rendus<br />
tous les Conseillers impériaux pour la période, avec leur date d'entrée en<br />
fonction et les circonstances dans lesquelles ils ont quitté leur charge.<br />
Le chapitre VI (p. 176-206) passe en revue les forces armées, leurs<br />
commandants, les carrières militaires (par rapport aux carrières civiles).<br />
Les chapitres VII (p. 208-250) et VIII (p. 251-278) traitent de la<br />
forme et du contenu des tableaux du Shiji et du Hanshu qui, rappelons-le,<br />
donnent le déroulement chronologique d'événements, la généalogie d'une<br />
famille ou d'une ligne dynastique.<br />
C'est aux seigneuries et à la noblesse Han que M. Loewe consacre<br />
l'important chapitre IX (p. 279-324). Il montre bien que l'anoblissement<br />
est avant tout un dispositif administratif destiné à la fois à récompenser ou<br />
à maintenir la loyauté, et à contrôler les rivalités. Il était conféré aux fils<br />
de rois ou bien au mérite, ou encore par privilège ou faveur. Loewe étudie<br />
l'origine et le développement de ce dispositif 5 , dont l'importance diminua<br />
au fur et à mesure qu'augmenta le nombre de fonctionnaires compétents.<br />
Le chapitre X (p. 325-356) analyse, à partir de l'anoblissement de<br />
descendants des Zhou, des Yin, de Confucius et de Zhou Gong, le recours<br />
au modèle idéal qu'incarnaient les Zhou Occidentaux.<br />
Autre chapitre important (XI, p. 357-400), celui consacré aux<br />
royaumes (zhuhouwang guo). Loewe aborde l'institution elle-même et son<br />
évolution, les différents types de royaumes, leur mode de gouvernement,<br />
les turpitudes de nombre de leurs princes. En appendice est donnée la liste<br />
des royaumes des Han Occidentaux avec les liens que son premier titulaire<br />
entretenait avec l'empereur ou un autre roi, les dates de création et de<br />
suppression. Le chapitre XII (p. 401-420), en annexe au précédent, traite<br />
de l'investiture de trois fils de Wudi comme rois de Qi, de Yan et de<br />
Guangling en 117, et de la controverse que ce privilège suscita.<br />
Les chapitres XIII à XVIII abordent tous, sous différents aspects,<br />
les problèmes de la souveraineté et du pouvoir impérial. Dans le chapitre<br />
XIII (p. 421-456), Loewe reprend la notion de Mandat du Ciel (tianming<br />
;?Cffjï), à partir des textes pré-Han, de ceux du II e siècle, puis des dernières<br />
décennies des Han Occidentaux. Il montre de façon convaincante que ce<br />
n'est qu'à la fin des Han Occidentaux, c'est-à-dire en un temps où la<br />
survie de la dynastie était menacée, que ce concept fut invoqué pour ap-<br />
339
Comptes rendus<br />
puyer l'autorité des empereurs. Il montre aussi que la résurgence sous<br />
Wang Mang de l'idée que le mandat est un attribut essentiel de l'autorité<br />
royale ou impériale va de pair avec l'adoption, au même moment, d'un<br />
principe un peu contradictoire selon lequel les dynasties prospéreraient à<br />
tour de rôle sous la protection d'une des Cinq Phases. Le concept de<br />
Wuxing (Cinq Phases) fait l'objet des chapitres XIV (p. 457-521), pour la<br />
théorie, et XV (p. 496-521), pour ses applications. Loewe en étudie<br />
l'évolution sous les Qin et les Han. Il en vient à la conclusion qu'en dépit<br />
de la place importante des Cinq Phases dans la pratique populaire et<br />
l'adoption peut-être (ce qui reste à prouver avant Wang Mang), d'une des<br />
phases comme symbole protecteur, on ne peut pas être certain que le<br />
système ait été impliqué dans les décisions officielles avant le règne de<br />
Chengdi (33-7 av. J.-C).<br />
La réalité du pouvoir impérial est abordée à travers les décrets et<br />
ordres impériaux (chapitre XVI p. 522-546), à travers les fonctions et les<br />
pouvoirs qu'un empereur pouvait ou était censé exercer (chapitre XVII<br />
p. 547-576), enfin à travers le système matrimonial des souverains Han et<br />
ses conséquences (chapitre XVIII p. 577-633), l'auteur cherchant à comprendre<br />
le rôle de l'empereur, de ses épouses et de la famille de celles-ci.<br />
Dans chacun de ces chapitres, Loewe reprend les problèmes chronologiquement,<br />
règne après règne, depuis Qin Shihuangdi jusqu'à Wang Mang.<br />
Il semble bien, si l'on suit l'auteur, que la personnalité des empereurs ait<br />
été beaucoup moins essentielle que l'institution elle-même. Loewe voit<br />
l'empereur des Han Occidentaux comme un mandataire de jure plutôt que<br />
comme un leader actif (p. 550), également comme une sorte de grand<br />
pontife remplissant des devoirs religieux qu'il est seul qualifié pour assumer<br />
(p. 569).<br />
Ces deux ouvrages monumentaux sont le fruit d'une vie entière passée<br />
dans la familiarité des hautes sphères politiques de l'époque des Han<br />
Occidentaux. Mais l'immense érudition de Michael Loewe n'est ni aride,<br />
ni vétilleuse. Sa vision très neuve du Mandat Céleste et du cycle des Cinq<br />
Phases permet de comprendre combien l'acceptation, au niveau officiel,<br />
de ces notions et de leur influence sur les destinées dynastiques fut longue<br />
à s'imposer. À travers ces notions qui, comme il le montre, ne sont pas<br />
340
Comptes rendus<br />
apparues brusquement pour être ensuite appliquées sans changement tout<br />
au long de la période, c'est à une révision de notre façon d'appréhender<br />
les Han Occidentaux que Loewe nous convie. Il y parvient en retraçant les<br />
problèmes dans leur déroulement chronologique, en analysant de façon<br />
très précise l'origine et l'utilisation des termes techniques et des titres,<br />
enfin en replaçant chaque question abordée dans le temps long. Cette<br />
étude exemplaire est aussi une remarquable mise au point sur le contenu,<br />
l'authenticité et la fortune critique de grands textes de la fin de l'antiquité<br />
et des débuts de l'Empire. Oui, le double Loewe est arrivé, et il ne sera<br />
plus permis désormais de traiter des Han comme d'un système monolithique<br />
si loin de nous.<br />
1 Rafe de Crespigny prendra la relève pour les Han postérieurs.<br />
2 On a découvert en 1993 à Yinwan, dans le nord du Jiangsu, la tombe (M6)<br />
d'un certain Shi Rao Êifti. Cette tombe contenait des documents d'archives sur<br />
bambou et sur bois qui permettent d'entrevoir le travail au jour le jour d'un<br />
fonctionnaire subalterne. Tous datent des années autour de 10 avant notre ère.<br />
3 Les districts importants de la commanderie comptaient plus de 10 000 familles,<br />
soit entre 40 et 50 000 âmes, et étaient administrés par un nombre de fonctionnaires<br />
allant de 60 à 107. Les documents de Yinwan permettent également<br />
d'extrapoler et indiquent que, vers 10 avant notre ère, ce sont peut-être 100 000<br />
fonctionnaires qui, dans les provinces, gouvernaient une population de quelque<br />
57 millions d'individus. On estime de même à environ 30 000 le nombre de<br />
fonctionnaires servant dans les bureaux du gouvernement central.<br />
4 Pour éviter toute confusion avec l'aristocratie européenne fondée avant tout<br />
sur la naissance, M. Loewe traduit hou {j|, chehou fllSrtJl, liehou ^U'gl par « noble<br />
» et utilise, pour désigner les domaines attribués aux fils de rois et à certains<br />
personnages que l'on distinguait ainsi, le terme « nobilities ». Nous employons,<br />
dans le même sens, le mot « seigneurie », dans son acception de<br />
« terre d'un seigneur ».<br />
La collation, effectuée pour le Biographical Dictionary, de près de 800 titres<br />
de noblesse avec la succession de leurs détenteurs montre comment fonctionnait<br />
en pratique la structure hiérarchique de la société Han.<br />
341<br />
Michèle Pirazzoli-t'Serstevens<br />
Directeur d'études, EPHE
Comptes rendus<br />
Les Neuf Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et<br />
ses commentaires. Édition critique bilingue traduite, présentée et annotée<br />
par Karine Chemla et Guo Shuchun. Glossaire des termes mathématiques<br />
chinois anciens par Karine Chemla. Calligraphies originales de Toshiko<br />
Yasumoto. Préface de Geoffrey Lloyd. Paris: Dunod, 2004. xvii-1117<br />
pages.<br />
L'ouvrage monumental de Karine Chemla et Guo Shuchun est une première<br />
mondiale, et ce à deux titres. C'est la première fois, à ma connaissance,<br />
qu'un texte de la Chine ancienne fait l'objet d'une édition critique<br />
bilingue chinois-français richement annotée et qui inclut ses grands commentaires.<br />
C'est aussi la première fois qu'un chercheur chinois et une<br />
chercheuse travaillant dans une langue occidentale mènent à bien une telle<br />
collaboration ; le résultat de vingt ans d'effort commun met à la disposition<br />
de ceux qui lisent le français le texte considéré comme fondateur de la<br />
tradition mathématique chinoise. Ce livre est ainsi une contribution aussi<br />
bien aux études chinoises qu'à une histoire des mathématiques écrite à<br />
l'échelle planétaire. Le texte qu'il donne à lire, les Neuf chapitres sur les<br />
procédures mathématiques (Jiu zhang suan shu flJ^tlfÈffîs) a été inclus<br />
sous les Tang parmi les Dix classiques mathématiques (Suan jing shi shu<br />
ffH-Htl), avec les commentaires de Liu Hui Mllfc (ca. 263) et de Li<br />
Chunfeng ^^JH, (ca. 656), tous deux incorporés dans le présent ouvrage ;<br />
l'ensemble constitue un témoignage primordial sur l'activité mathématique<br />
en Chine depuis les Han jusqu'aux Tang.<br />
L'histoire des mathématiques et la philologie ne sont pas des sciences<br />
exactes ; il n'est donc pas surprenant que les deux auteurs diffèrent sur<br />
certains points de leur analyse. Plutôt que de réduire l'ouvrage à ce qui fait<br />
l'objet d'un consensus parfait entre eux, ils ont choisi de rédiger et de<br />
signer chacun les parties du livre dont ils sont respectivement responsables<br />
; Karine Chemla a traduit en français les parties rédigées par Guo<br />
Shuchun (à l'exception des notes de l'édition du texte chinois, données en<br />
chinois). On a donc un ouvrage à deux voix, qui présente cependant une<br />
grande cohérence.<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
L'ouvrage est divisé en trois parties : « Textes de présentation »,<br />
« Édition critique et traduction », « Glossaire et bibliographie ». La première<br />
partie comporte quatre chapitres (numérotés A, B, C, D ; les chiffres<br />
sont réservés à la désignation de chacun des Neuf chapitres). Une « Présentation<br />
générale » donne des éléments de contexte mathématique et des<br />
clés de lecture ; on y trouve notamment une description de l'effectuation<br />
des calculs au moyen des baguettes à calculer, qui s'appuie sur des ouvrages<br />
mathématiques postérieurs (p. 15-20) ; on y trouve également une<br />
analyse des « Composantes des commentaires » (p. 26-39), qui propose de<br />
lire ceux-ci comme des démonstrations des algorithmes donnés dans le<br />
classique. Suit une « Histoire du texte », qui traite du processus et de la<br />
date de composition de l'ouvrage, ainsi que de l'histoire du texte jusqu'aux<br />
Song. Au sujet de la genèse du texte (p. 54-56), Guo Shuchun opte<br />
pour l'hypothèse selon laquelle les Neuf chapitres auraient été composés<br />
au I er siècle avant l'ère commune à partir de « fragments [... ayant] survécu<br />
aux feux des Qin » (p. 55) ; il retient donc l'idée de Liu Hui, qui a écrit<br />
sous les Wei, soit trois siècles après la date de composition supposée ;<br />
l'absence de référence à l'ouvrage avant le Hou Han shu, alors que le Han<br />
shu mentionne deux ouvrages mathématiques (p. 58), laisse sceptique<br />
quant à cette datation. Dans « Travaux d'édition critique et de recherche »,<br />
qui couvre la période de presque mille ans durant laquelle le texte a été<br />
imprimé en diverses versions, Guo présente et critique les méthodes des<br />
éditeurs successifs. Enfin K. Chemla analyse « La langue mathématique et<br />
les problèmes de sa traduction », dans un chapitre joliment sous-titré « Oscillations<br />
entre l'étrange et l'infidèle » - formule évocatrice pour tous ceux<br />
et celles qui se sont essayés à la traduction de textes chinois anciens. Y<br />
sont abordés la terminologie, l'usage particulier du parallélisme (omniprésent<br />
en chinois classique) en mathématiques, et certains caractères généraux<br />
de la langue.<br />
Viennent ensuite le texte et la traduction, qui sont donnés en parallèle.<br />
Le texte est composé de 246 problèmes, répartis, on l'aura deviné,<br />
en neuf chapitres, et regroupés selon la procédure qui sert à les résoudre.<br />
Pour chaque problème sont donnés successivement l'énoncé (introduit par<br />
jin you -^-ff ou you you XW)> l a solution (introduite par da yue ^f B) et,<br />
343
Comptes rendus<br />
pour chaque groupe de problèmes, la procédure par laquelle ils sont résolus<br />
(introduite par shu yue $sfE3). La liste des chapitres permettra de se<br />
faire une première idée de la classification des sujets couverts :<br />
1<br />
2<br />
3<br />
4<br />
5<br />
6<br />
7<br />
8<br />
9<br />
Titre<br />
Fang tian ^f EB<br />
Su mi H^fc<br />
Cuifen 3gf^<br />
Shaoguang {PM<br />
Shang gong Sfjf]<br />
Junshu i%Hî<br />
Ï7ng ènz« S ^F<br />
Fangcheng Jj^M.<br />
Gougu ^Qfêz.<br />
Traduction<br />
Champ rectangulaire<br />
Petit mil et grains décortiqués<br />
Parts pondérées en fonction des degrés<br />
Petite largeur<br />
Discuter des travaux<br />
Paiement de l'impôt de manière égalitaire<br />
en fonction du transport<br />
Excédent et déficit<br />
Fangcheng<br />
Base et hauteur<br />
Les chapitres regroupent soit des procédures apparentées, soit des<br />
objets du même type. Ainsi le chapitre 8 (le seul dont le titre n'est pas<br />
traduit, faute de certitude quant à son sens) traite-t-il de la résolution<br />
d'équations linéaires ; fangcheng est le nom de la procédure qui y est<br />
décrite. Le chapitre 1, en revanche, traite du calcul d'aires présentées<br />
comme des champs de formes diverses : rectangle, triangle, cercle, calotte<br />
sphérique... Leur résolution met en jeu des procédures aussi diverses que<br />
les règles du calcul sur les nombres fractionnaires et le calcul de la circonférence<br />
d'un cercle (équivalent d'une approximation du nombre n).<br />
L'édition du texte par Guo Shuchun est le fruit d'une vie de travail ; le<br />
« Tableau historique des éditions des Neuf chapitres » sur lequel s'appuie<br />
cette édition est donné en troisième de couverture. Les explications et<br />
commentaires mathématiques sont donnés en français, en partie dans<br />
l'introduction à chaque chapitre, en partie dans les notes à la traduction. Il<br />
344
Comptes rendus<br />
est impossible de résumer celle-ci ; quelques termes sont discutés cidessous<br />
à titre d'illustration des choix qui sous-tendent un tel travail.<br />
Le « Glossaire des termes techniques » présente un intérêt particulier<br />
: alors que ces termes sont généralement absents des dictionnaires de<br />
chinois classique, il est précieux d'avoir une liste du vocabulaire spécifique<br />
aux Neuf chapitres. La ou les traductions choisies pour chaque terme y<br />
sont commentées, avec le plus souvent des renvois à des passages précis<br />
du texte, ce qui permet de comprendre les choix de traduction : ici comme<br />
ailleurs il faut saluer la grande rigueur du travail. Il s'en dégage cependant<br />
l'impression qu'une séparation parfois artificielle ou excessive a été opérée<br />
entre le vocabulaire technique et le vocabulaire courant, autrement dit<br />
entre les Neuf chapitres et leur contexte non mathématique. Pour les termes<br />
qu'on rencontre aussi hors des mathématiques, il est rare que le sens<br />
déduit de leurs usages dans les Neuf chaptires soit confronté explicitement<br />
à ceux donnés dans les dictionnaires. Un lecteur qui ne connaît pas le<br />
chinois n'a pas les moyens de situer ces termes dans un contexte plus<br />
général. Ainsi lei ^jt est traduit par « catégorie, classer » (p. 948-949), yi<br />
M. par « intention, visée, sens, signification, raisonnement, idée » (p.<br />
1018-1022), chacun faisant l'objet d'une longue analyse : on peut se demander<br />
si le sens de ces deux termes est vraiment spécifique à une langue<br />
mathématique ; ne s'agit-il pas plutôt de l'utilisation de concepts généraux<br />
et riches de sens dans une discipline particulière ?<br />
Il arrive aussi qu'un choix de traduction révèle une préconception de<br />
ce que devraient être les mathématiques. Le cas le plus flagrant est celui de<br />
jin you ^Éf ; cette expression, qui ouvre l'énoncé de la plupart des problèmes,<br />
est traduite par «supposons... », «supposons qu'on ait... », ce<br />
qui laisse à penser qu'elle recouvre une supposition ; le lecteur est ensuite<br />
informé que «cette locution [...] peut se comprendre également comme<br />
"Maintenant on a..." ». Or « maintenant on a... » est simplement la traduction<br />
littérale de jin you ; le sens « supposons... », en revanche, n'est ni<br />
cité dans un autre contexte (jin ^ dénote le présent, l'actualité), ni nécessaire<br />
à une interprétation cohérente du texte. De même, you you XW est<br />
traduit par « supposons à nouveau ». Une traduction fidèle n'aurait pas fait<br />
345
Comptes rendus<br />
basculer la traduction dans l'étrange, alors que cette infidélité induira le<br />
lecteur à penser que les auteurs ou compilateurs des Neuf chapitres éprouvaient<br />
le besoin de formuler les énoncés comme des suppositions ; voilà<br />
qui conforte certaines idées reçues sur les mathématiques, mais qui ne<br />
s'impose pas à la lecture du texte original. Ce choix reflète peut-être le<br />
légitime souci exprimé à plusieurs reprises dans le livre de montrer que les<br />
Neuf chapitres ne sont pas un simple recueil de « recettes pratiques », et<br />
qu'ils révèlent au contraire une activité proprement mathématique très<br />
élaborée. Mais l'ensemble du texte suffit à démontrer cela sans qu'il soit<br />
besoin d'introduire des tournures de supposition. De plus l'introduction de<br />
ces tournures gomme le contraste entre l'affirmation et la supposition,<br />
qu'on rencontre ailleurs dans le classique et dans ses commentaires : c'est<br />
jia ling Hx^T, traduit, légitimement cette fois, par « à supposer, supposition<br />
». Si un lecteur qui maîtrise le chinois classique peut se référer au<br />
texte original et choisir sa propre lecture, un tel choix n'est guère accessible<br />
aux mathématiciens et historiens des mathématiques qui ignorent cette<br />
langue ; or ceux-ci seront sans doute les plus nombreux à lire cette traduction.<br />
Le choix minimaliste fait par Dunod quant aux caractères chinois<br />
suggère justement que les sinologues ne constituent pas le public visé au<br />
premier chef par cet ouvrage ' : hormis la bibliographie chinoise et japonaise,<br />
et les entrées du glossaire calligraphiées par Toshiko Yasumoto, le<br />
texte français ne comporte aucun caractère chinois. Cela laisse dans le<br />
vague les termes qui ne figurent pas dans le glossaire parce qu'on les<br />
rencontre ailleurs que dans les Neuf chapitres, et dont certains ne sont pas<br />
traduits (par exemple pangyao ^f|?, p. 51, 52). Cela complique aussi la<br />
tâche des auteurs et des lecteurs lorsqu'il s'agit par exemple de distinguer<br />
shù J|£ et shù fâj, le second étant toujours traduit par « procédure » et le<br />
premier par huit termes différents, dont... « procédure » (p. 485, 486). La<br />
traductrice a dû avoir recours à des apostrophes pour distinguer les caractères<br />
homophones (d'autant plus souvent que le pinyin ne comporte pas les<br />
tons) (p. 898). À l'heure où tout ordinateur personnel peut traiter les langues<br />
d'Asie orientale, il est regrettable qu'un éditeur scientifique choisisse<br />
346
Comptes rendus<br />
de ne pas mettre en œuvre les technologies du XXI e siècle pour mettre à la<br />
disposition du lecteur toute l'information nécessaire.<br />
Le glossaire est suivi par une « Table d'équivalence entre expressions<br />
techniques en français et transcription pinyin des expressions chinoises<br />
correspondantes ». La bibliographie chinoise et japonaise qui suit ne<br />
comporte pas de transcription phonétique ; elle est classée par ordre alphabétique<br />
du pinyin ; dans la meilleure tradition sinocentrique, les auteurs<br />
japonais y apparaissent suivant la prononciation chinoise de leur nom. La<br />
bibliographie en langues occidentales s'ouvre par la liste des précédentes<br />
traductions des Neuf chapitres (p. 1043) : en russe (par Elvira Biérëskina,<br />
1957), en allemand (par Kurt Vogel, 1968) et en anglais (par Shen Kangshen,<br />
John N. Crossley et Anthony W.-C. Lun, 1999). Cette dernière traduction<br />
2 a été faite suivant des choix opposés, et dans une certaine mesure,<br />
complémentaires, à celle dont il est question ici : les problèmes y sont<br />
traduits en langage mathématique moderne, et un inventaire des ouvrages<br />
postérieurs dans lesquels on retrouve chacun de ces problèmes y est donné ;<br />
il faut ajouter à cette liste la traduction en japonais (par Kawahara Hideki<br />
JIIM^ft£> 1980, citée p. 1049). Le français est donc la cinquième langue<br />
(hormis le chinois moderne) dans laquelle ont été traduits les Neuf chapitres<br />
depuis une cinquantaine d'années ; mais c'est la première fois qu'une<br />
une traduction est livrée avec un bilan des nombreux travaux d'analyse du<br />
sens mathématique du classique.<br />
Depuis l'œuvre de Joseph Needham 3 , il est admis qu'on ne saurait<br />
pleinement comprendre la civilisation chinoise - pas plus qu'aucune autre<br />
civilisation humaine - sans prendre en compte ses traditions scientifiques<br />
et techniques. Mais combien de sinologues ont-ils déjà jeté les yeux sur<br />
l'un des innombrables textes issus de ces traditions ? La préface de Liu<br />
Hui aux Neuf chapitres suggère que cette situation n'est guère nouvelle :<br />
« Aujourd'hui, ceux qui aiment le sujet [les mathématiques] sont rares ;<br />
c'est pourquoi malgré le fait que nombreuses au monde sont les personnes<br />
qui ont une culture vaste et approfondie, il n'est pas certain qu'elles soient<br />
capables d'en embrasser immédiatement les différents points de vue et d'y<br />
pénétrer à fond. » (p. 127) Il ne faut pas minimiser la difficulté du texte<br />
soulignée par son commentateur ; l'ouvrage de Karine Chemla et Guo<br />
347
Comptes rendus<br />
Shuchun, qui offre l'occasion de découvrir ou de relire à l'aide<br />
d'excellents outils le « classique mathématique de la Chine ancienne »,<br />
n'en a que plus de valeur 4 .<br />
1<br />
Peu de lecteurs d'Études chinoises se reconnaîtront dans la liste donnée sur le<br />
site web de Dunod : « Mathématiciens ; Historiens des sciences ; Amateurs de<br />
mathématiques, d'histoire des sciences et de civilisations orientales. »<br />
(http://www.dunod.com/pages/ouvrages/ficheouvrage.asp?id=49589)<br />
2<br />
Shen Kangshen, John N. Crossley & Anthony W.-C. Lun, The nine chapters<br />
on the mathematical art. Companion and commentary. Oxford & Pékin : Oxford<br />
University Press et Science Press, 1999.<br />
3<br />
Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge : Cambridge<br />
University Press, 1954.<br />
4<br />
Signalons la parution en 2005 d'une version paperback qui ne coûte que 80 €<br />
au heu de 150 € pour la première édition (110 € par souscription avant parution).<br />
Catherine Jami<br />
CNRS<br />
Vivienne Lo et Christopher Cullen (éd.), Médiéval Chinese Medicine.<br />
The Dunhuang médical manuscripts, Londres, New York : Routledge<br />
Curzon, 2005. xxv-450 pages<br />
Parmi la si vaste et si célèbre collection de manuscrits découverte en 1900<br />
dans une des grottes de Dunhuang (dans l'actuelle province du Gansu), un<br />
certain nombre concernent le domaine médical. Comme on le sait, les<br />
grottes bouddhiques de Dunhuang, situées sur ce que l'on nomma plus tard<br />
la Route de la Soie, en un lieu dont le climat est très favorable à la conservation<br />
des documents sur papier, furent creusées à partir de la fin du IV e<br />
siècle, la période de construction la plus intense (presque 200 grottes) étant<br />
la dynastie des Sui et la première moitié de celle des Tang. La grottebibliothèque<br />
où l'on trouva les manuscrits fut fermée aux alentours de<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
1035, ce qui en a fait une sorte de sanctuaire permettant la transmission de<br />
textes perdus ou modifiés par la suite. Je ne reviendrai pas sur les circonstances<br />
politico-académiques qui virent sortir de Chine la plus grande partie<br />
des documents pour rejoindre principalement Londres (sous les auspices<br />
d'Aurel Stein en 1907) et Paris (par l'intermédiaire de Paul Pelliot, en<br />
1908). Depuis lors, une nouvelle branche de la sinologie (les « Dunhuang<br />
Studies », Dunhuangxue ifcJH^) cherche à exploiter les manuscrits, malgré<br />
les difficultés venant - en partie - de leur éparpillement, à la fois géographique<br />
et linguistique (outre des documents en chinois, on trouve du<br />
sanskrit, du sogdien, du tibétain, du turc, du ouigour, entre autres). C'est<br />
justement pour tenter de remédier à cette dissémination que l'International<br />
Dunhuang Project (IDP) a été fondé en 1994 (voir à ce sujet les sites<br />
http://idp.bl.uk et http://idp.nlc.gov.cn, qui permettent l'accès à un certain<br />
nombre de textes numérisés), et c'est aussi dans ce contexte d'émulation<br />
internationale que s'est tenue à Londres la conférence Dunhuang 2000, à<br />
l'origine de la plupart des chapitres composant le volume fort bien édité<br />
par Vivienne Lo et Christopher Cullen. Dans le très riche et utile appendice<br />
2 de l'ouvrage (p. 374-434, qu'il faut rapprocher de la présentation<br />
générale des documents, due au même auteur, p. 45-58), Wang Shumin -<br />
qui fut la collaboratrice de Ma Jixing - recense en en donnant une description<br />
et un résumé 74 manuscrits, conservés à la British Library, à la BnF, à<br />
l'Institut des Études Orientales de St Pétersbourg , à la Bibliothèque universitaire<br />
de Ryûkoku et dans les Archives chinoises, dont le contenu a<br />
trait, d'une façon ou d'une autre, à la médecine. Ces résumés viennent très<br />
précieusement compléter les deux références désormais classiques sur les<br />
manuscrits médicaux de Dunhuang, les deux éditées par Ma Jixing H$i<br />
JH : Dunhuang guyiji kaoshi SfcllË'É'IIJfHj^P (Étude des textes médicaux<br />
anciens de Dunhuang), Nanchang, Jiangxi kexue jishu chubanshe,1988, et<br />
Dunhuang yiyao wenxian jijiao ^MWM3£.ÈkWl$i (Les textes médicaux<br />
de Dunhuang recueillis et édités), Jiangsu, Jiangsu guji chubanshe, 1998.<br />
Par rapport à ce dernier ouvrage, le texte de Wang Shumin, traduit par<br />
Pénélope Barrett, ajoute quelques compléments venant principalement du<br />
fait que plusieurs fragments ont été identifiés comme appartenant à un<br />
349
Comptes rendus<br />
même manuscrit, d'où une numérotation différente (84 textes dans le Ma<br />
Jixing 1998 et seulement 74 dans le livre qui nous occupe). Mais la grande<br />
différence est, bien sûr, l'absence des textes eux-mêmes : ce n'est évidemment<br />
pas le propos du volume édité par V. Lo et C. Cullen, qui donne,<br />
outre un appendice où l'on trouve les identifications les plus souvent admises<br />
des produits de la materia medica et celui de Wang Shumin déjà<br />
évoqué, seize contributions distribuées en quatre grandes parties, les manuscrits,<br />
les pratiques en relation avec la divination, les traditions médicales<br />
populaires et la pharmacologie.<br />
Plusieurs articles (en particulier ceux de Paul Unschuld et de Zheng<br />
Jinsheng, "Manuscripts as sources in the history of Chinese medicine" et<br />
de Xie Guihua, "Han bamboo and wooden médical records discovered in<br />
military sites from the northwestern frontier régions") proposent une réflexion<br />
non tant sur les documents de Dunhuang que sur l'importance, en<br />
général, des manuscrits pour la perception historique de la médecine chinoise<br />
; sont évoqués en premier lieu les textes des Han excavés de différentes<br />
tombes, ceux très importants de Mawangdui mais aussi de Zhangjiashan<br />
5S^LU, de Shuanggudui SË"É"±§, de Shuihudi M^M et de Fangmatan<br />
tfo.M$&, ou encore de Wuwei |§!;Ji£. Unschuld et Zheng passent<br />
ensuite très rapidement sur Dunhuang pour insister sur des documents<br />
manuscrits médicaux - des prescriptions, en majorité - beaucoup plus<br />
récents (la plupart du XIX e et du XX e siècle) réunis ces dernières années<br />
par Unschuld (dits « manuscrits de Berlin »), qui permettent une approche<br />
de pratiques plus populaires que celles en général évoquées dans les livres<br />
« savants » de médecine.<br />
Abordant plus directement le sujet principal du livre, Zhao Ping'an<br />
(« Comments on the problem of transcription in the Dunhuang médical<br />
manuscripts) donne, par le biais de plusieurs exemples tirés des manuscrits<br />
Pelliot ou Stein, des clés philologiques - utilisables, cela va de soi, dans un<br />
cadre qui dépasse le cas de Dunhuang - pour tenter de résoudre des problèmes<br />
d'interprétation de graphies obscures de caractères.<br />
L'article de Xie Guihua s'intéresse aux manuscrits sur bambou et sur<br />
bois datant des Han qui ont été retrouvés dans les régions frontières voisi-<br />
350
Comptes rendus<br />
nés de Dunhuang, en des lieux qui étaient des postes de garnison ; les plus<br />
importants sont ceux de Wuwei I^Jiîc (excavés en 1972 dans la province<br />
du Gansu), qui proposent des prescriptions médicamenteuses, ainsi que<br />
des points et des interdits d'acupuncture et de moxibustion. D'autres documents<br />
analogues venant de divers sites militaires, mis à jour au cours<br />
des trente dernières années, contribuent aussi à nous renseigner au sujet de<br />
la médecine militaire, un sujet encore trop peu étudié.<br />
Quittons les soldats pour rencontrer les devins. On sait que la perception<br />
et la prise en compte de la maladie dans la Chine médiévale ne<br />
peut être séparée de la pensée et de la pratique divinatoires (ce qui, remarquons-le,<br />
a en partie survécu à la tentative de rationalisation scientifique<br />
de la biomédecine, songeons que de nos jours encore l'on consulte toujours<br />
les médecins). En ce sens, la reprise d'un article de synthèse de Marc<br />
Kalinowski sur les écrits mantiques de Dunhuang - déjà paru par ailleurs -<br />
est la bienvenue ("Mantic texts in their cultural context"), dans la mesure<br />
où il y a une grande proximité intellectuelle entre la catégorie dite shushu<br />
HS^I (Nombres-techniques) et la conception du corps, sain ou malade.<br />
C'est cette proximité que Catherine Despeux s'emploie à mettre en valeur<br />
("From prognosis to diagnosis in Tang China") à partir de l'étude du manuscrit<br />
illustré P. 3390, en montrant que la physiognomonie médicale ne<br />
peut se comprendre que si on la replace dans le contexte plus large de la<br />
physiognomonie divinatoire (xiang ren ^@ A ) ; selon l'auteur,<br />
l'importance de cet art sous les Tang expliquerait qu'un médecin tel que<br />
Sun Simiao plaçait, comme méthode de pronostic et de diagnostic,<br />
l'examen de la complexion plus haut que celui des pouls. Dans un ordre<br />
d'idée analogue, Donald Harper ("Dunhuang iatromantic manuscripts"),<br />
examine les textes de iatromancie, cette dernière étant caractérisée par<br />
l'association de la maladie avec le monde des esprits, l'utilisation des<br />
systèmes calendériques et hémérologiques et des traitements magicoreligieux.<br />
C'est encore dans ce cadre de pensée mantique que doit se comprendre,<br />
pour Liu Lexian ("Love charms among the Dunhuang manuscripts")<br />
un petit traité, inscrit au dos du manuscrit P. 2610, donnant des recettes<br />
351
Comptes rendus<br />
d'obédience magique pour gagner l'amour d'une femme ou d'un homme ;<br />
on trouve d'autres exemples de cette pratique (à vrai dire universelle) dans<br />
les documents médicaux de Mawangdui et, plus tard, dans le Ishinpô H>[j<br />
~ft (984) - ce qui justifie la présence de cet article dans un volume concernant<br />
la médecine. D'une certaine façon, on pourrait faire la même remarque<br />
au sujet de l'excellente contribution de Sumiyo Umekawa ("Tiandi<br />
yinyang jiaohuang dalefu and the art of the bedchamber"), qui s'intéresse<br />
à un long poème attribué souvent à Bai Xingjian âfjfiS, jeune frère de<br />
Bai Juyi. Ce texte peut être apparenté à la tradition de l'« art de la chambre<br />
à coucher» (fangzhongshu Jf-f^TX laquelle traite, d'une manière très<br />
technique, des relations sexuelles ; cependant, l'auteur considère que ce<br />
poème, qui exalte les plaisirs charnels entre un homme et une femme<br />
(mais aussi, accessoirement, entre des personnes du même sexe) sans en<br />
attendre des bénéfices physiologiques, doit être classé dans un genre un<br />
peu différent de celui des traités classiques de l'art de la chambre à coucher.<br />
Il n'en demeure pas moins que sa présence à Dunhuang montre<br />
l'imprégnation des élites Tang par cette culture amoureuse.<br />
Les autres articles, enfin, sont entièrement consacrés à des disciplines<br />
médicales plus attendues. Vivienne Lo aborde les chartes de moxibustion<br />
("Quick and easy Chinese medicine"), arguant que l'on a dans ce cas<br />
affaire à une pratique thérapeutique populaire, transcendant les barrières<br />
sociales. Sakade Yoshinobu ("Daoism and the Dunhuang regimen texts"),<br />
quant à lui, se penche sur deux textes d'inspiration taoïste (entreposés,<br />
rappelons-le, dans une grotte-bibliothèque essentiellement bouddhique)<br />
prônant l'abstinence des céréales et des techniques liées au souffle.<br />
Plusieurs articles se concentrent sur les documents dévolus à la matériel<br />
medica (c'est-à-dire la lignée des bencao J£t$-, terme anachroniquement<br />
rapproché, p. 293, de « pharmacologie »). Mayanagi Makoto fait le<br />
point sur les éditions excavées du Bencao jizhu 2p!pE:J|£}î de Tao Hongjing<br />
(456-536), dont la version en 7 juan dériverait de celle en 3 juan.<br />
Wang Shuming (laquelle, avec 4 textes, est l'auteur de plus du quart de<br />
l'ouvrage) donne une bonne synthèse sur le développement jusqu'aux<br />
Tang de la littérature pharmaceutique ("The Dunhuang manuscripts and<br />
352
Comptes rendus<br />
pharmacology in médiéval China"), tandis qu'elle démontre dans un autre<br />
papier que des passages importants du Tangye jingfa M ; 0ÂWÈ, ouvrage<br />
perdu sur les remèdes cité dans le chapitre bibliographique du Hanshu, se<br />
retrouve dans le manuscrit de Dunhuang Fuxingjue zangfli yongyao fayao<br />
fSfrt£)lil!$fffllifI?è|ç- Ce dernier, dont l'original a été détruit pendant la<br />
Révolution culturelle et dont seules des copies ont survécu, présente le<br />
grand intérêt de contenir des textes où l'action des drogues est explicitement<br />
comprise en se fondant sur la théorie des Cinq agents (wuxing Efx) ;<br />
c'est la preuve qu'il existait déjà sous les Han une école expliquant les<br />
modes d'action des médicaments en fonction de la vision cosmologique<br />
corrélative qui s'était élaborée et imposée naguère, alors que les historiens<br />
de la médecine chinoise avaient tendance à penser qu'une telle démarche<br />
systématique était beaucoup plus tardive (période des Jin-Yuan).<br />
Les deux derniers articles s'intéressent au domaine trop négligé des<br />
formulaires (fangshu Jjlf) et des recettes pharmaceutiques. Celui de Chen<br />
Hsiu-fen, l'un des plus prometteurs du recueil ("Wind malady as madness<br />
in Médiéval China"), fait d'abord le point sur la catégorie nosologique des<br />
atteintes par le vent en liaison avec les désordres psychiques et la folie,<br />
pour montrer ensuite que le Zhibing yaoming wenshu ^hlÊ^ii&SCiÈt<br />
(S. 1467) contient, dans le domaine des traitements médicamenteux de ces<br />
affections, des éléments qui ne se trouvent pas dans les ouvrages médicaux<br />
les plus connus de la Chine médiévale (comme le Waitai miyao ^flf/fs&S?)-<br />
Enfin, Anthony Butler et John Moffett s'essaient ("A treatment for cardiovascular<br />
dysfunction in a Dunhuang médical manuscript") à l'évaluation<br />
rétrospective d'une prescription à base de salpêtre.<br />
Ce n'est pas vouloir nier l'importance des manuscrits médicaux de<br />
Dunhuang que d'affirmer qu'au moins jusqu'à ce jour leur exploitation n'a<br />
pas apporté un changement de perspective historique aussi radical que<br />
celui qu'a pu susciter l'étude des documents des Han mis à jour depuis une<br />
trentaine d'années. On peut espérer malgré tout un approfondissement de<br />
chemins déjà balisés : c'est ce que l'on trouvera ici. Il me semble malgré<br />
tout que, si quelques auteurs tentent de replacer les documents dans un<br />
contexte plus large, il manque un article sur les autres manuscrits de Dun-<br />
353
Comptes rendus<br />
huang, et sur les particularités historiques, politiques (en tant que frontière)<br />
et culturelles de cette région.<br />
Il n'est guère utile de préciser qu'un volume contenant les contributions<br />
d'une quinzaine d'auteurs ne saurait avoir la même cohérence, dans<br />
ses problématiques et dans le niveau d'intérêt, qu'un ouvrage écrit d'une<br />
seule main. Mais, bien présenté et édité, avec peu de coquilles, celui-ci<br />
s'imposera désormais comme indispensable : aux « Dunhuangologues »<br />
historiens de la médecine de lui apporter de futurs compléments !<br />
Frédéric Obringer<br />
CNRS/CECMC<br />
Tze-ki Hon, The Yijing and Chinese Politics: Classical Commentary and<br />
Literati Activism in the Northern Song Period, 960-1127. Albany : State<br />
University of New York Press (SUNY Séries in Chinese Philosophy and<br />
Culture), 2005. xi-217 pages<br />
In this ambitious and well-written study of Northern Song commentaries<br />
on the Yijing, Tze-ki Hon undertakes a séries of comparisons along four<br />
axes. First, he asks how the understanding of the Yijing, represented by the<br />
Wujing zhengyi EfSIEiÉ édition with commentaries by Wang Bi and<br />
Han Kangbo with a subcommentary by Kong Yingda et al. was transformed<br />
over three générations of Northern Song commentaries, taking<br />
works from Hu Yuan, Zhang Zai, and Cheng Yi as his principal texts.<br />
Second, he compares the views of thèse three with each other. Third, he<br />
compares the views of his principal authors with some of their contemporaries:<br />
Hu with Li Gou and Ouyang Xiu, Zhang with Sima Guang and<br />
Shao Yong, and Cheng with Su Shi. Fourth, Hon asks how thèse works<br />
speak to what he identifies as the foremost issues in political culture of<br />
their respective eras: the effort to reestablish civil governance and a leading<br />
rôle for the literati in officialdom prior to 1022 (Hu Yuan), the need<br />
for governmental reform in response to military, fiscal, and personnel<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
crises between 1022 and 1085 (Zhang Zai), and the problem of pervasive<br />
factionalism in officialdom between 1086 and 1128 (Cheng Yi).<br />
Just as the Wujing zhengyi linked political values with a particular<br />
view of cosmic process grounded in the idea of formless and shapeless<br />
originating structures of wu te and the phénoménal realm of you fë, eleventh-century<br />
thinkers linked together their ideas about the processes of<br />
heaven-and-earth and their political views. Yet for the Song thinkers the<br />
message of the cosmos was that humans had a responsibility to participate<br />
in serving the common good through government and their own social<br />
involvement. Hon's discussion of Hu Yuan illustrâtes this. For Hu, the<br />
dualistic processes of heaven-and-earth left the realm of human action<br />
open to choice: what happened in the world depended on human action<br />
rather than heaven's agency. Thus, although the first three Sung rulers<br />
repeatedly asserted their claim to "heaven's mandate," Hu insisted that the<br />
sage was not a dynastie founder (which the claim the heaven's mandate<br />
implied) but one who, thanks to his totalistic understanding, was capable<br />
of "giving assistance the emperor, bringing welfare to the people, and<br />
facilitating the myriad things" (p. 60). The scholar-official, rather than the<br />
hermit who had withdrawn from society, was the true source of wisdom.<br />
He thus had the responsibility to share in ruling the state and correcting<br />
the emperor.<br />
Hon argues that Zhang Zai makes the Yijing into a moral cultivation<br />
text (although as Hon notes Zhang was mainly interested in philosophical<br />
issues in the Xicï), in which the figure of Yan Hui as one who was devoted<br />
to "controlling his mind" (a concept that could use greater élaboration)<br />
and cultivating himself before taking on public responsibilities loomed<br />
large. For Zhang to participate in public life was to do in the human realm<br />
what heaven and earth did in their domain: to continue the ongoing and ail<br />
encompassing process of création, something that literati should take as<br />
their moral duty irrespective of whether they rose to high office. The point<br />
could be strengthened by a discussion of Zhang Zai's ideas about the wellfield<br />
and fengjian Systems, which show in more concrète terms how<br />
Zhang thought his vision could be realized. Hon may be right that Zhang<br />
was responding to the over-production of officiais by the examination<br />
355
Comptes rendus<br />
System, but perhaps for rather différent reasons. In Zhang's sociopolitical<br />
vision the élite would be morally cultivated, to be sure, but it would also<br />
become largely hereditary, something quite at odds with Wang Anshi's<br />
New Policies and its extensive investment in the school and examination<br />
system. Given the choice between blaming the surfeit of officiais on either<br />
the examination System or the continued défense of yin IS privilège, it<br />
sounds to me like Zhang was a defender of hereditary privilège.<br />
Hon's discussion of Cheng Yi's commentary focuses on what it tells<br />
us about Cheng's response to the factional politics of his day. As we might<br />
expect, given Shao Bowen's recollection mat Cheng was the intellectual<br />
leader one of the three factions in the anti-New Policies coalition, he finds<br />
in the commentary a défense of factionalism. But he takes this further to<br />
argue that Cheng saw "no need to distinguish the genuine faction of great<br />
men from the 'false factions' of petty people" (p. 133). Ail officiais were<br />
entitled to form their own factions as their own power bases as corulers of<br />
the empire. This is a strong claim - it would imply that the political course<br />
would be determined by party politics and that there existed no ultimate<br />
standard by which to choose. I can see how this fits with Cheng's vision of<br />
the universe as dynamic, but not how it rhymes with his commitment to<br />
moral cultivation. There is évidence for reaching a différent conclusion. In<br />
contrast to Su Shi, who saw yin and yang as relative, Cheng Yi equated<br />
yang witii the good, thus the hexagram revealed a battle between good and<br />
bad, between yin and yang Unes. The battle apparently would continue,<br />
but this did not mean that humanity was condemned to cycling through the<br />
hexagrams. Rather, I tfûnk we should suppose that Cheng was intent on<br />
showing literati how to learn correctly so that they could gain the yang<br />
position and triumph over evil.<br />
This interesting book raises a methodological issue in the use of<br />
commentaries in the study of intellectual history. A commentary exists<br />
within a cumulative yet changing tradition of commentaries on a given<br />
text and this tradition can be studied on its own terms and for its own sake.<br />
Indeed reading a commentary requires knowledge of the protocols of the<br />
tradition and earlier works. At the same time commentaries are texts<br />
which historical actors created to accomplish something; we can distin-<br />
356
Comptes rendus<br />
guish between what a writer says and what he intends by saying it. In the<br />
eleventh century (but not as much in the eighteenth century) we can look<br />
to a commentary to see what its author has to say about current political<br />
and philosophical issues. This entails the risk of finding what we are looking<br />
for - if we décide that factionalism is the issue (rather than learning to<br />
be a sage or learning to attain moral certainty) then we will read the commentary<br />
with this in mind. One strategy would be to use the commentary<br />
to define the issues of the day - for example, by conducting the kind of<br />
content analysis that would allow us to show what at least this writer<br />
thought the issues were. There is yet another problem. If we treat commentaries<br />
as vehicles for expressing ideas, then why should we limit ourselves<br />
to commentaries on one classic (why is the Yijing more appropriate<br />
than the Chunqiu if we want to see how literati were responding to currents<br />
in political culture?), in fact why should we limit our inquiry to<br />
commentaries at ail? The major intellectual vehicle for most of the literati<br />
treated in this book was not an Yijing commentary. The challenge is to<br />
strike a balance between studying the issues that defined intellectual life<br />
and studying the objects that people used to express themselves. This book<br />
illustrâtes both the promise, and the difficulty, of achieving this.<br />
Peter K. Bol<br />
Harvard University<br />
Cecilia Lee-fang Chien, Sait and State. An Annotated Translation of the<br />
Songshi Sait Monopoly Treatise, Center for Chinese Studies, The University<br />
of Michigan (Michigan Monographs in Chinese Studies 99), Ann<br />
Arbor, 2004. xliii-365 pages.<br />
Comme l'indique son titre, l'ouvrage de C. Chien est une traduction du<br />
traité du monopole du sel du Songshi, précédée d'une préface qui dit<br />
l'intérêt de ce travail - inédit en anglais - et d'une introduction qui éclaire<br />
les arcanes du monopole. Son livre est le fruit d'une thèse dirigée par Peter<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
K. Bol et soutenue voici quelques années. Dans les recettes de l'État, au<br />
long de la période impériale, les revenus du sel se classaient juste derrière<br />
l'impôt foncier et sous la dynastie Song, ils fournissaient plus de 50 % des<br />
rentrées du fisc. Pour aider ses lecteurs peu familiers avec l'histoire chinoise,<br />
l'auteur a ajouté quelques utiles annexes, un tableau des poids et<br />
mesures, une liste des empereurs de la dynastie, plusieurs index et surtout<br />
un remarquable atlas de 15 cartes indiquant pour chaque province les sites<br />
de production du sel, le type de sel produit, les circuits de distribution<br />
(routes du sel), les foyers de consommation, le siège de l'administration du<br />
monopole. Il est dommage que l'ordre des cartes ne suive pas fidèlement<br />
l'ordre des entrées du traité, mais le défaut, mineur, est sans conséquence.<br />
Les sinisants regretteront sans doute aussi l'absence du texte chinois,<br />
palliée imparfaitement par un glossaire de caractères à la fin de l'ouvrage.<br />
Les 496 chapitres du Songshi furent compilés sous la dynastie mongole<br />
des Yuan et imprimés en 1345. Les chapitres 181 à 183 sur le sel<br />
représentent 64 des 413 pages du Traité des denrées et des monnaies (Shihuozhi<br />
^StïÈO, qui puise lui-même largement dans le plus volumineux<br />
Song huiyao jigao (que C. Chien convoque abondamment) mais présente<br />
tout de même une bonne vue d'ensemble de l'économie politique Song '.<br />
D'autres sources contemporaines ont été mobilisées pour fournir un tableau<br />
aussi complet que possible de la géographie, des techniques de production,<br />
des conditions sociales, de l'administration et des revenus du<br />
monopole. Ce n'est pas le moins surprenant pour le lecteur occidental de<br />
voir ce foisonnement de sources parallèles, présentées p. 86-90, grâce<br />
auquel on suit l'évolution d'un budget sommaire, recettes, dépenses, excédent<br />
ou déficit, et invention de la « monnaie volante » (feiqian Jflii).<br />
« Parmi tous les revenus collectés - grain, monnaie, différents monopoles<br />
- le gouvernement considérait le sel comme l'élément décisif qui garantissait<br />
la valeur des autres. Le papier monnaie dépendait de réserves suffisantes<br />
de métaux précieux alimentées par les recettes du monopole du sel »<br />
(p. 39). L'édition est un modèle d'érudition et d'analyse, chaque rubrique<br />
est d'une extrême richesse.<br />
358
Comptes rendus<br />
L'introduction, remarquable, occupe 90 pages. D'emblée, l'auteur<br />
nous dit que « le monopole du sel dans la Chine pré-moderne est un outil<br />
quasi-parfait pour comprendre l'économie politique chinoise dans son<br />
ensemble ». Il était en effet chargé de contrôler la production strictement<br />
réglementée, de superviser le transport et l'action des marchands et de<br />
vendre le produit. Producteurs et marchands travaillaient sous la surveillance<br />
d'une administration dont les représentants étaient, de tous, ceux qui<br />
donnaient le plus de soucis à l'État à cause de leurs multiples infractions.<br />
L'examen des problèmes du monopole comme système de contrôle par le<br />
gouvernement, de gestion des ressources, d'impulsion de l'action des<br />
administrations locales, de mode même de gouvernement, ses bénéficiaires,<br />
son impact, imposent de le replacer dans un contexte politique et économique<br />
élargi qui s'ouvre bien avant les Song. L'auteur rend ici un juste<br />
hommage aux travaux menés depuis un quart de siècle par Guo Zhengzhong<br />
fPIEJÈ, qui ont parfaitement balisé le terrain. Le sel est à l'origine<br />
même de l'histoire de la Chine : le légendaire Empereur jaune, après avoir<br />
triomphé des tribus et imposé son contrôle sur le célèbre lac salé du<br />
Shaanxi, devint le maître des plaines du Fleuve jaune et le sel, l'instrument<br />
du processus d'assimilation des tribus. À l'opposé et de façon paradoxale,<br />
durant la période des Printemps et Automnes, au cours des luttes pour<br />
l'hégémonie entre États rivaux, le gouvernement de Jin refusa de déplacer<br />
sa capitale près d'un marais salant car une telle source de richesse rendrait<br />
le peuple paresseux et appauvrirait le gouvernement. Dès 645 av. J.C., le<br />
Guanzi justifiait idéologiquement l'institution de l'impôt du sel, une taxe<br />
indolore à laquelle personne ne peut échapper et qui rapporte beaucoup.<br />
C'est seulement en 119 av. J.C., à la faveur des guerres au-delà de la<br />
Grande Muraille et pour financer la politique de développement de la<br />
dynastie Han, qu'il fallut instituer un monopole du sel aux dimensions de<br />
l'empire, c'est-à-dire concentrer production, transport et vente entre les<br />
mains des fonctionnaires, monopoliser toute l'économie du sel, en fournissant<br />
l'équipement aux producteurs recrutés parmi les paysans sans terre,<br />
en fixant la taille des bassins d'évaporation et la quantité journalière de sel<br />
à produire. L'administration du sel fut placée sous l'autorité du ministère<br />
de l'agriculture, le produit de l'impôt voué à la défense et, par conséquent,<br />
359
Comptes rendus<br />
lié aux achats de fer pour les armes. Cette relation justifia le débat sur le<br />
sel et le fer devant le tribunal où s'opposèrent les confucianistes qui protestaient<br />
contre les trop lourdes charges imposées au peuple, et les légistes<br />
qui ne voyaient pas d'autre moyen de réduire le déficit des finances publiques.<br />
En somme, les controverses sur l'impôt sont aussi vieilles que<br />
l'impôt lui-même et, en Chine, tout fut plus précoce, comme j'avais tenté<br />
de le montrer dans l'étude comparative qui concluait la table ronde du<br />
CNRS, L'impôt du sel en Europe (XIII e - XVIIf siècles), parue sous le titre<br />
Le roi, le marchand et le sel, Saline royale d'Arc-et-Senans (23-25 septembre<br />
1986), Lille 1987. Dans une bibliographie abondante, surprend<br />
l'absence de mention de la thèse d'Helen Dunstan, The Ho-tung Sait Administration<br />
in Ming Times, soutenue à l'Université de Cambridge en 1980.<br />
Peut-être ce travail a-t-il été jugé hors de propos pour la période étudiée ou<br />
est-il resté dactylographié et confidentiel ; pourtant, dans une perspective<br />
comparatiste il avait son utilité.<br />
Voilà comment fonctionnait le monopole sous les Tang après la réforme<br />
de Liu Yan (759-760) : l'administration de l'empire fut répartie en<br />
deux zones : l'est approvisionné en sel de mer, l'ouest en sel de bassins ou<br />
de puits (sel terrestre). Ces deux zones furent divisées en unités plus petites,<br />
mieux à même d'élaborer les méthodes d'extraction adaptées à chaque<br />
type de sel. L'État laissait la distribution à l'initiative des marchands, mais,<br />
pour gérer la production et la vente du sel aux marchands, il établissait des<br />
agences, les chang i|§, que l'on peut traduire par « saline », l'échelon<br />
inférieur de l'administration où des fonctionnaires vendaient en gros le sel<br />
taxé aux marchands. Dès lors, le transport et la revente retrouvaient leur<br />
liberté... à condition de vendre une quantité fixe de sel et de rendre des<br />
comptes à l'administration. Pour compenser ces contraintes, les marchands<br />
de sel jouissaient d'un statut privilégié - l'exemption de corvée et de la<br />
taxe foncière - et de la protection publique. La réforme multiplia le rendement<br />
de l'impôt par 15 (6 millions de ligatures).<br />
Le fondateur de la dynastie Song, Zhao Kuangyin, et son successeur,<br />
Taizong, appliquèrent un principe simple, appelé qianggan ruozhi ^jj^ii<br />
U, littéralement « fortifier le tronc en coupant les branches », c'est-à-dire<br />
360
Comptes rendus<br />
renforcer le gouvernement central aux dépens des autorités locales. Transposé<br />
dans l'économie du sel, ce principe trouva son application dans les<br />
conflits d'intérêt surgis entre les groupes impliqués dans les prises de<br />
décisions fiscales, depuis l'empereur soucieux de passer pour le bienfaiteur<br />
de son peuple jusqu'à l'administration des districts qui aurait aimé se<br />
réserver les revenus du monopole (p. 14) ; mais le conflit opposait bien<br />
davantage encore les sauniers, marchands et consommateurs à<br />
l'interventionnisme de l'État dont les divers représentants, officiers du sel<br />
ou intendants militaires, cherchaient à maximiser les revenus de l'impôt.<br />
On remarquera combien l'auteur de ce bel ouvrage exprime dans une<br />
langue claire une pensée claire. Et c'est heureux, car qui n'est pas familier<br />
de l'histoire de l'Empire du Milieu peine quelquefois à s'orienter dans la<br />
complexité des rapports inter-États, malgré la qualité des cartes. Les rapports<br />
entretenus entre les Song et les royaumes voisins, Liao, Xixia et Jin,<br />
tous riches de sel et dotés d'une administration du monopole (du sel), sont<br />
traités de manière trop allusive (p. 15-16) : le sujet aurait gagné à être<br />
précédé d'un bref exposé de géographie historique. La césure de 1127<br />
quand l'unique survivant de la maison impériale, Zhao Gou, fonde la<br />
dynastie des Song du Sud, qui gouverne la Chine du Sud, ne contribue pas<br />
à éclairer cette situation confuse.<br />
Après avoir décrit le circuit emprunté par le monopole, achat du sel<br />
aux producteurs et revente en gros aux marchands ou au détail aux<br />
consommateurs, l'auteur passe en revue les régions de production, à la fois<br />
sous l'angle des techniques et de l'administration du monopole. La Chine<br />
des Song exploitait, selon deux méthodes (évaporation solaire ou techniques<br />
ignigènes) qui livraient un sel fin, quatre types de salines : les puits<br />
salés au Sichuan, les bassins du vaste lac salé Xie au Shaanxi, le sel terrestre<br />
extrait des sols alcalins du Hedong, peu abondant et destiné à la<br />
consommation locale, et le sel marin sur le littoral sud-est qui procurait les<br />
revenus les plus abondants, surtout au Huainan et au Liang-Zhe. Au début<br />
de la dynastie, la production annuelle totale s'élevait à 220 millions de jin<br />
(que l'auteur traduit par « catties », 1 jin = 1 1/3 livre avoirdupoids, soit<br />
603 g), dont 2/3 étaient du sel marin, 1/5 du sel du lac salé et 7 % du sel de<br />
puits. En 997, les revenus du sel atteignaient 2,4 millions de ligatures. De<br />
361
Comptes rendus<br />
60 à 70 000 foyers, soit plus de 100 000 travailleurs étaient employés à la<br />
production. Les sauniers ne pouvaient changer de travail, déménager,<br />
dissimuler le sel produit ni le vendre à titre privé, sous peine de châtiments<br />
sévères. Si cette main-d'œuvre ne suffisait pas, le gouvernement employait<br />
des soldats ou des condamnés, des forçats. Les sauniers avaient tendance à<br />
tourner les difficultés (baisse de leur revenu, rémunération insuffisante...)<br />
en produisant du sel clandestin pour le vendre en contrebande. C'était le<br />
plus sérieux obstacle au bon fonctionnement du monopole (p. 47), dont les<br />
fonctionnaires tentaient de réprimer la fraude par des punitions collectives<br />
et renforçaient la réglementation, en fixant les jours de « cuisson » et les<br />
quotas de production. Ce sont là réponses de partout, d'Europe aussi, et de<br />
tous les âges. En réalité, le monopole du sel, incapable de choisir, oscilla<br />
entre deux politiques : un réformateur uniquement soucieux d'améliorer<br />
les revenus de l'État, Lu Bing, n'hésita pas dans les années 1070 à exiler<br />
12 000 personnes soupçonnées de contrebande et à créer un système de<br />
« régiment et palissades » (tuanzha Hfflfî) qui enfermait les sauniers dans<br />
des enceintes de murs et fossés, par douzaine de foyers, avec un four (pour<br />
bouillir l'eau) et des magasins de stockage, les Song du Sud abandonnant<br />
cette politique de coercition et multipliant au contraire les incitations -<br />
prêt de matériel ou de bêtes de trait, prêt d'argent, exemption des autres<br />
corvées.<br />
La coercition allait bien au-delà de la production, elle était au cœur<br />
du transport accompli par des convois de sel. Les fonctionnaires du monopole<br />
obligeaient la population à transporter du sel au titre de la corvée due,<br />
par les fleuves ou par voie de terre. Un convoi de 10 à 30 barques transportait<br />
5 000 sacs (de 300 jiri). Durant le règne de Shenzong, 170 convois<br />
(tuangang BU) étaient organisés de manière régulière (faut-il entendre en<br />
permanence ou chaque année ?). L'administration faisait construire ses<br />
propres bateaux grâce à la corvée ou réquisitionnait ceux des particuliers,<br />
fournissait la nourriture et un salaire aux travailleurs qui, en période de<br />
chômage, retournaient à la mendicité.<br />
L'aspect le plus novateur du fonctionnement du monopole du sel en<br />
Chine, par rapport à ses homologues européens, au reste plus tardifs, ré-<br />
362
Comptes rendus<br />
side dans le système des « bons d'achat », grâce auquel le pouvoir impérial<br />
distribuait le sel aux marchands dès lors chargés de le transporter et de le<br />
vendre. La vente de ces vouchers lui procurait la masse de ses revenus<br />
cash mais garantissait aussi des services vitaux (p. 62). Le système est né<br />
des nécessités de la guerre contre les nomades des steppes du nord, notamment<br />
lors de l'offensive khitan des années 980 qui exigeait<br />
d'approvisionner l'armée des frontières en vivres, armes, chevaux et renforts.<br />
Pour encourager les marchands à tenter l'aventure sur une frontière<br />
menacée, le gouvernement leur offrait des certificats (jiaoyin 5£3 I). Il fit<br />
de même à l'égard de ceux qui transportaient vers la capitale l'or, l'argent<br />
ou la soie. Ces certificats suppléaient la pénurie de numéraire. Leur valeur<br />
tenait compte du coût des marchandises et de la durée du transport qui en<br />
augmentait le prix. Émis par le Bureau des Monopoles (quehuowu $£M<br />
J£)» l es vouchers étaient changés dans la capitale pour du cash ou dans les<br />
provinces pour des marchandises locales, thé, encens, ivoire, puis l'alun et<br />
bientôt le sel du lac Xie. Quand la situation s'aggrava, au cours des années<br />
1040, le sel de mer fut ajouté pour attirer de nouveaux marchands. Le<br />
système souffrit d'abus, notamment quand les marchands gonflaient le<br />
prix des fournitures pour accroître leurs profits : l'État supportait les pertes.<br />
Il fallut perfectionner ce système. Au milieu du XI e siècle, l'État remit des<br />
vouchers aux marchands qui les payaient en or, argent, numéraire ou papier-monnaie<br />
dans la capitale ou dans certaines préfectures. À chaque<br />
voucher était assigné une certaine quantité de sel à prendre sur un site de<br />
production désigné. Il revenait aux marchands d'organiser le transport du<br />
sel, ce qui épargnait aux préfectures l'organisation et le coût des corvées.<br />
Dès lors le système devint la clé de voûte de la finance publique. En clair<br />
il équivalait à obtenir un crédit anticipé des marchands remboursés avec<br />
des livraisons de sel. Le système, qui couvrait 80 % des coûts de la défense<br />
des frontières, encourageait le gouvernement à multiplier les certificats<br />
pour collecter les métaux précieux, ce qui abaissait le cours du sel.<br />
Deux siècles plus tard, quand l'empire en crise affronta les Mongols, un<br />
haut fonctionnaire porta ce jugement : « La vie du peuple est de plus en<br />
plus dure, les troupes toujours plus faibles, le déficit empire et les manda-<br />
363
Comptes rendus<br />
rins sont toujours plus impudents. » Les salines, dévastées, étaient abandonnées,<br />
les sauniers devenaient bandits de grand chemin, des insurrections<br />
éclataient, les Mongols se rendaient maîtres du pays.<br />
C. Chien conclut sur l'incapacité du monopole du sel à augmenter<br />
durablement les revenus de l'État tout en préservant le bien-être de la<br />
population. L'un exclut l'autre ! Mais n'en va-t-il pas de même de tout<br />
impôt auquel il est demandé de financer les dépenses publiques ? La question<br />
posée était celle-ci : pour repousser la pression des nomades aux<br />
frontières, il fallait augmenter les dépenses militaires et les effectifs de<br />
l'armée et appeler le monopole à financer ces dépenses. Mais les nomades<br />
ont triomphé successivement des Song du Nord puis des Song du Sud et<br />
réunifié la Chine sous leur joug. Pendant ce temps, les hauts prix du sel<br />
favorisaient les plus riches, encourageaient la corruption des fonctionnaires<br />
et la contrebande, voire la rébellion, tandis que la politique du sel se<br />
heurtait aux traditionnels conflits d'intérêts à l'intérieur même de la bureaucratie.<br />
L'auteur pose une question d'actualité : « qui travaille le mieux,<br />
une économie administrée ou l'entreprise pilotée par le marché ? » Visiblement,<br />
personne n'a la réponse, mais il faut savoir gré à Cecilia Chien<br />
d'avoir mis à la disposition du lecteur ignorant la langue chinoise une<br />
source si précoce et une présentation critique d'une telle richesse.<br />
1 Christian Lamouroux a récemment livré une présentation et une traduction<br />
magistrales du chapitre consacré aux comptes publics. Voir Fiscalité, comptes<br />
publics et politiques financières dans la Chine des Song. Le chapitre 179 du<br />
Songshi, Paris, Collège de France, Bibliothèque de l'Institut des Hautes Études<br />
Chinoises XXXIII, 2003.<br />
Jean-Claude Hocquet<br />
Directeur de recherche émérite, CNRS<br />
Université Lille-3<br />
364
Comptes rendus<br />
Stephen Eskildsen, The Teachings and Practices of the Early Quanzhen<br />
Taoist Masters, New York : State University of New York Press, 2004.<br />
274 pages<br />
L'ordre Quanzhen %Jt est, avec le Zhengyi iE - , l'un des deux principaux<br />
courants officiels du taoïsme au moins depuis les Ming. Longtemps<br />
négligé en Occident, il a commencé à être mieux connu grâce à une thèse<br />
de Yao Tao-chung datant de 1980. Plus récemment, trois spécialistes<br />
français (Vincent Goossaert, Pierre Marsone et Adeline Herrou) ont apporté<br />
une contribution notoire à la connaissance de cette école, le premier par<br />
une approche essentiellement historique et sociologique, le deuxième par<br />
une étude détaillée des hagiographies relatives aux fondateurs de ce mouvement<br />
et la troisième par l'étude ethnologique d'un temple Quanzhen<br />
contemporain dans le Henan. Stephen Eskildsen, l'auteur du présent ouvrage,<br />
professeur associé à l'université de Tennessee, étudie depuis 1986<br />
le Quanzhen sous un angle quelque peu différent, celui des pratiques religieuses<br />
de ce courant. Son ouvrage, The Teachings and Practices of the<br />
Early Quanzhen Taoist Masters, porte sur les croyances et les pratiques de<br />
l'école taoïste du Quanzhen pendant la période de sa formation entre le<br />
XII e et le XIII e siècles. Il se présente comme une œuvre de synthèse ; les<br />
chapitres 3, 4, 6, 8, et 9 sont des versions révisées de chapitres de sa thèse<br />
de 1989 intitulée « Croyances et pratiques dans le taoïsme Quanzhen de la<br />
première période » ; le chapitre 5 est une version remaniée de son article<br />
"Seeking 'Signs of Proof : Visions and Other Trance Phenomena in Early<br />
Quanzhen Taoism" paru en 2001 dans le n° 29 du Journal of Chinese<br />
Religions et les autres chapitres sont le fruit de recherches menées à Hong<br />
Kong entre 1997 et 1998.<br />
Le chapitre d'introduction présente l'histoire du mouvement à ses<br />
débuts. L'auteur jette quelque lumière sur la provenance sociale des sept<br />
maîtres fondateurs et leur rattachement antérieur ou non à une école<br />
taoïste ; il met en valeur certaines de leurs capacités, comme leur pouvoir<br />
de guérison ou leur compassion qui ont pu attirer les fidèles, thèmes qui<br />
sont développés parmi d'autres dans le cours de l'ouvrage. Il rappelle<br />
l'essor rapide de ce mouvement sous les Mongols, le coup qui lui fut porté<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
en 1255 sous l'influence des bouddhistes, et son nouvel essor à peine une<br />
décennie plus tard. Il fait le point sur des caractéristiques associées à cette<br />
école qualifiée de « nouvelle religion taoïste », comme l'importance des<br />
éléments bouddhiques, la mention des trois doctrines, l'intérêt pour certaines<br />
valeurs confucéennes, autant d'éléments qui, selon lui, sont déjà présents<br />
dans les anciennes écoles du taoïsme et ne suffisent pas à caractériser<br />
ce mouvement. Pour lui, sa nouveauté réside essentiellement dans<br />
l'importance du neidan f^f^ (alchimie interne) en remplacement des<br />
anciennes méthodes taoïstes de méditation et dans la fonction thérapeutique<br />
des maîtres.<br />
Stephen Eskildsen a choisi neuf thèmes principaux pour brosser en<br />
neuf chapitres un tableau synthétique de la vie des adeptes du Quanzhen et<br />
de leurs pratiques. Certains chapitres se caractérisent par leur originalité et<br />
leur nouveauté comme ceux sur les visions et les phénomènes de transe,<br />
sur les pouvoirs miraculeux des maîtres et sur leur charisme ; d'autres,<br />
plus classiques, comme l'importance de la culture de l'esprit, l'ascétisme<br />
(déjà bien traité par Vincent Goossaert notamment dans un article de 1999<br />
auquel l'auteur du présent ouvrage ne fait pas référence), les pratiques de<br />
longévité, reprennent des éléments déjà bien connus, mais en apportant ici<br />
un grand nombre de traductions d'extraits des textes eux-mêmes.<br />
Le chapitre II offre une vision d'ensemble de la pratique personnelle<br />
qui s'insère dans le contexte Song d'une intégration encore plus forte que<br />
sous les Tang des trois enseignements (bouddhisme, taoïsme, confucianisme).<br />
La connaissance du cœur/esprit s'acquiert selon des méthodes<br />
analogues à celles du bouddhisme Chan, dans une quête incessante vers la<br />
clarté et la pureté de l'esprit. Ce sont là des éléments bien connus par les<br />
travaux antérieurs, qui méritaient un approfondissement. Une mise en<br />
parallèle avec d'autres sources, bouddhiques et taoïstes, aurait permis de<br />
mieux analyser en quoi la pratique de la culture de l'esprit dans le Quanzhen<br />
se situait dans la continuité des anciennes pratiques taoïstes ou<br />
bouddhiques et en quoi elle innovait. On aurait pu s'attendre notamment à<br />
une comparaison avec les écrits et les activités de maîtres Chan contemporains<br />
de ces maîtres Quanzhen. Or, si Stephen Eskildsen souligne de temps<br />
à autre la parenté entre les descriptions Quanzhen et le discours de maîtres<br />
366
Comptes rendus<br />
Chan (il mentionne des maîtres antérieurs comme Linji [mort en 866], cité<br />
p. 22, et Dazhu Huihai [ca. 780], p. 24), la comparaison reste imprécise et<br />
superficielle. Bien d'autres passages méritaient une comparaison semblable,<br />
par exemple celui sur la « non-pensée » (p. 30), notion empruntée au<br />
Chan mais traitée de façon particulière par Yin Zhiping. Par ailleurs, certains<br />
emprunts au vocabulaire bouddhique sont mis en évidence, d'autres<br />
non. Enfin, la mention dans le titre du chapitre de « clarté et pureté »<br />
(qingjing fmW)> invitait à un discours sur le Qingjing jing |5 (Écrit de la<br />
clarté et de la pureté), texte taoïste majeur, commenté notamment par Liu<br />
Tongwei, disciple de Wang Zhe zEB (Chongyang W$k, 1113-1170),<br />
maître fondateur du Quanzhen et qui fera plus tard partie de sa liturgie.<br />
Le chapitre IV sur la culture de la santé et de la longévité, tout en<br />
s'appuyant toujours sur les poésies ou entretiens des maîtres fondateurs,<br />
ajoute à ces sources deux écrits, le Chongyang zhenren jinguan yusuo jue<br />
WLWbMAsÈM^S-Mlk attribué à Wang Zhe et le Dadan zhizhi ^fîHlfg<br />
attribué à Qiu Chuji Jj|5|H||| (1143-1227), dont l'authenticité a été mise en<br />
doute par la majorité des spécialistes, ce dont Stephen Eskildsen est bien<br />
conscient ; mais il argue que leur contenu comparé aux autres sources<br />
permet de conclure à leur authenticité ou du moins à leur valeur comme<br />
témoignage des pratiques des premiers maîtres Quanzhen. Il présente donc<br />
dans ce chapitre les principales techniques de cette école, depuis les jeûnes,<br />
la gymnastique, la sexualité largement condamnée par les adeptes de cette<br />
première génération, jusqu'aux techniques alchimiques qui ne visent pas<br />
l'immortalité physique (le problème est évoquée très rapidement au début<br />
du chapitre, p. 57-58) et aux méthodes de guérison. Ce dernier thème est<br />
l'un des points forts du chapitre, qui montre de façon convaincante combien<br />
les talents de guérisseur des maîtres tels que Wang Zhe et Ma Yu ,1§<br />
|3s (Danyang ^pl) ont contribué à la notoriété de ce courant et combien<br />
les causes des maladies (confusion de l'esprit, émotions, émissions du<br />
corps, pollutions nocturnes, mauvais esprits) ainsi que les méthodes de<br />
guérison (conduite morale et disciplinée, confession, eau talismanique,<br />
pureté et calme de l'esprit, pratiques alchimiques) sont fréquemment exposées<br />
dans les textes Quanzhen.<br />
367
Comptes rendus<br />
Le chapitre VI met bien en relief certains traits des hagiographies<br />
des premiers maîtres Quanzhen, véritables thaumaturges qui, s'ils ne recherchaient<br />
pas les miracles, paraissent s'en être servi pour convertir. Les<br />
descriptions sont riches en emprunts au bouddhisme ou en leurs adaptations<br />
taoïstes, ce dont l'auteur ne semble pas conscient. Il y avait, là aussi,<br />
matière à approfondir les relations du Quanzhen avec le bouddhisme et à<br />
répondre de manière plus précise au problème posé en introduction, à<br />
savoir la nouveauté ou non des éléments bouddhiques dans cette école.<br />
Ainsi, l'emploi de termes comme fashen fêMr « corps de Loi », shentong<br />
}$jj|, siddhi ou superpouvoirs, la description rapportée p. 118 d'individus<br />
jadis capables de voler qui s'alourdirent dès qu'ils goûtèrent la nourriture<br />
terrestre (qui évoque celle donnée dans les premiers textes bouddhiques<br />
sur le dhyâna), l'idée de Dao latent en chaque être (qui rappelle la théorie<br />
bouddhique du tathâgatagarbha ou « réceptacle d'éveil ») sont autant<br />
d'éléments parmi d'autres qui méritaient d'être soulignés.<br />
Le thème de la mort et de la façon de bien mourir selon les Sept<br />
Parfaits fait l'objet du chapitre VII. Stephen Eskildsen y brosse un tableau<br />
des conceptions de la mort et de l'immortalité dans le Quanzhen du XII e -<br />
XIII e siècle. Il y souligne la similitude entre la conservation du cadavre ou<br />
les pratiques de jeûne avant la mort et les pratiques d'automomification<br />
bien connues dans le bouddhisme Chan et Tiantai ; il mentionne d'ailleurs<br />
que les hagiographies rapportent le cas de deux taoïstes des Song pratiquant<br />
l'alchimie interne et qui ont laissé un corps momifié. Là encore, à<br />
propos de la mort, on pouvait relever bien d'autres analogies avec le<br />
bouddhisme, principalement dans les écoles Chan et Huayan des Song : le<br />
fait de mourir sans maladie, de laisser un poème d'avant la mort (on pense<br />
au très bel ouvrage de Paul Demiéville sur les poèmes d'avant la mort des<br />
maîtres Chan), de choisir le moment de sa mort et de partir assis en lotus<br />
(ce que les maîtres Chan appelaient zuohua #Ht, « se métamorphoser<br />
dans l'assise »). Comme Eskildsen le mentionne dans le chapitre VIII sur<br />
la compassion des premiers maîtres, ceux-ci ne manquaient pas d'inviter<br />
leurs fidèles à réfléchir sur la mort et à employer l'image du squelette ;<br />
368
Comptes rendus<br />
mais il ignore les articles de Wilt Idema sur la contemplation du squelette,<br />
pratique de contemplation spécifique et fondamentale dans le Quanzhen.<br />
Enfin, l'auteur ne pouvait pas faire l'impasse sur le problème des<br />
rituels dans le Quanzhen. On sait en effet que les maîtres de ce mouvement<br />
n'ont pas écrit ni créé de rituels particuliers, bien qu'ils en aient exécuté.<br />
Ce chapitre a le mérite de réunir des matériaux sur les différentes mentions<br />
de rituels dans les œuvres des premiers maîtres et de voir de manière plus<br />
précise le rôle que ces activités ont joué dans ce courant. Il ressort par<br />
exemple de ces sources que Wang Zhe considérait bien le rituel comme<br />
partie intégrante de la vie et de l'activité d'un maître taoïste et que Qiu<br />
Chuji en a fréquemment effectué.<br />
En conclusion, on ne peut que saluer cette synthèse sur les pratiques<br />
du Quanzhen et l'importance des documents et des informations fournies<br />
qui jettent un éclairage nouveau sur ce mouvement fondamental du<br />
taoïsme depuis les Song. De nouvelles pistes y sont ouvertes, des éléments<br />
de réflexion intéressants sont exprimés, et l'on regrette d'autant plus le<br />
caractère sommaire des analyses et des discussions, ainsi que l'omission<br />
de références importantes sur des sujets traités.<br />
Catherine Despeux<br />
INALCO<br />
Catherine Despeux, Livia Kohn, Women in Daoism, Cambridge (Mass.) :<br />
Three Pines Press, 2003. viii-296 pages<br />
Catherine Despeux (INALCO) et Livia Kohn (Boston University) ont<br />
toutes deux, depuis plus de vingt ans, mené des recherches sur les pratiques<br />
spirituelles taoïstes en général et parmi les femmes en particulier, tant<br />
dans les textes qu'auprès des adeptes contemporains. Ces travaux ont<br />
donné lieu à diverses publications, dont la plus connue reste Immortelles<br />
de la Chine ancienne (Puiseaux : Pardès, 1990) de la première nommée.<br />
Elles ont décidé de mettre en commun leurs acquis pour produire un ma-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
nuel (textbook) faisant le point sur les connaissances concernant taoïsme et<br />
femmes. D'après son style et son contenu, l'ouvrage paraît destiné à<br />
l'usage tant des étudiants (notamment en civilisation chinoise, en sciences<br />
religieuses et en études de genre) que du grand public et des adeptes occidentaux<br />
du taoïsme. Outre en effet leur autorité scientifique et leur attention<br />
aux questions de genre, les deux auteures, et la seconde en particulier,<br />
se signalent par leurs efforts pour jeter des ponts entre le monde académique<br />
et celui des pratiquants.<br />
Il s'agit donc d'un essai de synthèse, visant moins à produire des<br />
connaissances nouvelles - même si l'on y trouve des analyses originales -<br />
qu'à rendre accessible les connaissances existantes. Un tel effort est utile<br />
et louable dans la mesure où les ouvrages de ce type font défaut dans le<br />
domaine des religions chinoises (quoique le manque soit plus criant encore<br />
en langue française qu'en anglais), et où les rayons des librairies généralistes<br />
sont, sur ce point, rempli par des ouvrages qui n'ont le plus souvent<br />
rien à voir avec le monde universitaire. Les étudiants et le grand public<br />
intéressé découvriront donc, grâce à Women in Daoism, qu'il est possible<br />
de montrer, sur la base d'une lecture sérieuse et critique des textes (ce qui<br />
n'empêche pas un lyrisme quasi apologétique), que le taoïsme occupe une<br />
place à part dans le panorama des grandes religions de l'humanité en ce<br />
qui concerne les rapports de genre, et qu'il a formulé des théories et des<br />
règles ménageant aux femmes et à la féminité un rôle plus riche que la<br />
plupart des autres religions.<br />
L'intention est donc excellente et fort utile, et le pari réussi (si la distribution<br />
du livre lui permet d'atteindre son vaste public potentiel). Il serait<br />
donc malvenu de critiquer le livre du point de vue de l'érudition, car tel<br />
n'est pas son propos, et on n'y trouve ni appareil critique détaillé ni analyse<br />
de la complexité des sources. On peut certes regretter que la question<br />
des femmes n'ait pas été davantage replacée dans le cadre général d'une<br />
histoire sociale, intellectuelle et institutionnelle du taoïsme, connue maintenant<br />
avec plus de richesse et de nuances que ne le suggèrent certains<br />
passages du livre. Ce dernier n'est d'ailleurs pas organisé chronologiquement<br />
(il est divisé en trois parties : déesses - femmes exemplaires - alchi-<br />
370
Comptes rendus<br />
mie féminine). Mais il est vrai aussi qu'il n'existe sous forme de livre en<br />
langue occidentale, aucune histoire du taoïsme des origines à nos jours.<br />
De fait, les généralisations, simplificatrices par définition, étaient<br />
nécessaires. Les richesses et les faiblesses du livre reflètent surtout l'état<br />
actuel du champ des connaissances en général. D'abord, les points de vue<br />
spirituels et théologiques sont privilégiés par rapport aux approches des<br />
sciences sociales, dans le livre comme dans l'historiographie en général :<br />
de longs développements sur les déesses féminines (première partie) nous<br />
apprennent plus sur la théologie taoïste que sur les femmes (car les déesses<br />
ne sont pas toujours, voire pas souvent, dans un rapport privilégié avec les<br />
fidèles féminines). Comme dans les études sur bouddhisme et femmes,<br />
domaine d'étude plus vaste mais assez semblable, il est plus souvent question<br />
de « féminité » théorique voire de théologie féministe que de femmes<br />
bien réelles observées par les méthodes des sciences sociales (voire sur ce<br />
point les analyses de Bernard Faure, The Power of Déniai. Buddhism,<br />
Puriîy, and Gender, Princeton : Princeton University Press, 2003). De fait,<br />
les sources convoquées par les deux auteures sont presque uniquement<br />
normatives (règles, hagiographie, doctrine, manuels de pratique spirituelle)<br />
et consacrées à des rôles modèles, laissant peu entrevoir ce que le taoïsme<br />
a pu changer dans la vie des chinoises ordinaires. Il serait particulièrement<br />
passionnant d'enquêter sur l'utilisation concrète par des femmes des textes<br />
taoïstes présentés ici, de la même façon que Brigitte Baptandier ou Adeline<br />
Herrou, dans deux contextes très différents, ont observé sur le terrain<br />
l'utilisation concrète des discours taoïstes de la féminité (le culte de la<br />
maîtresse des mystères de la conception et de la maternité dans un cas, la<br />
sublimation des catégories de genre dans le monachisme dans l'autre).<br />
Par ailleurs, la thèse fondamentale qui semble parcourir l'ouvrage<br />
est que le taoïsme offrait aux femmes des rôles et des possibilités bien plus<br />
nombreuses que dans la société environnante, mais que cette ouverture a<br />
été marginalisée, à quelques exceptions près (les nonnes taoïstes, la pratique<br />
individuelles des adeptes de l'alchimie féminine) par une société<br />
confucéenne patriarcale. C'est ainsi que les auteures expliquent le fait que,<br />
tandis que les textes les plus anciens du Tianshi dao ^clfiBli prescrivent<br />
l'égalité du couple dans la prêtrise, on n'observe plus, à l'époque moderne,<br />
371
Comptes rendus<br />
que des prêtres masculins. Tel est en effet le point de vue majoritaire au<br />
sein de l'historiographie : tout est de la faute de la confucianisation de la<br />
Chine. Il pourrait être utile de remettre en question ce mythe de la « Chine<br />
confucéenne » et du taoïsme comme modèle alternatif restant pour<br />
l'essentiel à l'état d'idéal, et de se demander comment les taoïstes, leurs<br />
cultes, leurs rituels, leurs idées et leurs pratiques ont, en réalité, contribué<br />
de manière importante à structurer la société chinoise pré-moderne et<br />
moderne et quel fut l'effet, positif ou négatif, de cette structuration sur les<br />
femmes. Quand on met de côté l'image d'Épinal de la Chine confucéenne,<br />
et que l'on regarde de près les divers modes de vie ouverts aux femmes par<br />
la religion (voir par exemple les travaux de Marjorie Topley), on réalise<br />
que, d'une part, le taoïsme n'est pas la seule (si tant est qu'on puisse vraiment<br />
isoler le taoïsme en l'occurrence), ni même la plus importante des<br />
voies d'accès religieuses à davantage d'autonomie pour les femmes, et<br />
d'autre part que ces modes de vie touchent une grande partie de la population.<br />
Vincent Goossaert<br />
Groupe Sociétés, Religions, Laïcités<br />
(EPHE-CNRS)<br />
Paul Jakov Smith et Richard von Glahn (éd.), The Song-Yuan-Ming<br />
Transition in Chinese History, Cambridge (Mass.) and London : Harvard<br />
University Press (Harvard East Asian Monographs 221), 2003. x-528<br />
pages.<br />
What died and what was born in China between about 1100 and 1400, and<br />
what continued or developed, and what was radically transformed? The<br />
Song-Yuan-Ming Transition is a collective attempt, based on a conférence<br />
held in 1997, to reconsider earlier answers to thèse questions. It is difficult<br />
to find the right words for a fair summary of die overall impact of the book,<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
given the diversity of the approaches taken by the nine authors. My best<br />
effort would run along the following Unes.<br />
Ail of the authors are established scholars, and for the best work of<br />
several of them, such as John Dardess, Richard von Glahn and Li Bozhong,<br />
I hâve a very high regard indeed. But with one major and one partial exception<br />
they are not, by their own standards, quite on top form hère. There<br />
is a lot of new information in every chapter, and there are a number of<br />
incidental insights well worth the trouble of gleaning, but the material<br />
often tends to be presented to too great a degree in compilatory form, and<br />
attempts at systematic analytical rigour are weak or absent. Perhaps my<br />
favourite gleaning is from Stephen West, on the way in which Ming editing<br />
of earlier drama was paralleled by pervasive censorship: "in a harnessing<br />
of both behavior and présentation, régicide, forced abdication, bloody<br />
rétribution, and unleashed sexual désire and prédation were winnowed out,<br />
just as miswritten characters or misunderstood passages were rewritten"<br />
(p. 330). Most of the rest is impeccable scholarship but, sadly, a little<br />
plodding.<br />
The major exception is a short and rigorously argued pièce by Bettine<br />
Birge, "Women and Confucianism from Song to Ming: The Institutionalization<br />
of Patrilinearity". When, long ago, I was studying the background<br />
to the institution of faithful widows in the Ming and Qing, I was<br />
aware that such women in Song times tended to behave in a very différent<br />
way, being much more socially and even publicly active than their counterparts<br />
in late-imperial times, and to be judged in a différent way. I was<br />
never clear why. Birge tells the broader underlying story, which is<br />
summed up in the second part of her title, and shows the crucial rôle of the<br />
Mongol era in transforming the status of married women in China. As the<br />
Michelin guides used to say of the best restaurants: vaut le voyage. The<br />
partial exception is Angela Ki-che Leung's fine pièce on the professionalization<br />
of medicine during the period under considération, though even she<br />
has an intermittent tendency towards compilatory style.<br />
Why, then, the analytical weaknesses? Two main reasons, seemingly.<br />
The first is that the authors do not always set out rigorously the arguments<br />
with which they disagree, either in their original or in their later form, nor<br />
373
Comptes rendus<br />
set out systematically why they are unhappy with them. It has also to be<br />
noted that the book contains no treatment of the base-level social structure<br />
