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COMPTES RENDUS - AFEC

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<strong>COMPTES</strong> <strong>RENDUS</strong><br />

Michael Loewe, A Biographical Dictionary ofthe Qin, Former Han and<br />

Xin Periods (221 BC-AD 24), Leiden, Boston : Brill (Handbook of Oriental<br />

Studies, China, volume 16), 2000. xxiii-837 pages<br />

Michael Loewe, The Men Who Governed Han China. Companion to A<br />

Biographical Dictionary of the Qin, Former Han and Xin Periods, Leiden,<br />

Boston : Brill (Handbook of Oriental Studies, China, volume 17), 2004.<br />

xv-666 pages<br />

Ce compte rendu pourrait être en forme de célébration : le double Loewe<br />

est arrivé. En effet, nous disposons désormais, grâce à Michael Loewe,<br />

pour les Qin, les Han Occidentaux et le règne de Wang Mang ', d'un<br />

dictionnaire biographique et de ses annexes, outils de travail incomparables<br />

pour aborder l'histoire de la période.<br />

Le genre biographique a, en Chine, une très longue histoire, mais<br />

c'est aux auteurs du Shiji que revient le mérite de lui avoir donné ses<br />

lettres de noblesse. Les biographies de hauts fonctionnaires, de militaires<br />

importants ou de grands lettrés y occupent 69 des 130 chapitres et la<br />

proportion sera encore plus importante dans le Hanshu. Cet intérêt pour la<br />

biographie s'explique à la fois par le désir d'expliquer la puissance et la<br />

faiblesse d'une dynastie ou d'un règne et par le besoin d'établir des lignées<br />

d'ancêtres.<br />

C'est essentiellement à partir du Shiji, du Hanshu et du Hou Hanshu,<br />

de leurs commentaires et des travaux des historiens du XIX e et du XX e<br />

siècle que Michael Loewe présente, dans son Biographical Dictionary,<br />

6 000 hommes et femmes qui ont vécu entre 221 avant et 25 après J.-C.<br />

Ne nous leurrons pas, le choix n'est pas représentatif de la société Han, il<br />

suit les sources. Peu de femmes apparaissent dans ce corpus, aucun petit<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

fonctionnaire, sans parler de la masse de la population naturellement<br />

absente. Par contre, la part belle est faite à la famille impériale des Liu,<br />

avec un quart des notices, les trois autres quarts étant consacrés à des<br />

nobles et à des fonctionnaires de rang élevé.<br />

Les entrées sont au nom de famille, suivi du prénom (ming), sauf<br />

quand le personnage est connu surtout sous son nom social (zi). Lorsqu'il<br />

peut y avoir confusion, les homonymes sont différenciés par un numéro et<br />

classés par ordre chronologique quand celui-ci peut être déterminé (par<br />

exemple Liu An (1) à Liu An (5)) ; de façon générale, les dates précises<br />

ne sont données que lorsque leur authenticité peut être vérifiée. La vie et<br />

la carrière de l'individu mentionné sont complétées, dans un certain nombre<br />

de cas, par les résultats des découvertes archéologiques (essentiellement<br />

ce qu'apporte la fouille de tombes) ; ainsi la notice mentionne quand<br />

la tombe du personnage a été fouillée ou quand une tombe est attribuée au<br />

personnage. Chaque biographie est suivie des références bibliographiques<br />

aux sources primaires et secondaires.<br />

Il ne s'agit pas de biographies critiques, ce que ne permettent pas les<br />

sources disponibles qui sont souvent biaisées, incomplètes ou agrémentées<br />

d'anecdotes improbables. Malgré tout, M. Loewe prévient en note de<br />

la non véracité de ces anecdotes, ce qui est déjà un travail critique. De<br />

même, ces vies sont replacées dans leur époque, puisque les notices assez<br />

longues consacrées à chaque empereur incluent des résumés historiques.<br />

Cette « biographical list » (p. 1-755), telle que l'intitule M. Loewe<br />

avec son habituelle modestie, est suivie d'un ensemble d'annexés extrêmement<br />

précieuses : 1. une liste de titres de fonctionnaires (p. 756-768)<br />

accompagnée d'une traduction anglaise (avec les variantes de Dubs, Bielenstein<br />

et de Crespigny) ; la liste est précédée d'une courte présentation<br />

de la structure administrative des Han Occidentaux. 2. des tableaux généalogiques<br />

(p. 768-778) des empereurs et de leurs descendants, mais aussi<br />

de certaines familles (celle de Huo Guang, de Wang Mang, des Fu). 3. les<br />

principales divisions administratives (p. 779-805) ; pour les royaumes,<br />

chaque notice comprend un court historique, les références aux sources, à<br />

l'atlas historique de Tan Qixiang et la localisation actuelle ; les notices<br />

des commanderies suivent le même modèle ; s'y ajoutent les noms des<br />

336


Comptes rendus<br />

gouverneurs connus, avec leurs dates approximatives de fonction. Cette<br />

section est illustrée par neuf cartes (p. 806-812) donnant l'état de l'empire<br />

à différents moments de la période. 4. une bibliographie (p. 813-822), un<br />

tableau des noms, dates, titre posthume, nom de temple des empereurs<br />

Qin, Han et Xin (p. 823), enfin un index thématique (p. 824-837).<br />

L'ouvrage, de maniement très commode, sera le compagnon de<br />

toute personne travaillant sur les Han ; il devrait aussi permettre aux spécialistes<br />

de périodes plus tardives de retrouver facilement le contexte des<br />

allusions et des comparaisons historiques auxquelles ils sont confrontés<br />

dans les écrits des Tang aux Qing.<br />

La générosité de Michael Loewe nous vaut un compagnon au Biographical<br />

Dictionary. Ce second volume, The Men Who Governed Han<br />

China, est le fruit des recherches menées lors de la préparation du dictionnaire<br />

biographique autour d'un certain nombre de problèmes touchant<br />

les concepts sur lesquels s'appuyaient la légitimité et le pouvoir impérial,<br />

l'octroi des titres de noblesse, qu'il s'agisse des rois ou des nobles, les<br />

carrières civiles et militaires, les relations des individus avec les institutions<br />

qui les gouvernaient. L'étude se fonde sur les sources Han transmises,<br />

mais aussi sur des documents que l'on pourrait qualifier d'archives.<br />

En effet, certains textes récemment découverts, comme ceux exhumés à<br />

Yinwan ^"$1, dans l'ancienne commanderie de Donghai jfï$3> en jetant<br />

un jour nouveau sur le gouvernement local, permettent de pénétrer beaucoup<br />

plus en profondeur dans l'histoire de la période.<br />

Dix-huit chapitres, qui sont autant d'études quasiment indépendantes,<br />

composent l'ouvrage. Les conventions sont les mêmes que celles<br />

utilisées dans le Biographical Dictionary, Le texte s'accompagne de trois<br />

figures, de quatre cartes et de six tableaux, d'une bibliographie (p. 634-<br />

647), des dates des empereurs (p. 648-649), des principales charges de<br />

hauts fonctionnaires du gouvernement central (p. 650-652), enfin d'un<br />

index général (p. 653-666).<br />

Le premier (p. 11-37) est consacré aux noms, appellations et titres.<br />

Il consiste en une série de notes, suivies d'exemples, sur l'usage de certains<br />