across the period. The Song-Yuan-Ming has been notable for varying<br />
views among scholars (Japanese and Western) about the régional and<br />
temporal patterns of spécial status groups from 'serfs' (or 'bond-servants')<br />
on down through artisan and military households at the end of the period.<br />
If one reads materials on économie matters from thèse periods, one keeps<br />
encountering issues of socio-economic leadership and subordination (a<br />
striking example for the years 1324-1327 can be found on page 78 of my<br />
Another History '). Some view needs to be established about this issue as a<br />
foundation for a gênerai understanding of the society of this period. As it<br />
is, such understanding as there is floats in an idealized haze.<br />
The second is that the conceptual terms that a number of the authors<br />
tend to use such as 'productivity', 'révolution', 'cycle', and indeed 'transition'<br />
are not adequately scrutinized. 'Cycle' seems, mercifully, to be dying<br />
but the ghost lingers. I dealt with the problem of using it rigorously in my<br />
chapter in Heitzman and Schenkluhn, The World in the Year 1000 (University<br />
Press of America, 2004), and will only note hère the basic tests that<br />
strict controls need to be imposed for long-term trends, fluctuations such<br />
as mean annual température, and point-like disruptions, while in each case<br />
a mechanism needs to be identified that reverses itself, for reasons intrinsic<br />
to its nature, at both its extrême points. Interestingly, and in simply in<br />
passing, the title of this pièce was 'Différent Transitions' and it made the<br />
simple but important point that the long-term 'transition' through 1000 for<br />
Jiaxing in the Yangzi delta was not at ail like that for Zunhua in the northeast,<br />
an area outside Chinese society and political control for about fïve<br />
centuries prior to the Ming. The volume under review does not look at the<br />
very différent transitions in geographically marginal areas in which Chinese<br />
and non-Chinese cultures mixed. A quite différent pattern to that in<br />
Zunhua appeared, for example, in the southwestern realm of Dali, which is<br />
mentioned but not examined in détail. Its élite was sophisticated and sinified,<br />
and had good relations with the Song dynasty, also being one of the<br />
latter's main sources of silver. While its history is to some degree elusive,<br />
it appears that while it was damaged to some extent by the Mongol con-<br />
374
Comptes rendus<br />
quest, the most devastating cultural destruction seems to hâve been at the<br />
hands of the Ming. It does not do to treat this as mainly the work of the<br />
Yuan (p. 117), but it is above ail a pity that this sort of multiplicity is<br />
neglected in dealing with the bigger 'transition' from Song to Ming.<br />
Some détails. It goes against the grain for me personally, and I expert<br />
for most readers, to turn a review into a self-centred argument with a<br />
book's views of one's own work, but hère it is ail but unavoidable. My<br />
socio-economic essay of 1973, The Pattern ofthe Chinese Past, is taken as<br />
one of the major référence points by the editors, and while some friendly<br />
things are said about it (which I appreciate) several of its key argument are<br />
bypassed with von Glahn's tantalizing phrase (p. 37) that "ail three components<br />
of Elvin's 'fourteenth-century turning point' hâve been challenged."<br />
But rightly or wrongly? And on what grounds? Among other<br />
readers, I would rather like to know. Moreover, my thirty years of later<br />
work on related topics, much of which has nuanced or even altered parts of<br />
Pattern, such as that on the nature of incrémental technological improvements<br />
in the Ming and Qing, or the 'technological lock-in' slowly created<br />
by the intensification of lowland farming and improved hydraulics, are<br />
passed over in silence. Elvin even long before 2003 was significantly<br />
différent from the Elvin of 1973.<br />
What struck me when researching Pattern thirty or so years ago was<br />
that certain key trends did seem to reach a climax in Southern Song, Jin or<br />
early Mongol times, and then fade from the scène. One of thèse was the<br />
création of original mathematics, another was the development of waterpowered<br />
spinning and twisting machinery as recorded in 1313. Neither of<br />
thèse domains is dealt with in the présent book, but the lead editor, Paul<br />
Jakov Smith, refers to an unpublished article written by Roger Hart for the<br />
original conférence that deals with mathematics. I hâve not seen this article,<br />
but it would seem to contain one clear misconception and one probable<br />
(but arguable) one. The first misconception is that the continuing<br />
compétent use of mathematics somehow voids the point that, at least for a<br />
long time, originality died. It doesn't. The second is Hart's reported use of<br />
the great musicologist Zhu Zaiyu, who flourished in the later sixteenth<br />
century as, at least by implication, an example of a créative mathematician.<br />
375
Comptes rendus<br />
I hâve written on Zhu elsewhere (History of Technology 25 [2004], Institute<br />
of Historical Research, University of London) and would see him in<br />
his work on equal-temperament tuning as primarily a physicist who combined<br />
fairly basic if obsessively précise calculation (mainly the extraction<br />
of the twelfth root of 2 by using two square root and one cubic root opération<br />
in séquence, but also the twenty-fourth root), to more than 20 places<br />
of décimais, with expérimental vérification, and that his greatness lay<br />
essentially in this combination. The other point, the fading of the impulses<br />
towards a mechanical révolution is not even elided, just ignored. Yet the<br />
subtleties hère are fascinating. In my "Mandarine e macchine", published<br />
two years after Pattern (Lionello Lanciotti, éd., Sviluppi scientifici, perspettive<br />
religiose, movimenti rivoluzionari in Cina, Firenze: Olschki,<br />
1975), I showed that multi-spindle /wnd-powered twisting machines did<br />
hâve a limited existence in later-imperial, at least in Qing times. Something<br />
died hère between the later Yuan and the early Ming, but what it was<br />
is still hard to conceptualize satisfactorily.<br />
Li Bozhong's chapter is the main contribution on économies, but it<br />
is largely confined to agriculture. His central conclusion, stated at the end,<br />
is that "in contrast to the Song révolution and the Ming-Qing stagnation<br />
paradigms, changes in farm technology and land exploitation reveal a long<br />
process of graduai improvement and dissémination from the Song to the<br />
Qing." This is clearly a polite way of referring to Pattern. Leaving aside<br />
the important complication of widespread régional variations (which are<br />
stressed in Pattern both for farming practice and socio-economic structure),<br />
I would now want to reformulate the hypothesis in the book by<br />
saying that it was basically in the Song that the style of intensive wetfield<br />
farming was crystallized, as well as the deliberate utilization of and création<br />
of multiple varieties of rice (as Sudô showed long ago). That this style<br />
(in effect, wetfield Gartenbau), with a large number of small improvements,<br />
cumulatively of some real importance, continued into the early<br />
twentieth century, is not an issue between us. As early as 1975 I was arguing<br />
that "technological change in late traditional China was a stabilizing<br />
factor. As population grew and pressure on resources became sharper, it<br />
helped to keep output per person from sinking or sinking too rapidly. A<br />
376
Comptes rendus<br />
lesser or a greater measure of change would probably hâve provoked a<br />
social and political crisis. [...] [This] helps to explain both the immobility<br />
and the resilience of the last few centuries of the empire." (reprinted in<br />
Another History, p. 100). What Li Bozhong has done is to add some interesting<br />
and important détails. The Song style was in large measure a response<br />
to the transition in Jiangnan from labour being the input in shortest<br />
supply to to good-quality land being the scarcest input (as I hâve shown in<br />
The Retreat of the Eléphants). My work with Su Ninghu since the early<br />
1990s on the hydraulic history of Jiangnan also made it very clear to us<br />
that in the Hangzhou Bay area, and nearby, there was a slow but increasingly<br />
successful improvement in techniques from before the Song down to<br />
at least the eighteenth century.<br />
A conceptual problem with ail of Li's discussion is a tunnel-vision<br />
insistence on treating 'productivity' as being defïned by yield per unit of<br />
area. The core of productivity is the ratio of the energy input to the energy<br />
output, and for Chinese lowland rice-farming it is vital to think not just in<br />
terms of seed/yield ratios (for which data are scarce, but which mean more<br />
than yields per hectare let alone the elusive mu) but in terms of the energy<br />
spent in preparing and maintaining fields levelled and walled fields, sustaining<br />
their fertility, which required collecting and applying manure continually,<br />
the effort of transplanting and weeding, plus the building and<br />
regular repairing of hydraulic Systems that are in most cases under nonstop<br />
attack from hydrological pressures. It could even hâve been that the casual<br />
broadcast-sown rice-farming, using ox-power for ploughing, found in<br />
Guangnan-xi in the twelfth century {Pattern, p. 114) was more energyefficient<br />
than the more 'advanced' forms in Jiangnan where Li says<br />
"maximum productivity" was reached in mid-Qing (p. 173). Fine-tuning,<br />
although often impressively ingenious, is at times less a sign of real progress<br />
than a response to a shortage of resources. This discussion needs<br />
rethinking in subtler terms.<br />
Li does not discuss China as a whole, but for the most part only Jiangnan.<br />
He does not, however, bring out the dynamic pattern hidden in<br />
Shiba Yoshinobu's population figures for the préfectures of Jiangnan<br />
during the Song period. If one calculâtes the annual rate of growth, one<br />
377
Comptes rendus<br />
finds a sustained level of around 1 % a year for well over a century from<br />
960 for ail of them. In the course of the early twelfth century this gênerai<br />
impulse dies away and a more varied pattern émerges, with some downs as<br />
well as ups, but nothing like this extraordinary once-off surge. This is an<br />
early example in miniature of the kind of effects on a wider scale that were<br />
postulated in Pattern when it says (in rather loose if evocative terms) that<br />
China Proper had begun more or less to "fill up" by the fourteenth century.<br />
Looking back with hindsight, this dating is far too précise and dogmatic,<br />
but the hypothesis of the weakening of an 'économie frontier effect' still<br />
seems reasonable enough.<br />
The final part of von Glahn's chapter on Tmagining Pre-modern<br />
China' is a spirited but to some extent superficial survey of the place of<br />
China in récent world history. He is rightly dismissive of Braudel, but<br />
there is a puzzle. If he had looked at my study of Braudel and China in<br />
John Marino's Testing the Limits of Braudel's Mediterranean (spécial<br />
issue of Early Modem History and the Social Sciences, Kirskville : Truman<br />
State University Press, 2002), he would hâve seen that Braudel had<br />
access to close colleagues with first-class knowledge of the history of<br />
China's economy, notably Gernet (author of Everyday Life in China on the<br />
Eve of the Mongol Invasion, which is nowhere cited in the volume under<br />
review, as well as more technical work) and Michel Cartier, but that once<br />
he moved to the Collège de France he seems to some degree to hâve isolated<br />
himself intellectually. Why? As von Glahn shows, Braudel had a<br />
shadowy awareness that China mattered in the story he had to tell, but<br />
refused to engage with it. Perhaps an appréhension of what it might reveal?<br />
The définitive édition of his Civilisation matérielle, économie et capitalisme<br />
also came out in 1979, six years after Pattern, and the errors relating<br />
to China with which it is riddled are thus triply inexcusable.<br />
Von Glahn, like Kenneth Pomeranz before him, underestimates the<br />
key importance of modem science in underpinning the originality of modem<br />
Europe, if only because as Simon Kuznets and later Jack Goldstone<br />
hâve stressed it became essential for keeping the industrial révolution<br />
going. When one discusses 'modernity', and compares China with Europe,<br />
any worthwhile définition has one way or another to incorporate this point,<br />
378
Comptes rendus<br />
and he doesn't. This is also why the rather inadequately handled third facet<br />
of the fourteenth-century 'turning-point' définition in Pattern, namely "the<br />
changing conception of natural phenomena", was even so intuitively on<br />
the right track.<br />
Peter Bol's intricate and erudite study of Neo-Confucianism has,<br />
fairly enough, its own objectives in exploring in a single locality the peripeteia<br />
of what was, as he shows, close to being an austère social religion,<br />
but in terms of the guiding thème of the book it would hâve perhaps been<br />
more relevant to hâve asked what the impact of new ideology - one of the<br />
most important aspects of the Song-Yuan-Ming transition - was on the<br />
Chinese intellectuals' conception of the natural world.<br />
Much interesting material is not even touched on in the foregoing :<br />
above ail John Dardess on the government and intellectuals in Yuan times,<br />
but also Jakov Smith on memoirs, Lucille Chia on publishing, and von<br />
Glahn on towns and temples. This implies no Springs and Autumns-style<br />
criticism, merely that I hâve mostly made comments on topics where I<br />
hâve something relevant to say.<br />
Another History. Essays on China from a European Perspective, Sydney :<br />
Wild Peony (The University of Sydney East Asian Séries 10), 1996. The article<br />
originally appeared in D. H. Perkins (éd.), China's Modem Economy in Historical<br />
Perspective, Stanford : Stanford University Press, 1975.<br />
Mark Elvin<br />
Australian National University<br />
The GreatMing Code. Da Ming lu ^:K#, Translated and Introduced by<br />
Jiang Yonglin, Seattle, London : University of Washington Press (Asian<br />
Law Séries 17), 2005. civ-319 pages<br />
Le code des Ming était jusqu'à présent le grand absent des traductions<br />
occidentales \ Cette lacune est à présent comblée. Cet ouvrage de toute<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
première qualité offre une traduction fiable et constitue un bon instrument<br />
de travail et une synthèse très utile, en dépit des réserves ponctuelles signalées<br />
ci-dessous.<br />
La riche introduction, intitulée «The Making of the Great Ming<br />
Code », retrace fort bien la genèse et la composition du code des Ming,<br />
soit une trentaine d'années d'élaboration. Elle est plus approximative en ce<br />
qui concerne l'évolution à long terme d'un code qui fournit l'assise des<br />
institutions impériales pour les cinq siècles suivants. L'auteur fait bien<br />
ressortir la volonté de Zhu Yuanzhang, avant même que sa victoire soit<br />
parfaite, d'assurer un retour au fonctionnement régulier des institutions. Il<br />
est frappant de voir ce chef d'armées et fondateur d'empire mettre la rédaction<br />
du code pénal au rang des priorités et intervenir personnellement<br />
dans la compilation des premières versions datant respectivement de 1367,<br />
1376 et 1389- toutes trois perdues. S'appuyant sur les travaux de son<br />
professeur, Edward Farmer, Jiang Yonglin analyse avec finesse l'influence<br />
que le Grand pronouncement {Da gao ^|p) et les Placards of People's<br />
instruction (jiaomin bangwen Wl.BhW3Q< des lois d'exception destinées à<br />
rester en vigueur pour une période limitée, exercèrent sur le code de 1397 2 .<br />
S'il trouvera sur la composition des différentes commissions de rédaction<br />
et les titres officiels de leurs membres un grand luxe de détails, le lecteur<br />
le plus attentif n'en tirera que peu d'information sur les compétences juridiques<br />
mises en œuvre à cette occasion. Un ou deux rédacteurs sont présentés<br />
comme des spécialistes du droit, sans plus de précision quant à<br />
l'origine ou la nature exacte de leur formation. Les travaux de Langlois sur<br />
les « légistes » qui entouraient Zhu Yuanzhang laissaient attendre davantage<br />
sur ce point.<br />
Somme toute excellente sur le contexte immédiat de la rédaction,<br />
l'introduction évite certains problèmes qui devaient s'avérer des plus<br />
importants à long terme. À commencer par le titre même de l'ouvrage et la<br />
portée de sa traduction : il s'agit bien du Da Minglii de 1397, c'est-à-dire<br />
qu'il ne comporte que les lu £fl, ces lois-canons, ou lois-étalons qui restèrent<br />
en vigueur jusqu'à la fin de l'empire. Les Qing reprirent en effet les lu<br />
des Ming, moyennant quelques changements mineurs 3 . De ce fait, la<br />
380
Comptes rendus<br />
traduction de Jiang Yonglin est appelée à remplacer les autres versions<br />
anglaises du code des Qing, car elle est nettement meilleure 4 . Notons<br />
toutefois que le choix du code de 1397 permet de contourner la principale<br />
difficulté : la traduction des li $\\. Ce terme défie la traduction, tant ses<br />
variations de sens sont importantes : de simples exemples d'application<br />
des lii donnés en complément des commentaires explicatifs qu'ils étaient<br />
au départ, les li sont devenus des règles d'application, puis des articles de<br />
lois ajoutés aux lii. Les li avaient été catégoriquement proscrits par Zhu<br />
Yuanzhang du code de 1397 : il n'était pas question que des exemples<br />
courants de la pratique judiciaire vinssent déparer la belle ordonnance des<br />
lois proclamées pour l'éternité par le Fondateur. Nécessité faisant loi, les li<br />
furent graduellement introduits sous les règnes suivants, d'abord en petit<br />
nombre compilés en fin de volume, puis insérés à la suite de chaque lii<br />
portant sur le même sujet. L'édition Wanli du Da Ming lii est également<br />
appelée Da Ming lii jijie fuli MMffî&l, ce qui indique bien le statut de<br />
chaque composante : les lois (lii), les commentaires compilés (jijie) et les<br />
exemples placés en annexe (li). C'est sous cette forme que le code des<br />
Ming parvint aux Qing, qui systématisèrent l'insertion des li, et leur conférèrent<br />
une autorité légale supérieure aux lii. Ces articles additionnels représentent<br />
donc la législation réellement en vigueur durant sous les deux<br />
dynasties. Or, les li n'ont pas été traduits en anglais 5 , alors que le lecteur<br />
français peut se reporter aux nombreux extraits traduits par Boulais et,<br />
surtout, l'irremplaçable Philastre (voir la note 1). Jiang Yonglin n'avait<br />
pas à combler cette lacune, puisqu'il a choisi de traduire le code de 1397,<br />
mais un problème de cette importance n'aurait-il pas nécessité davantage<br />
qu'une brève évocation dans la dernière page de l'introduction ? Qui pis<br />
est, rappeler l'ordre donné par Zhu Yuanzhang : « The established code<br />
should not be changed », pour conclure une sous-partie intitulée « Holism<br />
of the Ming code » (p. lxxvii-lxxix) en affirmant « The great Ming Code<br />
was stable and effective throughout the entire Ming period », n'est-ce pas<br />
renforcer l'impression fausse, mais très répandue, d'un code fixé une fois<br />
pour toute, «holiste», donc sans rapport avec la vie réelle? C'est une<br />
curieuse ironie que les auteurs anglo-saxons, si épris de cas pratiques et de<br />
381
Comptes rendus<br />
droit évolutif, n'aient à leur disposition que des traductions de la partie la<br />
plus fixe de la législation, et non de celle qui évoluait avec la société. Une<br />
telle lacune n'est sans doute pas pour rien dans l'idée somme toute négative<br />
que beaucoup se font du droit écrit de la Chine impériale.<br />
Autre problème de taille : la place du code des Ming dans l'histoire<br />
juridique chinoise. Jiang Yonglin souligne à raison le caractère national,<br />
ou proto-nationaliste, de l'insurrection qui porta Zhu Yuanzhang au pouvoir.<br />
« Zhu succeded in driving out the Mongols and restoring Han rule »<br />
(p. xl) : est-ce une raison pour minorer ce que le code des Ming doit au<br />
droit des Yuan ? La dynastie mongole s'était singularisée par son refus<br />
initial de promulguer un code pénal, et par les importantes modifications<br />
qu'elle fit subir aux modèles chinois de codification lorsqu'elle se décida<br />
enfin à publier un gros recueil de lois pénales et administratives, le Yuan<br />
dianzhang TCrft^, The Institutes of the Yuan Dynasty selon la traduction<br />
de Jiang Yonglin 6 . En réaction contre les Yuan, le code des Ming fut<br />
officiellement présenté comme un retour au modèle « classique », le Tang<br />
lii shuyi MW$Î\MÈL, retour qui fut loin d'être purement nominal, car il<br />
s'accompagna d'une réflexion approfondie sur les catégories et les définitions<br />
héritées des commentaires (shuyi) qui étaient partie prenante du code<br />
des Tang. Pour autant, la législation des Yuan exerça une profonde influence<br />
sur celle des Ming, ce que Jiang n'admet qu'avec réticence.<br />
L'exemple le plus frappant porte sur l'organisation même du code : au lieu<br />
des douze sections (men f*1j ) correspondant aux grandes catégories<br />
d'infractions qui structuraient le code des Tang, les lii des Ming sont répartis<br />
en six parties correspondant aux grands services administratifs, les<br />
« six ministères » (liubu AR|Î). « This structure might hâve been influenced<br />
by The Institutes of the Yuan Dynasty » semble admettre Jiang (intr.,<br />
p. xlv), mais il rejette ensuite cette hypothèse (p. lxxviii) et attribue<br />
l'innovation à Zhu Yuanzhang. L'influence mongole sur la restructuration<br />
du code en « six parties » est pourtant largement admise par les meilleurs<br />
spécialistes. C'est notamment la thèse de Naitô Kenkichi, dans un article<br />
fondamental sur la genèse de la législation des Ming dont on s'étonne que<br />
Jiang l'ait ignoré, alors qu'il cite d'autres travaux de Naitô qui sont moins<br />
382
Comptes rendus<br />
essentiels pour son sujet 7 . Une autre influence mongole, moins notoire<br />
mais de plus grave conséquence, peut-être, semble s'être exercée sur les<br />
peines. Les Tang, suivant en cela les Sui, avaient aboli les « peines mutilantes<br />
» (rouxing fàM), tout particulièrement la mise à mort par démembrement<br />
(lingchi ^BS). Les dynasties suivantes, même si elles ne se privèrent<br />
pas de pratiquer plus ou moins régulièrement des démembrements et<br />
autres mutilations, n'osèrent pas les réintroduire dans le code. Il revint aux<br />
Yuan de légaliser le lingchi en l'inscrivant parmi les Cinq châtiments<br />
énumérés à l'article Premier du code pénal. Le retour au modèle Tang<br />
aurait dû conduire à une nouvelle prohibition générale des peines mutilantes,<br />
ce qui semble avoir eu lieu dans les premières versions du Da Ming lil.<br />
Mais au cours des grandes pulsions tyranniques qui émaillèrent son règne,<br />
Zhu Yuanzhang rendit passibles du lingchi les infractions aux instructions<br />
et les délits parfois véniels de ses fonctionnaires. Ces peines extrêmes<br />
étaient qualifiées de mesures « extra-légales » fawai fê#\- dues à des<br />
« circonstances exceptionnelles » (cf. p. lxxxii) ; elles auraient donc dû<br />
disparaître avec les législations d'exception, mais elles n'en restèrent pas<br />
moins inscrites dans les lu des Ming, et furent maintenues par les Qing.<br />
Seule concession au modèle Tang, ces peines cruelles n'apparaissent pas<br />
dans la liste officielle des Cinq châtiments, qui n'énonce pour peine capitale<br />
que la strangulation et la décapitation. Il n'en reste pas moins que<br />
jusqu'à la fin des Qing, une bonne trentaine d'articles condamnait à l'une<br />
des peines de mort « extra-légales » : démembrement, exposition de la tête,<br />
dispersion posthume des restes. Ces deux exemples - le plan du code, la<br />
gravité des peines - donnent une idée de l'influence respective du modèle<br />
théorique des Tang et des pratiques héritées de la dynastie mongole.<br />
Si la partie de l'introduction consacrée à l'histoire du système juridique<br />
appelle les quelques critiques formulées ci-dessus, la présentation des<br />
grandes lignes du code est digne d'éloges. La qualité principale, décisive<br />
dans la traduction d'un code, est la sûreté et la cohérence de la terminologie.<br />
Dès l'introduction, des termes clés sont explicités, leur équivalent<br />
anglais justifié ; on peut ensuite les retrouver en contexte, dans le corps de<br />
la traduction, puisqu'ils sont systématiquement transcrits en pinyin. Un<br />
383
Comptes rendus<br />
index fort bien conçu et un glossaire des caractères chinois très complets<br />
contribuent pour leur part à cet instrument de travail de premier ordre. De<br />
telles qualités paraîtront couler de source, mais elles sont en fait assez<br />
rares pour être soulignées. L'auteur n'omet aucune des grandes notions<br />
assez bien défrichées par ses prédécesseurs : distinctions des « public and<br />
private crimes » (gong I si zui fi-/|/\|f ), « pénal system » (échelle des<br />
peines ou Cinq châtiments) et leur rachat (rédemption), etc. Mais il traite<br />
aussi bien des notions complexes et peu connues de manière très éclairante.<br />
Il en est ainsi, par exemple, des « Huit caractères », des conjonctions ou<br />
« mots vides » qui étaient énumérés au début du code, car leur sens avait<br />
une importance particulière dans la compréhension des lii. Jiang traduit<br />
intégralement (voir l'encart p. 16) « The Meanings of Eight Characters as<br />
Used in the General principles », les consigne dans le glossaire des caractères<br />
chinois avec leur traduction, et reprend les deux plus importants, yi<br />
lil et zhun !f!, dans l'index, où ils sont classés d'après leur traduction (on<br />
the basis of pour yi, as comparable to pour zhun), avec renvoi à<br />
l'introduction (p. lix), où l'on trouve l'explication : le premier stipule de<br />
punir conformément à (ou sur la base de) la lettre de la loi, alors que le<br />
second ne s'applique pas exactement à l'infraction, implique une analogie,<br />
justifiant une réduction de peine. J'insiste sur la qualité du glossaire, de<br />
l'index, et l'ingéniosité des systèmes de renvois, car ce sont les outils<br />
indispensables : un code n'étant pas fait pour être lu de bout en bout, mais<br />
consulté ponctuellement, c'est le passage aisé d'un mode de classement à<br />
un autre qui permet de s'orienter vers l'information utile.<br />
Autre exemple, le code chinois commence par une série de tableaux<br />
qui sont parfois négligés par les traducteurs modernes, alors qu'ils concentrent<br />
certaines données essentielles pour la pratique judiciaire. Ainsi, les<br />
tableaux de deuil fixant le degré de parenté servaient à évaluer la gravité<br />
des crimes entre parents - le crime, donc la sanction, était d'autant plus<br />
grave qu'il était commis par un parent « inférieur » sur la personne d'un<br />
« supérieur », et réciproquement. Jiang traduit les quelque six tableaux en<br />
usant d'un système d'abréviations qui permet de restituer la compacité de<br />
l'original chinois - moyennant l'emploi d'abréviations auxquelles il faut<br />
384
Comptes rendus<br />
un moment pour s'acclimater. Précise dans son détail, cette traduction<br />
donne une idée assez fidèle de la mise en page et des grands équilibres de<br />
l'original. C'est une qualité essentielle que ne remettent pas en cause<br />
quelques choix contestables - pourquoi appeler la partie introductive du<br />
code « Laws on punishments and gênerai principles » ? Mingli lii ^fflfâi<br />
signifie « Lois sur les noms et les règles », et désigne une série de définitions,<br />
de notions, de règles qui, pour être très utiles, ne peuvent figurer des<br />
« principes généraux » qu'au prix d'une analogie forcée avec les codes<br />
modernes. On déplore aussi quelques lacunes : les termes signifiant le<br />
droit de racheter les peines ne se limitent pas au shoushu JJ&IH (mentionné<br />
épisodiquement, p. 21, et traduit par rédemption dans le glossaire), mais<br />
comprenaient aussi le nashu fftU, un tarif beaucoup plus onéreux : ce<br />
second terme est lui complètement absent. Mentionnons enfin une confusion<br />
: « Miscellaneous offences » est un équivalent acceptable de Zafan H<br />
Comptes rendus<br />
Laws, and a Sélection ofthe Supplementary Statutes, ofthe Pénal Code of China,<br />
[l re éd. Londres : 1810], rééd. fac-similé, Taipei : Ch'eng-wen, 1966 ; Paul-<br />
Louis-Félix Philastre, Le code annamite, [l re éd. Paris : Leroux, 1909], rééd.<br />
Taipei : Ch'eng-wen, 1967 - qui est la traduction la plus complète du code des<br />
Qing, que la dynastie vietnamienne a repris sans modification notable ; Guy<br />
Boulais, Manuel du code chinois, [1891, rééd. Shanghai : Université L'Aurore<br />
1925, Variétés sinologiques 55], rééd. Taipei : Chengwen, 1966 - sélection<br />
d'articles utiles par un missionnaire à la fin du XIX e siècle ; William C. Jones,<br />
The Great Qing Code, Armonk (New York) : M. E. Sharpe, 1994.<br />
2<br />
Cf. Edward L. Farmer, Zhu Yuanzhang & Early Ming Législation. The Reordering<br />
ifChinese Society following the Era of Mongol Raie, Leiden : E. J. Brill,<br />
1995.<br />
3<br />
Le nombre des lu fut ramené de 460 sous les Ming à 436 sous Yongzheng et<br />
restèrent inchangés jusqu'aux grandes réformes du Xinzheng ®fiS, au début du<br />
XX e siècle<br />
4<br />
La traduction de Staunton est assez bonne, mais ne répond pas aux critères<br />
scientifiques modernes. J'ai critiqué celle de William C. Jones dans « De quelques<br />
tendances récentes de la sinologie juridique américaine », T'oung pao 84,<br />
1998, p. 380-414.<br />
5<br />
Staunton a traduit une sélection de li, qu'il a placée en annexe de son Ta<br />
Ch'ing leu lee.<br />
6<br />
Le titre complet est Da Yuan shengzheng guochao dianzhang ~}zjzMê(SÊM&<br />
J& ift. On trouvera des précisions sur ce code et quelques autres dans<br />
l'introduction de Ratchnevsky, op.cit., t. 1, p. xix sq.<br />
7<br />
Naitô Kenkichi \HW^Sa, « Taiminrei kaisetsu i^M^MWi » in Naitô Kenkichi,<br />
Chûgoku hôseishi kôshô cfUîêf !tè&#St Tokyo : Yuhikaku ^^ëtS-<br />
J'utilise la traduction chinoise de cet article : « Da Ming ling jieshuo », in Rihen<br />
xuezhe yanjiu Zhongguoshi lunzhu xuanyi, 8 (falti zhidu) ^^f-^^Wt^x^<br />
S£.i£W&W, 8 (?£#§!R). Zhonghua shuju, 1992, p. 380-408 ; Naitô établit<br />
très clairement la transmission des « six parties » du Yuan dianzhang au Da<br />
Ming lu via le Da Ming ling ^ (cf. p. 389-390).<br />
386<br />
Jérôme Bourgon<br />
IAO / CNRS
Comptes rendus<br />
Claudine Salmon et Roderick Ptak (éd.), Zheng He. Images & perceptions<br />
/ Bilder & Wahrnehmungen, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag (South<br />
China and Maritime Asia 15), 2005. 176 pages<br />
Ce nouveau volume de la collection sur la Chine maritime, lancée il y a<br />
une dizaine d'années par Denys Lombard et Roderick Ptak, commémore à<br />
sa manière le 600 e anniversaire de la première expédition de Zheng He<br />
dans les « mers occidentales » à travers une série de contributions en français,<br />
en allemand et en anglais consacrées à des retombées de cette entreprise<br />
qui préfigurait, avec près d'un siècle d'avance, les Grandes découvertes<br />
des Espagnols et des Portugais. Ainsi que l'indique clairement le<br />
titre de l'ouvrage, c'est moins les expéditions elles-mêmes que leur mémoire<br />
transfigurée dans les écrits littéraires qui constitue le sujet des études.<br />
L'introduction en allemand des deux coéditeurs est consacrée aux<br />
sources officielles mais surtout aux récits inspirés par ces voyages ; elle<br />
fait une place particulière au long roman de Luo Maodeng HSUr intitulé<br />
Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi ^-M^^MWWM^MM,, publié<br />
en 1597, et qui avait précédemment fait l'objet d'une étude de Roderick<br />
Ptak (Cheng Hos Abenteuer im Drama und Roman der Ming-Zeit. Hsia<br />
Hsi-yang: eine Ubersetzung und Untersuchung. Hsi-yang chi : ein Deutungversuch,<br />
Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1986).<br />
Le lecteur trouvera ensuite sept contributions érudites se rapportant à<br />
Zheng He. Après l'étude très neuve de Jorge M. dos Santos Alves, qui<br />
montre comment les Portugais ont exploité à leur profit des prophéties<br />
circulant dans l'Inde méridionale à propos de la venue d'étrangers blancs,<br />
sucesseurs des voyageurs chinois - ce qui leur aurait permis de se présenter<br />
comme des héritiers du pouvoir impérial chinois et expliquerait en<br />
particulier l'ambassade envoyée en 1514 sous couvert d'une expédition de<br />
tribut de Malacca -, trois des contributeurs insistent sur le caractère musulman<br />
de l'amiral, souvent minoré dans beaucoup de travaux chinois<br />
anciens. C'est ainsi que Françoise Aubin s'intéresse à l'origine de la famille<br />
Ma, des Musulmans au service des Mongols installés au Yunnan et<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
dont la lignée pourrait remonter au Prophète par l'intermédiaire d'un de<br />
ses ancêtres, Sayyid Ajall (1211-1279), anobli sous le règne de Qubilai.<br />
C'est également sur ses relations avec les communautés musulmanes<br />
qu'insiste Ralph Kautz lorsqu'il met en lumière les liens de Zheng He avec<br />
les communautés musulmanes du Fujian, et plus particulièrement avec<br />
Quanzhou. De nombreux participants des expéditions seraient venus de la<br />
côte du Fujian, encore qu'il soit légitime de s'interroger sur l'identité<br />
musulmane des sujets du début de la dynastie des Ming. Roderich Ptak<br />
s'intéresse ensuite aux ressemblances entre le Sanbao taijian Xiyang ji<br />
tongsu yanyi et le Xiyouji, roman presque contemporain. Dans le premier,<br />
Luo Maodeng relaterait la quête du sceau impérial des Yuan, sur le modèle<br />
d'un pèlerinage multiconfessionnel faisant intervenir des pouvoirs magiques<br />
impliquant des représentants des « trois religions ». Ptak remarque<br />
toutefois l'importance prise par l'élément musulman et note que les voyages<br />
culmineraient dans une visite à La Mecque qui leur conférerait leur<br />
véritable signification.<br />
Ce sont ensuite les traductions ou adaptations en malais de ce roman,<br />
demeuré populaire parmi les Chinois de Java, qui retiennent l'attention de<br />
Claudine Salmon. On notera que les versions sino-malaises prenaient bien<br />
soin d'exonérer les compagnons de Zheng He des conséquences des<br />
conflits armés avec les principautés indigènes et en particulier du massacre<br />
de nombreux Javanais longuement évoqué dans le roman de Luo Maodeng.<br />
L'article de Clemens Treter prolonge cette étude par une analyse d'une<br />
version moderne du même roman due à Peng Heling g^fSSê (1910) -<br />
auteur sur lequel nous ne possédons que des informations sommaires -<br />
dans laquelle Zheng He est dépeint sous les traits d'un « aventurier » dans<br />
la plus pure tradition des romans chinois de cape et d'épée (wuxia xiaoshuo)<br />
et où il n'est fait allusion ni à sa condition d'eunuque ni à son appartenance<br />
à l'Islam. L'amiral aurait continué ses pérégrinations en empruntant<br />
le Canal de Suez pour gagner la Méditerranée, d'où il aurait rejoint<br />
Turfan avant de retourner à Xiamen. Il est bien évident que Peng Heling<br />
ne se souciait ni des anachronismes, ni même de la géographie. Il convient<br />
toutefois de noter qu'il écrivait à l'extrême fin de l'Empire et qu'il se<br />
réclamait de Liang Qichao. On peut penser que son roman visait à réhabi-<br />
388
Comptes rendus<br />
liter une expansion chinoise pacifique très différente du colonialisme<br />
européen. Dans la dernière contribution, Sally K. Church s'interroge sur la<br />
possibilité pour les Chinois du début du XV e siècle de construire des bateaux<br />
aussi colossaux que les baochuan jf |0 (« bateaux-trésors »), qui<br />
auraient dépassé 15 000 tonnes et seraient donc de très loin les plus grands<br />
bateaux à voiles jamais construits en bois. Elle met en évidence le fait que<br />
les passages du Yingya shenglan WÊÊÊ5Ê. de Ma Huan Hit un compagnon<br />
de Zheng He, invoqués pour authentifier les mesures reproduites<br />
dans le Mingshi, sont très vraisemblablement des interpolations tardives<br />
empruntées au Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi. Il aurait été bien sûr<br />
impossible de construire des bateaux en bois de 138 mètres sur 56, et les<br />
spécialistes qui se sont intéressés aux aspects techniques de la construction<br />
navale optent pour des dimensions beaucoup plus modestes, même si les<br />
grands navires chinois de cette période étaient plus grands que les nefs<br />
portugaises des XV e et XVI e siècles. L'auteur évoque les polémiques<br />
déclenchées par la reconstruction de baochuan destinés à commémorer les<br />
expéditions du XV e siècle. Elle note par ailleurs que, loin d'être considérés<br />
comme une preuve de la supériorité navale chinoise des Ming, les bateaux<br />
de Zheng He avaient été dénoncés dès les années 1420 comme des embarcations<br />
inutiles relevant des goûts dispendieux de l'empereur Yongle, au<br />
même titre que la reconstruction des palais de Pékin.<br />
En définitive, l'originalité de ce recueil est de faire ressortir<br />
l'influence de la littérature romanesque sur les conceptions des historiens.<br />
Un peu à la manière des récits de Marco Polo, ce sont les versions littéraires<br />
des expéditions de Zheng He, insistant souvent sur le caractère musulman<br />
du personnage, qui auront le plus contribué à diffuser l'image des<br />
voyages d'exploration chinois, en Chine comme dans l'Océan indien.<br />
389<br />
Michel Cartier<br />
EHESS
Comptes rendus<br />
Timothy Brook, The Chinese State in Ming Society, Oxon, New York :<br />
Routldege Curzon, 2005. 248 pages<br />
Avec ce recueil, Timothy Brook revient à ses premières amours : l'histoire<br />
sociale des Ming. Il y a rassemblé six articles qui ont fait date, et qu'il a<br />
retouchés pour la circonstance, et deux articles inédits. Tous ont comme<br />
point commun le rôle de l'État versus le rôle de la société, et la mesure<br />
dans laquelle la seconde a obligé le premier à adapter ses politiques (p. 10).<br />
On ne peut qu'être admiratif devant la grande cohérence, par-delà un<br />
apparent éclectisme, du cheminement intellectuel de 25 ans dont The Chinese<br />
State in Ming Society offre un aperçu représentatif. Ce recueil permettra<br />
de lire ou relire l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire sociale<br />
de la Chine prémoderne.<br />
Une introduction en forme de vignette raconte une dispute autour<br />
d'une terre d'inhumation, en 1499 à Nanchang, qui nécessita l'intervention<br />
de l'empereur Hongzhi. Brook voit se croiser dans cette petite histoire les<br />
principaux thèmes d'un recueil divisé en quatre parties : administration<br />
territoriale (avec en filigrane le thème de la décentralisation administrative),<br />
politique économique (autonomie financière du local), politique<br />
culturelle (liberté de pensée) et politique religieuse (séparation de l'Église,<br />
en l'occurrence bouddhique, et de l'État). Chacune des quatre parties<br />
comporte deux articles qui se font écho, comme dans la plus parfaite<br />
« prose à huit jambes ».<br />
Le premier article, devenu un classique depuis sa parution dans Late<br />
Impérial China en 1985, traite de la structure de l'administration cantonale<br />
(xiang |f|5 et en-dessous). L'auteur braque le microscope sur cette zone à la<br />
frontière inférieure de l'État et à la frontière supérieure de la société locale,<br />
dans laquelle s'inséraient les systèmes du lijia, du baojia, du xiangyue, etc.<br />
On sait la complexité des problèmes de terminologie que pose cette question,<br />
qui avait en son temps beaucoup occupé les sinologues japonais : les<br />
noms mêmes des unités territoriales et le nombre d'échelons diffèrent d'un<br />
district à l'autre, les systèmes se chevauchent à la fois chronologiquement<br />
et spatialement, les termes ont un sens parfois fiscal, parfois uniquement<br />
territorial, parfois démographique, et cela évolue dans le temps, sans parler<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
du maintien en usage de termes désignant des institutions qui en réalité<br />
n'existent plus. L'idée centrale est que d'un côté l'administration locale<br />
est un instrument aux mains de l'État (découper l'empire en infimes parcelles<br />
pour mieux le contrôler) mais que, de l'autre, les communautés<br />
locales fonctionnent largement par elles-mêmes : finalement, à l'échelle du<br />
canton, le rayon d'action, l'efficacité et le degré de perception de l'État<br />
restent assez limités. Le magistrat, représentant de l'État situé au niveau le<br />
plus bas, n'apparaît qu'à l'échelon du district. En-dessous n'opèrent que<br />
des agents au statut hybride (ces agents que Hongwu avait précisément<br />
institués pour court-circuiter les échelons supérieurs).<br />
Moins aride paraît l'histoire de Ye Chunji, objet du deuxième article.<br />
Nommé magistrat à Hui'an en 1570 ou 1571, Ye entreprend de réaliser des<br />
cartes remises à jour de ce district en s'inspirant de réalisations précédentes<br />
de Luo Hongxian, célèbre philosophe néo-confucéen dont la contribution<br />
aux progrès de la cartographie est assez méconnue. Brook montre que<br />
la méthode est scientifique (cartes quadrillées, échelles différentes, cartouches<br />
de légendes, indications extrêmement détaillées) mais que le but est<br />
politique : de meilleurs cartes permettent de mieux administrer. Il rappelle<br />
d'emblée ce que l'on trouve dans tout bon manuel de fonctionnaires : l'une<br />
des premières choses que devait faire un magistrat nommé en poste était<br />
de s'imprégner des cartes du district. Ye Chunji destinait d'ailleurs ses<br />
cartes au Hui'an zhengshu, ouvrage au format atypique, mi-monographie<br />
locale mi-ouvrage de gouvernement. Il y a peut-être une composante que<br />
Brook ne souligne pas assez, c'est l'encyclopédisme pur, si typique de<br />
cette époque, qui pose la question d'une mise en parallèle du dessin d'une<br />
carte et des connaissances qui s'y rapportent. L'aspect anti-gentry que<br />
comportait la réactualisation des cartes locales par l'établissement d'un<br />
nouveau cadastre apparaît, lui, incontestable. À cet égard, il est fait référence<br />
à Hai Rui, et on pourrait tout aussi bien citer Zhang Juzheng.<br />
L'article pose enfin, en négatif, la sempiternelle question de la fidélité<br />
(cartes scientifiques ou cartes « symboliques » ?) et de l'obsolescence des<br />
cartes chinoises.<br />
Le troisième article, inédit, se penche sur la taxation des champs endigués<br />
dans le delta du Yangzi. Cette question très complexe a été étudiée<br />
391
Comptes rendus<br />
dans les années 1970 par Hamashima Atsutoshi, Kawamatsu Mamoru,<br />
Mark Elvin et, plus récemment et indirectement, par Peter Perdue. Partant<br />
là encore d'une anecdote (la découverte vers 1620, par un fonctionnaire<br />
local, d'une de ces bornes de pierre de la fin du XV e siècle sur lesquelles<br />
étaient inscrites la surface des champs endigués), Brook montre toute<br />
l'importance de ces champs dans la région : dès Hongwu, les weizhang ij-<br />
H (polder captains) étaient chargés de l'entretien des digues et de la perception<br />
des taxes sur les surfaces qu'elles délimitaient. Les champs endigués<br />
ont peut-être même servi d'unité territoriale à une époque. En 1472,<br />
la région de Wucheng est carrément réaménagée, non plus en hameaux,<br />
villages, etc., mais en « secteurs » (qu) définis par leur superficie et regroupant<br />
plusieurs champs endigués numérotés, le tout servant au calcul<br />
de l'impôt mais aussi de la corvée (l'entretien des digues). Brook considère<br />
que ce système fut une transition vers celui du « coup de fouet unique<br />
», en ce sens que l'assiette de l'impôt foncier et de la corvée devenait<br />
exclusivement la surface possédée. À peu près partout dans le delta, le<br />
système des « secteurs » et des champs endigués coexista avec l'ancienne<br />
division en villages, mais il s'imposa peu à peu, en tous cas dans les faits,<br />
à la fin du XVI e siècle \ Après s'être interrogé sur la déliquescence du<br />
système de taxation des champs endigués au XVII e siècle (désengagement<br />
de l'État ou désengagement des notables locaux ?), Brook souligne la<br />
situation difficile du magistrat dans la gestion de champs endigués à la fois<br />
terres cultivées, entités fiscales et communautés de peuplement (p. 79),<br />
situation d'autant plus délicate que la tâche du magistrat de la fin des Ming<br />
est devenue beaucoup plus complexe.<br />
Growing Rice in North Zhili (1982) aborde l'une des vieilles chimères<br />
de l'agronomie chinoise depuis l'introduction, au XI e siècle, du riz du<br />
Champâ en Chine du Sud : pratiquer la riziculture au nord de la Huai.<br />
L'article, qui aurait pu être accompagné de quelques cartes, embrasse une<br />
longue période, citant les tentatives de Yu Ji et de Toghto sous les Yuan, et<br />
celles de Lin Zexu sous les Qing 2 . Sous les Ming, les projets-pilotes les<br />
plus connus furent ceux de Xu Zhenming, Wang Yingjiao et Xu Guangqi,<br />
qui, tous, échouèrent 3 . Brook, dans cet article, décrivait l'évolution chif-<br />
392
Comptes rendus<br />
frée de la production rizicole dans la plaine du Hebei sous les Ming et les<br />
Qing : premier démarrage sous Jiajing, apogée sous Yongzheng, en conséquence<br />
directe de projets hydrauliques, mais des volumes de production<br />
jamais très élevés en comparaison des autres céréales. L'intérêt de l'article<br />
est la réflexion sur l'investissement de l'État - incarné dans les monographies<br />
locales par le magistrat - dans ces projets colossaux, leur intérêt<br />
fiscal mais aussi militaire (il s'agissait avant tout d'alimenter les troupes<br />
de la frontière nord), et surtout les raisons pour lesquelles l'introduction de<br />
la riziculture dans le Nord a échoué. Brbok évoque la résistance des notables<br />
locaux dépossédés du profit de leurs terres, contraints de payer davantage<br />
d'impôts en cas de hausse des rendements ou bien craignant d'avoir à<br />
partager les nouveaux profits dégagés, mais aussi la difficulté des transferts<br />
de savoir-faire et de technologies dans un environnement nouveau,<br />
les contraintes naturelles (climatiques, géologiques, hydrographiques) et<br />
un certain conservatisme structurel des élites locales, qui était en définitive,<br />
selon les avocats de la riziculture dans le nord, le principal obstacle à son<br />
développement.<br />
« C'est sous les Ming qu'on attendit d'une école, même au niveau<br />
du district, qu'elle abritât une bibliothèque » écrit T. Brook au début de<br />
l'opus suivant, paru dans le numéro spécial de Late Impérial China consacré<br />
aux livres (1996) et qui a été souvent cité depuis sa parution. Le temps<br />
fort de la construction des zunjingge |Jt|MJiI (ainsi nommés en référence<br />
aux cangjingge WMM bouddhiques) correspond à la période 1439-1539,<br />
avec une reprise en 1570-1620. Quels livres contenaient ces bibliothèques ?<br />
Des ouvrages officiels, c'est-à-dire ceux publiés surtout par Hongwu,<br />
Yongle puis au début du règne de Jiajing, imprimés au Palais, et qui<br />
étaient envoyés semble-t-il gratuitement aux écoles. Celles-ci étoffaient<br />
leur fonds par l'achat sur le marché, qui devint la règle unique au XVI e<br />
siècle. Brook s'attarde sur la question du stockage des ouvrages, notant<br />
que les plus belles bibliothèques s'inspiraient des imposantes bibliothèques<br />
tournantes bouddhiques, regrette l'absence de données sur le coût de<br />
construction des bibliothèques, mais ne mentionne pas la question des vols<br />
(ces vols étant largement mentionnés pour la bibliothèque du Palais, on<br />
393
Comptes rendus<br />
peut supposer qu'il en était commis encore davantage dans les bibliothèques<br />
des écoles). La construction ou la rénovation des bibliothèques, qui<br />
intervenaient approximativement tous les 50 ans, se faisaient sous l'égide<br />
du magistrat, dont c'était l'une des tâches, mais sans l'aide de la gentry<br />
locale, et le rythme des réparations s'est sans doute ralenti avec le développement<br />
des académies. L'article s'achève par la distinction entre la<br />
vénération (zun) des livres, notamment les Classiques, et leur simple utilisation<br />
comme instruments d'enseignement (jiao). Dans un cas, la bibliothèque<br />
est un conservatoire sacré, dans l'autre un simple lieu de stockage<br />
d'objets dont la production ne cesse d'augmenter. Selon Brook, la majorité<br />
des bibliothèques publiques ont été construites pour des raisons d'ordre<br />
politique (la conservation du canon officiel) plutôt que culturelles (la<br />
construction d'un savoir, interprétation qu'il juge anachronique) 4 .<br />
De même, dans l'article suivant, T. Brook considère comme un<br />
contresens moderne l'idée que l'État des Ming et des Qing ait pratiqué une<br />
politique de « censure » (c'est une idée aujourd'hui communément admise,<br />
en partie grâce à ses travaux). Il cite pour preuve le grand flou du Code à<br />
cet égard : c'est seulement dans sa version de 1740 qu'apparaissent des<br />
dispositions réglementant l'impression et la vente des livres. On pourrait<br />
arguer qu'en matière de censure, rester vague permet tout. Mais il semble<br />
que tel n'était pas l'esprit du législateur chinois. Dans les faits, sous les<br />
Ming, la censure est assez molle. Régulièrement, des lettrés signalent à la<br />
Cour des écrits qui leur paraissent saper les fondements du confucianisme.<br />
L'empereur ordonne alors de brûler les planches d'impression, mais les<br />
auteurs ne sont pas poursuivis et, surtout, le développement de l'édition<br />
commerciale aidant, des exemplaires de leurs ouvrages continuent à circuler.<br />
Brook souligne d'ailleurs combien la censure a toujours « trois temps<br />
de retard » et qu'à mesure que se développe le marché du livre, elle est de<br />
plus en plus contournée : par exemple, les écrits de Li Zhi sont republiés<br />
aussitôt après sa mort. Hier comme aujourd'hui, rien ne fait autant de<br />
publicité à un écrit que sa mise à l'index. Examinant la censure du XVIII e<br />
siècle sous l'angle de la production de livres (et non plus du seul point de<br />
vue politique), Brook note une différence de taille avec la censure de la<br />
Réforme en Europe : dans la Chine du XVIII e siècle, les techniques<br />
394
Comptes rendus<br />
d'impression étant déjà très anciennes et parfaitement maîtrisées, l'objet<br />
livre n'a rien de révolutionnaire. La nouveauté est ailleurs : le livre circule<br />
partout et à bon marché, à travers des réseaux de diffusion en pleine expansion<br />
(les indices expurgatorii du XVIII e siècle renseignent d'ailleurs<br />
tout autant sur la diffusion et la localisation des livres que sur l'objet et<br />
l'étendue de la censure). Et de souligner par plusieurs exemples que les<br />
inquiétudes de Qianlong concernaient davantage la diffusion d'ouvrages<br />
imprimés par des particuliers que par des maisons d'édition et que les<br />
raisons de la mise à l'index étaient « symboliques » (utilisation de noms<br />
d'ères interdits, hostilité de l'auteur aux Mandchous, etc.). Certains imprimeurs<br />
modifiaient eux-mêmes les termes impropres et publiaient ces<br />
ouvrages. Enfin, la Chine n'a jamais disposé d'une autorité indépendante,<br />
à l'intérieur même de la sphère professionnelle des éditeurs, pour accorder<br />
ou refuser l'imprimatur : l'empereur devait attendre que des fonctionnaires<br />
zélés lui signalent les ouvrages séditieux, mécanisme devenu inefficace<br />
avec la commercialisation grandissante du livre.<br />
At the Margin of Public Authority (1997) fait la synthèse de la politique<br />
de l'État à l'égard du bouddhisme, une politique fortement marquée<br />
par les dispositions d'encadrement prises par Hongwu à partir de 1380 :<br />
registres cléricaux universels, division en trois écoles, contrôle des biens et<br />
des ressources, concentration des monastères (interdiction de facto de<br />
créer un monastère sans passer par l'Etat), édit de cantonnement des bonzes<br />
de 1394 - les mêmes principes généraux ont été appliqués par l'État<br />
Ming à l'église taoïste, même si celle-ci était moins organisée et moins<br />
importante. Par la suite et jusqu'à la fin du XVI e siècle, les restrictions<br />
concernent surtout le nombre de moines et la propriété foncière, pour des<br />
raisons fiscales. C'est d'ailleurs pour ces mêmes raisons qu'à partir de<br />
1451, et même avant, l'État autorise la vente de certificats d'ordination<br />
(Brook souligne au passage que ces titres sont achetés en majorité par des<br />
laïcs pour échapper à l'impôt, ce qui n'a pas altéré la qualité du clergé). La<br />
volonté de Hongwu d'encadrer le clergé bouddhique est donc pratiquement<br />
resté lettre morte (« the state régulation of Buddhism had become a<br />
fiction ») mais Vidée d'un contrôle de l'église bouddhique reste prégnante<br />
parmi les fonctionnaires. Ainsi, quand, pour des raisons de foi personnelle<br />
395
Comptes rendus<br />
ou pour des motifs politiques, certains empereurs patronnèrent l'église<br />
bouddhique, on sait la fronde que cela provoqua chez certains confucianistes,<br />
pour lesquels le bouddhisme était la cause de tous les maux ; d'où, par<br />
exemple, la vague de répression anti-bouddhique du début du règne de<br />
Jiajing, en réaction aux faveurs distribuées par Chenghua puis Zhengde.<br />
La situation change avec le renouveau du bouddhisme chez les lettrés,<br />
Wanli leur emboîtant le pas et se posant comme protecteur. L'État adopte<br />
alors une attitude plutôt indifférente vis-à-vis de l'église, tandis que certains<br />
lettrés justifient leurs sympathies pour le bouddhisme en défendant<br />
des positions syncrétistes. On en arrive au paradoxe que le bouddhisme<br />
redevient semi-officiel : « The Buddhist monastery was not public [...] nor<br />
was it private » (p. 156). Critiquée par les confucianistes orthodoxes, la<br />
bouddhisation d'une partie des élites de la fin des Ming lui donne une<br />
nouvelle identité et une nouvelle autonomie, ce que Brook a bien montré<br />
dans Praying for Power ; cependant, étant donné la faiblesse intrinsèque<br />
de l'église, les Qing n'éprouveront pas le besoin de légiférer.<br />
Le dernier chapitre, version remaniée d'une communication faite en<br />
1998, s'articule de façon originale. Brook ne craint pas d'y poser d'emblée<br />
la question de la « constitutionnalité » du bouddhisme. Le Code et le Huidian<br />
- la « constitution » des Ming - donnent du bouddhisme une vue qui<br />
est celle de l'État : ce n'est pas la religion officielle, mais la religion du<br />
peuple (du point de vue de l'État, il s'agit d'éviter les troubles sociaux<br />
qu'elle est susceptible de provoquer) et c'est une église à contrôler (pour<br />
éviter l'évasion fiscale). Le texte des lois sous-entend, car il ne la mentionne<br />
pas, que la gentry est du côté de l'État dans sa guerre contre le<br />
bouddhisme 5 . Pour montrer combien cette « constitution » est en décalage<br />
avec la réalité et, au contraire, combien l'institution bouddhique est partie<br />
intégrante de la société, Brook analyse le traitement du bouddhisme dans<br />
les monographies locales du Beizhili. Ce traitement est varié, les hésitations<br />
mêmes des compilateurs (que faire du bouddhisme ? quels monastères<br />
comptabiliser ? doit-on leur réserver un chapitre à part ?) témoignant<br />
de la situation ambivalente de l'institution bouddhique au sein de la société.<br />
Un compilateur confucéen se fera la voix de l'État : il affirmera la<br />
supériorité du confucianisme, par exemple en amputant la monographie<br />
396
Comptes rendus<br />
locale précédente de la section sur les monastères, ce fut le cas de Lu<br />
Longqi en 1686. D'autres, bien qu'hostiles au bouddhisme, adopteront un<br />
compromis. Zhang Xuecheng choisit, lui, de donner aux monastères la<br />
place importante qu'ils occupent dans la société locale. Toute la question<br />
était de savoir si le bouddhisme, omniprésent dans la vie locale - et pas<br />
seulement parmi les couches populaires -, menaçait l'ordre public ou si au<br />
contraire il pouvait, par son discours sur le bien, le faire prévaloir ; bien<br />
qu'ayant sévèrement encadré l'église bouddhique, Hongwu partageait<br />
cette idée-là.<br />
Les questions sous-jacentes aux huit articles sont celles dont on a<br />
débattu au cours des années 1990, surtout à la suite des événements de<br />
Tiananmen. Ces questions ont largement contribué à renouveler la réflexion<br />
sur le rôle de l'État dans la Chine pré-moderne et continuent, mais<br />
de manière un peu moins passionnée, à orienter la réflexion actuelle.<br />
Qu'est-ce que l'État en Chine ? Peut-on dire que la Chine a vu émerger<br />
une société civile, et si oui, quand ? Cette émergence s'est-elle faite selon<br />
des cycles, à des époques où l'État était en crise, ou selon un processus<br />
historique continu et irréversible ? Que serait une société civile « à la<br />
chinoise » ? Dans quelle mesure les intérêts des élites locales (public authority)<br />
coïncident-ils avec ceux de l'État (state control) ? Il est toujours<br />
possible d'émettre à ce propos des généralités touchant soit aux variations<br />
régionales (le Nord, berceau de la bureaucratie centralisée, terre de grandes<br />
exploitations foncières, plus étatisé, et le Sud rizicole tenu plutôt par<br />
les lignages et moins perméable à l'immixtion de l'État), soit à des idiosyncrasies<br />
chinoises (docilité envers l'autorité, association confucianiste<br />
entre la gestion de la famille et la gestion de l'État). Mais les études spécialisées<br />
se sont avérées riches d'enseignements : pour le XIX e siècle, les<br />
travaux de Rankin, de Rowe et de Kuhn, entre bien d'autres, ont ainsi<br />
montré comment, tout en étant toujours associées aux intérêts de l'État, les<br />
élites se sont substituées à lui. Serait alors apparue une public sphère<br />
(gong fè, distinct à la fois de guan la et de min Jjç), dont on a débattu<br />
pour savoir si elle pouvait être rapprochée de celle définie par Habermas.<br />
Avant même que ne commence ce débat, J. Dennerline, dans The Chiating<br />
Loyalists (1981), et J. Handlin, dans Action in Late Ming Thought<br />
397
Comptes rendus<br />
(1983), avaient montré que l'on pouvait faire remonter l'émergence d'une<br />
société civile à la fin des Ming ; la gestion de la crise provoquée par les<br />
Wokou, qui annonce celle de la crise provoquée par les Taiping, constituerait<br />
quant à elle un argument fort à l'appui de la thèse d'une délocalisation<br />
militaire et financière dès le XVI e siècle. Et R. Hymes, dans son étude des<br />
élites de Fuzhou, au Jiangxi (1986), avait conclu à la séparation croissante,<br />
sous les Song du Nord puis du Sud, entre l'État et les élites au niveau local.<br />
Avant même d'opposer state-making et society-making, comme c'est<br />
le propos de Brook, il est nécessaire de revenir sur certains points institutionnels.<br />
Les institutions politiques des Ming ne sont elles-mêmes nullement<br />
aussi « despotiques » qu'on l'a dit parfois. Elles prévoient une multitude<br />
de contre-pouvoirs : aucun individu, ni même aucun corps d'Etat, ne<br />
peut monopoliser l'autorité, que ce soit au centre ou à l'échelon local 6 .<br />
Les décisions importantes, la nomination des hauts fonctionnaires par<br />
exemple, ne sont pas du ressort du seul empereur, mais sont discutées et<br />
même proposées par ces mêmes hauts fonctionnaires lors de divers types<br />
de « délibérations collégiales » (huiyi "filïi). Ce sont bien les fonctionnaires<br />
locaux qui, par leurs propositions, impulsent dans une large mesure la<br />
politique de l'empire, le sommet ne faisant que ratifier, amender ou mettre<br />
son veto. Cet équilibre des pouvoirs n'est certes pas inscrit dans la « constitution<br />
» comme principe supérieur mais c'est lui qui prévaut dans la<br />
pratique, tout au long de la dynastie.<br />
Au premier abord, il ne semble pas risqué de dire que plus on descend<br />
au niveau local, moins l'emprise de l'Etat (percolation front above,<br />
p. 13) est importante. Il va de soi, comme le souligne Brook, que pour le<br />
citoyen ordinaire, l'empereur est une lointaine notion et que pour lui,<br />
l'État, c'est - au grand maximum - le magistrat. Brook fait remarquer<br />
(p. 185) que la distance est un critère important dans toute tentative de<br />
caractérisation de l'État en Chine. Cette gestion de loin, voire ce laisserfaire<br />
(il faudrait bien entendu porter des appréciations différentes selon les<br />
empereurs), s'explique aussi par la pénurie de fonctionnaires, par<br />
l'incapacité de l'empereur d'être au fait de tout ce qui se passe dans<br />
l'empire, par l'impossibilité de s'assurer totalement de l'application effective<br />
des édits, et plus simplement par le fait naturel que plus il y a de rami-<br />
398
Comptes rendus<br />
fications plus l'autorité se dilue. Il est frappant, d'ailleurs, de constater<br />
entre les lignes combien les décrets étaient sans cesse contournés ou comment<br />
les autorités locales leur opposaient une sorte de résistance passive.<br />
L'histoire socio-économique des Ming montre assez clairement que<br />
tout ce qui a été imposé « par le haut », baojia et milices, lijia, « registres<br />
jaunes » et « cartes en écailles de poisson », familles à statut héréditaire,<br />
xiangyue, etc., s'est progressivement délité. Cela tient à la fois à<br />
l'impossibilité d'un contrôle rigoureux, car faire fonctionner ces politiques<br />
sur le terrain eût exigé des magistrats des efforts surhumains, au manque<br />
de souplesse et d'adaptation aux lieux et aux temps, ou au fait que ces<br />
systèmes étaient impopulaires au plan local. A contrario, si la réforme<br />
fiscale du « coup de fouet unique » a pu être mise en place bon an mal an,<br />
c'est précisément parce que l'on tint compte des contextes locaux. Ces<br />
difficultés d'exécution, qui se traduisent finalement par un décalage entre<br />
discours officiel et pratiques réelles (« Are we seeing the state in action or<br />
in inaction ? », p. 76), sont le lot de tout État qui cherche à imposer des<br />
systèmes universels, voués en définitive à n'être que des modèles que le<br />
bon fonctionnaire quelque peu idéaliste invoque avec nostalgie et tente<br />
périodiquement de faire revivre. Sous les Ming, le sacro-saint legs de<br />
Hongwu - un État fort, s'infiltrant dans tous les interstices de l'édifice<br />
social - a été, de ce point de vue, un facteur de rigidité ; il aurait fallu se<br />
débarrasser complètement de cette vision pour permettre à l'État de mieux<br />
s'adapter aux mutations socio-économiques.<br />
D'un autre côté, même en crise, même objet de défiance, l'État reste<br />
un acteur au bras puissant et le réfèrent dont n'arrivent pas à se défaire les<br />
élites. Il est symptomatique que dans les trois quarts de son livre, Brook,<br />
qui veut minimiser le rôle de l'État dans la construction de la société,<br />
parle... de l'État. En Chine plus qu'ailleurs, qui veut étudier la société doit<br />
en passer par l'étude de l'État. Si les unités territoriales, administratives ou<br />
fiscales locales ont été maintenues, sinon dans la réalité du moins dans les<br />
mots, jusqu'à la fin des Ming, c'est qu'il y a eu au moins volonté de l'État<br />
de maintenir un minimum de contrôle. Savoir si tout cela fonctionnait,<br />
autrement que selon le modèle parfait décrit dans les monographies locales,<br />
est une question plus difficile.<br />
399
Comptes rendus<br />
Brook n'hésite pas à parler de « constitution » : « I can think of no<br />
better term than 'constitution' to dénote the set of norms and institutions<br />
that were understood as governing participation and control in the public<br />
realm » (p. 178). Il faut être très prudent à cet endroit. Notre mot « constitution<br />
» implique la reconnaissance de droits là où les textes légaux chinois<br />
ne font qu'énumérer des interdictions et sous-entend un contrat social<br />
qui à ce jour n'a toujours pas été couché par écrit en Chine 7 . À la rigueur,<br />
le terme « constitution » est utilisable dans le cadre Ming au sens très large<br />
de « normes supérieures édictées par l'État » - et encore faudrait-il affiner<br />
ce que serait cet équivalent d'une constitution 8 . Quant à user du terme<br />
plus hardi encore de « démocratie » (p. 9), c'est transposer à la.Chine une<br />
notion qui a en Occident une histoire et un sens particuliers, avec le risque<br />
de commettre - mais pour un but opposé - les mêmes excès<br />
d'européocentrisme que Brook condamne chez Aristote, Montesquieu,<br />
Hegel, Wittfogel (le despotisme asiatique) ou de politiser le débat comme<br />
dans le totalitarisme Ming décrit jadis par Ding Yi ou Wu Han. Sauf à<br />
vouloir démontrer coûte que coûte l'existence d'une civilisation universelle,<br />
est-il vraiment utile de se poser la question de savoir si la Chine a<br />
connu la « démocratie », ou du moins une « démocratie » qui approcherait<br />
celle que nous connaissons ? En réalité, la démarche comparatiste met<br />
surtout en lumière la difficulté de réfléchir à l'histoire d'une civilisation<br />
avec des cadres mentaux et une langue qui ne sont pas les siens. Si, depuis<br />
les événements de Tiananmen, certains intellectuels chinois se posent la<br />
question de savoir si une société civile - terme qui n'existe pas dans la<br />
langue classique - a émergé au cours de l'histoire chinoise, c'est uniquement<br />
sous l'influence de l'Occident. Toutefois, la démarche comparatiste<br />
n'est pas à exclure d'emblée au motif qu'elle serait trop européocentriste :<br />
elle permet de faire avancer la réflexion.<br />
Que serait, en Chine, la société civile - dont il faut rappeler qu'elle<br />
n'a émergé qu'assez tardivement en Europe ? Weber déjà, même s'il ne<br />
connaissait la Chine que depuis des sources secondaires, parlait non pas de<br />
société civile, mais d'auto-administration villageoise 9 . La société civile se<br />
réduirait-elle au développement du marché et du droit de propriété, à celui<br />
d'une opinion publique ? Comment définir alors cette opinion publique ?<br />
400
Comptes rendus<br />
S'il s'agit de l'opinion de quelques lettrés organisés en cénacles ou formant<br />
des cliques, n'a-t-on pas plutôt affaire au lobbying d'une élite ? 10 . At-on<br />
affaire à l'existence de réseaux indépendants du pouvoir, à la participation<br />
du peuple à la construction de la société, à toute forme de décentralisation<br />
ou de régionalisme, au développement de la mobilité géographique<br />
et sociale, à la divulgation et à la circulation de l'information ? C'est sur<br />
toutes ces questions qu'a porté le débat des années 1990. Le découpage du<br />
présent recueil invite, pour y répondre, à se centrer sur une époque et à<br />
découper le champ de la société en plusieurs domaines : politique, économique,<br />
intellectuel, religieux.<br />
Au cœur de la question repose une autre : celle du lien entre les élites<br />
et l'État. La Chine est-elle une civilisation où l'État est fort et les élites<br />
faibles, ou l'inverse ? Ou bien les imbrications entre élites et État en feraient-elles<br />
une sorte de régime oligarchique, naturellement défavorable à<br />
l'émergence d'une société civile ? La gentry chinoise se situe à la fois du<br />
côté de l'État duquel elle tire sa légitimité et hors de l'État dès que ses<br />
intérêts économiques sont en jeu, misant tour à tour sur son capital politique<br />
et sur son capital social ou économique, et troquant sans arrêt l'un<br />
pour l'autre pour se perpétuer (p. 189). Elle joue à la fois comme force de<br />
progrès, indépendante de l'État, et force d'inertie, relais de l'État et ses<br />
lourdeurs.<br />
Dans la conclusion qu'il a rédigée pour ce recueil, Brook se garde de<br />
donner un avis définitif sur la question de la société civile n . Il se contente<br />
de prôner le relativisme culturel mais se risque quand même à dire que,<br />
dans le processus de construction de l'État, la Chine a été assez largement<br />
en avance sur l'Occident. Plus importante apparaît l'opposition finale qu'il<br />
dresse entre l'action - ou la réaction - par le haut de l'État (il ne faudrait<br />
toutefois pas la surestimer : l'État exigeait toujours le plus pour obtenir le<br />
moins) et l'action - ou la réaction - par le bas de la société locale. Brook<br />
emploie maintes fois le terme capillary pour qualifier l'initative locale, qui,<br />
comme le montrent les huit articles du recueil, échappait en grande partie<br />
au contrôle étatique. L'État n'était pas tenu par la « constitution », mais<br />
bien par les concessions, les ajustements et les compromis permanents<br />
avec les réseaux sociaux (économiques, lettrés, religieux, etc.) horizontaux.<br />
401
Comptes rendus<br />
Dans les faits, les comportements sociaux étaient plus forts que les décrets.<br />
En définitive, The Chinese State in Ming Society est, sinon un plaidoyer<br />
pour une histoire sociale de la Chine prémoderne, du moins une invitation<br />
à insérer la réflexion sur l'État dans celle sur la société : « What was distinctive<br />
about Ming China was less its state than its society » (p. 8). On<br />
mesure là le chemin parcouru par les historiens depuis, par exemple, The<br />
Chinese Governement in Ming Times (1969), qui valorisait surtout<br />
l'histoire institutionnelle, ou la différence avec un Ray Huang, à<br />
l'approche plus macro-économique.<br />
Brook est agréable à lire (on connaît la « Brook touch », faite<br />
d'histoires insérées dans l'Histoire), limpide dans l'expression, jamais<br />
ennuyeux ni superflu. Il nourrit une affection certaine pour les acteurs et<br />
les époques qu'il évoque. Il possède un sens aigu de la « temporalité »<br />
Ming, autour de laquelle il avait construit The Confusions ofPleasure. Les<br />
sources sont nombreuses et variées, l'auteur exploitant au mieux son «jardin<br />
», à savoir un imposant corpus de 300 de ces monographies locales<br />
qu'il dépouille depuis de nombreuses années. On notera simplement<br />
qu'elles sont des sources tout aussi officielles et partiales que le shilu, sans<br />
parler de leurs lacunes et de leur manque de fiabilité (voir p. 14-15). Si<br />
Brook en est venu à penser qu'il faut minimiser le rôle de l'État sous les<br />
Ming, c'est bien parce qu'il est influencé par sa lecture des monographies<br />
locales, dans lesquelles ce rôle apparaît de façon moins immédiate que<br />
dans le shilu.<br />
Perdue considère que les « chefs de digues » (tizhang ijkM), au Jiangnan, à la<br />
fin des Ming, ont repris le rôle fiscal autrefois dévolu aux « chefs d'impôt »<br />
(liangzhang USi). Cf. Exhausting the Earth, Harvard University Press, 1987,<br />
p. 180.<br />
2 Lan Li US - qui, sous Kangxi, tenta avec quelques résultats d'introduire<br />
l'agriculture en champs inondés dans la région de Tianjin - aurait pu être cité<br />
aussi. Voir Zheng Kesheng, Ming Qing shi tanshi ^tM^lWfi., Beijing :<br />
Zhongguo shehui kexue chubanshe, 2001, p. 410-414 (l'article sur Lan Li date<br />
de 1980).<br />
3 Les deux premiers mériteraient une petite étude qui, à ma connaissance,<br />
n'existe pas. Xu Zhenming soumit un projet d'agriculture inondée autour de<br />
402
Comptes rendus<br />
Pékin en 1575 (dans le contexte des grands projets hydrauliques de Zhang Juzheng),<br />
lorsqu'il était censeur attaché au ministère des travaux publics. Son<br />
projet, bien que soutenu par Zhang, fut mis de côté après que le ministre des<br />
travaux publics eut fait valoir que l'agriculture en champs inondés causait de la<br />
fatigue au peuple. Une dizaine d'années plus tard (il avait entre temps été rétrogradé<br />
en province), Xu Zhenming rédigea le Lushui ketan Sf7JC^fi|, sous la<br />
forme rhétorique habituelle d'un dialogue fictif lui permettant d'exposer les<br />
avantages de son projet, soutenu par de nombreux interlocuteurs. Wanli le rappela<br />
alors à Pékin et l'envoya mener les études de faisabilité. Il s'entretint<br />
même du projet avec le grand secrétaire Shen Shixing, mais finalement<br />
l'enterra définitivement : un censeur originaire du Beizhili s'était fait le relais<br />
des notables locaux, parmi lesquels des eunuques, et s'y était opposé. Voir Tan<br />
Qian, Guoque, Zhonghua shuju, 1988, p. 4501-4502, 4512-4513, 4524, 4529,<br />
4530,4531.<br />
Xu Guangqi (ou Chen Zilong) a annexé le Lushui ketan à la fin du/ 12<br />
du Nongzheng quanshu en y insérant ses commentaires. Il termine en remarquant<br />
: «Le nord se prête peu à l'agriculture inondée mais beaucoup à<br />
l'agriculture sèche. Monsieur [i.e. Xu Zhenming] ne parle que de l'agriculture<br />
inondée, mais pas de l'agriculture sèche. Il ignorait que les gens du Nord n'ont<br />
[même] pas encore compris comment cultiver un champ en terrain sec. » Le<br />
Lushui ketan figure aussi dans le Ming jingshi wenbian (398/6a-29b), avec les<br />
commentaires des compilateurs (le même Chen Zilong).<br />
Entre 1600 et 1602, le grand coordinateur Wang Yingjiao reprit les idées<br />
de Xu Zhenming, sans plus de succès.<br />
4 Selon Li Guiliang, Hongwu puis Yongle distribuèrent les ouvrages officiels<br />
aux écoles des provinces du Nord pour que celles-ci rattrapent le retard culturel<br />
qu'elles avaient pris à la suite de trois siècles de guerres et d'occupation étrangère.<br />
Plus généralement, ces envois d'ouvrages visaient à doter les écoles des<br />
textes corrects et servaient aux réimpressions. Cf. Zhongguo gudai tushu liutong<br />
shi c^Scïf^HffîîfîjBSii, Shanghai : Shanghai renmin chubanshe, 2000,<br />
p. 404.<br />
5 Tout aussi biaisée est la vision du bouddhisme contenue dans le shilu, qui ne<br />
fait généralement que reprendre les platitudes confucéennes anti-bouddhiques.<br />
6 Rappelons pour mémoire les équilibres entre Grand Secrétariat et ministères,<br />
entre fonctionnaires et eunuques, entre les trois commissions provinciales, entre<br />
le magistrat et ses commis, et le contrôle permanent exercé par les censeurs.<br />
7 Le terme yue fâ, qu'on retrouve dans xiangyue (les « conventions villageoises<br />
», élaborées dès la fin du XI e siècle, puis sous les Ming par Wang Yangming,<br />
403
Comptes rendus<br />
au Jiangxi, ou Lu Kun, au Shanxi), porte néanmoins en lui l'idée d'un contrat<br />
entre l'État et ses administrés à l'échelle locale.<br />
8<br />
Outre les textes normatifs publiés par Hongwu, à la valeur quasi sacrée, il<br />
faudrait ajouter ceux publiés dans les deux grandes autres périodes de refonte<br />
de la législation administrative, les règnes de Chenghua-Hongzhi et de<br />
Wanli (les deux éditions du Huidian, compilées pour répondre aux critiques de<br />
fonctionnaires déplorant vides juridiques et obsolescence des lois, datent<br />
d'ailleurs de ces époques). Mais la constitution imaginaire des Ming devrait<br />
aussi inclure le terme vague, mais si fréquemment cité, de gushi (« les anciens<br />
usages veulent que ... »), celui de li (au sens large de « il est d'usage de ... »<br />
ou au sens précis de « les lois additionnelles [du Code ou du Huidian] veulent<br />
que ... »). Par leur valeur exemplaire, les Classiques et les précédents historiques<br />
devraient compléter cette constitution.<br />
P. Kuhn parle de « projet constitutionnel » (à partir de Wei Yuan, cf. Les<br />
Origines de l'État chinois moderne, Paris, Éditions de l'EHESS, 1999). P.-E.<br />
Will se risque, de son propre aveu « un peu audacieusement », à évoquer le<br />
« contrôle constitutionnel de l'excès de pouvoir sous la dynastie des Ming » (in<br />
Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (éd.), Tradition chinoise, Démocratie,<br />
Droit, à paraître aux éditions Fayard).<br />
9<br />
Confucianisme et taoïsme, Paris : Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines,<br />
2000, p. 141-142.<br />
10<br />
J. Meskill, après avoir montré que les académies, sous les Ming, attiraient la<br />
fine fleur des hauts fonctionnaires et contribuaient à entretenir le factionnalisme,<br />
concluait son étude en relevant que : « In one sensé, the history of académies<br />
in the Ming may thus be seen as a confirmation of impérial despotism »<br />
(Académies in Ming China, 1982, p. 159). Cette position ambivalente (critique<br />
sans détour du gouvernement et lobbying effréné pour y entrer) caractérise aussi<br />
les sociétés littéraires de la fin de la dynastie et celles des « purs » des années<br />
1830 étudiées par J. Polachek.<br />
11<br />
II l'a fait ailleurs, et de façon mesurée : « Civil society is not a reality but a<br />
concept », disait-il en 1993 ("Auto-Organization in Chinese Society", in<br />
T. Brook, B. Michael Frolic (éd.), Civil Society in China, Armonk, London :<br />
M. E. Sharpe, 1997, p. 21). Voir aussi son introduction à ce même ouvrage,<br />
«The Ambiguous Challenge of Civil Society », p. 3-16. L'un des atouts de<br />
T. Brook dans le débat sur la société civile est qu'il connaît non seulement les<br />
Ming, mais aussi les périodes postérieures, y compris la situation contemporaine<br />
(voir son étude du Printemps de Pékin Quelling the People). Pour une<br />
réflexion comparatiste sur le terme « société civile », voir Thomas A. Metzger,<br />
404
Comptes rendus<br />
The Western Concept of the Civil Society in the Context of Chinese History,<br />
Hoover Essays 21 (Stanford University, 1998).<br />
Jérôme Kerlouégan<br />
EHESS<br />
Craig Clunas, Elégant Debts. The Social Art of Wen Zhengming (1470-<br />
1559), Londres : Reaktion Books, 2004. 223 pages, 63 illustrations en<br />
couleurs, 35 en noir et blanc.<br />
Craig Clunas nous a habitués à des ouvrages denses, offrant une analyse<br />
de la culture lettrée de la dynastie des Ming souvent passionnante, comme<br />
dans le déjà classique Superfluous Things : Material Culture and Social<br />
Status in Early Modem China (Cambridge : Polity Press, 1991, réédition<br />
Honolulu : Hawai'i University Press, 2004). Dans ses ouvrages précédents,<br />
l'auteur menait une étude synthétique, en s'appuyant sur une variété<br />
d'exemples et de textes anciens, associée à une réflexion de fond exigeante.<br />
Avec cette nouvelle publication, Craig Clunas choisit une formule apparemment<br />
plus classique, en se consacrant à l'étude d'une des figures majeures<br />
du monde lettré Ming, Wen Zhengming jSCtlfcB^ (1470-1559). Mais<br />
les matériaux utilisés, principalement des textes de Wen Zhengming ou de<br />
ses contemporains, jamais exploités jusqu'à présent, et surtout la démarche<br />
qui sous-tend le travail en font une entreprise novatrice.<br />
La démarche de Craig Clunas, que l'on sait intéressé depuis longtemps<br />
par les relations entre l'art et la société, s'appuie sur la conviction,<br />
exprimée en conclusion de l'ouvrage (p. 180-181), qu'il faut construire<br />
une nouvelle forme d'histoire de l'art, adaptée aux spécificités de la société<br />
chinoise (des Ming, pour Clunas) et des documents particuliers qu'elle<br />
produisit. On ne peut se contenter d'emprunter les outils méthodologiques<br />
forgés par les historiens de l'art occidental, car on reste alors prisonnier<br />
d'une vision de l'art - construite sur la relation antithétique entre<br />
l'individu et la société - inadéquate pour la Chine. Clunas reprend l'idée<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
classique selon laquelle l'individu en Chine n'existe pas comme entité<br />
indépendante mais est pris dans un réseau de relations sociales, familiales,<br />
professionnelles ou amicales qui le définissent '. Aussi faut-il dès le départ<br />
prendre en compte la nature éminemment sociale de l'art produit par et<br />
dans la société Ming. C'est à cet « art social » que Clunas s'intéresse, en<br />
en démontant les mécanismes, dans son étude de Wen Zhengming.<br />
On l'aura compris, cet ouvrage est tout sauf une nouvelle monographie<br />
sur Wen Zhengming. L'auteur prend la précaution de le signaler en<br />
introduction (p. 14), mais il s'agit d'une précaution inutile tant la forme et<br />
le contenu s'éloignent du genre monographique. Même si les chapitres<br />
suivent un ordre qui pourrait être vaguement chronologique (les grandes<br />
étapes de la vie de Wen sont mentionnées successivement : sa naissance,<br />
sa formation, son séjour à Pékin et l'échec de la carrière de fonctionnaire<br />
(1523-1526), son retour à Suzhou en 1526, sa mort), ce n'est pas là-dessus<br />
que repose la construction de l'ouvrage. Le souci anti-monographique est<br />
tel qu'on ne trouvera que très peu de dates dans le corps du texte et pas<br />
même une chronologie récapitulative en annexe.<br />
Ce qui intéresse Craig Clunas, ce sont donc ce que Wen Zhengming<br />
nomme lui-même ses élégant debts, autrement dit la façon dont ses textes,<br />
ses calligraphies ou ses peintures furent réalisés dans le cadre d'échange<br />
de dons et de faveurs. La production artistique de Wen Zhengming n'était<br />
pas, de son vivant, conçue comme telle ; elle était le fruit des multiples<br />
obligations sociales de ce lettré, qui ne peut se définir indépendamment du<br />
réseau de parents, amis, connaissances, maîtres ou disciples, dans lequel il<br />
évolua. Elle était une réponse de circonstance, liée à des événements, des<br />
situations, des relations sociales particulières qui lui donnaient son sens.<br />
Clunas propose d'étudier précisément ce réseau de relations sociales afin<br />
de mieux nous faire percevoir ce que pouvait signifier, dans ce contexte<br />
complexe, le travail littéraire et artistique de Wen Zhengming. Il s'appuie<br />
pour cela sur une lecture précise de la totalité des textes de Wen qui subsistent,<br />
qu'il s'agisse des pièces littéraires sélectionnées par son fils Wen<br />
Jia ^ pour paraître dans le Futian ,/«"3tB3|||, édité peu après sa mort, en<br />
1559, ou de tous les autres textes longtemps ignorés, comme les innom-<br />
406
Comptes rendus<br />
brables textes funéraires, récemment compilés par Zhou Daozhen JWIJMJM<br />
dans le Wen Zhengming ji |j| (Shanghai : Shanghai guji chubanshe, 1987).<br />
Cette exploitation de la totalité des sources primaires actuellement disponibles<br />
sur Wen Zhengming modifie considérablement la connaissance que<br />
l'on a de ce personnage.<br />
L'ouvrage, divisé en trois parties, compte huit chapitres. Chacun est<br />
consacré à ce qu'on pourrait nommer un cercle de relations sociales, qu'il<br />
s'agisse de relations avec des personnes, des situations professionnelles ou<br />
même des lieux : la famille (chapitre 1) ; les maîtres et protecteurs (chapitre<br />
2), les « amis » et pairs (chapitre 3) ; le cercle des officiels (chapitre 4) ;<br />
la localité d'origine du lettré, Suzhou (chapitre 5) ; les clients et commanditaires<br />
(chapitre 6) ; les subordonnés (chapitre 7) et le cercle de la postérité<br />
(chapitre 8). L'identité de Wen Zhengming est fonction de ces multiples<br />
relations, des liens d'obligation tissés de manière différente dans chacun<br />
des cas. Craig Clunas fournit une quantité impressionnante d'informations<br />
sur les personnages connus ou inconnus que fréquenta Wen et sur le type<br />
de relation qu'il pouvait entretenir avec ceux-ci.<br />
C'est le cas par exemple du premier chapitre, dans lequel sont présentés<br />
les membres de la famille de Wen Zhengming, en particulier son<br />
père, Wen Lin # (1445-1499), son frère aîné, mais aussi son oncle Wen<br />
Sen m (1464-1523), ses tantes et sa belle-famille. L'auteur souligne à quel<br />
point l'identité de l'artiste repose sur cette appartenance familiale, qui<br />
avait été jusqu'à présent négligée car les membres de sa famille sont rarement<br />
les récipiendaires de ses œuvres. La lecture des différents textes<br />
funéraires composés par Wen pour tel ou tel de sa parentèle montre pourtant<br />
l'importance que ceux-ci avaient pour lui, surtout dans ses jeunes<br />
années. Certains, comme Wen Sen, furent de véritables modèles de vertu ;<br />
d'autres jouèrent sans doute un rôle dans l'éducation artistique du jeune<br />
homme. Clunas souligne aussi le fait que la notion de parenté était souple,<br />
pouvant inclure des personnages pour lesquels ce lien n'est pas clairement<br />
défini. Cette souplesse permettait des échanges de faveurs profitables aux<br />
deux parties.<br />
407
Comptes rendus<br />
Les deux chapitres suivants présentent successivement les personnages<br />
avec lesquels Wen entretint des relations d'amitié. Mais il faut mettre,<br />
comme l'auteur le fait, des guillemets au mot amitié, qui désignait sous les<br />
Ming une réalité bien différente de ce que nous entendons par là de nos<br />
jours. La relation d'amitié ne désigne pas nécessairement des liens<br />
d'intimité ou de proximité entre les protagonistes. Ainsi dans le chapitre 2,<br />
ce sont les aînés, des personnages que Wen Zhengming a rencontrés par<br />
l'intermédiaire de son père, et qui sont devenus ses maîtres ou protecteurs,<br />
qui sont désignés comme tels. À côté de noms bien connus, comme ceux<br />
de Wu Kuan 2&% (1436-1504), Shen Zhou ftM (1427-1509) ou Wang<br />
Ao 3ÎÎI (1450-1524), Clunas présente tout un réseau de protecteurs aujourd'hui<br />
inconnus mais qui semblent avoir eu un rôle marquant dans la<br />
carrière de Wen. L'absence d'informations sur ces personnages a conduit à<br />
les considérer comme quantité négligeable. Or l'importance ou le nombre<br />
de textes que Wen leur adresse prouve le contraire. Cela démontre à quel<br />
point nous sommes tributaires des sources primaires encore existantes et,<br />
comme Clunas le répète à plusieurs reprises, combien notre connaissance<br />
d'un personnage comme Wen est déformée par les multiples reconstructions<br />
intervenues a posteriori. La même chose vaut pour les « amis » présentés<br />
au chapitre 3, et qui sont des hommes de la génération de Wen. Les<br />
plus proches ne sont pas les plus connus et bien des noms sont malheureusement<br />
tombés dans l'oubli. Des peintures réalisées en commun, des poèmes<br />
adressés de manière réitérée par Wen à certains de ses amis, permettent<br />
de rétablir une part de vérité. On constate ainsi que Wen faisait partie<br />
d'un réseau dont Clunas souligne l'importance pour la carrière de Wen : le<br />
jeune homme avait perdu son père jeune et ce furent essentiellement ses<br />
protecteurs et amis qui l'aidèrent à se faire connaître.<br />
Les éléments que Clunas tire de la lecture de ces textes permettent<br />
de mieux connaître la période de formation de Wen. On comprend aussi<br />
les mécanismes qui aidaient à la reconnaissance sociale. Clunas montre en<br />
particulier comment un groupe d'amis lettrés entreprenait de se faire<br />
connaître en éditant des œuvres réalisées en commun. Les réseaux amicaux<br />
ne servaient pas simplement à établir des relations d'individu à indi-<br />
408
Comptes rendus<br />
vidu, ils étaient bien souvent le moyen d'établir une réputation de groupe<br />
qui contribuait à forger l'identité de chacun.<br />
Dans la seconde partie, ce sont moins des relations personnelles que<br />
Clunas examine que des situations. Au chapitre 4, il est question de la<br />
carrière mandarinale manquée de Wen Zhengming et plus généralement de<br />
ses relations avec les fonctionnaires de l'empire. Wen, on le sait, tenta à de<br />
nombreuses reprises, mais sans succès, les examens mandarinaux. Grâce à<br />
des appuis, il obtint finalement un poste subalterne à Pékin ; ce poste ne<br />
lui permit cependant pas, comme il l'espérait, d'obtenir un grade de fonctionnaire.<br />
Clunas analyse les raisons de cet échec en proposant de renverser<br />
la perception que l'on a habituellement du problème : Wen n'était pas<br />
un peintre cherchant à devenir fonctionnaire mais un lettré des Ming,<br />
destiné à devenir fonctionnaire et qui se trouvait aussi faire de la peinture.<br />
Comme tel, Wen dut naturellement prendre parti dans les querelles politiques<br />
qui agitaient la Cour, en particulier la Controverse sur les grands<br />
rituels (Da li yi) qui concernait la question de la légitimité qu'il y avait,<br />
pour l'empereur Jiajing, à honorer son père biologique qui n'avait pas été<br />
empereur. Wen, tout en tentant de maintenir des appuis de part et d'autre,<br />
fut considéré comme lié au parti des opposants à l'empereur, qui perdit la<br />
bataille. Cela explique qu'il n'obtint jamais la promotion espérée et rentra<br />
à Suzhou sur un échec. Wen ne fut donc pas victime d'un destin contraire<br />
mais plutôt de décisions politiques contre lesquelles il ne pouvait rien, et<br />
de la nécessité d'appartenir à un réseau partisan. Clunas montre aussi que<br />
l'activité artistique de Wen ne l'aida pas - il eut même la crainte de se voir<br />
associé aux peintres professionnels travaillant pour la Cour. La rareté des<br />
peintures exécutées à Pékin s'explique peut-être par cette peur qu'avait<br />
Wen d'être « déclassé ».<br />
De retour à Suzhou, en dépit de son échec mandarinal, le statut de<br />
Wen se modifia, comme si le simple fait d'avoir été à Pékin et d'y avoir<br />
exercé quelque temps une fonction, même subalterne, suffisait. Wen fut de<br />
manière répétée en contact avec les magistrats locaux ; sa renommée<br />
s'étendit même au-delà des frontières de sa localité d'origine. Ceci écorne<br />
l'image communément admise d'un Wen Zhengming vivant en reclus. Il<br />
409
Comptes rendus<br />
semble plutôt, en vérité, que, devenu célèbre, Wen ait été constamment<br />
pris dans un réseau d'obligations sociales et officielles.<br />
Cela est également vrai quand on examine les obligations que Wen<br />
devait à sa localité d'origine, Suzhou (chapitre 5). Une partie de l'identité<br />
du lettré et du peintre s'est en effet construite en rapport avec ce lieu,<br />
conçu comme un lieu culturel plus que géographique, porteur d'une histoire<br />
que Wen évoque dans des textes célébrant des héros ou des monuments<br />
locaux. Wen honore aussi les grandes familles qui firent la gloire de<br />
la région de Wu, ou encore évoque, dans les biehao tu S'Jif AH (« peintures<br />
illustrant un surnom ») 2 , les domaines d'importants propriétaires. À ce<br />
sujet, Clunas montre qu'un grand nombre de ces peintures furent réalisées<br />
pour des personnages que Wen ne connaissait pas ; des lettres de Wen<br />
prouvent par ailleurs qu'il répondait à des commandes précises en gérant<br />
véritablement son entreprise artistique.<br />
Le chapitre 6, qui ouvre la troisième partie de l'ouvrage, insiste sur<br />
cet aspect de l'activité de Wen. Contrairement à ce que ses descendants<br />
voulurent faire croire en omettant de publier un certain nombre de textes,<br />
contrairement aussi à ce que des historiens d'aujourd'hui ont supputé sur<br />
la base des sources dont ils disposaient, Wen ne se consacra pas uniquement<br />
à ses amis lettrés après son retour de Pékin. Il produisit de nombreux<br />
textes, peintures ou calligraphies pour une clientèle qui le rémunérait. La<br />
lecture des quelque deux cents lettres qui nous restent montre que dans<br />
bien des circonstances, il y eut entre Wen et ses clients de véritables transactions.<br />
Clunas analyse en détail ces sources et en tire d'intéressantes<br />
conclusions. Il distingue ainsi entre des échanges uniques, correspondant à<br />
une demande ou une circonstance précise, et des échanges répétés permettant<br />
de mettre en place une relation stable bénéficiant aux deux parties.<br />
Clunas remarque que plus la transaction est explicite, plus obscur est le<br />
personnage avec laquelle elle s'effectue. Il souligne enfin un fait curieux :<br />
bien des peintures de Wen, considérées aujourd'hui comme des œuvres<br />
majeures, sont dédiées à des inconnus et ont été produites pour des individus<br />
qui n'avaient pas de relation durable avec lui. Ceci pose le problème<br />
de la signification esthétique de cet « art social » : y avait-il à ce point<br />
divorce entre les fins sociales et la démarche artistique de Wen Zheng-<br />
410
Comptes rendus<br />
ming ? Si Clunas soulève la question, son ouvrage n'y répond pas et d'une<br />
manière générale on peut regretter le fait que la production picturale de<br />
Wen y soit peu étudiée. L'auteur est conscient du problème, même si son<br />
explication n'est pas convaincante. En introduction (p. 13), il invoque en<br />
effet le manque de place pour justifier le fait qu'il n'a considéré dans ce<br />
travail qu'une question centrale (« why does this body of objects exist at<br />
ail ? »), laissant de côté l'autre question importante : « why does it look<br />
like this ? ». Mais peut-on faire l'économie de cette dernière question sans<br />
risquer aussi de ne pas entièrement répondre à la première ? Car qui veut<br />
étudier « l'art social » ne doit pas oublier que deux termes, l'un aussi<br />
important que l'autre, composent cette expression.<br />
Une fois posé que Wen Zhengming produisit de nombreuses œuvres<br />
de commande, il devient logique de s'intéresser à ceux qui furent ses disciples<br />
et ses aides, et même, aux artisans qui travaillèrent pour lui. Clunas<br />
montre (chapitre 7) que le statut de disciple pouvait, comme celui de parent<br />
ou d'ami, varier : on compte dans ce groupe des membres de la famille<br />
mais aussi des mécènes et des intermédiaires. Ici encore, les regroupements<br />
effectués après la mort de Wen semblent différents de la réalité et<br />
Clunas s'attache à distinguer la nature des relations que chacun entretint<br />
avec le maître. Il apparaît ainsi que si Chen Daofu MM.W. (1483-1544) fut<br />
un ami et un disciple, Qian Gu t$| fê (1508-1578) fut plutôt un « pinceau<br />
d'emprunt » (daibi f^i|:) ou, pour le dire crûment, un « nègre », réalisant<br />
des peintures à la place de Wen.<br />
Le dernier chapitre examine la façon dont s'est peu à peu construite,<br />
après sa mort, l'identité artistique de Wen. Car, il faut insister là-dessus, de<br />
son vivant Wen Zhengming n'était pas considéré comme un artiste ; ses<br />
compositions littéraires ou picturales étaient même recherchées parce que<br />
leur auteur n'était pas un peintre. Ce n'est qu'après sa mort que le lettré<br />
Wen Zhengming devint le peintre célèbre que l'on connaît. Clunas examine,<br />
à partir des différents textes (nécrologies ou hommages posthumes,<br />
biographies) composés dans les années qui suivirent sa mort, le processus<br />
qui aboutit à une telle modification. Il montre en particulier comment<br />
certaines anecdotes furent utilisées par ses biographes pour forger une<br />
411
Comptes rendus<br />
nouvelle identité : celle de l'artiste reclus, malheureux aux examens, pur<br />
dans un monde décadent. Dans ces textes, la figure de Wen est coupée de<br />
son contexte familial et social, et ses activités artistiques prennent une<br />
importance de premier plan alors qu'il apparaît clairement que Wen,<br />
comme tout lettré de son temps, faisait partie d'une multiplicité de réseaux<br />
et se reconnaissait dans une multiplicité d'activités sociales, la peinture<br />
n ' étant qu ' une d ' entre elles.<br />
Mais les descendants de Wen ne sont pas seuls à avoir construit sa<br />
postérité artistique. Lui-même y contribua. Pour essayer de comprendre<br />
comment, cinquante ans après sa mort et pour plus de cinq siècles, Wen<br />
Zhengming devint connu essentiellement comme peintre et calligraphe,<br />
Clunas s'interroge sur la circulation de ses œuvres et la question des copies.<br />
L'analyse qu'il propose est intéressante. Selon lui, on peut considérer<br />
qu'il existait pour des lettrés aussi sollicités que Wen Zhengming un mode<br />
de production picturale s'apparentant à ce qui se faisait dans les ateliers<br />
des peintres artisans : le maître formait des disciples qui étaient souvent<br />
chargés de réaliser de multiples copies de ses œuvres. La signature de Wen<br />
Zhengming n'était pas la signature d'un individu mais une marque de<br />
fabrique. Les œuvres de Wen furent certes créées dans le contexte particulier<br />
de transactions sociales étudié par Clunas ; mais elles furent tout aussi<br />
rapidement décontextualisées, devenant des biens de consommation destinés<br />
à circuler. Le paradoxe est que cette décontextualisation fut rendue<br />
possible par Wen lui-même, dans la mesure où il employa des peintres<br />
fantômes, orchestrant la diffusion de ses œuvres et de sa marque de fabrique.<br />
En conclusion, on ne saurait trop insister sur l'importance de<br />
l'ouvrage de Clunas, qui renouvelle complètement notre connaissance de<br />
Wen Zhengming. L'ampleur du travail effectué doit être saluée.<br />
Il nous faut néanmoins émettre quelques réserves. On peut d'abord<br />
regretter l'absence d'un index des termes chinois et des notions analysées.<br />
On remarquera ensuite que Clunas, en s'efforçant de proposer une étude<br />
moins tributaire des méthodes de l'histoire de l'art occidental, omet de<br />
mentionner que certains aspects de la culture Ming ne sont pas spécifiques<br />
à celle-ci. C'est le cas de la question de la signature de l'artiste devenant<br />
412
Comptes rendus<br />
une marque de fabrique, ou plus généralement de la figure de l'artiste<br />
entrepreneur, questions largement étudiées pour l'art européen. Une autre<br />
critique tient à la forme de l'ouvrage. Clunas a souhaité, ajuste titre, nous<br />
livrer les noms de nombreux personnages, connus ou inconnus, ayant<br />
entretenu une relation avec Wen. Ce faisant, il met à notre disposition une<br />
documentation d'une grande richesse. Mais ces informations, disséminées<br />
dans le texte, sont difficilement utilisables. L'index des noms en fin<br />
d'ouvrage ne pallie que partiellement ce problème. Sans doute aurait-il<br />
fallu une annexe plus longue, avec des biographies détaillées des personnages,<br />
un exposé de leurs liens avec Wen Zhengming et des indications<br />
concernant les principales sources où ils apparaissent. Cette annexe aurait<br />
même pu prendre la forme d'un « dictionnaire de Wen Zhengming » ; elle<br />
aurait permis de recentrer le texte principal sur les idées et réflexions de<br />
l'auteur. En effet, et c'est la dernière critique, les analyses de l'auteur,<br />
noyées au milieu de ces nombreuses et précieuses informations, sont rendues<br />
moins percutantes. On aurait souhaité aussi que Clunas prenne le<br />
temps de synthétiser certaines idées, qu'il en développe d'autres. En particulier,<br />
la question des obligations sociales, sur laquelle s'appuie son travail,<br />
est peu théorisée, sinon en introduction, où sont mentionnés des travaux<br />
d'anthropologues de la Chine ; mais dans le reste de l'ouvrage, on ne<br />
trouvera guère de développements consacrés à ce phénomène. Même<br />
l'expression élégant debts, empruntée à Wen Zhengming, n'est pas expliquée.<br />
Parfois, l'angle d'analyse choisi paraît bien artificiel : lorsque Clunas<br />
ouvre le premier chapitre, consacré au cercle des relations familiales, il<br />
s'interroge en passant sur les cadeaux que le nouveau-né Wen Zhengming<br />
aurait pu recevoir. Cette approche se justifie sans doute aux yeux de Clunas<br />
parce qu'elle lui permet d'éviter d'écrire une monographie, mais le<br />
genre monographique est-il à ce point répréhensible ? Ne mériterait-il pas<br />
d'être repensé à l'aune des exigences méthodologiques que Clunas propose<br />
pour l'histoire de l'art chinois, et qu'il nous paraît en effet nécessaire<br />
de prendre en compte ? Clunas avait, à vrai dire, à la fois la matière, les<br />
compétences et les exigences théoriques pour réaliser une superbe monographie<br />
sur Wen Zhengming. Une telle étude aurait par exemple permis<br />
413
Comptes rendus<br />
d'accorder davantage de place aux peintures de ce grand lettré, à la fois<br />
comme documents pour une analyse sociale et comme œuvres d'art.<br />
En dépit de ces réserves, Elégant Debts reste extrêmement stimulant,<br />
d'une part en raison des informations très riches qu'il apporte sur Wen<br />
Zhengming et les cercles lettrés de son temps, d'autre part en raison d'une<br />
approche méthodologique nouvelle qui invite à réfléchir à la manière dont<br />
on peut étudier l'art chinois et, plus généralement sans doute, la civilisation<br />
chinoise.<br />
1 Voir Denis C. Twitchett, « Chinese Biographical Writing », in W. G. Beasley<br />
et E. G. Pulleyblank (éd.), Historians of China and Japan, Londres, New York,<br />
Toronto : Oxford University Press, 1961, p. 110.<br />
2 II s'agit de peintures qui évoquent un personnage en représentant les éléments<br />
(plantes, paysage, etc.) qui composent son surnom, un peu à la manière d'un<br />
rébus.<br />
Anne Kerlan-Stephens<br />
CNRS, UMR 8583<br />
Centre de recherche sur la civilisation chinoise<br />
Michael Marmé, Suzhou. Where the Goods ofAll the Provinces Converge,<br />
Stanford : Stanford University Press, 2005. xii-369 pages.<br />
Except for Peking, or possibly Nanking, Suzhou is probably the most<br />
famous Chinese city among économie, social and cultural historians. A<br />
book on Suzhou, therefore, is very welcome indeed, and it is rather surprising<br />
that no earlier Western monograph has been devoted to the général<br />
history of this city. A full treatment dealing with Suzhou in ail its various<br />
aspects would hâve been clearly impossible for a single book, however,<br />
and it is therefore only fair to start any review with a treatment of what<br />
Michael Marmé wanted to accomplish in his book, in contrast to ail the<br />
other books which may, and probably should, be written on Suzhou.<br />
Marmé gives his own reasons for writing about Suzhou: it was for a long<br />
time during the Ming and Qing periods the largest non-capital city of the<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
world (a perhaps debatable point, in view of the lack of reliable statistics);<br />
it was an intensely urban corner of a vast agrarian empire; and during the<br />
Ming period China was transformed into a Suzhou-centered world System.<br />
His book has the following chapters (I list only the subtitles, more<br />
informative): Introduction; 1. Suzhou and its hinterland in the Ming; 2.<br />
Suzhou to 1367; 3. Suzhou under Hongwu; 4. Suzhou, 1398-1430; 5.<br />
Suzhou from Zhou Chen to Wang Shu [1430-1484]; 6. Economy and<br />
society in fifteenth-century Suzhou; 7. Suzhou's élite and the rise of Wu<br />
School culture; 8. Suzhou, 1506-1550; Epilogue: Suzhou from the wokou<br />
crisis to the fall of the Ming; Conclusion. There are two appendices, one<br />
on population and one on examination graduâtes.<br />
In essence, Marmé's book is a socio-economic history of Suzhou<br />
during the first two Ming centuries, described mainly through the analysis<br />
of the state's tax structure and its conséquences in Suzhou préfecture. This<br />
largely économie approach is combined with a few chapters on society, in<br />
which a sample of patrilines is investigated in order to show how individual<br />
households experienced this history. Suzhou as an actual urban city is<br />
touched upon rather summarily: questions such as how the city related to<br />
the state apart from its tax structure, or how it was governed locally, are<br />
barely touched upon. For example, there is no discussion on the possible<br />
influence on governance of Suzhou's uncommon situation where one<br />
prefectural and two county yamens existed within its city walls, each with<br />
its own separate hinterland. Marmé ends his book when the first problems<br />
of the wokou pirates arise, and with the (in his view) concomitant beginning<br />
of urban social control by dahang gang members. In his conclusion,<br />
Marmé places Suzhou's early and mid-Ming history within a larger Ming-<br />
Qing framework, in which he again stresses the importance of particular<br />
state tax régulations that forced Suzhou to commoditize. Finally, Marmé<br />
concludes with a comparison of Suzhou's development with that of<br />
Europe's post-medieval cities: China is seen as a "proto-industrial," but<br />
not necessarily proto-capitalist imperium, since its élite did not seize control<br />
of, nor tried rationalizing the production process. In thèse comparisons<br />
between China and the West, Marmé on the one hand largely equates<br />
China's development with the Western model of "Smithean growth" (Le.,<br />
415
Comptes rendus<br />
commoditization), except for the fact that its économie actors were not<br />
atomized individuals but households. On the other hand, Marmé favors<br />
those authors who classify the Ming period as "late impérial" over those<br />
who call it "early modem," because of the continuous dominating effect<br />
state structures had on the development of market forces.<br />
As for Suzhou's économie importance, in his introductory remarks,<br />
Marmé is careful not to see Suzhou's central status as eternal, or preordained:<br />
he makes some welcome comparisons with Hangzhou, or even<br />
Huzhou. Suzhou was chosen by Zhang Shicheng as a capital in late Yuan<br />
times, apparently partly because it had by then gained weight vis-à-vis<br />
Hangzhou and Ningbo, since unlike the latter cities Suzhou had capitulated<br />
to the Yuan without a fight. However, as Marmé convincingly shows,<br />
that dominance was not secure at ail; if the Ming had been really as hostile<br />
to Suzhou as many traditional accounts would hâve it, Suzhou's newfound<br />
eminence could hâve been as ephemeral as Zhang Shicheng's was.<br />
Nor does Marmé suppose the économie development of Suzhou's hinterland<br />
as having culminated in the Ming, after it presumably had achieved<br />
its dominance over China: there was still further development to come, for<br />
example in water management. In Marmé's actual description of the économie<br />
development from Song to mid-Ming times, however, one would<br />
wish perhaps for some more critical analysis: in the lists of "important"<br />
processed and semi-processed goods mentioned by Marmé ("embroidery,<br />
the mounting of pictures, pottery-making, copperwork, printing, lacquerwork,<br />
wine-making, the weaving of mats, rattan pillows, gauze caps, fine<br />
brushes, jade carvings, food products - plus silver work, needles, iron<br />
work, tin work, wood work, tile-making, fine paper, lanterns, fan bones,<br />
gauze towels, willow chests, cattail-rush shoes, jewelry, antiques, and the<br />
copying of books and pictures"), one would like to know which were<br />
crucial, which were secondary; which were culturally, which were economically<br />
relevant; which were both? For instance, it is obvious that<br />
amongst thèse various endeavors, the textile industry was of primary importance,<br />
and Marmé makes the point, of which I was not aware, that there<br />
were - temporary - climatic reasons why cotton had to be processed in<br />
Jiangnan rather than in Northern China (p. 137). However, when in his<br />
416
Comptes rendus<br />
account the spread of cotton is stated as having started in the Yuan in<br />
northern Suzhou and Songjiang préfectures, but when its commercial<br />
importance is somewhat surprisingly dated only to the Ming, one would<br />
like to hâve been provided with more detailed explanations.<br />
During the early Ming period, the well-known pressures put on<br />
Suzhou at the beginning of the Ming by Zhu Yuanzhang could hâve been<br />
maintained, in Marmé's view, if a Zhu Yuanzhang-like emperor would<br />
hâve succeeded the founder. Marmé relativizes their impact, however, and<br />
describes in détail Suzhou's vicissitudes under subséquent emperors and<br />
state régulations; he then dates the nadir of Suzhou's fortunes to the early<br />
fifteenth century. Within this early économie history, Marmé is not always<br />
consistent: there are fréquent sentences stating that Suzhou ("and the surrounding<br />
préfectures") bore the highest levels of land tax in the empire,<br />
while other data are presented that show that such was not strictly true in a<br />
relative sensé. In gênerai, however, both gênerai policies, which continued<br />
to stress agricultural taxes, and their unintended opportunities for évasion,<br />
tended to favor a trend toward increased commercialization throughout the<br />
necessary fifteenth-century reforms, helped by Suzhou's closeness to a<br />
foreign market. Exactly because of the importance of Suzhou's agricultural<br />
taxes for the state, the crown's fortunes remained hostage to the<br />
économie well-being and minimal coopération of the prefecture's most<br />
heavily taxed landholders.<br />
In Suzhou's agricultural history in particular, Marmé makes a consistent<br />
effort to présent quantitative data to back up his narrative, or he<br />
déclares honestly that they are lacking. However, as soon as social trends<br />
are commented upon, his touch with reality seems less assured; the discussion<br />
on tax captains, for example, seems to me more based upon what<br />
should hâve happened theoretically, rather than what we know did happen.<br />
Marmé claims that Suzhou achieved hegemony in China by the late<br />
fifteenth century (p. 143), because the Ming state's policies triggered<br />
Suzhou's commoditization, and the sale of thèse Suzhou products caused<br />
the articulation of marketing hiérarchies elsewhere. Basic to this hegemony,<br />
in addition to rice, was silk, and Marmé gives us some glimpses of its<br />
market. His treatment remains centered on the agricultural background,<br />
417
Comptes rendus<br />
however, and not on the manufacturée! products or their organization: in<br />
this silk industry, for example, we are only told that the rotating scheme at<br />
the state silk factories left registered artisans (but presumably not their<br />
looms, which would be used by their replacements) free to pursue weaving<br />
for the market, not how that production for the market was organized or<br />
financed.<br />
Overall, there are two main issues within Marmé's gênerai narrative<br />
and analysis which in my view are not treated completely satisfactorily.<br />
One of thèse centers on the définition of "Suzhou": Marmé too easily<br />
moves from a narrow Suzhou-as-the-city, to a broader Suzhou-as-thewhole<br />
préfecture, even to the point that sometimes Suzhou seems to stand<br />
for the Jiangnan area as a whole. It is often not clear which Suzhou he<br />
means in a particular context, or how thèse three Suzhous are related,<br />
whether they are integrated, develop along parallel Unes, or in opposition<br />
one to another; whether what is good for Suzhou in one sensé is good (or<br />
bad) for Suzhou in another sensé. Marmé sometimes uses aspects of<br />
Suzhou as the préfecture, when actually wanting to explain Suzhou the<br />
city. This is perhaps one of the reasons why the explanations given for the<br />
development of Suzhou read more or less like the same explanations possible<br />
for the development of any city in the Jiangnan area. What is spécial<br />
about Suzhou city in particular is often not clear.<br />
The second issue is perhaps more crucial, and is related to in my<br />
view the most questionable premise in the book. To what extent did<br />
Suzhou indeed constitute the hégémonie center of a world system? We are<br />
apparently asked to concur in such a view without questioning it; there is<br />
no discussion in the book of whether China actually did constitute such a<br />
hierarchical world System, nor of Suzhou's place therein. Now, the original<br />
définition of a center's "hegemony in a world system" usually invokes<br />
the control by that center of capital, not necessarily industrial, but certainly<br />
mercantile. However, rightly or wrongly, Marmé tends to give reasons<br />
why there was no such controlling capital at ail in China during Ming and<br />
Qing times, a fact which should immediately raise questions about the<br />
validity of the premise. For example, in the silk industry, which he sees as<br />
central to Suzhou's "dominance", Marmé states that "merchants were<br />
418
Comptes rendus<br />
unwilling to advance large sums to those whose skill (and honesty) might<br />
prove wanting," and at another point (p. 135) he says that scarcely anyone<br />
would argue that Suzhou had a bourgeoisie class that "consciously and<br />
consistently attempted to take direct control of the économie process and<br />
rationalize it to maximize the return on their capital". But if this is completely<br />
true, what kind of hégémonie control did Suzhou possess over "its"<br />
world System? Indeed, not much évidence is presented for the argument<br />
that Suzhou during Ming times managed to get control over preexisting<br />
markets in rice or tea or sait, nor is there much proof that thèse agricultural<br />
products, in as far as they originated in Suzhou's hinterland, were sold<br />
throughout China; other areas in China seem to hâve sold similar products.<br />
As for manufactured products, it is difficult to see the lanterns of Suzhou<br />
triggering off rice production around the Dongting Lake in Huguang, even<br />
if at times Marmé seems to assume there exists such a connection. There<br />
clearly are many other cities, agricultural régions, and merchants groups<br />
outside Suzhou that were successful in one way or another, and within<br />
Marmé's book itself many such counterexamples are mentioned. Whether<br />
"dominance" was crucial in such a structure is problematic. Even the<br />
question whether Suzhou was completely dominant in Jiangnan is doubtful<br />
on the basis of many passages in this very book, and Suzhou's place in, or<br />
trade with the remainder of the Yangzi delta is barely mentioned. As one<br />
example, the cotton cloth merchants guild in Linqing was composed of<br />
merchants from Jiading, Kunshan and Suzhou, not Suzhou alone - and we<br />
are not told whether such a fact matters or not.<br />
Now, Marmé does treat the question on whether there is any évidence<br />
of capitalism is China, and he defines "capitalism" strictly and<br />
narrowly as the reinvestment of économie profit in the productive process.<br />
And while he would agrée with describing mid- and late-Ming Suzhou<br />
préfecture as "proto-industrial," he dénies that such a situation naturally<br />
would develop into industrialization and/or capitalism, despite its unfortunate<br />
name. This is not an unreasonable position to take, perhaps; but I am<br />
not sure how it can be squared with Marmé's "world System" approach.<br />
Braudel and Wallerstein, of course, by positing world-economies before<br />
any "pure" capitalist stage, insist on the invalidity of distinguishing<br />
419
Comptes rendus<br />
sharply between commercial capital and productive, "capitalist" capital,<br />
and hold that it is exactly the dominance of commercial capital by the<br />
center cities, from Antwerp to Amsterdam to London, which makes a<br />
world System a world system. In one note (ch. 6, n. 26, p. 293), Marmé<br />
argues that "commercial capitalism" is an oxymoron; perhaps, but why<br />
then using such terms as "world system" and "hegemony" which are based<br />
upon that concept? Capital, commercial or otherwise, and hégémonie<br />
dominance, économie or otherwise, seem to me to be intrinsic to any concept<br />
of "world system". We hear a little bit, much too little, on the activities<br />
of Dongting merchants outside Suzhou, but we are not really told<br />
anything on whether their wealth in Suzhou was used in any way to dominate<br />
anything anywhere. They are described as rich merchants with a<br />
strong local base; but, clearly, there are other such merchants groups in<br />
China. China was a large economy, well integrated in various ways; but<br />
from this book no Suzhou dominance is visible, not by the city's local<br />
Dongting merchants, not by possible other groups sojourning in Suzhou,<br />
such as the Huizhou merchants. Perhaps, if we take into considération also<br />
other merchants groups outside Suzhou (not in the least the Shanxi sait<br />
merchants sojourning in Yangzhou), we should imagine a picture rather<br />
différent from the centered, hierarchical world system model; an integrated<br />
network, perhaps, with centers which seem to hâve weight, but no clear<br />
dominancy. Perhaps, China was différent. And perhaps, rather than Antwerp,<br />
Amsterdam or London, Suzhou was Rome, or merely Florence, a<br />
cultural center rather than the only économie one.<br />
At times, the two issues I outlined hère corne together: when<br />
Suzhou's commercialization spreads out to the countryside, Marmé sees<br />
that as a great problem for "Suzhou" and its population (hère apparently<br />
the city intra muros), as if the agricultural commercialization in Suzhou's<br />
countryside and the development of commoditized manufacturing in the<br />
city had not been intrinsically linked from the beginning. And if really<br />
Suzhou-the-city was in trouble because its manufacturing moved to its<br />
own countryside, would that not mean that Suzhou was not completely<br />
dominant even over its own hinterland? It is therefore very difficult to<br />
understand, in the absence of any structural changes, how suddenly it<br />
420
Comptes rendus<br />
came about that in the sixteenth century "Suzhou's traditional markets<br />
were saturated, its traditional specialties faced increasing compétition, its<br />
merchant networks were decaying, and a hungrier, more agile group of<br />
competitors was better placed to exploit emerging opportunities" (p. 198),<br />
even while Suzhou presumably remained the center of the Chinese world<br />
System.<br />
Thus, I don't think that Marmé convincingly demonstrates that<br />
Suzhou was the undisputed center of a "world system." And in fact, comparisons<br />
with other candidate cities are conspicuously lacking. To some<br />
extent, Marmé shows only how, against the spécifie background of the<br />
Ming financial structure, a commercial city could develop in Jiangnan, but<br />
what made Suzhou différent from other cities such as Jiading, Songjiang,<br />
or even Nanjing, remains undiscussed.<br />
Now, Suzhou is, of course, much more than just an économie center,<br />
as Marmé himself acknowledges: Suzhou is and was traditionally also<br />
seen as either "the epitome of sophistication or as the nadir of décadence."<br />
However, the history of the cultural and social dominance of Suzhou and<br />
its urban society (and hère the word "dominance" is, I think, not too strong<br />
to use), is not at the center of Marmé's book; it should be the subject of a<br />
book another author should write. Yet, I am not sure that Marmé is as fully<br />
aware as he could hâve been of the implications of this cultural and social<br />
dominance of Suzhou on other parts of China, not in the least on the capital,<br />
including its politicians. It seems that for Marmé the opposition between<br />
on the one hand the state and on the other hand Suzhou society is<br />
almost absolute. We do not find in this book the local Suzhou élite, including<br />
current and ex-officials, influencing officiais at court on behalf of their<br />
own group, such as we know was fréquent from other sources: Marmé<br />
does not really look for such links between court and local society, even<br />
not when at one instance he points out that a leading Suzhou scholaroffïcial<br />
played a prominent rôle in the restoration of Zhu Qizhen (i.e.<br />
Yingzong). Mirroring the lack of detailed discussion of Suzhou merchants<br />
outside Suzhou, there is hardly any mention of the présence of Suzhou<br />
people at the capital, in the government, or as magistrates elsewhere.<br />
(There is one particularly deliciously put sentence, though, in one of<br />
421
Comptes rendus<br />
Marmé's notes - ch. 7, n. 4, p. 299, where he writes that "Most marriages<br />
in Ming Suzhou were between individuals from the same or a neighboring<br />
district - even when one had to go across half the empire to marry locally.")<br />
Only in passing does Marmé mention local Suzhou pétitions to the<br />
court in order to retain a particular magistrate. Similarly, why certain<br />
magistrates were called "illustrious officiais" in Suzhou gazetteers is not<br />
problematized; Marmé just accepts that as being objectively true. Were the<br />
- astonishingly fréquent - tax remissions given to Suzhou indeed only due<br />
to the high gênerai level of magistrates from elsewhere serving selflessly<br />
in Suzhou, as Marmé leads us to believe? Or were there other factors of<br />
influence at work?<br />
As for culture and society, in this book the cultural and social worlds<br />
are very much secondary to the économie world, and follow unproblematically<br />
from it. Socially, Marmé does treat in some détail the "local élite"<br />
(with a discussion on the relative merits of family, wealth, virtue, degrees,<br />
and culture), and présents some interesting findings: stratégies to convert<br />
social, cultural and material resources into structural dominance of local<br />
arenas seem strictly limited to the household, and hardly go beyond that<br />
household despite the rhetoric in généalogies; there is a distinct absence of<br />
intralineage coopération. Yet, the strata treated by Marmé seem to me to<br />
be well below the cultural Suzhou élite we usually meet in other sources;<br />
indeed, there are fréquent suggestions that Marmé's local élite is barely on<br />
the same level as the shidafu, the "cultured gentlemen" who otherwise are<br />
absent from Marmé's social-cultural discussions. For a full view we would<br />
need an intégration of both strata. And while Marmé states that the local<br />
élite relied increasingly on commerce, money-lending, and rent, we unfortunately<br />
are only given some évidence of the fïrst of thèse three factors.<br />
If I sound critical, or at least skeptical, about some parts of this book,<br />
I must state unequivocally that there are also many aspects I particularly<br />
like in Marmé's book, especially when comparing it with other discussions<br />
on socio-economic developments during the Ming period. Especially in his<br />
agricultural treatment, Marmé clearly makes an effort to build his data<br />
from the ground up, and tries to présent quantitative évidence as much as<br />
possible; and if it turns out that even for such a central région or place as<br />
422
Comptes rendus<br />
Suzhou we hâve insufficient data, that is honestly acknowledged, and<br />
Marmé makes ingenious efforts to get around the existing deficiencies.<br />
And such gaps turn out to be surprisingly large in comparison with what<br />
Western historians usually deal with: it is e.g. very difficult to get a reliable<br />
population figure for Suzhou in Ming, or even later times. Marmé<br />
admirably does not hide such problems. His sometimes hésitant quantitative<br />
statements, his sometimes more, sometimes less persuasive models to<br />
guesstimate, are more congenial to me than those "facts" repeated ad<br />
nauseam in similar works that are never checked for accuracy.<br />
Another aspect I like in this book is that Marmé has really tried to<br />
make an historical narrative out of the socioeconomic development of<br />
Suzhou. With this I mean that there is in this book no one single "Ming"<br />
structure against (or similar to) one "Qing" one: each décade is différent<br />
from the décade before, new situations in one period arise out of factors<br />
identified for the earlier period, and even when at some structural level<br />
certain aspects remain similar, on other levels, and for the individuals<br />
involved, they are différent. I find that a major contribution, even if the<br />
occasional dearth of sufficient material, or the bias of the sources which<br />
are available, means that we hâve to connect dots spaced widely apart, and<br />
that one author's filling in of the blanks may differ from another's. In this<br />
regard, Marmé knows quite well that certain genres are written for a particular<br />
purpose and cannot be accepted without questioning, and he devotes<br />
some pertinent paragraphs to that subject. He also rightly points out,<br />
however, that even when a writer deploys clichés, he still has to choose the<br />
formulas, and that within the gaps that separate one text from another a<br />
historian might very well find important dues for his research.<br />
Marmé is also very good in declining to use certain standard descriptions<br />
to illustrate his historical narrative. One could otherwise hâve written<br />
a hagiography of Suzhou even in problematic times: "Contemporaries<br />
often recognize what is not true, however. In ail but the worst of times,<br />
Suzhou dazzled visitors and impressed natives. They employed the same<br />
evoCative (if imprécise) phrases to describe a shifting reality" (p. 128). He<br />
therefore digs up what he can in order to describe the actual historical<br />
423
Comptes rendus<br />
movement of factors such as absenteeism, the subdivision of polders,<br />
urbanization, or the spread (or not) of prosperity to the countryside.<br />
Thus, there is much to like in this book. I do wish to end with one<br />
gênerai statement, however, about the overall conception of the book.<br />
Judging from footnotes that refer to his dissertation, as well as from passim<br />
statements in the book, it is clear that Marmé has done much more<br />
quantitative modelling work than, I venture to guess, he was allowed to<br />
publish in this book. For example, Marmé's short theoretical treatment of<br />
how and why he created his sample of patrilines is quite interesting; but it<br />
is clear that he has subjected that sample to a larger quantitative analysis<br />
than we are provided with. The fréquent références to models discussed<br />
and presented in his earlier Ph.D. thesis, and the inclusion at other spots of<br />
overly simple, undergraduate-level introductory statements, make one<br />
wonder whether Marmé met with one of those editors who no longer want<br />
books "too specialized for a gênerai reader." Writers, and readers, will<br />
hâve to suffer; I, for one, would hâve loved to see the detailed quantitative<br />
models of Marmé's dissertation reproduced in this book.<br />
Martin Heijdra<br />
Princeton University<br />
Shen Grant Guangren, Elite Théâtre in Ming China (1368-1644), London,<br />
New York : Routledge, 2005. xv-187 pages<br />
Ce travail, à maints égards singulier, semblerait devoir s'inscrire parmi<br />
ceux - sur l'art et l'histoire de la mise en scène de l'opéra traditionnel<br />
chinois - qui ont suivi la mémorable représentation du Pavillon aux pivoines<br />
en 1999 dans diverses grandes métropoles. Il n'en est rien puisque<br />
l'ouvrage est une mise à jour tirée de la seconde partie d'une thèse soutenue<br />
en 1994, intitulée Théâtre Performance during the Ming Dynasty.<br />
Chargé de cours d'histoire du théâtre à l'Université nationale de Singapour,<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
l'auteur se présente comme metteur en scène, spécialisé dans le théâtre<br />
qualifié de Asian, ce qui englobe Inde, Chine et Japon.<br />
L'étude entend ne prendre en compte que les représentations dites<br />
privées, jia ^, qualifiées « de l'élite », eu égard à leur haut niveau de<br />
professionnalisation, cela dans le cadre du règne officiel de la dynastie des<br />
Ming. L'exposé se déploie en treize sections qu'il y aurait peut-être eu<br />
intérêt à regrouper en plusieurs parties différemment articulées : les deux<br />
premières font office de bilan, l'une historique du genre, l'autre état des<br />
études. Les sections 4 et 5, consacrées aux comédiens, origine et formation,<br />
sont encadrées par l'examen de la situation des propriétaires de troupes<br />
privées et par celle de l'état de leurs relations avec leurs employés. Ensuite<br />
s'insèrent deux sections prenant en considération la sensualité des spectacles.<br />
Les sections 9, 10 et 11 s'attachent au chant, à la gestuelle et à la<br />
direction d'acteur. La mobilité de l'espace assigné à la représentation est<br />
traitée à l'avant-dernière section, la dernière se consacrant aux principes<br />
théoriques de l'art de la mise en scène.<br />
L'auteur se targue d'avoir ainsi présenté pour la première fois une<br />
introduction systématique à l'art de la mise en scène à l'époque des Ming<br />
en examinant quelque 1 700 volumes de documents et en assistant à une<br />
centaine de représentations d'opéra traditionnel chinois, sans compter ses<br />
recherches sur le terrain des bâtiments d'époque Ming, outre la sensibilité<br />
que lui aurait procurée son expérience de metteur en scène de zaju, kabuki<br />
et Sanskrit dance drama.<br />
L'exposé fait principalement appel aux témoignages des lettrés passionnés<br />
de théâtre-opéra. Aussi prend-il parfois l'allure d'une marqueterie<br />
de citations commentées, traductions où l'on ne peut que se féliciter que le<br />
texte d'origine soit souvent reproduit proposition par proposition. Il s'agit<br />
généralement de considérations, souvenirs, anecdotes ou échos de controverses,<br />
nullement de renseignements concrets sur les contraintes de la mise<br />
en scène de représentations d'opéra à la chinoise et moins encore sur les<br />
particularités, à l'époque des Ming, du chant, de la diction, de la gestuelle<br />
ou du costume. L'auteur donne à penser qu'il n'y en aurait pas digne<br />
d'être mentionnées : « AU his works [de Wei Liangfu] evidenced the same<br />
425
Comptes rendus<br />
rich, subtle and charming style that enjoyed a stage life of 450 years and is<br />
still a part of the living théâtre today » (p. 7).<br />
Bref, ces textes ne nous mènent en général ni dans les coulisses ni<br />
sur la scène où se déroule la représentation. Il y reste certes beaucoup à<br />
glaner : ainsi le recrutement des futurs comédiens de préférence avant<br />
l'âge de cinq ans, utilisables à partir de dix ans et jetables à vingt ans<br />
(p. 67), ce qui nécessitait l'embauche de nourrices, en particulier pour<br />
veiller à bander les pieds des petites filles (p. 48), consommables à partir<br />
de 13 ans (p. 70). La rigueur de l'entraînement n'empêchait le développement<br />
de liens affectifs entre le propriétaire et les membres de la troupe,<br />
comme l'établit la section 6 (p. 58-67).<br />
Le premier problème que soulève l'ouvrage est la validité d'une démarche<br />
chronologique subordonnée au découpage par tranche dynastique.<br />
Le deuxième est celui que pose le genre défini par le mot « élite », pratiquement<br />
identifié à un nombre restreint de chuanqi ou de transformations<br />
en chuanqi, appartenant au répertoire du kunqu. Le troisième problème<br />
concerne les conclusions que l'on peut tirer de la documentation. Il serait<br />
fastidieux d'entrer dans le détail des points contestables, le plus évident,<br />
peut-être, étant la démonstration de la section 8, « The play as foreplay ».<br />
On serait porté à opposer à l'effet d'excitation à celui de la purgation que<br />
n'ignoraient pas les lettrés de l'époque : l'on s'étonne que Xie Zhaozhe<br />
(1567-1624) et son fameux Wu zazu Sfl^E ne soit mentionné nulle part ! .<br />
À cela s'ajoute un usage maintes fois déroutant de la langue anglaise.<br />
Peut-on écrire que « Ming chuanqi diverged from Yuan zaju » pour annoncer<br />
deux pages plus loin : « Ming chuanqi, instead of growing out of<br />
Yuan zaju, evolved from nanxi » (p. 2 et p. 4). Ailleurs on ne sait trop si le<br />
problème est de fond ou de forme : « Almost ail known private troops<br />
owners belonged to three privileged social strata : sait merchants, head<br />
eunuchs and literati. » (p. 22). Dès le paragraphe suivant, l'auteur paraît<br />
conscient de la nécessité de corriger literati par hauts fonctionnaires ayant<br />
obtenu le grade àtjinshi. Mais plus loin : « The new economy of the Yuan<br />
Empire, however, did not forsake Confucian scholars as did the government.<br />
It provided a variety of job options to them in its booming entertainment<br />
industry... » (p. 33).<br />
426
Comptes rendus<br />
S'agit-il d'une vision anachronique des choses ? Elle se double<br />
d'une propension à forcer les rapprochements dans l'espace aussi bien que<br />
dans le temps. Faut-il souscrire à cet énoncé de la p. 2 et ses conséquences :<br />
« The development of traditional Chinese théâtre followed a pattern remarkably<br />
similar to that of Western théâtre. » ?<br />
Le souci de sous-estimer les disparités pousse à négliger des questions<br />
fondamentales. Le théâtre chinois est tout entier lyrique. Le mot<br />
traduit par dancing désigne en fait la gestuelle. Les actrices ont les pieds<br />
bandés. Comment dansent-elles ? Que se passe-t-il quand au milieu du<br />
XVII e siècle les femmes sont exclues de la scène, du moins théoriquement ?<br />
On n'en souffle mot.<br />
Par contre, les protestations de l'auteur du Pavillon aux pivoines<br />
contre les divers arrangements que d'autres dramaturges lui firent subir<br />
deviennent ainsi un « Tang-Shen debate » (Shen désignant Shen Jing)<br />
comparable à la bataille d'Hernani (p. 112-115). Par ailleurs, Shen Guangren<br />
considère la controverse comme un combat entre metteurs en scènes<br />
et dramaturges se soldant par la totale (sic) victoire des premiers. Une note<br />
nous précise que la bataille d'Hernani n'eut de cesse qu'au bout de la<br />
cinquante-cinquième et dernière représentation. Qu'en était-il de la pratique<br />
chinoise ? Rien de nature à nous éclairer sur ce point. La question<br />
n'est pas abordée si ce n'est pour souligner le but non-lucratif de ce théâtre<br />
« of the élite, by the élite et for the élite » (p. 22) : « The Ming taboo had a<br />
lasting impact. Li Yu (1611-1679) troupe's tours were alleged to solicit<br />
sponsorship, despite the fact fhat he was a director, playwright and critic of<br />
national and international famé... » (ibid.)<br />
À cette exaltation de la notoriété de Li Yu qui ne laisse pas d'être<br />
anachronique, ne faut-il pas opposer la citation d'un passage du journal<br />
d'un amateur éclairé tel que Qi Baojia (1602-1645) ? Il y note avoir assisté<br />
tous les deux ou trois jours à des spectacles chantés de genres différents.<br />
Certainement pas tous de l'élite ! On aurait souhaité connaître les sources<br />
qui permettent d'affirmer que le théâtre de cour fournissait des spectacles<br />
sans fin à la gloire de l'empire et du monarque (cf. p. 26-28).<br />
Peut-on généraliser à partir d'un jugement de Li Yu que les troupes<br />
dites commercial, incapables de comprendre un texte de l'élite, l'auraient<br />
427
Comptes rendus<br />
rendu insipide et ennuyeux (p. 28) ? De quel genre relève cette pièce de<br />
109 scènes ou actes dont le titre, Quanshan WlW (Encourager au bien),<br />
semble plutôt désigner sa nature édifiante ? La citation de Qi Baojia (p. 27)<br />
ne signifie peut-être pas mépris de cette littérature populaire. Les lacunes<br />
de la liste de références limitée à l'anglais et au chinois montrent que la<br />
question complexe des rapports entre romans et théâtre n'a pas été abordée.<br />
L'absence des classiques inventaires de Fu Xihua 2 révèle un autre problème<br />
: combien de ces milliers de pièces passeraient ce « test of the total<br />
théâtre of Ming chuanqi opéra (p. 53) ? Est-ce que ces centaines de zaju<br />
n'étaient jamais joués ? Quel rapport établir entre pièces à jouer et pièces à<br />
lire ? La multiplicité des éditions atteste l'importance des secondes. Bref,<br />
ce théâtre dit « littéraire » l'est bien plus par le fait qu'il est lu et non monté<br />
sur scène.<br />
Certes l'auteur nous a prévenu qu'il n'examinerait pas cet aspect du<br />
théâtre. Mais n'y aurait-il pas lieu d'aborder celui de la langue, le mandarin<br />
du Nord ou du Sud étant d'exercer alors une domination sans partage ?<br />
Autre question, liée à la réalité des représentations, l'usage de ne jouer que<br />
des scènes choisies, plus ou moins remaniées, extraites de pièces différentes.<br />
Les premiers recueils imprimés du genre remonteraient au moins à la<br />
fin des Ming 3 .<br />
Alors que les auteurs le plus souvent cités, Li Yu et Zhang Dai<br />
(1597-1681 ?) en débordent le cadre, n'est-il pas artificiel de chercher à<br />
doter ce règne dynastique multiséculaire d'une immutabilité fictive, au<br />
point de justifier le débordement en invoquant en note la résistance des<br />
Ming du Sud jusqu'en 1683 et de réaffirmer : « However, virtually ail the<br />
théories and practices explored in this book are identical to those of the<br />
fading Ming théâtre but not those of the emerging Qing drama » (p. 176,<br />
n.2)?<br />
Ne valait-il pas mieux de l'admettre ? La vogue des troupes privées<br />
ne semble pas coïncider avec le règne des Ming mais plutôt avec cette<br />
période de l'histoire littéraire chinoise qualifiée de wan Ming Qing chu.<br />
On en comprendrait mieux la naissance et le déclin en se plaçant dans ce<br />
cadre pour en sonder les paramètres.<br />
428
Comptes rendus<br />
Il apparaît difficile de suivre le faux problème que pose l'auteur dans<br />
l'analyse de la théorie de la performance de Pan Zhiheng $f5l@ (1556-<br />
1622) qui en vient à occuper le chapitre final tout entier. Censément incontestée<br />
et unanimement approuvée par lesdits literati leaders (cf. p. 166),<br />
ladite théorie emprunte une partie de sa terminologie à Zhuangzi, le « jene-sais-quoi<br />
» qui s'ajoute à la perfection de l'exécution, ce dont tout<br />
mélomane ne disconviendrait pas. « The discrepancy between their theory<br />
and the Ming context may suggest the theory's pre-Ming origin, a dérivation<br />
from and désignation for non-Ming circumstances and, as can be<br />
expected, a certain collision with the Ming context. The discrepancy between<br />
the theory and its supposed Ming context, on the other hand, would<br />
suggest the theory's disguised Ming nature... » (p. 163).<br />
Il est difficile de se défendre parfois d'un certain sentiment de porteà-faux<br />
quand une étude sur le théâtre lyrique, fût-il chinois, entend se<br />
placer en deçà de la musicologie (p. 54). Il n'empêche que l'ouvrage, muni<br />
d'un index assez détaillé, ouvre la voie à la connaissance d'un grand nombre<br />
de textes peu connus et souvent difficiles à traduire, outre le nombre<br />
d'éditions rares ou privées qui figurent dans la liste des références, ainsi<br />
cette édition dite en 46 volumes de Tang Xianzu.<br />
1 Voir Wu zazu,j. 15, Beijing : Zhonghua shuju, 1959, p. 446-447.<br />
2 Fu Xihua fllfjlrlfl, Mingdai chuanqi quanmu, Pékin, 1959 (950 items dont<br />
332 anonymes) et Mingdai zaju quanmu, 1958 (523 items dont 174 anonymes).<br />
3 À en croire Yan Changke, dans Zhongguo dabaike quanshu, JiclËI • AU, Pékin,<br />
1983, p. 618 (article Zhuibaiqiu xinji). Sur les zhezixi $Ff-f-)tJc, cf. ibid.,<br />
p. 186.<br />
André Lévy<br />
Professeur émérite<br />
Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne<br />
429
Comptes rendus<br />
Martin W. Huang (éd.), Snakes' Legs. Sequels, Continuations, Rewritings,<br />
and Chinese Fiction, Honolulu : University of Hawai'i Press, 2004.<br />
viii-306 pages<br />
Les suites et continuations littéraires des grands cycles narratifs ne sont en<br />
aucune façon un phénomène propre à la littérature chinoise : témoin les<br />
onze chapitres que Gérard Genette leur consacrait, il y a déjà plus de 20<br />
ans, dans son célèbre Palimpsestes, depuis l'épopée classique jusqu'au<br />
roman européen moderne \ Mais le phénomène, relativement marginal<br />
dans l'histoire de la littérature occidentale, occupe dans celle du roman<br />
chinois une place tout à fait remarquable : certains calculs évaluent à près<br />
de 20 % les œuvres de fiction des Ming et des Qing relevant peu ou prou<br />
du phénomène de ce que la critique moderne a baptisé du nom générique<br />
de xushu SlHr • On pourrait certes attribuer ce succès particulier à la<br />
grande tentation, offerte aux romanciers chinois mais point à leurs homologues<br />
occidentaux, d'user des jeux de la transmigration en faisant tout<br />
simplement renaître un héros pour qu'il entame une seconde existence<br />
narrative : ils ne s'en sont guère privés. L'importance de la continuation<br />
comme phénomène littéraire chinois a peut-être toutefois des raisons<br />
moins anecdotiques, et tient sans doute, comme le démontre Snakes' Legs,<br />
à la nature même de l'écriture romanesque chinoise, et notamment à ce<br />
que le maître d'oeuvre du recueil, Martin Huang, appelle sa « fluidité textuelle<br />
».<br />
L'ouvrage est issu d'un « panel » du congrès de l'Association for<br />
Asian Studies de 2001. Dans sa préface et son long chapitre introductif,<br />
M. Huang s'attache à retracer l'histoire du phénomène de la continuation<br />
en terres romanesques chinoises : celle-ci commence au moment, à la fin<br />
du XVI e ou au début du XVII e siècle, où les grands cycles comme ceux<br />
à'Au bord de l'eau ou de La Pérégrination vers l'Ouest arrivent à une<br />
sorte de stabilité textuelle qui s'accompagne souvent de leur attribution à<br />
un auteur défini dont les premiers critiques s'attacheront à décrypter les<br />
intentions cachées 2 . Ce premier point d'achèvement ouvre en effet la voie<br />
à la rédaction de suites et continuations cherchant à rétablir ce que le lecteur/auteur<br />
juge être le sens véritable de l'œuvre: Huang va jusqu'à<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
parler d'un « xushu process » qui commence par la réécriture, est suivi du<br />
commentaire et s'achève par les continuations. Trois moments forts jalonnent<br />
cette histoire des xushu. Ils furent particulièrement nombreux à voir le<br />
jour pendant la seconde partie du XVII e siècle, et au tournant du XX e siècle<br />
: ces deux périodes furent aussi des moments de transition dynastique,<br />
périodes pendant lesquelles sentiment d'achèvement et volonté, plus ou<br />
moins résignée, de poursuivre quand même, se traduisent par la composition<br />
de suites romanesques cherchant à relier « ce qui arrive » à « ce qui<br />
est arrivé ». Le troisième âge d'or des xushu, note-t-il toutefois, échappe à<br />
cette explication : il s'agit des premières décennies du XIX e siècle, qui<br />
virent paraître en cascade près d'une dizaine de continuations, toutes, il est<br />
vrai, consacrées à l'une des œuvres les plus obsédantes de la littérature<br />
chinoise : Le Rêve dans le Pavillon rouge.<br />
Les contributions réunies dans le volume illustrent en détail les moments<br />
historiques définis par Martin Huang. Le chapitre dû à Li Qiancheng<br />
porte ainsi sur trois suites du Xiyouji (La Pérégrination vers l'ouest),<br />
toutes vraisemblablement composées, selon lui, vers la fin des Ming. Ces<br />
suites du Xiyouji constituent en quelque sorte un condensé de l'art chinois<br />
de continuer un récit. L'une, le Hou f^ Xiyouji (Le Xiyouji postérieur) est,<br />
pour reprendre la terminologie de Genette, proleptique : elle conte le<br />
voyage d'une seconde génération de pèlerins, descendants ou successeurs<br />
des premiers voyageurs. Le Xu j^| Xiyouji (Suite au Xiyouji) est une suite<br />
elleptique : il conte en grands détails le voyage de retour, rapidement<br />
expédié par le roman original. Le Xiyou bu ^f (Complément au Xiyouji)<br />
est paraleptique, qui insère entre les chapitres 61 et 62 du roman original<br />
un rêve fait par le Roi des singes lors d'un somme au long du chemin.<br />
L'auteur n'est toutefois pas entièrement convaincant en analysant ces trois<br />
continuations comme relevant d'une même volonté didactique : si celle du<br />
Xu Xiyouji - une sorte d'« dûati-Xiyouji » où le voyage de retour vise à<br />
corriger un Sun Wukong obligé de renoncer à sa violence comme à sa<br />
malice et de se tourner vers les écritures bouddhiques, seule arme valide<br />
de salut - ne fait guère de doute, les deux autres textes semblent échapper<br />
à une analyse par trop réductrice. Le Hou Xiyouji — qui montre les pèlerins,<br />
431
Comptes rendus<br />
dans ce qui pourrait être lu comme une métaphore de l'entreprise même de<br />
rédaction d'un xushu, partir à la recherche de l'interprétation perdue des<br />
textes ramenés par les premiers pèlerins - déploie une satire ravageuse à<br />
l'égard des « trois enseignements », qui n'épargne guère que le cheminement<br />
intérieur dans la tradition des xinxue >(j>§L La célèbre variation sur le<br />
thème du désir effectuée avec brio par le célèbre Xiyou bu de Dong Yue jf.<br />
ï$, semble également ne guère pouvoir être réduite à sa dimension didactique.<br />
Li Qiancheng est sans doute plus proche de la vérité lorsqu'il note<br />
que ces trois œuvres tendent à clarifier l'allégorie diffuse de leur modèle<br />
en proclamant sans ambiguïté que la « pérégrination » ne saurait être<br />
qu'une expérience avant tout intérieure.<br />
L'analyse du Xu Jing Ping Mei Wl^èMM (Suite au Jin Ping Mei),<br />
par Hu Siao-chen, me paraît mieux remplir son objectif : montrer comment<br />
son auteur, Ding Yaokang TiS/L (1599-1669), a traduit dans son livre<br />
son obsession de la lecture correcte du sulfureux roman Ming, œuvre<br />
capable, disait-on, de révéler en ses lecteurs bodhisattva ou monstres<br />
suivant leur degré d'adhésion au récit des malversations et débauches du<br />
héros Ximen Qing. Le Jin Ping Mei était, dans l'esprit de beaucoup de ses<br />
lecteurs de la seconde moitié du XVII e siècle, une sorte d'épitomé de la fin<br />
des Ming, représentation microcosmique du désordre et de l'immoralité<br />
interne qui avaient permis à un conquérant barbare de s'emparer du pays.<br />
Témoin de la chute des Ming, Ding choisit le Jin Ping Mei pour expliquer<br />
le passé et justifier une situation nouvelle qu'il a en fait déjà acceptée.<br />
L'auteur remarque que Ding ne reprend nullement les traits structurels du<br />
livre-source, délaissant la peinture de la grandeur et de la chute d'une<br />
maisonnée pour suivre le destin individuel des personnages, dispersés cette<br />
fois dans le monde en chaos de la chute des Song du nord face aux Jin. La<br />
description de cette chute, écho transparent de la conquête mandchoue,<br />
occupe près du sixième du livre. En infligeant aux personnages, suivant<br />
qu'ils étaient morts ou vivants à la fin de l'œuvre originale, réincarnation<br />
ou nouvelles tribulations, Ding cherche à expliciter à chaque pas les mécanismes<br />
de la rétribution, et, en se livrant à de nouvelles descriptions<br />
sexuelles, tente de les distancier par un savant dosage de « chaud » et de<br />
432
Comptes rendus<br />
« froid » au fond inspiré de son modèle. Le résultat est pour le moins<br />
ambigu au regard de la volonté édifiante de son auteur, les descriptions<br />
erotiques du Xu Jin Ping Mei mettant en scène un désir au fond plus subversif<br />
et destructeur que celui que traduisait son hypotexte. La tentative de<br />
Ding de mettre en œuvre les pouvoirs du langage tout en se prémunissant<br />
de ses dangers par la référence constante aux « livres de bonne moralité »<br />
(shanshu HfUr) produit un résultat pour le moins contrasté.<br />
Le court chapitre consacré par Yang Shuhui au Dangkou zhi WM&<br />
(Chroniques de l'éradication des rebelles), une des plus célèbres continuation<br />
du Shuihuzhuan, donne un autre exemple de cette difficulté des xushu<br />
à échapper à leur source : alors que son auteur Yu Wanchun #îjïl|#<br />
(ca. 1794-1849) entendait se situer dans la lignée de Jin Shengtan, reprenant<br />
l'histoire au chapitre 70 (et poursuivant d'ailleurs explicitement là ou<br />
Jin s'était arrêté, numérotant son propre ouvrage à partir du chapitre 71)<br />
pour conter la défaite et l'extermination de Song Jiang et de sa bande dont<br />
il entendait punir l'esprit rebelle, il finit par composer une œuvre qui ressemble<br />
plus par sa structure et sa tonalité aux versions longues du Shuihu<br />
dont il entendait justement combattre l'esprit : son héros Chen Xizhen y<br />
occupe la place du rebelle loyal laissée libre par un Song Jiang qui devient<br />
sous sa plume un mauvais révolté, semblable au rebelle Fang La qu'il<br />
poursuivait dans la dernière partie de l'œuvre originale. Tout se passe<br />
comme si, par un étrange atavisme intertextuel, reprendre le récit du Shuihu<br />
là où l'avait « tranché à la taille » Jin Shengtan condamnait à réintégrer,<br />
volens nolens, l'univers romanesque des versions longues du cycle Ming.<br />
Consacré à une œuvre de 1736, le Shuo Tang quan zhuan tS/Hèff<br />
(Raconter l'histoire des Tang, version complète), le chapitre de Robert<br />
Hegel rend également hommage à la force inspiratrice de la saga des<br />
Bords de l'eau : Hegel remarque en effet que ce roman ne constitue pas,<br />
comme les précédentes variations romanesques sur l'histoire des Sui et des<br />
Tang, une recomposition de sources historiques articulée autour du destin<br />
des maisons dynastiques, mais qu'il est constitué, dans la manière du<br />
Shuihu, d'un chapelet d'histoires de héros, les chaînes narratives<br />
s'entrecroisant lorsque les personnages se rencontrent. Cette suite<br />
433
Comptes rendus<br />
d'aventures rocambolesques, contée avec verve et mettant en scène des<br />
personnages hauts en couleur a été interprétée par plusieurs historiens<br />
chinois du roman comme un ajout « populaire » à la légende de la grande<br />
dynastie. Hegel prend à contre-pied cette interprétation : selon lui,<br />
l'apparition de personnages « énormes » dans la trame narrative de<br />
l'histoire des Tang ne saurait être lue comme une naïveté qui serait le<br />
signe d'une œuvre «populaire». L'auteur remplace trop systématiquement<br />
les héros droits et justes par des guerriers grossiers et irascibles pour<br />
qu'il ne puisse s'agir que d'une simple coïncidence : grossissement et<br />
caricature servent à un auteur lettré, certainement connaisseur des célèbres<br />
romans ayant précédé son œuvre, à introduire une distance ironique par<br />
rapport à ses illustres prédécesseurs. En tant que xushu, le Shuo Tang<br />
quanzhuan peut être considéré comme une parodie.<br />
Hegel reconnaît toutefois que le Shuo Tang peut parfaitement faire<br />
l'objet de lectures multiples, et qu'il a pu aussi être lu au premier degré<br />
pour ses indéniables qualités divertissantes. Cette pluralité des lectures<br />
possible est d'ailleurs signe de la qualité de cette œuvre pour laquelle<br />
Hegel parvient fort bien à communiquer son plaisir de lecteur par des<br />
traductions bien enlevées. On regrette un peu qu'il n'ait pas eu le temps,<br />
comme il avait su si bien le faire dans son Reading Illustrated Fiction in<br />
Late Impérial China (Stanford University Press, 1998), de consacrer plus<br />
de temps à l'histoire matérielle des nombreuses rééditions de l'œuvre, qui<br />
recèlent probablement des renseignements sur la façon dont ce livre a pu<br />
être apprécié de lecteurs savants ou innocents.<br />
C'est un cas un peu similaire de continuation pour le moins indirecte<br />
qui fait l'objet du chapitre de Laura Wu. Le Ruyijun zhuan tflJMWiW<br />
(Biographie du prince idoine), roman écrit vers 1833, retrace la carrière du<br />
héros éponyme, sorte de surhomme confucéen aux multiples succès, qui<br />
reçoit de l'empereur ce sobriquet flatteur. Le roman, qui n'est pas sans<br />
rappeler le presque contemporain Yesou puyan jgf HBUlf" (Francs propos<br />
d'un vieux rustre), n'entretient en revanche aucun rapport explicite avec le<br />
célèbre roman erotique du milieu des Ming portant le même titre. Pour<br />
Laura Wu, l'auteur ne pouvait en aucun cas ignorer l'existence de son<br />
434
Comptes rendus<br />
sulfureux prédécesseur, et a forcément repris le titre de Ruyijun zhuan à<br />
dessein : alors que le premier roman, une fantaisie pornographique centrée<br />
autour du personnage de Wu Zetian, faisait le portrait des excès du yin ^<br />
déchaîné, le second affirme la suprématie d'un monde masculin bien tempéré,<br />
dont le héros est dans la sphère privée un polygame heureux à la<br />
nombreuse descendance et dans la sphère publique un ministre écouté de<br />
l'empereur. Laura Wu n'est toutefois pas entièrement convaincante quand<br />
elle relève des points de parenté structurelles entre le roman pornographique<br />
et l'édifiante biographie : ceux-ci pourraient être découverts dans bien<br />
d'autres romans Ming et Qing. Toutefois, son hypothèse selon laquelle<br />
l'auteur aurait voulu, par un tel titre, corriger en quelque sorte les excès<br />
scandaleux du roman Ming en écrivant une œuvre qui en soit l'exacte<br />
antithèse, si elle n'est pas démontrée par l'article, ne saurait non plus être<br />
rejetée. Il s'agirait d'une sorte de cas limite du xushu, le titre servant<br />
d'indice intertextuel pour interpréter correctement le sens de l'œuvre...<br />
Pas moins de deux chapitres, dûs à des vétérans des études américaines<br />
du xiaoshuo, sont consacrés à l'exploration des nombreuses suites du<br />
Hongloumeng, que M. Huang qualifiait dans son introduction de véritable<br />
moment « d'anxiété de la continuation ».<br />
Dans son article, Keith McMahon recrée avec finesse « l'humeur<br />
nostalgique » produite par le chef-d'œuvre de Cao Xueqin, et qui se traduisit<br />
chez ses lecteurs par la rédaction de douzaines de continuations ;<br />
toutes ces suites ont en effet en partage d'aller à la recherche d'une innocence<br />
perdue en défaisant les antinomies traumatiques qui, dans l'œuvre<br />
originale, conduisaient le monde d'innocence du jardin des Jia vers sa<br />
perte et sa dissolution. Keith McMahon montre comment cette recherche<br />
se traduit dans la rédaction des xushu du Rêve : tous, sauf un, cheminent<br />
vers un happy end ; tous créent un Baoyu polygame, dont l'union rétablit<br />
l'harmonie brisée entre lui et les filles du jardin. Pour ce faire, les suites<br />
vont d'abord s'employer à « améliorer » Baoyu, que les auteurs de continuations<br />
fassent réapparaître le personnage lui-même où se « contentent »<br />
de le réincarner : dans presque tous les cas, il devient un homme accompli,<br />
passant avec succès les examens et occupant emplois civils et - dans certains<br />
cas - militaires. En tant qu'époux polygame, il est modéré, parfois<br />
435
Comptes rendus<br />
presque chaste et mû plus par le sentiment {qing fjf) que le désir (se -fe).<br />
Celles des continuations qui incluent des passages explicitement erotiques,<br />
tout en décrivant un Baoyu sexuellement actif, cherchent à maintenir<br />
l'équilibre entre descriptions erotiques et peinture d'un amour courtois, à<br />
rebours d'une tradition du xiaoshuo des Qing qui tendait à réserver la<br />
description pornographique aux personnages de statut inférieur.<br />
Les unions polygames ainsi créées restent marquées par la supériorité<br />
féminine. Il y a aussi des explorations de zones de l'univers féminin non<br />
abordées jusqu'à présent, comme des scènes d'accouchement (Hongloumeng<br />
ying §£, Les Ombres du Hongloumeng) ou d'allaitement (Xu jjf(<br />
Hongloumeng). Le Baoyu « pornographique » du Qilou chongmeng j^fflt<br />
33? (Le Nouveau rêve des pavillons gracieux) déploie une connaissance<br />
accomplie de l'anatomie féminine, supérieure à celle des femmes ellesmêmes.<br />
À la tête de ces harmonieuses unions polygames auxquelles un<br />
Baoyu corrigé peut désormais prétendre, on trouve le plus souvent Lin<br />
Daiyu, qui devient dans bien des versions un véritable chef de famille. Une<br />
autre des préoccupations constantes des auteurs est en effet de rendre<br />
justice à la principale « victime » du Hongloumeng, ressuscitée ou réincarnée<br />
pour épouser Baoyu ou l'un de ses avatars. La passion insatisfaite et<br />
exclusive qui unissait Daiyu et Baoyu dans l'œuvre originale s'affadit dans<br />
cette nouvelle configuration où la jeune femme n'est plus qu'une primus<br />
inter pares dans un groupe amoureux désormais à l'abri de la jalousie.<br />
Comme le remarque McMahon, les continuations du Hongloumeng,<br />
bien qu'ayant considérablement affadi et simplifié le chef-d'œuvre qui les<br />
inspirait, ont indéniablement réussi à isoler et mettre en relief plusieurs de<br />
ses nombreux éléments constitutifs : la polygamie implicite de Baoyu, ou<br />
sa fascination pour le féminin. La fidélité à l'esprit de l'œuvre source est<br />
peut-être au fond la plus forte dans les suites les plus originales, comme le<br />
« scandaleux » Qilou chongmeng, qui, par son impudeur, parodie son<br />
modèle sans l'affadir, ou le plus pessimiste Hongloumeng ying, qui dépeint<br />
en Baoyu un homme resté aux marges de l'univers féminin.<br />
436
Comptes rendus<br />
Cette dernière œuvre, seule suite du Hongloumeng a avoir eu pour<br />
auteur une femme, sert de pivot au chapitre d'Ellen Widmer, qui construit<br />
autour d'elle un questionnement : peut-on observer en Chine au XIX e<br />
siècle, comme on a pu le faire pour l'Angleterre des XVIII e et XIX e siècles,<br />
un développement du lectorat féminin des romans, voire l'apparition de<br />
romancières ? Pour tenter de répondre à cette question, elle examine les<br />
continuations du Rêve restées anonymes, en fonction de critères qui peuvent<br />
être définis de manière tangible : leur conformité avec ce que l'on sait<br />
des valeurs associées aux femmes lettrées ou guixiu pBI^ du XIX e siècle,<br />
les traces d'un point de vue « féminin » (attention accordée à tout ce qui<br />
entoure accouchements et naissances ou, à l'opposé, désintérêt ou distance<br />
à l'égard de points clefs de l'univers masculin comme le système des<br />
examens, la carrière hors du foyer, etc.), et les caractéristiques formelles<br />
qu'elles auraient en partage avec des œuvres qu'on sait avec certitude<br />
écrite par des femmes : le Hongloumeng ying de Gu Taiqing Bl^îH<br />
(1877), ou certaines ballades tanci de même époque. Widmer conduit cette<br />
enquête un peu hasardeuse avec rigueur et méticulosité, arrivant à la<br />
conclusion peut-être décevante que le Hongloumeng ying est vraisemblablement<br />
la seule continuation du Hongloumeng due à une femme : les<br />
anonymes s'écartent trop des critères définis pour qu'on puisse leur supposer<br />
une auteure, du moins si ces critères sont valides. Comme le fait remarquer<br />
Widmer, le xushu du Hongloumeng qui répondrait le mieux aux<br />
critères de « féminisation » n'est pas un anonyme et a été écrit... par un<br />
homme. Le xiaoshuo, à la différence du tanci, semble être demeuré un<br />
genre presque exclusivement masculin. Tout reste bien sûr possible, et une<br />
guixiu a pu écrire dans un registre inapproprié voire scandaleux...<br />
En revanche, il semble bien plus assuré que les xushu aient marqué<br />
un élargissement du public aux femmes. Plusieurs guixiu ont d'ailleurs<br />
laissé des poèmes faisant allusion à leur lecture du Hongloumeng ou de ses<br />
continuations. La place quasi écrasante prise par le féminin dans le Rêve et<br />
ses suites, le nombre sans précédent de leurs héroïnes, enfin les réponses<br />
poétiques suscitées chez des lectrices dénotent une certaine « féminisation<br />
» de l'univers du xiaoshuo, en dépit de l'absence probable de roman-<br />
437
Comptes rendus<br />
cières. Cette féminisation ne se fait pas sans une certaine condescendance,<br />
et Widmer s'attarde sur le fait que bien des auteurs de suites semblent<br />
vouloir se mettre à la portée d'un public élargi « aux femmes et aux enfants<br />
». Ce n'est en revanche pas le cas du Hongloumeng ying, qui, aux<br />
yeux de Widmer comme à ceux de McMahon, se rapproche du ton de son<br />
modèle en le dénaturant le moins.<br />
Le chapitre de Wang Ying sur les suites du Jinghuayuan (Fleurs<br />
dans le miroir) est également en grande partie consacré à la thématique du<br />
féminin. Les xushu retiennent en effet du Jinghuayuan deux traits principaux<br />
: soit le modèle du voyage utopique (ou contre-utopique), soit celui<br />
d'un discours portant essentiellement sur la condition féminine. À la première<br />
thématique se rattache le Xin Jinghuayuan, publié en 1907 : on y<br />
voit un fils du héros du premier livre s'embarquer pour un nouveau voyage<br />
qui le mènera au « Pays des réformes » (weixinguo ftfffUS), dont la description<br />
offre l'occasion d'une cruelle satire de la Chine d'alors : on a<br />
plutôt affaire à un « roman de dénonciation » à la Li Boyuan ou à la Wu<br />
Jianren. La question des femmes est au centre de deux ouvrages un peu<br />
postérieurs : un second Xin Jinghuayuan (1908), et le Xu Jinghuayuan<br />
(1910). Un peu comme le Ruyijun zhuan étudié par Laura Wu, le second<br />
Xin Jinghuayuan ne se rattache à son modèle que par le titre : il conte le<br />
départ avorté, pour étudier à l'étranger, de deux sœurs qui s'entoureront de<br />
douze compagnes avec lesquelles elles partageront discussions et projets.<br />
L'auteur est un réformiste modéré, favorable à une amélioration de la<br />
condition féminine tout en s'opposant à une éducation identique pour les<br />
hommes et les femmes. À l'opposé, le Xu Jinghuayuan (1910) adopte une<br />
perspective violemment anti-féministe et réactionnaire, corrigeant le Jinghuayuan<br />
tout à fait dans la manière avec laquelle le Dangkou zhi corrige le<br />
Shuihu. L'ouvrage continue linéairement le Jinghuayuan, partant du moment<br />
de l'abdication de Wu Zetian, mais prend en même temps son modèle<br />
littéralement à rebours, les héros laissant derrière eux une cours des<br />
Tang re-masculinisée, pour effectuer un retour vengeur vers le pays des<br />
femmes, et conter finalement la ré-transformation en homme du dieu de la<br />
littérature, dont la féminisation marquait le début du Jinghuayuan original.<br />
438
Comptes rendus<br />
Si éloignée que soient ces deux œuvres par leur point de vue, elles<br />
voient toutes deux dans leur œuvre source un livre concerné au premier<br />
chef par la question de la condition féminine. Comme le remarque Wang<br />
Ying, elles précèdent de quelques années Hu Shi dans la lecture « féministe<br />
» de l'œuvre de Li Ruzhen que l'on reproche parfois au grand critique.<br />
Le dernier chapitre du livre donne à nouveau la parole à Martin<br />
Huang pour une étude de ce qui semble être une des très rares suites autographes<br />
de l'histoire du roman chinois : la seconde partie du Laocan youji<br />
de Liu E. Martin Huang y démontre que la dimension de quête allégorique<br />
du Voyage du Vieux décrépit, déjà présente dans le premier récit, est renforcée<br />
par la continuation. Abandonnant son personnage de médecin itinérant<br />
soucieux de justice et de bien public, le Laocan de la « suite » reprend<br />
une pérégrination qui le mène cette fois vers l'accomplissement du salut<br />
personnel. Le ton est à l'autojustification, voire à l'autocélébration, notamment<br />
à l'occasion d'un long voyage aux enfers où les défauts du héros<br />
se voient relativisés et même validés. Cette seconde partie, s'étonne Martin<br />
Huang, a été peu étudiée par les critiques du Laocan youji. Elle jette<br />
pourtant un jour nouveau sur le premier récit, et sur le caractère personnel<br />
et sérieux de l'entreprise romanesque de Liu E, parfois mise en doute par<br />
la critique.<br />
Un autre livre, également paru en 2004, aborde la question des<br />
continuations des romans en langue vulgaire parues entre la fin du XVI e et<br />
le début du XX e siècle. Il s'agit de l'ouvrage de Gao Yuhai rtî3î$ï, Ming<br />
Qing xiaoshuo xushu yanjiu E^flf/hiftlIt^HW^ (Zhongguo shehui kexue<br />
chubanshe), version publiée d'une thèse de doctorat soutenue en 2001 à<br />
Shanghai. Comme Snakes' Legs, où figurent en bonne place les travaux de<br />
jeunes universitaires d'origine chinoise en poste aux Etats-Unis, il est<br />
représentatif du travail d'une nouvelle génération de chercheurs chinois 3 .<br />
Le livre de Gao Yuhai apporte au portrait éclaté, parfois presque impressionniste,<br />
du phénomène du xushu brossé par Snakes' Legs, l'utile<br />
complément d'une vision d'ensemble. Après avoir retracé l'histoire des<br />
xushu (s'arrêtant au passage sur des suites laissées complètement de côté<br />
439
Comptes rendus<br />
par l'ouvrage édité par M. Huang, comme celles du Roman des Trois<br />
royaumes ou les véritables « séries » des romans d'art martiaux au XIX e<br />
siècle), Gao recense les divers modes de continuations adoptés par leurs<br />
auteurs, avant de s'interroger longuement sur les circonstances et les raisons<br />
de l'apparition de ces œuvres, et sur leur réception par le public. Un<br />
très utile chapitre retrace l'histoire de la réception critique des xushu,<br />
depuis le début des Qing jusqu'à l'aube du XX e siècle. Dans une dernière<br />
partie, Gao revient longuement, cas par cas, sur les rapports entretenus par<br />
les continuations avec les chefs-d'œuvre qui leur servirent de modèle. Il<br />
traite notamment de l'influence de la littérature théâtrale, autre lieu par<br />
excellence des réécritures ou des continuations, que seul Robert Hegel<br />
évoquait dans l'ouvrage collectif.<br />
Il est indéniable que les auteurs de ces deux livres butent sur un problème<br />
de définition : qu'est-ce au fond qu'un xushu et où commence le<br />
champ de leur étude ? Ceux des auteurs qui, comme Gao Yuhai, annoncent<br />
vouloir s'en tenir à une définition restrictive (une œuvre reprenant les<br />
personnages, la structure et discutant le sens de l'œuvre originale) « craquent<br />
» en cours de route et abordent des suites qui dérivent bien au-delà<br />
du champ annoncé. On a vu que Robert Hegel ou Laura Wu abordent des<br />
œuvres qui ne sauraient guère être qualifiées de « continuations » stricto<br />
sensu. Dans son chapitre, Keith McMahon ne peut s'empêcher de comparer<br />
les « suites » proprement dites du Rêve dans le pavillon rouge avec ce<br />
qu'il nomme, de façon joliment chantournée, « les non-séquelles moins<br />
directement modelées » sur le chef-d'œuvre de Cao, mais qui lui ressemblent<br />
davantage et lui sont au fond plus fidèle. Aussi Martin Huang a-t-il<br />
sans doute raison d'annoncer qu'il se range sous la définition très large de<br />
« ensuing narrative » : appréhender dans leur ensemble toutes les variations<br />
et dérivations intertextuelles des romans classiques est sans doute<br />
l'objectif le plus stimulant que puisse se fixer actuellement la recherche.<br />
Wang Ying propose même, me semble-t-il avec raison, de n'exclure de<br />
l'entreprise d'exploration du phénomène des xushu que « les commentaires<br />
de romans proprement dits ».<br />
L'apparition simultanée d'ouvrages consacrés au phénomène des<br />
continuations s'inscrit en effet dans une évolution logique des études sur le<br />
440
Comptes rendus<br />
roman chinois : celles-ci furent pendant longtemps dominées par les monographies<br />
sur les œuvres singulières, avant que, pendant les années 1990,<br />
on ne voie paraître de nombreuses études sur la canonisation critique du<br />
roman en langue vulgaire, notamment via l'étude des éditions « ponctuées<br />
et commentées » (pingdian fPIÉ) par des lettrés de renom : publication de<br />
monographies (je songe aux travaux de David Rolston et de Lin Gang 4 )<br />
ou d'anthologies (deux ouvrages, l'un en anglais et l'un en français, proposaient<br />
tous deux à leurs lecteurs d'apprendre « comment lire un roman<br />
chinois » 5 ) de ces premières formes de la critique. D'une certaine façon,<br />
les suites et les continuations constituent un mode de ces lectures critiques<br />
des chefs d'œuvre, et leur exploration arrive donc à point nommé à ce<br />
stade de la recherche. Mais ces études sur les xushu marquent en même<br />
temps l'apparition comme objets d'histoire littéraire d'œuvres mineures<br />
peu ou pas étudiées. Leur caractère novateur rend leur lecture inspiratrice<br />
et stimulante, en dépit du flou certain qui entoure encore la définition du<br />
« genre » : s'il y a un certain chaos, celui-ci me semble plus fécond<br />
qu'obscur.<br />
1<br />
Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Seuil, « Poétique », 1982,<br />
chap. XXVIII-XXXVIII.<br />
2<br />
Ainsi Jin Shengtan (1610-1661), qui, dans son célèbre « découpage à la<br />
taille » à'Au bord de l'eau, s'attachera à distinguer l'œuvre originale, qu'il attribue<br />
à Shi Nai'an, de la continuation infidèle que constitue à ses yeux la dernière<br />
partie, due selon lui à Luo Guanzhong.<br />
3<br />
Une seconde thèse chinoise sur le même sujet vient d'ailleurs d'être publiée :<br />
il s'agit de l'ouvrage de Wang Xuchuan 3£jliiH, Zhongguo xiaoshuo xushu<br />
yanjiu c F 4 B! / ha&fl!#W2ï, Shanghai: Xuelin chubanshe, 2004. Il aborde le<br />
sujet dans un sens beaucoup plus étendu, incluant par exemple les anthologies<br />
d'anecdotes classiques modelées sur un recueil ancien, telles les imitations médiévales<br />
ou modernes du Shishuo xinyu.<br />
David L. Rolston, Traditional Fiction and Fiction Commentary. Reading and<br />
Writing between the Lines, Stanford : Stanford University Press, 1997 ; Lin<br />
Gang #fti, Ming Qing zhiji xiaoshuo pingdianxue zhi yanjiu ^MWH^M^.<br />
W^^^WfS, Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1999. En français, on pourra<br />
se référer aux travaux de Rainier Lanselle.<br />
441
Comptes rendus<br />
5 David L. Rolston (éd.), How to Read the Chinese Novel, Princeton : Princeton<br />
University Press, 1990 ; Jacques Dars et Chan Hingho, Comment lire un roman<br />
chinois, Le Mas de Vert : Éditions Philippe Picquier, 2001.<br />
Vincent Durand-Dastès<br />
INALCO<br />
Rania Huntington, Alien Kind. Foxes and Late Impérial Chinese Narrative,<br />
Cambridge (Mass.) : Harvard University Press (Harvard East Asian<br />
Monographs 222), 2003. 370 pages<br />
C'est une nouvelle réjouissante qui nous parvient d'outre-Atlantique : les<br />
esprits-renards chinois hantent désormais les plus prestigieux campus des<br />
États-Unis d'Amérique. La sinologie vulpine vient en effet de s'enrichir<br />
tout récemment dans ce pays de deux opus aussi remarquables que complémentaires<br />
: le dernier en date, qui devrait être sorti des presses de<br />
l'université de Columbia à l'heure où seront imprimées ces lignes, est une<br />
étude d'histoire religieuse consacrée au culte des esprits-renards 1 . Le<br />
premier à avoir vu le jour, Alien Kind, issu d'une thèse soutenue en 1996 à<br />
Harvard et qui fait l'objet du présent compte rendu, porte sur le volet<br />
littéraire du thème. Les deux ouvrages ont choisi les mêmes limites chronologiques,<br />