titres honorifiques Que H|), sur les circonstances au cours desquelles<br />

337


Comptes rendus<br />

on changeait de nom ou de prénom, sur l'emploi que l'on faisait du nom<br />

social, sur les sobriquets.<br />

Le chapitre II (p. 38-88), l'un des plus fascinants, traite, à partir des<br />

documents de Yinwan 2 , de l'administration de la commanderie de Donghai<br />

(sud du Shandong et nord du Jiangsu), qui comptait, à la fin des Han<br />

Occidentaux, plus d'un million et demi d'habitants et constituait l'une des<br />

divisions administratives les plus peuplées de l'empire 3 . M. Loewe présente<br />

et commente sept types de documents : des « cartes de visite » ou<br />

billets d'introduction que les fonctionnaires utilisaient lors de leurs visites,<br />

l'agenda personnel (le Yuanyan ernianji 7Ê|Œ—^IB) d'un fonctionnaire<br />

modeste (salaire de 100 shï) pour l'année 11 av. J.-C, des notes pour le<br />

rapport annuel que les fonctionnaires des provinces devaient adresser à la<br />

capitale, la liste des fonctionnaires en poste dans la commanderie, des<br />

notifications de promotion, un inventaire des armes, véhicules et pièces<br />

d'équipement dans un arsenal, vraisemblablement celui de Chang'an<br />

(étant donné le nombre énorme de pièces - plus de 23 millions - mentionnées<br />

dans cet inventaire (p. 77-78)). Quatre tableaux donnant les<br />

unités administratives de la commanderie, les seigneuries, avec leurs<br />

titulaires, et le nombre de fonctionnaires complètent le chapitre. Ces différents<br />

documents montrent que les seigneuries 4 étaient tenues fermement<br />

sous le contrôle du gouverneur de la commanderie et gouvernées de façon<br />

identique à celle des districts.<br />

Toujours consacré à Donghai, le chapitre III (p. 89-108) présente un<br />

historique de la commanderie, puis du royaume qui la remplaça à<br />

l'époque des Han Orientaux, son importance stratégique, son organisation<br />

administrative, ses enfants illustres.<br />

Le chapitre IV (p. 109-154) est consacré aux modes de recrutement<br />

des fonctionnaires, aux étapes d'une carrière et à la hiérarchie. De nombreux<br />

exemples, classés selon le mode de sélection, sont donnés en fin de<br />

chapitre.<br />

Le chapitre V (p. 155-175) étudie, à travers le cas de Ni Kuan, le<br />

poste de Conseiller impérial (yushi dafu W$l^k.30 et donne la liste de<br />

338


Comptes rendus<br />

tous les Conseillers impériaux pour la période, avec leur date d'entrée en<br />

fonction et les circonstances dans lesquelles ils ont quitté leur charge.<br />

Le chapitre VI (p. 176-206) passe en revue les forces armées, leurs<br />

commandants, les carrières militaires (par rapport aux carrières civiles).<br />

Les chapitres VII (p. 208-250) et VIII (p. 251-278) traitent de la<br />

forme et du contenu des tableaux du Shiji et du Hanshu qui, rappelons-le,<br />

donnent le déroulement chronologique d'événements, la généalogie d'une<br />

famille ou d'une ligne dynastique.<br />

C'est aux seigneuries et à la noblesse Han que M. Loewe consacre<br />

l'important chapitre IX (p. 279-324). Il montre bien que l'anoblissement<br />

est avant tout un dispositif administratif destiné à la fois à récompenser ou<br />

à maintenir la loyauté, et à contrôler les rivalités. Il était conféré aux fils<br />

de rois ou bien au mérite, ou encore par privilège ou faveur. Loewe étudie<br />

l'origine et le développement de ce dispositif 5 , dont l'importance diminua<br />

au fur et à mesure qu'augmenta le nombre de fonctionnaires compétents.<br />

Le chapitre X (p. 325-356) analyse, à partir de l'anoblissement de<br />

descendants des Zhou, des Yin, de Confucius et de Zhou Gong, le recours<br />

au modèle idéal qu'incarnaient les Zhou Occidentaux.<br />

Autre chapitre important (XI, p. 357-400), celui consacré aux<br />

royaumes (zhuhouwang guo). Loewe aborde l'institution elle-même et son<br />

évolution, les différents types de royaumes, leur mode de gouvernement,<br />

les turpitudes de nombre de leurs princes. En appendice est donnée la liste<br />

des royaumes des Han Occidentaux avec les liens que son premier titulaire<br />

entretenait avec l'empereur ou un autre roi, les dates de création et de<br />

suppression. Le chapitre XII (p. 401-420), en annexe au précédent, traite<br />

de l'investiture de trois fils de Wudi comme rois de Qi, de Yan et de<br />

Guangling en 117, et de la controverse que ce privilège suscita.<br />

Les chapitres XIII à XVIII abordent tous, sous différents aspects,<br />

les problèmes de la souveraineté et du pouvoir impérial. Dans le chapitre<br />

XIII (p. 421-456), Loewe reprend la notion de Mandat du Ciel (tianming<br />

;?Cffjï), à partir des textes pré-Han, de ceux du II e siècle, puis des dernières<br />

décennies des Han Occidentaux. Il montre de façon convaincante que ce<br />

n'est qu'à la fin des Han Occidentaux, c'est-à-dire en un temps où la<br />

survie de la dynastie était menacée, que ce concept fut invoqué pour ap-<br />

339


Comptes rendus<br />

puyer l'autorité des empereurs. Il montre aussi que la résurgence sous<br />

Wang Mang de l'idée que le mandat est un attribut essentiel de l'autorité<br />

royale ou impériale va de pair avec l'adoption, au même moment, d'un<br />

principe un peu contradictoire selon lequel les dynasties prospéreraient à<br />

tour de rôle sous la protection d'une des Cinq Phases. Le concept de<br />

Wuxing (Cinq Phases) fait l'objet des chapitres XIV (p. 457-521), pour la<br />

théorie, et XV (p. 496-521), pour ses applications. Loewe en étudie<br />

l'évolution sous les Qin et les Han. Il en vient à la conclusion qu'en dépit<br />

de la place importante des Cinq Phases dans la pratique populaire et<br />

l'adoption peut-être (ce qui reste à prouver avant Wang Mang), d'une des<br />

phases comme symbole protecteur, on ne peut pas être certain que le<br />

système ait été impliqué dans les décisions officielles avant le règne de<br />

Chengdi (33-7 av. J.-C).<br />

La réalité du pouvoir impérial est abordée à travers les décrets et<br />

ordres impériaux (chapitre XVI p. 522-546), à travers les fonctions et les<br />

pouvoirs qu'un empereur pouvait ou était censé exercer (chapitre XVII<br />

p. 547-576), enfin à travers le système matrimonial des souverains Han et<br />

ses conséquences (chapitre XVIII p. 577-633), l'auteur cherchant à comprendre<br />

le rôle de l'empereur, de ses épouses et de la famille de celles-ci.<br />

Dans chacun de ces chapitres, Loewe reprend les problèmes chronologiquement,<br />

règne après règne, depuis Qin Shihuangdi jusqu'à Wang Mang.<br />

Il semble bien, si l'on suit l'auteur, que la personnalité des empereurs ait<br />