se concentrant sur la période qui va de la fin des Ming au<br />
début de la période républicaine. On ne peut que se féliciter de l'apparition,<br />
à un bref intervalle, d'études qui explorent systématiquement un thème de<br />
la religion, du folklore et de la littérature chinoise à la fois extrêmement<br />
familier et empreint de mystère, à l'instar de l'animal qui en est le centre.<br />
Rania Huntington commence son étude dense et bien construite en<br />
retraçant brièvement l'histoire littéraire des esprits-renards, depuis leur<br />
apparition sous les Six Dynasties jusqu'à la fin de l'époque impériale.<br />
Mais elle avertit d'entrée son lecteur qu'il ne s'agit pas de nous livrer une<br />
synthèse sur le thème du renard dans l'ensemble de la littérature chinoise :<br />
les « renarderies » médiévales seront surtout convoquées à fins de compa-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
raisons, et l'auteur renvoie pour plus de détails à ses propres travaux ou à<br />
ceux de certains de ses maîtres ou condisciples 2 ; de même, elle<br />
n'abordera que marginalement les renards des nouvelles et romans en<br />
langue vulgaire, ou ceux du théâtre des Ming et des Qing, pour se concentrer<br />
sur le genre qui donne, de très loin, la plus large place aux espritsrenards<br />
: les récits en langue classique - courtes « notes de l'étrange »<br />
(zhiguai ;Sf£) ou véritables nouvelles (chuanqi filiaf) - issus du pinceau<br />
des lettrés des derniers siècles de la Chine impériale.<br />
C'est au second chapitre que l'auteur entre dans le vif de son sujet<br />
de façon à la fois riche et vivante : elle nous convie à assister à deux soirées<br />
de l'ère Qianlong, passées, entre lettrés, à raconter des histoires de<br />
renards. La première soirée est narrée par un auteur mandchou, He<br />
Bang'e fn^|3|B (ca. 1736-1799) ; la seconde nous est rapportée par<br />
l'illustre Ji Yun (1724-1805). En traduisant et commentant chacune des<br />
dix anecdotes ainsi rassemblées, puis en examinant les postulats théoriques<br />
opposés de He et de Ji au sujet des renards, l'auteur plonge son lecteur au<br />
cœur de la relation complexe entre les lettrés et ces esprits-renards qui<br />
étaient, selon le mot de Ji Yun, « à mi-chemin des hommes et des bêtes,<br />
des morts et des vivants, des immortels et des démons ». Les lettrés<br />
acceptaient l'existence des esprits-renards (les déclarations d'incrédulité<br />
radicales sont rarissimes), et employaient tout leur talent à les intégrer à<br />
leur Weltanschauung comme à leur esthétique.<br />
Les parties suivantes, thématiques, s'essayent à bâtir, à partir du matériau<br />
des anecdotes et des nouvelles, une taxinomie rigoureuse du fait<br />
vulpin. Le chapitre 3 s'attache ainsi à situer l'esprit-renard dans l'espace.<br />
Si on rencontre avant tout les renards en Chine du nord, leur présence y est<br />
presque banale, et leur chemin croise quotidiennement celui des êtres<br />
humains : ils seront au fil du temps de plus en plus souvent dépeints<br />
comme hantant les maisons, jusqu'au cœur des grandes villes. La cohabitation<br />
avec le renard sorcier, si elle donne parfois lieu à un conte d'horreur,<br />
est plus fréquemment bénigne : le « locataire renard » (fox lodger) se<br />
présente volontiers sous la forme d'un digne patriarche, parfait alter ego de<br />
443
Comptes rendus<br />
son hôte lettré. Quand les renards résidents causent du trouble, c'est bien<br />
souvent en réaction à l'inconduite de la partie humaine de la maisonnée.<br />
Le chapitre 4, consacré au culte des renards, ne cherche pas dans les<br />
anecdotes classiques le matériau qui permettrait de reconstituer l'histoire<br />
religieuse des « immortels vulpins » (huxian Mfllj). mais tente plutôt de<br />
caractériser le regard que les lettrés portent sur eux, notamment sur la<br />
nature des pouvoirs divins qu'on leur prête ou sur la façon dont ils<br />
communiquent avec les humains. Si le rôle bien connu du renard comme<br />
dispensateur de richesses ou de prophéties est amplement illustré, les<br />
auteurs lettrés s'emploient avec vigueur à discréditer les médiums -<br />
souvent des femmes des classes populaires - par le truchement desquels le<br />
renard communique le plus souvent : bien des récits tournent en ridicule<br />
ces intermédiaires méprisés, et montrent le lettré se substituant au médium<br />
pour établir une relation directe avec le renard 3 .<br />
Les deux chapitres suivants nous entraînent vers ce qui est sans<br />
doute la dimension majeure du renard comme fait littéraire : la renarde<br />
dans son rôle erotique. Le chapitre 5, « Foxes and Sex », expose un paradoxe<br />
: si le renard, et au premier chef la femelle de l'espèce, est de longue<br />
date caractérisé comme « l'animal lubrique » par excellence, le récit classique<br />
compte relativement peu de descriptions explicites des ébats entre<br />
jeunes gens et belles renardes 4 . Ces dernières sont d'ailleurs moins dépeintes<br />
comme des créatures intrinsèquement libidineuses que comme des<br />
mirages entraînant leurs amants vers leur perte 5 . À ce titre, les renardes<br />
sont constamment, comme par métaphore, associées aux femmes dangereuses<br />
: courtisanes et beautés fatales de l'histoire de Chine. Toutefois,<br />
comme le retrace le chapitre suivant (« The Fox Romance »), dès que se<br />
déploie l'ampleur narrative du chuanqi, on rencontre de véritables histoires<br />
de liens conjugaux stables noués entre hommes et renardes. Ce chapitre<br />
est illustré avant tout par les récits d'amours vulpines dus à Pu Songling<br />
(1640-1715), le maître incontesté du genre. L'auteur classe les renardes<br />
amoureuses de Pu en deux catégories, les « petites sœurs », femmesenfants<br />
délurées et espiègles, et les figures maternelles et protectrices des<br />
« grandes sœurs », certains personnages pouvant passer d'un emploi à<br />
l'autre. Si les renardes de Pu ou de ses imitateurs se montrent des amou-<br />
444
Comptes rendus<br />
reuses constantes et fidèles, elles demeurent néanmoins évanescentes, et la<br />
renarde finit, tôt ou tard, par disparaître. C'est dans cet exil volontaire,<br />
porteur de mélancolie romantique, que réside, comme le note Rania Huntington,<br />
l'irréductible différence entre femmes du monde réel et renardes 6 .<br />
Ji Yun, allergique à ces apitoiements dangereux, s'emploiera dans ses<br />
récits à parodier et critiquer les romances vulpines de Pu Songling.<br />
Ji occupe dans le dernier chapitre la place centrale qui était celle de<br />
Pu dans le précédent. L'auteur s'y interroge en effet sur une des<br />
préoccupations du compilateur du Siku quanshu : quel sens donner à la<br />
présence familière des esprits-renards ? Dans certains récits, les renards<br />
peuvent être des xian f[Ij : patients quêteurs d'immortalité, consacrant<br />
parfois des siècles à rattraper le handicap que constitue leur animalité, ils<br />
montrent une constance de nature à rappeler aux hommes qu'ils ont tort de<br />
gaspiller les avantages de la condition humaine en matière de quête du<br />
perfectionnement de soi. Tantôt, au contraire, les renards sont des yao ffi,<br />
monstres surgis des failles de l'esprit humain, dont les dérèglements<br />
donnent chair aux pires travers. Dans l'un comme l'autre cas, le lettré qui<br />
contemple le renard se tourne vers un miroir : miroir culpabilisant,<br />
lorsqu'on y voit un sage renard cultivant paisiblement l'immortalité,<br />
miroir déformant ou miroir révélateur quand il montre un démon né du<br />
désordre des sens. Le XX e siècle commençant brisera ce miroir et mettra<br />
fin au compagnonnage pluriséculaire du renard et du lettré : ainsi que le<br />
note Rania Huntington, lorsque le compilateur du Qingbai leichao ?jf $|3SÏ<br />
%> (L'Anecdotier thématique des Qing) republiera en 1916 bien des récits<br />
qui font la matière de Alien Kind, il les regroupera sous le néologisme<br />
infamant de « superstitions » (mixin §B{a )...<br />
Alien Kind est une véritable mine d'analyses stimulantes et<br />
« d'observations subtiles » 7 . R. Huntington possède un sens aigu de la<br />
formule, qu'elle manie avec bonheur. Sur le plan formel, son ouvrage<br />
constitue une sorte d'hommage au vieil art chinois du commentaire : le<br />
second chapitre dans son entier, comme bien des passages dans d'autres<br />
chapitres, est ainsi constitué de traductions, interrompues ou prolongées<br />
par de longues digressions analytiques. Bien qu'il génère quelques redites,<br />
445
Comptes rendus<br />
le choix de ce format me paraît judicieux, et l'ouvrage propose ce faisant à<br />
son lecteur une véritable petite anthologie thématique.<br />
Analyses et commentaires occupent toutefois la majeure partie du<br />
texte. Dans ce mode narratif, Rania Huntington est plus proche d'un Ji<br />
Yun que d'un He Bang'e ou d'un Pu Songling. À l'instar du grand lettré<br />
de l'ère Qianlong, elle cherche constamment à mettre en lumière la<br />
rationalité vulpine. Elle le fait certes avec brio, mais peut-être la lumière<br />
jetée sur les esprits-renards est-elle par moments trop crue : on regrette un<br />
peu que davantage de doutes ne soient parfois exprimés. Ainsi lorsque<br />
l'auteur caractérise en quelques mots affirmatifs « le renard de la fin des<br />
Ming », ou d'époque Qianlong, ou Guangxu... Ce reproche n'est pas sans<br />
injustice, eu égard à la richesse réelle du matériau employé par l'auteur !<br />
Mais, comme le remarque R. Huntington elle-même en conclusion (p.<br />
342), les « vast océans of biji fjEfB» restent en grande partie à explorer, de<br />
même que le répertoire des théâtres locaux, et bien des œuvres de la<br />
littérature en langue vulgaire : même si les quelques pages qu'elle<br />
consacre à cette dernière me semblent pertinentes 8 , le thème du renard<br />
dans les genres autres que le chuanqi ou le zhiguai gagnerait à être étudié<br />
plus avant. Il s'agit, on le voit, plus d'une invite que d'un vrai reproche.<br />
1 Kang Xiaofei, The Cuit of the Fox. Power, Gender, and Popular Religion in<br />
Late Impérial and Modem China, Columbia University Press, à paraître en<br />
janvier 2006 (issu d'une thèse soutenue à Columbia en 2000).<br />
2 Li Jianguo ^UJIlI] Zhongguo hu wenhua 4 I SM3t'Hi Beijing : Renmin<br />
wenxue chubanshe, 2002 ; Rania Huntington, "Tigers, Foxes, and the Margins<br />
of Humanity in Tang chuanqi Fiction", Harvard papers on Chinese Literature I<br />
(1993), p. 40-64 ; Kang Xiaofei, "The Fox and the Barbarian: Unravelling<br />
Représentations of the Other in Late Tang Taies", Journal of Chinese Religions<br />
27 (1999), p. 35-60.<br />
3 Un article intéressant de Donald S. Sutton à ce sujet ("From Credulity to<br />
Scorn: Confucians Confiront the Spirit Médiums in Late Impérial China", Late<br />
Impérial China 21/2, p. 1-39) manque à la bibliographie de Huntington.<br />
4 C'est beaucoup moins le cas, ainsi que le note d'ailleurs Huntington, du roman<br />
en langue vulgaire. Le lecteur francophone pourra le constater en lisant les<br />
Galantes chroniques de renardes enjôleuses (Yaohu yanshi ^MfÊ5Ë), présen-<br />
446
Comptes rendus<br />
tées et annotées par Pierre Kaser (Le Mas de Vert : Éditions Philippe Picquier,<br />
novembre 2005).<br />
5<br />
« [the vixen's] human body is a désirable illusion », remarque l'auteur page<br />
176.<br />
6<br />
« a human women of childbearing âge has no blameless exits from<br />
domesticity, save death » (p. 263).<br />
7<br />
Pour reprendre la traduction proposée par Jacques Pimpaneau du titre du<br />
recueil d'anecdotes de Ji Yun : Notes de la chaumière des observations subtiles<br />
(Yuewei caotang biji Wfip^ltfS), Paris : Musée Kwok-On, 1995.<br />
8<br />
Un reproche toutefois sur un point secondaire : à propos du Dongduji jfC|Sî!B<br />
(La Conversion de l'Orient), R. Huntington note (p. 312-313) qu'un des<br />
renards qui y apparaît « begins as a seducer but becomes a moral force »,<br />
montrant qu'il est ainsi « more flexible in meaning than the other créatures he<br />
encounters ». Si le contraste est réel entre ce renard et certains protagonistes<br />
animaux de ce roman de 1635, il convient de noter que d'autres chapitres<br />
accordent à un singe et à un loup un rôle tout à fait similaire à celui du renard.<br />
Vincent Durand-Dastès<br />
INALCO<br />
Cynthia Brokaw et Kai-wing Chow (éd.), Printing and Book Culture in<br />
Late Impérial China, Berkeley, Los Angeles, London : University of<br />
California Press (Studies on China 27), 2005. xvi-539 pages<br />
Sept ans ont passé depuis le colloque qui est à l'origine de ce recueil. Si<br />
cela nous permet de disposer aujourd'hui d'un ouvrage dont il faut souligner<br />
l'édition soignée, on pourra aussi regretter ce délai, car le domaine de<br />
l'histoire du livre est aujourd'hui en constante évolution. Un colloque a eu<br />
lieu à Londres en juin dernier \ un autre à Pékin en octobre, un troisième<br />
est en préparation. Les contributeurs de ce recueil ont, depuis 1998, publié<br />
d'autres articles. Citons entre autres les deux numéros du East Asian Library<br />
Journal de 2001, où l'on trouve onze articles (dont cinq signés par<br />
des contributeurs du présent recueil) qui constituent un complément indispensable<br />
à Printing and Book Culture in Late Impérial China.<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
Depuis une dizaine d'années (il semble que le numéro spécial de<br />
Late Impérial China de 1996 ait marqué un tournant), l'histoire du livre<br />
chinois a effectué un retour en force dans la sinologie américaine. Cette<br />
histoire est devenue interdisciplinaire - la diversité même des<br />
contributeurs du présent recueil, dont aucun n'est, à strictement parler, un<br />
spécialiste du livre, l'atteste. On ne traite plus seulement du livre comme<br />
d'un texte, mais aussi comme d'un bien de consommation, d'un produit<br />
socio-culturel ou même d'une production artistique. Pour obtenir des<br />
avancées, on élargit aujourd'hui l'horizon en convoquant des spécialistes<br />
de disciplines connexes. En d'autres termes, on s'intéresse depuis une<br />
dizaine d'années à des questions qui ont préoccupé les historiens du livre<br />
en Occident depuis un demi-siècle, et on se sert ce faisant de leur approche<br />
et de leurs conclusions.<br />
L'introduction de Cynthia Brokaw, qui est en réalité un véritable<br />
article (20 pages de notes donnent de précieuses indications<br />
bibliographiques), fait le point sur l'état de la question dans une<br />
perspective comparatiste, et dégage plusieurs thèmes essentiels. Brokaw<br />
souligne notamment les obstacles que rencontre l'historien du livre : les<br />
informations sont peu nombreuses et disséminées (rappelons l'absence, en<br />
Chine, d'inventaires de décès répertoriant les livres possédés par les<br />
défunts, d'archives de libraires ou d'éditeurs et, plus globalement, le<br />
manque d'information sur des questions qui paraissaient sans doute trop<br />
évidentes, ou à tout le moins pas assez intéressantes, pour être relevées).<br />
Mais les livres eux-mêmes « parlent » et sont une source précieuse. De ce<br />
point de vue, la mise en ligne des catalogues de fonds des bibliothèques,<br />
un projet comme « Chinese rare books », piloté par Sôren Edgren et<br />
l'Université de Princeton depuis quinze ans, ou toute bibliographie critique<br />
(shuzhi HfîÊO s'avèrent très précieux.<br />
Joseph McDermott, qui prépare actuellement une synthèse depuis<br />
longtemps attendue sur l'histoire du livre en Chine (The Book in China,<br />
1000-1700), nous en livre un avant-goût dans son brillant article synthétique<br />
sur l'évolution quantitative des imprimés dans le long temps. Il adopte,<br />
indices à l'appui, la thèse « révisionniste » selon laquelle il n'y avait pas<br />
autant de livres qu'on a pu le dire sous les Song 2 . Après le déclin du XIV e<br />
448
Comptes rendus<br />
siècle, il y a encore peu de livres dans la première moitié des Ming, pénurie<br />
attestée par de nombreux témoignages. L'explosion du nombre<br />
d'ouvrages (surtout au Jiangnan et à Nankin, concurrencés plus modestement<br />
par Pékin et le Fujian), qui ne fera d'ailleurs qu'atténuer cette pénurie,<br />
ne date que du milieu du XVI e siècle. C'est à partir de cette date que<br />
les imprimés dépassent en nombre les manuscrits : les acheteurs veulent<br />
des livres, et les lettrés se lancent dans la course à la publication. La question<br />
est de comprendre pourquoi, en Chine, il s'est écoulé huit siècles<br />
avant que les imprimés ne s'imposent vraiment. McDermott avance la<br />
baisse sensible du coût de fabrication au XVI e siècle - notamment grâce au<br />
style de caractères dit jiangti Util °u Songti T^H plus rapide à graver -,<br />
la nouvelle demande (manuels pour les examens, romans), le développement<br />
de l'édition commerciale au détriment des publications officielles, la<br />
constitution d'un public nouveau, celui des shengyuan, le nouvel essor de<br />
la bibliophilie (les lettrés tout à la fois écrivent, collectionnent et vendent<br />
les livres), l'apparition d'un certain goût pour l'encyclopédisme. L'article<br />
évoque enfin, mais un peu trop allusivement, les raisons de la persistance<br />
de la culture du manuscrit. Et McDermott conclut sur une note plus méfiante<br />
: à la fin des Ming et au début des Qing, on ne lisait sûrement pas<br />
autant que ce qu'on peut penser aujourd'hui, car la circulation des ouvrages<br />
était encore limitée. On les gardait encore jalousement par devers soi<br />
comme un « capital social ».<br />
Lucille Chia (les éditeurs de Nankin à la fin des Ming) et C. Brokaw<br />
(ceux de Sibao H:H, au Fujian, au XIX e siècle) replacent l'histoire du<br />
livre dans un contexte régional et local, une approche qui s'est beaucoup<br />
développée récemment 3 . Ces deux centres différaient à de nombreux<br />
égards. Nankin, qui connaît une renaissance comme capitale intellectuelle<br />
à la fin du XVI e siècle - et où, faut-il le rappeler, séjournent nombre de<br />
lettrés du Jiangnan, en raison notamment de la présence des organes du<br />
gouvernement bis et du Collège impérial -, redevient, à une plus grande<br />
échelle, ce qu'elle avait été au début des Ming : une véritable capitale<br />
nationale de l'édition. L'étude de Chia, présentée comme encore liminaire,<br />
rend d'une certaine manière meilleure justice à la ville, quelque peu ou-<br />
449
Comptes rendus<br />
bliée des historiens 4 . Chia établit qu'il y avait des connexions avec les<br />
éditeurs de Jianyang, au Fujian, qu'elle a minutieusement étudiés par<br />
ailleurs 5 . Il y a certaines différences entre Sibao et Nankin : Sibao, petit<br />
centre isolé, ne publie que des titres au succès éprouvé, dans des éditions<br />
de qualité médiocre et bon marché alors que Nankin se fait une spécialité<br />
des pièces de théâtre et de la fiction, et publie des éditions de luxe. Mais<br />
les deux centres partagent aussi des points communs : l'absence de livres<br />
bon marché dans la production de Nankin n'est due selon Chia qu'au fait<br />
que ces ouvrages ont probablement disparu. L'un des points forts de son<br />
article est l'analyse statistique fouillée des maisons d'édition nankinoises<br />
et des ouvrages qu'elles impriment, classés par genres bibliographiques.<br />
Chia déplore toutefois qu'on n'en sache pas beaucoup sur les familles<br />
d'éditeurs-imprimeurs. Sous les Qing, on assiste à une intégration encore<br />
plus poussée entre les grands centres d'édition et au développement de<br />
petits centres qui ne survivent que grâce à la publication d'ouvrages à<br />
succès, comme le montre Brokaw dans son étude sur Sibao. Cependant,<br />
elle affirme l'absence de spécialisation locale, contrairement à ce qui se<br />
passait pour d'autres biens de consommation à l'époque. Dans le<br />
deuxième volet de son article, Brokaw montre qu'à l'intérieur même de ce<br />
noyau d'ouvrages à succès, d'ailleurs assez éclectique - les Quatre Livres<br />
et les Cinq Classiques, les manuels d'éducation élémentaire pour les enfants,<br />
les adolescents, les apprentis lettrés mais aussi pour les marchands<br />
en voyage, les encyclopédies de tous les jours, les manuels de géomancie,<br />
de divination, etc. - il existait une variété infinie d'éditions, qu'elle analyse<br />
avec la plus grande minutie. Les éditions se distinguaient, en fonction<br />
du public visé, par leur format, leur présentation (présence par exemple de<br />
deux registres, interdépendants ou non, dans la page), leurs notes, la ponctuation,<br />
le registre de langue utilisé, la qualité de l'impression, le type de<br />
commentaire fourni. On en vient ici à la multiplicité des lectures possibles<br />
d'une même œuvre, thème des deux contributions suivantes.<br />
Anne McLaren et Robert Hegel s'intéressent en effet à la sociologie<br />
du texte et à son corollaire, le « marketing » du livre. Comment le lecteur<br />
« reçoit »-il le livre et comment l'auteur ou l'éditeur orientent-ils cette<br />
réception en choisissant d'« emballer » le livre de telle manière plutôt que<br />
450
Comptes rendus<br />
telle autre ? Cette branche de l'histoire du livre restitue toute leur importance<br />
à l'illustration (son agencement avec le texte), aux commentaires et<br />
notes, à la ponctuation, à la table des matières, au choix des citations, à la<br />
langue utilisée, au style, à la qualité du papier et de l'impression, bref au<br />
discours hors-texte, résumé dans les préfaces, les fanli f\ffl\ ou les dufa Uf<br />
fê. La question du ou des lectorats et celle de l'histoire de la lecture en<br />
Chine - et leurs implications pour l'éditeur en termes de « cible », de<br />
« segmentation » - sont extrêmement complexes, et y répondre implique<br />
une large part de spéculation. Il paraît indiscutable qu'il y avait des publics<br />
différenciés selon l'âge, le sexe et le niveau d'instruction. Mais la vulgarisation<br />
dans la diffusion des connaissances (comptines, formules mnémotechniques,<br />
images, passages soulignés, simplifiés, abrégés) n'a-t-elle pas<br />
contribué à effacer ces cloisonnements ? Comme le souligne McLaren, le<br />
lecteur semi-lettré se sent honoré d'avoir accès à une connaissance qui lui<br />
est en principe inintelligible. Mais dans le sens inverse, les ouvrages pour<br />
le « grand public » plaisent aussi à certains lettrés. La question du vernaculaire,<br />
que McLaren inclut dans son propos, est éminemment complexe. On<br />
sait que la langue vernaculaire n'était pas accessible à tous, bien au<br />
contraire. Mais à la fin des Ming naît l'idée que la littérature vernaculaire<br />
véhicule finalement le même message que les Classiques et qu'elle doit<br />
être utilisée pour rendre ce message accessible au plus grand nombre, à<br />
l'instar des traductions en baihua aujourd'hui.<br />
A. McLaren pose des questions essentielles pour quiconque chercherait<br />
à écrire une histoire de la lecture en Chine 6 . Elle commence par montrer<br />
comment les conceptions « classiques » de la lecture (la lecture quasi<br />
rituelle chez Zhu Xi) se démodent à mesure que le livre prend son essor au<br />
XVI e siècle et que son lecteur devient tout à la fois plus populaire, plus<br />
pragmatique, plus hédoniste, plus « paresseux » aussi. Elle attire<br />
l'attention sur l'émergence - nettement visible dans les préfaces des œuvres<br />
de fiction - d'un lexique particulier de la lecture à partir de cette date,<br />
s'attardant sur plusieurs termes désignant autant de catégories de lecteurs<br />
ou de lectrices (gendered reading). Par exemple, le terme haoshizhe #?(§•<br />
^f, que Clunas a discuté dans le domaine des arts, perd sa connotation<br />
451
Comptes rendus<br />
péjorative (la même que celle qui est attachée au mot « amateur » en français)<br />
et en vient à désigner, de façon plus neutre, tout amateur (au sens<br />
premier cette fois) de littérature vernaculaire. McLaren définit l'activité de<br />
ces haoshizhe dans l'édition de la littérature vernaculaire. Enfin, elle pose<br />
les spécificités de la lecture en Chine : rôle de la mémorisation, de la récitation<br />
et de la lecture à voix haute, de l'illustration - didactique, moralisante<br />
ou simplement décorative - et du commentaire (on note à ce propos<br />
le rôle d'un éditeur comme Yu Xiangdou dans la promotion du commentaire<br />
dans le roman).<br />
Sur la base de l'examen matériel des livres, R. Hegel se penche sur<br />
les éditeurs et les lecteurs de fiction. Il distingue sommairement pour<br />
commencer le lecteur aisé du lecteur sans moyens. Les éditions luxueuses<br />
de romans furent surtout le produit du XVII e siècle : sous les Qing, pour<br />
diverses raisons, la qualité des éditions de romans ne cessa à quelques<br />
exceptions près de décliner (p. 238-240, 253-259). Il note aussi que les<br />
ouvrages imprimés sous les Qing ne comportaient presque jamais<br />
d'illustrations (le roman faisant exception, mais avec des illustrations de<br />
qualité moyenne) et que nombre de romans des Qing ne circulaient que<br />
sous forme manuscrite, pour un cercle restreint d'amateurs. A partir du<br />
XIX e siècle, la lithographie abaissa de façon continue le coût de<br />
fabrication du livre, entraînant l'élargissement du lectorat de fiction. Hegel<br />
pense que l'on peut étendre cette conclusion (diminution de la qualité des<br />
éditions et des prix, élargissement du lectorat) à l'ensemble des livres. Il<br />
conclut que si une même œuvre de fiction pouvait être « emballée », à la<br />
demande des éditeurs, pour des catégories d'acheteurs différentes, le<br />
discours de l'auteur, lui, ne variait pas en fonction de ces différentes<br />
éditions 7 .<br />
Katherine Carlitz se penche sur la publication des pièces de théâtre,<br />
notamment les chuanqi, dont la fin des Ming constitue un âge d'or. Son<br />
article montre comment l'essor du genre rencontre celui de l'édition commerciale<br />
(« the appearance of a new genre in a new médium », p. 275) et<br />
analyse les relations d'influence réciproque qui existèrent entre les deux.<br />
Le genre théâtral, très demandé par le public des lecteurs, possédait de<br />
telles spécificités (parties parlées et parties chantées, rythme des airs,<br />
452
Comptes rendus<br />
longueur des pièces, didascalies, indications de mise en scène) qu'il fallait<br />
faire preuve d'ingéniosité pour en imprimer les œuvres à l'intention d'un<br />
large public. Carlitz met au jour toute une communauté active de lettrés du<br />
Jiangnan partageant la passion du théâtre, et qui se sont attachés à réécrire<br />
d'anciennes pièces et à en publier, que ce soit leurs propres pièces ou<br />
celles d'autres dramaturges. Comme tous les autres genres, à partir de la<br />
fin du XVI e siècle le théâtre a rencontré le monde de l'édition et s'est donc<br />
commercialisé au point que les éditeurs se livraient une concurrence effrénée<br />
pour publier des pièces ou des extraits de pièces.<br />
Evelyn Rawski aborde une question indirectement liée à celle de<br />
l'ethnicité mandchoue : la publication en Chine ou aux marges de la Chine<br />
d'ouvrages en langues étrangères, y compris les textes chinois traduits.<br />
L'impact de ces publications sur les Chinois et les non-Chinois fut double :<br />
intégration culturelle mais en même temps affirmation d'identités<br />
culturelles propres. Les cas ont largement varié. Les publications en<br />
tibétain étaient surtout religieuses. Le cas mandchou est particulier : les<br />
Mandchous ont rapidement été intégrés culturellement, mais publier dans<br />
leur langue était un moyen d'affirmer la culture mandchoue (avec des<br />
conséquences encore visibles au XX e siècle). Le mandchou a aussi servi de<br />
langue intermédiaire pour tous les non-Han qui voulaient accéder à la<br />
culture chinoise. Les Mongols ont publié en mongol leur histoire pour<br />
contrer l'affaiblissement de leur identité culturelle. La censure de la<br />
littérature populaire chinoise par les autorités Qing a été contournée par les<br />
Mandchous et les Mongols grâce à la circulation de traductions<br />
manuscrites.<br />
Xu Xiaoman braque le projecteur sur un genre particulier : les généalogies.<br />
Xu rappelle en introduction les visées d'une généalogie<br />
(circonscrire la lignée pour prévenir les usurpations d'identité, vanter<br />
son pedigree) et combien la compilation de généalogies fut encouragée<br />
officiellement par le gouvernement Qing. Puis il s'intéresse - c'est la<br />
partie novatrice de l'article - à la compilation des généalogies : son processus,<br />
la distribution des rôles, la fréquence de publication (généralement<br />
tous les 30 ans), le financement, la diffusion (limitée généralement aux<br />
membres du lignage, avec souvent interdiction de vente), les règles de<br />
453
Comptes rendus<br />
préservation, etc. Comme dans le cas des monographies locales, il y a eu<br />
professionnalisation de la compilation : établissement d'un bureau ad hoc,<br />
intervention de maîtres ès-généalogies (pushi fff[Si) au rôle plus ou moins<br />
étendu (parfois, ce sont des imprimeurs spécialisés qui compilaient la<br />
généalogie, les pujiang jjtHE, artisans itinérants dont les lignages requéraient<br />
les services). Plusieurs cas illustrent le propos. Manuscrites chez les<br />
familles peu aisées, les généalogies étaient imprimées (au besoin en plusieurs<br />
fois) par les familles plus aisées. Shaoxing et Changzhou furent<br />
deux centres importants dans la production de généalogies. Xu étudie<br />
enfin les coûts de publication, très variables selon la méthode d'impression,<br />
la qualité du papier, le tirage. Mais celui-ci étant généralement limité, le<br />
coût unitaire était élevé, rendant nécessaire la collecte de fonds. Dans le<br />
cas précis des généalogies, l'impression par caractères mobiles était pratique<br />
en raison de l'itération de nombreux caractères.<br />
Anne Burkus-Chasson décortique « l'herméneutique visuelle » d'un<br />
album de peintures méconnu, le Liu Yuan jinghui Lingyange WiW$$lfâ£$k<br />
jtHHfj, de Liu Yuan, peintre du début des Qing. L'album, réalisé à la demande<br />
d'un fonctionnaire, est une re-présentation de la célèbre série de<br />
portraits de vassaux loyaux commanditée par Tang Taizong, qui l'avait<br />
fait placer dans le Lingyange. L'article, après avoir analysé le discours<br />
contenu dans les préfaces, invite le lecteur à feuilleter cet album en effectuant<br />
des allers-et-retours entre la séquence de portraits (inspirés de Chen<br />
Hongshou) et les poèmes qui figurent en contrepoint au verso de chacun<br />
d'eux, et en propose une lecture à plusieurs niveaux : commentaire historique,<br />
réflexion sur la loyauté (dans le contexte du début des Qing), élévation<br />
finale vers le divin (portraits de Guanyin). Profondément remaniées<br />
dans la forme, les éditions postérieures du Lingyange n'auront plus qu'une<br />
dimension esthétique. Burkus-Chasson dégage les spécificités du médium<br />
qu'est l'album d'images et réfléchit aux rapports entre image imprimée et<br />
peinture, dans une perspective à la fois théorique et historique.<br />
Enfin, Julia Murray, spécialiste de l'image, apporte un éclairage en<br />
forme de comparaison entre trois imprimés comportant des illustrations<br />
édifiantes : le Dijian tushuo, compilé sous la direction de Zhang Juzheng à<br />
454
Comptes rendus<br />
l'attention de Wanli alors adolescent ; le Yangzheng tujie, compilé quelques<br />
années plus tard pour le prince héritier, et qui allie l'érudition de Jiao<br />
Hong et les talents de dessinateur de Ding Yunpeng ; et les différents<br />
Shengjitu HSHm. les vies illustrées de Confucius, celle aujourd'hui perdue<br />
de Zhang Kai (XV e siècle) ayant lancé la tradition 8 . On sait que la fin<br />
des Ming vit une véritable explosion de ce type d'ouvrages, dont les titres<br />
se terminent invariablement par tulun, tushuo, tujie, tuce, tukao, tuhui, etc.<br />
Certains hauts fonctionnaires joignaient même à leurs mémoires des illustrations<br />
ou des croquis - comme par exemple le mémoire de Zhang Juzheng<br />
sur les sacrifices au Ciel et à la Terre en 1575, ou celui de Yang<br />
Dongming sur la famine au Henan en 1594 -, une tendance semble-t-il<br />
caractéristique de cette époque. L'histoire de ces trois ouvrages, leurs<br />
différentes éditions, leurs publics, leurs sources ou leur postérité sous des<br />
formes telles que peintures, estampes ou sculptures sur pierre, sont<br />
l'occasion pour J. Murray - qui a publié par ailleurs des articles détaillés<br />
sur chacun des trois ouvrages - de réfléchir sur la nature, la fonction, la<br />
destination et la réception de l'image et sur ses liens avec le texte et avec<br />
les autres média visuels. Murray relève en conclusion qu'à la fin des Ming,<br />
l'imprimé illustré assoit son prestige mais qu'en même temps, l'image est<br />
remise en question par certains lettrés, qui la jugent trop superficielle par<br />
rapport au texte, par exemple pour enseigner la doctrine de Confucius, ou<br />
trop débauchée, dans le cas des romans, et qui considèrent que son rôle<br />
didactique est juste bon pour les masses 9 .<br />
La publication de Printing and Book Culture matérialise les résultats<br />
des recherches sur l'histoire du livre menées aux Etats-Unis ces dix dernières<br />
années. Plusieurs aspects importants de cette histoire demeurent en<br />
pointillés - on peut citer le prix des livres et plus généralement tout ce qui<br />
touche à la comptabilité des éditeurs (rémunération des auteurs, des graveurs,<br />
marges, ristournes commerciales, sort des invendus, etc.). Le silence<br />
des sources laisse craindre qu'on n'en saura probablement jamais<br />
guère plus que ce que l'on sait aujourd'hui sur ce point, c'est-à-dire pas<br />
grand-chose. Mais les sources parlent de beaucoup d'autres questions<br />
intéressantes. En gardant à l'esprit que certaines communications du colloque<br />
n'ont pas été retenues, chacun pourra donc toujours regretter<br />
455
Comptes rendus<br />
l'absence de tel ou tel sujet dans le présent recueil et proposer des axes de<br />
recherche futurs. Je suggérerais pêle-mêle les thèmes suivants, à propos<br />
des Ming : les centres d'édition qu'étaient le Collège impérial mais plus<br />
encore les maisons princières, la censure, la diffusion des ouvrages chinois<br />
à l'étranger, la perte ou la destruction des livres (impact d'événements<br />
comme les raids des Wokou et la conquête Qing sur les collections de<br />
livres du Jiangnan), ainsi, peut-être, que des études de genres bibliographiques<br />
bien identifiés mais peu analysés (on pense en particulier aux<br />
biographies édifiantes d'eunuques ou de généraux célèbres) ou le rôle de<br />
certains canaux de distribution populaires comme les foires et les temples.<br />
La variété des sujets abordés par Printing and Book Culture suffit<br />
néanmoins à montrer dans quelle direction s'oriente aujourd'hui l'histoire<br />
du livre chinois sous l'influence des cultural studies : on ne dit d'ailleurs<br />
plus guère « history of the book » mais « book culture » ou « printed<br />
culture », termes plus englobants qui invitent à repousser les limites<br />
mêmes du champ d'étude 10 . Elle se situe à la croisée de l'histoire des<br />
techniques, de celle de l'édition, de la bibliophilie, des savoirs, de<br />
l'éducation populaire de masse, des différents types de langues, de l'image,<br />
mais aussi de l'histoire économique et sociale, de celle des examens, des<br />
femmes, de l'histoire intellectuelle, politique et religieuse, etc. La<br />
rédaction, la fabrication, la distribution (géographique et sociale) et la<br />
réception du livre permettent de se poser un nombre presque illimité de<br />
questions, tout en gardant à l'esprit les contextes propres à chaque époque,<br />
le fait que chaque livre, chaque édition a une histoire particulière, et la<br />
nécessité de l'étude quantitative telle que pratiquée par McDermott, Chia<br />
ou Brokaw. En dépit des difficultés pratiques et des critiques théoriques<br />
qu'elle occasionne, cette étude quantitative, bien plus aisée aujourd'hui<br />
qu'il y a un demi-siècle, demeure indispensable n .<br />
Il est à parier que les recherches vont s'orienter à l'avenir vers<br />
l'« envers » de l'histoire du livre, non pas tant la culture populaire, qui fait<br />
depuis longtemps l'objet de recherches approfondies, que celle du manuscrit.<br />
Le titre même du présent recueil montre combien la culture du manuscrit<br />
à l'âge de l'imprimerie est un continent encore trop délaissé par les<br />
historiens. McDermott et Carlitz n'y font qu'une brève allusion, et l'on ne<br />
456
Comptes rendus<br />
peut que regretter que la communication d'Oki Yasushi (« Manuscript<br />
Editions in Ming-Qing China ») n'ait pas été retenue par les éditeurs, car<br />
elle aurait donné un contrepoint intéressant. Étudier les raisons mêmes de<br />
cette négligence de la culture manuscrite serait déjà commencer à réfléchir<br />
au problème. Pour les Chinois des Ming et des Qing, la distinction entre<br />
manuscrit et imprimé était-elle si importante qu'on veut bien le croire<br />
aujourd'hui ?<br />
On ne saurait trop insister, pour conclure, sur la dette que Printing<br />
and Book Culture tient envers les travaux de Roger Chartier, largement<br />
traduits outre-Atlantique. Cinq des onze articles y renvoient explicitement.<br />
L'importance du livre dans sa matérialité, les liens dynamiques entre livre<br />
et lecteur (l'«appropriation » et la «réappropriation» par le lecteur, la<br />
« lisibilité » du livre, bref l'idée que le lecteur fait autant le livre que<br />
l'inverse), entre livre et pratiques de lectures, et non pas seulement entre<br />
livres et classes sociales 12 , la redéfinition de la lecture et du lecteur<br />
« populaires », la réflexion sur la notion même de lecture, la « mise en<br />
texte » par l'auteur et la « mise en livre » par l'éditeur sont autant de<br />
questions au cœur du travail de Chartier depuis des années. De la difficulté<br />
de retracer l'histoire de la lecture, Chartier dit : « Le plus souvent, le seul<br />
indice de l'usage du livre est le livre lui-même. De là, les sévères limites<br />
imposées à toute histoire de la lecture » (« Du livre aux lires », p. 114).<br />
Brokaw ne dit pas autre chose dans l'introduction du recueil : « Like<br />
Western books, Chinese books are rich sources not only because of their<br />
contents but also because of the way in which the scholar can 'read' the<br />
publication information and physical qualities to learn about the<br />
circumstances of the book's publications, origins, purposes, and intended<br />
audiences. » (p. 21). On pourrait multiplier à loisir les points de<br />
comparaison. Est-ce à dire que l'histoire des pratiques de lecture en Chine<br />
a suivi une trajectoire similaire à celle qu'elle a suivie en Occident ? Il est<br />
sans doute encore trop tôt pour y répondre. Comme le souligne Brokaw<br />
dans son introduction, l'histoire du livre en Chine possède aussi ses<br />
spécificités.<br />
1 Un compte rendu de ce colloque par J. Cayley figure à l'adresse suivante :<br />
http://www.hanshan.com/7specials/artbookchina.html<br />
457
Comptes rendus<br />
2 J.-P. Drège a émis un avis plus partagé sur la question. Voir « Des effets de<br />
l'imprimerie en Chine sous la dynastie des Song », Journal Asiatique 282/2<br />
(1994), p. 409-442.<br />
3 Pour d'autres études régionales, cf. Sôren Edgren, "Southern Song Printing at<br />
Hangzhou", Bulletin ofthe Muséum ofFar Eastern Antiquities 61 (1989), p. 1-<br />
212 ; Ellen Widmer, "The Huanduzhai of Hangzhou and Suzhou. A Study in<br />
Seventeenth-Century Publishing", Harvard Journal of Asiatic Studies 56/1<br />
(June 1996), p. 77-122 ; Michela Bussotti, Gravures de Hui. Étude du livre illustré<br />
chinois de la fin du XVf siècle à la première moitié du XVII e siècle, Paris,<br />
EFEO, 2001. C. Brokaw, qui a déjà publié plusieurs articles sur l'industrie et le<br />
commerce du livre à Sibao, prépare un ouvrage sur le sujet, Commerce in<br />
Culture. The Book Trade of Sibao, Fujian, 1663-1947.<br />
4 L'importance de l'édition à Nankin n'avait été que brièvement relevée par<br />
K.T. Wu dans son étude pionnière "Ming Printing and Printers" (Harvard<br />
Journal of Asiatic Studies 1942-1943, p. 236). Zhang Xiumin reprit la question<br />
dans son article «Mingdai Nanjing de yinshu HJH"ÇffiMÊtlÉPlï », Wenwu<br />
1980/11, p. 78-83 (non cité par Chia), puis la développa dans son important<br />
ouvrage Zhongguo yinshua shi E^BffWiÈ. (Shanghai renmin chubanshe, 1989,<br />
p. 340-53). Zhang fut le premier à montrer le nombre important d'éditeurs à<br />
Nankin et à en dresser la liste, à montrer l'implication de plusieurs familles<br />
dans le secteur (les Tang, les Zhou, etc.) et à décrire les types et l'aspect des<br />
ouvrages imprimés, où dominent le théâtre et la fiction, mais qui incluent aussi<br />
les shilu baoxun ffi^iïîiJII, les ouvrages de droit, de médecine, les manuels<br />
pour les examens, etc. Il mentionnait aussi l'impression des billets, au début<br />
des Ming, ainsi que les presses des missionnaires jésuites, qui publièrent Ricci<br />
dès la fin du XVI e siècle. Mais L. Chia livre une étude statistique bien plus<br />
fouillée.<br />
5 Lucille Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang,<br />
Fujian (llth-17th Centuries), Harvard University Press, 2002 ; "Mashaben :<br />
Commercial Publishing in Jianyang from fhe Song to the Ming", in Paul Jakov<br />
Smith, Richard von Glahn (éd.), The Song-Yuan-Ming Transition in Chinese<br />
History, Harvard University Press, 2003, p. 284-328.<br />
6 Le sujet a été étudié jusqu'à maintenant par Robert Hegel, David Rolston<br />
(dont le How to Read the Chinese Novel a inspiré à J. Dars et Chan Hing-ho<br />
leur ouvrage Comment lire un roman chinois) ou E. RawsM. J. Gernet s'est<br />
intéressé à la lecture dans ses travaux sur l'éducation. A. McLaren a beaucoup<br />
étudié les éditions du Sanguozhi yanyi.<br />
7 II y a vingt ans, Hegel se montrait déjà sceptique quant à une distinction claire<br />
et nette entre différents types de lectorats de la littérature vernaculaire et<br />
458
Comptes rendus<br />
concluait qu'en tout état de cause, la dimension didactique l'emportait toujours<br />
(cf. "Distinguishing Levels of Audiences for Ming-Ch'ing Vernacular Littérature.<br />
A Case Study", in D. Johnson, A. Nathan, E. Rawski (éd.), Popular Culture<br />
in Late Impérial China, 1985, p. 112-142). On pourrait rapprocher ces<br />
conclusions de ce que dit Roger Charrier à propos du meunier Menocchio : il<br />
lisait les mêmes livres que son seigneur, mais le faisait différemment.<br />
8 Au rang des ouvrages didactiques illustrés, Murray aurait pu citer les<br />
Shenggongtu S5fjH (Les hauts faits illustrés des princes héritiers), présentés à<br />
Hongzhi puis Jiajing en 1495 et 1539. Je doute toutefois qu'il subsiste des<br />
éditions de l'un ou l'autre ouvrage qui pourraient en permettre l'étude.<br />
9 Sur le rôle et la perception de l'image dans les romans, cf. R. Hegel, Reading<br />
Illustrated Fiction in Late Impérial China, Stanford University Press, 1998, et<br />
sur l'« image de l'image », cf. C. Clunas, Pictures and Visuality in Early<br />
Modem China, Reaktion Books, 1997.<br />
10 Semblent ainsi dépassées (ou moins pertinentes) la réduction de l'histoire du<br />
livre à la seule histoire de la bibliophilie, la séparation conventionnelle entre<br />
édition officielle et édition privée, et plus encore entre édition privée et édition<br />
commerciale. L'histoire de la bibliographie, si chère aux érudits chinois, paraît<br />
aussi être en déclin.<br />
11 Sur les façons de la mener, voir Lucille Chia, "Counting and Recounting<br />
Chinese Imprints", The EastAsian Library Journal, X/2, p. 60-103.<br />
1 « Les modalités d'appropriation des matériaux culturels sont sans doute<br />
autant sinon plus distinctives que l'inégale distribution sociales de ces<br />
matériaux eux-mêmes. » (« Du livre aux lires », in Roger Chartier (éd.),<br />
Pratiques de la lecture, réédition dans la Petite Bibliothèque Payot, 2003,<br />
p. 83).<br />
Jérôme Kerlouégan<br />
EHESS<br />
Chow Kai-wing (Zhou Qirong), Publishing, Culture and Power in Early<br />
Modem China, Stanford : Stanford University Press, 2004. xv-397 pages<br />
Voilà un livre d'une grande richesse, dont le sujet, à la croisée de multiples<br />
thèmes, intéressera un large public. Son titre, bourdieusien dans sa<br />
première partie - nous y reviendrons -, est trompeur dans sa seconde :<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
Early Modem China aurait dû être remplacé tout simplement par Late<br />
Ming. C'est même un petit paradoxe que d'avoir choisi Early Modem<br />
China à la lumière des pages d'introduction, dans lesquelles Chow, se<br />
posant dans la lignée des postcolonial studies, rejette l'historicité occidentale,<br />
à l'aune de laquelle l'histoire de la Chine serait condamnée à n'être<br />
que celle d'une incapacité chronique à atteindre la modernité, celle d'un<br />
échec (« a chronicle of failure », p. 5, reprenant l'expression utilisée par<br />
Ray Huang dans 1587).<br />
L'ouvrage se divise en cinq chapitres, à l'ordonnance logique :<br />
l'auteur part du plus concret (le prix des livres) pour arriver au plus<br />
abstrait (le transfert du pouvoir culturel de l'État vers des milieux<br />
littéraires qui lui sont de moins en moins inféodés), en passant par<br />
l'industrie et le commerce du livre (chap. 2), la professionnalisation d'un<br />
certain type de lettrés (chap. 3) et le développement des commentaires du<br />
Canon néo-confucéen (chap. 4). Cela aurait pu constituer, à première vue,<br />
cinq articles indépendants : l'objet même du propos est de montrer que ces<br />
questions sont au contraire étroitement liées les unes aux autres, ce qui<br />
n'est d'ailleurs pas sans occasionner quelques redites.<br />
Deux thèmes forment la matrice de l'ouvrage : le développement de<br />
l'édition commerciale à partir de la fin du XVI e siècle et le système des<br />
examens. Mais le postulat central ne concerne ni l'un ni l'autre. Il pourrait<br />
s'énoncer ainsi : l'essor de l'édition commerciale, dans un contexte de<br />
concurrence accrue aux examens, a entraîné l'émergence d'une nouvelle<br />
figure, le shishang zt® (voir plus loin pour la signification de ce terme),<br />
qui est peu à peu devenu l'arbitre - le prescripteur d'opinion, s'il fallait<br />
employer un terme du marketing d'aujourd'hui - du débat littéraire,<br />
contribuant à l'émergence d'un « nouvel espace discursif » et d'une public<br />
literary sphère.<br />
Le chapitre 1, consacré au prix des livres, constitue l'une des meilleures<br />
synthèses sur ce délicat sujet. Chow prouve, après avoir consciencieusement<br />
fouillé dans les sources, qu'il est possible d'avoir une idée,<br />
même imparfaite, du prix des livres à la fin des Ming. Il part de cette notation<br />
de Ricci : « Cette façon donc d'imprimer est si facile que qui l'aura<br />
vue une fois soudain pourra entreprendre d'en faire autant. De cette com-<br />
460
Comptes rendus<br />
modité provient si grande multitude de livres chinois et à si bon marché<br />
qu'il n'est pas aisé de l'expliquer à qui ne l'a vu ' » et il s'attache à montrer<br />
qu'elle correspond à la réalité. Son intuition de départ est celle-ci : « If<br />
books were so expensive, it would be difficult to explain the gênerai view<br />
that there was a boom in commercial publishing in die late Ming » (p. 19).<br />
Le chapitre passe en revue le développement quantitatif des livres, la<br />
baisse du coût du papier, le coût de revient d'un ouvrage (Chow conclut à<br />
une marge de 50 % pour l'éditeur) - avec une comparaison entre le prix de<br />
la copie manuscrite et de la gravure - pour finir sur le prix du livre en<br />
valeur absolue et par rapport aux prix des autres biens de consommation et<br />
au pouvoir d'achat des différentes catégories de population. Selon Chow,<br />
un livre neuf de qualité moyenne et de longueur moyenne n'était pas cher.<br />
Le chapitre suivant brosse un tableau du monde de l'édition à la fin<br />
des Ming. La xylographie, rappelle Chow, était un procédé d'une grande<br />
flexibilité pour l'éditeur-imprimeur (il est qualifié d'atomistic par<br />
opposition à organic, pour l'impression par caractères mobiles). On<br />
pouvait installer une imprimerie à peu près n'importe où, entrer dans cette<br />
activité sans mise de fonds importante, imprimer un livre en plusieurs fois,<br />
ou des parties de livres en plusieurs endroits différents, etc. (Ricci avait<br />
déjà remarqué tout cela, et reconnaissait en avoir tiré parti pour imprimer<br />
ses ouvrages apologétiques.) Autrement dit, l'édition par xylographie<br />
n'était pas un secteur très capitalistique mais plutôt un secteur artisanal. Et<br />
ce fut bien là la raison de sa popularité. Chow décrit ensuite le processus<br />
d'édition, du point de vue technique comme du point de vue commercial<br />
(publicité, « packaging », chasse au manuscrit, sollicitation des candidats<br />
aux examens, etc.). L'exemple du Jiguge ySlËrffi des Mao montre bien<br />
qu'on avait affaire à de véritables PME. Il s'étend enfin sur la distribution<br />
du livre, aussi bien temporelle (saisonnalité des ventes, par exemple juste<br />
avant les examens) que spatiale (caractéristiques respectives des<br />
principaux centres d'édition).<br />
Le chapitre 3, consacré à la « mercantilisation de l'écrit » (commodification<br />
ofwriting) permet d'abord à Chow de relier la question du succès<br />
aux examens à celle des shishang. Là où Elman a récemment parlé de<br />
« cultural prison », Chow se contente de « humiliating and expensive<br />
461
Comptes rendus<br />
ordeal », faisant remarquer que l'espace autorisé pour le commentaire<br />
nuance l'aspect de « cultural prison » du système des examens. Son idée<br />
de départ est que l'histoire des examens suggère en négatif celle des milliers<br />
de candidats qui échouaient, lesquels constituaient un monde lettré<br />
« parallèle » et qui n'avaient pas (ou moins) les honneurs de la biographie.<br />
Exclus des postes les plus prestigieux, ces lettrés sont obligés - tout en<br />
continuant à préparer les examens - de vendre leurs talents, ne serait-ce<br />
que pour rembourser les frais considérables et continuels occasionnés par<br />
les concours, ce dont le monde de l'édition commerciale leur donne la<br />
possibilité. Ils se situent ainsi à la limite des champs politique et économique,<br />
ou plutôt dans les deux à la fois, mais «refoulent» (terme qui<br />
convient peut-être mieux que l'anglais forgetting) leur côté shang, par<br />
exemple en ne publiant pas, une fois « arrivés », leurs écrits « alimentaires<br />
». Cela pose d'importants problèmes pour étudier aujourd'hui leur<br />
parcours. À ce propos, Chow considère comme trop systématique la suspicion<br />
des historiens quant à l'authenticité de nombreux écrits de la fin des<br />
Ming, traditionnellement jugés comme des faux, évoquant tout de même<br />
l'existence probable de « nègres » au service de lettrés reconnus 2 . Il évoque<br />
aussi l'apparition de ces écrivains professionnels qu'auraient été les<br />
shanren [_L|A> terme polysémique aux connotations les plus diverses (le<br />
lien qu'il pose entre shanren et shishang n'est d'ailleurs pas très clair). Les<br />
recalés aux examens s'efforcent de se faire une réputation, devenir des<br />
minggong ^{à; dont les éditeurs vont pouvoir vendre les écrits ou qu'ils<br />
vont pouvoir citer comme correcteurs, relecteurs, réviseurs, etc., en composant<br />
des préfaces - un « business » proliférant - et en devenant les arbitres<br />
de la production littéraire. Le seul nom des plus célèbres suffît à faire<br />
vendre un livre. Le chapitre développe toutes les stratégies des éditeurs<br />
pour attirer le lecteur et pour publier leurs ouvrages (ainsi le rôle de coordinateur<br />
du dukan 'tJ-pj ou duke j^lj, qui atteste toute la complexité du<br />
processus de publication). Le portrait que brosse Chow de plusieurs shishang<br />
- dont certains, comme Li Zhi, Jiao Hong, Yuan Hongdao ou Chen<br />
Jiru, étaient des auteurs au succès considérable - montre combien leurs<br />
trajectoires, leurs domaines de spécialité et leurs stratégies commerciales<br />
462
Comptes rendus<br />
étaient multiples. Chow revient pour finir sur la question du piratage et des<br />
faux auteurs : ces abus étaient difficiles, mais pas impossibles, à détecter et<br />
faire sanctionner.<br />
Le chapitre 4, sur l'explosion du genre du commentaire des Quatre<br />
Livres et des Cinq Classiques, reprend en grande partie l'article que<br />
l'auteur avait publié dans Late Impérial China (1996/1), "Writing for<br />
Success : Printing, Examinations and Intellectual Changes in Late Ming<br />
China". C'est à mon avis l'un des points forts de l'ouvrage. Chow prouve<br />
qu'il est devenu l'un des spécialistes, sinon le spécialiste, de ces commentaires,<br />
dont il montre que la floraison (voir l'annexe 6) change la donne<br />
des examens, en les rendant en quelque sorte publics. Après quelques<br />
définitions (le paratexte, le semantic field du livre, notion qu'il veut large,<br />
incluant tous les acteurs de la chaîne - auteurs, éditeurs, distributeurs),<br />
Chow inscrit les commentaires dans une « tactique » des lettrés et des<br />
éditeurs pour proposer une interprétation alternative des Quatre Livres.<br />
L'édition commerciale ne fait qu'assumer le rôle assumé jusque-là par les<br />
écoles puis les académies - rien d'ailleurs de très nouveau dans cette vue.<br />
Ces commentaires, dont le nombre s'accroît brutalement sous Wanli et qui<br />
constituent un fonds de commerce important pour les éditeurs, sont régulièrement<br />
condamnés par les autorités, pour qui c'est le travail du ministère<br />
des rites que de contrôler le mouvement des idées mais sans résultats 3 .<br />
Les éditeurs font un marketing élaboré : titres racoleurs, promotion des<br />
auteurs, bibliographies imposantes, emballage « grand public », inclusion<br />
de questions d'examens toutes prêtes, mise en valeur de ce qui est nouveau,<br />
etc. Chow insiste sur le fait que ces commentaires ne font dans leur plus<br />
grande partie que citer, donner de l'information, en laissant le lecteur juger<br />
du fond - ce qui est typique d'un certain encyclopédisme de la fin des<br />
Ming qu'on retrouve dans tous les domaines du savoir. Néanmoins, on y<br />
voit poindre les idées bouddhistes, voire taoïstes ou syncrétistes, et, entre<br />
les lignes, une critique sévère de la politique de Wanli (p. 182-188).<br />
Aboutissement logique de l'exposé, le chapitre final élargit la question<br />
« livre et contestation de l'autorité ». Avec l'essor de l'édition commerciale,<br />
la glose entre dans le domaine public, sans que l'Etat y puisse<br />
grand-chose. Le commentateur et son porte-parole, l'éditeur deviennent les<br />
463
Comptes rendus<br />
arbitres du débat ; ce sont eux qui fixent la norme intellectuelle. La nouveauté,<br />
c'est que ce commentateur ne fait plus partie des cercles officiels.<br />
Mais s'il est si prolifique, c'est précisément pour intégrer Y establishment :<br />
écrire, commenter, publier devient une étape obligée pour se faire un nom,<br />
avant même de passer les concours, d'où la convergence d'intérêts entre<br />
les lettrés et les éditeurs. Et c'est ce que font les shishang, sous des formes<br />
très variées (p. 199-207). L'un des genres qui naît sous Wanli et qui remporte<br />
de suite un succès commercial considérable, est celui des anthologies<br />
de dissertations, qu'il s'agisse de corrigés officiels ou de copies de candidats,<br />
visées ou non par les jurys. Chow établit dans le détail leur typologie<br />
et explique comment elles étaient fabriquées. Les compilateurs se disputaient<br />
sans fin à propos des critères d'excellence, allant même, pour finir,<br />
jusqu'à admettre la possibilité d'une multiplicité de styles. La chose remarquable<br />
est que ces débats, décrits comme étant l'expression de<br />
l'« opinion publique », gonglun £f|j, non seulement se tenaient hors des<br />
cercles officiels, mais qu'ils en vinrent à influencer les jurys. On ne publia<br />
même plus les copies des lauréats ou les corrigés officiels, mais uniquement<br />
les copies des candidats recalés ou les dissertations écrites par les<br />
membres des sociétés littéraires, pour leur faire de la publicité. Le livre se<br />
clôt sur l'évocation de ces wenshe 3tft- Au départ petites sociétés locales<br />
comportant des effectifs réduits, elles prennent après 1620 une envergure<br />
nationale, se structurent et deviennent le passage obligé de tout lettré souhaitant<br />
réussir les concours. Chow évoque la Fushe (Société du Renouveau),<br />
dont Atwell et Xie Guozhen avaient déjà démontré que loin de<br />
n'être qu'un simple cénacle littéraire, elle était aussi un think-tank et une<br />
véritable machine à conquérir le pouvoir et à placer ses membres ou sympathisants<br />
dans les hautes sphères.<br />
Il est dommage que l'édition de Publishing, Culture and Power n'ait<br />
pas été à la hauteur de son propos. L'ouvrage fourmille de coquilles, de<br />
transcriptions étranges et de petites erreurs. Il serait pénible d'en donner la<br />
liste exhaustive. L'école de Jingling est appelée tantôt Jinglin, tantôt Jinling<br />
mais rarement Jingling, Yuan Zongdao est mis pour Yuan Zhongdao,<br />
Zhang Zhilie pour Zhang Zilie (dans le titre d'une section qui lui est<br />
464
Comptes rendus<br />
consacrée), etc. On ne s'explique pas plus l'empereur Yongzhen, la province<br />
du Sizhuan, Cha Shenxing (Zha Shenxing), chuangyuan (zhuangyuan),<br />
mianzi f$IBc, le Sigu quanshu, le Yongtong xsioa-pin (Yongchuang<br />
xiaopin), le Zangshu (de Li Zhi) ou le Danyuan conglu •ft§nM$k (dans un<br />
passage où sont évoquées... les erreurs « aussi nombreuses que les feuilles<br />
qui tombent » contenues dans une édition du Fujian !). Chow n'est manifestement<br />
pas un grand ami de la transcription pinyin, mais qu'ont fait les<br />
relecteurs ? Ailleurs, Wang Shizhen des Ming semble être confondu avec<br />
Wang Shizhen des Qing (p. 80) ; Yu Anqi - pourtant pas un inconnu - est<br />
cité sous son zi, qui plus est mal transcrit (p. 139) ; 1619 n'est pas une<br />
année d'examen provincial (p. 218) ; l'ouvrage de Chaffee n'est pas The<br />
Thorny Gâte ofLearning mais The Thorny Gates ... (p. 358), pas plus que<br />
le journal de Yuan Zhongdao n'a pour titre Youju shilu (confusion entre<br />
shi, le plaqueminier, etfei, le stylet de bois), et ainsi de suite. Certains<br />
titres en pinyin ne figurent pas dans le glossaire de caractères et certaines<br />
notes renvoient à des auteurs qui n'apparaissent pas dans la bibliographie.<br />
Mais le plus fâcheux est certainement que l'on doive lire ce livre avec<br />
quatre ou cinq marque-pages : le corps du texte renvoie aux notes, lesquelles<br />
renvoient à la bibliographie, laquelle renvoie à la liste des abréviations,<br />
sans compter les annexes et le glossaire de caractères.<br />
Pour en revenir au fond, on aurait aimé en premier lieu en savoir davantage<br />
sur l'histoire du terme shishang dr^lj. Chow l'emploie comme un<br />
substantif oxymorique («les lettrés à l'esprit marchand», ce qui est<br />
d'ailleurs contraire à la syntaxe, laquelle imposerait de traduire par « marchand<br />
lettré »). Ce faisant, il en fait un néologisme, car les textes Ming<br />
emploient clairement shishang comme une juxtaposition signifiant « les<br />
lettrés et les marchands », par exemple dans les titres de ces livres<br />
d'itinéraires que sont le Shishang leiyao et le Shishang yaolan. Yu Yingshi,<br />
dont on connaît les travaux sur l'apparition d'un nouvel esprit marchand<br />
aux XVI e -XVII e siècles 4 , fait de même. Le terme shishang ne figure<br />
d'ailleurs dans aucun dictionnaire... Cette manipulation sémantique n'est<br />
pas étrangère au fait que la définition de shishang est problématique : à<br />
partir de quand n'est-on plus un shi, ni un shang, mais un shishang ? Faut-<br />
465
Comptes rendus<br />
il considérer comme tel tout lettré obligé de vivre de ses écrits ? Dans ce<br />
cas, le shishang n'est-il tout bonnement qu'un lettré qui n'a pas encore<br />
réussi les examens (cf. les tableaux donnant l'âge moyen plutôt élevé<br />
d'obtention des diplômes par les shishang, p. 200-201) ? Quelle différence<br />
dans ce cas entre shishang culture et shengyuan culture ? Ayant lui-même<br />
inventé le substantif shishang (s'il fallait à tout prix inventer un terme,<br />
shangshi eût été mieux), Chow se trouve obligé de reconnaître que shishang<br />
définit davantage un « mode de fonctionnement » - d'ailleurs transitoire<br />
dans la carrière d'un lettré - qu'un statut. « Mode de fonctionnement<br />
» permet de retomber sur ses pieds : on est bien en présence d'une<br />
sociologie, d'une culture, et c'est bien là le propos du livre.<br />
Deuxièmement, si l'emploi de concepts des sciences sociales occidentales<br />
permet de renouveler et de théoriser la réflexion, il présente<br />
l'inconvénient de l'anachronisme : nos lettrés des Ming semblent parfois<br />
bien loin de termes comme semantic field, paratext, circuit of communication<br />
(notion empruntée à Darnton) et autres misonymity (néologisme fabriqué<br />
pour désigner un faux auteur). Plus généralement, même si elle ne sert<br />
que de support, la référence à Bourdieu et au « champ de production culturelle<br />
», à Genette et au « paratexte » et à Certeau et à l'autonomie du lecteur,<br />
paraît forcée ou en tout cas un peu lourde. Il est vrai que les sinologues<br />
américains - et plus largement les tenants des cultural studies - citent<br />
aujourd'hui presque systématiquement dans leurs travaux les représentants<br />
de la « French Theory ». Mais la théorie des « champs », le schéma dominant<br />
/ dominé ou la sémiotique structuraliste ont-ils un sens dans la Chine<br />
de la fin des Ming ? Bourdieu, Genette ou Certeau ne peuvent être utilisés<br />
qu'avec parcimonie, et avec le risque d'être déformés. « No theoretical<br />
works of thèse scholars are accepted in their entirety, much less as universals<br />
models for the study of practice », est-il prudemment annoncé<br />
d'emblée (p. 11). Sage précaution d'historien...<br />
C'est avec raison, en revanche, que l'auteur réfute, et il n'est pas le<br />
premier, ceux des historiens occidentaux du livre qui, évoquant le cas de la<br />
Chine, ont considéré que la xylographie, pour grossir le trait, « ne compte<br />
pas » et que la Chine en serait restée à un stade technologique infantile<br />
dans le domaine de l'imprimerie. Il leur oppose la flexibilité et la simplici-<br />
466
Comptes rendus<br />
té du processus xylographique, le coût élevé de l'impression par caractères<br />
mobiles et la nécessité de prendre en compte, dans toute histoire comparative<br />
de l'imprimerie, les contextes socio-politiques et intellectuels (p. 7-10,<br />
p. 57-59, p. 70-71, p. 246-253). À la limite, et sans même revenir sur les<br />
thèses sinocentristes d'une transmission de la xylographie de la Chine à<br />
l'Occident, on pourrait par provocation inverser les termes de la question<br />
« pourquoi la typographie a-t-elle (relativement) échoué en Chine ? » et<br />
s'interroger un jour sur les raisons de l'échec (relatif) de la xylographie en<br />
Europe.<br />
Le chapitre sur les commentaires du Canon présentait un risque :<br />
trop s'étendre sur les « paratextes » (les fanli, la présentation, les titres,<br />
etc.) et négliger les textes mêmes des commentaires. Le lecteur comprend<br />
vite que le paratexte permettait aux auteurs d'exposer leur originalité,<br />
voire de critiquer l'idéologie officielle. Mais il attend aussi de savoir en<br />
quoi les « nouvelles doctrines » {xinyi fjfjli. xinshuo §f|ft) étaient un coup<br />
porté à l'orthodoxie Cheng-Zhu. Sur ce point, Chow dont l'optique n'était<br />
pas d'entrer dans le détail de la glose se contente de quelques exemples<br />
bien choisis. Il en va un peu de même du chapitre final : pour bien<br />
comprendre la nature des débats littéraires de la fin des Ming, il eût été<br />
nécessaire de revenir aux courants littéraires qui étaient apparus depuis le<br />
début de la dynastie. Démêler les tenants et les aboutissants de ces<br />
« querelles d'Anciens et de Modernes » (A. Lévy) suppose une érudition<br />
phénoménale, ce qui explique sans doute le peu d'attention que les<br />
sinologues occidentaux y ont jusqu'à présent prêté. On sent Chow quelque<br />
peu entre deux chaises lorsqu'il fait un historique assez plat de ces débats.<br />
Il ne peut en faire l'économie, mais ne s'y attarde pas. Là encore, il est<br />
vrai, son but n'était pas d'exposer l'histoire des théories littéraires sous les<br />
Ming mais plutôt de montrer en quoi ceux qui animent le débat littéraire à<br />
la fin des Ming ne sont pas les mêmes que ceux qui le faisaient jusque-là,<br />
et s'y prennent autrement.<br />
Publishing, Culture and Power in Early Modem China apporte un<br />
précieux éclairage sur le monde lettré de la fin des Ming, dénouant les<br />
liens complexes entre lettrés recalés aux examens, critiquescommentateurs,<br />
imprimeurs, éditeurs, autant de catégories qui, loin d'être<br />
467
Comptes rendus<br />
cloisonnées, se chevauchaient, collaboraient et rivalisaient. L'ouvrage<br />
montre, s'il en était encore besoin, que les examens ont été l'une des principales<br />
« vaches à lait » de l'édition commerciale, ce que déploraient<br />
d'ailleurs les lettrés orthodoxes : « Aujourd'hui, on ne lit plus que pour<br />
réussir les concours », dit Xie Zhaozhe 5 ; et l'on ne peut s'empêcher de<br />
mentionner Gu Yanwu, pour qui les anthologies de dissertations étaient le<br />
symbole même d'un bachotage mécanique qui déformait complètement<br />
l'esprit du « recrutement des talents ». Plus largement, le thème de la<br />
mercantilisation de l'écrit (la «capitalisation de l'esprit», a dit Georg<br />
Lukâcs à propos de la « littérature industrielle » du XIX e siècle français)<br />
me semble être à retenir : à cet égard, Chow n'est pas loin de mettre au<br />
jour des transformations similaires à celles qui se produisent au même<br />
moment sur le marché de l'art, et qu'ont mis en relief les travaux de Chinas<br />
dans un contexte de réappréciation des valeurs marchandes. Enfin, il<br />
est fascinant de voir surgir, en une ou deux générations, et grâce au développement<br />
du livre, tout un monde - critiques, écrivains professionnels,<br />
lettrés sans titres - qu'on associe peut-être trop souvent aux seuls Qing. De<br />
voir apparaître, aussi, la critique littéraire et philologique, même si on est<br />
encore loin du kaozhengxue (cf. p. 181-182).<br />
Représentatif du regain d'intérêt des sinologues américains depuis<br />
dix ans pour l'histoire du livre et de l'édition et, dans une moindre mesure,<br />
pour celle des examens, l'ouvrage de Chow Kai-wing est<br />
incontestablement à ranger dans ce que les cultural studies peuvent<br />
produire de meilleur. Chow prouve que le livre est une riche grille de<br />
lecture pour tout chercheur qui travaille sur les milieux lettrés de la fin des<br />
Ming. On est impatient de lire la suite : Printing and Shishang Culture in<br />
Early Modem China, à paraître.<br />
1 Page 86 dans la traduction française republiée par Desclée de Brouwer (1978),<br />
et page 31 du volume II des Fonti Ricciane (1942-1949).<br />
2 L'authentifîcation des écrits n'intéresse guère Chow. Ce qui l'intéresse<br />
davantage, c'est le fait même que les éditeurs publient des livres en y mettant le<br />
nom d'un lettré qui n'en est pas l'auteur mais qui fait vendre.<br />
3 Chow aurait pu ici relever un point d'histoire politique : la condamnation virulente<br />
des idées bouddhisantes « contaminant » les copies d'examen (voir par<br />
468
Comptes rendus<br />
exemple le mémoire du ministre des rites Feng Qi que cite Gu Yanwu dans le<br />
Rizhilu, j. 18), au tout début du XVII e siècle, s'inscrivit dans la campagne antibouddhique<br />
de grande ampleur qui culmina avec l'arrestation de Li Zhi (1602),<br />
puis celle du bonze Zhenke lors de l'affaire de l'écrit maléfique (1603).<br />
4 Yu Tingshi wenji 7&?ïB#>tlll, vol. 3 (Rujia lunli yu shangren jingshen WiÊfôSi^fëjÀffiW),<br />
Guilin : Guangxi shifan daxue chubanshe, 2004.<br />
5 WuzazuJ. 13/9b.<br />
Jérôme Kerlouégan<br />
EHESS<br />
Lynn A. Struve (éd.), The Qing Formation in World-Historical Time,<br />
Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press (Harvard East<br />
Asian Monographs 234), 2004. xiv-412 pages<br />
Lynn A. Struve (éd.), Time, Temporality, and Impérial Transition. East<br />
Asia from Ming to Qing. Honolulu : Association for Asian Studies and<br />
University of Hawai'i Press (Asian Interactions and Comparisons), 2005.<br />
x-300 pages<br />
Nicola di Cosmo, Dalizhabu Bao, Manchu-Mongol Relations on the Eve<br />
of the Qing Conquest. A Documentary History, Leiden, Boston : Brill<br />
(Brill's Inner Asian Library 1), 2003. xiii-246 pages<br />
As is often the case with a collection of essays grown out of a conférence<br />
with a common thème, when you start to read them, they tend to fall apart.<br />
Sometimes lip service is offered to the overall design, in the case of Qing<br />
Formation to the attempt to move Early and Middle Qing - and perhaps<br />
also the second half of Ming - into the folds of Eurasian and (early modem)<br />
world history, but very soon the contributors enter into their spécial<br />
field of interest. Though the contributions in the second volume, Time,<br />
Temporality, and Impérial Transition, seem to be still more disparate at a<br />
first glance, they make much more cohérent reading proving, I think, the<br />
existence of différent synchronie temporalities mostly in early Qing China<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
including Korea (Kim Haboush) and once expanding into late Qing and<br />
early Republican China (Zhao Shiyu and Du Zhengzhen). Actually this<br />
volume contains another batch of articles from the same conférence "The<br />
Qing Formation in World and Chinese Time" held at Bloomington in June<br />
of 1999. The third volume on Manchu-Mongol Relations is of a more<br />
conventional type being an annotated translation of not yet known Mongol<br />
language documents from about 1625 up to 1643. It is not connected with<br />
the above-mentioned conférence and seems to make dry reading at first,<br />
but then it helps to support the Eurasian and Mongol aspects of the two<br />
other volumes, and so, in some way, it belongs.<br />
Let me start with the last contribution in the volume Qing Formation,<br />
the editor's own essay on "Chimerical Early Modernity: The Case of<br />
'Conquest Génération' Memoirs". It is a very highbrow pièce on<br />
autobiographical and memoir-writing in Ming and Qing China on an<br />
obviously very high theoretical level, where thèse literary genres are<br />
compared with similar genres in western culture, a quite legitimate way to<br />
integrate éléments of Chinese history into world history. For the lowbrow<br />
sinologist, perhaps only familiar with the later so influential Yangzhou<br />
shiri ji 8§'JfH""BfH, this essay is a very rich spring of information on a<br />
spécial type of sources, reflecting the expériences of the conquered during<br />
approximately three générations. This information is supplemented by<br />
cautious remarks on the validity of such material as a historical source.<br />
Enlightening to me was the discussion of why seventeenth-century China<br />
experienced a boost in memoir-writing. To the very common explanation<br />
that times of déviation may further such writings anywhere and at any time<br />
period, a quite convincing attempt is made to pick out the spécial Chinese<br />
characteristics of the late Ming and early Qing, among others the keeping<br />
of moral "ledgers" and self-cultivating journals, en vogue especially<br />
during the Buddhist revival in the seventeenth century (see C. Brokaw,<br />
The Ledgers of Merit and Demerit, 1991), and the préoccupation of the<br />
Chinese élite with "superfluous [material] things" during the same period<br />
(see C. Clunas, Superfluous Things, 1991), in some way similar to<br />
European baroque curiosity somewhat later.<br />
470
Comptes rendus<br />
Most of the other contributions, especially in part I, seem nearer to<br />
the subject of world-historical time. The volume starts with Peter C.<br />
Perdue, "The Qing Empire in Eurasian Time and Space: Lessons from the<br />
Galdan Campaigns". Following a longish discussion on history writing<br />
Perdue unrolls once more the story of the Galdan campaigns in a very<br />
informative and sensible fashion. Partly new and sometimes thoughtprovoking<br />
is the second part of his article with the sub-captions "Inscribing<br />
the Campaigns into History", "Later Retellings" and "China in World<br />
History", which is based on a quite close reading of the near-contemporary<br />
sources, especially the Qinzheng pingding Shuomo fangliie §^}È 2 F-'mMM<br />
^B§, later Chinese/Qing historiography as the shilu and Wei Yuan's<br />
Shengwuji Hj^fB, and twentieth-century Chinese historiography.<br />
Two more contributions are concerned with Central Asia, the ones<br />
by James A. Millward, "The Qing Formation, the Mongol Legacy, and the<br />
'End of History' in Early Modem Central Eurasia" and by Nicola di<br />
Cosmo, "Did Guns Matter? Firearms and the Qing Formation". The first<br />
concludes that the most successful of the "nomadic" steppe empires,<br />
though surely less "steppe" than most of their forerunners, claiming a<br />
Chinggisid tradition, the Qing, conjointly with Russia, ended the process<br />
of Eurasian empire building. Perhaps it would be helpful to read in addition<br />
Guy G. Imart's in things Chinese rather sloppily done, but in most<br />
other aspects stimulating short study The Limits ofInner Asia: Some soulsearching<br />
on new borders for an old frontier-land, Bloomington, 1987.<br />
The second concentrâtes in a very sober and convincing way on the importance<br />
of military technology and the transmission of firearms from the<br />
west including the Ottoman Empire. John E. Wills, Jr. in his "Contingent<br />
Connections: Fujian, the Empire, and the Early Modem World" chooses<br />
another, mostly régional approach, how once flourishing Fujian province<br />
since mid-Ming became a kind of political backwater, eut off, partly voluntarily,<br />
from communicating with the centre of power and unable to<br />
convey to the centre the growing pressure exerted by the western maritime<br />
powers leading up to the Opium War in 1839. This ends the first part of<br />
the volume, called "Sitings in Eurasian Time".<br />
471
Comptes rendus<br />
The second part "Was the Early Qing 'Early Modem'?" ventures on<br />
a much vaguer field of research. Evelyn S. Rawski's "The Qing Formation<br />
and the Early-Modern Period" is rather an introductory essay on the économie,<br />
territorial, administrative, and cultural consolidation required by<br />
alien rule during the early Qing opening venues for possible research on<br />
how modem early Qing may hâve been.<br />
The most theoretical article is surely the one by the only nonsinologist<br />
in the volume, Jack A. Goldstone's "Neither Late Impérial nor<br />
Early Modem: Efflorescences and the Qing Formation in World History".<br />
Goldstone analyzes the différent connotations of terms like "late impérial",<br />
"early modem" and others. He compares the "golden âge" of early to<br />
middle Qing with other periods of Chinese history, with golden-age<br />
Holland, the high Middle Ages in Europe, and eighteenm-century England.<br />
And he concludes that Qing China was "late premodem, but in the best,<br />
most advanced sensé of that term", but it was not early modem, as it did<br />
not create the prerequisites and conditions for modem économie growth.<br />
In my opinion the most exciting article of the volume is the one by<br />
Jonathan Hay "The Diachronics of Early Qing Visual and Material Culture".<br />
He too begins with a longish theoretical introduction on whether<br />
there exist means to define a historical period as modem or belated. After<br />
first stressing the importance of the point of departure both in space and<br />
time of historiography, he takes recourse to a very sensible and probable<br />
concept ail too often overlooked, namely that developments in différent<br />
fields in one and the same society may work diachronically as indicated<br />
already by his chosen title. His examples are first taken from palatial architecture,<br />
where he shows how the early Qing, especially the Kangxi<br />
emperor created multiple centres of power required by the necessity to<br />
address the Manchus, the Mongols and Tibetans and the Han in a greater<br />
multi-faceted / multi-ethnic empire. Then he goes on to Jingdezhen porcelain,<br />
showing in which way décorative design changed from a very often<br />
multi-layered symbolism during the Ming to almost nonsensical décors<br />
starting around 1680, and men that at the end of the seventeenth century<br />
Jingdezhen potters became more preoccupied with the possibilities of<br />
technology than with design. His last example is painting, in which he<br />
472
Comptes rendus<br />
substantiates a change of consciousness from being a "literati painter" to<br />
being an "artist" since late Ming, with ail the traits of subjectivity and<br />
individualism this différent understanding of one's rôle in society implied.<br />
As painting and the attitude towards it was at the same time rooted in older<br />
Chinese traditions, painting in early Qing can serve as an example of<br />
belatedness.<br />
Lynn A. Struve in her "Introduction" not only skilfully tries to join<br />
the différent articles, but also extends both the questions that should be<br />
asked additionally basing herself on the régimes formulated by Fred Spier<br />
(1996) and the comparative approach to include Japan. This introduction<br />
helps very much to reconcile the reader with a certain lack of cohérence in<br />
the whole volume and some omissions.<br />
As far as I am concerned, I would say that I got new insights through<br />
the article by Jonathan Hay, put down the book better informed by the one<br />
by Lynn A. Struve, and found myself provoked to some rethinking by<br />
almost ail of them.<br />
Though the second volume of this same conférence is divided into<br />
three parts even, "Manchu and Han Historical Consciousness in Flux",<br />
"Temporalities of National Subjugation and Résistance" and "Alterities in<br />
Folk Culture and the Symbolics of Calender Time", ail six articles seem to<br />
me to be much more related to each other and without exception they<br />
make extremely exciting reading for the gênerai sinologist at least. They<br />
tend to show how différent calendrical computations, time séquences or<br />
historical periods could be made use of alongside each other and could<br />
serve spécial purposes in a seemingly homogeneous and contemporaneous<br />
Chinese and even East Asian world. They seem so much nearer to life.<br />
And, almost without exception they are very well-documented, blending<br />
philological and historical research with fascinating ideas, granting new<br />
insights into the workings of a prépondérant Chinese world, where<br />
divergent ethnie or social groups try to reassure themselves and find their<br />
place by manipulating time in their own interest.<br />
Starting with the top of Qing society, Mark Elliott not only describes<br />
the rather well-known gênerai attempt of the Manchus to refer for their<br />
own légitimation to the earlier alien dynasties and to regard them as an<br />
473
Comptes rendus<br />
intégral part of Chinese impérial history, he also traces close to the sources<br />
the change in the évaluation of the earlier alien dynasties and their use for<br />
non-Chinese empirebuilding from Nurhaci to Hong Taiji - in a way until<br />
now not realized, by me at least. After mis article by Elliott, I am sure, we<br />
hâve to be still more careful in appraising the true degree of Chineseness<br />
or Manchuness of the Qing.<br />
Roger Des Forges looks at how the élite of the Central Plain coped<br />
with the Qing conquest. For them the Yuan pattern, the change from Song<br />
to Yuan, could not, in most cases, be acceptable. So, they delved deeper<br />
into Chinese history, to the Tang, the Han, and to Zhou to find other<br />
precedences and analogies which might facilitate reconciliation between<br />
the conquered and the conquerors.<br />
JaHyun Kim Haboush and Johan Elverskog try to tackle the same<br />
problem of accommodation from the fringes of the proper Chinese world,<br />
from the Korean and Mongol point of view. Kim Haboush enlarges with<br />
new évidence and enlightening insights our knowledge of the Korean<br />
attitude towards the Qing and the Koreans' rôle as lantern bearers of a<br />
genuine Chinese (Ming) orthodox tradition, while Elverskog shows how<br />
the Mongols as junior partners of the Manchus tried to keep up a Mongol<br />
tradition and time keeping, while being pushed more and more into a<br />
Tibetan Buddhist time scale under the Qing. His seems to me an important<br />
contribution. It makes us realize once more that the Mongol world was not<br />
a monolithic one and mat its move into the Manchu fold was slow and by<br />
many byways. Especially in connection with Elverskog's article - but also<br />
with the Eurasian part of Qing Formation - di Cosmo's and Dalizhabu<br />
Bao's volume can be used to advantage. Its very direct approach to history<br />
by presenting documents in mil with sparing annotations and a short interprétative<br />
introductory essay revives the early graduai incorporation into<br />
the nascent Manchu state accompanied by ever new irritations on the part<br />
of the Mongols in the period before the décisive defeat of the Caqar. If we<br />
look at the Mongol tribute missions and their présents we can use them to<br />
prove, how economically globalized the Mongol tribes were at that time.<br />
We can use the letters to find out about how - if at ail - they were dated,<br />
about the nuances in the use of the language, or from their content and<br />
474
Comptes rendus<br />
their senders about the social organization of the tribes, for example the<br />
recurring political importance of women in steppe societies. It is only a<br />
pity that, like many publications from Brill in récent years, this volume is<br />
pestered by too many misprints, both in the transliterated texts and in the<br />
English translations and annotations.<br />
The two last contributions again make very enjoyable reading,<br />
Eugenio Menegon's to show us how it was possible, though difficult, for<br />
Christians in seventeenth-century Fujan to reconcile Chinese and Christian<br />
concepts of world and time, Zhao Shiyu's and Du Zhengzhen's to make us<br />
understand the ramifications of a local cuit and the ways how to conceal<br />
its historical implications with the Ming Chongzhen emperor.<br />
In ail, I am sure, the two volumes edited by Lynn A. Struve belong<br />
to that not too fréquent species of conférence volumes, published in the<br />
United States since the late fifties of the last century, which are really<br />
séminal in character and will induce new and innovative research. Nicola<br />
di Cosmo's and Dalizhabu Bao's book on the other hand should be welcomed<br />
as an additional brick to a rather new scholarly field ail too long<br />
neglected. Therefore, in my view, ail three volumes are a very welcome<br />
addition to the ever growing literature on Chinese and East and Central<br />
Asian history, and they are one more step to make research on this région<br />
compatible with, for example, historical scholarship on Europe. To use the<br />
language of hôtel and restaurant guides, they are ail highly recommendable.<br />
475<br />
Erling von Mende<br />
Freie Universitàt Berlin
Comptes rendus<br />
Jacques Gernet, La Raison des choses. Essai sur la philosophie de Wang<br />
Fuzhi (1619-1692), Paris : Gallimard (Bibliothèque de Philosophie), 2005.<br />
436 pages<br />
This is a very important book. And there is much more to it than its subtitle<br />
would seem to indicate. Certainly, we hâve hère a truly remarkable<br />
présentation of the philosophy of Wang Fuzhi, which the author modestly<br />
describes as an 'essay', but which is, in fact, a very substantial study and<br />
undoubtedly the best pièce of work to appear so far in a western language<br />
on this major seventeenth-century Chinese philosopher. In addition,<br />
however, in situating Wang in the overall context of Chinese intellectual<br />
history in a way that is compréhensible to any intelligent western reader,<br />
Jacques Gernet provides that reader with what amounts to an admirably<br />
cogent and cohérent introduction to the Chinese philosophical tradition as<br />
a whole. The resuit is a rare bridge between Chinese and European<br />
philosophical culture.<br />
Gernet has long argued against approaching Chinese culture,<br />
including history, art and religion as well as philosophy, as though it were<br />
based on the same prémisses as European culture. In this study too he<br />
draws attention to the fondamental différences between Hellenic-based<br />
philosophy and Chinese Systems of thought, which many western scholars<br />
hâve refused to dignify with the name 'philosophy'. He singles out key<br />