été beaucoup moins essentielle que l'institution elle-même. Loewe voit<br />

l'empereur des Han Occidentaux comme un mandataire de jure plutôt que<br />

comme un leader actif (p. 550), également comme une sorte de grand<br />

pontife remplissant des devoirs religieux qu'il est seul qualifié pour assumer<br />

(p. 569).<br />

Ces deux ouvrages monumentaux sont le fruit d'une vie entière passée<br />

dans la familiarité des hautes sphères politiques de l'époque des Han<br />

Occidentaux. Mais l'immense érudition de Michael Loewe n'est ni aride,<br />

ni vétilleuse. Sa vision très neuve du Mandat Céleste et du cycle des Cinq<br />

Phases permet de comprendre combien l'acceptation, au niveau officiel,<br />

de ces notions et de leur influence sur les destinées dynastiques fut longue<br />

à s'imposer. À travers ces notions qui, comme il le montre, ne sont pas<br />

340


Comptes rendus<br />

apparues brusquement pour être ensuite appliquées sans changement tout<br />

au long de la période, c'est à une révision de notre façon d'appréhender<br />

les Han Occidentaux que Loewe nous convie. Il y parvient en retraçant les<br />

problèmes dans leur déroulement chronologique, en analysant de façon<br />

très précise l'origine et l'utilisation des termes techniques et des titres,<br />

enfin en replaçant chaque question abordée dans le temps long. Cette<br />

étude exemplaire est aussi une remarquable mise au point sur le contenu,<br />

l'authenticité et la fortune critique de grands textes de la fin de l'antiquité<br />

et des débuts de l'Empire. Oui, le double Loewe est arrivé, et il ne sera<br />

plus permis désormais de traiter des Han comme d'un système monolithique<br />

si loin de nous.<br />

1 Rafe de Crespigny prendra la relève pour les Han postérieurs.<br />

2 On a découvert en 1993 à Yinwan, dans le nord du Jiangsu, la tombe (M6)<br />

d'un certain Shi Rao Êifti. Cette tombe contenait des documents d'archives sur<br />

bambou et sur bois qui permettent d'entrevoir le travail au jour le jour d'un<br />

fonctionnaire subalterne. Tous datent des années autour de 10 avant notre ère.<br />

3 Les districts importants de la commanderie comptaient plus de 10 000 familles,<br />

soit entre 40 et 50 000 âmes, et étaient administrés par un nombre de fonctionnaires<br />

allant de 60 à 107. Les documents de Yinwan permettent également<br />

d'extrapoler et indiquent que, vers 10 avant notre ère, ce sont peut-être 100 000<br />

fonctionnaires qui, dans les provinces, gouvernaient une population de quelque<br />

57 millions d'individus. On estime de même à environ 30 000 le nombre de<br />

fonctionnaires servant dans les bureaux du gouvernement central.<br />

4 Pour éviter toute confusion avec l'aristocratie européenne fondée avant tout<br />

sur la naissance, M. Loewe traduit hou {j|, chehou fllSrtJl, liehou ^U'gl par « noble<br />

» et utilise, pour désigner les domaines attribués aux fils de rois et à certains<br />

personnages que l'on distinguait ainsi, le terme « nobilities ». Nous employons,<br />

dans le même sens, le mot « seigneurie », dans son acception de<br />

« terre d'un seigneur ».<br />

La collation, effectuée pour le Biographical Dictionary, de près de 800 titres<br />

de noblesse avec la succession de leurs détenteurs montre comment fonctionnait<br />

en pratique la structure hiérarchique de la société Han.<br />

341<br />

Michèle Pirazzoli-t'Serstevens<br />

Directeur d'études, EPHE


Comptes rendus<br />

Les Neuf Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et<br />

ses commentaires. Édition critique bilingue traduite, présentée et annotée<br />

par Karine Chemla et Guo Shuchun. Glossaire des termes mathématiques<br />

chinois anciens par Karine Chemla. Calligraphies originales de Toshiko<br />

Yasumoto. Préface de Geoffrey Lloyd. Paris: Dunod, 2004. xvii-1117<br />

pages.<br />

L'ouvrage monumental de Karine Chemla et Guo Shuchun est une première<br />

mondiale, et ce à deux titres. C'est la première fois, à ma connaissance,<br />

qu'un texte de la Chine ancienne fait l'objet d'une édition critique<br />

bilingue chinois-français richement annotée et qui inclut ses grands commentaires.<br />

C'est aussi la première fois qu'un chercheur chinois et une<br />

chercheuse travaillant dans une langue occidentale mènent à bien une telle<br />

collaboration ; le résultat de vingt ans d'effort commun met à la disposition<br />

de ceux qui lisent le français le texte considéré comme fondateur de la<br />

tradition mathématique chinoise. Ce livre est ainsi une contribution aussi<br />

bien aux études chinoises qu'à une histoire des mathématiques écrite à<br />

l'échelle planétaire. Le texte qu'il donne à lire, les Neuf chapitres sur les<br />

procédures mathématiques (Jiu zhang suan shu flJ^tlfÈffîs) a été inclus<br />

sous les Tang parmi les Dix classiques mathématiques (Suan jing shi shu<br />

ffH-Htl), avec les commentaires de Liu Hui Mllfc (ca. 263) et de Li<br />

Chunfeng ^^JH, (ca. 656), tous deux incorporés dans le présent ouvrage ;<br />

l'ensemble constitue un témoignage primordial sur l'activité mathématique<br />

en Chine depuis les Han jusqu'aux Tang.<br />

L'histoire des mathématiques et la philologie ne sont pas des sciences<br />

exactes ; il n'est donc pas surprenant que les deux auteurs diffèrent sur<br />

certains points de leur analyse. Plutôt que de réduire l'ouvrage à ce qui fait<br />

l'objet d'un consensus parfait entre eux, ils ont choisi de rédiger et de<br />

signer chacun les parties du livre dont ils sont respectivement responsables<br />

; Karine Chemla a traduit en français les parties rédigées par Guo<br />

Shuchun (à l'exception des notes de l'édition du texte chinois, données en<br />

chinois). On a donc un ouvrage à deux voix, qui présente cependant une<br />

grande cohérence.<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

L'ouvrage est divisé en trois parties : « Textes de présentation »,<br />

« Édition critique et traduction », « Glossaire et bibliographie ». La première<br />

partie comporte quatre chapitres (numérotés A, B, C, D ; les chiffres<br />

sont réservés à la désignation de chacun des Neuf chapitres). Une « Présentation<br />

générale » donne des éléments de contexte mathématique et des<br />

clés de lecture ; on y trouve notamment une description de l'effectuation<br />

des calculs au moyen des baguettes à calculer, qui s'appuie sur des ouvrages<br />

mathématiques postérieurs (p. 15-20) ; on y trouve également une<br />

analyse des « Composantes des commentaires » (p. 26-39), qui propose de<br />

lire ceux-ci comme des démonstrations des algorithmes donnés dans le<br />

classique. Suit une « Histoire du texte », qui traite du processus et de la<br />

date de composition de l'ouvrage, ainsi que de l'histoire du texte jusqu'aux<br />

Song. Au sujet de la genèse du texte (p. 54-56), Guo Shuchun opte<br />

pour l'hypothèse selon laquelle les Neuf chapitres auraient été composés<br />

au I er siècle avant l'ère commune à partir de « fragments [... ayant] survécu<br />

aux feux des Qin » (p. 55) ; il retient donc l'idée de Liu Hui, qui a écrit<br />

sous les Wei, soit trois siècles après la date de composition supposée ;<br />

l'absence de référence à l'ouvrage avant le Hou Han shu, alors que le Han<br />

shu mentionne deux ouvrages mathématiques (p. 58), laisse sceptique<br />

quant à cette datation. Dans « Travaux d'édition critique et de recherche »,<br />

qui couvre la période de presque mille ans durant laquelle le texte a été<br />

imprimé en diverses versions, Guo présente et critique les méthodes des<br />

éditeurs successifs. Enfin K. Chemla analyse « La langue mathématique et<br />

les problèmes de sa traduction », dans un chapitre joliment sous-titré « Oscillations<br />

entre l'étrange et l'infidèle » - formule évocatrice pour tous ceux<br />

et celles qui se sont essayés à la traduction de textes chinois anciens. Y<br />

sont abordés la terminologie, l'usage particulier du parallélisme (omniprésent<br />

en chinois classique) en mathématiques, et certains caractères généraux<br />

de la langue.<br />

Viennent ensuite le texte et la traduction, qui sont donnés en parallèle.<br />

Le texte est composé de 246 problèmes, répartis, on l'aura deviné,<br />

en neuf chapitres, et regroupés selon la procédure qui sert à les résoudre.<br />

Pour chaque problème sont donnés successivement l'énoncé (introduit par<br />

jin you -^-ff ou you you XW)> l a solution (introduite par da yue ^f B) et,<br />

343


Comptes rendus<br />

pour chaque groupe de problèmes, la procédure par laquelle ils sont résolus<br />

(introduite par shu yue $sfE3). La liste des chapitres permettra de se<br />

faire une première idée de la classification des sujets couverts :<br />

1<br />

2<br />

3<br />

4<br />

5<br />

6<br />

7<br />

8<br />

9<br />

Titre<br />

Fang tian ^f EB<br />

Su mi H^fc<br />

Cuifen 3gf^<br />

Shaoguang {PM<br />

Shang gong Sfjf]<br />

Junshu i%Hî<br />

Ï7ng ènz« S ^F<br />

Fangcheng Jj^M.<br />

Gougu ^Qfêz.<br />

Traduction<br />

Champ rectangulaire<br />

Petit mil et grains décortiqués<br />

Parts pondérées en fonction des degrés<br />

Petite largeur<br />

Discuter des travaux<br />

Paiement de l'impôt de manière égalitaire<br />

en fonction du transport<br />

Excédent et déficit<br />

Fangcheng<br />

Base et hauteur<br />

Les chapitres regroupent soit des procédures apparentées, soit des<br />

objets du même type. Ainsi le chapitre 8 (le seul dont le titre n'est pas<br />

traduit, faute de certitude quant à son sens) traite-t-il de la résolution<br />

d'équations linéaires ; fangcheng est le nom de la procédure qui y est<br />

décrite. Le chapitre 1, en revanche, traite du calcul d'aires présentées<br />

comme des champs de formes diverses : rectangle, triangle, cercle, calotte<br />

sphérique... Leur résolution met en jeu des procédures aussi diverses que<br />

les règles du calcul sur les nombres fractionnaires et le calcul de la circonférence<br />

d'un cercle (équivalent d'une approximation du nombre n).<br />

L'édition du texte par Guo Shuchun est le fruit d'une vie de travail ; le<br />

« Tableau historique des éditions des Neuf chapitres » sur lequel s'appuie<br />

cette édition est donné en troisième de couverture. Les explications et<br />

commentaires mathématiques sont donnés en français, en partie dans<br />

l'introduction à chaque chapitre, en partie dans les notes à la traduction. Il<br />

344


Comptes rendus<br />

est impossible de résumer celle-ci ; quelques termes sont discutés cidessous<br />

à titre d'illustration des choix qui sous-tendent un tel travail.<br />

Le « Glossaire des termes techniques » présente un intérêt particulier<br />

: alors que ces termes sont généralement absents des dictionnaires de<br />

chinois classique, il est précieux d'avoir une liste du vocabulaire spécifique<br />

aux Neuf chapitres. La ou les traductions choisies pour chaque terme y<br />

sont commentées, avec le plus souvent des renvois à des passages précis<br />

du texte, ce qui permet de comprendre les choix de traduction : ici comme<br />

ailleurs il faut saluer la grande rigueur du travail. Il s'en dégage cependant<br />

l'impression qu'une séparation parfois artificielle ou excessive a été opérée<br />

entre le vocabulaire technique et le vocabulaire courant, autrement dit<br />

entre les Neuf chapitres et leur contexte non mathématique. Pour les termes<br />

qu'on rencontre aussi hors des mathématiques, il est rare que le sens<br />

déduit de leurs usages dans les Neuf chaptires soit confronté explicitement<br />

à ceux donnés dans les dictionnaires. Un lecteur qui ne connaît pas le<br />

chinois n'a pas les moyens de situer ces termes dans un contexte plus<br />

général. Ainsi lei ^jt est traduit par « catégorie, classer » (p. 948-949), yi<br />