areas where there is a crucial différence, illuminating his discussion with a<br />
distillation of his cross-cultural érudition. The resuit is always limpidly<br />
clear and eminently readable. (Reading Gernet one inevitably remembers<br />
Boileau's famous dictum : "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et<br />
les mots pour le dire viennent aisément.")<br />
This is no mean feat, considering that when discussing Chinese philosophy<br />
in any language even the best sinologues (even Demiéville, even<br />
Graham) hâve always found themselves to some extent constrained by the<br />
sort of code to which one is reduced when translating Chinese philosophical<br />
terminology. As Gernet himself remarks, "plus que d'autres, les termes<br />
auxquels la tradition chinoise a donné une signification philosophique<br />
posent des questions redoutables." A given Chinese term invariably carries<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
in its wake various connotations that are quite différent from those of the<br />
closest équivalent western term chosen to translate it. Gernet cites two<br />
examples : zhi ff, translatée! 'substance' and tian ^, translated 'ciel'<br />
(heaven). The former, as Gernet points out, referring as it does to the composition<br />
resulting from the combinations of invisible yin and yang energy,<br />
is entirely différent from the western meaning of the term, while the latter<br />
may also frequently be rendered 'Nature' and retains of course in Chinese<br />
its connotation 'sky'. The translation of another key term such as li ïg may<br />
présent further problems. Rendered by Gernet as 'principe d'organisation'<br />
and 'pouvoir d'organisation' in his discussion of Wang Fuzhi's philosophy<br />
and that of his Song predecessor, Zhang Zai (1020-1076), where it refers<br />
to the principle that gives structure and organization to the invisible combinations<br />
of yin and yang energy in which it necessarily inheres, indeed is<br />
immanent, it was also (as Gernet notes) interpreted as a transcendent idéal<br />
principle by the majority of Neo-Confucian thinkers due to the dominance<br />
of the Cheng-Zhu school and Zhu Xi (1130-1200), who, influenced by<br />
Buddhism, tended to equate it with the Absolute. Given the confusion that<br />
ail too often results from translating such philosophical terminology, some<br />
scholars hâve preferred to work with romanized transcriptions of the terms,<br />
but this, particularly when dealing with Song Neo-Confucianists, can<br />
produce discourse that resembles algebra.<br />
It must be emphasized that Gernet's translations overcome thèse difficulties<br />
admirably. Indeed, one of the great merits of this book is the<br />
extensive body of translations from Wang Fuzhi's original Chinese. Thèse<br />
translations cover the whole of the enormous corpus of Wang's writings<br />
(over ten thousand pages in the latest édition, the Chuanshan quanshu $6<br />
U-lèllf), hardly any of which hâve been translated into any western language.<br />
Moreover, Gernet présents his translations in such a way as to<br />
allow Wang to speak for himself. He makes Wang speak directly to the<br />
reader through the judicious juxtaposition of passages in which Wang<br />
exposes his thought. Thèse passages, accompanied by the original texts in<br />
Chinese for the benefit of sinologues, are culled from the many commentaries<br />
Wang wrote on a variety of différent classical and traditional texts.<br />
477
Comptes rendus<br />
The resuit is the fruit of Gernet's wide and perspicacious reading of the<br />
Chuanshan quanshu. It need hardly be added that thèse translations are the<br />
tip of the iceberg of reading that must hâve preceded their sélection.<br />
Wang's philosophy found expression primarily through his commentaries<br />
on the classics and on the work of his acknowledged Song-dynasty<br />
'maître', Zhang Zai. He rarely composed anything (philosophical or otherwise)<br />
under his own name. Gernet's translations, invariably accurate and<br />
eminently readable, would merit publication independently as an anthology<br />
of Wang's thought. His achievement is ail the more remarkable when<br />
one considers that Wang's style of writing is such mat even erudite native<br />
Chinese scholars often struggle to translate certain passages into modem<br />
Chinese.<br />
Gernet also demonstrates how European and Chinese philosophical<br />
traditions hâve been influenced by the particularities of their linguistic<br />
structures, including linguistic catégories, with Greek and Latin favouring,<br />
for example, the use of abstract nouns in a way foreign to the Chinese<br />
language. This led to a concern with abstract notions, including those of<br />
being, and eternal truths that contrasts with the Chinese prédilection for<br />
the concrète and what is relatively and transiently true in a constantly<br />
changing world. Hère, of course, as Gernet emphasises, the Chinese<br />
combinatory tradition encapsulated in the Book of Changes, or Zhouyi,<br />
differs radically from Greek reasoning and linguistic logic, not only in its<br />
emphasis on change but in its association of opposite terms such as high<br />
and low, big and small, interior and exterior as complementary 'couples'<br />
(dui fif), rather than mutually exclusive contradictions. Gernet further<br />
links the importance the Chinese attached to the Changes to their<br />
propensity for interpreting graphie signs as natural symbols that provided<br />
an essential guide to the shifting factors of time and space in the real world.<br />
A real world that, as Gernet points out, is much closer than either Greek or<br />
earlier European visions to F. Jacob's description of today's physical<br />
universe as "un monde de relativité et d'incertitude [...] ou matière et<br />
force ne représentent que deux aspects d'une même chose."<br />
In the course of this book, Gernet pinpoints other areas where the<br />
Chinese and European philosophical traditions are fundamentally at vari-<br />
478
Comptes rendus<br />
ance, but the main focus of his study is the philosophy of Wang Fuzhi.<br />
And, as he déclares at the outset, it is necessary to replace Wang in the<br />
context not only of the Chinese philosophical tradition but also of his life<br />
and times in order to understand what he wrote.<br />
In an introductory chapter, the author explains that Wang lived at a<br />
time of national disaster, which saw the fall of the Ming dynasty and the<br />
subséquent Manchu invasion of his native land, after décades of social and<br />
political turmoil and popular uprisings. (It was also a period of intellectual<br />
ferment that has been compared to the European Enlightenment.) It was<br />
against this background that Wang, fierce patriot, Ming loyalist and<br />
committed Confucian, withdrew into a life of secluded study after a brief<br />
and almost fatal participation in the anti-Manchu résistance of one of the<br />
surviving impérial Ming princes. In hiding in the hills of his native Hunan,<br />
in constant danger due to his refusai to accept the new régime and his<br />
vituperative anti-Manchu writings (too extrême to publish in his lifetime,<br />
they were aimed primarily at posterity), he was spurred on in ail his<br />
endeavours by an obsessive désire to understand how such a tragedy could<br />
hâve overtaken Chinese civilization. He devoted himself to the study of<br />
history, evolved his own philosophical System, continued dreaming of a<br />
Chinese restoration, and wrote, and wrote and wrote.<br />
Although, as Gernet warns the reader, one should not take Wang<br />
Fuzhi for the représentative of some timeless Chinese philosophy<br />
(especially given the emphasis he placed on the particular factors of time<br />
and place, times and circumstances), one may nonetheless see in him the<br />
ultimate exponent of a certain philosophical tradition that, as Gernet<br />
demonstrates, can be traced back through Zhang Zai to the kind of very<br />
early Chinese thought expressed in the Zhouyi.<br />
Gernet's dense 400 pages carefully expound, analyze and discuss<br />
Wang's thought and its place in the Chinese philosophical tradition, while<br />
emphasizing that in order to understand either one must be prepared to<br />
accept that one is confronted with an entirely différent - but equally valid<br />
- conception of the world from the normal western one. As Gernet puts it,<br />
"on est dans un autre univers mental que celui auquel nos modes de pensée<br />
nous ont habitués". Rather than attempt to résume the whole of his account<br />
479
Comptes rendus<br />
of Wang's philosophy, it is perhaps préférable to indicate some aspects of<br />
Wang's mental universe that hâve hitherto either escaped the attention of<br />
other scholars or been insufficiently studied, but which, as Gernet demonstrates,<br />
are of fundamental importance.<br />
In the fïrst place, one should certainly bear in mind the significance<br />
of Wang's refusai to consider language as more than an artificial and<br />
inadéquate tool for dealing with the complexities of the real world. His<br />
remarks on Confucius' famous statement "Je voudrais ne plus parler...<br />
Est-ce que le Ciel parle ?" are quoted in the section where Gernet<br />
élaborâtes on the Chinese préférence for an interprétation of the world<br />
through graphie signs and their inter-relationships in time and space, as in<br />
the symbols of the Zhouyi. Of course, Wang was by no means alone in this.<br />
Confucius apart, one finds variations on the same thème across the whole<br />
spectrum of Chinese philosophy. Wang's debt to his Song predecessor,<br />
Zhang Zai, in his studies of the Zhouyi, is clear. And another Song-dynasty<br />
thinker, Zhou Dunyi (1017-1073), exerted considérable influence through<br />
his diagram of the Taiji ;fc|H or Suprême Ultimate, originally a circle<br />
representing the universe in its yin and yang aspects, but which Wang<br />
interpreted as a sphère full of yin and yang energy. Although the place of<br />
the Zhouyi and Zhang Zai in Wang's thought has long been recognized,<br />
Gernet's analysis intégrâtes this in the larger context of a Chinese tradition<br />
in a way that is exceptionally illuminating.<br />
Two terms that recur in Gernet's study are 'Nature' and 'artifice'.<br />
This is not surprising. Wang, like most Chinese thinkers, was concerned to<br />
understand Nature (in the broadest sensé of the term, including the human<br />
world), to fïnd ways of cooperating with its complex and mysterious<br />
movements. (No notion hère of mastering Nature or conquering it, in the<br />
western sensé). Language, as we hâve seen, came into the category of<br />
what was artificial. Nevertheless, Wang insists on man's position as an<br />
intégral élément in the structure of the universe. This together with his<br />
concept of human nature as something which grew and evolved through<br />
human life, and his théories concerning universal change and human history<br />
led him to adopt a dynamic and realistic attitude towards the problems<br />
of his day. In this respect, as Gernet emphasizes, Wang, and Chinese<br />
480
Comptes rendus<br />
thinkers in gênerai, differ from the Greeks for whom the mental séparation<br />
of man from Nature was intrinsically linked to their enterprise of rational<br />
thinking. In Wang's case, as he writes in the Zhouyi waizhuan MH^f-fll.<br />
"Man's relationship to the universe is that of its great compléter [...] That<br />
which happens spontaneously is [due to] heaven. The one who controls<br />
[events] is man." Asserting (in the Shangshu yin yi fë^^} [#|) that "The<br />
whole of our existence is nothing but a question of time and prevailing<br />
conditions" (Gernet, p. 296 : "Tout, sous le ciel, n'est en effet que moment<br />
opportun et force des choses"), Wang argues that the problem is to assess<br />
the various forces at work in a given place at a given time in order to do<br />
what is proper in a given situation. The Zhouyi codifies the patterns of<br />
universal change, and is thus to be studied as a "révélation of the Way of<br />
heaven." Man's task is, as Gernet puts it, to know how to "profiter des<br />
moments favorables et se conformer à la force des choses."<br />
In the above one may certainly regard Wang as bringing together the<br />
threads of a philosophical reaching back through Zhang Zai to the Zhouyi<br />
and ancient times. Other aspects of his thought were perhaps at least partly<br />
influenced by his personal expérience and situation. His théories concerning<br />
the necessity to maintain barriers between Chinese and barbarian peoples<br />
(which seem sometimes uncomfortably close to apartheid), even<br />
reinforced by arguments based on geographical and climactic factors and a<br />
justification in terms of Confucian morality (which goes so far as to link<br />
barbarians and merchants as intrinsically inferior human catégories), were<br />
surely a response to his own and China's seventeenth-century predicament.<br />
In the fïrst sentence of the first chapter of his book, Gernet writes<br />
"Ce chapitre pose des questions qui dépassent le cas particulier de Wang<br />
Fuzhi." In fact, one may say that this is a fîtting description of the whole<br />
work. It is an excellent exposition of Wang's philosophy, but it is much<br />
more. It constitutes a fine introduction to Chinese philosophy as a whole.<br />
481<br />
Ian McMorran<br />
Université Paris VII-Denis Diderot
Comptes rendus<br />
Janet M. Theiss, Disgraceful Matters. The Politics of Chastity in Eighteenth-Century<br />
China. Berkeley, Los Angeles, London : University of<br />
California Press, 2004. xi-281 pages<br />
No topic in Chinese women's history has received more scholarly<br />
attention than the cuit of chastity and its female martyrs. Intellectuals of<br />
the May Fourth era labeled the social pressure on widows not to remarry a<br />
key élément in women's oppression, a product of the oppressive<br />
patriarchal family system. That the cuit ail too often led to women<br />
committing suicide was taken as évidence that it was psychologically<br />
unhealthy, a perversion brought about by neo-Confucian puritanism. In the<br />
last three décades, with the rise of women's history, a more nuanced<br />
picture has emerged, as scholars hâve linked the cuit of chastity to<br />
éléments in the social, économie, and political order other than philosophy<br />
and family structure. The honors the state bestowed on chastity heroines<br />
attracted the attention of Mark Elvin, who in 1984 traced the growth and<br />
élaboration of the state reward system from Song to Qing times. Jennifer<br />
Holmgren shifted attention to the conséquences for family property of<br />
widows remaining with their husbands' families, a lead taken up by<br />
Bettine Birge, who investigated the reasons for shifts in the law governing<br />
disposition of property after a husband's death. The enormous corpus of<br />
brief accounts of chastity heroines and martyrs in Ming times hâve been<br />
studied to rather différent effect by T'ien Ju-k'ang and Katherine Carlitz.<br />
Where T'ien saw évidence of men's status anxieties, Carlitz discovered<br />
men's voyeuristic pleasure in accounts of suffering women. Recently<br />
Matthew Sommer has shown that laws on illicit sex drew from and helped<br />
shape the cuit of chastity in Qing times.<br />
Janet Theiss, in her book Disgraceful Matters, goes beyond earlier<br />
scholarship in several important ways. Like Elvin, her primary concern is<br />
with the ways the state impinged on moral thinking and behavior. Toward<br />
that end she examines pronouncements contained in central government<br />
documents, rewards set up by the state, and the rulings of officiais in<br />
criminal cases. She explores in considérable depth the impérial statecraft<br />
goals that underlay edicts issued by the Yongzheng and Qianlong emper-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
ors on female chastity. She sees the chastity cuit as a central part of their<br />
"civilizing project" and quotes Qianlong as chiding officiais for not recognizing<br />
the evil caused by illicit sex and not probing deeply enough to<br />
uncover the multitude of cases where the woman was as guilty as the man.<br />
One of Theiss's goals is to move away from a view of the Chinese<br />
gender System as stable toward one in which we see fractures and tensions.<br />
Women and their families had différent stakes in chastity-centered virtue,<br />
something especially clear in incest cases. The meaning of norms was<br />
never fixed, but rather was negotiated through processes that involved<br />
both state efforts to define and enforce policy and the actions of both local<br />
élites and ordinary families pursuing their own ends. Theiss argues that<br />
although the state desired to impose uniform gender norms, its laws were<br />
fraught with contradictions and their application involved compromises<br />
with élite values and popular mores, notably women's own views of virtue.<br />
Policy makers assumed that promoting chastity would bolster proper<br />
family hierarchy, but officiais not uncommonly had to défend virtuous<br />
widows from the déprédations of lineage and family authorities.<br />
Like Matthew Sommer, Theiss makes considérable use of archivai<br />
case material, drawing from it not merely officiai's views, but also<br />
évidence of ordinary people's thoughts and actions. Theiss makes the<br />
point that ordinary rural families could rarely maintain strict physical<br />
séparation between men and women. Women who worked in the fields<br />
had to walk past men. Women whose husbands were away had to handle<br />
routine business with neighbors, relatives, and merchants. A funeral could<br />
resuit in the men in the house going away for a few days, leaving a woman<br />
and her small children alone. Judges needed to understand thèse situations,<br />
since they evaluated the seriousness of a crime against chastity according<br />
to their assessment of the woman's intention to live a chaste life. Women<br />
who had to corne into contact with men could achieve sufficient séparation<br />
by their attitude and demeanor.<br />
Theiss's study is particularly rich in its exploration of what she appropriately<br />
calls by the modem term sexual harassment. She notes that<br />
between 1733 and the end of the Qianlong reign fifteen substatutes were<br />
appended to the statute on causing another's suicide to deal with such<br />
483
Comptes rendus<br />
spécifie situations as women committing suicide after a man made unwanted<br />
propositions, indécent remarks, dirty jokes, or obscène gestures,<br />
whether or not he realized how his act would be taken. Cases related to<br />
thèse substatutes reveal a world in which sexual harassment was an explosive<br />
issue that set family elders and women at odds. Quite a few of the<br />
cases she discusses follow this pattern. A woman living alone, either a<br />
widow or a wife whose husband is away, becomes distraught when a<br />
drunken maie neighbor or relative (perhaps her husband's cousin) finds<br />
her alone and flirts with her or suggests in a joking manner some sort of<br />
tryst. She responds in horror, screaming till neighbors corne. Senior family<br />
members try to calm her down, arguing that for the sake of family face,<br />
she should forgive the offender once they get him to kowtow in apology.<br />
The woman, however, sees this as outrageously inadéquate punishment<br />
and after a few days of fuming commits suicide to prove conclusively that<br />
she was not the type of woman who would in any way compromise her<br />
loyalty to her husband. The man is then charged with the capital crime of<br />
provoking a woman to commit suicide by flirting with her. The woman is<br />
canonized as a chastity martyr and her family is granted money to erect a<br />
commemorative arch.<br />
Thèse cases seem to hâve ail the ambiguities of sexual harassment<br />
cases today. What to the man may hâve been playful, the woman finds<br />
demeaning. Since not ail women find the sarne remark offensive, men<br />
complain that standards are unclear. Theiss shows us that family elders,<br />
including mothers-in-law, often thought the woman was over-reacting, and<br />
judges often considered them oversensitive, a view some modem scholars<br />
such as M. J. Meijer hâve shared. Theiss, however, wants us to understand<br />
the women's own perspective. She quotes one woman after another as<br />
stating that she would hâve no way to be a person if the man who had<br />
trifled with her went unpunished. In Theiss's interprétation, her very<br />
personhood was at stake. "To insuit a woman's chastity was to deny her<br />
humanity" (p. 203).<br />
As Theiss sees it, in punishing the men involved in thèse cases severely,<br />
often by death, the state was siding with women, much more than<br />
the families they had married into. Thus, thèse laws did not so much sup-<br />
484
Comptes rendus<br />
port patriarchal authority as women's autonomy - it was the woman, ultimately,<br />
who decided what constituted offensive behavior. In reading this<br />
situation as positive for women, Theiss is following the lead of scholars<br />
like Dorothy Ko and Susan Mann who hâve read sources against the grain<br />
to reveal women's agency in practices such as footbinding and seclusion<br />
that we may find distasteful or limiting. Theiss does convince me that in<br />
thèse cases of sexual harassment women were active agents, able to shape<br />
circumstances and resist family seniors. But she doesn't convince me that<br />
we should feel positively about the notion of personhood that fueled thèse<br />
women's rages. I couldn't help wondering whether it was time to bring<br />
psychology back in. Must our efforts to give women their due lead us to<br />
approve everything in their culture ? If we can accept that some Victorian<br />
women, taught to repress their sexuality in their youth, had difficulties<br />
adjusting to sexuality in marriage, why can't we accept that some Chinese<br />
women, taught from childhood to fear contact with men other than their<br />
husband or closest relatives, might develop phobias about the intentions of<br />
any man they encountered alone? We can agrée that some women were<br />
protected by the cuit of chastity without insisting that it had no deleterious<br />
effects on anyone.<br />
Scholars and students interested in the Qing period, in state-society<br />
interactions, and in women's history will ail be rewarded by a careful<br />
reading of Disgraceful Matters. Each of its four parts begins with a<br />
carefully-selected case described in détail, which not only makes for<br />
engaging reading but also regularly returns the focus to ordinary people<br />
and their expériences.<br />
485<br />
Patricia Ebrey<br />
University of Washington<br />
Seattle
Comptes rendus<br />
Benjamin A. Elman, On Their Own Tenus. Science in China, 1550-1900,<br />
Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press, 2005. xxxviii-<br />
567 pages<br />
La diffusion de la science occidentale en Chine, à partir de la fin des Ming,<br />
a suivi plusieurs étapes. Les lettrés de la fin des Ming et de la fin des Qing<br />
ont utilisé respectivement les expressions gewu qiongli zhi xue |§^3S
Comptes rendus<br />
La première traite principalement des différentes branches du savoir<br />
en vigueur parmi les lettrés des Ming, avant l'arrivée des Jésuites en Chine.<br />
Les encyclopédies (leishu) et les collectanea (congshu) classiques contenaient<br />
de très nombreuses sections sur les « études de la nature », dévolues<br />
aux phénomènes célestes, à la zoologie ou à la botanique, aux sciences<br />
naturelles, à la médecine et autres connaissances liées au monde naturel.<br />
Cet ouvrage analyse les encyclopédies (y compris celles « de tous les<br />
jours ») et les systèmes de connaissances qu'elles renferment, en<br />
particulier en ce qui concerne les domaines des sciences naturelles. Elman<br />
a choisi quelques lettrés représentatifs, comme Hu Wenhuan S9^^, lettré<br />
et imprimeur de Hangzhou, actif dans les années 1590, ou le lettré du<br />
début des Qing Chen Yuanlong fêt/cfl (1652-1736), dont il étudie en<br />
profondeur les respectifs Gezhi congshu fêifcH^ (Collectanea pour<br />
étendre sa connaissance par l'investigation des choses) et Gezhi jingyuan<br />
tê^l^M (Miroir des origines fondé sur l'extension de la connaissance<br />
par l'investigation des choses) pour expliciter l'acception qu'a gezhi dans<br />
le « savoir traditionnel ». Le Gezhi congshu couvre toutes sortes de<br />
branches du savoir et a connu une large diffusion sous les Ming et les Qing.<br />
Ces deux ouvrages s'avèrent très précieux pour comprendre les vues des<br />
lettrés dans le domaine des « études sur la nature » avant l'arrivée des<br />
Jésuites. Ce nouvel angle d'approche - placer la science des Ming dans la<br />
catégorie du « savoir traditionnel » - aide sans aucun doute à comprendre<br />
véritablement la science chinoise. Elman se penche également sur le<br />
contenu (qui inclut les mathématiques) du Huang Ming jingshi shiyong<br />
bian M^M1Ëïïffl$i§ (Recueil d'applications pratiques pour administrer<br />
la société) de Feng Yingjing M M %X (1555-1606), dont l'analyse<br />
minutieuse permet de mieux comprendre encore le contexte culturel dans<br />
lequel les lettrés des Ming - Xu Guangqi et d'autres - ont «reçu » la<br />
scientia occidentale.<br />
La deuxième partie aborde la « crise du calendrier » de la fin des<br />
Ming et des questions comme les accomodements mutuels entre les lettrés<br />
chinois et les Jésuites au XVII e siècle, les limites du savoir occidental<br />
(xixue) au XVIII e siècle ainsi que le rôle des Jésuites dans les domaines de<br />
487
Comptes rendus<br />
la cartographie et des techniques sous les Qing. Elle porte essentiellement<br />
sur les contacts scientifiques entre la Chine et l'Occident sous les Ming et<br />
les Qing, Elman synthétisant avec exhaustivité les résultats des historiens<br />
d'aujourd'hui pour- dans une optique encore plus large - mener une étude<br />
comparative dans laquelle il remet les « études de la nature » chinoises en<br />
contexte : celui des relations avec l'Europe et celui du développement<br />
scientifique de l'Occident à cette même époque.<br />
Pour ce qui est de l'astronomie, il réfléchit aux différents facteurs de<br />
la réforme du calendrier à la fin des Ming (l'appel des lettrés pour<br />
procéder à cette réforme par exemple), tout en consacrant d'assez longs<br />
passages sur le contexte façonné par la réforme grégorienne, notamment<br />
l'enseignement reçu au Collège romain par les Jésuites et leur rôle dans<br />
l'élaboration du calendrier grégorien. Il montre avec acuité que la réforme<br />
du calendrier n'avait pas le même objectif en Chine et en Europe. En<br />
matière de cartographie, il expose quelle fut la contribution des Jésuites,<br />
dans le contexte des relations qui prévalaient alors entre la Chine et la<br />
Russie, et décrit les cartographies française et russe. Il a aussi des<br />
développements poussés sur les réalisations des Jésuites du Palais dans les<br />
domaines de l'horlogerie, de la verrerie, de l'architecture, etc.<br />
Les travaux antérieurs ont surtout insisté sur les politiques<br />
d'adaptation des Jésuites, c'est-à-dire sur les différentes sortes de moyens<br />
mis en œuvre par les missionnaires pour s'adapter à la culture<br />
traditionnelle chinoise et atteindre leur objectif de conversions, mais ont<br />
assez peu abordé les méthodes d'adaptation qui étaient celles des lettrés<br />
chinois. B. Elman recourt à l'expression « Sino-Jesuits Accomodations »<br />
pour analyser la Controverse sur le calendrier déclenchée par Yang<br />
Guangxian |f§;)fc3fe (1597-1669) ainsi que son contexte ; il se penche aussi<br />
sur le rôle qu'y ont joué les lettrés chinois, ce qui élargit d'autant l'angle<br />
de réflexion sur la question.<br />
La troisième partie touche essentiellement aux « études par les vérifications<br />
et les preuves » (kaozhengxue) et à leur rapport avec la renaissance<br />
du « savoir ancien » (en mathématiques, en médecine). Elle étudie le<br />
cadre épistémologique du début des Qing (la critique de Zhu Xi et de<br />
Wang Yangming par exemple) et les rapports entre les ouvrages de méde-<br />
488
Comptes rendus<br />
cine et la renaissance du « savoir ancien », tout en discutant les ouvrages<br />
commissionnés par Kangxi dans différents domaines et le propos du Gezhi<br />
jingyuan de Chen Yuanlong. Outre sur la médecine, l'accent est mis sur<br />
les causes de la renaissance des mathématiques traditionnelles chinoises,<br />
en particulier les liens avec des facteurs tels que la révision et la réédition<br />
des Dix Classiques mathématiques, la redécouverte d'ouvrages de mathématiques<br />
des Song et des Yuan, le retour en Chine d'ouvrages de mathématiques<br />
conservés en Corée, etc. Tout cela fait l'objet d'explications<br />
exhaustives.<br />
Dans son célèbre From Philosophy to Philology (1984), Elman avait<br />
déjà très tôt souligné les rapports entre l'étude critique des textes et la<br />
science. Depuis, dans ses recherches (articles ou ouvrage) sur le système<br />
des examens sous les Ming et les Qing, il avait également mis en évidence<br />
l'importance des questions scientifiques dans le « savoir traditionnel ».<br />
Ainsi, ses recherches sur les sujets posés aux examens lui avaient permis<br />
d'enquêter sur ceux d'entre eux touchant à la science. Ces travaux ont<br />
servi de point de départ au présent ouvrage.<br />
Ce nouvel opus étudie avec une grande précision le développement<br />
des mathématiques au XVIII e siècle, son rapport avec le « savoir traditionnel<br />
», et la vogue du shishi qiushi K ^IÂSII (« rechercher la vérité à partir<br />
des faits réels »). Il expose en particulier, en des développements détaillés,<br />
les idées de l'école des « études Han » de Wu - représentée par Hui Shiqi<br />
(1671-1741), Hui Dong (1697-1758), Qian Daxin (1728-1804) -, de<br />
l'école de Yangzhou - incarnée par Dai Zhen (1724-1777), Wang Niansun<br />
(1744-1832), Wang Yinzhi (1766-1834), Ling Tingkan (1757-1809), Jiao<br />
Xun (1763-1820) -, leur « doctrine de l'extension de la connaissance par<br />
l'investigation des choses » (gezhi zhi xue), et leurs idées sur « la compréhension<br />
parfaite du Principe par l'investigation des choses » (gewu qiongli)<br />
chère à l'école du Principe des frères Cheng et de Zhu Xi. Elman consacre<br />
autant de pages aux conceptions des lettrés des ères Qianlong et Jiaqing en<br />
matière de mathématiques et de « savoir occidental », à la place des mathématiques<br />
et de l'astronomie occidentales dans le Siku quanshu, et il<br />
mène une analyse approfondie du Chouren zhuan ffi^Aff (Biographies<br />
489
Comptes rendus<br />
d'astronomes et de mathématiciens) de Ruan Yuan. Ces développements<br />
aident à comprendre le développement des mathématiques à l'époque du<br />
kaozheng.<br />
On Their Own Terms marque une nouvelle avancée dans l'étude des<br />
rapports entre « étude des Classiques » (jingxue) et science. La réflexion<br />
ne porte pas seulement sur les écoles de pensée du début des Qing et des<br />
ères Qianlong et Jiaqing mais déborde sur les rapports entre « étude des<br />
Classiques » et mathématiques au XIX e siècle : Elman analyse ce qui, dans<br />
le Huang Qingjingjie M^ftlSIPP (Explication des Classiques des Augustes<br />
Qing), a trait aux sciences, élargissant ainsi le champ de sa recherche.<br />
Cette monographie, qui couvre tous les aspects de l'histoire de la science<br />
sous les Ming et les Qing, puise à la fois dans les travaux des sinologues et<br />
dans ceux des historiens des sciences européens et américains. L'exposé<br />
est clair et concis et témoigne de l'érudition et de la hauteur de vue de<br />
l'auteur.<br />
Elman s'est saisi de deux événements majeurs de l'histoire des<br />
sciences sous les Ming et les Qing - la réforme du calendrier sous Chongzhen<br />
et la compilation du calendrier à la fin du règne de Kangxi - dont il<br />
propose une analyse approfondie. Relativement parlant, il existe encore<br />
peu de littérature comparant ces deux réformes du calendrier. En fait, celle<br />
de la fin des Ming est née des erreurs de prévision des éclipses de soleil et<br />
de lune et celle du règne de Kangxi lorsque les Jésuites ont révélé le « secret<br />
», à savoir ont mis le doigt sur les erreurs d'observation et de mesure<br />
de l'ombre solaire au solstice d'été. Ayant été menées par des empereurs<br />
(Chongzhen et Kangxi) et des hauts fonctionnaires (Xu Guangqi et Li<br />
Guangdi) différents, les deux réformes et leur contexte politique et culturel<br />
n'eurent rien en commun. Le rôle joué par les Jésuites ne fut pas du tout<br />
identique non plus. L'étude comparée de ces deux réformes du calendrier<br />
est un sujet qui a encore largement de quoi nourrir la controverse. Outre<br />
cet aspect des choses, si Elman montre clairement que les ouvrages officiels<br />
compilés sous le règne de Kangxi s'apparentent à bien des égards à<br />
des encyclopédies (leishu), il n'est pas très loquace quant au Gujin tushu<br />
jicheng et aux nombreuses encyclopédies compilées à l'époque, à leur<br />
synthèse en matière d' « études de la nature », etc.<br />
490
Comptes rendus<br />
En résumé, On Their Own Terms, qui adopte une approche large et<br />
comparatiste, livre une analyse méticuleuse et approfondie du développement<br />
global de la science sous les Ming et les Qing et de problèmes<br />
concrets qui se sont posés à l'époque. Elman maîtrise parfaitement son<br />
sujet de bout en bout et apporte des nouveautés aussi bien au plan des faits<br />
historiques que dans l'analyse. C'est en tous points un bel ouvrage, et une<br />
encyclopédie que tout le monde devrait posséder. Il intéressera tous ceux<br />
qui mènent des recherches sur l'histoire des sciences - et l'histoire tout<br />
court - des Ming et des Qing, et même sur l'histoire de l'Occident à ces<br />
époques. En inscrivant la science dans le cadre du « savoir traditionnel »,<br />
en abordant sous l'angle de l'histoire de la connaissance, de l'histoire de la<br />
pensée et même de l'histoire sociale les rapports entre « savoir<br />
traditionnel » et science, les interactions entre tradition et « savoir<br />
occidental » et autres points-clés de l'histoire scientifique des Ming et des<br />
Qing, cette recherche aidera à comprendre le vrai sens de la science<br />
chinoise. Elle possède sans conteste une très importante valeur scientifique<br />
et ne manquera pas de devenir un classique en la matière.<br />
HanQi<br />
Académie des Sciences, Pékin<br />
(traduit du chinois par la Rédaction)<br />
Peter C. Perdue, China Marches West. The Qing Conquest of Central<br />
Eurasia, Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press, 2005.<br />
xx-725 pages<br />
The rise of the Qing empire transformed East Asia. Its predecessor, the<br />
Ming, had proved weak in many ways, most obviously in its inability and<br />
unwillingness to deal effectively with its Eurasian neighbors, the Mongols<br />
most importantly. But within a century of taking power, the Manchu rulers<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
of the new dynasty had not only brought the Mongols under control, but<br />
laid the foundations as well for the Chinese empire, still largely intact<br />
today, that stretches some stretching west to Pakistan, some 1 500 miles<br />
beyond the Ming border fortress at Jiayuguan, and northeast to the Amur<br />
river, roughly 1 000 miles beyond the Ming "willow palisade." Only<br />
Mongolia is not included: it slipped away in the early twentieth century.<br />
This doubling of the size of the territory ruled from Beijing was<br />
above ail a military feat. But military history has always been very<br />
difficult to write for China. Officiai historiography has tended to follow<br />
the lead of ancient accounts of how the Zhou defeated the Shang at Muye,<br />
which mention actual fighting between armies not at ail, while stressing<br />
the différences between the virtuous winners and the wicked losers. The<br />
resuit has been stereotyped accounts of warfare, mostly lacking the sort of<br />
détail that is so abundant, for example, in Thucydides. Sources exist, of<br />
course, and this is particularly true for the Qing for which a fair amount of<br />
writing by non-Chinese and even Europeans can be found. Archaeology<br />
and geography also help. But the tasks to which Professor Peter Perdue<br />
devoted himself for perhaps a décade is nevertheless extremely difficult.<br />
He set out first to chronicle the Qing conquest, of the Zhungars most<br />
importantly, and then, as will be seen, to demonstrate the absolute<br />
centrality to Chinese and Asian history of what even his publishers<br />
describe, on the jacket of this very important book, as a "little-known<br />
story.The difficulties of his subject make Pr. Perdue's fundamental<br />
scholarly contribution ail the more impressive. He has untangled and<br />
narrated the story of Qing westward expansion from Kangxi to Qianlong.<br />
To do so he.has exhausted the sources in every relevant language. He has<br />
traced the campaigns in détail, illustrating them with informative maps.<br />
Like any good military historian, he has tramped the battlefields, taking<br />
marvelous photographs. This work alone deserves the highest praise, but<br />
in many ways it is only the beginning of what the book is really about.<br />
Perdue's greatest contribution cornes after his narration, as he explores<br />
context and implications, eventually is to recast the whole history of the<br />
Qing in light of the campaigns he describes and their various effects, both<br />
external and domestic.<br />
492
Comptes rendus<br />
The book begins with a sweeping and comprehensive look at Eurasia.<br />
If one read only his descriptions of geography and climate, and his références<br />
to various grand théories of Eurasian history, one might conclude<br />
that Perdue's work fit in with the long tradition of writing in which<br />
peoples move rather like tides, pulled by great ecological or<br />
anthropological forces. That would be a serious mistake. Early on Perdue<br />
mentions the domestication of the horse, the resuit of human intelligence<br />
and activity. This signais an approach to history in which settings, natural<br />
constraints, and social and économie forces, ail receive their due, but in<br />
which the human mind and will still play a major and even décisive rôle in<br />
shaping events.<br />
Having surveyed the natural and human setting, Perdue then turns to<br />
the expériences of states rooted in the East China plain before the Qing in<br />
dealing with the nomads of Central Asia, laying particular stress upon the<br />
Ming. That dynasty had begun with ambitious campaigns against<br />
Karakorum, led by gênerais and emperors who clearly modeled<br />
themselves on their Yuan predecessors. But thèse campaigns proved very<br />
difficult militarily, in part because the Ming élite forgot fairly quickly how<br />
to negotiate with and fight the nomads, and in part because the Ming was<br />
unable to provide adéquate logistical support to its armies. Less than a<br />
century after the dynastie founding, an emperor had been defeated and<br />
taken captive by the Mongols, and décision makers had begun to search,<br />
wimout success, for an approach to the steppe that would somehow both<br />
control die nomads and maintain the superiority of the "civilized" Chinese<br />
over the "barbarian" Mongols. This proved impossible to do. So the Ming<br />
poured vast funds into a signaling and fortification system, later<br />
misleadingly dubbed "the Great Wall," a poor political compromise that<br />
seemed intended to solve the problem by excluding it - but failed.<br />
We are now ready for the entry of the remarkable man known as the<br />
Kangxi emperor (1654-1722) who "in an astonishingly short period of<br />
time, a mère thirty years from taking personal power, [...] decisively imposed<br />
his will on the régents - his own uncles - the gênerais ruling the<br />
southwest, Taiwanese aborigines, and most impressively, the free nomadic<br />
leaders of Mongolia." Many factors contributed to this achievement, but as<br />
493
Comptes rendus<br />
we weigh them we "cannot ignore the sheer force of personal will that so<br />
strongly marked thèse critical years." (p. 133) This observation is of<br />
course correct. At âge 14 the young emperor, having assumed personal<br />
rule, saw to it that Oboi the chief régent died in prison, and purged the Six<br />
Boards. Next, between 1673 and 1678, he suppressed the quasiindependent<br />
power of the "Three Feudatories," gênerais who had crucially<br />
assisted the Manchu conquest while greatly increasing the Manchu forces,<br />
from 179 companies to 799. The new emperor clearly intended to dominate.<br />
Furthermore, he knew how to negotiate, fight, and build institutions<br />
in a way that would permit him to do that.<br />
The Kangxi emperor's views of military policy changed repeatedly.<br />
In connection with Taiwan, for example, he initially enforced a maritime<br />
prohibition, but when the island grew wealthy and strong through trade in<br />
which the Qing did not participate, he was persuaded to change his<br />
approach. A similar process took place with respect to the steppe frontier.<br />
The emperor initially sought no more than order, but as the situation<br />
developed, he became persuaded of the need to conquer and annex new<br />
lands. Thus he gradually shifted his approach to Galdan from an attempt to<br />
regulate to détermination to defeat. Some Mongol relations with the Qing<br />
capital had been governed by agreements going back to 1653, which his<br />
nomadic predecessors had been given a seal and title, and permitted to<br />
trade on a strictly controlled basis. Galdan expressed willingness to<br />
conform to this System in 1677. Until the first campaign was launched, the<br />
Qing seem to hâve been concerned chiefly with order on the borders. But<br />
subsequently the argument emerged that the Mongols had a crucial<br />
stratégie rôle between the Qing and its neighbors in Tibet to the West and<br />
in Russia to the North. Were thèse three to work together, the Qing would<br />
face a diffïcult threat to its frontiers.<br />
Nevertheless, Perdue takes care to stress that this potential threat did<br />
not prédétermine policy. "There was no stratégie imperative for the Qing<br />
to expand further; it already exceeded the size of the Ming empire by 1678,<br />
and the Zhungar Mongols arguably did not constitute a serious threat to<br />
the core of Chinese rule" Indeed, as already mentioned, "Relations between<br />
Galdan and Kangxi began amicably, following précédents set by<br />
494
Comptes rendus<br />
Galdan's ancestors." (p. 138). Galdan needed trading relations with China<br />
to maintain his power, which lacked a firm basis among the Mongols. But<br />
in 1687, Galdan attacked to the East, invading the Erdeni Zu, the monastery<br />
at Karakorum, and shattering the Khalkha tribes, who turned towards<br />
the Russians, the Chinese, and the Zhungars. Kangxi's initial policy had<br />
been défensive, but in 1690 came the announcement that he would personally<br />
lead an expédition into the steppe. This was a change in policy not<br />
easy to understand. "It cannot be explained, as later historians did, as a<br />
response to a growing threat from Galdan's rising power, for Kangxi knew<br />
that" as Perdue puts it, "Galdan was in desperate straits" - his army likely<br />
to désert, his rear threatened, his food so low that his army was eating its<br />
horses. (p. 152-153). The campaign was not the product of unchanging<br />
laws of settled-nomadic conflict, nor was it reactive. Rather it was<br />
Kangxi's choice, reflecting domestic imperatives as well as "the contingent<br />
interactions of Russians, Mongols, Manchus, Tibetans, and other<br />
actors in the fluctuating environment of the steppe." (p. 138).<br />
Perdue makes clear, moreover, that retrospect saw the décision<br />
rather differently than did contemporary sources. The compilers of the<br />
officiai history of Kangxi's campaigns "noted that 'state builders'<br />
(liguozhe ÏZllS#) are threatened primarily by internai dissension, and<br />
secondarily by external threats." (p. 147). In 1690, however, such<br />
rationalizations lay in the future, to be produced as the interactions of the<br />
players and simple luck gradually changed the situation.<br />
In 1690 the Qing army met and defeated Galdan at Ulan Butong,<br />
north of Beijing just East of Dolon Nor. This was not the décisive battle<br />
portrayed by Chinese retrospect. Galdan escaped. Moreover, as Perdue<br />
notes, broaching a second major thème, "the abortive campaign revealed<br />
clearly the severe supply problems that had already begun to plague the<br />
Qing troops from the first days of mobilization. Until the Qing army overcame<br />
fundamental supply constraints in the mid-eighteenth century, this<br />
partent repeated itself. Apparently smashing victories were followed by<br />
rapid abandonnant of the frontier, allowing the nomadic rival to revive.<br />
As soon as Galdan fled beyond reach, the Qing gênerais began their withdrawal.<br />
The first troops to withdraw did not even hâve horses; camels<br />
495
Comptes rendus<br />
loaded with food supplies had to be sent to meet thèse starving soldiers on<br />
their return." (p. 159)<br />
In the aftermath of thèse first campaigns, the situation in the steppe<br />
grew potentially more threatening to the Qing, as some Mongols sought to<br />
ally with the Russians. Had large numbers of steppe peoples gone over to<br />
the Russians, or even if the possibility existed of switching allegiances<br />
from the Qing to the Russians and back as interests suggested, Kangxi and<br />
his successors would hâve been plagued by chronic disorder on their<br />
Central Asian frontiers, as well as the possibility that a strong alliance<br />
might émerge against them, perhaps with the Russians at the core. Perdue<br />
argues, convincingly, that the purpose of Qing diplomacy with ail the<br />
players was to assure above ail that the Mongols could not ally with the<br />
Russians. This they did by using trade to lead Moscow to give up its<br />
inclination to make allies of border peoples. As a resuit the "middle" was<br />
excluded, as it is in traditional logic, which makes propositions either true<br />
or false. The Mongols had no choice but to face the Qing, either coming to<br />
terms or being brought to them.<br />
This is an important point. By showing how the potential interaction<br />
of Russia's eastward expansion with Mongol and Tibetan attempts to build<br />
power created the choices Kangxi faced, Perdue intégrâtes three stories:<br />
European, Central Asian, and Chinese. The Qing treaties with Russia, of<br />
Nerchinsk in 1689 and Kiakhta in 1725 made China's march west much<br />
easier.<br />
Hère an interesting counter-factual scénario présents itself. Note that<br />
just fifteen years after Kiakhta the Russians created their settlement at<br />
Petropavlovsk-Kamchatskii, the single most dominating platzdarm in East<br />
Asia, which flanks the Pacific coast of the entire continent. If we imagine<br />
a situation in which the Manchus had not conquered China, but were instead<br />
ensconced in their homeland and at this period threatening to join<br />
with the Russians against some hypothesized power in Beijing, then we<br />
might expect - foliowing Perdue's logic - that the Chinese dynasty would<br />
hâve sought above ail to insulate the Manchus from Russian alliance. That<br />
would hâve meant conquest of the Northeast and a potential check to<br />
Russia's advance to the Pacific. From the point of view of China today,<br />
496
Comptes rendus<br />
that would hâve been a far more valuable géographie outeome than was<br />
the conquest of Mongolia, most of which China has lost. But at the time<br />
the later Russian threat was scarcely imaginable and the pressing challenge<br />
at the time received the attention.<br />
Making that attention effective was not easy. During the Yuan,<br />
Khubilai Khan had created a System to support his armies in the steppe<br />
that depended upon Chinese supplies. Mindful of classic injunctions<br />
against undermining the domestic economy in the waging of distant wars,<br />
however, the Ming attempted to make its army self-sustaining, through<br />
military agriculture, which as Wang Yuquan ïEMfe has shown, was<br />
initially intended actually to turn over grain and war supplies, difficult<br />
enough if not impossible even at the outset, but certainly impossible after<br />
payments were commuted to silver, raising amounts that would hâve been<br />
insufficient to purchase supplies even if they had been available for sale<br />
(Wang Yuquan, Mingdai de juntun B^f^Ô^^ïË, Beijing : Zhonghua shuju,<br />
1965). The Ming never created the économie and logistical base that<br />
would hâve been necessary to make real their aspirations to dominate the<br />
steppe. But the Qing did, which made possible their destruction of<br />
Galdan's army in Kangxi's fourfh expédition, at Jao Modo, east of Urga<br />
(Ulaan Baatar) in 1696. Thereafter overall policy was not entirely<br />
consistent. Kangxi's successor sought to reduce expenditures on the<br />
frontiers, but found that as thèse had expanded, new threats kept emerging,<br />
to be dealt with by further expansion, in the Qianlong reign period, into<br />
Turkestan and beyond From the final success of the campaign against<br />
Galdan, however, emerged retrospectively, a theory of military power and<br />
the state that "would synthesize the concepts of unity of Heaven, military<br />
victory, and sage rulership." (p. 191).<br />
The keys to Qing success were in fact more mundane. Logistics is<br />
perhaps the least glamorous area of military endeavor, but also regularly<br />
the one most important to success. Well into the eighteenth century Qing<br />
rulers work steadily to create an infrastructure of fortresses, farms, and<br />
means of transport into the pasturelands, to plant garrisons, and to bring<br />
the inhabitants ever more tightly into the political System. But this was<br />
497
Comptes rendus<br />
more than simply a frontier policy. Perdue argues in the middle part of his<br />
book that the enterprise of empire création in new territories and the création<br />
of new institutions that it required also had powerful effects on the<br />
shape of things in the previously existing Chinese core areas of the Qing.<br />
The rooting of state power, whether Mongol or Qing, in the area of the<br />
pasturelands depended upon effective combining of nomadic and sedentary<br />
forms of économie activity. Both Galdan and his Manchu rivais attempted<br />
this. After he was defeated, the Qing made a massive effort to<br />
move agriculturalists into the new territories of Mongolia and Xinjiang.<br />
Horse farming was promoted. Ail of this altered the ethnie composition of<br />
thèse areas, nobbled locals who might hâve sought power, and had powerful<br />
mobilizational effects on China proper. Markets became more inclusive,<br />
money moved towards standardization, priées converged. The deployment<br />
and maintenance of large garrisons and when necessary, field armies,<br />
became practicable. But the assimilation of thèse new western territories<br />
into the Qing empire was never as complète as happened to the south. The<br />
territories always remained rather distinct in character and never paid for<br />
themselves.<br />
Furthermore, as Perdue points out, the initial benefits of the<br />
conquests to the overall Qing empire gradually turned into a new set of<br />
problems. At one point the frontier and its conquest had given cohésion to<br />
the whole Qing enterprise. But once thèse vast territories had been brought<br />
in, the requirements of keeping them began to work against needs<br />
elsewhere in the empire. The Qing is fatally weakened by war on two<br />
fronts: small scale but intensive against Europeans in the east; large scale<br />
against explosive uprisings in the west - and later in the heartland.<br />
In the officiai imagination of the Qing, however, incorporation was<br />
achieved. Indeed, it was so thoroughly proclaimed through stelae, tours of<br />
inspection, maps, drawings, rituals, agreements and so forth that the idea<br />
became widespread that the Qing had not really acquired anything new.<br />
They had simply moved "China" once again to its natural and original<br />
frontiers - or, putting it in différent and more modem sounding language,<br />
begun the "formation of modem China's identity as a 'multinationality<br />
nation-state.'" (p. 333-334). Perdue has wisely placed the conquering and<br />
498
Comptes rendus<br />
paying for the new territories first in his treatment, so that analysis of the<br />
far more elusive business of who believes what about frontiers is given a<br />
solid foundation in military and institutional reality. Culture, however -<br />
even officiai culture - can affect how people think. Many Qing thinkers<br />
(we leave out the Ming loyalists and their sympathizers) presented a new<br />
way of thinking about the impérial domains that opened the way for what<br />
followed in the Republic and People's Republic. The "little-known" story<br />
that Perdue rediscovers, narrâtes, and places in context turns out to be<br />
about far more than great campaigns by Kangxi and Qianlong. It is the<br />
occasion and the motor for a recasting of the whole idea of what sort of<br />
society China is, and what it includes.<br />
Peter Perdue would hâve earned great applause from his colleagues<br />
had he ended his book with thèse conclusions. But they are found about a<br />
hundred pages from his actual conclusion. The points he makes in what is<br />
far more than a summing up are also powerful and telling.<br />
Most China scholars of Perdue's génération (and this reviewer's: we<br />
were classmates in graduate school) are children, if not exactly of Marx,<br />
and Durkheim and Gramsci certainly of Marc Bloch. Many of our teachers<br />
had been enormously impressed by the achievements of sociologically<br />
orientated history. Many members of our génération set their course accordingly,<br />
seeking to write history of the long term and the great forces.<br />
With a few exceptions we hâve tackled places and their changes over time,<br />
and made ambitious attempts somehow to illuminate the similarities and<br />
explain the différences between how events unfolded in China and in the<br />
West. Few of us hâve written political narrative. We hâve not taken very<br />
seriously ideas of contingency, the now-popular counterfactual or "what<br />
if?" approaches to history. The idea that Kangxi's ambitions and will<br />
might hâve played a décisive rôle in the Qing's embarking on frontier<br />
warfare, on which Perdue (rightly) insists, might hâve raised eyebrows -<br />
even perhaps his eyebrows - in graduate school. The suggestion would<br />
hâve been viewed as according too much importance to the vagaries of<br />
individual human minds and to mère events. But anyone who begins with<br />
violence, as Perdue does in this volume, although after a fine but more<br />
conventional seeming survey of ecology, geography, ethnography, and so<br />
499
Comptes rendus<br />
forth, will be forced sooner or later to face squarely some basic aspects of<br />
historical explanation. For as Engels made clear in his attacks on the<br />
wretched Duhring, any notion that violence is an independent historical<br />
actor, and not yoked to the larger workings of économies, threatens the<br />
whole basis of économie and sociological interprétations of history.<br />
In the body of his text Perdue has already scattered occasional<br />
références to the variety of possibilities that history présents at any time.<br />
We hâve mentioned his unwillingness to explain the Qing conquest of<br />
Central Asia by invoking économie, political, or social forces alone. The<br />
conquest is above ail a décision by a human being, who faced other<br />
possibilities and might hâve made other choices. Perdue also spéculâtes a<br />
bit about alternate courses in Mongol history. Some joined the Chinese,<br />
others the Russians. The former hâve disappeared as a distinct group. The<br />
latter hâve their own republic in the Russian Fédération, with a population<br />
of 300 000 (p. 298-299).<br />
In his conclusion Perdue surveys much of the scholarship that was<br />
popular when he was in graduate school, as well as some that his own<br />
génération has produced, evaluating both in light of what his study has<br />
established. In ail cases he shows a refreshing and fully justified distrust of<br />
overly mechanical, deterministic, or theoretical approaches. None of the<br />
comprehensive théories of nomadic-settled interactions entirely satisfy<br />
him. Nor does world System theory. Nor do attempts to attribute China's<br />
difficulties in the nineteenth or twentieth centuries to factor endowments<br />
or global historical processes.<br />
Perdue makes sensé of history not by invoking some exogenous System<br />
of explanation, but rather by fully exploring events he narrâtes, fïnding<br />
their many causes, tracing their interconnections, and setting them in<br />
as complète as possible a context. Just as the completion of a circuit will<br />
lead a long string of bulbs to light up, so the successful linking together of<br />
historical causes and effects can create new illumination. This is what<br />
good historians do. Even for the well-documented events of Europe and<br />
America the task is not easy. For Central Asia, Russia, and the Qing, the<br />
task can appear close to impossible. With Peter Perdue we never know<br />
500
Comptes rendus<br />
what exactly is coming next, but for now this is a more than respectable<br />
magnum opus.<br />
Arthur Waldron<br />
University of Pennsylvania<br />
Emma Jinhua Teng, Taiwan's Imagined Geography. Chinese Colonial<br />
Travel Writing and Pictures, 1683-1895, Cambridge (Mass.), London :<br />
Harvard University Press (Harvard East Asian Monographs 230), 2004.<br />
xvi-370 pages<br />
Par quelles voies les « images mentales » qui composent la représentation<br />
collective qu'une nation ou une culture se donne d'elle-même se<br />
transforment-elles ? Telle est la question générale derrière l'étude précise<br />
et remarquablement documentée qu'Emma Jinhua Teng propose dans ce<br />
livre. Entre 1683, date à laquelle l'empire Qing reprend Taiwan des mains<br />
des loyalistes Ming, jusqu'à 1895, au lendemain du traité qui cède l'île au<br />
Japon, la représentation du territoire taiwanais offerte par les sources<br />
chinoises change profondément : on passe d'un lieu sauvage situé « au<br />
delà des mers » et des frontières de l'Empire à une province chinoise,<br />
partie intégrante du territoire du même Empire. Parallèlement, l'image des<br />
aborigènes présents avant la conquête chinoise se modifiera : de sauvages<br />
« nus et tatoués » ils deviendront des êtres humains dignes d'êtres reçus au<br />
rang de fidèles sujets. Les récits de voyage, les illustrations et les cartes<br />
émaillent le cours de cette transformation, et de ces trois sources E. J.<br />
Teng tire le matériau de son étude.<br />
Il s'agit donc ici de rendre compte d'une « géographie imaginée »,<br />
comme il est annoncé dès le titre. Le terme est à rapporter au livre de<br />
Benedict Anderson (Imagined Communities. Reflections on the Origin and<br />
Spread of Nationalism, Verso, 1983, édition revue et augmentée 1991),<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
lequel a décrit la nation comme une « communauté politique imaginée ».<br />
Avant lui, Edward Saïd avait utilisé le terme de « imaginative geography ».<br />
La référence à Saïd dès l'introduction du livre est bien sûr significative :<br />
E. J. Teng s'inscrit dans le domaine que constituent les théories et études<br />
conjointes consacrées au colonialisme, à l'orientalisme et à l'impérialisme.<br />
Un champ de mines sémantique, au travers duquel l'auteur évolue avec<br />
prudence et un certain bonheur.<br />
Teng présente d'abord les raisons qui justifient qu'on traite le phénomène<br />
de l'expansionnisme Qing (doublement du territoire impérial entre<br />
1644 et 1760) comme un phénomène similaire aux impérialismes européens,<br />
comme un « projet » représenté et célébré par les entreprises cartographiques<br />
qui l'accompagnent (voir notamment l'atlas jésuite de 1717).<br />
Cette pratique impérialiste influence encore la posture internationale<br />
contemporaine de la Chine et la défense de ses « frontières » (Tibet, Xinjiang,<br />
Taiwan). L'étude de Teng est, à cet égard, un cas particulier des<br />
recherches autour de la notion de « frontière » dans le contexte chinois. À<br />
la lumière de cela, les écrits de voyage - un genre qui fleurit durant la<br />
période étudiée - constituent bien des écrits « coloniaux » de nature identique<br />
à celle des textes littéraires qui nourrissent la description de<br />
« l'orientalisme » occidental. Teng note les débats autour des notions<br />
parfois difficilement démêlables de « colonialisme » et d'« impérialisme »<br />
et marque sa préférence pour le terme de « discours colonial » lorsqu'il<br />
s'agit de désigner l'objet précis de son investigation. Elle réserve le terme<br />
«impérialisme» au contexte de cet objet, l'appliquant de façon générale<br />
aux pratiques, politiques et idéologies au travers desquelles l'empire Qing<br />
fut établi et maintenu. La problématique de Teng n'est pas neutre politiquement,<br />
et elle la précise clairement, même si elle le fait avec modération<br />
et économie : étudier l'expansionnisme Qing à Taiwan en terme « d'études<br />
coloniales » plutôt que dans le champ habituel des area studies modifie la<br />
façon d'aborder la relation Chine-Taiwan aujourd'hui.<br />
Littérature de voyage et illustrations consacrées à Taiwan au cours<br />
de la période sont donc abordées de façon largement similaire à celle qui<br />
inspire l'examen du corpus «orientaliste» en d'autres contextes.<br />
L'attention aux représentations de la « race » et de « l'ethnicité » dans la<br />
502
Comptes rendus<br />
rencontre avec les aborigènes montre combien les voyageurs chinois<br />
étaient intéressés par la nature des « différences » humaines et leur articulation<br />
avec la nature humaine (xing) dans son principe. Teng discerne une<br />
opposition sous-jacente entre un discours « racialiste » centré sur la signification<br />
profonde des différences physiques, et un discours « ethnique »<br />
attentif aux différences culturelles, toujours rapportées à des universaux.<br />
Teng suggère aussi qu'illustrations et récits marquent le développement<br />
d'un certain relativisme culturel, joint à un goût prononcé pour le caractère<br />
exotique de l'exploration aux frontières, cela en contraste marqué avec les<br />
représentations et la sensibilité des époques précédentes. Le nombre<br />
d'anthologies littéraires comme celui des albums iconographiques consacrés<br />
aux peuples des frontières (Bai Miao tu fÉJÏÉfHI) er » témoignent.<br />
Les neuf chapitres du livre reprennent cette problématique sous<br />
différents angles. En premier lieu, les représentations les plus anciennes de<br />
Taiwan construisent l'île sur le modèle des habitats légendaires offerts par<br />
les Classiques, un fait accentué par la position insulaire du territoire. Le<br />
positionnement géographique de l'île, son entrée dans la cartographie et sa<br />
sortie concomitante du domaine des îles imaginaires, des royaumes<br />
légendaires, illustrent l'effort qui fut à déployer pour extirper Taiwan de la<br />
simple représentation mythique. Le chapitre 2 développe ce thème en<br />
montrant combien le discours de départ sur les aborigènes taiwanais<br />
emprunte aux sources littéraires, allant jusqu'à la citation de formules<br />
telles que le « bloc brut du chaos primordial » tirées directement du<br />
Zhuangzi. De manière intéressante, ce positionnement des aborigènes<br />
taiwanais dans l'antiquité mythique aidera la cause des partisans de leur<br />
assimilation dans l'Empire, puisqu'il s'agira de répéter sur l'île le<br />
processus opéré il y a si longtemps sur le territoire continental au travers<br />
du moule de l'éducation confucéenne.<br />
Le troisième chapitre s'intéresse aux débats menés autour de la possibilité<br />
effective d'entamer un processus de colonisation de l'île. Taiwan,<br />
plaideront les partisans de l'intégration, est « un jade caché dans une boule<br />
de glaise », et ils en décriront les potentialités agricoles. À l'inverse, nombre<br />
de voyageurs décrivent leurs péripéties au travers d'une végétation si<br />
abondante qu'elle témoigne de l'inutilité des efforts pour faire passer un<br />
503
Comptes rendus<br />
tel territoire de l'ordre de la nature à celui de la civilisation. Particulièrement<br />
évocatrice est ici l'évolution des cartes publiées dans les monographies<br />
locales du Fujian, et leur reproduction dans l'ouvrage est des plus<br />
heureuses.<br />
Le débat est très similaire lorsqu'il s'agit de déterminer si les aborigènes<br />
taiwanais appartiennent irrémédiablement au royaume de la Nature<br />
ou s'ils ont l'aptitude d'entrer pleinement dans celui de la Culture (chapitre<br />
4). L'idéal « transformationniste », qui finalement l'emporte, coïncide<br />
avec l'idée d'une nature humaine universelle comme avec l'idéologie<br />
paternaliste inhérente à l'entreprise coloniale Qing, l'empereur adoptant<br />
pour enfants tous les habitants vivant sous la surface du Ciel - une image<br />
fréquente dans les écrits sur Taiwan. Le chapitre 5 élabore la représentation<br />
d'un « continuum » entre Han et aborigènes, le déroulement passant<br />
au travers des sauvages eux-mêmes, classés entre « crus » (shengfan ^È.#)<br />
et « cuits » (shufan jf&ffO, selon la distinction de rigueur depuis au moins<br />
la dynastie Song. La distinction renvoie bien sûr à des stades de développement<br />
historique, mais elle s'affirme aussi dans des lignes de séparation<br />
géographique, la fixation de la « frontière sauvage » (shengfan jie ffi) à<br />
Taiwan en 1722 vers le bas des montagnes centrales revêtant une importance<br />
particulière. Pratiquement, l'Empire Qing renonce à exercer sa suzeraineté<br />
au-delà de la frontière ainsi tracée au travers de l'île. La redéfinition<br />
de cette ligne en 1760 montre bien l'affirmation de la pensée du<br />
« continuum » : le territoire enlevé aux sauvages « crus » est attribué spécifiquement<br />
aux sauvages « cuits », placés en position de transition (et de<br />
ligne de protection) entre les colons Han et les plus irréductibles des aborigènes.<br />
Le chapitre suivant montre la sophistication croissante des représentations<br />
des aborigènes taiwanais et des distinctions opérées parmi eux.<br />
L'analyse de la « nature » aborigène au travers des costumes et gestiques<br />
est particulièrement bien conduite (p. 156-172). Tout aussi intéressant est<br />
le chapitre 7 qui étudie le discours colonial comme un discours de<br />
« l'inversion » des distinctions homme-femme : la société aborigène est<br />
généralement décrite comme donnant préséance à la femme sur l'homme,<br />
en contraste structurel avec la civilisation chinoise. C'est, montre Teng, le<br />
504
Comptes rendus<br />
Sud en son essence qui est souvent « féminisé » par les voyageurs chinois.<br />
Elle note aussi le rôle stratégique joué par ces représentations pour effectuer<br />
la critique de la femme chinoise, dont la sophistication excessive<br />
devient alors syndrome de dégénérescence morale.<br />
L'ethno-historiographie du XIX e siècle amène avec elle un changement<br />
de perspectives. La question de l'origine des aborigènes devient<br />
centrale, et la suggestion apparaît selon laquelle ce sont les « ancêtres<br />
vivants » des Chinois, fait qui octroie à Taiwan un rôle pivot dans la représentation<br />
que la Chine se donne d'elle-même. Ce discours « inclusif» se<br />
trouve en conjonction avec l'évolution politique : l'affaire de Mudanshe<br />
ttfl"li est ici de première importance. En novembre 1871, des marins<br />
japonais ne réchappent au naufrage que pour être massacrés par des aborigènes<br />
de la côte sud-est de Taiwan. Les Qing n'exerçant pas de suzeraineté<br />
effective sur cette région, les Japonais y lancent une expédition punitive<br />
en 1874. C'en est assez pour persuader l'Empire chinois de changer sa<br />
politique taiwanaise et d'édicter des mesures destinées à « ouvrir les montagnes<br />
et pacifier les sauvages » (kaishan fufan PH[i|$$|#). La représentation<br />
du paysage taiwanais en est modifiée d'autant, et Taiwan devient le<br />
pays de « l'or vert », une terre à coloniser entièrement, en évitant toute<br />
distinction et séparation entre sauvages et Han. Il ne s'agit plus de changement<br />
culturel progressif mais d'assimilation rapide. La mise en carte du<br />
territoire situé au-delà de l'ancienne « frontière sauvage » puis la promotion<br />
de Taiwan au rang de province en 1885 illustrent ces changements,<br />
dont la mise en application sera brisée par la guerre sino-japonaise de 1894.<br />
La conclusion et l'épilogue (l'une et l'autre un peu trop brefs) décrivent le<br />
changement de statut symbolique qui s'ensuit, Taiwan étant paré a posteriori<br />
de toutes les vertus associées à une portion inaliénable de la patrie<br />
éternelle. Teng note encore la difficulté d'insérer les aborigènes taiwanais<br />
dans la représentation traditionnelle de l'empire multiculturel édifié par les<br />
Qing. Elle revient enfin sur la nécessité de considérer l'entreprise Qing<br />
comme un véritable impérialisme et non comme un « colonialisme de<br />
l'intérieur ». Les appendices contiennent d'utiles extraits de deux des<br />
récits de voyage sur lesquels elle fonde son enquête, le plus développé<br />
505
Comptes rendus<br />
étant le Pihai jiyou l^îSIEslï (Small Sea Travelogue, dans la traduction<br />
proposée ici) de Yu Yonghe f I^M (1697).<br />
L'ouvrage d'Emma Jinhua Teng se recommande par la clarté de<br />
l'écriture et le plaisir de la lecture, la finesse d'analyse des sources qu'elle<br />
utilise, la qualité et la mesure des préalables méthodologiques. On l'aura<br />
déjà compris : le livre s'insère aussi dans le contexte contemporain, en<br />
pointant nettement les présupposés qui, jusqu'à aujourd'hui, déterminent<br />
le discours chinois sur Taiwan. Par bien des côtés, c'est à un travail de<br />
déconstruction que s'attelle l'ouvrage. Cela dit, les implications politiques<br />
ne sont pas développées, et toute polémique est soigneusement évitée. On<br />
pourra regretter pourtant que la singularité du cas taiwanais ait amené<br />
E. J. Teng à réduire la perspective comparatiste de son enquête. Mettre en<br />
parallèle le discours tenu sur Taiwan avec celui concernant d'autres lieux<br />
de la nouvelle frontière créée par l'expansionnisme Qing aurait été instructif,<br />
quelles que soient les conclusions qu'il aurait fallu en tirer. De même,<br />
l'analyse de la représentation des aborigènes taiwanais aurait mérité d'être<br />
enrichie par des retours plus fréquents vers les populations du sud-ouest<br />
chinois par exemple. Et la prise en compte des nombreuses études existant<br />
sur l'évolution de l'institution des tusi i.W| (chefs indigènes) aurait permis<br />
d'aborder par un autre biais le modèle d'assimilation recherché pour<br />
les aborigènes taiwanais. Légères réserves qui ne sauraient diminuer tout<br />
l'intérêt d'un ouvrage indispensable pour les historiens de Taiwan, de la<br />
frontière chinoise, de la cartographie impériale et des représentations du<br />
territoire.<br />
506<br />
Benoît Vermander<br />
Institut Ricci de Taipei
Comptes rendus<br />
Thoralf Klein, Reinhard Zollner (éd.), Karl Giitzlaff (1803-1851) und<br />
das Christentum in Ostasien. Ein Missionar zwischen den Kulturen, Sankt<br />
Augustin : Institut Monumenta Serica, 2005. viii-375 pages.<br />
Le présent ouvrage propose une dizaine de contributions présentées lors du<br />
colloque international intitulé «Karl F. A. Giitzlaff (1803-1851). La carrière<br />
interculturelle d'un missionnaire, entre l'Europe et l'Extrême-<br />
Orient », organisé par l'Université d'Erfurt en 2001, à l'occasion du 150 e<br />
anniversaire de la mort du missionnaire protestant allemand. Les actes du<br />
colloque sont ici complétés par une deuxième partie comprenant 36 documents<br />
présentant des aspects spécifiques de la biographie de Giitzlaff, ses<br />
voyages, son implication dans la guerre de l'Opium, ses activités missionnaires,<br />
ses travaux consacrés à la linguistique et aux traductions, ses<br />
contacts et relations avec certains de ses « sponsors » en Allemagne,<br />
l'Association chinoise (Chinesischer Verein) créée par Giitzlaff en 1844<br />
en Allemagne dans le but d'intensifier et d'accélérer l'évangélisation de<br />
l'arrière-pays chinois, et enfin plusieurs écrits prenant position sur Giitzlaff<br />
et ses activités missionnaires en Chine. L'ensemble de ces textes et<br />
documents, en majorité rédigés par des contemporains de Giitzlaff, constitue<br />
un complément bienvenu aux contributions scientifiques du volume.<br />
Après avoir été formé dans une école de missionnaires berlinoise,<br />
Giitzlaff quitte l'Europe en 1826 pour les Indes néerlandaises, avant de<br />
s'établir, sur les conseils de W. H. Medhurst, comme missionnaire en<br />
Chine où il exercera à partir de 1834 ses talents d'interprète au service de<br />
l'administration coloniale britannique de Hong Kong. C'est en tant<br />
qu'interprète que Giitzlaff participe aux négociations menées entre Britanniques<br />
et Chinois à l'issue de la première guerre de l'Opium. Les moyens<br />
financiers considérables dont il dispose lui permettent de se consacrer<br />
également à ses activités d'écrivain, de linguiste, d'éminent traducteur et,<br />
bien sûr, de missionnaire en Chine. Les nombreuses publications du missionnaire<br />
protestant qui traduisent une approche constructive, parfois<br />
même élogieuse, de la Chine - laquelle résulte pour une large part des<br />
connaissances linguistiques hors pair de leur auteur -, suscitent l'attention<br />
et l'intérêt du public dans les pays germaniques. Au-delà de ces activités<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
culturelles, Gutzlaff se livre toutefois comme nombre de ses contemporains<br />
présents en Chine à des activités moins anodines, pratique<br />
l'espionnage au profit de ses employeurs anglais et n'ignore rien du trafic<br />
de l'opium auquel se consacrent certains d'entre eux.<br />
Un des objectifs principaux des auteurs (historiens, linguistes et spécialistes<br />
de la littérature) vise au réajustement, sinon à la révision, de certains<br />
des préjugés conventionnels liés à la personne de Gutzlaff. Se basant<br />
sur des sources auparavant très partiellement exploitées, leurs recherches<br />
les mènent à la redécouverte de certaines étapes de la vie de l'écrivain, du<br />
linguiste, du traducteur de la Bible en chinois et en japonais, du missionnaire<br />
enfin. À travers la reconfïguration de sa biographie dans une perspective<br />
interculturelle, Gutzlaff se voit accorder une place autre parmi les<br />
missionnaires protestants allemands. Après sa mort en 1851, Gutzlaff est<br />
perçu en Allemagne comme un « missionnaire excentrique » qui, entre<br />
autre, avait escompté introduire le christianisme en Asie orientale en faisant<br />
appel à des prédicateurs indigènes.<br />
Plusieurs contributions se présentent comme complémentaires des<br />
travaux antécédents consacrés à Gutzlaff, dont la plupart cependant datent<br />
quelque peu. Tout en reconfigurant la biographie du missionnaire sur la<br />
base de sources occidentales, chinoises, coréennes et japonaises, les auteurs<br />
saisissent parallèlement l'occasion pour faire le point sur les travaux<br />
publiés en Occident et en Asie sur Gutzlaff et son œuvre. Dans l'esprit des<br />
auteurs, il ne s'agit pas seulement de rendre hommage au rôle historique<br />
du missionnaire, en prenant en compte l'ensemble des composantes de sa<br />
personnalité, mais aussi, à travers elles, de surligner et d'explorer les<br />
contacts et les transferts culturels générés par une approche plurielle par<br />
laquelle Gutzlaff se distinguait de ses confrères.<br />
En fin de compte, les auteurs conviennent qu'il n'est pas aisé de por<br />
ter un jugement définitif sur l'impact de l'œuvre missionnaire de Gutzlaff<br />
en Chine, l'un d'entre eux avançant même la question de savoir s'il était<br />
avant tout un missionnaire ou un simple aventurier. Quant au lecteur atten-<br />
508
Comptes rendus<br />
tif, il ne peut se départir de l'impression que l'ouvrage tend avant tout, à<br />
travers une relecture de l'histoire, à le doter d'un profil de médiateur cultu<br />
rel.<br />
Françoise Kreissler<br />
INALCO<br />
Lydia H. Liu, The Clash of Empires. The Invention of China in Modem<br />
World Making, Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press,<br />
2004. xiii-318 pages<br />
Toward the end of the first century of the Tokugawa period (1600-1868),<br />
the well known scholar Asami Keisai fêkMMM (1652-1711) struggled<br />
with the assimilation of Chinese Neo-Confucianism onto the alien terrain<br />
of his native Japan. He wrote: "The terms 'Middle Kingdonï (Chûgoku ^<br />
H) and 'barbarian' {iteki ^$^C [Chinese, yidi - JF]) hâve been used in<br />
Confucian writings for a long time. For that reason, ever since Confucian<br />
books came to be widely studied in our country, those who read thèse<br />
books call China (kara HH) the 'Middle Kingdom' and call our country<br />
'barbarian.' In extrême cases, some [Japanese] people lament the fact that<br />
they were born in a 'barbarian' land. How disgraceful!" '<br />
While sharing the révérence of the great majority of his fellow Japanese<br />
Neo-Confucians for the homeland of civilization in China, Keisai<br />
nonetheless argued that places where the Way was practiced properly -<br />
including Japan, Korea, and elsewhere - should certainly hâve been considered<br />
part of the "Middle Kingdom." How could Confucius's universal<br />
principles hâve been solely applicable to China? Unlike Confucius, however,<br />
later Confucians had effusively "preached their concept of the Middle<br />
Kingdom versus barbarian lands" 2 for centuries. As a resuit, Keisai<br />
doubted the world would correctly see that their views were really a distortion<br />
of Confucian thought.<br />
I wonder if Keisai and others like him would hâve been convinced<br />
by one of the main thèmes of Lydia H. Liu's new book, namely that the<br />
terms yi {% and yidi i%%k. were never meant by Chinese (or Manchus) to<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
designate people not from the Middle Kingdom as "barbarians," but<br />
merely as "foreigners." I seriously doubt it.<br />
The central intended contribution of Liu's argument, often buried in<br />
an océan of excess verbiage, appears to be the highly loaded coinage<br />
"super-sign." Heretofore reserved for the famed circular electronic sign at<br />
Times Square in Manhattan, from which many hâve read the latest news<br />
for décades, Liu appropriâtes mis "Madison Avenue" term, apparently<br />
inadvertently, for a différent purpose altogether. She defmes this odd<br />
expression several times, first (on p. 13) as "a linguistic monstrosity that<br />
thrives on the excess of its presumed meanings by virtue of being exposed<br />
to, or thrown together with, foreign etymologies and foreign languages.<br />
The super-sign escapes our attention because it is made to camouflage the<br />
traces of that excess through normative etymological procédures and to<br />
disavow the mutual exposure and transformation of the languages."<br />
If this isn't terribly clear, it apparently was less tfian completely<br />
transparent to the author herself who two paragraphs later tries again:<br />
"What is a super-sign? Properly speaking, a super-sign is not a word but a<br />
hetero-cultural signifying chain that crisscrosses the semantic fields of two<br />
or more languages simultaneously and makes an impact on the meaning of<br />
recognizable verbal units, whether mey be indigenous words, loanwords,<br />
or any other discrète verbal phenomena that linguiste can identify within<br />
particular languages or among them. The super-sign émerges out of the<br />
interstices of existing languages across the abyss of phonetic and<br />
idéographie différences."<br />
Again, if this falls short of ample clarity, Liu tries a third time one<br />
paragraph later (p. 14): "In short, the super-sign exemplifies the semiotic<br />
opérations of translingual speech and writing by acting out the verbal unit<br />
of one language and simultaneously displacing its signification onto a<br />
foreign language or languages, always in what one might call an occulted<br />
movement of thrown-togetherness." We shall return to what is going on<br />
hère, if anyûung, but let us look at the prime example of the criminal<br />
"super-sign."<br />
Liu's second chapter, entitled "The Birth of a Super-Sign," détails<br />
the principal culprit of her study. After a long citation from Black Skin,<br />
510
Comptes rendus<br />
White Masks (the title is given hère and elsewhere as Black Skin and White<br />
Masks) by the Martinican psychoanalyst and revolutionary Franz Fanon<br />
(1925-61), she begins (p. 31): "Never has a lone word among the myriad<br />
languages of humanity made so much history as the Chinese character yi<br />
35-" This is quite a generalization, to say the least, but Liu is just warming<br />
up: "By history I mean world history. Countless events and fantastic happenings<br />
hâve corne to pass over the last two centuries [World War II? The<br />
Great Leap Forward? - JF], but none could rival the singularity of the<br />
Chinese word yi in its uncanny ability to arouse confusion, anxiety, and<br />
war. Yi is one of those monstrous créatures one must reckon with, subdue,<br />
destroy, or exile before it cornes back to haunt us." I was unaware that a<br />
single word was capable of starting wars, but Liu's suggested désire to<br />
"destroy," "exile," or "subdue" it sounds almost as violent. What could<br />
possibly be in a name? Sticks and stones?<br />
Liu is decidedly not advising that we find a proper translation for yi;<br />
she even suggests that translation as such may be impossible. Her point is<br />
that the British seized on this term to mean "barbarian," and after their<br />
victory in the Opium War they demanded that the Chinese term be stricken<br />
from ail treaties. Chinese and Manchu protestations to the contrary, it was<br />
excised. Thus, yi meaning "barbarian" became a super-sign, which Liu<br />
tells us repeatedly is a "monstrosity."<br />
Did yi truly signify "barbarian" (meaning the opposite of civilized or<br />
cultured), or did it simply mean "foreign" or "alien"? In the middle of a<br />
dispute between two parties - in this instance, the British and the Qing<br />
empires - the involved parties are the last entities one should turn to for a<br />
clear understanding of the issue at hand. That is why I tried to médiate the<br />
dispute by invoking a third party outside the clash and avant le fait. Japanese<br />
Neo-Confucians of the seventeenth and eighteenth century clearly<br />
thought that yi meant "barbarian" (as in uncouth, uncivilized); some accepted<br />
the désignation for themselves and hoped Japan would improve and<br />
become more like China, while others (as in the case of Asami Keisai,<br />
cited above, and others) found the désignation offensive. In both instances,<br />
however, there was no doubt in the least concerning the connotation of the<br />
term yi (and there was, of course, no intermediate English term). And, if<br />
511
Comptes rendus<br />
devout Neo-Confucians were deemed "uncivilized," what about the Westerners<br />
of the nineteenth century who accepted none of the moral or ethical<br />
principles of the Confucian tradition?<br />
The next chapter, entitled "Figuring Sovereignty," picks up the pace<br />
of this same thème and attempts to problematize "China" itself. This is a<br />
worthy objective, the kind of project that should be undertaken by<br />
someone trained in historical linguistics. Liu is, unfortunately, not that<br />
person, as her analyses are continually lessened by wide-ranging, political<br />
charges of racism and the like. Thus, the scholar Frank Dikotter is attacked<br />
(p. 72-73) for inserting "race" into a discussion of Chinese views of the<br />
outside world, and several pages later the Japanese (ail of them?) are<br />
attacked for using the term Shina for China, which she claims was "a<br />
racial marker in Meiji Japan" (p. 79). If this assertion isn't sufficiently<br />
extrême, several lines later we learn that Shina was adopted by the<br />
Japanese "to name a China for the purpose of Japanese colonial conquest."<br />
Again, I think words are given crédit for forces beyond their control.<br />
Nonetheless, the "renaming literally inscribed the désire of impérial Japan<br />