M. par « intention, visée, sens, signification, raisonnement, idée » (p.<br />

1018-1022), chacun faisant l'objet d'une longue analyse : on peut se demander<br />

si le sens de ces deux termes est vraiment spécifique à une langue<br />

mathématique ; ne s'agit-il pas plutôt de l'utilisation de concepts généraux<br />

et riches de sens dans une discipline particulière ?<br />

Il arrive aussi qu'un choix de traduction révèle une préconception de<br />

ce que devraient être les mathématiques. Le cas le plus flagrant est celui de<br />

jin you ^Éf ; cette expression, qui ouvre l'énoncé de la plupart des problèmes,<br />

est traduite par «supposons... », «supposons qu'on ait... », ce<br />

qui laisse à penser qu'elle recouvre une supposition ; le lecteur est ensuite<br />

informé que «cette locution [...] peut se comprendre également comme<br />

"Maintenant on a..." ». Or « maintenant on a... » est simplement la traduction<br />

littérale de jin you ; le sens « supposons... », en revanche, n'est ni<br />

cité dans un autre contexte (jin ^ dénote le présent, l'actualité), ni nécessaire<br />

à une interprétation cohérente du texte. De même, you you XW est<br />

traduit par « supposons à nouveau ». Une traduction fidèle n'aurait pas fait<br />

345


Comptes rendus<br />

basculer la traduction dans l'étrange, alors que cette infidélité induira le<br />

lecteur à penser que les auteurs ou compilateurs des Neuf chapitres éprouvaient<br />

le besoin de formuler les énoncés comme des suppositions ; voilà<br />

qui conforte certaines idées reçues sur les mathématiques, mais qui ne<br />

s'impose pas à la lecture du texte original. Ce choix reflète peut-être le<br />

légitime souci exprimé à plusieurs reprises dans le livre de montrer que les<br />

Neuf chapitres ne sont pas un simple recueil de « recettes pratiques », et<br />

qu'ils révèlent au contraire une activité proprement mathématique très<br />

élaborée. Mais l'ensemble du texte suffit à démontrer cela sans qu'il soit<br />

besoin d'introduire des tournures de supposition. De plus l'introduction de<br />

ces tournures gomme le contraste entre l'affirmation et la supposition,<br />

qu'on rencontre ailleurs dans le classique et dans ses commentaires : c'est<br />

jia ling Hx^T, traduit, légitimement cette fois, par « à supposer, supposition<br />

». Si un lecteur qui maîtrise le chinois classique peut se référer au<br />

texte original et choisir sa propre lecture, un tel choix n'est guère accessible<br />

aux mathématiciens et historiens des mathématiques qui ignorent cette<br />

langue ; or ceux-ci seront sans doute les plus nombreux à lire cette traduction.<br />

Le choix minimaliste fait par Dunod quant aux caractères chinois<br />

suggère justement que les sinologues ne constituent pas le public visé au<br />

premier chef par cet ouvrage ' : hormis la bibliographie chinoise et japonaise,<br />

et les entrées du glossaire calligraphiées par Toshiko Yasumoto, le<br />

texte français ne comporte aucun caractère chinois. Cela laisse dans le<br />

vague les termes qui ne figurent pas dans le glossaire parce qu'on les<br />

rencontre ailleurs que dans les Neuf chapitres, et dont certains ne sont pas<br />

traduits (par exemple pangyao ^f|?, p. 51, 52). Cela complique aussi la<br />

tâche des auteurs et des lecteurs lorsqu'il s'agit par exemple de distinguer<br />

shù J|£ et shù fâj, le second étant toujours traduit par « procédure » et le<br />

premier par huit termes différents, dont... « procédure » (p. 485, 486). La<br />

traductrice a dû avoir recours à des apostrophes pour distinguer les caractères<br />

homophones (d'autant plus souvent que le pinyin ne comporte pas les<br />

tons) (p. 898). À l'heure où tout ordinateur personnel peut traiter les langues<br />

d'Asie orientale, il est regrettable qu'un éditeur scientifique choisisse<br />

346


Comptes rendus<br />

de ne pas mettre en œuvre les technologies du XXI e siècle pour mettre à la<br />

disposition du lecteur toute l'information nécessaire.<br />

Le glossaire est suivi par une « Table d'équivalence entre expressions<br />

techniques en français et transcription pinyin des expressions chinoises<br />

correspondantes ». La bibliographie chinoise et japonaise qui suit ne<br />

comporte pas de transcription phonétique ; elle est classée par ordre alphabétique<br />

du pinyin ; dans la meilleure tradition sinocentrique, les auteurs<br />

japonais y apparaissent suivant la prononciation chinoise de leur nom. La<br />

bibliographie en langues occidentales s'ouvre par la liste des précédentes<br />

traductions des Neuf chapitres (p. 1043) : en russe (par Elvira Biérëskina,<br />

1957), en allemand (par Kurt Vogel, 1968) et en anglais (par Shen Kangshen,<br />

John N. Crossley et Anthony W.-C. Lun, 1999). Cette dernière traduction<br />

2 a été faite suivant des choix opposés, et dans une certaine mesure,<br />

complémentaires, à celle dont il est question ici : les problèmes y sont<br />

traduits en langage mathématique moderne, et un inventaire des ouvrages<br />

postérieurs dans lesquels on retrouve chacun de ces problèmes y est donné ;<br />

il faut ajouter à cette liste la traduction en japonais (par Kawahara Hideki<br />

JIIM^ft£> 1980, citée p. 1049). Le français est donc la cinquième langue<br />

(hormis le chinois moderne) dans laquelle ont été traduits les Neuf chapitres<br />

depuis une cinquantaine d'années ; mais c'est la première fois qu'une<br />

une traduction est livrée avec un bilan des nombreux travaux d'analyse du<br />

sens mathématique du classique.<br />

Depuis l'œuvre de Joseph Needham 3 , il est admis qu'on ne saurait<br />

pleinement comprendre la civilisation chinoise - pas plus qu'aucune autre<br />

civilisation humaine - sans prendre en compte ses traditions scientifiques<br />

et techniques. Mais combien de sinologues ont-ils déjà jeté les yeux sur<br />

l'un des innombrables textes issus de ces traditions ? La préface de Liu<br />

Hui aux Neuf chapitres suggère que cette situation n'est guère nouvelle :<br />

« Aujourd'hui, ceux qui aiment le sujet [les mathématiques] sont rares ;<br />

c'est pourquoi malgré le fait que nombreuses au monde sont les personnes<br />

qui ont une culture vaste et approfondie, il n'est pas certain qu'elles soient<br />

capables d'en embrasser immédiatement les différents points de vue et d'y<br />

pénétrer à fond. » (p. 127) Il ne faut pas minimiser la difficulté du texte<br />

soulignée par son commentateur ; l'ouvrage de Karine Chemla et Guo<br />

347


Comptes rendus<br />

Shuchun, qui offre l'occasion de découvrir ou de relire à l'aide<br />

d'excellents outils le « classique mathématique de la Chine ancienne »,<br />

n'en a que plus de valeur 4 .<br />

1<br />

Peu de lecteurs d'Études chinoises se reconnaîtront dans la liste donnée sur le<br />

site web de Dunod : « Mathématiciens ; Historiens des sciences ; Amateurs de<br />

mathématiques, d'histoire des sciences et de civilisations orientales. »<br />

(http://www.dunod.com/pages/ouvrages/ficheouvrage.asp?id=49589)<br />

2<br />

Shen Kangshen, John N. Crossley & Anthony W.-C. Lun, The nine chapters<br />

on the mathematical art. Companion and commentary. Oxford & Pékin : Oxford<br />

University Press et Science Press, 1999.<br />

3<br />

Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge : Cambridge<br />

University Press, 1954.<br />

4<br />

Signalons la parution en 2005 d'une version paperback qui ne coûte que 80 €<br />

au heu de 150 € pour la première édition (110 € par souscription avant parution).<br />

Catherine Jami<br />

CNRS<br />

Vivienne Lo et Christopher Cullen (éd.), Médiéval Chinese Medicine.<br />

The Dunhuang médical manuscripts, Londres, New York : Routledge<br />

Curzon, 2005. xxv-450 pages<br />

Parmi la si vaste et si célèbre collection de manuscrits découverte en 1900<br />

dans une des grottes de Dunhuang (dans l'actuelle province du Gansu), un<br />

certain nombre concernent le domaine médical. Comme on le sait, les<br />

grottes bouddhiques de Dunhuang, situées sur ce que l'on nomma plus tard<br />

la Route de la Soie, en un lieu dont le climat est très favorable à la conservation<br />

des documents sur papier, furent creusées à partir de la fin du IV e<br />

siècle, la période de construction la plus intense (presque 200 grottes) étant<br />

la dynastie des Sui et la première moitié de celle des Tang. La grottebibliothèque<br />

où l'on trouva les manuscrits fut fermée aux alentours de<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

1035, ce qui en a fait une sorte de sanctuaire permettant la transmission de<br />

textes perdus ou modifiés par la suite. Je ne reviendrai pas sur les circonstances<br />

politico-académiques qui virent sortir de Chine la plus grande partie<br />

des documents pour rejoindre principalement Londres (sous les auspices<br />

d'Aurel Stein en 1907) et Paris (par l'intermédiaire de Paul Pelliot, en<br />

1908). Depuis lors, une nouvelle branche de la sinologie (les « Dunhuang<br />

Studies », Dunhuangxue ifcJH^) cherche à exploiter les manuscrits, malgré<br />

les difficultés venant - en partie - de leur éparpillement, à la fois géographique<br />

et linguistique (outre des documents en chinois, on trouve du<br />

sanskrit, du sogdien, du tibétain, du turc, du ouigour, entre autres). C'est<br />

justement pour tenter de remédier à cette dissémination que l'International<br />

Dunhuang Project (IDP) a été fondé en 1994 (voir à ce sujet les sites<br />

http://idp.bl.uk et http://idp.nlc.gov.cn, qui permettent l'accès à un certain<br />

nombre de textes numérisés), et c'est aussi dans ce contexte d'émulation<br />

internationale que s'est tenue à Londres la conférence Dunhuang 2000, à<br />

l'origine de la plupart des chapitres composant le volume fort bien édité<br />

par Vivienne Lo et Christopher Cullen. Dans le très riche et utile appendice<br />

2 de l'ouvrage (p. 374-434, qu'il faut rapprocher de la présentation<br />

générale des documents, due au même auteur, p. 45-58), Wang Shumin -<br />

qui fut la collaboratrice de Ma Jixing - recense en en donnant une description<br />

et un résumé 74 manuscrits, conservés à la British Library, à la BnF, à<br />

l'Institut des Études Orientales de St Pétersbourg , à la Bibliothèque universitaire<br />

de Ryûkoku et dans les Archives chinoises, dont le contenu a<br />

trait, d'une façon ou d'une autre, à la médecine. Ces résumés viennent très<br />

précieusement compléter les deux références désormais classiques sur les<br />

manuscrits médicaux de Dunhuang, les deux éditées par Ma Jixing H$i<br />

JH : Dunhuang guyiji kaoshi SfcllË'É'IIJfHj^P (Étude des textes médicaux<br />

anciens de Dunhuang), Nanchang, Jiangxi kexue jishu chubanshe,1988, et<br />

Dunhuang yiyao wenxian jijiao ^MWM3£.ÈkWl$i (Les textes médicaux<br />

de Dunhuang recueillis et édités), Jiangsu, Jiangsu guji chubanshe, 1998.<br />

Par rapport à ce dernier ouvrage, le texte de Wang Shumin, traduit par<br />

Pénélope Barrett, ajoute quelques compléments venant principalement du<br />

fait que plusieurs fragments ont été identifiés comme appartenant à un<br />

349


Comptes rendus<br />

même manuscrit, d'où une numérotation différente (84 textes dans le Ma<br />

Jixing 1998 et seulement 74 dans le livre qui nous occupe). Mais la grande<br />

différence est, bien sûr, l'absence des textes eux-mêmes : ce n'est évidemment<br />

pas le propos du volume édité par V. Lo et C. Cullen, qui donne,<br />

outre un appendice où l'on trouve les identifications les plus souvent admises<br />

des produits de la materia medica et celui de Wang Shumin déjà<br />

évoqué, seize contributions distribuées en quatre grandes parties, les manuscrits,<br />

les pratiques en relation avec la divination, les traditions médicales<br />

populaires et la pharmacologie.<br />

Plusieurs articles (en particulier ceux de Paul Unschuld et de Zheng<br />

Jinsheng, "Manuscripts as sources in the history of Chinese medicine" et<br />

de Xie Guihua, "Han bamboo and wooden médical records discovered in<br />

military sites from the northwestern frontier régions") proposent une réflexion<br />

non tant sur les documents de Dunhuang que sur l'importance, en<br />

général, des manuscrits pour la perception historique de la médecine chinoise<br />

; sont évoqués en premier lieu les textes des Han excavés de différentes<br />

tombes, ceux très importants de Mawangdui mais aussi de Zhangjiashan<br />

5S^LU, de Shuanggudui SË"É"±§, de Shuihudi M^M et de Fangmatan<br />

tfo.M$&, ou encore de Wuwei |§!;Ji£. Unschuld et Zheng passent<br />

ensuite très rapidement sur Dunhuang pour insister sur des documents<br />

manuscrits médicaux - des prescriptions, en majorité - beaucoup plus<br />

récents (la plupart du XIX e et du XX e siècle) réunis ces dernières années<br />

par Unschuld (dits « manuscrits de Berlin »), qui permettent une approche<br />

de pratiques plus populaires que celles en général évoquées dans les livres<br />