to mimic Western civilization by mimicking Western imperialism. The<br />
mirror of colonial mimicry captured the object of its imitation with a<br />
faithfulness that cast a sinister light back on the exemplarity of the<br />
Western powers that pursued imperialism in the name of civilization"<br />
(ibid.JThere is much spéculation in this chapter about the origin of the term<br />
"China" and its relationship to Sanskrit cïna, believed by many to be its<br />
ancestor and the antécédent of Japanese Shina. This discussion ail but<br />
pleads for a linguist's hand, but alas it never materializes. Instead, we are<br />
taken down a number of roads that become dead ends quickly, often involving<br />
languages that Liu should probably hâve refrained from mentioning<br />
to spare herself certain embarrassment. For example, in rehearsing a<br />
Chinese scholar's argument, she mentions "the Hebrew term Ciyniym from<br />
the Old Testament Book of Isaiah" (p. 264). This is an utterly bizarre<br />
transcription of Biblical Hebrew "Sinim" (the romanization she soon cites<br />
from the King James translation of the Hebrew Bible, which is, incidentally,<br />
préférable to "Old Testament"). Although Isaiah probably knew<br />
512
Comptes rendus<br />
nothing of "China," Sinim is largely of linguistic interest as the possible<br />
origin of Modem Israeli Hebrew "Sin" (meaning China).<br />
Before proceeding further with the substance of this chapter, it is<br />
worth noting the numerous errors that crop up in it. Some may consider<br />
this nitpicking, but I think that, although we ail are subject to lapses and<br />
mistakes, a pattern of consistent errors offers dues to the depth and<br />
soundness of one's scholarship. Thus, for example, we learn several times<br />
that "in the Wade-Giles romanization system" the dynastie name Qin is<br />
rendered "Chin" (p. 78); this should, of course, be Ch'in. Later, the city of<br />
Canton is given in pinyin as Zhuangzhou (p. 103); this should, of course,<br />
be Guangzhou. And, for some unexplained reason, the Zongli yamen, the<br />
Qing dynasty's first foreign ministry, is often given in Wade-Giles<br />
transcription, Tsungli yamen (p. 107), and sometimes in pinyin. However,<br />
thèse are meaningful errors only because of their frequency 3 . A more<br />
significant error is the statement (p. 75) that the "Qing rulers were from<br />
the nomadic Manchu tribes of the North who had overthrown the Ming<br />
dynasty and imposed their impérial rule on the native population in 1644."<br />
First of ail, the Manchus were semi-nomadic, not nomadic (like the<br />
Mongols), as they engaged in a limited amount of agriculture even if they<br />
preferred not to. Far more important, though, is the glaring historical fact<br />
that the Manchus did not conquer the Ming (although this is a widespread<br />
perception). The rebel Li Zicheng (1606-1645) brought down the Ming<br />
dynasty and had himself installed as emperor, albeit with a rather short<br />
half-life. The Manchus reached accord with the Ming gênerai Wu Sangui<br />
(1612-1678) and were invited into China.<br />
This is not simply an error, though, for it betokens the larger thème<br />
of this book - namely, that the Chinese hâve always been victims of others:<br />
Westerners, northern peoples ("nomadic... tribes"), and later Japanese.<br />
Just when scholarship was returning agency to historically disenfranchised<br />
groups and examining how peoples hâve negotiated gender, ethnicity,<br />
nationality, and the like, Liu argues that the largest and most populous<br />
empire on the globe was a victim. Even when forced to admit that Chinese<br />
who confronted Westerners in the sixteenth-through-nineteenth centuries<br />
used a number of deprecatory expression for them - such as fangui HJ^L<br />
513
Comptes rendus<br />
or guizi M^F - it was the Euro-Americans who were to blâme: "It was<br />
thèse acts of violence [committed by Westerners against the local populace],<br />
rather than the exotic appearance of Westerners, that had contributed<br />
to the rise of the epithets/an gui and gui zi among the Cantonese and their<br />
spread to the rest of the country after the first Opium War." (p. 99). The<br />
évidence presented hère is extremely thin and begs for solid linguistic<br />
analysis, not vitriol inspired by the ire of a Franz Fanon.<br />
Chapter 4, "Translating International Law," is little changed from its<br />
earlier incarnation in Liu's edited volume, Tokens of Exchange (Duke<br />
University Press, 1999), and I hâve commented (largely favorably) on that<br />
chapter elsewhere 4 . Her next chapter contains some interesting material on<br />
the unique figure of Gu Hongming l|ï#i§$& (1857-1928) with his extraordinary<br />
éducation in both Chinese and Western languages and his undying<br />
affection for the Qing dynasty. This chapter also contains a number of<br />
passing mentions of the "Boxer Uprising" of 1900, which Liu prefers to<br />
represent by its Chinese-language désignation "Yihe Tuan" (or "Yihe<br />
Quan"). The Westerners at the turn of the last century dubbed this group<br />
Boxers because of the martial arts in which they engaged, practices they<br />
believed would make them impervious to Western bullets and which appeared<br />
to Westerners as if they were boxing. At one point she notes that<br />
Gu, too, disliked the term "Boxers" and wrote: "The name of the original<br />
legitimate first so-called 1900 society 'Yi-ho-t'uan' may be translated as<br />
'friendly society of good men and true' or 'society of honest men for<br />
mutual defence'" (p. 174). To leave this statement uncommented on, as<br />
Liu does, borders on the irresponsible. Gu Hongming was certainly playing<br />
with his Anglophone readers, but Liu knows full well (as Gu certainly<br />
did) that his translation is completely dishonest. "Yihe Tuan" might be<br />
rendered "righteous and harmonious group (or band)"; "Yihe Quan"<br />
would then be "righteous and harmonious fists," much as if it were the title<br />
of a kung-fu movie in which martial arts figured prominently. And, to<br />
suggest that they were a "popular nationalist movement" (p. 168) represents<br />
quite a leap over and beyond most non-PRC scholarship. However,<br />
what the Boxers shared with Gu Hongming was a nascent anti-imperialism,<br />
514
Comptes rendus<br />
in Liu's view, and a firm stance in défense of the motherland. Both win<br />
high marks in this book.<br />
Her penultimate chapter deals primarily with Ma Jianzhong's H$È<br />
JE, (1845-1900) efforts to write a Western-style grammar for the literary<br />
Chinese language at the end of the nineteenth century. The final product of<br />
his work was the Mashi wentong HiS&Ë. which Liu overtranslates as<br />
"Ma's universal principle of classical Chinese" (p. 191). This might hâve<br />
been an interesting contribution to scholarship on Ma's important book,<br />
but Liu sees it as "unique and important in that it speaks powerfully to the<br />
conditions of colonial abjection and complicity between military conquest<br />
and linguistic science in the nineteenth century and to the désire to<br />
transcend that abjection" (p. 194). Why? Largely, it would seem, because<br />
Ma (suffering from false consciousness, it would seem) used Western<br />
models for his grammar and followed Western assumptions about<br />
language that were current at the time, most insidiously by adopting the<br />
super-sign of "ci = word" in his analysis. This is a subject best handled by<br />
a trained linguist, and it would also hâve been wise for Liu to consult<br />
Banno Masataka's i§SJIE|Si (1916-1985) full-length biographical study,<br />
Chûgoku hindaika to Ba Kenchû ^ Hj/rftf-b t HiSÉ-lS (Ma Jianzhong<br />
and the modernization of China) 5 , the only such study written outside of<br />
Chinaïf one had any doubts about the over-riding political thrust of this<br />
work, Liu's conclusions will quickly allay them. Hère the events of the<br />
nineteenth century depicted in the core of the book are brought together<br />
with more récent acts of imperialist aggression and victimization as well<br />
as acts of foreign thievery from the Qing palace. Rather than finally summing<br />
up what she wishes us to take away from this book, Liu attempts<br />
something one might sympathetically call artistic by looking at foreign<br />
photographers of the impérial throne in Beijing. Westerners are the usual<br />
suspects lined up hère, of course, but Japanese photographers beginning<br />
with Japan's entrance into the family of imperialist nations at the time of<br />
the joint expédition to quell the Boxers take more than their share of the<br />
limelight. The book ends with a picture of a Japanese military photographier<br />
shooting Puyi's (1906-1967) re-enthronement under Japanese spon-<br />
515
Comptes rendus<br />
sorship in 1934, not from real life but from Bernardo Bertolucci's (b. 1940)<br />
highly imaginative récréation in his 1987 movie The Last Emperor. It<br />
should be noted that the latter is a fictionalized account. But that's already<br />
irrelevant for Liu. The new culprits are clearly the Japanese. This is of a<br />
pièce with the rise of Chinese nationalism both at home and abroad, and<br />
especially so among the expatriate académie community of Chinese in<br />
North America.<br />
Lydia Liu seems especially intent on leaving us with a theoretical<br />
contribution. Whether or not the "super-sign" will be picked up by other<br />
scholars remains a matter for the future to décide. If the past is any<br />
indication, then the adoption by many of "translingual practice" (Liu's<br />
essai at a theoretical contribution in her first book) would seem to be cause<br />
for optimism, though no one actually involved in the work of translation of<br />
whom I am aware has adopted it 6 . The Clash of Empires cornes with<br />
endorsements from several prominent scholars of modem Chinese history,<br />
who offer firm stamps of approval. My sensé, though, is that this is a work<br />
full of research but also equally full of posturing, and frequently the latter<br />
outstrips the former, thus allowing politics to run roughshod over<br />
scholarship.<br />
1 As translatée by Barry Steben in Sources of Japanese Tradition, Volume Two<br />
(1600-2000), Wm. Théodore de Bary, Carol Gluck, and Arthur E. Tiedemann,<br />
(éd.), New York : Columbia University Press, 2005, p. 93.<br />
2 Ibid., p. 95.<br />
3 Others include: "Chiying" should be Qiying (p. 57); gelangma (p. 199) is not<br />
a "translitération" but a transcription of "grammar" (not being an alphabetic<br />
language, there can, by définition, be no translitérations into or out of it);<br />
"Chiuta Itô" (p. 221) should be Itô Chuta; "Jiun-ichi Tsuchiya" (p. 221) should<br />
be Tsuchiya Jun'ichi; "Lejzer L. Zamenhof ' (p. 243) should be Ludwig Lejzer<br />
Zamenhof; the chapters from The Cambridge History of China dealing with<br />
Qing foreign relations do not appear in "vol. 2, pt. 2" (p. 251) but in volume 11<br />
(perhaps she read the Roman numéral "II" as a 2).<br />
4 '"Like Kissing Through a Handkerchief : Traduttore Traditore," China<br />
Review International, 8.1 (Spring 2001), 1-15.<br />
5 Tokyo University Press, 1985.<br />
516
Comptes rendus<br />
6 Incidentally, the word "translingual" appears in no dictionaries of which I am<br />
aware, including the Oxford English Dictionary.<br />
Joshua A. Fogel<br />
York University, Toronto<br />
Barbara Mittler, A Newspaperfor China? Power, Identity, and Change<br />
in Shanghai's News Media, 1872-1912, Cambridge (Mass.), London :<br />
Harvard University Asia Center (Harvard East Asian studies monographs<br />
226), 2004. xvi-504 pages<br />
A Newspaperfor China ? est le produit d'une recherche concertée lancée<br />
en 1994 à l'université de Heidelberg où Rudolf Wagner anima le projet<br />
« Développement d'une sphère publique chinoise » et incita quelques-uns<br />
de ses étudiants à l'étude de la presse chinoise à la fin du XIX e et au début<br />
du XX e siècle. Outre plusieurs travaux de R. Wagner lui-même, dont le<br />
volume Joining the Global Public : Word, Image, and City in the Early<br />
Chinese Newspapers, 1870-1910, encore sous presse, qui réunit les<br />
contributions du groupe de recherche, il faut compter déjà les publications<br />
d'Andréa Janku et Natascha Vittinghoff ou encore de Julia Henningsmeier<br />
sur la revue illustrée Dianshi zhai huabao léSïJf Hlë-<br />
Barbara Mittler aborde l'histoire du journal Shenbao ^3|g non par sa<br />
chronologie, son organisation ou sa diffusion, mais à partir du contenu<br />
même de ses articles et de leur rhétorique, comme un ensemble de textes<br />
exprimant un phénomène culturel, bref, à partir du texte plutôt que du<br />
contexte. Son analyse tend à expliquer comment un périodique fondé en<br />
1872 dans la concession internationale de Shanghai, par un marchand<br />
britannique, Ernest Major, a pu devenir un journal « pour la Chine ».<br />
Barbara Mittler procède d'abord à une étude du Shenbao dans le<br />
contexte du journalisme naissant en Chine montrant comment ce journal se<br />
situe par rapport à la gazette impériale officielle (jingbao), dont il reprend<br />
les nouvelles. Si le Shenbao s'impose rapidement, c'est que, bien que<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
conçu par un étranger, il s'agit d'un journal chinois s'adressant aux Chinois.<br />
Qu'il s'agisse du format, de la mise en page, du style d'écriture ou du<br />
calendrier de parution, tout s'applique au public chinois. Les éditoriaux<br />
s'inspirent de la structure des essais « à huit jambes » (baguwen) ; les<br />
articles puisent aux formes littéraires traditionnelles.<br />
Dans un second chapitre, l'auteur s'efforce de prouver comment un<br />
nouveau style se fait jour, qui s'appuie pourtant sur l'autorité des Classiques,<br />
cités à tout propos, leur usage facilitant en réalité réforme et même<br />
révolution. B. Mittler s'arrête ensuite sur la reproduction des annonces de<br />
la gazette impériale qui eut d'abord pour but d'accroître les ventes. Adoptant<br />
les analyses de Marshall McLuhan, de Pierre Bourdieu et de Mikhaïl<br />
Bakhtine, elle met en lumière les transformations de la communication qui<br />
s'opèrent de la Chine traditionnelle à la Chine moderne, à travers la diffusion<br />
des nouvelles de la Cour par l'intermédiaire d'un journal commercial.<br />
La seconde partie de l'ouvrage ne porte plus sur le médium luimême,<br />
mais sur le lectorat du journal. À qui s'adresse-t-il et comment ?<br />
B. Mittler, qui appuie ses arguments aussi bien sur un choix d'articles que<br />
sur des éditoriaux ou des annonces publicitaires du Shenbao, évoque<br />
d'abord le public féminin. Il apparaît que la presse féminine, pas plus<br />
qu'un journal tel que le Shenbao, n'eurent d'effet sur l'émergence d'un<br />
mouvement féministe. L'auteur cherche ensuite à cerner le public shanghaïen<br />
qui, par ses liens étroits avec l'Occident, n'est évidemment pas celui<br />
du reste de la Chine. Enfin, B. Mittler évalue le rôle du Shenbao dans<br />
l'expression du nationalisme chinois. Elle considère, contrairement à<br />
certaines idées reçues, que le discours nationaliste des journaux chinois est<br />
rarement anti-impérialiste ou xénophobe, en prenant plusieurs exemples<br />
marquants (rébellion des Boxeurs, dispositions pour restreindre<br />
l'immigration chinoise aux États-Unis en 1902, boycott anti-américain de<br />
1905, révolution de 1911, mouvement du 4 mai 1919, etc). Si l'on souscrit<br />
volontiers à cette analyse, on ne doit pas oublier dans cette affaire (et<br />
l'auteur ne l'oublie pas) la censure imposée par les autorités de la concession<br />
internationale, ni l'auto-censure.<br />
Cet ouvrage très documenté pose d'excellentes questions sur le rôle<br />
de la presse dans l'évolution de la Chine en une période cruciale. Les<br />
518
Comptes rendus<br />
analyses mesurées de l'auteur, non seulement définissent la sphère du<br />
Shenbao, mais, à travers elle, montrent le poids de la presse dans le développement<br />
du nationalisme chinois, dans la production de la révolution<br />
chinoise et dans la révélation d'une identité chinoise. Cette influence est<br />
réelle, mais indirecte : « les journaux ont créé le contexte, mais ils n'ont<br />
pas fourni le texte du changement et de la révolution » (p. 416).<br />
Jean-Pierre Drège<br />
EPHE<br />
Christopher A. Reed, Gutenberg in Shanghai: Chinese Print Capitalism,<br />
1876-1937. Vancouver, Toronto : University of British Columbia Press<br />
(Contemporary Chinese Studies Séries), 2004. xvii-391 pages<br />
L'histoire du livre chinois est à la mode aux États-Unis et l'on ne peut que<br />
se réjouir que les travaux de Henri-Jean Martin, puis de Roger Chartier,<br />
aient fait école chez nos collègues sinologues d'outre-Atlantique, surtout<br />
depuis une dizaine d'années. Les travaux ont porté surtout jusqu'à présent<br />
sur l'histoire du livre de la Chine des Ming et des Qing. Le numéro spécial<br />
consacré à ce sujet par la revue Late Impérial China en 1996 a fait date \<br />
Depuis, les publications se succèdent à un rythme rapide. Mais la période<br />
de la Chine républicaine n'a pas retenu la même attention, et il faut savoir<br />
gré à Christopher Reed de s'y être attaqué.<br />
Le titre de l'ouvrage indique clairement la voie par laquelle l'auteur<br />
aborde la question, celle des techniques d'impression et du système économique<br />
qui donnent naissance au livre moderne. D'emblée, Reed pose<br />
plusieurs interrogations : d'où viennent les machines ? Comment ont-elles<br />
été modifiées pour imprimer du chinois ? Quelle est l'importance du<br />
contexte chrétien ? La société a-t-elle été transformée par les outils occidentaux<br />
? Car il s'agit bien d'une mutation du livre chinois qui s'opère<br />
sous la poussée occidentale, par un transfert de technologie et<br />
d'organisation. La mécanisation a en effet constitué le fondement matériel<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
qui a rendu possible le capitalisme chinois de l'imprimé. Le monde du<br />
livre est à cet égard exemplaire du processus de transformation culturelle,<br />
économique et sociale de la fin du XIX e siècle. La révolution mécanique<br />
qui a cours à cette époque est d'ailleurs considérée, comme on sait, après<br />
le passage du manuscrit à l'imprimé, comme la seconde des trois révolutions<br />
du livre dont la dernière se produit actuellement avec l'électronique.<br />
Le premier chapitre traite du transfert de la technologie imprimée<br />
occidentale en Chine entre 1807 et 1930. C'est l'ère du métal, de la vapeur<br />
et de la chimie. Reed reprend la question de l'application de la typographie<br />
occidentale à l'écriture chinoise en Chine même, question que l'on ne peut<br />
évidemment dissocier des essais d'impression du chinois en Europe, thème<br />
déjà abordé à plusieurs reprises, et encore tout récemment par Georg Lehner<br />
2 . Le rôle des missionnaires protestants, notamment de la London<br />
Missionary Society et de l'American Presbyterian Mission Press, y est<br />
analysé en détail. Aux aspects techniques de la typographie proprement<br />
dite, s'ajoutent ceux induits par l'utilisation de machines occidentales, puis<br />
japonaises, en Chine. Les presses à imprimer participèrent au mouvement<br />
de l'impérialisme occidental par une tactique « molle » couplée à la tactique<br />
« dure » des canons, comme se plaisait à le souligner le grand historien<br />
de l'imprimerie chinoise Zhang Xiumin. Le rôle de Shanghai dans<br />
cette diffusion technologique est capital, puisque c'est là que se déplace le<br />
monde de l'édition à la fin du XIX e siècle et qu'y naît le livre industriel.<br />
Avec raison, l'auteur consacre un long développement au livre lithographie<br />
entre 1876 et 1905. Le succès rencontré, pendant un temps, par le<br />
procédé lithographique en Chine est dû au fait que cette technique forme<br />
un compromis entre la xylographie et la typographie. La lithographie<br />
permet la mécanisation sans nécessiter de gros investissements, et préserve<br />
l'esthétique du livre, notamment la calligraphie. Le procédé est surtout<br />
connu par le Dianshi zhai que fonda Ernest Major qui publia le fameux<br />
Dianshi zhai huabao ièîî^sfB et créa le journal Shenbao ^f|j.<br />
C. Reed évoque également, parmi près de cent ateliers de lithographie, la<br />
maison Tongwen shuju |«]3t|}/lj, fondée par trois natifs en 1882, qui se<br />
spécialisa dans les réimpressions, ainsi que le Feiying guan llt5lf?t, P rc "<br />
520
Comptes rendus<br />
priété de Li Shengduo ^|§^ (1859-1934), célèbre bibliophile qui passe,<br />
dans un autre contexte, pour avoir produit de nombreux faux manuscrits de<br />
Dunhuang dans les années 1920.<br />
L'abandon de la lithographie intervient, semble-t-il, quand les fabricants<br />
de machines typographiques chinoises commencent à produire plus<br />
que les missionnaires, entre 1895 et 1900. À l'importation de machines à<br />
imprimer et à fabriquer le papier, succède une production locale qui ellemême<br />
succède à une phase de réparation des machines importées. Reed<br />
insiste sur la différence essentielle (déjà signalée ailleurs) entre la Chine et<br />
l'Occident qui tient à ce qu'en Chine une même entreprise assure à la fois<br />
l'édition et l'impression (et la vente) de ses publications. D'où la nécessité,<br />
dans la lignée de L'Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean<br />
Martin, d'une histoire pluridisiciplinaire, prenant en compte aussi bien les<br />
aspects techniques que sociaux et économiques ou culturels.<br />
Les transformations qui touchent le monde éditorial se traduisent par<br />
une organisation nouvelle. L'imprimerie est l'un des premiers secteurs à se<br />
structurer en guildes et en associations commerciales. Ces transformations<br />
ont plusieurs causes : l'accroissement du nombre des lettrés reçus aux<br />
examens, l'installation à Shanghai de nombreux lettrés du Jiangsu et du<br />
Zhejiang à la suite de la révolte des Taiping, le renouveau des écoles privées,<br />
etc. Les lettrés, à Shanghai, se partagent en gros entre ceux qui œuvrent<br />
à l'intérieur du système bureaucratique, avec des visées réformistes,<br />
et ceux qui s'engagent à l'extérieur en devenant entrepreneurs industriels.<br />
C'est la rencontre de deux milieux, celui des techniciens issus des imprimeries<br />
missionnaires et celui des lettrés réformistes ouverts à une évolution<br />
de l'éducation qui donne l'impulsion nécessaire à l'extraordinaire<br />
développement des Presses commerciales de Shanghai (Shangwu yinshuguan,<br />
The Commercial Press Ltd.), fondées en 1897, entreprise qui symbolise<br />
le capitalisme de l'imprimerie et de l'édition pendant toute la première<br />
moitié du XX e siècle.<br />
C. Reed revisite en détail l'histoire des Presses commerciales, rythmée<br />
par ses succès et ses échecs, ceux-ci rapidement surmontés. Amorcée<br />
il y a 35 ans, l'étude des Presses commerciales s'est beaucoup enrichie<br />
depuis quelques temps grâce à l'ouverture des archives et à la mémoire des<br />
521
Comptes rendus<br />
collaborateurs de cette énorme entreprise qui produisit à elle seule environ<br />
un tiers du marché du livre chinois. L'auteur associe aux Presses commerciales<br />
les deux autres grandes sociétés éditoriales que furent Zhonghua<br />
shuju (China Book Co.) et Shijie shuju (World Book Co.), créées toutes<br />
deux par des anciens collaborateurs des Presses. À elles trois, ces entreprises<br />
parvinrent à assurer 65 % de la production livresque chinoise. Donnant<br />
l'exemple aux deux autres, les Presses commerciales furent rapidement<br />
servies par une nouvelle génération d'éditeurs, hommes d'affaires plutôt<br />
que lettrés, intéressés par des marchandises qui se trouvaient être des<br />
livres 3 . Le développement de ces trois maisons est dû d'abord à<br />
l'explosion du marché du livre scolaire, puisque l'on comptait 100 000<br />
élèves pour 4 000 écoles en 1905 et 13 millions d'élèves pour 230 000<br />
écoles en 1937. Il profita en outre du changement fréquent des programmes<br />
scolaires, parfois aussi répétés que celui des ministres de l'éducation.<br />
En étudiant les influences réciproques des cultures mentales et<br />
matérielles qui ont permis à la ville de Shanghai de devenir le principal<br />
centre intellectuel, culturel et éducatif de la Chine, Reed, selon ses propres<br />
termes, a pour objectif de montrer que le développement technologique de<br />
la Chine au XIX e siècle n'a pas été freiné par sa culture, contrairement à ce<br />
que certains prétendent et que la modernité chinoise n'est pas seulement<br />
un phénomène culturel. Pour lui, l'utilisation sélective et délibérée de la<br />
technologie occidentale et l'évolution des valeurs traditionnelles ont<br />
permis à la Chine de rencontrer l'Occident de manière constructive.<br />
Il n'est pas possible ici de rendre compte de la richesse de l'ouvrage<br />
de C. Reed, qui prend place dans une perspective croisant l'histoire du<br />
livre, traitée heureusement sous sa forme globale, et l'histoire de Shanghai,<br />
métropole qui connaît depuis peu une nouvelle révolution économique.<br />
Aux nombreuses questions qu'il pose, l'auteur apporte des réponses<br />
stimulantes.<br />
1 Voir l'article bibliographique de Michela Bussotu in Revue bibliographique<br />
de sinologie 1998, p. 53-68.<br />
522
Comptes rendus<br />
2 G. Lehner, Der Druck chinesischer Zeichen in Europa: Entwicklungen im 19.<br />
Jahrhundert, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag, 2004 (compte rendu à paraître<br />
dans BEFEO, 92, 2005).<br />
3 Sur ce sujet, voir mon article, « Le livre, une marchandise ? Les conceptions<br />
du livre aux Presses commerciales de Shanghai, 1903-1937 », à paraître.<br />
Jean-Pierre Drège<br />
EPHE<br />
Patrick Hanan, Chinese Fiction of the Nineteenth and Early Twentieth<br />
Centuries, New York : Columbia University Press (Master of Chinese<br />
Studies, vol. 2), 2004. vi-285 pages<br />
On connaît évidemment Patrick Hanan pour ses travaux sur le huaben<br />
(The Chinese Vernacular Story, 1981) et sur Li Yu (The Invention ofLi Yu,<br />
1988), un des maîtres du genre, dont il a rendu en anglais un recueil de<br />
contes (A Tower for the Summer Heat, 2004). Délaissant sa période de<br />
prédilection, il s'attaque ici aux œuvres de fiction du XIX e siècle et des<br />
débuts du XX e , qu'il appréhende dans leur rapport à la tradition chinoise et<br />
à la culture occidentale, afin d'analyser en définitive l'essor du roman<br />
chinois moderne - c'est du reste sous ce titre que son livre est sorti des<br />
presses un peu avant dans sa version chinoise ' -, à tout le moins quelquesunes<br />
de ses tendances créatives. Son approche est placée sous le signe de<br />
ce qu'on appelait jadis les relations littéraires, lesquelles sont déclinées en<br />
l'occurrence sous l'angle des influences ou de l'intertextualité, de<br />
l'imitation et de l'originalité, ainsi que des transmissions interculturelles.<br />
L'ouvrage se présente comme un recueil d'essais récents dont huit,<br />
sur les onze réunis, nous étaient déjà accessibles : ils avaient été confiés à<br />
des revues - notamment au Harvard Journal ofAsiatic Studies - ou à des<br />
ouvrages collectifs. L'un d'eux avait paru anonymement, et les trois derniers<br />
étaient inédits. Certains sont reproduits sous des intitulés nouveaux<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
ou sous des formes remaniées. Travaux indépendants au départ, qu'il est<br />
possible de lire séparément, ils se chevauchent et se répètent inévitablement<br />
en maints endroits, ce qui pour autant n'ôte rien à la valeur de<br />
l'ensemble, précieux par les informations minutieuses apportées et<br />
l'interprétation qu'en fournit l'auteur.<br />
S'inscrivant en faux contre la thèse qui voudrait que le XIX e siècle<br />
ait été, en regard des deux siècles précédents, plutôt terne en matière de<br />
fiction, Hanan cherche à montrer qu'au contraire la production de cette<br />
époque, durant laquelle les écrivains chinois commencèrent à subir graduellement<br />
l'ascendant des œuvres occidentales, a été riche en inventions,<br />
qu'elle n'a cessé d'évoluer et que les meilleures œuvres annoncent celles<br />
qui paraîtront après l'appel lancé par Liang Qichao, en 1902, en faveur du<br />
Nouveau Roman. C'est sur ces œuvres qu'il se penche dans « La voix du<br />
narrateur avant la "révolution du roman" », l'essai qui ouvre le recueil, et<br />
tout particulièrement sur Fengyue meng ®^§£ (Rêve d'amour), un texte<br />
injustement ignoré à ses yeux - probablement parce que Lu Xun le passe<br />
sous silence dans sa Brève histoire du roman chinois (1923) -, dont<br />
l'édition la plus ancienne qui nous soit parvenue est de 1883. Il se focalise<br />
sur un des paramètres du récit, non pas la « perspective » chère à la critique<br />
occidentale, mais la « voix » du narrateur (la « voix », de même que la<br />
« perspective » étant entendus ici au sens de Genette) : c'est-à-dire la<br />
façon dont la narration se trouve impliquée dans le récit. Le narrateur, en<br />
effet, est tenu habituellement dans la fiction chinoise traditionnelle pour<br />
l'élément le plus statique. Hanan distingue quatre « voix », et partant<br />
quatre grands groupes de romans : celles du « conteur personnalisé », de<br />
l'« auteur virtuel », du « narrateur minimal » et de l'« auteur impliqué ».<br />
L'essai suivant, « Rêve d'amour et roman de prostitution » renforce<br />
les conclusions tirées. Hanan y reprend sa lecture de Fengyue meng, où la<br />
« voix » est celle d'un « auteur virtuel », mais sans plus s'en tenir uniquement<br />
au problème du narrateur. La structure symétrique et complexe de<br />
Fengyue meng - qui juxtapose les récits parallèles de cinq courtisanes -<br />
est novatrice, et surtout il s'agit du premier roman de la ville : non seulement<br />
du fait du lieu de l'action (Yangzhou) et des descriptions qui en sont<br />
524
Comptes rendus<br />
offertes, mais aussi en raison du lien qui est établi avec la culture de cette<br />
cité.<br />
Après avoir considéré les choses du strict côté chinois, Hanan les<br />
envisage du côté occidental. Il consacre successivement quatre essais aux<br />
interventions des Occidentaux - à savoir essentiellement les missionnaires<br />
chrétiens -, interventions qui se sont exprimées d'abord soit par le biais de<br />
traductions, soit par celui de créations de leur cru, et furent invariablement<br />
le fruit d'une collaboration avec un assistant indigène. Il constate qu'elles<br />
démarrent très tôt, dès la fin des années 1810, alors qu'il faudra attendre la<br />
fin du XIX e siècle pour disposer des premières traductions relevant<br />
d'initiatives autochtones : les aventures de Sherlock Holmes datent de<br />
1896, la mythique adaptation de La Dame aux camélias par Lin Shu de<br />
1899.<br />
Dans « La littérature missionnaire du XIX e siècle », Hanan indique<br />
comment les missionnaires chrétiens se sont mis, pour les besoins de leur<br />
apostolat, à rédiger ou à adapter en chinois des œuvres littéraires à fort<br />
contenu religieux. Le premier « roman missionnaire » remonte à 1819, et<br />
celui qui a multiplié le plus les assauts de zèle dans cette tâche est<br />
l'étonnant Karl Gtitzlaff (1803-1851), missionnaire protestant originaire de<br />
Poméranie devenu plus tard interprète des Anglais, «un croisement<br />
d'ecclésiastique et de pirate, de charlatan et de génie, de philanthrope et<br />
d'escroc » (dixit Arthur Waley) : on lui doit sept ou huit œuvres, parues<br />
dans les années 1830. Nonobstant, l'ouvrage le plus important, bien qu'il<br />
n'ait rien de spécifiquement chrétien, est le résumé, plus que la traduction<br />
abrégée, du roman d'anticipation d'Edward Bellamy (1850-1898), un<br />
socialiste utopique, Looking Backward, 2000-1887 (1888), qui devait<br />
attirer l'attention des réformateurs chinois : le héros, en proie aux insomnies,<br />
est endormi par hypnose en 1887, à Boston, et il ne se réveille qu'en<br />
l'an 2000, chez un docteur qui lui explique par le menu le fonctionnement<br />
de la nouvelle société édifiée dans l'intervalle, une société idéale aux<br />
antipodes du monde inégalitaire d'antan. Achevée en 1891 par l'Anglais<br />
Timothy Richard (1845-1919), cette version du livre de Bellamy circula<br />
anonymement en fascicules avant d'être reprise en volume, en 1894, sous<br />
le titre de Bainian yijiao H^~~Jt (Cent ans de sommeil). Deux traits<br />
525
Comptes rendus<br />
caractérisent le « roman missionnaire » en général : sa propension, à<br />
compter de 1850, à s'adresser davantage à un public d'enfants qu'aux<br />
lecteurs adultes, et sa tendance à délaisser peu à peu les formes traditionnelles<br />
du roman chinois pour des formes s'inspirant directement du roman<br />
étranger.<br />
Deux autres essais, « Le premier roman traduit en chinois » et « Les<br />
œuvres de fiction traduites dans les premiers temps du Shenbao », sont<br />
réservés aux hommes qui gravitaient dans l'orbite du Shenbao ^$g (Les<br />
Nouvelles de Shanghai), journal missionnaire basé à Shanghai. En mai et<br />
juin 1872, alors qu'il n'existait que depuis quelques semaines, le Shenbao<br />
publia dans ses colonnes des extraits traduits de Swift, Washington Irving<br />
et Frederick Marryat, et dès l'année suivante, et jusqu'en 1875, la revue<br />
qui lui était associée, Yinghuan suoji ïlUïïitfB (Notes diverses sur le<br />
monde), l'ancêtre des magazines littéraires en Chine, proposa en feuilleton<br />
la version chinoise intégrale d'un long roman, Xinxi xiantan HJf ^Hffifè<br />
(Propos oisifs du matin au soir). Le titre de l'œuvre originale, pas plus que<br />
le nom de l'auteur, n'étaient mentionnés, et Hanan les révèle : il s'agit de<br />
Night and Morning (1841) le roman du Britannique Edward Bulwer<br />
(1803-1873). Il identifie à leur tour les traducteurs, qui seraient Edward<br />
Major, le propriétaire-gérant du Shenbao, et Jiang Qizhang, un de ses deux<br />
éditeurs en chef. Adoptant l'approche descriptive-explicative des<br />
Descriptive Translation Studies (dans l'optique de Gideon Toury), où la<br />
traduction est conçue comme processus, produit et fonction, Hanan<br />
compare le travail des gens du Shenbao à celui de Lin Shu. D'où il ressort<br />
que celui qui « assimile » le plus n'est pas celui qu'on croit, et que Lin<br />
Shu, dont on raille avec raison les libertés qu'il prenait avec le textesource<br />
- omissions et autres altérations volontaires -, a davantage veillé à<br />
en préserver les traits et le contexte culturel que ne l'ont fait ses devanciers.<br />
Dans l'essai intitulé « Le Nouveau Roman avant le Nouveau Roman :<br />
le concours de fiction de John Fryer », Hanan s'arrête sur un troisième<br />
mode d'intervention occidental, mais dont l'effet sur le roman chinois a eu<br />
des répercussions plus immédiates : le concours littéraire, et doté d'un prix<br />
en argent, organisé en 1895 par John Fryer (1839-1928), sujet britannique<br />
526
Comptes rendus<br />
qui séjournait depuis trois décennies en Chine où il traduisait des textes<br />
scientifiques et techniques pour l'arsenal du Jiangnan à Shanghai. Profitant<br />
du climat politique de l'époque - la Chine et le Japon venaient de signer le<br />
traité de Shimonoseki -, et obnubilé par ce qui lui semblait être les trois<br />
maux de la société chinoise - l'opium, la dissertation aux examens officiels<br />
et les pieds bandés - il invita les citoyens chinois à lui adresser des<br />
manuscrits sur ce thème, des récits réalistes qui délivreraient un message<br />
réformiste dramatisé suggérant des remèdes. Des 162 œuvres soumises,<br />
nous ne savons que ce que Fryer en consigne dans le compte rendu qu'il<br />
en fit car elles ne furent pas publiées, mais deux romans hors compétition,<br />
parus la même année en se conformant aux règles édictées par Fryer, ont<br />
survécu, qu'on est en droit de tenir pour les deux premiers romans modernes<br />
proprement chinois, si on admet qu'il fallait pour cela qu'ils traitassent<br />
de la crise de la nation et qu'ils en traitassent selon des méthodes qui ne<br />
devaient plus rien à la tradition : Xichao kuaishi H^H'Rjfe (Histoire délectable<br />
d'un âge glorieux) et Hualiu shenqing zhuan 7£$P$fcfjf'p(f (L'Amour<br />
entre courtisanes).<br />
Avec l'essai intitulé « La deuxième étape de la traduction vernaculaire<br />
», Hanan se situe derechef du côté des Chinois, pour s'interroger sur<br />
les premières traductions initiées par eux en langue vulgaire. Dorénavant,<br />
ce ne sont plus les œuvres d'un tandem sino-occidental, mais d'un Chinois<br />
seul, preuve que l'apprentissage des langues étrangères a progressé rapidement.<br />
Il s'intéresse au roman de Jules Verne, Deux ans de vacances,<br />
dont la première partie fut traduite par Liang Qichao, en 1902, et la seconde<br />
par Luo Pu, en 1903, non pas à partir du français, mais sur la base<br />
de la version nippone, elle-même retraduite de l'anglais. Il s'intéresse<br />
aussi à un roman de Fortuné de Boisgobey (1821-1891), Margot la balafrée<br />
- Dushe quan IS^IHI, Dans les anneaux du serpent (1903-1906) -<br />
qui annonce une longue série de romans policiers (zhentan xiaoshuo).<br />
Traduit en 1903, de l'anglais, par Zhou Guisheng (1863-1926), il est<br />
agrémenté de notes et de commentaires de Wu Jianren (1866-1910).<br />
Wu Jianren, précisément, est au centre d'un essai. Dans « Wu Jianren<br />
et le narrateur », Hanan revient sur le thème de la création, mais en<br />
527
Comptes rendus<br />
jugeant cette fois les romans parus en aval de l'appel de Liang Qichao. S'il<br />
choisit de le faire par le biais de Wu Jianren, c'est qu'une partie de son<br />
œuvre est antérieure audit appel, et que de tous les romanciers notables de<br />
la fin des Qing il est celui qui s'est hasardé le plus hardiment aux expérimentations<br />
stylistiques, spécialement en ce qui concerne la narration.<br />
Comme il ne pratiquait aucun idiome étranger, l'influence des romans<br />
occidentaux s'est exercée sur lui par le truchement des traductions, ou par<br />
ce qu'on pouvait lui en raconter. Hanan s'attache plus particulièrement à<br />
trois œuvres, qui appartiennent au registre des romans de dénonciation ou<br />
romans accusateurs : Ershinian mudu zhi guai xianzhang —-f-^pjËif^fèJS<br />
ÏHT^ (D'étranges phénomènes observés au cours de ces vingt dernières<br />
années, 1903-1910), Xin Shitouji 0r59lîfB (Les Nouvelles Mémoires de<br />
la pierre, 1905-1908) - le narrateur, et protagoniste principal, est ici Baoyu,<br />
d'où ce titre, référence au Shitouji, le Hongloumeng (Le Rêve dans le<br />
pavillon rouge) - et Shanghai youcanlu A^MWIr^^sk (Aventures shanghaïennes,<br />
1907). Dans ces trois romans, la narration est assumée par un<br />
personnage unique, et à la focalisation omnisciente des romans traditionnels<br />
se substitue ici la focalisation restreinte d'un héros naïf et ignorant qui<br />
mûrit peu à peu grâce à l'éducation qu'il reçoit et à l'expérience : Ershinian<br />
mudu zhi guai xianzhang est un récit à la première personne, les deux<br />
autres des récits à la troisième personne.<br />
De Wu Jianren, il est encore question dans « Les relations littéraires<br />
spécifiques de La Mer des regrets », mais à propos d'un « roman romantique<br />
», Hen hai |j||§ (1906), dont Hanan a par ailleurs établi une version<br />
anglaise {The Sea of Regret. Two Turn-of-the-Century Chinese Romande<br />
Novels, 1995). En fait, ce livre doit plutôt se lire comme une critique du<br />
roman d'amour, et comme une réponse à deux autres romans, le récit<br />
censé être celui d'une courtisane de Shanghai - Lin Daiyu - qui emprunte<br />
la forme du journal, Beinan shimoji $£It#p7^iE (Récit de mon ordalie,<br />
1901), et le roman plus authentiquement romantique d'un inconnu, qui<br />
signe Fu Lin, Qin hai shi ^줂 (Pierres dans la mer, 1906). Pour Wu<br />
Jianren, l'amour romantique est pure lubie, et il définit la fonction du qing<br />
528
Comptes rendus<br />
(l'amour) comme un stimulus émotionnel poussant à accomplir les obligations<br />
familiales et sociales.<br />
Dans « Le roman autobiographique de Chen Diexian », Hanan passe<br />
en revue une séries de romans d'amour des années 1910, et avant tout<br />
Huangjin sui M±B (1913) de Chen Diexian fâSfâlll (1879-1940), qu'il a<br />
aussi traduit (The Money Démon. An Autobiographical Romance, 1999).<br />
Ce Bildungsroman, qui retrace la vie de son auteur depuis sa naissance<br />
jusqu'à ses vingt ans, marque un pic de la tendance autobiographique dans<br />
le roman chinois, laquelle prend au moins sa source dans le Hongloumeng.<br />
Le dernier essai, « La technique romanesque de Lu Xun », fait écho<br />
à plusieurs thèmes soulevés dans les pages précédentes, par exemple celui<br />
de la « voix » du narrateur. Hanan insiste sur deux points : les recherches<br />
effectuées par Lu Xun sur la littérature étrangère des pays dont la situation<br />
était comparable à celle de la Chine afin de s'en inspirer éventuellement,<br />
et son usage débridé de l'ironie.<br />
1 Zhongguo jindai xiaoshuo de xingqi 4 , HSfVjH.ftfr57^£ (L'Essor du roman<br />
chinois moderne), trad. par Xu Xia ^ft, Shanghai : Shanghai jiaoyu chubanshe,<br />
2004. Cette version est augmentée d'une postface intitulée fll^îïfcfStïïJ<br />
tn^ftli'jA (« Le Professeur Hanan, l'homme et sa vie de recherche »)<br />
Angel Pino<br />
Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne<br />
Han Bangqing, The Sing-song Girls of Shanghai, first translated by Eileen<br />
Chang, revised and edited by Eva Hung, Columbia University Press :<br />
New York, 2005. xxviii-554 pages<br />
C'est, je crois, la première traduction, en quelque langue que ce soit, du<br />
Haishang hua liezhuan M-hfâ^W de Han Bangqing H^PJll (1856-<br />
1894), mentionné sous son zi, Ziyun -pf}, dans la traduction française de<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
Wang Jiann-Yuh parue chez Denoël en 1998 sous le titre Fleurs de<br />
Shanghai, celui du film de Hou Xiaoxian diffusé cette année-là. Mais ces<br />
189 pages ne contenaient que celles censées avoir un rapport avec le film<br />
alors que les 64 chapitres du roman-fleuve sont dûment traduits dans la<br />
version anglaise. Le prologue, en revanche, préservé en français mais jugé<br />
conventionnel par Eileen Chang (Zhang Ailing ^&S5v, 1920-1995), y a<br />
été supprimé, malencontreusement puisqu'il explicite le titre, il est vrai en<br />
chinois. Ces «fleurs sur la mer» sont évidemment un anagramme de<br />
Shanghai, soulignant une caractéristique du roman que Patrick Hanan avait<br />
relevé, montrant la dette du roman envers le Fengyue meng MM 3? (Rêve<br />
d'amour), un ouvrage de semi-fiction préfacé par son auteur en 1848 mais<br />
peut-être imprimé seulement en 1883, et qui décrit les maisons de courtisanes<br />
de Yangzhou '.<br />
Curieusement, Hanan n'est cité qu'en quatrième de jaquette et ne figure<br />
ni dans le stimulant avant-propos de David Der-wei Wang ni dans la<br />
quinzaine de références incluant la traduction anglaise des Belles de<br />
Shanghai de Christian Henriot. In fine la vingtaine de pages d'Eva Hung<br />
sur le monde des courtisanes de Shanghai permet de mieux appréhender le<br />
roman, y renvoie et montre combien le terme sing-song girls est inapproprié.<br />
Cette concession commerciale a cependant le mérite d'évoquer un<br />
monde aboli, mais il n'est pas sûr que la traduction systématique des noms<br />
propres, sauf patronymes, sans distinction de sexe et de statut (p. 25 :<br />
« Whistler Tang made Prosperity Luo sit down »), n'ajoute pas au sentiment<br />
de confusion, alors que les personnages se chiffrent par centaines<br />
dans le dédale d'une topographie qui devient surréaliste.<br />
Dès 1926, Hu Shi avait publié une édition savante de ce chefd'œuvre<br />
de la littérature shanghaienne, qu'il plaçait très haut, sur le même<br />
plan que le Hongloumeng et au-dessus du Rulin waishi par sa construction<br />
organisée. En avait-il convaincu le public de ses lecteurs ? Le roman reste<br />
touffu, difficile, d'un réalisme froid, dépourvu de la pornographie qui fait<br />
l'attrait d'un Jiuweigui AJUÉà (1911) 2 . Surtout, les dialogues, qui occupent<br />
une place considérable, sont, selon les personnages, en un dialecte<br />
peu compréhensible en dehors de la région de Shanghai. Eileen Chang y<br />
530
Comptes rendus<br />
avait remédié en 1983 en publiant à Taipei une édition où tous les dialogues<br />
étaient traduits en mandarin. Mieux, elle y incluait la reproduction<br />
des illustrations originales caractéristiques du Shenbao ^$|j ; le roman<br />
avait en effet d'abord paru dans le premier bihebdomadaire chinois de<br />
fictions, le Haishang qishu $|Jiïïfl| (1892-1894), affilié au Shenbao et<br />
dirigé par Han Bangqing, dont la mort prématurée à 39 ans a probablement<br />
limité le nombre de chapitres du roman à 64. Est-ce qu'à la suite de son<br />
travail exemplaire, Eileen Chang aurait ressenti un certain désenchantement<br />
? Son Hongloumeng yan HISl^KÊ (Cauchemar du Hongloumeng),<br />
paru en 1977, montre la haute estime dans laquelle elle tenait le Haishanghua<br />
liezhuan. De sa traduction anglaise elle avait laissé plusieurs états.<br />
Eva Hung explique son propre travail, ingrat mais passionnant, dans un<br />
bref post-scriptum (p. 529-534). Sans doute peut-on regretter que la publication<br />
n'ait pas retenu les images de la Chine d'autrefois, n'ait pas inclu<br />
une traduction de l'importante postface d'Eileen Chang à son édition<br />
chinoise du roman-fleuve, ni n'ait permis par quelques glossaires ou index<br />
de repérer noms et notions, mais cette parution constitue un événement<br />
qu'il convient de saluer à sa juste valeur.<br />
1 Patrick Hanan, "Fengyue Meng and the Courtesan Novel", Harvard Journal<br />
ofAsiatic Studies 58/2 (December 1998), p. 345-372 ; réédité in Chinese Fietion<br />
of the Nineteenth and Early Twentieth Centuries (Essays by Patrick<br />
Hanan), New York : Columbia Univeristy Press, 2004, p. 33-57.<br />
Cf. Jean Duval, "The Nine-Tailed Turtle, Biography or 'Fiction of Exposure'<br />
?", in Milena Dolezelova-Velingerova (éd.), The Chinese Novel at the<br />
Turn ofthe Century, Toronto : University of Toronto Press, 1980, p.177-188.<br />
André Lévy<br />
Professeur émérite<br />
Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne<br />
531
Comptes rendus<br />
Frank Dikôtter, Lars Laamann, Zhou Xun, Narcotic Culture. A History<br />
ofDrugs in China, Londres : Hurst & Co., 2004. 319 pages<br />
Zheng Yangwen, The Social Life of Opium in China, Cambridge : Cambridge<br />
University Press, 2005. 241 pages<br />
Depuis l'après-guerre, les études sur l'opium en Chine relèvent, schématiquement,<br />
de trois grands types d'approche. La première, prenant pour<br />
objet l'action de Lin Zexu et les guerres de l'Opium, est tout simplement<br />
de l'histoire diplomatique. L'opium n'y est considéré qu'en tant<br />
qu'instrument des visées impérialistes britanniques. Aucun questionnement<br />
ne concerne l'ampleur ni les conséquences sociales de la pénétration<br />
de la drogue, considérées a priori comme désastreuses. La très grande<br />
majorité des recherches chinoises sont à ranger sous cette première bannière.<br />
Le second courant est apparu dans les années 1990, nourri essentiellement<br />
par les travaux d'historiens anglo-saxons. Il a pour objet les différentes<br />
politiques de l'opium menées au XX e siècle. De remarquables études<br />
ont ainsi permis d'établir l'importance des revenus de l'opium dans<br />
l'entreprise d'unification nationale du Guomindang (Alan Baumler, Edward<br />
Slack). D'autres interprètent de façon convaincante les campagnes<br />
orchestrées contre la drogue comme autant d'occasions pour l'État<br />
d'affirmer son pouvoir et de mettre en scène sa légitimité (Zhou Yongming,<br />
Joyce Madancy).<br />
Orientées respectivement vers la diplomatie et la politique, les deux<br />
types d'approches que nous venons de mentionner ont donc complètement<br />
laissé de côté l'étude de la demande. Indiscutablement, la consommation<br />
demeurait jusqu'à très récemment l'angle mort de la recherche sur l'opium.<br />
Les deux ouvrages qui nous intéressent ici témoignent de l'émergence<br />
d'un troisième courant de recherches sur l'opium, qui vise précisément à<br />
étudier la dimension sociale de la drogue, à replacer la consommation dans<br />
son contexte social, pour ne plus envisager simplement le fumeur comme<br />
la victime passive des politiques de l'offre.<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
Résultat de recherches menées par Frank Dikôtter, Lars Laamann et<br />
Zhou Xun, Narcotic culture se rattache très explicitement, dès son introduction,<br />
à la question de la consommation.<br />
Dans sa perspective générale, le livre offre deux intérêts principaux.<br />
En adoptant dans les premiers chapitres un point de vue géographiquement<br />
élargi, il remet d'abord bien en perspective la consommation d'opium en<br />
Chine aux XVIII e et XIX e siècles. En effet, la consommation d'opiacés<br />
était alors également largement répandue en Europe, en Inde et dans<br />
d'autres pays. La Chine ne se singularisait que parce que l'opium y était<br />
non pas ingéré (pensons au laudanum de Baudelaire), mais fumé. Les<br />
auteurs reviennent, dans la conclusion, sur l'idée intéressante d'une sorte<br />
d'affinité structurelle profonde en Chine entre fumée et consommation de<br />
drogues.<br />
Sur un autre plan, bien que l'opium constitue indéniablement le plat<br />
de résistance, l'ouvrage s'ouvre largement à la question encore trop peu<br />
explorée des drogues d'un genre nouveau qui apparaissent à la fin du XIX e<br />
siècle (morphine, héroïne). Ces substances s'imposèrent alors comme une<br />
alternative nouvelle à l'opium. Le chapitre consacré à la morphine suggère<br />
que, consommée en injections, cette drogue a été bien accueillie par les<br />
consommateurs chinois grâce à un terreau culturel favorable. En effet,<br />
s'apparentant à l'acuponcture, le procédé apparaissait d'emblée à la population<br />
comme familier et revêtu de connotations positives.<br />
En guise de problématique, les auteurs annoncent leur volonté de<br />
démonter le mythe d'une Chine anémiée par la consommation d'opium,<br />
avec tous ses avatars : la fumerie comme lieu infâme, le consommateur<br />
systématiquement rendu à l'état de squelette, la nécessité pour lui<br />
d'augmenter indéfiniment sa dose quotidienne de drogue, etc. Au contraire,<br />
ils insistent sur les bienfaits de l'opium comme remède. La démonstration<br />
est bien menée, même s'il faut signaler que le terrain était déjà balisé par<br />
un historien comme Richard Newman. Etrangement, les fumeries sont<br />
traitées en quatre petites pages très impressionnistes, alors qu'elles n'ont<br />
pas encore fait l'objet d'études sérieuses. Elles auraient à l'évidence mérité<br />
un meilleur sort, dans la mesure surtout où ces lieux représentent un<br />
enjeu vital dans l'élaboration d'une culture de la drogue.<br />
533
Comptes rendus<br />
Le livre ne fait pas que s'attaquer au mythe sus-mentionné ; il en décrit<br />
aussi les origines et les fonctions. Il suggère de façon convaincante<br />
qu'il résulte de la convergence de trois discours. Le premier émane d'un<br />
lobby de médecins chinois formés à l'occidentale, très hostiles à une substance<br />
largement auto-prescrite dans la population et qui faisait figure de<br />
panacée. Le rôle des missionnaires est également considérable : à partir de<br />
la fin du XIX e siècle fleurit une littérature désignant l'opium comme un<br />
facteur de corruption morale et comme l'un des obstacles majeurs à la<br />
conversion des Chinois. Les auteurs de Narcotic culture, au passage, réévaluent<br />
fort opportunément l'importance du rôle des missionnaires catholiques<br />
par rapport à leurs homologues protestants. Enfin, le thème des<br />
ravages de l'opium, produit de l'impérialisme, est aussi largement mis en<br />
avant par les élites réformatrices de la fin de l'Empire : la drogue constitue<br />
à leurs yeux l'un des facteurs de l'affaiblissement du pays, une menace<br />
pour la vitalité de la race chinoise. Leur discours est largement recyclé,<br />
deux décennies plus tard, par le régime de Nankin qui veut voir dans les<br />
ravages supposés de l'opium dans la société et l'économie une explication<br />
aux difficultés du pays.<br />
Tenant pour établi que l'opium, contrairement à sa légende noire,<br />
était essentiellement consommé avec modération dans un cadre récréatif<br />
ou encore utilisé comme remède, les auteurs portent un jugement très<br />
sévère sur les campagnes de prohibition de l'opium. Le remède se serait<br />
avéré, selon eux, bien pire que le mal.<br />
Il est tout à fait légitime de souligner que ces politiques ont eu un<br />
coût humain significatif, qui est généralement laissé de côté lorsqu'on<br />
aborde la question. Les instituts de sevrage, aux méthodes pour le moins<br />
radimentaires, étaient inadaptés à des patients souffrant souvent d'une<br />
maladie chronique pour le soulagement de laquelle ils consommaient<br />
l'opium. D'autre part, faute de place au sein de structures ad hoc, les fumeurs<br />
arrêtés s'entassaient au milieu des années 1930 dans des conditions<br />
terribles dans les prisons de certaines provinces.<br />
Pour autant, plus contestable est la thèse selon laquelle les politiques<br />
de prohibition de l'opium auraient, en plus, frayé la voie à des drogues<br />
beaucoup plus nuisibles. À propos de la campagne anti-opium de 1906-<br />
534
Comptes rendus<br />
1911, les auteurs affirment que le reflux indiscutable de la consommation<br />
d'opium aurait été contrebalancé par la diffusion de substances contenant<br />
de la morphine ou des cendres d'opium ingérées à titre de remède dans les<br />
instituts de sevrage. Cette affirmation, bien étayée, est certes intéressante.<br />
Mais l'ampleur du phénomène, elle, reste très difficile à évaluer.<br />
Le cas du plan de Six ans lancé en 1934 pose davantage problème.<br />
Les auteurs, même s'ils le mentionnent, ne prennent pas suffisamment en<br />
compte le fait que les autorités du Guomindang ont, dès son lancement,<br />
interdit strictement les drogues comme la morphine ou l'héroïne. Pourquoi,<br />
en 1934-1940, les consommateurs se seraient-ils tournés nombreux vers<br />
elles (risquant jusqu'à la peine capitale) plutôt que de consommer l'opium<br />
qui, lui, demeurait disponible légalement ? Si c'était une question de prix,<br />
l'opium de contrebande se serait présenté lui aussi comme une alternative,<br />
sa consommation étant de surcroît beaucoup moins sanctionnée que celle<br />
de la morphine ou de l'héroïne.<br />
Peut-on faire de Hong Kong, a contrario, l'exemple d'un territoire<br />
demeuré relativement épargné par les drogues de ce type en raison du<br />
maintien d'une offre d'opium en vente libre ? Comme les auteurs le relèvent<br />
eux-mêmes, de nombreux rapports de la colonie britannique soulignent<br />
au contraire au milieu des années 1930 combien les pilules à base<br />
d'héroïne tendent à y supplanter l'opium officiel.<br />
Il faut s'attarder sur le dernier chapitre du livre, qui est d'excellente<br />
tenue. Il aborde en particulier un sujet jamais encore traité : l'histoire, dans<br />
la première moitié du XX e siècle, de quelques drogues demeurées tout à<br />
fait marginales. On apprend ainsi que la cocaïne, élaborée au Japon à partir<br />
de feuilles de coca récoltées à Taiwan échoue, en dépit des efforts de<br />
contrebandiers nippons dans les années 1920, à pénétrer le marché chinois.<br />
Le chanvre indien, arrivant en Chine par d'autres canaux, offre un autre<br />
exemple de substance n'ayant pas pu faire sa place parmi les habitudes de<br />
consommation des Chinois. Ces échecs sont tout à fait instructifs. Ils montrent<br />
à nouveau combien la pénétration d'une drogue donnée ne peut se<br />
comprendre en étudiant uniquement l'offre. Invoquer des stratégies (plus<br />
ou moins imaginaires) d'empoisonnement délibéré revient à ramener les<br />
consommateurs au rôle de victimes purement passives. Il est, en réalité,<br />
535
Comptes rendus<br />
impossible de faire l'économie d'une étude de la demande, donc de prendre<br />
en compte des facteurs endogènes et en particulier l'arrière plan socioculturel.<br />
Seule cette démarche permet d'expliquer que telle ou telle substance<br />
reçoive, ou non, un accueil favorable.<br />
Ambitieux, le livre de Dikôtter, Laaman et Zhou est une contribution<br />
importante à l'histoire de la consommation des drogues en Chine. Il marque<br />
assurément un jalon dans l'étude de la demande. Les nombreuses<br />
pistes qu'il ouvre font largement oublier quelques failles dues essentiellement<br />
à la volonté de faire cadrer toute sa matière avec la thèse principale.<br />
Le livre très récent de Zheng Yangwen The social life of opium in<br />
China se rattache lui aussi à l'intérêt nouveau pour l'étude de la demande<br />
d'opium que nous avons évoqué.<br />
Le projet de l'auteur consiste à combler une véritable lacune de la<br />
recherche historique sur l'opium en expliquant les causes de son succès en<br />
Chine. Les sources employées sont presque toutes imprimées, et la plupart<br />
ont fait l'objet de rééditions. Certaines d'entre elles n'avaient, à ma<br />
connaissance, pas encore été exploitées par les spécialistes de la question<br />
de l'opium. Dans son exposé, l'auteur distingue deux étapes particulièrement<br />
importantes pour l'histoire de la consommation de l'opium : premièrement,<br />
le passage, sous les Ming, du statut de médicament (utilisé depuis<br />
les Tang) à celui de bien de consommation dédié à l'activité récréative<br />
d'une élite, puis, deuxièmement, sa diffusion rapide dans toutes les couches<br />
de la société.<br />
La période couverte débute en 1483. Une source atteste que cette<br />
année-là, à la cour des Ming, l'opium est apprécié pour sa faculté de renforcer<br />
la virilité. Il s'agit là, en quelque sorte, de l'acte de naissance de<br />
l'opium comme substance récréative et non plus seulement curative. Au<br />
terme de l'étude de l'élaboration d'une culture de l'opium et de sa diffusion<br />
à l'ensemble de la société et des régions chinoises, le livre se referme<br />
sur le XX e siècle, lorsque cette culture décline puis disparaît.<br />
Le choix d'un découpage en tranches chronologiques étanches, souligné<br />
par un plan comportant un grand nombre de chapitres, et en particulier<br />
cinq consacrés au seul XIX e siècle, se révèle inadapté : l'évolution de<br />
la consommation d'opium est un phénomène relevant davantage de la<br />
536
Comptes rendus<br />
longue durée. Surtout, la rareté des sources, la variété des situations selon<br />
les régions contribuent à rendre quelque peu vain le projet d'établir une<br />
chronologie aussi fine des transformations de la consommation d'opium.<br />
Ce plan a encore l'inconvénient d'entraîner de nombreuses répétitions, qui<br />
rendent la lecture désagréable.<br />
D'une façon générale, le livre ne tient pas ses promesses. Les premiers<br />
chapitres sont les plus intéressants, en particulier le premier, qui<br />
traite de l'avènement de l'opium comme un aphrodisiaque à la cour des<br />
Ming. Il est, à ce propos, tout à fait judicieux de souligner que l'opium<br />
conservera durant les siècles suivants une forte connotation sexuelle (toujours<br />
observable à l'époque républicaine). L'apparition au début du XVIII e<br />
siècle d'une pratique sophistiquée consistant à fumer l'opium avec le<br />
matériel caractéristique que nous connaissons est insérée judicieusement<br />
dans contexte culturel plus large, notamment l'existence d'une culture<br />
raffinée liée au tabac, qui s'affirme en Chine dès le XVII e siècle. L'auteur<br />
attire aussi, à raison, l'attention sur un appétit profond de la population<br />
pour les marchandises venues de l'étranger (yanghuo F^M), qui contribue<br />
à expliquer le succès rapide de l'opium.<br />
À partir du chapitre 4, l'étude porte sur la diffusion de l'opium dans<br />
la société chinoise et quelques corrélats (comme le rapport entre les femmes<br />
et la drogue ou la littérature consacrée à l'opium). Le projet initial<br />
d'une histoire de la consommation d'opium est dès lors régulièrement<br />
perdu de vue, et de nombreux développements dérivent nettement du côté<br />
de l'offre et des politiques de l'opium. Leur intérêt est d'autant plus mince<br />
qu'ils ne font en général que reprendre des travaux existants.<br />
L'auteur a certes le mérite d'avoir effectué un beau travail de collecte<br />
de textes faisant référence à l'opium durant la période couverte par le<br />
livre. Il les cite d'abondance au long de l'exposé (il aurait été utile d'avoir<br />
en regard le texte original en chinois - au moins en annexe - pour les plus<br />
importants d'entre eux). Malheureusement, il est à regretter que le plus<br />
souvent, les commentaires qui les suivent ne dépassent pas le niveau de la<br />
simple paraphrase.<br />
Parfois, le recours à des comparaisons avec d'autres substances dans<br />
d'autres aires géographiques, parfaitement légitime en soi, se transforme<br />
537
Comptes rendus<br />
insidieusement en élément d'explication. Prenons par exemple le fait que<br />
la diffusion de l'opium dans des couches de plus en plus populaires de la<br />
population s'accompagne, au milieu du XIX e siècle, du revirement des<br />
élites, qui en viennent à condamner l'usage d'une drogue qu'elles ont<br />
elles-mêmes introduite dans la société chinoise et abondamment célébrée.<br />
Il est certes intéressant d'évoquer, entre autres, le cas assez analogue de la<br />
vodka dans la Russie du XIX e siècle. Pour autant, cela n'implique pas que<br />
l'on fasse l'économie de l'explication de ce revirement des élites chinoises.<br />
Il n'est pas écrit que, sous tous les climats et à toutes les époques, les élites<br />
doivent nécessairement rejeter comme vulgaire et funeste une pratique dès<br />
lors que celle-ci se diffuse dans la société. Du reste, l'opium est une substance<br />
qui permettait parfaitement aux Chinois riches, en fumant des variétés<br />
particulièrement coûteuses ou en utilisant du matériel de grand luxe, de<br />
maintenir leurs distances avec la consommation populaire.<br />
Il faut aussi évoquer certaines omissions du livre, ou du moins les<br />
deux principales. Tout d'abord, la question des prix de la drogue aurait<br />
mérité d'être prise beaucoup mieux en compte, tant il est évident qu'elle<br />
influence de façon capitale la diffusion de la drogue dans la société. Aucune<br />
analyse quantitative ne vient éclairer le lecteur, alors que des chercheurs<br />
(Lin Manhong en particulier) ont réalisé des études détaillées sur la<br />
question. Deuxièmement, le parfait silence sur le plan de 1906 est proprement<br />
stupéfiant (si l'on peut dire). Appliqué avec efficacité par les autorités<br />
impériales de 1906 à 1911, ce plan représente une rupture fondamentale<br />
dans l'histoire de la consommation de l'opium en Chine, provoquant<br />
en quelques années seulement une baisse considérable du nombre de fumeurs.<br />
Comment est-il possible de débuter le dernier chapitre, consacré à<br />
la consommation de l'opium sous la République, en n'y faisant même pas<br />
allusion ?<br />
Il n'est pas moins étonnant de constater que l'auteur ignore totalement<br />
des travaux récents aussi importants que ceux de Joyce Madancy ou<br />
de Frank Dikôtter (dont le livre n'est évoqué qu'en une phrase page 193, et<br />
oublié, par ailleurs, dans la bibliographie), qui ont pourtant œuvré dans<br />
une perspective assez proche de celle de l'auteur. Même un article aussi<br />
538
Comptes rendus<br />
fondamental pour le renouvellement des études sur l'opium que celui<br />
publié par Richard Newman en 1995 ' est absent.<br />
Certaines erreurs importantes sont à relever : ainsi, la livre (jin) à<br />
l'époque impériale n'avait certainement pas le bon goût d'être égale à 500<br />
grammes comme c'est le cas en Chine aujourd'hui (cf. p. 17). L'usage<br />
même du mot « opium » dans le livre n'est pas sans poser de sérieux problèmes.<br />
L'acception du terme n'est nulle part spécifiée, et semble pour<br />
Zheng Yangwen s'appliquer à absolument tous les dérivés du pavot (alors<br />
que l'on réserve généralement ce terme à la substance obtenue après avoir<br />
fait subir quelques opérations simples au suc prélevé par incision des<br />
capsules). Il est même confondu avec le pavot proprement dit. P. 22, par<br />
exemple, dans une traduction, l'auteur parle de « fleur d'opium » (opium<br />
flower), ce qui n'a pas vraiment de sens.<br />
Zheng Yangwen, par ailleurs, ne se montre pas avare d'affirmations<br />
péremptoires («No one can deny the moral degeneracy of the 1830s. »,<br />
p. 91) ni même de certaines idées reçues indignes d'une recherche historique<br />
sérieuse (« Chinese are hospitable by nature. », p. 173).<br />
Enfin, le livre comporte de nombreux développements tout à fait parasites<br />
qui viennent, sans aucun profit, contrarier la cohérence de l'exposé.<br />
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, au début du chapitre 8 consacré aux<br />
rapports, sur un plan social, entre les femmes et l'opium, quel est l'intérêt<br />
de consacrer dix lignes à expliquer que Victoria et Cixi étaient des femmes<br />
de caractère, placées au même moment à la tête d'un empire ?<br />
La bibliographie, très nettement insuffisante, où sources imprimées<br />
et travaux de recherche se trouvent mêlés, atteste elle aussi les graves<br />
lacunes du livre. Les caractères chinois des noms d'auteurs et des titres ne<br />
sont pas donnés, et ces derniers ne sont même pas traduits. À noter que les<br />
notices des ouvrages réédités (la base du corpus de référence de l'auteur)<br />
ne comportent pas la mention de l'année de la première publication.<br />
The Social Life of Opium in China souffre donc de beaucoup trop de<br />
faiblesses (la présentation ci-dessus n'étant malheureusement pas exhaustive),<br />
et son intérêt se limite essentiellement à un travail de collecte de<br />
nombreuses sources littéraires faisant allusion à l'opium.<br />
539
Comptes rendus<br />
1 "Opium Smoking in Late Impérial China: a Reconsideration", Modem Asian<br />
Studies, vol. 29, n°4 (octobre 1995), p. 765-794.<br />
Xavier Paulès<br />
Université de Tokyo<br />
Fabienne Jagou, Le 9 e Panchen Lama (1883-1937), enjeu des relations<br />
sino-tibétaines, Paris : Ecole française d'Extrême-Orient (Monographie<br />
191), 2004. 431 pages<br />
L'ouverture des archives chinoises et des archives tibétaines, même si elle<br />
est relativement récente pour les premières et encore limitée et encadrée<br />
pour les secondes, a profondément modifié l'analyse qui peut être faite de<br />
l'histoire du Tibet au XX e siècle débutant.<br />
Il était difficile jusqu'alors d'envisager, pour la période qui va des<br />
années 1880 à 1950, l'étude d'un sujet d'histoire qui n'aurait pas ou peu<br />
laissé de traces dans les archives britanniques. Il est vrai que c'étaient les<br />
seules, ou peu s'en faut, à donner une information de quelque conséquence<br />
sur le pays au XIX e siècle et surtout dans la première moitié du XX e siècle.<br />
Le gouvernement britannique est entré en contact avec le Tibet dès les<br />
dernières années du XVIII e siècle et s'est efforcé sans grand succès de<br />
développer des relations régulières au cours du XIX e siècle, jusqu'aux<br />
premiers conflits de 1888. Puis il passa du rôle d'agresseur, avec la déplorable<br />
et sanglante expédition de 1904 à Lhasa, à celui de « meilleur ennemi<br />
», pour le soutien plus que limité qu'il donna plus tard au XIII e Dalai<br />
Lama. Le bénéfice de cette action fut sans doute mince pour le sort du<br />
Tibet, mais il n'en reste pas moins une exceptionnelle documentation<br />
(Blue Books, archives de l'India Office, etc.), concernant surtout les sujets<br />
de politique ou d'économie sur lesquels on disposait de très peu de documents<br />
tibétains ou chinois. Les ouvrages qui ont utilisé ces archives, en<br />
particulier celui de M. C. Goldstein, A History of Modem Tibet, 1913-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
1951 (Berkeley : University of California Press, 1989), devenu un « classique<br />
» pour la période considérée, ont mis leur importance en évidence.<br />
Mais il est certain qu'elles demeurent insuffisantes et ont contribué à<br />
orienter et limiter les préoccupations et les jugements des historiens occidentaux.<br />
Il en va de même des témoignages et travaux des agents de haute<br />
qualité que le gouvernement britannique a envoyés au Tibet et qui ajoutaient<br />
l'approche culturelle à l'information politique ou économique. Cette<br />
documentation, en dépit de son importance et de son intérêt, a contribué à<br />
maintenir longtemps une analyse essentiellement européocentriste de la<br />
question tibétaine et à minimiser, voire à ignorer les faits extérieurs au<br />
schéma conventionnel ainsi proposé, parfois même après l'ouverture des<br />
archives chinoises.<br />
Le remords plus ou moins conscient ressenti en Occident après 1950<br />
et 1959, devant l'indifférence quasi générale que les événements du Tibet<br />
suscitèrent parmi les gouvernements du monde et les instances internationales,<br />
accentué bientôt par le charisme du XIV e Dalai Lama en exil, ainsi<br />
qu'un attrait singulier pour la civilisation tibétaine enfin révélée à un large<br />
public, ont déterminé une excessive médiatisation de la question du Tibet.<br />
Pour sympathique qu'il soit, ce mouvement n'a pas contribué à éclairer<br />
l'histoire, d'autant qu'il s'y mêle souvent des considérations partisanes.<br />
Le premier mérite de l'ouvrage de Fabienne Jagou est d'aborder une<br />
question relativement négligée ou mal comprise, qui est pourtant l'une des<br />
clés de l'histoire du Tibet moderne et contemporain, celle des relations des<br />
Panchen Lamas avec la Chine, à travers le cas particulièrement marquant<br />
du IX e Panchen Lama (1883-1937). Qu'on en juge : en 1923, le Panchen<br />
Lama, deuxième figure de la hiérarchie religieuse dominante au Tibet,<br />
investi d'autant d'autorité que de prestige, en raison de ce qui semblait être<br />
un conflit d'ordre administratif et financier avec le gouvernement de Lhasa,<br />
c'est-à-dire avec le Dalai Lama, quitta le Tibet pour se réfugier en Mongolie,<br />
puis en Chine (dont le Dalai Lama s'était proclamé indépendant peu de<br />
temps auparavant), où il demeura jusqu'à sa mort, en 1937.<br />
Pour le grand public, volontiers partisan et qui, même aujourd'hui,<br />
connaît surtout les Dalai Lamas, sans toutefois toujours mesurer ni comprendre<br />
leur fonction ni leurs décisions, l'attitude du Panchen Lama est<br />
541
Comptes rendus<br />
proche de la trahison. D'autant plus que son successeur, le X e Panchen<br />
Lama (1938-1999) a été longuement victime d'un jugement semblable,<br />
même si l'inexactitude de l'accusation a été amplement prouvée. Et ce<br />
mauvais procès d'opinion a accentué l'ambiguïté d'attitude qui caractérise<br />
l'ensemble de la lignée. Le mot « lignée », évocateur d'une continuité<br />
typiquement tibétaine, celle des réincarnations, donne précisément une<br />
mesure du problème. Il faut bien comprendre qu'au-delà du scandale de<br />
1923, et de ses lourdes conséquences, la question est pendante depuis la<br />
création de la dignité de Panchen Lama et la reconnaissance de son rôle,<br />
sous le règne du V e Dalai Lama (1617-1682), et qu'elle se situe au cœur de<br />
l'histoire politique du Tibet moderne, autant dans sa dimension interne que<br />
dans ses rapports avec la Chine, et avec l'Occident. On sait que<br />
l'institution des Dalai Lamas a précédé celle des Panchen Lamas, et que le<br />
V e Dalai Lama a donné titres et pouvoirs à son maître Blo bzang chos kyi<br />
rgyal mtshan (1567 ou 1570-1662), abbé du monastère de bKra shis lhun<br />
po, faisant de lui le premier Panchen Lama, dans les faits, car en termes de<br />
lignée, il fut le IV e Panchen Lama. En donnant cette stature exceptionnelle<br />
à son vénéré maître religieux, bien que la preuve formelle en fasse défaut,<br />
ainsi que le souligne ajuste titre Fabienne Jagou, le Dalai Lama reconnaissait<br />
aussi le rôle que celui-ci avait joué dans les combats qui avaient opposé<br />
les deux provinces centrales du Tibet et s'étaient achevés par sa victoire<br />
et sa venue au pouvoir sur l'ensemble du pays.<br />
Les historiens chinois et occidentaux en ont tiré des conclusions opposées,<br />
et il n'est pas certain que les Tibétains soient unanimes sur ce<br />
point. En effet, les rapports entre le Dalai Lama et le Panchen Lama se<br />
sont vite révélés délicats, même s'ils constituent un bel exemple dans<br />
l'histoire du bouddhisme d'une relation de maître à disciple, renouvelée et<br />
alternée, génération après génération, l'aîné enseignant le plus jeune. Le<br />
geste du V e Dalai Lama envers son maître l'a d'abord singulièrement<br />
conforté dans son pouvoir sur le monastère de bKra shis lhun po, le plus<br />
grand monastère dge lugs pa de l'Ouest tibétain. Les donations diverses<br />
ont fait ensuite de son domaine l'un des domaines religieux les plus riches<br />
du Tibet. Mais il ne recouvrait pas pour autant l'ensemble de l'Ouest<br />
542
Comptes rendus<br />
tibétain, en dépit de l'édit de 1728 de l'empereur Yongzheng qui lui remettait<br />
la province du gTsang et qu'il n'accepta pas dans sa totalité.<br />
Les gouvernements successifs de la Chine, depuis le XVII e siècle,<br />
ont toujours, plus ou moins discrètement, cherché à « aligner » Dalai Lama<br />
et Panchen Lama, comme pour créer une parité entre les deux provinces<br />
centrales ou pour transformer en division ce qui fut une rivalité épisodique,<br />
quoique violente. Dans ce contexte, « l'affaire » du IX e Panchen Lama<br />
devient emblématique, dans la mesure où elle ne paraît pas révéler un être<br />
d'exception mais une quantité de paramètres demeurés mal connus jusqu'à<br />
présent, ou bien dont certains ont été purement et simplement occultés.<br />
Fabienne Jagou a appuyé son analyse sur une documentation aussi importante<br />
que diversifiée, et scrupuleusement référencée, qui englobe les périodiques<br />
et la presse, les ouvrages historiques et les témoignages. Si les<br />
archives de Lhasa n'ont pas encore livré toutes leurs ressources, celles de<br />
Pékin et de Londres ont été largement utilisées, et celles de Dharamsala<br />
ont révélé l'étonnant document qu'est le décret de 1923 où sont exposées<br />
les raisons matérielles du différend entre le Dalai Lama et le Panchen<br />
Lama. La construction solide de l'ouvrage associe une grande intelligence<br />
de l'évolution des relations sino-tibétaines depuis le XVII e siècle à une<br />
connaissance approfondie des événements du XX e siècle débutant et de<br />
leurs acteurs. La présentation qui en est faite donne de nouveaux éclairages<br />
à l'ensemble de la question.<br />
La démarche de Fabienne Jagou est fort logique, sinon exempte de<br />
toute répétition, puisqu'elle étudie d'abord la personnalité du IX e Panchen<br />
Lama, ses origines, ses années de formation puis ses premiers gestes politiques,<br />
avant de relater « l'affaire » proprement dite, puis d'analyser son<br />
attitude et son action dans son exil chinois, enfin ses tentatives pour revenir<br />
au Tibet et sa mort, à la frontière sino-tibétaine.<br />
La difficulté d'un tel travail réside, notamment, dans la composition<br />
des éléments biographiques et d'une analyse historique plus générale.<br />
Mais la plupart des événements qui ont jalonné l'existence du IX e Panchen<br />
Lama, loin d'être présentés en anecdote, sont intégrés dans une étude de la<br />
Chine républicaine, de ses remous et de ses hésitations et, plus largement,<br />
dans le cadre d'une Asie en pleine révolution. Ou bien encore, ils viennent<br />
543
Comptes rendus<br />
à l'appui d'une critique objective de la tradition historiographique déjà<br />
bien formée, pour en montrer les déformations, parfois délibérées. Si la<br />
personnalité politique du Panchen Lama et la logique de ses choix paraissent<br />
parfois hésitantes, essentiellement en raison des lacunes de la documentation,<br />
sa personnalité religieuse est beaucoup plus définie. Il a rempli<br />
sa mission, qui était d'abord la diffusion du bouddhisme, et il serait intéressant,<br />
dans l'avenir, de voir si son œuvre conservée comporte des originalités<br />
dogmatiques ou si elle est entièrement consacrée à l'enseignement.<br />
L'ouvrage donne un étonnant panorama de son activité religieuse en Chine,<br />
intéressant aussi bien la connaissance de la renaissance bouddhique au<br />
début du XX e siècle que celle de l'utilisation politique qui en fut faite par<br />
les dirigeants chinois. La vie du IX e Panchen Lama et ses actes ont souvent<br />
été marqués par le paradoxe. Le moindre n'est sans doute pas son adhésion<br />
à la pensée de Sun Yat-sen et la lecture qu'il en fit. Fabienne Jagou en<br />
donne de substantiels éléments d'appréciation et ne pouvait s'y arrêter trop<br />
longtemps, pour l'équilibre du livre, mais le sujet mériterait encore quelques<br />
développements qu'elle présentera certainement. Les contacts du<br />
Panchen Lama avec les princes mongols dans leur tentative indécise<br />
d'autonomie et avec certains Seigneurs de la Guerre sont également évoqués,<br />
de même que les possibles manipulations qu'ils suggèrent.<br />
L'exposé n'est pas moins riche en ce qui concerne le domaine plus<br />
strictement tibétain, que ce soit dans la relation de l'attitude du Panchen<br />
Lama lors des exils du Dalai Lama, dans la présentation de la position de<br />
celui-ci à son égard, ou dans la description de ses relations avec le gouvernement<br />
tibétain après la mort du Dalai Lama, et ses tentatives de retour,<br />
alors même que se déroulait la Longue Marche et qu'était formée la province<br />
du Xikang. On connaissait déjà les faiblesses et les atermoiements<br />
des responsables politiques de Lhasa, si néfastes aux tentatives de réforme<br />
du Dalai Lama ; l'entourage du Panchen Lama, tel que Fabienne Jagou le<br />
décrit, présentait des défauts aussi lourds et ce constat complète singulièrement<br />
le tableau qu'on peut dresser de la société et du pouvoir au Tibet,<br />
au cœur d'une Asie déchirée, à la veille du conflit mondial et du raz-demarée<br />
communiste. Ce tableau serait incomplet sans une référence aux<br />
éternels oubliés de l'histoire tibétaine, c'est-à-dire ses populations plus<br />
544
Comptes rendus<br />
humbles. D'une façon indirecte, ce sont eux que concernent les paragraphes<br />
traitant des ressources du monastère, de ses domaines, de sa solvabilité,<br />
de son régime juridique, de son indépendance relative vis-à-vis de<br />
Lhasa, ainsi que de l'état de son administration. Ce dernier aspect forme<br />
une des annexes de l'ouvrage ; présentée parallèlement à un rappel de<br />
l'administration mieux connue de Lhasa, cette annexe montre que, sans<br />
réelle dichotomie, il existait néanmoins des différences entre les deux<br />
provinces ou entre la sphère d'influence des Dalai lamas, affaiblie sans<br />
doute par un siècle de régences, et celle des Panchen Lamas qui n'avait<br />
pas souffert du même mal. Est-ce pour autant donner raison aux thèses<br />
chinoises qui mettent les deux prélats sur un pied d'égalité ? Certainement<br />
pas, et Fabienne Jagou ne le fait pas, mais il est certain que son beau travail<br />
montre la nécessité de procéder à quelques recadrages et remises en<br />
question des concepts couramment admis sur le Tibet moderne, en particulier<br />
dans le domaine de l'histoire politique, économique et sociale.<br />
Anne Chayet<br />
CNRS<br />
Lucien Bianco, Peasants Without the Party. Grassroots Movements in<br />
Twentieth-Century China, Armonk (New York), London : M. E. Sharpe,<br />
2001. 309 pages<br />
For over thirty years since the publication of his Origins of the Chinese<br />
Révolution, Lucien Bianco has been at the cutting edge of research into the<br />
social history of rural China. This collection of previously published journal<br />
articles and book chapters provides ample évidence of why that réputation<br />
is so well deserved. It is a volume that anyone interested in rural<br />
social change and political activism, generally as well as with respect to<br />
China, should hâve on their bookshelf and will ignore at their péril. In<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
addition historians of China will find this an indispensable guide to both<br />
issues and literature on that country's peasantry.<br />
The greatest strength of Bianco's research is his relentless questioning<br />
of arguments about the Chinese peasantry that seem to him, and subsequently<br />
to others, to fly in the face of peasant expérience elsewhere in<br />
the world. With superb control of both primary and secondary sources, in a<br />
scholarly and critical way Bianco has always been prepared to challenge<br />
received wisdom. Nowhere is this clearer than in Chapter 11 ("Peasant<br />
responses to Chinese Communist Party Mobilization Policies, 1937-1945")<br />
of this collection where Bianco takes issue with the more starry eyed of<br />
académie commentary which has long argued that during the War of Résistance<br />
to Japan the Chinese Communist Party (hereafter CCP) not only<br />
successfully mobilized peasant support behind a moderate séries of nationalist<br />
policies but also used that mobilization as the foundation for its<br />
subséquent conquest of the state in 1949. As Bianco argues hère and elsewhere,<br />
the War of Résistance to Japan was in many ways a peasant révolution<br />
in the absence of the peasants. Moreover, there is little évidence of<br />
peasant support for the political changes being wrought by the CCP, or at<br />
least without doing considérable damage to the concept of 'peasant support'.<br />
From the start Bianco's concern has been to examine peasant<br />
movements and peasant activism, especially those that occurred without<br />
the involvement of the CCP. During the second half of the twentieth century,<br />
this was of course no easy task for any académie not least because of<br />
the attitude of the Chinese state to the topic of peasant révolution, and also<br />
at least partly in resuit because of the attitudes of other non-Communist<br />
governments to that of the People's Republic of China. Though the peasantry<br />
became glorified as a driving force of the Chinese révolution by the<br />
CCP, Bianco argues that the peasantry is predisposed to be reactive and<br />
localist, rather than having the capacity to universalise their political actions,<br />
let alone being in any sensé drivers of a modernising project. Bianco's<br />
Chinese peasants are more likely to be inherently conservative and<br />
reactionary, as were their European pre-modern counterparts.<br />
546
Comptes rendus<br />
Thèse arguments are broadly presented in the first three chapters of<br />
Peasants Without the Party through examining uprisings organisée! by<br />
secret societies during the 1920s and early 1930s; comparing peasant<br />
rebellions that occurred without CCP leadership alongside CCP rural<br />
activism around the late 1920s; and by enquiring into the meaning of the<br />
term 'a peasant révolution' in the Chinese context. Rereading them now,<br />
some thirty years after their initial publication is strangely refreshing at a<br />
time when académie life seems more about knowledge rehearsal than<br />
knowledge production. At the time, this was controversy that not only flew<br />
in the face of the contemporary political correetness but challenged positions<br />
taken by considerably more established figures in the field of China<br />
Studies. The point about peasant révolution in the absence of the peasants<br />
has already been noted. The most obvious confrontation of thèse three<br />
chapters is Bianco's opposition to Chesneaux's argument about the radicalisation<br />
of Chinese secret societies by their involvement in the révolution.<br />
Chapters 4 to 10 of Peasants Without the Party changes tempo dramatically<br />
to examine and analyse peasant insurrections in détail during the<br />
twentieth century. AU thèse pièces date from the 1990s and are made<br />
possible by the revival of historical inquiry, especially at the local levels<br />
(county and below) in the PRC from the early 1980s on. County gazetteers<br />
and the lengthy séries of wenshi ziliao ('cultural and historical materials')<br />
published by the People's Political Consultative Conférences at différent<br />
territorial-administrative levels throughout the PRC hâve provided a véritable<br />
treasure trove of local information. The majority of thèse chapters<br />
deal with peasant insurrections before the establishment of the PRC,<br />
though Chapter 10 examines rural violence since 1949.<br />
Technically and methodologically Bianco's analysis of peasant insurrections<br />
and violence in thèse central chapters sets out both a research<br />
agenda and standards of opération for future scholarship. Chapter 4 is a<br />
quantitative overview of the data on peasant violence from 1900 to 1949<br />
that should be compulsory reading for ail students of China's social history.<br />