« savants » de médecine.<br />

Abordant plus directement le sujet principal du livre, Zhao Ping'an<br />

(« Comments on the problem of transcription in the Dunhuang médical<br />

manuscripts) donne, par le biais de plusieurs exemples tirés des manuscrits<br />

Pelliot ou Stein, des clés philologiques - utilisables, cela va de soi, dans un<br />

cadre qui dépasse le cas de Dunhuang - pour tenter de résoudre des problèmes<br />

d'interprétation de graphies obscures de caractères.<br />

L'article de Xie Guihua s'intéresse aux manuscrits sur bambou et sur<br />

bois datant des Han qui ont été retrouvés dans les régions frontières voisi-<br />

350


Comptes rendus<br />

nés de Dunhuang, en des lieux qui étaient des postes de garnison ; les plus<br />

importants sont ceux de Wuwei I^Jiîc (excavés en 1972 dans la province<br />

du Gansu), qui proposent des prescriptions médicamenteuses, ainsi que<br />

des points et des interdits d'acupuncture et de moxibustion. D'autres documents<br />

analogues venant de divers sites militaires, mis à jour au cours<br />

des trente dernières années, contribuent aussi à nous renseigner au sujet de<br />

la médecine militaire, un sujet encore trop peu étudié.<br />

Quittons les soldats pour rencontrer les devins. On sait que la perception<br />

et la prise en compte de la maladie dans la Chine médiévale ne<br />

peut être séparée de la pensée et de la pratique divinatoires (ce qui, remarquons-le,<br />

a en partie survécu à la tentative de rationalisation scientifique<br />

de la biomédecine, songeons que de nos jours encore l'on consulte toujours<br />

les médecins). En ce sens, la reprise d'un article de synthèse de Marc<br />

Kalinowski sur les écrits mantiques de Dunhuang - déjà paru par ailleurs -<br />

est la bienvenue ("Mantic texts in their cultural context"), dans la mesure<br />

où il y a une grande proximité intellectuelle entre la catégorie dite shushu<br />

HS^I (Nombres-techniques) et la conception du corps, sain ou malade.<br />

C'est cette proximité que Catherine Despeux s'emploie à mettre en valeur<br />

("From prognosis to diagnosis in Tang China") à partir de l'étude du manuscrit<br />

illustré P. 3390, en montrant que la physiognomonie médicale ne<br />

peut se comprendre que si on la replace dans le contexte plus large de la<br />

physiognomonie divinatoire (xiang ren ^@ A ) ; selon l'auteur,<br />

l'importance de cet art sous les Tang expliquerait qu'un médecin tel que<br />

Sun Simiao plaçait, comme méthode de pronostic et de diagnostic,<br />

l'examen de la complexion plus haut que celui des pouls. Dans un ordre<br />

d'idée analogue, Donald Harper ("Dunhuang iatromantic manuscripts"),<br />

examine les textes de iatromancie, cette dernière étant caractérisée par<br />

l'association de la maladie avec le monde des esprits, l'utilisation des<br />

systèmes calendériques et hémérologiques et des traitements magicoreligieux.<br />

C'est encore dans ce cadre de pensée mantique que doit se comprendre,<br />

pour Liu Lexian ("Love charms among the Dunhuang manuscripts")<br />

un petit traité, inscrit au dos du manuscrit P. 2610, donnant des recettes<br />

351


Comptes rendus<br />

d'obédience magique pour gagner l'amour d'une femme ou d'un homme ;<br />

on trouve d'autres exemples de cette pratique (à vrai dire universelle) dans<br />

les documents médicaux de Mawangdui et, plus tard, dans le Ishinpô H>[j<br />

~ft (984) - ce qui justifie la présence de cet article dans un volume concernant<br />

la médecine. D'une certaine façon, on pourrait faire la même remarque<br />

au sujet de l'excellente contribution de Sumiyo Umekawa ("Tiandi<br />

yinyang jiaohuang dalefu and the art of the bedchamber"), qui s'intéresse<br />

à un long poème attribué souvent à Bai Xingjian âfjfiS, jeune frère de<br />

Bai Juyi. Ce texte peut être apparenté à la tradition de l'« art de la chambre<br />

à coucher» (fangzhongshu Jf-f^TX laquelle traite, d'une manière très<br />

technique, des relations sexuelles ; cependant, l'auteur considère que ce<br />

poème, qui exalte les plaisirs charnels entre un homme et une femme<br />

(mais aussi, accessoirement, entre des personnes du même sexe) sans en<br />

attendre des bénéfices physiologiques, doit être classé dans un genre un<br />

peu différent de celui des traités classiques de l'art de la chambre à coucher.<br />

Il n'en demeure pas moins que sa présence à Dunhuang montre<br />

l'imprégnation des élites Tang par cette culture amoureuse.<br />

Les autres articles, enfin, sont entièrement consacrés à des disciplines<br />

médicales plus attendues. Vivienne Lo aborde les chartes de moxibustion<br />

("Quick and easy Chinese medicine"), arguant que l'on a dans ce cas<br />

affaire à une pratique thérapeutique populaire, transcendant les barrières<br />

sociales. Sakade Yoshinobu ("Daoism and the Dunhuang regimen texts"),<br />

quant à lui, se penche sur deux textes d'inspiration taoïste (entreposés,<br />

rappelons-le, dans une grotte-bibliothèque essentiellement bouddhique)<br />

prônant l'abstinence des céréales et des techniques liées au souffle.<br />

Plusieurs articles se concentrent sur les documents dévolus à la matériel<br />

medica (c'est-à-dire la lignée des bencao J£t$-, terme anachroniquement<br />

rapproché, p. 293, de « pharmacologie »). Mayanagi Makoto fait le<br />

point sur les éditions excavées du Bencao jizhu 2p!pE:J|£}î de Tao Hongjing<br />

(456-536), dont la version en 7 juan dériverait de celle en 3 juan.<br />

Wang Shuming (laquelle, avec 4 textes, est l'auteur de plus du quart de<br />

l'ouvrage) donne une bonne synthèse sur le développement jusqu'aux<br />

Tang de la littérature pharmaceutique ("The Dunhuang manuscripts and<br />

352


Comptes rendus<br />

pharmacology in médiéval China"), tandis qu'elle démontre dans un autre<br />

papier que des passages importants du Tangye jingfa M ; 0ÂWÈ, ouvrage<br />

perdu sur les remèdes cité dans le chapitre bibliographique du Hanshu, se<br />

retrouve dans le manuscrit de Dunhuang Fuxingjue zangfli yongyao fayao<br />

fSfrt£)lil!$fffllifI?è|ç- Ce dernier, dont l'original a été détruit pendant la<br />