In contrast to much earlier research it suggests generally that rural<br />
disturbances were most likely during the last five years of the Qing Dy-<br />
547
Comptes rendus<br />
nasty (1906-1911); to be found in East China (Jiangsu and Zhejiang) and<br />
Southeast China (Jiangxi, Fujian, Guangdong); to involve 1 000 to 5 000<br />
people; and to be concemed more with tax résistance or other forms of<br />
government résistance than anything else. Secret society violence was<br />
limited with about one quarter of ail rural disturbances based on intercommunal<br />
violence.<br />
However, a far more important resuit of Chapter 4's overview is its<br />
messages about research. It not only tackles the issues surroundings the<br />
availability of data, but points out with considérable flair (and without<br />
belabouring the argument explicitly) that statistics are only one tool at the<br />
historian's disposai: in the end a judgement is also required, and that<br />
judgment also requires a wider reading, both from understandings of<br />
China's rural development and peasant life elsewhere. The immediately<br />
following chapters examine différent types of peasant violence identified<br />
in the overview. Thèse include riots against poppy-tax collection and<br />
opium eradication campaigns, and land rents and taxes, as well as food<br />
riots.<br />
An important aspect of Bianco's research is the identification of inter-communal<br />
violence (xiedou) as a spécifie analytical category of peasant<br />
activism, where families, clans, villages, or even sometimes counties<br />
were pitted against each other. As opposed to conflicts between rich and<br />
poor, or between government and governed, thèse were not in any sensé<br />
class-based insurrections. Chapters 9 and 10 look respectively at intercommunal<br />
violence in the pre and post-1949 periods. In Chapter 9 Bianco<br />
argues that inter-communal violence not only continues patterns of conflict<br />
found in the previous centuries, with a higher incidence in Southeast<br />
China than elsewhere, and clashes largely over resources (land, water,<br />
transport) common, but also that there is in many respects the évolution of<br />
cultures of inter-communal violence. Revenge too, as in the past, might<br />
then be a potent cause of inter-communal violence. Chapter 10 extends the<br />
analysis of inter-communal violence into the era of the PRC. While acknowledging<br />
the particular nature of state intervention in social management<br />
under the PRC and the extent to which it necessarily changed the<br />
incidence and processes of inter-communal violence, Bianco also high-<br />
548
Comptes rendus<br />
lights the continuities with the pre-1949 period, arguing that much of the<br />
root cause of Red Guard violence during the Cultural Révolution can be<br />
understood in thèse terms.<br />
The final three chapters of Peasants Without the Party concentrate<br />
more on the peasants interaction with the CCP, though more frorn the<br />
perspective of the peasant. As already noted, Chapter 11 considers the rôle<br />
of the peasantry during the War of Résistance to Japan, 1937-1945. This is<br />
a masterful summary of the revisionist post-Cultural Révolution research<br />
to the early 1990s that finally should set to rest once and for ail the notion<br />
that peasants were 'revolutionary' at that time, and that poorer peasants<br />
were somehow more revolutionary than others. Drawing on the research of<br />
Chen Yung-fa, Gregor Benton, and the contributors to the collection edited<br />
by Kathleen Goldstein and Steven Goldstein (Single Sparks) Bianco highlights<br />
me reluctance of the peasantry to be involved in the CCP's révolution<br />
rather than their willing participation. (Or even according to Ralph<br />
Thaxton - in China Turned Rightside Up - the totally flawed argument<br />
that the CCP was itself radicalised by the local peasantry of North China.)<br />
More récent research by Odoric Wou (Mobilizing the Masses) Pauline<br />
Keating (Two Révolutions) and others (many of whom hâve written in<br />
Feng Chongyi's edited collection North China at War) does not substantially<br />
alter this analysis, merely emphasising Bianco's point about the<br />
centrality of the CCP to the revolutionary procès s.<br />
In his considération of peasant résistance to the state after the Mao<br />
dominated era of China's politics (Chapter 12 and Chapter 13) Bianco<br />
returns to the mêmes that hâve already been encountered. The historical<br />
continuities of rural violence are ail too clear, but so too is the rôle of<br />
political authority in determining the shape and trajectory of peasant résistance.<br />
In the reform era this has become an important argument to keep in<br />
mind, for some académie commentators hâve once again turned to the<br />
peasantry as agents of progressive social change. In his considération of<br />
the analysis of both Daniel Kelliher (Peasant Power in China) and Kate<br />
Zhou (How the Farmers Changea China), Bianco has avoided throwing<br />
me baby out with the bathwater, but urges caution. The peasants may hâve<br />
extended and even to some extent radicalised the reform process in rural<br />
549
Comptes rendus<br />
China, but that does not mean that they led the change through political<br />
action (let alone organisation) of any kind. They were agents of social and<br />
économie change perhaps but to consider their actions as 'political' means<br />
redefining that concept. As for the question of their 'progressiveness'<br />
Bianco leaves the reader with no doubt that as with the interprétation of<br />
numbers, this is where the historian's need for balanced, informed and<br />
independent judgement cornes in.<br />
David Goodman<br />
University of Technology, Sydney<br />
Xiaorong Han, Chinese Discourses on the Peasant, 1900-1949, Albany :<br />
State University of New York Press, 2005. xii-259 pages.<br />
La naïveté de ce livre à quelque chose de ravigotant. L'auteur enfonce<br />
parfois des portes ouvertes mais il le fait avec tant de candeur et de sincérité<br />
que la contagion gagne le lecteur, qui en vient à réévaluer ses vieilles<br />
certitudes. Un très long chapitre brosse le tableau du paysan dépeint par<br />
les intellectuels chinois de la première moitié du XX e siècle : c'est un être<br />
ignorant, innocent, pauvre et puissant. Chaque épithète donne lieu aux<br />
développements attendus : ignorant et aussi conservateur, superstitieux,<br />
attribuant sa misère au destin, particulariste et xénophobe ; innocent, autrement<br />
dit pur, simple et honnête (laoshi), non corrompu et non contaminé<br />
par la ville. Pauvre, cela va encore plus de soi, mais l'auteur consacre<br />
trois fois plus de pages à cette épithète qu'aux deux premières réunies.<br />
Bien qu'il arpente un terrain tout aussi familier (c'est la faute à<br />
l'impérialisme), il y fiche quelques jalons de bon sens. Par exemple : les<br />
paysans ont tendance à se plaindre de la soldatesque, des propriétaires, des<br />
tuhao et autres oppresseurs. Qu'à cela ne tienne : tous ces gens-là sont les<br />
laquais des impérialistes, ce qui a le mérite de subsumer la catégorie «<br />
adversaire des paysans » sous celle que privilégient les intellectuels. Et<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
l'auteur d'ajouter deux remarques qui, pour être banales, ne perdent rien à<br />
être répétées. Première remarque : dans la littérature de gauche des années<br />
1920 et 1930, les écrivains placent dans la bouche de leurs héros villageois<br />
des assertions (concernant, par exemple, les causes de leur misère) qui<br />
sont celles-là même que les intellectuels ont conçues en ville. Seconde<br />
remarque : c'est le nationalisme des intellectuels qui les conduit à<br />
s'intéresser aux masses paysannes, à la fois boulet (si on ne les transforme<br />
pas, on ne peut pas sauver la Chine) et atout (grâce à leur nombre et leur<br />
misère, qui fait d'eux des révolutionnaires potentiels). Quand le malheureux<br />
Hu Shi énumère benoîtement cinq fléaux à éradiquer (pauvreté, maladie,<br />
ignorance, corruption et désordre) et ajoute que ces maux internes à<br />
la Chine existaient avant l'arrivée des impérialistes, tout le monde lui<br />
tombe dessus : les communistes et la gauche bien sûr, mais même un fieffé<br />
conservateur comme Liang Shuming.<br />
Du potentiel révolutionnaire prêté aux paysans on passe tout naturellement<br />
à la quatrième et dernière épithète, mais le discours sur la puissance<br />
paysanne s'accompagne de son inévitable contrepartie :<br />
l'impuissance des paysans laissés à eux-mêmes. Ce qui leur manque (organisation<br />
et conscience politique), c'est à « nous », intellectuels nationalistes,<br />
à le leur insuffler de l'extérieur, quitte à réviser nos schémas antérieurs.<br />
Chen Duxiu, qui avait dénoncé en 1918 la xénophobie, la superstition<br />
et la barbarie des Boxeurs, fait plus que les absoudre six ans plus tard<br />
(les crimes des impérialistes ont provoqué leur juste riposte), il érige leur<br />
rébellion en solennel prélude à la révolution nationale chinoise. En 1927,<br />
le même Chen, contraint il est vrai par les directives du Komintern, ne<br />
mettra pas moins ses camarades en garde contre les «excès » paysans,<br />
suscitant du même coup les sarcasmes de Mao. Ce dernier élève, on le sait,<br />
au statut de mythe fondateur l'agitation déclenchée dans les campagnes<br />
par l'avance de la Beifa. Il suscite nombre d'émulés : à la suite de cet<br />
épisode inespéré, la mode est de prêter une conscience révolutionnaire aux<br />
paysans, aux jeunes surtout, mais leur modèle (ou leur exécution) finit par<br />
convaincre leurs pères, originellement soumis, superstitieux et fatalistes.<br />
Désormais, c'est la lucidité de Lu Xun qui dérange : en 1928, un critique<br />
littéraire de gauche dont nous n'avons aucun besoin de retenir le nom<br />
551
Comptes rendus<br />
décrète qu'Ah Q représentait le paysan d'une ère révolue. Ce portrait n'est<br />
donc plus valide à l'heure où les paysans ont donné la preuve de leur esprit<br />
révolutionnaire.<br />
Après l'image du paysan, un autre long chapitre étudie la nature de<br />
la société rurale chinoise. Il est plus ennuyeux, tout en insérant à nouveau<br />
quelques remarques de bon sens dans des débats abscons. Ces débats<br />
opposent d'abord (entre 1928 et 1933) les nationalistes, eux-mêmes divisés<br />
entre partisans de Chiang Kai-shek et de Wang Jingwei, aux marxistes,<br />
encore plus irréconciliablement divisés entre trotskistes et porte-parole du<br />
PCC. Ensuite (1934-1937), les marxistes restent seuls en lice et discutaillent<br />
sans relâche afin de déterminer si la société rurale chinoise est semicoloniale<br />
et semi-féodale, comme l'affirme le PCC à la suite du Komintern,<br />
ou déjà capitaliste, comme le prétendent les trotskistes. Après nous avoir<br />
infligé leurs arguments, l'auteur conclut sagement qu'il s'agissait moins<br />
d'un débat académique que d'un enjeu politique, les tenants des thèses<br />
respectives s'étant durant la première phase abstenus d'investigations<br />
sérieuses, avant (durant la seconde phase) de se borner à des enquêtes<br />
destinées à confirmer des conclusions préalablement formulées en ville.<br />
Rien d'étonnant à ce que les autres, les non-marxistes, aient assisté médusés<br />
à des disputes qui ne les concernaient pas.<br />
Dans un dernier chapitre, l'auteur retrace les relations entre intellectuels<br />
et paysans. Nous nous retrouvons à nouveau en terrain largement<br />
balisé : les intellectuels révolutionnaires reviennent soulever les masses<br />
dans leur village natal (aux pages 122-126, un interminable tableau, néanmoins<br />
utile au spécialiste, confirme ce fait bien connu), les maîtres d'école<br />
villageois garnissent les rangs d'un PCC qui fait fort peu d'adeptes<br />
paysans lorsqu'il s'aventure en milieu rural. Aux yeux des paysans, ces<br />
intellectuels qui leur veulent du bien - fût-ce pour les embrigader dans leur<br />
croisade nationaliste - sont des étrangers aux idées étranges et des membres<br />
de la classe dirigeante. Ils s'abstiennent donc de répondre aux enquêteurs<br />
ou aux prosélytes ; s'ils sont contraints de répondre, ils leur mentent<br />
délibérément. À leur tour, les intellectuels feignent (par exemple en dissimulant<br />
leur scepticisme à l'égard des divinités locales) afin de gagner la<br />
confiance des paysans. Des paysans qu'ils entendent guider, transformer et<br />
552
Comptes rendus<br />
utiliser en vue de leur but à eux (la grandeur de la nation) qui n'est pas<br />
celui des paysans. D'où il s'ensuit que « les mouvements paysans dirigés<br />
par les intellectuels [...] n'étaient pas d'authentiques mouvements<br />
paysans » (p. 170). Formulation abrupte d'une évidence...<br />
Outre les remarques de bon sens greffées sur des lieux communs, ce<br />
livre fournit un recueil commode de faits, d'anecdotes et de citations. Il<br />
aurait néanmoins gagné (en concision et sophistication) à s'inspirer de<br />
devanciers méconnus ou plus vraisemblablement ignorés, car l'auteur ne<br />
paraît pas avoir entendu parler d'eux et, en tout cas, ne les cite jamais. Ce<br />
sont d'abord, concernant surtout la seconde partie et un peu la troisième<br />
partie du livre, la thèse soutenue à Leyde en 1991 par Léo Douw (The<br />
Représentation of China's Rural Backwardness, 1932-1937) et l'ouvrage<br />
plus récent de Yung-chen Chiang : Social Engineering and the Social<br />
Sciences in China, 1919-1949, Cambridge University Press, 2001. C'est<br />
ensuite et surtout le beau livre de Yi-tsi Mei Feuerwerker : Ideology, Power,<br />
Text. Self-Representation and the Peasant "Other" in Modem Chinese<br />
Literature, Stanford University Press, 1998 \ Sans s'évertuer à passer<br />
en revue tout ce qu'ont pu dire (et répéter) à propos des paysans les intellectuels<br />
chinois du XX e siècle, Yi-tsi Feuerwerker analyse en profondeur<br />
le cas de quelques-uns d'entre eux et du même coup des générations<br />
d'écrivains que chacun d'eux incarne, de Lu Xun aux contemporains, en<br />
passant par Zhao Shuli et Gao Xiaosheng. La leçon de son étude était<br />
claire : la fascination des intellectuels « modernes » pour les paysans a<br />
transformé ces derniers en métaphores qui instruisent au moins autant sur<br />
la psyché et les visées de leurs créateurs que sur les paysans eux-mêmes.<br />
1 Études chinoises en a rendu compte dans le volume XX (2001), p. 272-275.<br />
553<br />
Lucien Bianco<br />
Directeur d'études émérite<br />
EHESS
Comptes rendus<br />
Nicole Huang, Women, War, Domesticity. Shanghai Literature and Popular<br />
Culture ofthe 1940s, Leiden, Boston : Brill, 2005. 276 pages, dont 19<br />
planches<br />
Nul n'ignore le rôle de tout premier plan joué par Zhang Ailing 5Sftîp<br />
(ici désignée sous son nom anglicisé de Eileen Chang) sur la scène littéraire<br />
shanghaienne des années quarante. L'ouvrage de Nicole Huang<br />
s'intéresse de façon plus générale à l'essor de l'écriture féminine à Shanghai<br />
durant les années d'occupation japonaise, de 1941 à 1945, avec un<br />
objectif clair : corriger l'image « passive » qu'ont value à ces textes leur<br />
indifférence apparente aux thèmes patriotiques et leur engagement concomitant<br />
dans la sphère de l'intime et de la vie familiale. S'appuyant sur les<br />
travaux récents qui, tant à propos du régime de Vichy que pour la Chine<br />
occupée, ont assoupli l'alternative simpliste entre collaboration et résistance,<br />
elle explique que l'attachement des écrits féminins aux détails matériels<br />
de la vie quotidienne peut s'interpréter comme une forme de résistance<br />
culturelle, voire de subversion, le récit domestique ou personnel<br />
s'inscrivant dans une véritable stratégie textuelle censée répondre à une<br />
situation d'urgence (chapitre 1).<br />
Le chapitre 2 situe la promotion des femmes écrivains dans le<br />
contexte du développement de la culture populaire : au début des années<br />
quarante, l'école « Canards mandarins » en perte de vitesse tente d'attirer<br />
un public plus vaste en ouvrant largement les colonnes de ses revues<br />
(Wanxiang jfÉjll?., Ziluolan ^M.Wi) à de toutes jeunes femmes. Nicole<br />
Huang observe en même temps une multiplication des journaux consacrés<br />
à la maison, notamment sous l'impulsion du publicitaire Xu Baiyi. Le<br />
succès des écrivains féminins est-il une cause ou une conséquence de<br />
l'ouverture de la société shanghaienne aux problèmes domestiques, ou les<br />
deux à la fois ? Si l'auteur ne fournit pas une réponse claire à cette question,<br />
elle montre comment ces journaux ont largement contribué à la starisation<br />
d'écrivains comme Su Qing jpi=f ou Eileen Chang, contribuant<br />
ainsi à l'effacement des frontières entre la sphère publique et la sphère<br />
privée.<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
La revue NUsheng ix3f (Voix de femmes), à laquelle est consacré le<br />
chapitre 3, illustre la complexité du climat politique de l'époque : ce journal<br />
sponsorisé par les forces d'occupation japonaises, seule publication<br />
exclusivement éditée par des femmes, avait comme rédactrice en chef la<br />
féministe japonaise Tamura Toshiko. Quant à sa rédactrice chinoise, Guan<br />
Lu, c'était un agent infiltré du PCC. Le journal défend une image de<br />
femme moderne conjuguant féminité et vie active, et parvient à échapper<br />
aux contraintes de l'idéologie en plaçant la vie quotidienne au centre de<br />
ses préoccupations.<br />
Les trois chapitres suivants analysent la façon dont les figures les<br />
plus emblématiques de cette génération de femmes écrivains ont pratiqué<br />
et infléchi certains genres littéraires, et se sont imposées du même coup<br />
comme des «commentateurs autorisés» vis-à-vis de leur époque. N. Huang<br />
se penche d'abord - d'une manière hélas quelque peu confuse, mêlant<br />
plusieurs problématiques et hésitant entre l'approche historique et la critique<br />
interne - sur le cas de Eileen Chang et sur la place à ses yeux centrale<br />
qu'occupe l'essai dans son œuvre : dans ses textes relevant de ce genre,<br />
dont la structure floue satisfait son goût pour tout ce qui se situe à la frontière<br />
entre deux réalités, Chang reconstitue une culture du quotidien, dont<br />
le spectre s'étend de la mode féminine à la vie en appartement (chap. 4).<br />
Les romans autobiographiques de Su Qing et de Pan Liudai ^ff $|J|îi,<br />
toutes deux divorcées, sont assimilés par N. Huang à des « ethnographies<br />
du temps de guerre », prolongeant les études antérieures comme celles de<br />
Pan Guangdan sur l'histoire de la sexualité en Chine (chap. 5). Enfin, chez<br />
Shi Jimei, la « fiction de boudoir », teintée de mélancolie et de nostalgie,<br />
emprunte le langage du quotidien pour construire une narration de la<br />
guerre et redéfinir la place de l'amour et de l'engagement social dans la<br />
vie des femmes.<br />
Aux années de guerre succède, pour certains écrivains, l'exil :<br />
Shanghai devient alors un des lieux balisant un itinéraire qui va du continent<br />
à Hong Kong ou Taiwan, voire aux États-Unis. Cette expérience de la<br />
diaspora est analysée dans l'épilogue à travers trois nouvelles moins<br />
connues de Eileen Chang, écrites entre 1953 et 1955. Nicole Huang<br />
555
Comptes rendus<br />
conclut son livre par une intéressante mise en perspective de l'œuvre de<br />
ces femmes écrivains, en les comparant à la nouvelle génération apparue<br />
au cours des années quatre-vingt-dix, alors même que se dessine un spectaculaire<br />
engouement pour la culture shanghaienne des années quarante,<br />
dont Eileen Chang est désormais l'icône incontestée.<br />
Enrichi par une série de planches (couvertures de livres ou de magazines,<br />
dessins de Eileen Chang), l'ouvrage de N. Huang, en dépit de son<br />
caractère parfois touffu ou répétitif, constitue une contribution importante<br />
à ce vaste mouvement de redécouverte. On lui saura particulièrement gré<br />
d'avoir, par ses études fouillées sur un contexte culturel encore mal connu,<br />
apporté un éclairage nouveau sur le phénomène Eileen Chang.<br />
Isabelle Rabut<br />
INALCO<br />
Fei-Ling Wang, Organizing Through Division and Exclusion. China's<br />
Hukou System, Stanford : Stanford University Press, 2005. xiv-304 pages<br />
Dispositif public majeur de distribution des ressources collectives et de<br />
contrôle de la population, le hukou ^Pou système d'enregistrement des<br />
foyers est ici analysé par Wang Fei-Ling depuis les premiers temps de son<br />
évocation, en 1949, jusqu'au début du XXI e siècle. Cet ouvrage présente<br />
deux intérêts. Le premier est de proposer une synthèse de l'histoire de ce<br />
dispositif. Celle-ci évoque brièvement les antécédents du hukou que sont<br />
le xiangsui MxÊ. mis en place sous les Zhou ou le baojia {7^ qui fait son<br />
apparition sous les Royaumes Combattants, mais développe surtout la<br />
création du hukou au cours des années cinquante et ses transformations<br />
incessantes jusqu'aux dernières réformes du système d'enregistrement des<br />
foyers expérimentées depuis 2001. Cette synthèse, qui privilégie le contenu<br />
des politiques menées, s'accompagne en outre d'une bibliographie en<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
langue chinoise et en langue occidentale très utile.<br />
Le deuxième intérêt de l'ouvrage est de proposer, dans les chapitres<br />
3 et 4, une analyse fine et détaillée des procédures d'enregistrement instaurées<br />
depuis 1958, des documents devant être remplis pour enregistrer des<br />
droits de résidence permanents ou temporaires, des différents classements<br />
opérés au sein de la population et qui confèrent aux catégories ainsi distinguées<br />
un droit à la mobilité géographique plus ou moins étendu, du type de<br />
contrôle politique associé à ce dispositif.<br />
L'auteur dévoile alors un système d'une complexité bien supérieure<br />
aux descriptions habituelles, et montre les liens étroits entre contrôle de la<br />
mobilité et contrôle politique. Le système du hukou appuie en effet la<br />
surveillance de certains éléments de la population. En 1950, la liste de ces<br />
derniers inclut les bandits, les espions, les despotes locaux, les responsables<br />
de partis dits réactionnaires et les chefs de sociétés secrètes. Trois ans<br />
plus tard, ces résidents « spéciaux » sont rebaptisés « population ciblée »<br />
et la liste s'allonge, contre-révolutionnaires, individus originaires de Hong<br />
Kong, Macao et Taiwan, et autres personnes douteuses venant s'y ajouter.<br />
En 1985, cette liste est à nouveau modifiée et embrasse désormais six<br />
catégories d'individus et quinze types de résidents. Après les événements<br />
du 4 juin 1989, la population âgée de plus de quatorze ans est divisée en<br />
quatre groupes. Le premier regroupe les individus jugés dangereux pour la<br />
sécutité publique et nationale. Le second concerne les résidents soumis à<br />
un contrôle particulier du fait de leur passé judiciaire ou de leurs penchants<br />
pour les jeux d'argent. Le troisième rassemble des personnes surveillées<br />
en raison des doutes qui pèsent sur eux : il peut s'agir, dans certains localités,<br />
de simples migrants chômeurs ou ne possédant qu'un niveau<br />
d'éducation limité. Pour ces trois groupes, les autorités responsables du<br />
hukou se doivent de rassembler des informations spécifiques, au-delà des<br />
renseignements réunis pour les membres du quatrième groupe, celui des<br />
citoyens ordinaires. Il existerait aujourd'hui cinq catégories d'individus et<br />
vingt types de résidents soumis à un contrôle renforcé. En pratique, ce sont<br />
les commissariats de police qui sont chargés de recueillir ces informations,<br />
établissant parfois des quotas du nombre de personnes à surveiller. Un<br />
commissariat de police de la ville de Tianjin, comptant 35 784 résidents,<br />
557
Comptes rendus<br />
avait ainsi mis en place en 1998 des dispositifs de surveillance particuliers<br />
pour quelque 247 personnes. C'est sur les croisements ainsi opérés entre le<br />
système d'enregistrement des foyers et d'autres dispositifs d'action publique<br />
que l'ouvrage se révèle plus novateur, sur le plan des sources mobilisées<br />
comme de l'analyse.<br />
Au total, un livre précieux pour tous ceux qui souhaitent mieux appréhender<br />
les classements, les catégories, les procédures de<br />
l'administration chinoise en général, et le dispositif du hukou en particulier.<br />
Isabelle Thireau<br />
CECMC/EHESS<br />
David A. Palmer, La Fièvre du Qigong. Guérison, religion et politique en<br />
Chine, 1949-1999, Paris : Éditions de l'EHESS, 2005. 511 pages<br />
Au cours des années 1980 et 1990, des dizaines, voire des centaines de<br />
milliers de Chinois ont incorporé dans leur quotidien des séances de qigong<br />
MiV], «culture corporelle» qui mélange exercice physique (des<br />
gestes plutôt que des exercices proprement callisthéniques), pratiques de<br />
méditation et de visualisation, tout autant que valeurs morales et spirituelles,<br />
qui frôlent le religieux. Cet engouement est à l'origine du plus important<br />
mouvement populaire chinois depuis 1949 - Révolution culturelle<br />
exceptée, il va sans dire - et surtout du seul mouvement de masse qui n'ait<br />
pas été le fait des autorités du Parti communiste. Or ce mouvement est<br />
passé largement inaperçu à l'extérieur de la Chine : peut-être n'entrait-il<br />
pas dans les catégories habituelles des journalistes et des sinologues qui<br />
guettaient plutôt du côté des réactions politiques à l'échec de la révolution<br />
maoïste et au virage capitaliste opéré par Deng Xiaoping. Que dire en effet<br />
de ce mouvement populaire et populiste, cautionné (du moins par moments)<br />
par l'État, qui mariait appels à la tradition et aspirations à la création<br />
d'une nouvelle science et dont les acteurs les plus importants étaient<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
des maîtres charismatiques sortis littéralement de nulle part pour devenir<br />
l'équivalent de vedettes pop, en plus d'être les poulains de certains membres<br />
du Parti et du gouvernement ?<br />
L'excellent livre de David Palmer nous permet, pour la première fois,<br />
d'avoir une vue d'ensemble de ce mouvement. De fait, à la différence<br />
d'autres chercheurs ayant travaillé sur le qigong dans une perspective<br />
« micro » en se fondant sur des enquêtes de terrain auprès de groupes de<br />
qigong, Palmer propose une analyse « macro ». Il remonte pour ce faire<br />
aux années 1950, révélant les origines étatiques du qigong créé par des<br />
partisans de la médecine chinoise traditionnelle avec l'idée de protéger et<br />
de préserver celle-ci à une époque d'importation rapide - et assez aveugle<br />
- de la médecine occidentale (russe surtout) ; il suit l'évolution institutionnelle<br />
du qigong au cours des années 1950 et 1960 ainsi que son interdiction<br />
lors de la Révolution culturelle (le qigong est alors vu comme une<br />
« superstition féodale ») ; il trace ensuite la résurgence - sous des formes<br />
différentes - du qigong vers la fin de la Révolution culturelle ainsi que sa<br />
transformation en mouvement de masse à partir de la fin des années 1970.<br />
Sur cette base historique, Palmer poursuit en décrivant les écoles de qigong<br />
les plus importantes des années 1980 et 1990 et d'analyser les débats<br />
au sein du Parti et du gouvernement chinois sur la question du qigong au<br />
cours de cette même période.<br />
Pour y arriver, D. Palmer a dû passer au travers d'une véritable montagne<br />
de sources écrites chinoises (voir son impressionnante bibliographie,<br />
p. 441-477), un travail immense qui à lui seul devrait lui valoir les remerciements<br />
de tous les chercheurs œuvrant dans le domaine des études sur la<br />
Chine contemporaine. Cela dit, La Fièvre du Qigong ne saurait être réduit,<br />
loin s'en faut, à une simple traduction des sources chinoises. L'auteur fait<br />
preuve d'une virtuosité pluridisciplinaire combinant sensibilité historienne<br />
(dans sa reconstruction des origines du qigong et sa discussion des rapports<br />
entre le qigong et les mouvements sectaires traditionnels, j'y reviens),<br />
terrain anthropologique (Palmer a lui-même pratiqué le qigong, du moins<br />
au début de son projet), analyse sociologique (en particulier dans sa présentation<br />
des lignées de qigong les plus importantes) et attention nuancée<br />
aux discours et groupes politiques, surtout dans le contexte de tout ce qui<br />
559
Comptes rendus<br />
touche à la culture et au nationalisme chinois. Il est rarissime qu'un jeune<br />
chercheur « rencontre » un sujet qui lui permette de profiter pleinement de<br />
sa formation et de rendre service du même coup à la communauté des<br />
chercheurs. Palmer a eu la chance d'être l'un d'eux, et s'est montré, qui<br />
plus est, à la hauteur du défi.<br />
Le volume est divisé en trois parties. La première, la plus sommaire,<br />
traite de la création et de l'institutionnalisation du qigong au cours des<br />
années 1950 et de son écartement lors de la Révolution culturelle. La<br />
deuxième expose la résurgence du qigong à la fin des années 1970 sous<br />
une forme populaire et quasi-religieuse. À la différence du qigong des<br />
années 1950, créé par les instances médicales et pratiqué souvent par les<br />
gaoji ganbu du gouvernement et du Parti qui cherchaient à soigner leurs<br />
maux divers dans des sanatoriums leur étant réservés, le qigong de la fin<br />
des années 1970 fut enseigné par des maîtres qui ne dépendaient ni du<br />
système médical ni des autorités politiques, souvent dans les parcs publics,<br />
auprès du petit peuple à la recherche d'une guérison que le système de<br />
santé n'arrivait pas à leur apporter. La « découverte » presque simultanée,<br />
par quelques scientifiques renommés (Gu Hansen, par exemple), de<br />
« l'existence matérielle » du qi a donné à ces maîtres charismatiques une<br />
planche de salut inespérée : ils pouvaient désormais insister sur le caractère<br />
« scientifique » de leurs enseignements et de leurs guérisons, évitant<br />
ainsi la méfiance du Parti à l'égard de ce qui pouvait être taxé de religion<br />
ou superstition. C'est bel et bien sur cette double base - science et charisme<br />
- que « la fièvre du qigong » a été lancée.<br />
Palmer retrace magistralement les manifestations variées de cette<br />
fièvre qui a fini par toucher un monde très étendu. Des journalistes ont<br />
fondé des revues entièrement consacrées au qigong ; des écrivains ont écrit<br />
des biographies (devenues des best-sellers) de maîtres charismatiques, qui<br />
se sont pour leur part multipliés par centaines ; des scientifiques ont mené<br />
des recherches en laboratoire sur les pouvoirs du qi et du qigong ; des<br />
politiciens, devenus amateurs, ont fondé des organisations nationales pour<br />
le promouvoir (et bien sûr le contrôler).<br />
La troisième partie de l'ouvrage, La crise politique, traite de la réaction<br />
inévitable de l'État face à la montée du qigong, et offre en même<br />
560
Comptes rendus<br />
temps des études de cas des lignées de qigong les plus importantes. Cette<br />
crise politique naît de la prise de conscience, à partir de la fin des années<br />
1980, par une partie de l'élite politique chinoise, que le mouvement de<br />
masse qu'était devenu le qigong représentait un danger politique potentiel.<br />
Certains maîtres charismatiques étaient, de fait, devenus plus connus et<br />
plus populaires que n'importe quel leader du Parti communiste, du moins<br />
plus capables qu'eux de mobiliser le peuple. Ce qui est intéressant ici,<br />
c'est moins cette prise de conscience - tout à fait prévisible - que les<br />
difficultés encourues par ceux qui voulaient établir un contrôle plus strict<br />
sur le monde du qigong. Palmer analyse en effet avec précision la ligne<br />
des débats entre les diverses factions au sein du Parti et du gouvernement<br />
et montre que les partisans du qigong, sans pouvoir gagner sur toute la<br />
ligne, ont quand même réussi à mater ceux qui auraient voulu freiner le<br />
mouvement, en arguant que le qigong était un « trésor national » (et une<br />
science établie) qu'il fallait protéger - quitte à mieux le surveiller pour<br />
éviter que des activités frauduleuses et non-scientifiques prennent le dessus.<br />
Cette situation quelque peu ambiguë durerait jusqu'au 25 avril 1999,<br />
date à laquelle la manifestation des adeptes du Falun gong aux portes de<br />
Zhongnanhai a précipité les choses.<br />
Palmer privilégie une approche narrative : il raconte le déroulement<br />
de l'histoire complexe du qigong sans pour autant laisser tomber ses préoccupations<br />
anthropologiques, sociologiques, politiques (les multiples<br />
graphiques et annexes, tous présentés avec précision et clarté, sont d'une<br />
aide précieuse pour le lecteur). L'auteur clôt son ouvrage par des réflexions<br />
d'ordre plus théorique touchant aux rapports entre la médecine, la<br />
politique et la religion en Chine. J'ai particulièrement apprécié ses efforts<br />
pour décrire les rapports entre le qigong, l'histoire des mouvements sectaires<br />
traditionnels et l'avenir de la culture populaire (ou plus précisément de<br />
la culture associée à la religion populaire) en Chine. Les mouvements<br />
sectaires, peu compris (des Chinois comme d'ailleurs des chercheurs<br />
étrangers), ont été sans aucun doute la base à partir de laquelle le qigong<br />
s'est développé. La montée en flèche du qigong au cours des années 1980<br />
et 1990 (dans l'ensemble du monde sinisé : Taiwan, Hong Kong, Singapour,<br />
mais aussi la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est, Amérique du<br />
561
Comptes rendus<br />
nord, Australie et Europe) témoigne de l'attrait viscéral des masses chinoises<br />
pour les discours et les symboles associés à ce mouvement. Si l'État<br />
chinois, par la maladresse de Li Hongzhi et du Falun gong, a réussi, pour<br />
le moment (et non sans difficulté !), à contrôler l'engouement pour le<br />
qigong, force est de constater que le discours, les croyances, les symboles<br />
avaient jusque-là survécu à la mise sous le boisseau très brutale de la révolution<br />
maoïste... Ils sauront sans doute survivre à l'interdiction officielle<br />
décrétée par Jiang Zemin.<br />
L'ouvrage de Palmer en appelle d'autres. Le mouvement du qigong<br />
a été trop vaste et trop diversifié pour qu'il n'y ait plus de place pour<br />
d'autres chercheurs désireux d'exploiter autrement les sources utilisées par<br />
Palmer ou bien d'en trouver de nouvelles. Palmer a opté pour une approche<br />
centrée davantage sur la production livresque que le terrain ; des anthropologues<br />
et sociologues pourraient aller sur le terrain à Taiwan ou<br />
partout où vit la diaspora chinoise en attendant que le qigong (peut-être<br />
sous une nouvelle appellation) refasse surface en Chine. De fait, la « fièvre<br />
du qigong », tout comme la Révolution culturelle, a été un mouvement<br />
d'une envergure telle qu'il mérite de nombreuses études. Mais le travail de<br />
David Palmer demeurera un incontournable point de départ.<br />
David Ownby<br />
Université de Montréal<br />
Françoise Mengin (éd.), Cyber China. Reshaping National Identifies in<br />
the Age of Information, New York : Palgrave, 2004. 260 pages<br />
Le développement rapide des technologies de l'information au cours des<br />
dix dernières années pose un certain nombre de questions-clés aux chercheurs<br />
en sciences sociales. Elles accompagneraient l'émergence d'un<br />
nouvel ordre économique, caractérisé par une organisation mondialisée de<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
la production. Elles renverseraient les hiérarchies sociales établies, ouvrant<br />
des espaces d'expression aux jeunes générations ou aux fractions dominées<br />
de la société. Elles transformeraient l'espace politique en brouillant<br />
les frontières jusque-là garanties et protégées par les États, contribuant à<br />
leur affaiblissement. C'est à l'ensemble de ces questions que l'ouvrage<br />
dirigé par Françoise Mengin, directrice de recherche au Centre d'Études<br />
des Relations Internationales (CERI), entend fournir des éléments de réponse<br />
à l'échelle de l'espace chinois. Associant un État toujours autoritaire,<br />
la République populaire, une démocratie bien vivante mais non reconnue<br />
par la communauté internationale, Taiwan, et les réseaux transnationaux<br />
de la diaspora, le terrain est particulièrement favorable à l'interrogation.<br />
L'ensemble des contributions a été présenté lors d'un colloque organisé à<br />
Paris en décembre 2002.<br />
La première partie du volume analyse l'impact d'Internet sur l'ordre<br />
politique. Karsten Giese analyse les propos tenus sur cinq forums de discussion<br />
; selon lui, les BBS (Bulletin Board Systems) constituent à la fois<br />
un panoptique virtuel étroitement contrôlé par l'État, et un espace<br />
d'expression et d'accès à l'information. Mais celui-ci demeure extrêmement<br />
fragmenté ; n'ayant identifié aucun effort collectif d'organisation sur<br />
les questions politiques, Giese conclut que cet espace ne menace pas directement<br />
le monopole politique du Parti. Pour sa part, David Palmer<br />
s'intéresse aux activités religieuses sur la toile, et en particulier à la mobilisation<br />
de ce médium par les temples taoïstes et par le Falun gong.<br />
Émerge bel et bien un nouvel espace d'expression religieuse, où la quête<br />
est individuelle à la différence du caractère collectif des pratiques non<br />
virtuelles. Ce trait est d'ailleurs plus accentué sur le continent, où le<br />
contrôle des pratiques religieuses est particulièrement rigoureux, qu'à<br />
Taiwan ou à Hong Kong, où les sites Internet sont davantage le prolongement<br />
sur la toile de pratiques traditionnelles. Selon Palmer, en Chine<br />
continentale, et en dépit de l'effet panoptique qui permet un contrôle facile<br />
de l'État, Internet permet l'émergence de nouvelles formes de religiosité<br />
(qu'il s'agisse de l'offre comme de la demande) et s'accompagne de<br />
l'affaiblissement des orthodoxies. Françoise Mengin analyse quelques-uns<br />
des défis auxquels l'État est confronté face au développement des techno-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
logies de l'information, à la fois comme industrie et comme moyen de<br />
communication. Elle distingue l'État-contrôleur, qui réglemente et interdit<br />
afin de préserver son pouvoir souverain, de l'État-arbitre des différents<br />
intérêts sociaux et économiques. Mengin conclut non pas à un affaiblissement<br />
mais à une transformation du pouvoir de l'État.<br />
La deuxième partie analyse les conséquences du développement des<br />
nouvelles technologies sur les relations entre États. Christopher Hughes<br />
étudie l'architecture d'Internet en Chine, dont on sait qu'elle est centralisée<br />
et hiérarchique, à l'opposé d'une organisation décentralisée et horizontale<br />
dans le reste du monde. Hughes doute de la possibilité qu'Internet<br />
contribue à des transformations politiques. Chin-fu Hung montre que si<br />
Internet peut renforcer les processus d'intégration économique et culturelle<br />
à travers le détroit de Taiwan, c'est peu probable au niveau politique.<br />
Patricia Batto dresse une comparaison entre les sites Internet des gouvernements<br />
de Pékin et de Taipei ; elle conclut à la plus grande visibilité des<br />
premiers quand c'est Taiwan qui a le plus besoin de soutiens internationaux.<br />
La troisième partie revient sur la dimension économique du développement<br />
des nouvelles technologies de l'information. Barry Naughton<br />
met en évidence la contribution des investisseurs taiwanais au développement<br />
du secteur en Chine. Il revient sur le rôle joué par les États, aussi<br />
bien à Taiwan que sur le continent, pour favoriser ce secteur d'activité, en<br />
particulier par des politiques publiques de soutien à la recherche. L'avenir<br />
est, selon lui, à un renforcement de la collaboration entre Taiwan et la<br />
Chine. Leng Tse-Kang, à propos des producteurs de semi-conducteurs<br />
taiwanais en Chine, parle de firmes « hybrides », ni vraiment chinoises, ni<br />
vraiment taiwanaises. Il montre que, dans ce secteur d'activité,<br />
l'intégration économique entre Taiwan et la Chine ne doit pas se comprendre<br />
dans le cadre de relations bilatérales, mais dans celui de la mondialisation<br />
de l'activité des firmes taiwanaises. Selon lui, l'avantage comparatif<br />
de Taiwan ne se maintiendra que si les firmes taiwanaises sont<br />
capables de s'internationaliser toujours davantage tout en incluant le<br />
continent chinois dans cette stratégie. Ngai-Ling Sum revient sur le rôle<br />
clé des États et des politiques publiques en Chine, à Taiwan comme à<br />
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
Hong Kong dans le développement du secteur. Enfin, Aihwa Ong remet en<br />
cause l'hypothèse que les technologies de l'information se développeraient<br />
suivant des schémas préexistants dans la Grande Chine ; elle mobilise le<br />
terme d'« assemblage », emprunté à Gilles Deleuze, pour décrire le mélange<br />
d'éléments nouveaux et anciens, de processus de territorialisation et<br />
de déterritorialisation.<br />
L'ouvrage éclaire deux questions théoriques soulevées par François<br />
Mengin dans l'introduction générale au volume : celle de la formation de<br />
l'État d'une part, celle de la restructuration de l'espace international<br />
d'autre part. Ce que montre l'ensemble des contributions, c'est que le<br />
développement des technologies de l'information ne fait pas disparaître les<br />
frontières, ni fusionner les États dans un seul espace indifférencié. Dans<br />
une certaine mesure, le processus renforce les frontières traditionnelles, en<br />
même temps qu'Internet facilite la surveillance et le contrôle, devenant un<br />
outil au service de l'appareil d'État (Althusser). Aussi Mengin peut-elle<br />
conclure que la mondialisation fait partie du processus de formation de<br />
l'État. Simultanément, le processus favorise l'émergence de nouveaux<br />
pôles de pouvoir. Le développement des technologies de l'information<br />
s'accompagne à la fois d'une unification et d'une fragmentation de<br />
l'espace. Le sujet de cet ouvrage est particulièrement fluide et en constante<br />
évolution ; la moisson d'informations et de questionnements théoriques<br />
rassemblés ici avec talent ouvre un champ de travaux appelés à se multiplier<br />
'.<br />
1 Voir notamment Christopher R. Hughes et G. Wacker (éd.), China and the<br />
Internet. Politics of the Digital Leap Forward, Londres : Routledge, 2003 ;<br />
Tamara Renée Shie, "The Tangled web: does the Internet offer promise or péril<br />
for the Chinese Communist Party ?", Journal of Contemporary China,, vol. 13,<br />
n° 40 (August 2004), p. 523-540.<br />
565<br />
Gilles Guiheux<br />
CEFC, Hong Kong
Comptes rendus<br />
Moris Rossabi (éd.), Governing China's Multiethnic Frontiers, Seattle :<br />
University of Washington Press, 2004. 296 pages<br />
S. Frederick Starr (éd.), Xinjiang. China's Muslim Borderland, Armonk<br />
(NY) : M.E. Sharpe (Central Asia-Caucasus Institute Monograph Séries,<br />
Number I), 2004.484 pages<br />
Dru C. Gladney, Dislocating China. Muslims, Minorities and Other<br />
Subaltern Subjects, London : Hurst and Company, 2004. xvii-414 pages<br />
Les minorités constituent-elles le maillon faible de l'État chinois ? Représentent-elles<br />
un risque de déstabilisation du pouvoir en place ? Quel rôle<br />
joue l'Islam au Xinjiang ? Questions récurrentes pour bon nombre<br />
d'observateurs occidentaux. Deux ouvrages collectifs récemment publiés<br />
apportent des éléments de réponse introduisant avec pertinence une réflexion<br />
sur la complexité des situations. Ils concentrent leur attention sur<br />
les rapports entre l'État et les populations des régions autonomes frontalières.<br />
Le premier, Governing China's Multiethnic Frontiers, édité par<br />
l'historien américain Morris Rossabi, convoque historiens, anthropologues,<br />
sociologues et politologues. Si l'ouvrage est principalement consacré aux<br />
populations des frontières du nord et et de l'ouest (Mongolie, Xinjiang,<br />
Tibet), deux articles concernent les minorités du Sud (Yunnan) et les musulmans<br />
de langue chinoise (Hui).<br />
Jonathan Lipman, ouvre cette série d'analyses par un article qui<br />
porte le beau titre de « White Hats, Oil Cakes and Common Blood ».<br />
Comment expliquer les différences de situations, violentes ou nonviolentes,<br />
dans lesquelles les Hui sont impliqués ? Vivant dans chaque<br />
province et presque chaque district de Chine, les Hui ont géré leur acculturation<br />
à la société locale tout en restant différents de leurs voisins non<br />
musulmans. Pour l'auteur, la définition des Hui de la République populaire<br />
de Chine comme entité spécifique ne rend pas compte de ce qui a été en<br />
fait des processus d'évolution hautement localisés (p. 28-29). À partir de<br />
la diversité des situations étudiées ces dernières années par lui-même et<br />
d'autres chercheurs, Lipman illustre la primauté du local et conclut avec<br />
justesse qu'en dépit du fait que les Hui sont définis officiellement comme<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
une « minorité ethnique » nous devons néanmoins les regarder sans équivoque<br />
comme Chinois (p. 49).<br />
M. H. Hansen, sociologue, s'intéresse aux changements politiques et<br />
sociaux observés durant ces vingt dernières années au Sipsong Panna au<br />
Yunnan. Elle souligne que les minorités dans le sud-ouest sont plus soucieuses<br />
d'améliorer leurs conditions de vie, d'augmenter leur contrôle sur<br />
la terre, de préserver leurs coutumes plutôt que de revendiquer une indépendance<br />
politique (p. 54). Elle note l'accroissement considérable de<br />
l'immigration chinoise dans cette région et le développement du tourisme.<br />
Cependant si les retombées économiques en terme de travail et<br />
d'investissements bénéficient principalement aux Han, les minorités s'en<br />
servent aussi pour développer leurs pratiques religieuses. En matière<br />
d'éducation, elle constate les conséquences du désengagement de l'État<br />
que tentent de compenser des ONG internationales. Enfin, la terre, préoccupation<br />
majeure des paysans, en particulier celle des forêts sacrées, fait<br />
l'objet de sérieux conflits entre populations tai et employés des fermes<br />
d'État (plantations de caoutchouc).<br />
L'anthropologue Uradyn E. Bulag analyse le processus d'assimilation<br />
des Mongols de Mongolie Intérieure dans la société et l'État chinois<br />
qui s'est développé en raison même de leur autonomie. Elle avait été obtenue<br />
du Parti communiste chinois sous la forme d'une unité administrative<br />
unifiée pour leur soutien à celui-ci dès 1935 (déclaration de Mao Zedong).<br />
Les Mongols de cette région autonome présentent un paradoxe, car<br />
contrairement à leur image d'indocilité, ils ne montrent pas de volonté<br />
d'indépendance. En outre, avec la colonisation menée dès le XVIII e siècle,<br />
les Mongols sont devenus largement minoritaires sur leur propre territoire.<br />
De fait, ils sont pris, comme le souligne l'auteur, entre deux besoins mutuellement<br />
conflictuels : celui d'être reconnu comme citoyens et celui de<br />
maintenir leur identité de minzu (p. 113). Aujourd'hui, les problèmes se<br />
posent en termes de défense du pastoralisme, symbole de l'ethnicité mongole,<br />
en dépit du fait qu'un grand nombre de Mongols sont des agriculteurs<br />
(p. 100). En 1981, les étudiants et fonctionnaires mongols ont été<br />
durement réprimés pour leur opposition au Document 28 qui permettait<br />
une augmentation de la migration chinoise. Au cours de la dernière décen-<br />
567
Comptes rendus<br />
nie, disparité démographique et intolérance de l'État chinois ont eu pour<br />
conséquence un renforcement des divisions internes parmi les Mongols,<br />
qui se tournent vers des stratégies individuelles (émigration, études, etc.).<br />
Deux articles traitent ensuite du Xinjiang. Le premier, du politologue<br />
Gardner Bovingdon, montre comment la mise en œuvre du statut de la<br />
Région Autonome a, contrairement au discours officiel, réussi à isoler les<br />
Ouighours et à diviser entre elles les populations de langues turques (Kazakhs,<br />
Kirghizes, Ouighours). L'auteur considère que ce système administratif<br />
a exacerbé les tensions en divisant la région en petites unités autonomes<br />
: cela permettait de renforcer l'idée que le Xinjiang appartient à<br />
treize minzu différents et de contrebalancer le poids politique et démographique<br />
des Ouighours (p. 118). En outre l'autorité décisive réservée aux<br />
Han « importés » de Chine même a permis de consolider l'emprise d'un<br />
appareil colonial. David Bachman, pour sa part, s'intéresse à des données<br />
économiques. Selon son analyse, le colonialisme économique du Xinjiang<br />
peut être compris comme une réponse aux menaces pour leur propre sécurité,<br />
à la fois internes et externes, perçues par les Han. Il souligne le poids<br />
de l'État dans le développement économique de la région (pétrole, industrie<br />
chimique, coton) et la dépendance financière de cette dernière vis-àvis<br />
du pouvoir central (à l'exception d'Urumqi, de Karamay et de Kuytun,<br />
les dépenses partout ailleurs excèdent les recettes).<br />
Le livre se termine par deux articles sur le Tibet. Pour<br />
l'anthropologue Melvyn Goldstein, le faible nombre de recherches de<br />
terrain et le rôle du Tibet dans les relations sino-américaines ont eu un<br />
effet trompeur en mettant en avant des positions caricaturales d'un côté<br />
comme de l'autre. L'interprétation de l'histoire est ici aussi enjeu. Si tout<br />
le monde est d'accord sur l'indépendance du Tibet jusqu'au XIII e siècle,<br />
l'histoire contestée commence là. Le Tibet fait-il bien partie de la Chine<br />
avec la dynastie mongole des Yuan ou le Tibet faisait-il partie de l'empire<br />
mongol qui avait conquis la Chine, comme le soutiennent les Tibétains ?<br />
Cette question est ainsi posée pour chaque période historique. L'auteur<br />
rappelle le compromis de la convention de Simla (autonomie du Tibet sous<br />
suzeraineté chinoise). De fait, la ligne dure adoptée par le PCC en 1959 -<br />
qui s'appuyait sur l'idée que les masses tibétaines allaient se rallier à lui -<br />
568
Comptes rendus<br />
a été un échec. Cependant si les réformes des années 1980 ont créé un<br />
nouveau contexte, les disparités sociales et politiques au sein même de la<br />
région ont renforcé le nationalisme tibétain parmi les jeunes éduqués. Par<br />
ailleurs, malgré toute la sympathie qu'il suscite au niveau international, le<br />
Dalai Lama n'arrive pas à faire aboutir ses demandes. Il semble qu'il y ait<br />
une volonté de trouver un terrain d'entente des deux côtés mais cela pendra<br />
du temps car il n'y a pas de solutions simples à la question tibétaine.<br />
L'historien des religions M. Kapstein décrit la situation conflictuelle actuelle<br />
entre liberté et restriction religieuse. Il observe la domination de plus<br />
en plus forte de l'usage du chinois parmi les jeunes scolarisés et la difficulté<br />
de développer le bilinguisme considéré comme un handicap pour<br />
réussir en Chine aujourd'hui. Toutefois, dans les régions orientales du<br />
Tibet (Qinghai, Gansu, Sichuan et Yunnan), on assiste à un revivalisme<br />
bouddhiste. L'auteur note aussi la grande diversité des situations et<br />
l'importance des conditions locales en matière de liberté ou de restriction<br />
religieuse.<br />
Le lecteur érudit et le chercheur trouveront dans ce livre non seulement<br />
des données précises mais aussi matière à réflexion pour mesurer et<br />
comprendre les enjeux contemporains. On notera l'attention portée à ne<br />
pas traduire le terme minzu (peuple, nationalité, nation, groupe ethnique)<br />
tout au long de l'ouvrage, ce qui rappelle que le minzu est une construction<br />
politique spécifique et permet ainsi d'éviter de regarder les minorités<br />
comme un fait naturel.<br />
Frederick S. Starr, fondateur de l'Institut des Études sur l'Asie centrale<br />
et le Caucase à l'Université Johns Hopkins, a conçu, lors d'un voyage<br />
au Xinjiang en 1998, le «projet Xinjiang », dont les événements du 11<br />
septembre 2001 ont contribué à accélérer la réalisation. Ce projet rassemble<br />
des chercheurs, principalement américains, qui travaillent depuis plus<br />
de dix ans sur cette région. Le premier objectif a été la publication du livre<br />
présenté ici, qui donne à des non-spécialistes initiés de solides notions sur<br />
ce territoire, ses populations, son histoire et son présent. Le second objectif,<br />
distinct du premier et signalé dans l'introduction (p. 23), a consisté à élaborer<br />
un rapport sur le Xinjiang, rédigé par l'initiateur du projet et un<br />
569
Comptes rendus<br />
ancien responsable de la CIA, Graham E. Fuller, afin de fournir des recommandations<br />
aux institutions et instances gouvernementales américaines.<br />
Il est clair que les motivations d'une telle initiative résident dans les<br />
interrogations d'ordre stratégique et politique que suscite cette province<br />
située aux frontières de la Chine avec plusieurs pays (Républiques d'Asie<br />
centrale, Pakistan, Afghanistan, Tadjikistan, etc.) et dans laquelle les tensions<br />
entre pouvoir chinois et populations ouighoures se sont aggravées<br />
depuis le début des années 1990.<br />
La plupart des contributions sont rédigées à deux mains, les rédacteurs<br />
- historiens, anthropologues, politologues, géographes et économistes<br />
- s'attachant principalement à effectuer une synthèse actualisée des<br />
connaissances. L'ouvrage est composé de cinq parties comprenant chacune<br />
deux à trois articles.<br />
La première est consacrée à l'histoire de la conquête et de la colonisation<br />
du Xinjiang depuis le milieu du XVIII e siècle, domaine de spécialisation<br />
de J. Millward et P. Perdue, puis à l'histoire politique et aux stratégies<br />
de contrôle de 1884 à 1978 en collaboration avec le chercheur ouighour<br />
Nabijan Tursun.<br />
Le deuxième volet traite de la politique chinoise aujourd'hui. Dru<br />
Gladney l'introduit et retrace la stratégie de développement et de contrôle<br />
de la région autonome mise en place par l'État chinois. Il rappelle une<br />
réflexion de l'historien J. Fletcher qui considérait que l'ethnicisation de<br />
l'identité ouighoure était le résultat du nationalisme moderne. Yitzhak<br />
Shichor, spécialiste des questions militaires et des relations entre la Chine<br />
et le Moyen-Orient, s'intéresse aux structures de l'Armée populaire de<br />
Libération, à son déploiement dans cette région frontalière. Il présente des<br />
informations très précises telles que le nombre de divisions, d'hommes,<br />
d'avions, ou encore les liens dans les années 1980 entre la CIA et l'armée<br />
chinoise pour acheminer les armes pour les Mujahidin le long du Karakorum<br />
en Afghanistan (p. 149).<br />
Trois articles présentent ensuite quelques aspects de la situation interne<br />
au Xinjiang. Calla Wiemer aborde l'économie et le rôle essentiel des<br />
investissements du gouvernement central pour le développement de la<br />
570
Comptes rendus<br />
région. Linda Benson, qui a travaillé sur la rébellion des musulmans de<br />
Yili (1944-1949) et l'histoire et de la culture kazakh, constate la dégradation<br />
de la situation des populations minoritaires en terme de mobilité sociale<br />
et d'éducation. Sean R. Roberts, anthropologue basé en Asie centrale<br />
analyse les relations transfrontalières, leur impact économique, culturel et<br />
religieux, et en particulier celui de l'immigration han en Asie centrale<br />
depuis la réouverture des postes-frontières à la fin des années 1980.<br />
La quatrième partie aborde les conséquences du développement économique<br />
et du contrôle par le pouvoir chinois. Le géographe Stanley<br />
Toops, en décrivant l'intensification de l'agriculture, de la production de<br />
coton, l'extension de l'élevage et l'augmentation considérable de la population<br />
han, souligne les sérieuses dégradations écologiques et le manque<br />
d'eau qui en résultent. Jay Dautcher, anthropologue, contribue à assombrir<br />
le tableau par une étude sur la santé publique. Il relève l'impact très sévère<br />
sur les communautés ouighoures de l'alcoolisme, de la drogue et du sida.<br />
L'interdiction par le gouvernement local de l'organisation ouighoure traditionnelle<br />
des Mâxrâp (comités de résidents) ne permet plus aux habitants<br />
de trouver des solutions collectives à ce fléau.<br />
Le dernier volet porte sur la manière dont les populations vivent<br />
cette situation. Les anthropologues J. Rudelson et W. Jankowiak observent<br />
les fluctuations des identités des populations en fonction de leurs orientations<br />
locales, régionales et nationales, les résistances ainsi que les problèmes<br />
sociaux tels que le sida. L'histoire de l'Islam et la situation présente<br />
sont abordées par G. Fuller et l'historien J. Lipman qui constatent que<br />
surveillance et répression religieuses ne font que renforcer le rôle central<br />
de l'Islam dans la vie des Ouighours sans qu'il y ait pour autant un véritable<br />
développement d'un extrémisme islamique. G. Bovingdon, avec la<br />
collaboration de N. Tursun, décrit la bataille idéologique sur l'histoire du<br />
Xinjiang. Les distorsions existent des deux côtés, cependant les faibles<br />
moyens et les restrictions politiques ne permettent pas aux intellectuels<br />
ouighours de produire des travaux suffisamment importants pour faire<br />
contrepoids à l'orthodoxie officielle.<br />
Dru Gladney, en conclusion, insiste sur le fait que la question ouighoure<br />
au Xinjiang n'est pas près de disparaître. Il constate l'échec de la<br />
571
Comptes rendus<br />
politique qui a consisté à combiner développement économique et fermeture<br />
politique et souligne que seule une ouverture politique et l'attention<br />
aux problèmes sociaux pourraient éviter l'aggravation des tensions.<br />
Les articles présentés dans cet ouvrage remplissent leur fonction<br />
d'information et de réflexion sur la situation du Xinjiang pour un étudiant<br />
ou un lecteur curieux. Signalons un guide bibliographique très utile en fin<br />
d'ouvrage. Toutefois il s'agit d'une présentation qui peut donner<br />
l'impression de figer les Ouighours dans une sorte d'irrédentisme car il ne<br />
laisse pas percevoir la dynamique des changements internes qu'induisent<br />
par exemple la migration ouighoure en Chine intérieure ou simplement la<br />
volonté des individus de « s'en sortir ».<br />
Pour revenir aux questions liminaires, l'expérience mongole est très<br />
instructive car elle annonce les procédures de normalisation des autres<br />
situations minoritaires, du Xinjiang, du Tibet et d'autres. De fait les minorités<br />
ne représentent pas une menace de déstabilisation de l'État chinois.<br />
L'affirmation identitaire des minorités n'est que le reflet de l'exacerbation<br />
du nationalisme chinois. Comme le souligne U. Bulag, la Chine est en<br />
train de réactiver la notion d'un seul peuple chinois (zhongh.ua minzu) dont<br />
le PCC avait pourtant condamné en son temps le chauvinisme han (p. 113).<br />
L'histoire chinoise a montré que lorsqu'il y a déstabilisation ou éclatement,<br />
cela vient toujours du coeur de la Chine et non de ses limes.<br />
Dans Dislocating China. Muslims, Minorities and Other Subaltern<br />
Subjects, Dru Gladney, l'auteur de l'ouvrage de référence Muslim Chinese.<br />
Ethnie Nationalism in the People's Republic (1991, deuxième édition<br />
1996), rassemble, en les remaniant, ses réflexions publiées depuis une<br />
dizaine d'années. Elles portent principalement sur les questions<br />
d'identité et de nationness (« nationité ») dans le contexte chinois.<br />
D. Gladney cherche à aborder la culture chinoise par ses marges, par sa<br />
« complexité multi-culturelle », d'où le titre. Influencée par son propre<br />
parcours de chercheur nomade (Chine, Asie centrale, Asie du Sud-Est,<br />
Turquie, Allemagne, etc.), sa réflexion s'inscrit dans le courant des études<br />
post-coloniales mais s'appuie surtout, dans ce nouveau livre, sur les subaltern<br />
studies nées parmi les chercheurs indiens il y a une dizaine d'années '.<br />
572
Comptes rendus<br />
L'ouvrage est divisé en sept parties intitulées « Recognations »,<br />
« Représentations », « Folklorizations », « Ethnicizations », « Indigenizations<br />
», « Socializations » et « Politizations ». La première porte sur les<br />
nationalismes culturels en Chine - la construction des nationalités minoritaires<br />
et de la nationalité majoritaire dite « han ». Puis l'auteur observe la<br />
construction de l'image de la nation chinoise « zhonghua minzu » à travers<br />
les parcs d'attractions à thème conçus sur le modèle d'un centre culturel<br />
polynésien à Hawaii. Il poursuit son cheminement en montrant comment, à<br />
travers les représentations picturales (l'invention de l'école du Yunnan) et<br />
cinématographiques, l'exotisation et l'érotisation des minorités ont pour<br />
effet de mettre en lumière la « modernité » de la majorité « Han ». Dans sa<br />
troisième partie, en prenant pour exemple les musulmans de langue chinoise<br />
(Hui) et leur hybridité, il s'inscrit à rencontre de la théorie du « choc<br />
des civilisations » de S. Huntington. En outre, il avance l'idée que la globalisation<br />
et le transnationalisme ont aussi pour effet de renforcer le local,<br />
dont l'importance, dans le cas des Musulmans, s'exprime à travers les<br />
rassemblements autour des tombes (gongbei) de saints soufis ou de grands<br />
personnages historiques musulmans. Il consacre un long chapitre aux Hui<br />
et aux autres communautés musulmanes (Kazakhs, Ouighours) pour mettre<br />
en avant le rôle de l'État dans les constructions identitaires. Il reprend<br />
son travail sur l'ethnogénèse des Ouighours et sur le rôle de la diaspora<br />
dans le nationalisme ouighour actuel (transnationalism et cyberseparatisrri).<br />
La partie intitulée « Socializations » se penche sur<br />
l'éducation et sur le développement du capitalisme. Gladney constate,<br />
comme beaucoup de chercheurs, le fossé grandissant entre la scolarisation<br />
des filles et celle des garçons et la montée de l'enseignement musulman<br />
confessionnel en réaction au désengagement de l'État. En examinant<br />
l'économie de marché, il revient sur le thème de l'essentialisation de<br />
l'identité Han ainsi que sur celui de la morale et de la corruption. Enfin,<br />
Gladney soulève certaines questions politiques : considérant la situation<br />
internationale (guerres du Golfe et d'Irak), il note ses effets sur les musulmans<br />
de Chine dont les opinions tendent à s'unifier. Dans son dernier<br />
chapitre, « Bodily Positions, Social Dispositions », Dru Gladney nous<br />
invite à revenir sur les événements de Tiananmen. Il relève tout d'abord<br />
573
Comptes rendus<br />
l'influence exercée sur les acteurs du mouvement par ce qui représente<br />
pour lui la « première série télévisée post-moderne de Chine », He shang<br />
(L'Élégie du Fleuve), et les débats qu'elle a suscités. Il note l'utilisation<br />
forte de symboles : « The metaphor of the Yellow River strikes at the heart<br />
of the crisis of Chinese national identity » (p. 340). Sa réflexion sur la<br />
notion de corps commence par le corps en tant que corps collectif et son<br />
efficacité. Il conclut qu'en raison même du manque de stratégie, les étudiants<br />
chinois occupant la place ont remporté une brève mais irréversible<br />
victoire morale sur l'État car ils ont réussi à le déligitimer. Il poursuit avec<br />
les « dispositions corporelles » (bodily dispositions) : les corps des étudiants<br />
(la grève de la faim), les figures de représentation (la déesse de la<br />
démocratie), et les zones de déplacement physique (l'occupation de la<br />
place Tiananmen). Il resitue le corps des étudiants dans la tradition confucéenne<br />
de la position / corps des lettrés et de la représentation de soi. Il y<br />
ajoute la redécouverte de l'individualisme et de la sexualité à travers<br />
l'atmosphère « de Woodstock » qui présidait sur la place. Pour l'auteur, la<br />
statue déifiée de la démocratie (« an incredible enactment of the theater<br />
becoming the real, and the real as theater ») représente un autre effet de la<br />
série He shang ; mais surtout, conçue comme un corps alternatif, la statue<br />
engageait le processus de déligitimisation du pouvoir. Ce qui conduit Dru<br />
Gladney à conclure que pour l'État, la perte du contrôle était davantage<br />
une menace que le chaos. Il termine sur l'occupation corporelle de la<br />
sphère publique : « By occupying the square with their bodies, the students<br />
also appropriated the symbols of the Chinese state. » (p. 357).<br />
L'auteur se livre à l'exercice difficile de réunir des faits, des événements<br />
et des idées très divers. On pourra remarquer de ce fait quelques<br />
répétitions ou erreurs, comme la référence aux Utsat de Hainan (p. 156) : il<br />
faut lire Pang Keng-fong 1992 et non Pang Shiqian, intellectuel Hui des<br />
années 1940-1950. D'autre part, l'obligation de répondre aux règles universitaires<br />
américaines le conduit à noyer son propos sous une avalanche<br />
de références théoriques dont on pourrait aussi bien se passer. Il serait<br />
ainsi plus aisé de suivre son fil conducteur pertinent qui est d'introduire au<br />
cœur de la réflexion sur la Chine ce qu'il appelle les subaltern subjects<br />
représentés par des groupes, des individus, des subjectivités pour lesquels<br />
574
Comptes rendus<br />
la montée de la rhétorique nationaliste en Chine pourrait avoir de sérieuses<br />
implications. Sur ce point, il apporte des réflexions originales et précieuses,<br />
ce qui est, chacun en conviendra, l'essentiel.<br />
1 Voir sur ce sujet Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences<br />
culturelles de la globalisation, Paris : Payot, 2001 (Trad. de Modernity at large,<br />
1996) ; « Intellectuels en diaspora et théories nomades », L'Homme, n° 156<br />
(2000).<br />
Elisabeth Allés<br />
CECMC/EHESS<br />
Caroline Bodolec, L'architecture en voûte chinoise Un patrimoine méconnu,<br />
Paris : Maisonneuve & Larose, 2005. 315 pages<br />
Cet ouvrage très documenté s'attache à l'étude de deux expressions originales<br />
de l'architecture de voûte en Chine : les wuliang dian ffiE^Jg^ et les<br />
yaodong ^$s{. Les wuliang dian sont un « type de bâtiment ou de palais<br />
(dian) construit sans (wu) qu'une seule poutre de bois (Hong) soit utilisée<br />
pour la charpenterie » (p. 117). Dans les provinces du lœss, les yaodong<br />
sont les habitations semi-troglodytiques ou entièrement construites audessus<br />
du sol. Elles reprennent dans ce second cas les formes des habitations<br />
creusées.<br />
L'étude approfondie consacrée aux wuliang dian constitue une des<br />
originalités de ce travail. En étudiant un élément architectural, la forme de<br />
voûte, en pierre ou en brique, l'auteur traverse un pan important de<br />
l'architecture chinoise sur une durée allant des Han de l'Ouest jusqu'aux<br />
maçons des provinces du Shaanxi, du Shanxi et du Gansu qu'elle a pu<br />
observer en cette fin de XX e siècle. L'emploi de la voûte s'observe dans<br />
les tombes des Han, dans les ouvertures ménagées dans les pagodes<br />
bouddhiques, les tours de la cloche et du tambour, les portes de villes,<br />
mais aussi dans la construction des ponts à arches multiples. L'auteur<br />
montre (p. 42) la naissance de ces techniques puis leur maîtrise, tant dans<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
le domaine des assemblages de pierres taillées que dans les systèmes<br />
d'accrochés par métal fondu dans les orifices en queue d'aronde.<br />
Dans la voûte en brique, la recherche portant sur les appellations des<br />
différents formats recoupe ce que la forme même des briques aurait permis<br />
à l'architecte de déduire. Il faut signaler l'abondance des références à de<br />
nombreux traités de construction chinois auquel l'auteur a eu accès et que<br />
sa connaissance de la langue lui a permis d'exploiter. C'est par exemple le<br />
cas de la partie du Tiangong kaiwu (1637) consacrée à la fabrication des<br />
briques, dont l'auteur nous donne une traduction fort éclairante sur le<br />
choix des terres, la conduite des fours, la taille des briques après cuisson.<br />
L'abondance des termes techniques précis montre le degré d'élaboration et<br />
de sophistication dans la définition des divers types de briques en fonction<br />
des cas d'utilisation. Le règlement (Gongcheng Zuofa HMffiSj) du Ministère<br />
des Travaux des Qing est sur le sujet d'une grande précision (p. 62).<br />
Il réglemente également le travail de la taille des pierres.<br />
L'usage de la pierre est abordé avec la même précision. Une description<br />
des cas d'utilisation dans les tombes ou les ouvrages de génie civil,<br />
depuis les Han Occidentaux, recense dans une abondante littérature les<br />
techniques utilisées selon les époques, ainsi que les dimensionnements des<br />
blocs. C'est durant la dynastie des Ming et au début des Qing que l'on<br />
observe le plein épanouissement de la construction en voûtes de pierres.<br />
Ce savoir-faire trouve ses applications dans trois domaine : les tombes<br />
souterraines, les ponts à arches multiples, et les « maisons-grottes » du<br />
Shaanxi.<br />
La recherche des sources et le travail de terrain sont renforcés ici par<br />
l'implication de l'auteur dans des chantiers de construction de maisonsgrottes.<br />
Cet aspect constitue véritablement la partie la plus vivante de<br />
l'ouvrage. Une très précise description de la taille des claveaux lors d'un<br />
des chantiers de construction de voûtes que l'auteur a suivi à Yanchuan $Œ<br />
j[[ (Shaanxi) en 1998 montre bien la continuité dans les techniques et les<br />
savoir-faire.<br />
Avant d'aborder la question des wuliang dian, l'auteur restitue<br />
l'environnement des techniques et des moyens qui constituent le contexte<br />
576
Comptes rendus<br />
des savoirs constructifs qui ont permis cet aboutissement : appareils de<br />
structure des murs, mais aussi de parements, tant pour les briques que pour<br />
les pierres, question des mortiers et liants, calcination de la chaux. Si en<br />
Occident, les Romains furent les grands innovateurs en matière de mortier,<br />
il semble qu'il ait fallu attendre en Chine la dynastie des Ming pour voir<br />
leur plein développement lié à la maîtrise de la fabrication de la,chaux.<br />
Différents adjuvants des mortiers sont repérés dans ce champ d'invention<br />
qu'est le domaine de la construction. L'expression chinoise « neufs mortiers<br />
et dix-huit chaux » exprime bien la diversité et l'inventivité du large<br />
éventail de solutions et de recherches menées en matière d'adjuvants :<br />
huiles, céréales cuites, sang de bœuf, riz gluant, fibres de papiers, scories<br />
de houille, sciure de bois, charbon, laine de mouton, joncs. Ce sont ensuite<br />
les modes de calculs et de tracé des voûtes, la détermination des épaisseurs<br />
de pieds-droits, les calculs des flèches et des portées, puis une description<br />
des opérations depuis les fondations jusqu'à la confection des cintres et<br />
l'achèvement des terrasses sur les voûtes. Ces informations précises<br />
s'appuient sur un grand nombre d'ouvrages et de sources chinoises : traités<br />
de construction, dictionnaires des lieux ou des termes d'architecture, monographies<br />
locales, chroniques historiques, rapports sur les procédés techniques<br />
ou encore règlements édictés par l'administration impériale.<br />
C. Bodolec donne une répartition des wuliang dian sur le territoire<br />
chinois. Ils comportent quelques bâtiments civils, mais il semble que ce<br />
soit surtout la construction des monastères bouddhiques qui ait impulsé la<br />
construction de ces « bâtiments sans limites » que sont les wuliang dian, à<br />
la fin du XVI e et au début du XVIF siècle. L'implication du moine chan<br />
Miaofeng ÈM^k (1540-1612) dans la construction de bon nombre des bâtiments<br />
étudiés est abordée en détail à partir des informations transmises par<br />
son biographe et ami Deqing tlSîff (p. 145). Ce moine architecte a bénéficié<br />
des protections impériales et a pu exercer son art à un moment<br />
d'expansion du bouddhisme. Animé d'une grande ferveur religieuse il<br />
dirigea des chantiers dans les plus célèbres sanctuaires bouddhistes tel le<br />
Wutaishan.<br />
577
Comptes rendus<br />
La raison d'un développement de ces bâtiments à voûte au côté de<br />
l'architecture traditionnelle à structure de charpente est difficile à préciser.<br />
L'argument économique ne semble pas décisif. Faut-il voir une piste pour<br />
une explication possible dans le fait que l'un des principaux wuliang dian<br />
de Pékin, le Huangshicheng JËiÈSc. est le bâtiment des Archives impériales<br />
? Dans une culture où la préservation de l'écrit et des généalogies est<br />
importante, la maçonnerie de voûte a pu apparaître comme une meilleure<br />
garantie face aux incendies.<br />
Comment passe-t-on des wuliang dian aux yaodong construits ?<br />
Dans les régions où ces derniers sont très répandus, l'auteur montre que<br />
nombre de monastères comportent des wuliang dian dans leur programme<br />
architectural. Il nous semble qu'il n'y a pas étanchéité entre architecture<br />
savante des premiers et architecture populaire des seconds. Cette remarque<br />
est renforcée par description minutieuse de la construction des voûtes<br />
de yaodong construits de Yanchuan, dont elle a suivi le chantier 1998. On<br />
trouve là un maître d'œuvre dirigeant le tracé des voûtes, des corps de<br />
métiers (tailleur de pierres en chef, menuisiers), des hiérarchies dans la<br />
conduite du chantier. Il n'y a pas de notre point de vue de césure fondamentale<br />
entre les voûtes des wuliang dian et celles des yaodong. Une<br />
même technique maîtrisée, la voûte, est dirigée vers des édifices impériaux<br />
(Pékin), vers des programmes de monastère, vers l'habitation civile.<br />
Dans la partie de l'ouvrage consacrée aux yaodong creusés sont regroupées<br />
des données d'ordre géologique, climatique et statistiques jusqu'ici<br />
dispersées chez divers auteurs. Elles permettent de bien cerner le<br />
contexte de ce phénomène vernaculaire chinois et de comprendre l'étroite<br />
relation entre la forme, les techniques et le milieu. Les sources chinoises<br />
sont ici abondantes (notamment les travaux récents du professeur Hou<br />
Jiyao).<br />
La partie consacrée au patrimoine bâti du Shaanxi et du Shanxi montre<br />
que l'architecture des grottes en aérien se combine harmonieusement<br />
sur un même lieu avec l'architecture traditionnelle. Les complexes civils<br />
ou religieux, maisons de marchands et monastères mais aussi les hameaux<br />
et les villages associant les deux sortes d'architectures, témoignent de leur<br />
578
Comptes rendus<br />
complémentarité. La permanence du type guidant les deux configurations<br />
scelle leur appartenance à une même culture architecturale.<br />
C'est là que la référence à Amos Rapoport et à son ouvrage Pour<br />
une anthropologie de la Maison nous paraît importante. Elle replace le<br />
phénomène architectural dans une perspective anthropologique. Le livre<br />
déjà ancien de Rapoport demeure fondamental dans la mesure où il marque<br />
historiquement un des premiers assauts contre les interprétations soit<br />
strictement fonctionnalistes, soit liant hâtivement les formes architecturales<br />
à un déterminisme du milieu (paramètre climatique par exemple). Il<br />
réintroduit (et l'auteur le souligne) le paramètre culturel comme élément<br />
décisif dans le processus de choix empirique qui, parmi tous les possibles,<br />
sélectionne la « bonne réponse » architecturale.<br />
Ce paramètre culturel est ici le type architectural. Cette question du<br />
type aurait sans doute pu être abordée plus frontalement dans le chapitre<br />
XII. La question « Le yaodong est-il une 'maison chinoise' ? » ouvrait<br />
cette discussion (p. 249). Peut-être l'historien n'attache-t-il pas la même<br />
importance à cette notion perçue comme fondamentale par l'architecte ? Il<br />
semble que le premier soit alerté plus par les différences que par les similitudes.<br />
L'observation de ces différences fait écrire à l'auteur : « La maison<br />
idéale de la population Han (la majorité des chinois) n'a sans doute jamais<br />
réellement existé, mais elle contient des éléments que l'on peut retrouver<br />
au sein des différentes architectures du territoire » (p. 249). Ce sont bien<br />
ces « éléments que l'on peut retrouver au sein des différentes architectures<br />
du territoire » qui permettent de construire le type. On voit bien le débat<br />
fructueux qui peut s'engager ici entre l'historien des techniques et<br />
l'architecte. Ce dernier osera (ou préférera) le mot type à l'expression<br />
«transcendance de la forme au-delà du matériau de construction [...]»<br />
(p. 14). Si la notion de modèle (objet fini et idéal) n'a pas de véritable<br />
réalité en architecture vernaculaire (les fabrications fonctionnaliste modernes<br />
et rationalisées produisant des modèles sont un événement récent en<br />
matière d'architecture), le type est un concept plus dynamique pour suivre<br />
les transformations-évolutions. L'auteur à bien vu nombre des éléments à<br />
partir desquels se construit ce type. Elle évoque « les traits communs d'une<br />
'architecture chinoise' conceptualisée » (p. 249), elle précise bien que<br />
579
Comptes rendus<br />
« c'est par le critère du plan de la maison et de la position des bâtiments<br />
[...] qu'il faut commencer l'analyse ». Elle note en suivant que la construction<br />
chinoise procède par module. Symétrie, souci d'orientation, modulation,<br />
axialité, position de l'autel des ancêtres sur cet axe, sont précisément<br />
parmi les caractères du type (ils concourent à ce que nous avons<br />
appelé ailleurs la « régularité de l'espace chinois »). Aucun de ces critères<br />
pris séparément n'est un absolu. Le contexte physique imposé par la construction<br />
des voûtes (yaodong construits) ou leur creusement (yaodong<br />
creusés) a ici infléchi ces caractères pour permettre leur adaptation. C'est<br />
parce que nous retrouvons les caractères de ce que Liu Dunzhen $\W$Êl<br />
nomme « la maison du nord de la Chine », dans les yaodong, que nous<br />
pensons que l'architecture des maisons-grottes n'est pas atypique mais<br />
illustre un pan important de l'histoire de la « maison chinoise ».<br />
La prise en compte du fengshui par les constructeurs, les rituels de<br />
métiers, la cérémonie de « fermeture de la bouche du dragon » (helong kou)<br />
dans les yaodong à voûtes construites, les gestes et procédures d'achèvement<br />
et de protection, leurs significations symboliques, toutes ces données<br />
précieuses présentées en fin d'ouvrage font de ce travail l'un des plus<br />
complets sur le sujet. À l'heure où la Chine semble laisser derrière elle un<br />
pan de sa culture architecturale urbaine, les zones étudiées du Shaanbei et<br />
du Shaanxi apparaissent comme un conservatoire vivant des techniques et<br />
des cultures que le travail de l'auteur a remarquablement restituées.<br />
1 Amos Rapoport, House, Form and Culture, Englewood Cliffs (NJ) : Prentice<br />
Hall, 1969. En Français : Pour une anthropologie de la Maison, Paris : Dunod,<br />
1972.<br />
Jean-Paul Loubes<br />
École d'Architecture de Bordeaux<br />
EHESS<br />
Laboratoire Architecture-anthropologie<br />
de l'École d'Architecture de Paris-La Villette<br />
580
Comptes rendus<br />
Ralph D. Sawyer, Fire and water. The Art of Incendiary and Aquatic<br />
Warfare in China !XM%fc&, Boulder (Colo.), Oxford : Westview Press,<br />
2004. x-445 pages<br />
Cette étude vise à présenter au grand public (« a broader audience »), sans<br />
commentaires philologiques intempestifs, les deux procédés guerriers qui<br />
ont eu les effets les plus destructeurs et démoralisants dans l'histoire militaire<br />
chinoise : l'attaque par le feu et l'attaque par l'eau, que seule la<br />
poudre à canon parvint à surclasser. L'ouvrage veut remonter à la plus<br />
haute Antiquité, en pratique à l'époque des Annales Chunqiu, pour redescendre<br />
à la fin des Ming. L'emploi de ces deux armes est envisagé du<br />
point de vue des théories, des moyens (« methods ») et des techniques.<br />
C'est là une perspective nouvelle de la recherche sur cet aspect négligé de<br />
la culture chinoise qu'est l'histoire militaire. En effet, les spécialistes se<br />
sont essentiellement penchés sur la poudre noire, invention qui révolutionna<br />
l'art militaire en Europe, alors qu'elle fut lentement intégrée à l'arsenal<br />
existant en Chine, à mesure que se perfectionnèrent les armes à feu.<br />
D'autre part, ils ont consacré leurs efforts - comme Ralph D. Sawyer<br />
jusqu'à présent, ou presque - aux Arts de la guerre et aux penseurs de<br />
l'Antiquité. Or, notre auteur analyse deux procédés, plus particuliers à la<br />
Chine semble-t-il, sans recourir aux catégories traditionnelles de la tactique<br />
(siège et fortification, guerre navale, offensive et défensive, ou encore<br />
chronique des événements guerriers). Ayant déjà consacré un volume à<br />
The Tao ofSpycraft. Intelligence Theory and Practice in Traditional China<br />
(1998) \ peut-être a-t-il le projet d'une sorte d'encyclopédie des pratiques<br />
de la guerre dans l'empire du Milieu ?<br />
R. D. Sawyer fonde son travail sur les anciens traités militaires, du<br />
Sunzi bingfa à la vaste encyclopédie de la guerre qu'est le Wubeizhi jëtffâ<br />
* (Traité des préparatifs militaires) de 1621, qu'il antidate de deux ans. Il<br />
y joint les vingt-cinq Histoires officielles, et on y découvre encore le Zizhi<br />
tongjian et ses suppléments, les chroniques de l'Antiquité pré-impériale<br />
(Zuozhuan, Zhanguoce), les ouvrages de Mozi et des légistes Shang Yang<br />
et Han Fei, ainsi que Science and Civilisation in China de Joseph Need-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
ham. Les témoignages de l'archéologie sont quelquefois mentionnés, mais<br />
on s'étonne de ne pas voir citer le Shuihuzhuan, œuvre de fiction, certes,<br />
mais qui ne manque pas de descriptions d'assauts incendiaires et d'actions<br />
de commandos, d'autant que sa rédaction reste dans le cadre chronologique<br />
de l'étude.<br />
Dans les deux parties de son travaille feu puis l'eau), l'auteur<br />
s'attache à cerner les domaines de son étude par leurs buts plus que par<br />
leurs techniques. Envisageant d'abord la guerre incendiaire, sans en exclure<br />
l'emploi de la poudre à canon, il la définit comme l'attaque visant à<br />
une destruction par les flammes et les moyens de prévention d'une telle<br />
action. D'autre part, il distingue bien l'attaque par l'eau de la guerre navale,<br />
spécifiant qu'elle emploie directement l'élément liquide pour inonder,<br />
détruire, empoisonner ou contaminer ou, au contraire, en priver<br />
l'adversaire pour l'assoiffer ou faire échouer ses propres plans.<br />
Dans son examen du feu, puis de l'eau, il remet les choses en<br />
contexte et les relie aux domaines voisins de l'art militaire, présentant le<br />
rôle et les dangers des deux éléments dans la vie quotidienne des anciens<br />
Chinois, rappelant quelques données de la chimie et de la physique du feu,<br />
mettant ce dernier en rapport avec les substances toxiques, la fumée et la<br />
poussière, les sièges et la fortification, la guerre navale, le terrain... de<br />
même pour l'eau et le relief, l'état des routes, les poisons, l'architecture,<br />
etc., ce qui permet une meilleure appréhension des problèmes.<br />
R. D. Sawyer qualifie le feu de « weapon of the downtrodden and<br />
outnumbered » (p. 3), car il permet des retournements inespérés de situations<br />
avec peu de moyens. Aussi a-t-il très tôt été employé, et a-t-il inspiré<br />
la réflexion théorique, à commencer par le chapitre XII du Sunzi bingfa,<br />
intitulé Huogong 'J
Comptes rendus<br />
reprenant les mêmes idées générales, se contentant de développer tel point<br />
ou d'introduire considérations techniques ou réflexions de détail.<br />
Dès 718 av. J.C., date de la première véritable attaque par le feu 2 ,<br />
l'assaillant brûle le blé en herbe dans la campagne entourant la place qu'il<br />
assiège, l'obligeant à demander la paix l'année suivante, ceci au cours des<br />
longues guerres civiles qui aboutiront à la dislocation de l'État de Jin<br />
(p. 11). En 587, Yang Jian, l'empereur Wen des Sui, incendie les récoltes<br />
au sud du Changjiang, avant d'attaquer en force le royaume de Chen (p.<br />
80) ; à la fin des Ming, Ye Mengxiong IÈ!£#i§ recommande de brûler les<br />
pâturages des Barbares des steppes, dans son Yunchou gangmu j|iiii$Sj| g<br />
(Essentiel des plans de campagne, p. 95). L'incendie est ainsi vu comme<br />
arme stratégique visant à l'affaiblissement général d'une ville, de tribus ou<br />
d'un État ennemis par la faim, directement, en détruisant les récoltes, ou<br />
indirectement, en faisant flamber les prairies indispensables aux chevaux<br />
mongols.<br />
Mais c'est bien davantage au niveau tactique d'objectifs plus limités<br />
que le feu devient, dès les Royaumes combattants, et encore plus à partir<br />
des Han orientaux, l'une des armes à laquelle ne peut se dispenser de<br />
penser le stratège. Elle doit suffisamment affaiblir ou détruire l'ennemi<br />
pour minimiser l'intervention des troupes devant le soumettre. Aussi<br />
s'agit-il de brûler ses approvisionnements, essentiellement céréales et<br />
fourrage hautement inflammables, d'attaquer son train de bagages ou ses<br />
convois de jonques de ravitaillement, cibles lentes et mal défendues, de<br />
profiter de la nuit pour incendier les camps, donnant l'assaut dans la<br />
confusion qui s'ensuit. Les sièges sont l'occasion de mettre le feu aux<br />
fortifications, notamment aux portes, toujours vulnérables, aux habitations,<br />
ou aux machines de guerre de l'assiégeant. La flamme, élément fondamental<br />
de la guerre navale, permet de brûler escadres, ponts et mouillages. Il<br />
est encore possible de l'employer contre des déploiements de troupes en<br />
rase campagne, et de s'en défendre par des contre-feux. Outre les terribles<br />
pertes directes en hommes et chevaux tués ou blessés, celles du matériel et<br />
des munitions de bouche et de guerre, l'épuisement, la faim, les épidémies<br />
583
Comptes rendus<br />
et la démoralisation réduisent plus d'une fois les meilleures armées à la<br />
retraite ou à la reddition.<br />
Si destructeur et avantageux que soit l'emploi du feu, incendier un<br />
objectif suppose d'y porter en quantité suffisante et assez longtemps un<br />
combustible adéquat. D'autre part, mal maîtrisée, l'arme peut se retourner<br />
contre son utilisateur. Aussi les stratèges, à commencer par Sunzi, soumettent-t-ils<br />
la guerre incendiaire à un certain nombre d'impératifs et de<br />
conditions d'ordre météorologique, géographique, technique et au choix<br />
du bon moment. Il importe en effet qu'il fasse suffisamment sec, et que<br />
souffle un vent modéré mais constant. Une tempête éteindra le feu, une<br />
brise instable pourra rabattre les flammes sur l'incendiaire. Il sera bon<br />
d'attirer l'ennemi sur un terrain resserré, à la végétation dense, d'où il ne<br />
pourra pas fuir le brasier, de veiller à manœuvrer en restant au vent de<br />
l'adversaire pour le décourager de lancer une attaque par le feu, de le<br />
pousser vers ces lieux dangereux, de fuir les hauteurs vers lesquelles monteront<br />
les flammes. Le bon général saura frapper à l'instant propice, généralement<br />
la nuit, quand la confusion règne chez l'ennemi. Il devra encore,<br />
Sunzi le souligne déjà, s'assurer la disponibilité des moyens incendiaires<br />
et de leurs vecteurs : roseaux secs, graisse ou huile, torches, flèches.<br />
Certains traités ne sont pas sans souligner le côté aveugle et aléatoire<br />
d'une arme qui peut facilement se retourner contre celui qui l'emploie à la<br />
moindre saute de vent. D'autres, comme le Simafa WJ^?!È (L'Art des<br />
Maréchaux, p. 44), lui objectent l'immoralité des destructions que doivent<br />
supporter les populations innocentes, condamnant davantage - contrairement<br />
à l'idée que se fait R. D. Sawyer - les ravages de la soldatesque que<br />
l'attaque par le feu en elle-même. La plupart des auteurs en font cependant<br />
un mal nécessaire.<br />
Les méthodes, armes et techniques sont traitées très logiquement,<br />
l'auteur envisageant tous les moyens incendiaires déployés au cours de<br />
l'histoire, depuis les cavaliers d'élite chargés d'assauts inattendus dans le<br />
camp ennemi, jetant des torches ardentes sur leur passage, jusqu'aux<br />
« animaux à feu » (bétail, ou même éléphants, poussés à charger l'ennemi<br />
par des brandons attachés à leur queue, ou oiseaux porteurs de petites<br />
charges incendiaires fixées à leur cou ou à leurs pattes), à toutes les formes<br />
584
Comptes rendus<br />
de flèches et fusées, aux brûlots, roulants 3 comme flottants, aux projectiles<br />
incendiaires lancés par des trébuchets, de même qu'à l'intervention de<br />
commandos ayant secrètement pénétré dans une place. La poudre à canon<br />
apparaît alors ici comme l'un des éléments, progressivement développé,<br />
d'un arsenal traditionnel, où elle se signale cependant par des qualités<br />
remarquables. En effet, ce mélange peut brûler sans oxygène extérieur,<br />
grâce à celui libéré par le salpêtre dont la combustion est activée par le<br />
soufre et atteint de bien plus hautes températures qu'avec d'autres combustibles.<br />
À partir des Song et surtout des Ming, la poudre noire devient<br />
part essentielle de l'équipement incendiaire, sous formes de fusées, de<br />
bombes et de lance-flammes. Le feu est encore employé dans la guerre des<br />
mines, à brûlot puis à poudre, dès les Royaumes combattants. Il trouve son<br />
rôle dans la défense des places, l'assiégé cherchant à détruire les machines<br />
de guerre, chats, charcloies et autres galeries couvertes, beffrois et tours<br />
d'assaut, échelles mobiles, tout comme il tente d'enfumer et d'asphyxier<br />
l'ennemi dans ses couloirs de mine. Les défenses contre l'incendie sont<br />
encore abordées, depuis les règlements draconiens concernant les feux<br />
domestiques et les luminaires, jusqu'aux mesures de dégagement du glacis<br />
des murailles ou des environs d'un camp, de transport à l'intérieur d'une<br />
place de tous matériaux pouvant servir à l'ennemi, en passant par<br />
l'ignifugation des structures exposées en les recouvrant de boue, de terre,<br />
de sable ou de peaux fraîches, la préparation de réserves d'eau, de siphons,<br />
de sable. L'amiral évitera de concentrer ses bâtiments au mouillage, établira<br />
des estacades contre les brûlots, l'ingénieur habile donnera des formes<br />
aiguës à ses engins de siège, pour mieux faire dévier les projectiles incendiaires.<br />
Cette partie technique est parfois ornée d'illustrations explicatives<br />
tirées du Wujing zongyao âilMIES (L'essentiel des principes de la guerre)<br />
et du Wubeizhi. Cependant, et nonobstant l'obscurité de certains textes,<br />
notamment de poliorcétique chez Mozi, quelques schémas supplémentaires<br />
eussent été bienvenus pour expliquer telle ou telle technique, celle dite<br />
de la « porte saillante » (tumen ÙF1P- 31), par exemple.<br />
L'attaque par l'eau, bizarrement appelée aquatic warfare, apparaît<br />
plus tardivement, dans la pratique (en -512, cf. Zuozhuan, an XXX du duc<br />
585
Comptes rendus<br />
Zhao Bg) comme dans la théorie, avec les avertissements de Wu Qi ^|B<br />
et du Liutao /"slâ (Les Six Fourreaux, p. 268-269) sur les terrains vulnérables<br />
à l'inondation, que le chef de guerre doit éviter. Le Taibai yinjing<br />
contient le premier emploi du terme shuigong /Rlft (« attaque par l'eau »),<br />
à une époque où ce procédé vient naturellement à l'esprit de tout général<br />
en campagne. L'importance du terrain (présence de cours d'eau et d'un<br />
relief propice) dans sa mise en œuvre en a certainement limité l'emploi, et<br />
la réflexion des stratèges à son propos. Cependant, au-delà de<br />
l'exploitation des intempéries contre l'ennemi (routes devenant bourbiers,<br />
crues naturelles, etc.), l'attaque par ou contre l'eau a connu au fil des<br />
siècles plusieurs formes, plus ou moins couronnés de succès et bien illustrées<br />
par notre auteur.<br />
Elle peut d'abord viser à priver l'ennemi d'eau, rejoignant l'emploi<br />
stratégique de l'incendie des récoltes ou du fourrage sur pied. Il s'agit<br />
d'empoisonner ou de contaminer puits et rivières, de camoufler sources et<br />
points d'eau, de garder ou de détourner ceux dont on peut s'assurer la<br />
possession. À l'inverse, il convient de veiller à la sécurité de son propre<br />
approvisionnement en eau, en particulier lors des marches. La menace du<br />
poison implique l'art de le détecter, de s'en prémunir en recreusant les<br />
puits, en évitant les eaux stagnantes.<br />
La forme la plus connue et répandue de l'attaque par l'eau reste évidemment<br />
l'inondation, facilitée par le réseau de cours d'eau et de canaux<br />
de la Chine du Sud, par le besoin d'endiguer des fleuves puissants, de<br />
recourir à l'irrigation. Elle prend ces formes : la ruptures des digues ou le<br />
barrage des rivières pour faire monter leur niveau, le détournement du<br />
cours d'un fleuve, pour noyer l'ennemi, ou au moins lui rendre une vie<br />
amphibie particulièrement pénible, miner ses fortifications, sans compter<br />
que l'épidémie et les rats ne tardent pas à se manifester dans de telles<br />
conditions.<br />
Une variante, à l'effet passager, mais ô combien destructeur, que<br />
R. D. Sawyer appelle water ram, consiste à libérer brusquement la retenue<br />
d'un barrage, contre les troupes ou les ouvrages défensifs.<br />
586
Comptes rendus<br />
Pour contrer cette tactique, outre éviter de camper ou de se déplacer<br />
en terrain bas, trop proche de l'eau ou à travers les marais - on l'a vu, c'est<br />
le plus ancien et pressant souci des théoriciens -, il est possible de « voler<br />
l'eau » : détourner les réserves que l'adversaire endigue, ou bâtir un contre<br />
barrage.<br />
Malgré l'esprit d'innovation qui a stimulé une recherche bien documentée,<br />
fondée sur un grand nombre de sources de diverses natures, Fire<br />
and Water révèle des problèmes de fond comme de forme.<br />
Le souci légitime de remettre les questions en contexte, de les introduire<br />
par quelques réflexions sur le feu et l'eau dans la vie quotidienne et<br />
dans d'autres branches de l'art et des techniques militaires dégénère souvent<br />
en longues digressions de plusieurs pages (p. 3-9, 23-29, 42-45, 52,<br />
195-204, 241-252 entre autres) à la limite du hors sujet, alors que la question<br />
aurait pu être évoquée avec clarté et concision en une ou deux pages,<br />
voire un paragraphe.<br />
Le soin d'illustrer le propos d'exemples historiques aboutit à une accumulation<br />
labyrinthique, là où quelques cas particulièrement éloquents<br />
auraient peut-être suffi (p. 14-15 notamment). De plus, les nombreux allers<br />
et retours chronologiques embrouillent le lecteur. Ainsi le chapitre 2, qui<br />
concerne les Royaumes combattants, voit intervenir Li Ling des Han et<br />
l'apparition de la poudre à canon sous les Song (p. 40-41). Là encore, le<br />
souci de remettre l'événement en contexte peut aboutir à des pages<br />
d'orbiter dicta superflus pour l'exposé de la tactique en question (p. 257-<br />
263 entre autres).<br />
Le dernier chapitre de la partie sur l'eau, « Illustrative sièges »,<br />
donne sept exemples de tactiques... incendiaires, qui auraient bien mieux<br />
eu leur place dans la partie traitant de l'attaque par le feu. L'ensemble<br />
donne l'impression d'une accumulation verbeuse destinée à faire nombre,<br />
laissant le lecteur penser que deux cents pages auraient suffi à un livre qui<br />
dépasse les quatre cents.<br />
Quelques points précis appellent encore des observations.<br />
Le Sunzi bingfa est daté selon la ligne du Parti \ tracée par Guo<br />
Huaruo fP'HilÈr depuis les années 1950 ; cette ligne s'en tient strictement à<br />
587
Comptes rendus<br />
la biographie de Sun Wu MMi par Sima Qian, alors que toute la critique<br />
textuelle des Qing, et à sa suite les savants occidentaux, ont exprimé des<br />
doutes prononcés sur l'existence même de l'auteur des Shisan pian -f-HUs<br />
(Les Treize Articles) et repoussé leur composition au milieu des Royaumes<br />
combattants.<br />
Une confusion apparaît dans la chronologie, quand la dynastie des<br />
Liu-Song (420-479) est appelée Southern Song (1127-1279) !<br />
Quelques jugements ou parallèles paraîtront hâtifs. Parler de « the<br />
infamous final section on spycraft » (p. 15) à propos du chapitre sur<br />
l'espionnage de L'Art de la guerre révèle l'opinion d'un Américain<br />
d'aujourd'hui bien plus que celle des stratèges Chinois dont l'auteur traite.<br />
Analyser le statut moral de la guerre incendiaire et le mettre en parallèle<br />
avec « the pariah [status] of atomic weapons » (p. 21) est aller un peu vite<br />
en besogne, et les auteurs ne posent pas la question en ces termes. On lit<br />
encore un jugement hâtif sur la grande faculté d'adaptation des Chinois à<br />
la géographie (p. 57), quand on sait qu'aujourd'hui encore, nombreux sont<br />
les gens du nord-est qui mettent des années à s'accoutumer à l'humidité<br />
des hivers comme des étés du Jiangnan, sans parler des habitudes alimentaires<br />
différentes.<br />
On déplorera encore l'absence de cartes, pourtant abondantes dans la<br />
moyenne des publications scientifiques américaines. Elles auraient permis<br />
une meilleure compréhension des manœuvres comme des travaux de siège<br />
et de défense, notamment à propos de la bataille de Guandu HftH! (p. 53),<br />
de celle de la Falaise rouge (p. 55-58) et du siège de Shaoxing en 1359<br />
(p. 154).<br />
On notera encore l'absence de véritable bibliographie, en dehors<br />
d'une liste des sources chinoises classées selon le nombre de traits du<br />
premier caractère du titre (alors que l'ordre alphabétique de la transcription<br />
eût paru plus pratique) sans références d'édition, accompagnées de<br />
sept références d'ouvrages contemporains d'histoire militaire (p. 421-422).<br />
Suit un Suggested further reading (p. 422-425), qui n'est autre que la liste<br />
des autres ouvrages de notre auteur, accompagnée des plus vibrants éloges.<br />
588
Comptes rendus<br />
Ils sont encore mentionnés sur la quatrième de couverture ; pour se faire<br />
connaître, on n'a de meilleur serviteur que soi-même !<br />
Un index des notions, titres d'ouvrages, personnages et mots chinois<br />
a été confectionné, mais les apostrophes et les trémas de la transcription<br />
Wade qu'utilise R. D. Sawyer ont visiblement rencontré des problèmes de<br />
saisie informatique, rendant la romanisation méconnaissable.<br />
L'ouvrage présente encore des problèmes de forme, d'apparence<br />
anodine, mais dont la répétition agace le lecteur et limitent la portée et la<br />
valeur de ce travail. La langue, lourde et souvent maladroite, et le souci de<br />
rester (trop) près du texte rendent parfois les traductions à peine compréhensibles<br />
(p. 80-81, 87 entre autres), voire presque illisibles (p. 208-209<br />
par exemple).<br />
En semblant ignorer la polysémie - souvent traîtresse, reconnaissons-le<br />
- des mots de la langue chinoise classique, en voulant assigner une<br />
traduction unique à chaque concept pour ne pas avoir à prendre de risques,<br />
R. D. Sawyer aboutit à des résultats surprenants, surtout pour le non sinisant<br />
auquel il veut s'adresser. Quelques exemples illustreront ce point. La<br />
notion de dao M n'est jamais traduite, alors que nous avons affaire, notamment<br />
dans les traités militaires anciens, non pas au Principe ordonnateur<br />
de l'univers cher à Laozi, mais, plus prosaïquement, aux moyens ou<br />
aux méthodes d'action, à l'art ou aux principes du stratège. D'autres termes<br />
semblent être rendus à partir de dictionnaires élémentaires, sans prêter<br />
attention aux sens dérivés pourtant bien connus. Shenqi |$^, à rendre par<br />
« armes 5 [à l'effet] surnaturel, magique », d'où « armes mystérieuses,<br />
extraordinaires », donne « spiritual implements » (p. 39 et ailleurs) ! Au<br />
hasard d'une traduction, on peut alors lire: «[...] whose incendiary<br />
equipment is spiritual and ingenious [...] » (p. 93) ! Yongbing ^jjï (« recourir<br />
aux armes », « faire la guerre », « livrer bataille ») donne « to employ<br />
the army » (p. 17 et ailleurs) ; ce qui fait que l'auteur traduit yongbing<br />
zhi dao AEÎJ^ieLiË par « the Tao for employing the army » (p. 106). Zhouji<br />
j^r^. est constamment rendu par « boats and oars » qui est bien son sens<br />
littéral, mais est lourd quand il faut parler d'embarcations en général (le<br />
doublet de ce terme est chema 1ÈÎ-MJ, « voitures et chevaux », désignant<br />
589
Comptes rendus<br />
simplement tous véhicules à roues). Dans un contexte militaire, xushi HËHf<br />
(« vacuity and substance ») est tout bonnement la puissance et la faiblesse,<br />
ses forces - ou celles de l'adversaire. Yao m, désignant les petits rapaces<br />
diurnes, ou encore une espèce de faisan, d'après le Erya, est curieusement<br />
rendu par goose ou chicken (p. 65,181).<br />
Quelques erreurs de transcription auraient dû être évitées. Le caractère<br />
Jj£ lu est constamment transcrit lii dans le titre du traité Caolu jinglUe<br />
JpJËI§B§ (Réflexions fondamentales en ma chaumière, p. 39 et ailleurs).<br />
Le caractère pfî est romanisé en chen (p. 92,163), l'idéogramme 5S ou 'M<br />
(« trébuchet ») est lu bao (p. 134). PiH est transcrit Turfan, comme<br />
l'oasis du Xinjiang, alors qu'il faudrait lire Tubo, et qu'il s'agit des Tibétains<br />
(p. 105, 107). Pi^ll est rendu par Tuguhun, alors que la lecture yu<br />
du caractère gu est parfaitement attestée dans ce nom ethnique (p. 107).<br />
Faute ou coquille, on ne sait, mais le Suishu PHilr devient Suishi |5g^<br />
(p. 79).<br />
Si l'absence de caractères chinois est compréhensible dans un livre<br />
pour le grand public, beaucoup de termes ou de titres d'ouvrages sont cités<br />
en transcription, sans être suivis d'une traduction, parfois fournie plusieurs<br />
pages plus loin (p. 85-88), laissant le lecteur non sinisant confus de cette<br />
accumulation dé mots inconnus, et empêchant celui qui sait le chinois de<br />
retrouver rapidement les caractères. Aussi les engins incendiaires leita,<br />
huozu, chuantang, faits pour être largués sur l'ennemi du haut des murailles,<br />
demeurent-ils mystérieux (p. 30-31).<br />
Le lecteur reste désappointé en refermant un ouvrage si prometteur,<br />
dont le titre lui laissait attendre un examen aussi fondateur et complet que<br />
le remarquable Gunpowder Epie de Joseph Needham 6 . Le feu et l'eau<br />
dans la tactique en Chine, vaste sujet inexploré dans les langues occidentales,<br />
guère l'objet de monographies en chinois, eût mérité mieux. La bonne<br />
connaissance que l'auteur a de ses sources, de l'histoire chinoise, n'a pas<br />
abouti au travail clair, rigoureux, ordonné, facile à lire, que la volonté -<br />
affichée dans la préface - d'atteindre un large public laissait espérer. Il s'y<br />
voit trop de longueurs, de digressions, d'approximations dans la méthode<br />
et dans la forme.<br />
590
Comptes rendus<br />
1<br />
Voir le compte rendu de Jean Levi in T'oung pao LXXXVII (2001), fasc. 1-3,<br />
p. 213-220.<br />
2<br />
À la différence de l'incendie vengeur d'une ville déjà conquise, dont un<br />
exemple remonte à la fin des Shang (p. 10).<br />
3<br />
Huoche ikj$-, fardier rempli de substances incendiaires, poussé sous la porte<br />
d'une place ou près de fortifications, afin d'y bouter le feu.<br />
4<br />
Voir p. 13. Il s'agit, par cette antidatation à l'époque des Annales, plus que<br />
fragile, de faire du Cathay le pays du plus ancien traité de stratégie, ad majorent<br />
Sinarum gloriam. Pour une approche de cette question, voir Samuel B.<br />
Griffith, Sun-tzu. L'art de la guerre (Paris : Flammarion , 1972, p. 21-36) ; Jens<br />
0stergâd-Petersen, "On the expressions commonly held to refer to Sun Wu, the<br />
putative author of the Sunzi bingfa", Acta Orientalia, n° 53 (1992), p. 106-121,<br />
et "What's in a name ? On the sources concerning Sun Wu", Asia Major,<br />
vol. V-l (1992), p. 1-31 ; Laurent Long, Les Sept Classiques militaires dans la<br />
pensée stratégique chinoise contemporaine (thèse de doctorat nouveau régime,<br />
INALCO, Paris, 1998, p. 24, 152-155, 209-210).<br />
5<br />
II ne peut vraiment pas s'agir d'autres ustensiles dans le contexte.<br />
6<br />
Science and Civilisation in China, vol. V : 7, Cambridge : Cambridge Univer-<br />
sity Press, 1986.<br />
Laurent Long<br />
Paris<br />
Mark Elvin, The Retreat of the Eléphants. An Environmental History of<br />
China. New Haven, London : Yale University Press, 2004. xxviii-564<br />
pages<br />
Le titre de l'ouvrage fait référence à la retraite progressive des éléphants<br />
du continent chinois, un phénomène lié à la lente dégradation de<br />
l'environnement et à la progression de l'agriculture intensive. Mark Elvin<br />
livre dans cet ouvrage, sur une période de 4 000 ans, la première histoire<br />
de l'environnement en Chine.<br />
L'ouvrage se divise en trois parties, elles-mêmes subdivisées en<br />
chapitres. La première partie, la plus longue, intitulée « Les Configura-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
tions » (« Pattems »), est composée de six chapitres alors que les deux<br />
suivantes n'en contiennent que trois. Chacun de ces chapitres est en fait un<br />
essai, qui n'a pas toujours de rapport avec les autres chapitres. Les trois<br />
principaux traitent de la « retraite des éléphants », de la lente déforestation<br />
du continent chinois et enfin des aménagements hydrauliques.<br />
Présents autour de Pékin deux mille ans avant l'ère chrétienne, les<br />
éléphants n'habitent plus, dès l'an 1000 av. J.C, que les territoires du sud<br />
et du centre, jusqu'à la rivière Huai. À partir de l'an 1000 de notre ère, on<br />
ne les trouve plus que dans le sud du pays et depuis le XVI e siècle que<br />
dans les confins du sud-ouest, à la frontière avec la Birmanie. Cette retraite<br />
est due à la disparition des forêts, à la chasse (les hommes entendaient<br />
protéger leurs récoltes) et enfin au changement climatique, notamment au<br />
refroidissement qui eut lieu pendant la première moitié du premier millénaire<br />
avant l'ère chrétienne. M. Elvin insiste sur le fait que la lente migration<br />
des éléphants, du nord puis du centre du continent chinois, est principalement<br />
due à la destruction de leur habitat, la forêt, qui disparaît progressivement<br />
au profit de terres cultivables. Ainsi, la disparition des éléphants<br />
serait l'exacte contrepartie de la progression de l'agriculture et des<br />
surfaces cultivées.<br />
L'auteur voit trois causes à la grande déforestation du continent chinois<br />
: d'une part le développement de l'agriculture et de l'habitat humain,<br />
d'autre part la consommation de bois pour l'économie familiale (le chauffage<br />
et la cuisine) ainsi que pour la production industrielle (fourneaux,<br />
fours, etc.) et enfin l'utilisation du bois à des fins de construction (maisons,<br />
bateaux, ponts, etc.). Cette déforestation a deux conséquences majeures :<br />
l'apport toujours plus important de terre dans les cours d'eau ainsi que la<br />
détérioration de la qualité et de la régularité du débit de ces derniers. Elvin<br />
relie la fréquence des ruptures de digues sur le fleuve Jaune sous les Han à<br />
l'intensité de l'agriculture (du défrichement) et de l'abattage des arbres<br />
dans le nord et le nord-est du pays. Pendant les siècles qui ont suivi, le<br />
relatif dépeuplement dû aux invasions barbares a permis une diminution<br />
marquée des ruptures de digues, ce qui confirme son hypothèse. L'autre<br />
conséquence de la disparition des forêts est la diminution des ressources<br />
animales et végétales pouvant être utilisées comme aliments ou médica-<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
ments. L'auteur insiste également sur le rôle de tampon écologique de la<br />
forêt, qui lors de mauvaises récoltes offre refuge et ressources aux paysans.<br />
Dans l'essai suivant, Elvin fait un tour d'horizon de la forêt et des<br />
différentes essences que l'on trouvait sur l'ensemble du territoire chinois<br />
avant que l'homme ne les détruise. Il divise ce territoire en cinq zones : le<br />
« cœur du pays » (heartland), centre historique de la Chine, région tempérée<br />
et tempérée-chaude constituée principalement d'arbres à feuilles caduques,<br />
dont les forêts étaient éparses mais les prairies et herbages abondants<br />
dès la moitié du premier millénaire av. J.C. La région du moyen-Yangzi,<br />
elle, est mixte, constituée d'arbres à feuilles caduques mais ausssi à feuillage<br />
persistant comme le bambou ou certains conifères. Plus chaude et<br />
plus luxuriante que la précédente, cette région disposait de nombreuses<br />
forêts exploitées très tôt pour les besoins de l'aristocratie. Au XIX e siècle,<br />
les ressources les plus reculées ont été menacées, comme dans la province<br />
du Hunan où la minorité Dong, qui vénère les arbres, a créé dès cette<br />
époque un système de protection des forêts. La troisième région, le Sichuan,<br />
est située dans le centre-ouest du pays, territoire que M. Elvin<br />
appelle le « vieil Ouest » (The Old West). Entièrement recouvert de forêts<br />
aux temps archaïques, cet endroit connut, aux alentours de l'ère chrétienne,<br />
un début d'exploitation forestière active, même si les bois couvraient<br />
encore de très vastes territoires. C'est à partir des Tang et des Song qu'on<br />
détruisit ceux-ci pour cultiver la terre et ce qui restait de cette large couverture<br />
forestière disparut. Les habitants durent alors planter des arbres<br />
pour assurer leur consommation de bois. Le bambou, à la base des principaux<br />
systèmes de canalisations et d'ingénierie, très répandus au Sichuan, a<br />
été en particulier exploité. Le « Sud lointain » (The Far South) désigne les<br />
provinces du Guangdong et du Guangxi, qui se trouvent au-delà des chaînes<br />
de montagne du sud de la Chine. Cette région a été conquise sous les<br />
dynasties Qin et Han. La végétation y est tropicale et subtropicale. Les<br />
forêts ont été relativement épargnées jusqu'à la fin de l'empire (XVIII e<br />
siècle). À partir de cette date, l'augmentation de la population entraîna une<br />
déforestation importante des collines et des coteaux que l'on mit en culture.<br />
La cinquième zone, enfin, se trouve dans les marges du nord-ouest. Cellesci<br />
ont été moins rapidement déboisées que la Chine centrale notamment du<br />
593
Comptes rendus<br />
fait de l'influence du bouddhisme, qui, au contraire de la culture chinoise<br />
traditionnelle, respectait et préservait les arbres. Pourtant, à la fin de la<br />
période impériale, il ne reste quasiment plus de forêts dans cette région.<br />
M. Elvin identifie trois phases dans la déforestation de la Chine : la<br />
première débute dans le nord du pays aux environs de 500 av. J.C. et a<br />
pour conséquence l'exploitation de ressources forestières de plus en plus<br />
lointaine (incluant le Sichuan et le moyen-Yangzi), à mesure que les ressources<br />
locales s'épuisent. La seconde phase, liée à la révolution économique<br />
des Song du Sud, entraîne une exploitation des ressources forestières<br />
du bas-Yangzi et de l'ouest et voit pour la première fois la disparition<br />
complète de bois et forêts en certains endroits du territoire. La dernière<br />
phase commence au XVII e siècle et se caractérise par des pénuries en bois<br />
de chauffage et de construction dans un nombre croissant de régions ainsi<br />
que par la plantation de nouvelles essences à croissance rapide. La déforestation<br />
massive du territoire chinois ne date en fait que du XVII e siècle.<br />
Dans l'essai suivant, intitulé « La guerre et la logique de l'avantage<br />
à court terme » (« War and the Logic of Short-term Advantage »), Elvin<br />
met en avant le fait que la Chine a, très tôt, dès le début du deuxième<br />
millénaire av. J.C, mis en place un développement économique dirigé par<br />
l'État. Ce dernier, dans sa lutte pour la survie du royaume, se fait le promoteur<br />
du développement économique et technique et à ce titre organise<br />
l'appropriation des ressources naturelles et, à terme, leur raréfaction.<br />
M. Elvin voit un lien direct entre la puissance militaire, le développement<br />
économique et la pression sur les ressources. Il tempère cependant cette<br />
assertion en expliquant que le système économique chinois qui se met en<br />
place petit à petit est hybride, comprenant d'un côté des pans entiers de<br />
l'économie contrôlés par l'État, sur la base d'une organisation coercitive,<br />
et d'un autre côté des unités privées libres dont la production est commercialisée.<br />
Le chapitre suivant, intitulé « L'eau et le coût de viabilité du système<br />
» (« Water and the Cost of System Sustainability »), traite des différents<br />
systèmes d'aménagements hydrauliques développés en Chine et<br />
montre que ces derniers sont par essence instables car en interaction permanente<br />
avec des facteurs environnementaux extérieurs non contrôlables.<br />
594
Comptes rendus<br />
L'auteur insiste sur le fait que ces systèmes et aménagements ont été rentables<br />
jusqu'à une certaine période puis sont devenus, à différents endroits<br />
et à des époques distinctes, inefficaces et très coûteux parce qu'ils ont<br />
profondément modifié l'environnement qui, en retour, leur a imposé de<br />
nouvelles contraintes.<br />
M. Elvin illustre son propos de plusieurs exemples. Celui, d'abord,<br />
de la rivière Miju 3HÎL au Yunnan, dont le lit, à la suite de la déforestation<br />
(elle-même due à la pression démographique) du XVIII e siècle,<br />
s'exhausse de plusieurs mètres et dont les eaux menacent les villages et<br />
terres alentour. Les digues sont réparées par le gouvernement local qui met<br />
sur pied un système de d'entretien, sans grand succès toutefois,<br />
l'alluvionnement de la rivière restant trop important. Un autre exemple est<br />
celui des aménagements et réparations opérés sur le fleuve Jaune entre<br />
1194 et 1855 et destinés à stabiliser son cours, lorsque le fleuve s'écoulait<br />
dans la mer au sud de la péninsule du Shandong. Ces travaux ont entraîné<br />
une pression énorme sur les ressources de l'État et exigé la mobilisation<br />
d'une main-d'œuvre abondante, sans pour autant empêcher ni la multiplication<br />
des bras du fleuve sur son cours inférieur, ni l'ensablement progressif<br />
de son delta.<br />
Le dernier exemple cité concerne les digues de protection de la côte,<br />
depuis l'estuaire du Yangzi jusqu'à la baie de Hangzhou. L'auteur montre<br />
comment les travaux d'ingénierie qui se sont déroulés sur plusieurs siècles<br />
ont transformé des zones humides et salines en polders densément peuplés,<br />
à l'instar de ce qui a été fait aux Pays-Bas. Les alluvions, qui ont contribué<br />
à la construction de ces polders, proviennent pour la plus grosse part de<br />
l'embouchure du Yangzi, au nord, mais aussi du fleuve Qiantang, à l'ouest.<br />
La seconde partie, « Les Particularités » (« Particularities »), traite<br />
de trois régions distinctes, dont M. Elvin nous décrit l'évolution sur deux<br />
millénaires. La première est la région de Jiaxing, sous-préfecture située au<br />
sud du delta du Yangzi, près de la côte. Cette région, habitée et cultivée<br />
depuis plus de 2 000 ans, a connu des transformations importantes ; ainsi,<br />
les surfaces cultivées ont été augmentées par la création de polders et<br />
d'aménagements hydrauliques permettant d'irriguer et de drainer les nouvelles<br />
terres conquises sur la mer. Dès l'époque des Tang, un système de<br />
595
Comptes rendus<br />
drainage est mis en place et on érige des digues de protection. Cet ensemble<br />
d'aménagements devient efficace sous les Song et permet une augmentation<br />
sans précédent de la production agricole mais l'assèchement d'un<br />
nombre toujours plus important de terres entraîne des conflits entre grands<br />
propriétaires fonciers et paysans. Sous la dynastie suivante, le système,<br />
mal entretenu, périclite et de nombreuses surfaces cultivées sont abandonnées.<br />
La déforestation importante de la région sous les Song a pour conséquence<br />
une pénurie en bois de chauffage dès le début des Ming.<br />
La seconde région choisie par M. Elvin est la province du Guizhou,<br />
dans le sud-ouest pauvre et montagneux du pays. Située entre le Sichuan<br />
au nord, le Yunnan à l'ouest, le Guangxi au sud et le Hunan à l'est, la<br />
région est principalement habitée par l'ethnie miao qui s'y est installée<br />
après avoir été repoussée vers l'ouest par les Han. À partir des Ming, à<br />
mesure que l'immigration de Chinois han s'accentue, la résistance miao se<br />
développe. Cette résistance armée s'intensifie au début de Qing puis<br />
s'arrête, vaincue, au milieu du XIX e siècle. L'environnement, particulièrement<br />
la flore, a beaucoup souffert de ces combats. La résistance miao<br />
s'appuyant sur la topographie locale (vallées escarpées, longs défilés,<br />
montagnes boisées et denses, rivières peu praticables), les militaires chinois<br />
en charge de la pacification ont mené une guerre écologique et ont<br />
modifié l'environnement pour venir à bout de l'opposition indigène :<br />
destruction à grande échelle et exploitation des forêts d'une part, destruction<br />
des villages puis mise en culture des terrains ainsi récupérés et exploitation<br />
systématique des ressources minérales (mercure) d'autre part.<br />
Le troisième exemple choisi par M. Elvin est la préfecture de Zunhua,<br />
située dans le Hebei. C'est une région de forêts et de montagnes au<br />
climat rigoureux. Avant les Qing, cette région était située à la frontière du<br />
territoire chinois, sur la limite entre la Chine des dix-huit provinces et la<br />
Mandchourie ; elle a souvent été dominée par des peuples non han comme<br />
les Kitan et les Jurchen. Le modèle d'économie qui y a longtemps dominé<br />
était agro-pastoral : quelques terres cultivées (une seule récolte par an), du<br />
bétail, de nombreux arbres fruitiers, et la chasse. C'est seulement sous les<br />
Qing que la région a été développée. Les terres sont données aux Mandchous<br />
des Huit Bannières qui les font cultiver par des fermiers chinois.<br />
596
Comptes rendus<br />
Mais cette terre produit peu (le sol est très sableux et la volatilité du débit<br />
des cours d'eau ne permet pas une bonne irrigation). De ce fait, la région<br />
n'a pas connu de défrichements importants et l'économie traditionnelle a<br />
longtemps été préservée, ce qui expliquerait pourquoi, selon M. Elvin, la<br />
population de Zunhua, et en particulier les femmes, a une espérance de vie<br />
deux fois supérieure à celle de la population de Jiaxing.<br />
Enfin, la troisième partie, « Les Conceptions » (« Perceptions »), regroupe<br />
trois textes traitant de questions philosophiques : M. Elvin tente<br />
une interprétation de l'attitude traditionnelle des Chinois vis-à-vis de leur<br />
environnement naturel, particulièrement des forêts et des cours d'eau<br />
qu'ils considèrent de leur devoir de maîtriser. La nature, comme les hommes,<br />
s'inscrit dans un ordre moral et culturel.<br />
Dans le premier texte, « La nature comme révélateur » (« Nature as<br />
Révélation»), Elvin essaie d'expliquer l'attitude paradoxale des Chinois<br />
vis-à-vis de la nature. En effet, d'une côté la tradition lettrée fait de la<br />
contemplation d'un paysage le chemin d'accès privilégié à l'Unité primordiale<br />
et d'un autre côté cette même nature a été depuis le début de la civilisation<br />
chinoise remodelée et exploitée comme elle ne l'a été nulle part<br />
ailleurs. L'auteur nous montre, de façon convaincante, que cette apparente<br />
contradiction n'existe pas car, à l'époque où une sensibilité mystique et<br />
religieuse de la nature s'est développée et fixée au sein de l'élite lettrée,<br />
l'environnement naturel était encore largement inexploité et abondant.<br />
Mais cela n'est plus vrai à l'aube du second millénaire apr. J.C.<br />
Dans le second texte, « La science et les êtres surnaturels »<br />
(« Science and Superfauna »), qui se concentre sur le Wu zazu iHM<br />
(Investigations sur les cinq catégories de choses), Elvin tente de nous faire<br />
comprendre l'univers mental de son auteur, Xie Zhaozhe.<br />
Le dernier texte, « Le dogme impérial et les points de vue personnels<br />
» (« Impérial Dogma and Personal Perspectives »), montre qu'il n'y a<br />
pas, à la fin de l'Empire, une façon chinoise de considérer la nature mais<br />
plutôt toute une série de possibilités, qui se recoupent les unes les autres.<br />
L'auteur en étudie deux particulières, le dogme impérial sous les Qing et<br />
les différents sentiments sur la nature exprimés au travers de la poésie<br />
pendant la même période. Les empereurs de la dynastie mandchoue ont<br />
597
Comptes rendus<br />
adhéré au dogme de la « météorologie morale » (qui stipule que les catastrophes<br />
naturelles sont causées par le comportement amoral de l'Empereur<br />
et de ses sujets) afin de limiter les critiques sur leur personne et imposer<br />
aux fonctionnaires leur ordre moral. Dans un deuxième temps, l'auteur<br />
propose des traductions de poèmes tirés du recueil Qing shi duo flff^p<br />
(The Qing Bell of Poesy) illustrant la variété des sentiments qu'éprouvaient<br />
les Chinois à l'égard de la nature et de l'environnement à cette<br />
époque.<br />
Dans sa conclusion, Mark Elvin revient sur la pression du système<br />
économique sur l'environnement et montre qu'à la fin de la période impériale,<br />
cette pression était probablement plus forte en Chine qu'en Europe<br />
du Nord et de l'Ouest.<br />
Cette première histoire de l'environnement en Chine est précieuse<br />
car elle nous éclaire à la fois sur les principales causes des dégradations<br />
qu'a subies celui-ci et sur les situations qui prévalaient par le passé. De ce<br />
point de vue, cette histoire peut être une aide utile à la décision dans la<br />
définition des politiques environnementales présentes et futures, notamment<br />
dans des domaines comme l'hydraulique et la déforestation, deux<br />
domaines sensibles du fait de l'état de pollution et de dégradation avancé<br />
que l'eau et la forêt connaissent en Chine.<br />
The Retreat ofthe Eléphants représente un énorme travail de collecte<br />
et d'analyse de sources, de traduction et de mise en forme. Ce travail très<br />
attendu est à la hauteur des attentes.<br />
La bibliographie est abondante et variée. On trouve en particulier,<br />
parmi les nombreuses sources primaires, les monographies locales des<br />
trois régions que l'auteur a étudiées dans le détail (Hangzhou/Jiaxing, le<br />
Guizhou et Zunhua), mais aussi des textes classiques comme le Shiji, le<br />
Liji, des compilations diverses, des recueils dynastiques, des anthologies<br />
de poésie, etc. Les sources secondaires sont également nombreuses et<br />
variées.<br />
La masse et la variété de sources exploitées par l'auteur sont réellement<br />
impressionnantes. Elles attestent une recherche patiente et minutieuse<br />
qu'il faut saluer, mais aussi et surtout une connaissance vaste et<br />
précise des Classiques et des textes historiques et littéraires de la Chine<br />
598
Comptes rendus<br />
pré-impériale et impériale, à savoir une période longue de pas moins de<br />
3 000 ans. L'auteur a su trouver dans les Classiques, pour chaque région<br />
analysée, les textes illustrant le mieux ses propos.<br />
Au-delà de la collecte, c'est ensuite la capacité de l'auteur à savoir<br />
traiter ces sources, pour la plupart en langue classique, qui force<br />
l'admiration. La composition qui en résulte est à la fois très détaillée et<br />
riche en exemples et en descriptions.<br />
M. Elvin s'intéresse à deux ressources privilégiées, les cours d'eau<br />
et les forêts, dont il retrace sur le long terme l'évolution, et montre comment<br />
les choix et les aménagements entrepris par le passé conditionnent la<br />
situation actuelle. En particulier, dans les trois exemples étudiés plus en<br />
détail, l'auteur montre ce qui, dans chacune de ces régions, a modifié, sur<br />
plusieurs siècles - voire plusieurs millénaires dans le cas de Jiaxing -,<br />
l'environnement naturel des habitants. Dans ce cas précis, c'est la récupération<br />
de terres sur la mer, grâce en partie à l'alluvionnement des deltas du<br />
Yangzi et du fleuve Qiantang, qui a modelé l'environnement et les types<br />
d'économie et d'agriculture pratiqués. Au Guizhou, ce sont les luttes entre<br />
minorités et Han qui ont laissé leur marque. Enfin, la situation géographique<br />
de Zunhua et l'histoire de la région expliquent que cette préfecture a<br />
pu préserver jusque récemment son environnement naturel et y limiter les<br />
modifications dues à l'activité humaine.<br />
On notera par ailleurs l'analyse de M. Elvin - à partir de nombreux<br />
textes dont le Zuozhuan ou les Odes - sur le peu d'attachement à la forêt<br />
dans la culture chinoise traditionnelle. Ce facteur expliquerait, selon lui,<br />
pourquoi les Chinois n'ont jamais tenté de préserver leurs forêts et, au<br />
contraire, les ont très tôt fait disparaître. La forêt n'a en effet jamais été<br />
envisagée, à l'instar des montagnes ou des rivières, comme des lieux magiques<br />
abritant des divinités ou des esprits, mais a été principalement<br />
considérée comme une ressource.<br />
Si l'étude sur Jiaxing apparaît à la fois pertinente et représentative de<br />
la Chine du Jiangnan, qui devient le centre économique et culturel de<br />
l'empire à partir des Song, l'exemple du Guizhou est certainement moins<br />
frappant, car il évoque une situation particulière et sans portée pour le<br />
reste de la Chine. À cet égard, on peut regretter que l'auteur n'ait pas pu<br />
599
Comptes rendus<br />
disposer d'un exemple général, qui aurait regroupé les caractéristiques<br />
environnementales les plus répandues sur l'ensemble du territoire chinois.<br />
Mais un tel cas existe-t-il, compte tenu de la taille du pays ? De plus, il<br />
n'est pas évident, si un tel territoire existait, que des sources primaires<br />
eussent été conservées pour permettre d'en retracer convenablement<br />
l'histoire environnementale.<br />
L'auteur est tributaire de ses sources : les exemples qu'il donne sont<br />
ceux pour lesquels il a trouvé des informations, et ils ne sont peut-être pas<br />
les plus représentatifs : « It is patchy because the sources are patchy »<br />
(p. 86). Autrement dit, c'est inégal, fragmentaire parce que les sources<br />
disponibles à l'heure actuelle ne permettent pas une reconstitution continue,<br />
dans l'espace et dans le temps, de l'évolution de l'environnement en<br />
Chine. Ce qui oblige, comme l'explique lui-même l'auteur, à combiner<br />
« the few glimpses of détail available into a cohérent imagined panorama »<br />
(ibid.). Mission accomplie.<br />
Pour cette même raison, M. Elvin ne nous présente pas une histoire<br />
chronologique de l'environnement en Chine, comme le sous-titre pourrait<br />
nous le laisser penser, mais plutôt une collection d'essais sur des transformations<br />
qui ont eu lieu à différentes époques dans diverses régions. Certains<br />
chapitres sont en fait des articles publiés antérieurement. On pourrait<br />
regretter que l'ouvrage ne reprenne pas certaines études déjà publiées, bien<br />
que, comme on Fa dit, il n'existe pas à l'heure actuelle d'ouvrage de<br />
référence ni de présentation générale sur l'histoire de l'environnement<br />
chinois : les études et les connaissances dans ce domaine sont trop récentes<br />
et demeurent très fragmentaires. On peut cependant citer l'ouvrage collectif<br />
Sédiments ofTime, recueil de textes présentés en 1993 lors d'un colloque<br />
sur l'histoire de l'environnement en Chine que M. Elvin, déjà, avait<br />
édité avec Liu Ts'ui-jung '. Quoi qu'il en soit, le présent travail nous offre<br />
une vision plus précise, même si elle reste incomplète, de l'évolution qu'a<br />
connu l'environnement en Chine depuis trois millénaires.<br />
La lecture de cet ouvrage peut sembler parfois difficile, d'une part<br />
du fait de la complexité du sujet traité, ou plutôt de la multiplicité des<br />
sujets traités, mais également du fait de la profusion des citations et des<br />
traductions. Les références directes aux textes sont nombreuses, peut-être<br />
600
Comptes rendus<br />
trop nombreuses (on trouve une citation quasiment à chaque page) et on a<br />
parfois tendance à s'y perdre.<br />
On peut regretter le manque de cartes : davantage de schémas et de<br />
plans auraient permis une meilleure compréhension de certaines situations<br />
géographiques. Ainsi, l'étude portant sur la baie de Hangzhou comprend<br />
trois cartes (p. 142-143) qui en éclairent grandement la lecture. Il en aurait<br />
fallu aussi dans l'essai sur l'histoire hydraulique de la Chine (p. 120), à la<br />
suite du paragraphe qui explique le système mis en place au Shandong<br />
pour injecter de l'eau dans le Grand Canal et faire passer les bateaux, ou<br />
encore dans l'étude portant sur la rivière Miju, au Yunnan (p. 124-128).<br />
Ces dernières remarques ne sauraient cependant remettre en cause ni<br />
la qualité ni la densité de l'ensemble. The Retreat of the Eléphants est<br />
l'ouvrage qui manquait sur l'histoire de l'environnement en Chine. Il fait<br />
date et doit impérativement être lu par toute personne qui s'intéresse à ce<br />
sujet.<br />
1 Mark Elvin, Liu Ts'ui-jung (éd.), Sédiments ofTime. Environment and Society<br />
in Chinese History, Cambridge : Cambridge University Press, 1998.<br />
Delphine Spicq<br />
Institut des Hautes Études Chinoises<br />
Collège de France<br />
Rose Kerr, Nigel Wood, with contributions from Ts'ai Mei-fen H^^<br />
and Zhang Fukang ^Hjjt, Science and Civilisation in China, Volume 5,<br />
Part XII : Chemistry and Chemical Technology. Ceramic Technology,<br />
Cambridge : Cambridge University Press, 2004. xlix-918 pages<br />
L'artisanat de la céramique se différencie des autres arts appliqués par son<br />
usage direct de matières premières géologiques. Pour les auteurs du présent<br />
volume de la collection Needham, la complexité de l'histoire de la<br />
céramique chinoise réside dans un échange interactif entre la demande du<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
marché, l'habileté des artisans et la disponibilité des matières premières ;<br />
le dernier point est l'élément le plus déterminant dans le cas de la Chine,<br />
puisque ses potiers semblent avoir presque exclusivement exploité les<br />
ressources locales. De fait, le sujet principal de l'ouvrage traite de la nature<br />
physico-chimique de la céramique chinoise. Le champ chronologique<br />
s'étend de l'époque néolithique à nos jours, soit une durée continue de<br />
près de 11 000 ans.<br />
Au cours des trois dernières décennies du XX e siècle, deux ensembles<br />
de travaux ont révolutionné l'histoire de la céramique chinoise : les<br />
prospections et les fouilles de sites d'officines de potiers d'un côté, les<br />
analyses physico-chimiques de céramique de l'autre. Ces dernières ayant<br />
débouché sur la constitution de la plus gigantesque base de données au<br />
monde, une synthèse s'imposait. C'est l'objectif que les auteurs de ce livre<br />
se sont assigné. La tâche entreprise était immense et le résultat est exceptionnel<br />
: l'ouvrage est une véritable somme sur le sujet (toutes langues<br />
confondues) et comprend le recensement quasi-exhaustif de 147 tableaux<br />
de résultats d'analyses portant sur environ 100 sites archéologiques. Il est<br />
non moins remarquable par son approche pluridisciplinaire (sociologie,<br />
histoire, ethnographie et expérimentation), grâce au profil polyvalent des<br />
deux auteurs anglo-saxons et de leurs deux principaux associés chinois.<br />
Rose Kerr, la meilleure spécialiste de la céramique chinoise en Europe,<br />
témoigne depuis trente ans d'un intérêt particulier pour l'archéologie \<br />
Nigel Wood et Zhang Fukang dirigent à Oxford et à Shanghai deux des<br />
meilleurs laboratoires du monde ; le premier pratique aussi l'archéologie<br />
expérimentale. Ts'ai Mei-fen, conservateur au Musée du Palais à Taipei,<br />
formée aux États-Unis, est sensible à l'aspect social de la céramique. Elle<br />
a travaillé sur diverses sources historiques. Le volume, fruit d'un travail<br />
collectif de première qualité, constitue désormais un outil de référence<br />
indispensable aux céramologues et à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire<br />
des savoirs en Chine.<br />
Malgré la complexité et la technicité du sujet, l'ouvrage est agréable<br />
à lire. Son écriture est intelligemment didactique et agrémentée de 172<br />
illustrations très utiles sur le plan pédagogique. Après une brève préface<br />
dans laquelle sont exposées les trois principales approches adoptées par les<br />
602
Comptes rendus<br />
auteurs et les six méthodes d'analyse couramment pratiquées par les scientifiques<br />
au XX e siècle pour caractériser une céramique (p. xlv-xlix), le<br />
livre s'ouvre avec une première partie intitulée « Setting the scène » (p. 1-<br />
86), sorte de prologue destiné à prendre le lecteur par la main pour<br />
l'emmener dans l'univers austère de la technologie. Les toutes premières<br />
pages sont consacrées au statut de la céramique et à la présentation de<br />
sources anciennes et archéologiques. Sont ensuite exposées les connaissances<br />
indispensables pour aborder l'étude technique de la céramique<br />
chinoise, comme les principaux gisements d'argile en Chine et les transformations<br />
physico-chimiques que connaît la céramique au cours des<br />
différentes interventions humaines.<br />
La suite de l'ouvrage se compose de six parties. Trois d'entre elles<br />
traitent des différents éléments qui composent une céramique : l'argile<br />
(Part 2, p. 87-281), le revêtement (Part 5, p. 455-608) et enfin le décor à<br />
pigment (Part 6, p. 609-707). Selon les auteurs, la division géologique<br />
Nord / Sud le long du cours du fleuve Huai et de la chaîne des Qinling<br />
partage aussi la technologie de la céramique en deux traditions distinctes,<br />
et ce malgré l'immensité du territoire et la longue histoire de cet artisanat.<br />
La construction à l'intérieur de ces parties répond à plusieurs logiques : la<br />
dichotomie Nord / Sud, la chronologie, l'importance des centres céramiques,<br />
et enfin la nature de la pâte (terre cuite, grès ou porcelaine). La démarche<br />
scientifique des principales parties (y compris la quatrième consacrée<br />
aux techniques de façonnage) est d'abord de caractériser une céramique<br />
à l'aide des données physico-chimiques facilement mesurables, puis<br />
de restituer les procédés de fabrication et/ou d'identifier les matières<br />
premières (en tenant compte des transformations au cours du façonnage et<br />
de la cuisson, et de l'approvisionnement en matières premières).<br />
L'exercice est très difficile en lui-même. Il l'est d'autant plus dans le<br />
dernier cas que les scientifiques chinois, les seuls ayant accès aux gisements<br />
locaux, se bornent presque tous aux artefacts. Les auteurs réussissent<br />
néanmoins, en particulier dans ces quatre parties, à relever le défi :<br />
présenter une nouvelle histoire de la céramique chinoise, celle de l'envers<br />
des produits finis, incroyablement riche et étonnante. Voyons maintenant<br />
partie par partie les thèmes abordés et les apports essentiels.<br />
603
Comptes rendus<br />
La deuxième partie est consacrée à la pâte et à sa préparation.<br />
L'apport essentiel consiste ici à avoir renouvelé les connaissances de la<br />
porcelaine chinoise, qui étaient jusqu'aux années 1970 focalisées sur Jingdezhen,<br />
site auquel on attribuait l'« invention » de la porcelaine au cours<br />
du XIV e siècle. Or, les premières porcelaines ont vu le jour au plus tard au<br />
milieu du VII e siècle au Henan. S'inscrivant dans la tradition locale qui<br />
remonterait au Néolithique et aux Shang, ces porcelaines sont préparées<br />
avec une argile d'un kaolin secondaire des monts Taihang. C'est seulement<br />
au moment où la porcelaine atteint son stade de maturation dans le<br />
Nord, au cours du X e siècle, qu'elle fait enfin son apparition à Jingdezhen.<br />
Cette porcelaine méridionale d'une nouvelle composition évolue sensiblement<br />
au cours de ses mille ans d'histoire. Les auteurs affirment aussi<br />
que la plupart des porcelaines chinoises sont de nature micacée, alors que<br />
pendant longtemps on pensait que le kaolin était un composant indispensable<br />
de la porcelaine.<br />
Les troisième et quatrième parties correspondent à deux moments de<br />
la chaîne opératoire : les fours (p. 283-378) et le façonnage (p. 379-454).<br />
La troisième partie envisage les fours ronds du Nord, puis les foursdragons<br />
du Sud. Elle se fonde essentiellement sur les rapports de fouilles<br />
chinois antérieurs à 1995 dans lesquels la datation des structures de production<br />
est approximative. C'est de là que vient par exemple l'idée que,<br />
dès la fin du X e siècle, la plupart des fours ronds de la Plaine centrale ont<br />
eu recours au charbon comme combustible. Or, selon de récents et plus<br />
prudents travaux, sa large utilisation se situerait au plus tôt à la fin du XII e<br />
siècle 2 . Concernant la structure de ces fours, les auteurs auraient peut-être<br />
pu davantage tenir compte, comme les savants chinois le font depuis peu 3 ,<br />
des variations géographiques, sociales (différence d'appartenance sociale<br />
des propriétaires de fours), techniques (évolution des matériaux de construction<br />
et des plans ou coexistence de différents types de structures dans<br />
un même centre, etc.). Les fours-dragons des principaux centres méridionaux<br />
postérieurs au X e siècle sont très bien étudiés, avec des témoignages<br />
directs recueillis en Chine et en Asie du Sud-Est. En revanche, le texte<br />
passe presque sous silence la période charnière des IV e - III e siècles av. J.C.,<br />
604
Comptes rendus<br />
pour laquelle il est à parier que les découvertes futures ne cesseront de<br />
nous surprendre.<br />
La quatrième partie est consacrée aux techniques de façonnage et de<br />
décoration, quand celle-ci est obtenue en même temps que la forme ou par<br />
un travail direct sur la pâte sans ajout d'autres matériaux. Il s'agit d'une<br />
succession de descriptions techniques nourries de l'étude de sources anciennes<br />
et de l'expérimentation moderne. Les analyses sur les techniques<br />
de moulage à Yaozhou 'M')f\ (province du Shaanxi) sont particulièrement<br />
pertinentes. Les auteurs pensent par ailleurs que Jingdezhen, symbole<br />
même de l'artisanat de la céramique chinoise, a connu peu d'innovations<br />
sur le plan technologique : situé au carrefour entre le Nord et le Sud, Jingdezhen<br />
a surtout su assimiler et perfectionner les techniques mises au point<br />
ailleurs. Son succès résiderait donc pour l'essentiel dans l'efficacité de<br />
l'organisation de la production proprement dite et des activités périphériques.<br />
La cinquième partie traite de la glaçure puis de la couverte, deux types<br />
de revêtement vitrifié. Les auteurs rejettent la théorie classique selon<br />
laquelle la couverte chinoise est de nature feldspathique et formulent des<br />
hypothèses stimulantes sur la composition et les procédés de fabrication de<br />
la couverte des grès. Par exemple, pour l'étude de la couverte à base de<br />
cendres végétales - une invention chinoise qui remonte à l'âge du bronze -,<br />
les auteurs vont jusqu'à calculer une estimation du poids des bois brûlés<br />
pour fabriquer la couverte d'un bol produit au X e siècle dans les fours de<br />
Yue |8 au Zhejiang. Ils démontrent avec la même sûreté comment à partir<br />
du XV e siècle les potiers (en particulier ceux de Jingdezhen) ne cessent de<br />
s'inspirer de pièces d'époques antérieures, tout en employant les nouveaux<br />
matériaux disponibles et les techniques de leur époque. L'ouvrage propose<br />
d'interpréter ce phénomène récurrent d'imitation comme un fait culturel :<br />
il s'agirait de rendre hommage au passé.<br />
La sixième partie traite des oxydes métalliques utilisés comme pigments<br />
pour exécuter un décor, souvent à l'aide d'un pinceau. Deux ensembles<br />
de techniques se distinguent, à haute ou basse température. Dans<br />
le premier cas, l'étude sur la nature et l'origine de l'oxyde de cobalt illus-<br />
605
Comptes rendus<br />
tre bien la complexité d'approvisionnement. En ce qui concerne les émaux<br />
de petit feu, en particulier ceux du XVIII e siècle, les auteurs semblent<br />
privilégier l'importance des expériences menées par les artisans chinois,<br />
alors que d'autres savants retiennent l'hypothèse de l'importation de certains<br />
pigments depuis l'Europe.<br />
La dernière partie aborde la diffusion de la technologie de la céramique<br />
chinoise dans le monde (p. 709-798). Après avoir rappelé le contexte<br />
du commerce extérieur de ces céramiques, elle se consacre à l'analyse des<br />
trois types de transmission. Le premier, appelé local technology transfer<br />
(« transmission technologique locale »), désigne un transfert complet du<br />
répertoire stylistique, des procédés de fabrication, et des techniques de<br />
construction des fours et de cuisson dans les zones où les matières premières<br />
sont proches de celles disponibles en Chine. Ce mode de transmission,<br />
repérable en Corée, au Japon, au Vietnam, en Birmanie, au Cambodge,<br />
serait le fait de potiers chinois immigrés. Dans le cas du deuxième type de<br />
transmission, dit remote transfer (« transmission éloignée » ou « transmission<br />
évolutive »), il s'agit d'imiter les pièces chinoises avec une technologie<br />
totalement différente. La qualité des produits est en général inférieure,<br />
à l'exception des porcelaines dures produites en France au XIX e siècle. Ce<br />
type de transmission concerne l'Asie du Sud, le Moyen-Orient, l'Europe et<br />
l'Amérique du Nord. Les imitations étant purement stylistiques et les<br />
matériaux totalement différents, il ne s'agit pas d'un transfert technologique<br />
au sens propre. Enfin, le dernier type de transmission, transfer by<br />
reconstruction (« transmission par reconstruction »), comprend les expérimentations<br />
menées en Europe par les scientifiques dans les laboratoires,<br />
à partir du XIX e siècle, et par les potiers aujourd'hui. Les auteurs analysent<br />
bien, en particulier, l'impact du commerce et de l'étude de la porcelaine<br />
chinoise (bien que cette étude ait souvent été à l'origine d'hypothèses<br />
fausses) dans le développement de l'industrie de la porcelaine en Europe<br />
occidentale aux XVIf-XIX e siècles.<br />
Les qualités exceptionnelles de l'ouvrage dépassent largement le cadre<br />
de l'étude technique. La céramique a en effet été traitée dans son sens<br />
le plus large, depuis les premières poteries néolithiques façonnées avec le<br />
lœss (p. 93-102) et les segments de moules en terre cuite des centres mé-<br />
606
Comptes rendus<br />
tallurgiques des Shang et des Zhou (p. 102-104, 396-407) jusqu'aux nouveaux<br />
matériaux du tournant du XXI e siècle (p. 780-797), en passant par<br />
les éléments de construction des tuyaux et des puits (p. 108-111) et les<br />
briques et tuiles (p. 407-423, 489-522). Les auteurs ont finement observé<br />
comment la céramique, après avoir connu le statut ambigu de substitut de<br />
matières plus nobles, comme le marbre, le bronze, le laque, l'argenterie, le<br />
jade, parvient peu à peu à avoir sa propre place dans la vie de la cour et au<br />
sein du peuple. L'ouvrage s'appuie d'ailleurs sur l'exploitation de 208<br />
ouvrages anciens en chinois et en japonais, qui constituent le corpus le<br />
plus complet recensé jusqu'ici pour l'étude de l'histoire de la céramique.<br />
Certaines de ces sources sont, de plus, passées à l'épreuve de la science<br />
moderne. C'est ainsi que les auteurs proposent de mettre en doute les<br />
recettes transcrites par les lettrés, par exemple dans les deux cas de la<br />
préparation de la couverte, l'un à Yaozhou pour l'utilisation d'une roche<br />
locale dite Fuping youshi lî^fÈH (p. 592) et l'autre à Ruzhou féf'Jfl<br />
(province du Henan) pour l'utilisation d'agate manao M$M (p- 605-606).<br />
Enfin, s'inscrivant dans l'approche sociale et historique recommandée par<br />
Joseph Needham au moment de la conception du volume en 1994 (préface<br />
de Christopher Cullen, p. xliii), les auteurs abordent à maintes reprises la<br />
vie des potiers et l'organisation du travail dans le cadre de la production<br />
officielle.<br />
En présence d'une synthèse d'une telle ampleur, on restera indulgent<br />
face aux quelques rares coquilles en anglais et en chinois, à certaines imprécisions<br />
et erreurs d'interprétation dans les sources. Il nous paraît nécessaire,<br />
en revanche, de signaler que l'ouvrage est construit au détriment de<br />
l'ordre de cohérence de la chaîne opératoire et de la vision historique.<br />
Cette remarque a pour seul objectif de rappeler aux futurs lecteurs la nécessité<br />
de garder en tête des notions très concrètes, comme celle de « centre<br />
de production », afin de tirer le maximum de profit de la lecture de<br />
l'ouvrage. L'index (p. 869-905), lui, est remarquablement bien conçu.<br />
Comprenant plusieurs types d'entrées - sous les noms propres (noms de<br />
personnes, de lieux, de sites archéologiques, etc.) se trouvent regroupés<br />
tous les aspects abordés dans l'ouvrage -, il sera un outil très utile pour<br />
607
Comptes rendus<br />
reconstruire un développement historique sur la longue durée, ces développements<br />
étant en général relégués au second plan dans les exposés<br />
techniques.<br />
Notre principale critique portera sur la qualité de l'impressionnante<br />
base de données physico-chimiques qui a été constituée à grands frais<br />
depuis trente ans, en particulier en Chine. Le manque de rigueur dans la<br />
sélection des échantillons compromet la validité des données. En toute<br />
rigueur, seuls les fragments exhumés in situ (sur la sole d'un four et sur les<br />
niveaux de sol d'une aire de travail) peuvent être pris comme « tessons de<br />
référence », autrement dit comme échantillons pour les analyses. Or, certains<br />
des tessons du corpus proviennent de musées et sont attribués à tel ou<br />
tel site et datés selon les seuls critères stylistiques. Même parmi ceux qui<br />
ont été collectés sur les sites de production, rares sont les fragments qui<br />
peuvent être considérés comme tessons de référence. Certes, cette critique<br />
d'ordre théorique doit être relativisée, parce que les méthodes traditionnelles<br />
d'identification et de datation de la céramique chinoise sont tout de<br />
même très poussées. Il n'en reste pas moins que l'avenir de l'étude technique<br />
ne peut se fonder que sur une vraie rigueur scientifique.<br />
Les auteurs ont peut-être aussi une conception quelque peu restrictive<br />
du mot « technologie ». Les traces de façonnage et les gestes des<br />
potiers ne font presque pas l'objet d'observations et d'interprétations. De<br />
plus, peu d'analyses, sinon aucune, ont été pratiquées sur les autres éléments<br />
indispensables de cet artisanat, comme par exemple le combustible,<br />
en particulier sur les vestiges de charbon de bois. Or, l'analyse anthracologique<br />
serait très utile pour évaluer la cuisson (température et atmosphère)<br />
et l'environnement naturel d'un site de production céramique. Enfin, la<br />
végétation et le climat (humidité et température) interviennent dans la<br />
préparation de la couverte - qu'elle soit à base de chaux ou d'alcali - et<br />
dans la cuisson, en particulier dans le cas de la Chine méridionale. De ce<br />
fait, il faudrait faire appel à des disciplines comme l'histoire du climat ou<br />
celle de l'environnement pour que nous puissions dépasser les limites des<br />
études actuelles, focalisées sur les objets, et mieux apprécier les techniques<br />
de la céramique dans leur globalité.<br />
608
Comptes rendus<br />
Sur le plan de la terminologie, l'idéal serait de privilégier un vocabulaire<br />
plutôt descriptif et d'éviter les termes faussement explicatifs qui<br />
impliquent une opération technique ou comportent une connotation historique<br />
qu'il est encore à ce jour difficile de prouver, comme par exemple le<br />
terme shufu flM/rï 4 - De même, il aurait peut-être fallu abandonner dès<br />
maintenant des expressions de collectionneurs et de voyageurs étrangers,<br />
comme temmoku ^ § et « céladons », pour pouvoir parvenir peu à peu à<br />
se référer uniquement au vocabulaire chinois et aux dénominations en<br />
usage aux époques concernées.<br />
Nos remarques et critiques ne minorent en rien l'importance de cette<br />
synthèse, qui se place désormais au fondement même de toute recherche à<br />
venir. C'est d'ailleurs un des plus grands mérites des auteurs que d'avoir<br />
conçu l'ouvrage comme jetant les bases d'une nouvelle étude technique<br />
plus rigoureuse (voir p. 712, où les auteurs en appellent à la microgéologie<br />
et à la macrogéologie). Indéniablement, l'ouvrage fera date et demeurera<br />
l'un des jalons majeurs de l'histoire de la discipline.<br />
1<br />
Pénélope Hughes-Stanton and Rose Kerr, Kiln Sites ofAncient China. An exhibition<br />
lent by the People 's Republic of China, Londres : Oriental Ceramic Society,<br />
1980.<br />
Qin Dashu jf§;fcW, « Cizhou yao yaolu yanjiuji beifang diqu ciyao fazhan de<br />
xiangguan wenti 5Ë#[gfg«^Mt;Çi*E3gfg£Jiifàffl^|nlII », Beijing<br />
daxue kaoguxue xi (éd.), Kaoguxue yanjiu, vol. 4 (2000), p. 266-299.<br />
3<br />
Qin Yu iflsl, « Shandong gudai shaoci yaolu jiegou fenxi (Ij^FlÉfft'JÏS85S<br />
'FtpfêJ^tff », Kaogu, n° 7 (2002), p. 656-661.<br />
4<br />
Ce ternie a été employé pour désigner les porcelaines blanches à corps fin et à<br />
couverte blanc d'oeuf produites à Jingdezhen au milieu du XIV e siècle, parce<br />
que certaines sont marquées de ces deux caractères. On en avait pensé que ces<br />
porcelaines étaient des porcelaines officielles destinées à la Cour des Affaires<br />
militaires (Shumiyuan M$5$rc) des Yuan. Or, les trouvailles récentes mettent<br />
en doute cette unique destination officielle. Voir Shanghai bowuguan kaogu<br />
yanjiubu, « Shanghai Qingpuqu Tangyu Yuan Ming shiqi matou yizhi _h$5ïf<br />
m&tÊffî7UmiïïM¥!,îkmifc », Kaogu, n° 10 (2002), p.928-941 ; Sheng<br />
Lingxin ttrnHjf, Xu Yongxiang i$MM, « Shanghaishi Qingpuxian Yuandai<br />
609
Comptes rendus<br />
Ren shi muzang jishu _L#irfïW?BJËcTtiXiïRMWÏiiÈ ». Wenwu, n° 7<br />
(1982), p. 54-59.<br />
Zhao Bing<br />
CNRS, UMR 8583<br />
Centre de recherche sur la civilisation chinoise<br />
Stephen Jones, Plucking the Winds. Lives of village musicians in oldand<br />
new China, Liying Instrumental Traditions, Leiden : CHIME, 2004. ix-<br />
426 pages, 1 CD audio<br />
Stephen Jones, musicien formé à la sinologie, ethnomusicologue, avait<br />
déjà fourni une somme impressionnante: Folk Music of China, Living<br />
Instrumental Traditions (Oxford : Clarendon Press, 1995). Spécialisé<br />
depuis 1987 dans les musiques instrumentales des villages de la Chine du<br />
Nord (Hebei, Shanxi), il nous raconte ici non pas tant « la vie musicale<br />
d'un village » (pour reprendre le titre de la célèbre étude de Constantin<br />
Brailoiu) que la vie des musiciens de village. À cet égard, l'amoureux des<br />
musiques sera en partie déçu, car la vie d'un musicien (qu'il soit Cai An,<br />
Yehudi Menuhin, Ravi Shankar, Oum Kalthoum) n'est certainement pas<br />
ce qui passionne et convainc dans la musique ; de même,<br />
l'ethnomusicologue ou le spécialiste des musiques chinoises devra patienter<br />
jusqu'au chapitre 10 pour obtenir des informations et des analyses sur<br />
les musiques elles-mêmes.<br />
Encore une histoire de plus d'un village, donc, après la centaine qui<br />
ont suivi celle de Fanshen (William Hinton, New York : Vintage, 1966) ?<br />
Oui, bien sûr, et vivante, souvent passionnante, parfois cruelle, toujours<br />
digne. Une histoire sociale qui remet en perspective bon nombre<br />
d'événements (parmi lesquels les famines marquent plus que les invasions,<br />
les guerres, la politique) de l'histoire d'un village, Gaoluo 'Mfë, structuré<br />
en Sud et Nord, en familles (ligneage), un village qui a la particularité<br />
d'avoir été un des hauts lieux du catholicisme et de la guerre des Boxers.<br />
Mais aussi autre chose que la vie d'un village, car cet ouvrage, fruit de très<br />
nombreuses expéditions et séjours, le plus souvent en collaboration avec<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
Xue Yibin ou Zhang Zhentao, chercheurs à l'Institut de recherches musicales<br />
(Zhongguo yinyue yanjiusuo), place le rituel et la musique au cœur<br />
des activités sociales, au cœur de la socialisation, du moins masculine.<br />
Plucking the Winds (« collecter le folklore ») - encore un de ces jeux de<br />
mots laids dont les Anglo-Américains se sont faits une spécialité : ce serait<br />
la traduction littérale de caifeng $j5M si cai signifiait toujours pluck ztfeng<br />
seulement winds - met en scène une vie sociale où l'Association musicale<br />
(yinyue hui) doit jouer pour les enterrements, les inaugurations, le Nouvel<br />
an, ou plutôt (p. 243), décrit « comment les villageois font de la musique<br />
ensemble ». Nous revenons ainsi au cœur du projet etnnomusicologique,<br />
non pas seulement l'étude des musiciens, ni des musiques, mais de la<br />
« musicalisation », et du rapport du musicien à sa musique, à l'autre avec<br />
qui il joue, à celui pour qui il joue. L'ouvrage bascule ainsi dans une dimension<br />
globale, où tout reprend sens : les images, les sons, les textes, les<br />
références, les surnoms insolites, l'observateur, l'ethnologie, l'histoire,<br />
sans oublier les quelques parenthèses méthodologiques. Et une fois de plus,<br />
tout particulièrement dans cette Chine du Nord où la présence du catholicisme<br />
limite encore le travail du chercheur étranger, la place du musicologue<br />
se révèle un observatoire privilégié des relations entre culture, société<br />
et histoire.<br />
On ne manquera pas d'écouter aussi, publié par le même Stephen<br />
Jones, Walking Shrill fe^è, The Hua Family Shawm Band, Pan, « Ethnie<br />
Séries », Anthology of Music in China # 17, CD audio Pan 2109 (Leiden,<br />
Pays-Bas).<br />
François Picard<br />
Université Paris IV-Sorbonne<br />
Henning Klôter, Written Taiwanese, Wiesbaden : Harrassowitz, 2005.<br />
352 pages<br />
L'ouvrage de Henning Klôter est original à un double titre. Il est écrit par<br />
un linguiste qui étudie les formes écrites, généralement délaissées par ses<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
collègues, pour qui l'oralité est le signifiant par excellence du langage. Il<br />
traite des modes d'écriture d'une langue taiwanaise qui n'est généralement<br />
pas considérée comme « écrite ».<br />
Par « Taiwanese » (Taiyu Mm) H. Klôter entend la langue parlée<br />
par plus de deux tiers des habitants de Taiwan, langue minnan HUl%, dérivée<br />
de celle des immigrants venus de la côte du Fujian aux XVII e et<br />
XVIII e siècles. L'emploi de ce terme est justifié par la commodité bien<br />
que le minnan ne soit ni la langue officielle de Taiwan, qui est le mandarin,<br />
ni la langue maternelle de tous les habitants. En effet, celle-ci est pour près<br />
de 20 % des usagers le mandarin, pour 12 % le Hakka et pour un peu plus<br />
de 1 % l'une ou l'autre des langues austroasiatiques des populations anciennement<br />
implantées dans l'île.<br />
Dans un chapitre introductif, l'auteur décrit la phonologie du taiwanais,<br />
son histoire lexicale, certains traits syntaxiques et fait l'inventaire des<br />
solutions attestées pour écrire cette langue.<br />
Le deuxième chapitre est consacré aux sources anciennes en caractères<br />
chinois, depuis les premiers textes écrits en minnan au XVI e siècle.<br />
Plusieurs types de documents sont analysés : des pièces de théâtre, en<br />
particulier le Lijingji UtiffB (L'histoire du litchi et du miroir, 1566) ; des<br />
textes écrits en caractères chinois, à partir de la fin du XVI e siècle par des<br />
missionnaires dominicains installés aux Philippines parmi des immigrants<br />
venus de la région de Zhangzhou, au sud du Fujian (présentations de la<br />
doctrine chrétienne, dictionnaires et grammaires, en écritures alphabétiques<br />
ou en caractères) ; des manuels de rimes datant du XIX e siècle, et, de<br />
la même époque, une importante littérature de colportage comportant<br />
surtout des chansons.<br />
Dans le troisième chapitre, l'auteur analyse les écritures alphabétiques<br />
du taiwanais, dont la plus répandue fut la Church Romanization mise<br />
au point autour de Xiamen au début du XIX e siècle par des missionnaires<br />
protestants puis diffusée à Taiwan. La chapitre suivant traite de la période<br />
d'occupation japonaise de l'île (1895-1945), marquée par l'introduction<br />
d'une écriture en katakana et la prise de conscience de la multiplicité des<br />
orthographes en usage.<br />
612
Comptes rendus<br />
Dans le dernier chapitre, consacré au taiwanais écrit contemporain,<br />
H. Klôter rappelle que de 1945 à 1949, la volonté de « re-siniser » l'île<br />
avait conduit les autorités de la République à encourager l'enseignement<br />
des langues chinoises locales. Après 1949 et le repli du gouvernement du<br />
Guomindang, suivi d'une vague d'immigration venue de toutes les provinces<br />
de Chine, la dominance du mandarin fut assurée de façon de plus<br />
en plus exclusive, jusqu'à la libéralisation des années 1980. Le retour des<br />
langues locales met à l'ordre du jour la question de leur écriture.<br />
L'enseignement du taiwanais, admis depuis 2001 dans les écoles<br />
primaires, n'a fait l'objet d'aucune normalisation graphique, en dépit de<br />
l'intérêt porté à cette question par les milieux académiques. En 2002, des<br />
examens ont été organisés par le ministère de l'Éducation pour sélectionner<br />
des enseignants de taiwanais et de hakka. Selon les instructions<br />
officielles, les candidats étaient libres d'employer à l'écrit soit des caractères<br />
chinois soit un quelconque système de romanisation soit une écriture<br />
mixte.<br />
Cet ouvrage offre aux linguistes un important matériel, analysé avec<br />
soin et bien documenté : 28 illustrations, 64 tableaux et une cinquantaine<br />
de pages d'appendices. Il n'est cependant pas besoin d'être spécialiste<br />
pour apprécier la situation exceptionnelle de l'écriture du taiwanais. Plusieurs<br />
écritures sont en concurrence (« polygraphie ») et pour chacune<br />
d'elle de nombreuses orthographes sont attestées. Ainsi, pour les caractères<br />
chinois, les tenants des étymologies savantes s'opposent aux partisans<br />
de l'utilisation des graphies employées dans la littérature populaire, les<br />
uns et les autres se divisant en de multiples groupes. De nombreux dictionnaires<br />
ont été publiés : produits par des auteurs individuels, ils comportent<br />
entre eux d'importantes différences. Les ouvrages littéraires en<br />
taiwanais, qui commencent à être admis dans les circuits éditoriaux, ne<br />
tiennent aucun compte de ces dictionnaires et ne sont pas non plus homogènes<br />
entre eux.<br />
On peut penser cette situation en termes de légitimité. La langue<br />
taiwanaise n'est plus «illégitime» depuis les années 1990 mais elle n'a<br />
pas la légitimité d'une langue d'État et, bien que son expression graphique<br />
soit acceptée et progresse, elle n'a cours ni dans l'administration ni dans<br />
613
Comptes rendus<br />
les grands journaux. Sa place dans la littérature reste marginale. Dans ces<br />
conditions, en dépit des souhaits d'organisations militantes et de certains<br />
organismes de normalisation, l'anarchie qui caractérise ses usages est sans<br />
inconvénient grave et peut subsister encore longtemps. Il faut noter aussi<br />
que les jeunes Taiwanais, quelle que soit leur langue d'origine, ont tendance<br />
à pratiquer de plus en plus le mandarin, voire l'anglais, qui sont des<br />
langues internationales.<br />
En réfléchissant à la liberté que prennent les usagers d'une langue<br />
dès que les circonstances historiques le permettent, H. Klôter ouvre un<br />
chantier neuf en linguistique chinoise.<br />
Written Taiwanese offre une mine de renseignements, aussi bien<br />
pour le sociologue que pour le linguiste, et sa lecture est aisée.<br />
Viviane Alleton<br />
CECMC/EHESS<br />
Sung-sheng Yvonne Chang, Literary Culture in Taiwan. Martial Law to<br />
Market Law, New York, Chichester (West Sussex) : Columbia University<br />
Press, 2004. x-271 pages<br />
June Yip, Envisioning Taiwan. Fiction, Cinéma, and the Nation in the<br />
Cultural Imaginary, Durham, Londres : Duke University Press, 2004. 356<br />
pages<br />
Ces deux ouvrages sont complémentaires dans la mesure où ils envisagent<br />
chacun selon une perspective différente la manière dont la littérature taiwanaise<br />
s'est forgée sa propre identité au cours des dernières décennies.<br />
Tandis que Literary Culture in Taiwan s'attache à retracer l'histoire des<br />
principaux mouvements littéraires depuis 1945 en insistant sur le rôle des<br />
institutions culturelles, Envisioning Taiwan analyse plus particulièrement<br />
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus<br />
le regard des écrivains « nativistes » (xiangtu Mi.) et du Nouveau Cinéma<br />
sur l'émergence de la nation taiwanaise.<br />
D'entrée de jeu, l'auteur de Literary Culture in Taiwan prend soin<br />
de préciser que son analyse, centrée la notion d'institution littéraire,<br />
s'appuie sur les théories de Bourdieu tout en les adaptant au contexte<br />
taiwanais. Le premier chapitre examine le contexte académique et les<br />
cadres conceptuels en montrant comment les catégories esthétiques dominantes<br />
peuvent déterminer la création et la perception des œuvres littéraires.<br />
Depuis la levée de la loi martiale en 1987, la sphère culturelle s'est<br />
restructurée et les chercheurs taiwanais ont manifesté un intérêt croissant<br />
pour leur propre héritage culturel tout en adoptant les cadres théoriques<br />
occidentaux acquis durant des études à l'étranger ou transmis par les chercheurs<br />
installés aux Etats-Unis comme David Der-wei Wang, lequel valorise<br />
la notion de communauté panchinoise (huaren shijie ^ÀtË^-) et voit<br />
dans la littérature de l'île une survivance des modèles de la fiction Qing.<br />
Dans la suite de son exposé, tout en se défendant de toute affirmation<br />
sinocentriste, l'auteur souligne la continuité des institutions culturelles<br />
dans le Taiwan des années 1950, et de l'orthodoxie idéologique qu'elles<br />
imposent, avec la période républicaine chinoise ainsi que l'influence<br />
contradictoire des facteurs politiques et économiques sur la création littéraire.<br />
Dans un premier temps, la production culturelle hérite également de<br />
la mission didactique qui lui était assignée au lendemain du Quatre Mai et<br />
se voit orientée dans une direction conservatrice, libérale et anticommuniste<br />
par le gouvernement autoritaire, tandis qu'apparaît une « littérature<br />
pure » (chun wenxue ^SJf^) se voulant apolitique. Mêlant esthétique<br />
traditionnelle et modernisme occidental, le courant moderniste des<br />
années 1960, dont le poète Yu Guangzhong est l'un des initiateurs, cherche<br />
à défier la culture conformiste dominante tout en continuant à considérer<br />
la Chine comme le centre auquel se référer. Né lui aussi d'un sentiment<br />
d'insatisfaction à l'égard de la politique, le mouvement « nativiste »<br />
(xiangtu), dans les années 1970, rompt avec cette idéologie sinocentriste,<br />
attaque l'élitisme des modernistes et rejette l'Occident comme une menace<br />
envers l'identité nationale. Les nativistes de gauche dont Chen Yingzhen<br />
615
Comptes rendus<br />
traitent courageusement de sujets tabous comme celui des victimes de la<br />
Terreur Blanche dans les années 1950. Les « localistes » (bentu ^i.),<br />
quant à eux, apparaissent comme les véritables précurseurs du mouvement<br />
de construction d'une littérature nationale taiwanaise.<br />
L'ouvrage analyse ensuite le rôle non négligeable joué par les suppléments<br />
littéraires (fitkan §!f-f!|) dans la création d'une littérature répondant<br />
aux goûts des classes moyennes. Les fukan, qui accueillent essentiellement<br />
des genres littéraires courts tels que prose traditionaliste et essais<br />
familiers, manifestent une résistance à un contrôle politique déclaré et<br />
effacent les frontières entre culture d'élite et culture populaire. En parallèle,<br />
le Nouveau Cinéma se développe avec Hou Hsiao-hsien, qui refuse<br />
toute prise de position politique et contribue à définir une identité taiwanaise<br />
indépendante.<br />
Dans les années 1980, la création littéraire reflète une certaine aspiration<br />
à une culture élitiste, phénomène que révèle particulièrement la<br />
personnalité multiple de Zhu Tianwen, qui, par son attention aux émotions<br />
de la vie quotidienne, reste proche de la « littérature de boudoir » (guixiu<br />
wervcue M^^C^, représentée par Yuan Qiongqiong), tout en l'élevant à<br />
un autre niveau et en s'inspirant de l'esthétique de l'ordinaire propre à<br />
Zhang Ailing. Durant cette période, les auteurs qualifiés de «néonativistes<br />
» (xin xiangtu ^ffMi.) restent fidèles au nativisme en identifiant<br />
Taiwan comme leur patrie. Dans les années 1990, le post-modernisme, le<br />
post-colonialisme, la nouvelle gauche, et le pluralisme intellectuel avec le<br />
mouvement du Petit Théâtre, ont renforcé l'autonomie d'une littérature qui<br />
n'est plus guère soumise aujourd'hui qu'à la force dominante du marché,<br />
commune aux sociétés capitalistes avancées. À l'opposé de l'idéologie<br />
culturelle sinocentriste qui prévalait dans les années 1950 et 1960, l'esprit<br />
« localiste » persiste : Taiwan est désormais un centre à la culture hybride<br />
et multi-ethnique.<br />
Envisioning Taiwan explore également la construction de l'identité<br />
taiwanaise de la décolonisation japonaise à nos jours, tout en se concentrant<br />
essentiellement sur la littérature « nativiste » à la fin des années 1960<br />
et dans les années 1970 et sur le Nouveau Cinéma taiwanais dans les an-<br />
616
Comptes rendus<br />
nées 1980 et en s'interrogeant sur leur rôle dans cette évolution de la conscience<br />
de soi comme d'une entité distincte. Tous deux fascinés par les<br />
spécificités socio-historiques de l'île, Huang Chunming, écrivain « nativiste<br />
», et Hou Hsiao-hsien, chef de file du Nouveau Cinéma, ont contribué<br />
à façonner la nouvelle image de Taiwan. La littérature xiangtu, représentée<br />
essentiellement par Wang Tuo, Chen Yingzhen, Huang Chunming<br />
ou Wang Zhenhe, s'attache aux aspects humains et sociaux plutôt que<br />
formels ou esthétiques et s'enracine dans la terre d'Extrême-Orient, alors<br />
que le modernisme cherche son inspiration en Occident, comme le souligne<br />
un Chen Yingzhen en forçant le trait.<br />
Avec le mouvement « néonativiste », la conscience nationale se développe<br />
encore davantage : un auteur comme Zhu Tianwen se défait peu à<br />
peu de son « obsession » pour une Chine mythique et se tourne vers la<br />
réalité taiwanaise contemporaine, tout en nouant des liens étroits avec le<br />
Nouveau Cinéma. Cet intérêt, que reflètent également le mouvement de la<br />
peinture de plein air et le goût pour les chansons populaires locales, se<br />
retrouve également dans les films du Nouveau Cinéma Taiwanais, en<br />
particulier dans La Cité des douleurs ou Le Maître de marionnettes de Hou<br />
Hsiao-hsien, dans lesquels la mémoire insulaire joue un rôle crucial.<br />
L'accent y est mis sur la diversité linguistique ainsi que sur la culture<br />
populaire, de même que dans le roman de Huang Chunming intitulé Le<br />
Gong, dont les qualités « cinématographiques » sont par ailleurs indéniables.<br />
L'auteur rappelle que, comme nombre d'écrivains de l'époque du<br />
Quatre Mai en Chine, les écrivains xiangtu rejettent la vie urbaine et<br />
s'identifient davantage à la ruralité, dépositaire des coutumes populaires et<br />
de la culture locale, et qui peut être comparée à la notion de Heimat dans<br />
la littérature allemande des années 1960.<br />
Le Nouveau Cinéma cherche à créer un nouveau langage visuel en<br />
se dégageant du modèle occidental et traite également de la dualité villecampagne<br />
avec Les Garçons de Fengkui ou Poussière dans le vent. Avec<br />
La Fille du Nil en 1987, puis des films ultérieurs comme Goodbye South,<br />
Goodbye en 1996, Hou Hsiao-hsien situe l'action dans la ville moderne de<br />
Taipei ouverte à des influences variées. Tout au long de son œuvre, le<br />
réalisateur brosse un portrait de Taiwan hétérogène et multiple en rompant<br />
617
Comptes rendus<br />
avec l'idée du modèle cohérent et stable qui prévalait par le passé et le<br />
décrit non pas comme une entité organique, unifiée, stable, mais comme le<br />
lieu d'une culture hybride, cosmopolite et multilinguistique, que l'auteur<br />
désigne du néologisme de « dissémi-nation ». Avec l'expérience de l'exil,<br />
la révolution sexuelle et féministe et l'essor du capitalisme mondial, Taiwan<br />
se compose un visage nouveau. Alors que l'opposition entre la politique<br />
et l'esthétique prédominait par le passé, les forces du marché jouent<br />
désormais un rôle de tout premier plan. J. Yip suggère enfin de briser les<br />
classifications et les catégories traditionnelles de l'enseignement académique,<br />
à la recherche d'une prétendue « authenticité » culturelle, en<br />
s'intéressant à une production hybride influencée par la modernité et<br />
l'Occident.<br />
Véritables mines d'informations, ces deux ouvrages très stimulants<br />
privilégient l'étude d'œuvres portant en elles la marque d'une quête de<br />
l'identité taiwanaise et devraient, à ce titre, passionner autant les historiens<br />
que les spécialistes de littérature ou de cinéma.<br />
618<br />
Marie Laureillard<br />
Université Paris IV-Sorbonne