Révolution culturelle et dont seules des copies ont survécu, présente le<br />

grand intérêt de contenir des textes où l'action des drogues est explicitement<br />

comprise en se fondant sur la théorie des Cinq agents (wuxing Efx) ;<br />

c'est la preuve qu'il existait déjà sous les Han une école expliquant les<br />

modes d'action des médicaments en fonction de la vision cosmologique<br />

corrélative qui s'était élaborée et imposée naguère, alors que les historiens<br />

de la médecine chinoise avaient tendance à penser qu'une telle démarche<br />

systématique était beaucoup plus tardive (période des Jin-Yuan).<br />

Les deux derniers articles s'intéressent au domaine trop négligé des<br />

formulaires (fangshu Jjlf) et des recettes pharmaceutiques. Celui de Chen<br />

Hsiu-fen, l'un des plus prometteurs du recueil ("Wind malady as madness<br />

in Médiéval China"), fait d'abord le point sur la catégorie nosologique des<br />

atteintes par le vent en liaison avec les désordres psychiques et la folie,<br />

pour montrer ensuite que le Zhibing yaoming wenshu ^hlÊ^ii&SCiÈt<br />

(S. 1467) contient, dans le domaine des traitements médicamenteux de ces<br />

affections, des éléments qui ne se trouvent pas dans les ouvrages médicaux<br />

les plus connus de la Chine médiévale (comme le Waitai miyao ^flf/fs&S?)-<br />

Enfin, Anthony Butler et John Moffett s'essaient ("A treatment for cardiovascular<br />

dysfunction in a Dunhuang médical manuscript") à l'évaluation<br />

rétrospective d'une prescription à base de salpêtre.<br />

Ce n'est pas vouloir nier l'importance des manuscrits médicaux de<br />

Dunhuang que d'affirmer qu'au moins jusqu'à ce jour leur exploitation n'a<br />

pas apporté un changement de perspective historique aussi radical que<br />

celui qu'a pu susciter l'étude des documents des Han mis à jour depuis une<br />

trentaine d'années. On peut espérer malgré tout un approfondissement de<br />

chemins déjà balisés : c'est ce que l'on trouvera ici. Il me semble malgré<br />

tout que, si quelques auteurs tentent de replacer les documents dans un<br />

contexte plus large, il manque un article sur les autres manuscrits de Dun-<br />

353


Comptes rendus<br />

huang, et sur les particularités historiques, politiques (en tant que frontière)<br />

et culturelles de cette région.<br />

Il n'est guère utile de préciser qu'un volume contenant les contributions<br />

d'une quinzaine d'auteurs ne saurait avoir la même cohérence, dans<br />

ses problématiques et dans le niveau d'intérêt, qu'un ouvrage écrit d'une<br />

seule main. Mais, bien présenté et édité, avec peu de coquilles, celui-ci<br />

s'imposera désormais comme indispensable : aux « Dunhuangologues »<br />

historiens de la médecine de lui apporter de futurs compléments !<br />

Frédéric Obringer<br />

CNRS/CECMC<br />

Tze-ki Hon, The Yijing and Chinese Politics: Classical Commentary and<br />

Literati Activism in the Northern Song Period, 960-1127. Albany : State<br />

University of New York Press (SUNY Séries in Chinese Philosophy and<br />

Culture), 2005. xi-217 pages<br />

In this ambitious and well-written study of Northern Song commentaries<br />

on the Yijing, Tze-ki Hon undertakes a séries of comparisons along four<br />

axes. First, he asks how the understanding of the Yijing, represented by the<br />

Wujing zhengyi EfSIEiÉ édition with commentaries by Wang Bi and<br />

Han Kangbo with a subcommentary by Kong Yingda et al. was transformed<br />

over three générations of Northern Song commentaries, taking<br />

works from Hu Yuan, Zhang Zai, and Cheng Yi as his principal texts.<br />

Second, he compares the views of thèse three with each other. Third, he<br />

compares the views of his principal authors with some of their contemporaries:<br />

Hu with Li Gou and Ouyang Xiu, Zhang with Sima Guang and<br />

Shao Yong, and Cheng with Su Shi. Fourth, Hon asks how thèse works<br />

speak to what he identifies as the foremost issues in political culture of<br />

their respective eras: the effort to reestablish civil governance and a leading<br />

rôle for the literati in officialdom prior to 1022 (Hu Yuan), the need<br />

for governmental reform in response to military, fiscal, and personnel<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

crises between 1022 and 1085 (Zhang Zai), and the problem of pervasive<br />

factionalism in officialdom between 1086 and 1128 (Cheng Yi).<br />

Just as the Wujing zhengyi linked political values with a particular<br />

view of cosmic process grounded in the idea of formless and shapeless<br />

originating structures of wu te and the phénoménal realm of you fë, eleventh-century<br />

thinkers linked together their ideas about the processes of<br />

heaven-and-earth and their political views. Yet for the Song thinkers the<br />

message of the cosmos was that humans had a responsibility to participate<br />

in serving the common good through government and their own social<br />

involvement. Hon's discussion of Hu Yuan illustrâtes this. For Hu, the<br />

dualistic processes of heaven-and-earth left the realm of human action<br />

open to choice: what happened in the world depended on human action<br />

rather than heaven's agency. Thus, although the first three Sung rulers<br />

repeatedly asserted their claim to "heaven's mandate," Hu insisted that the<br />

sage was not a dynastie founder (which the claim the heaven's mandate<br />

implied) but one who, thanks to his totalistic understanding, was capable<br />

of "giving assistance the emperor, bringing welfare to the people, and<br />

facilitating the myriad things" (p. 60). The scholar-official, rather than the<br />

hermit who had withdrawn from society, was the true source of wisdom.<br />

He thus had the responsibility to share in ruling the state and correcting<br />

the emperor.<br />

Hon argues that Zhang Zai makes the Yijing into a moral cultivation<br />

text (although as Hon notes Zhang was mainly interested in philosophical<br />

issues in the Xicï), in which the figure of Yan Hui as one who was devoted<br />

to "controlling his mind" (a concept that could use greater élaboration)<br />

and cultivating himself before taking on public responsibilities loomed<br />

large. For Zhang to participate in public life was to do in the human realm<br />

what heaven and earth did in their domain: to continue the ongoing and ail<br />

encompassing process of création, something that literati should take as<br />

their moral duty irrespective of whether they rose to high office. The point<br />

could be strengthened by a discussion of Zhang Zai's ideas about the wellfield<br />

and fengjian Systems, which show in more concrète terms how<br />

Zhang thought his vision could be realized. Hon may be right that Zhang<br />

was responding to the over-production of officiais by the examination<br />

355


Comptes rendus<br />

System, but perhaps for rather différent reasons. In Zhang's sociopolitical<br />

vision the élite would be morally cultivated, to be sure, but it would also<br />

become largely hereditary, something quite at odds with Wang Anshi's<br />

New Policies and its extensive investment in the school and examination<br />

system. Given the choice between blaming the surfeit of officiais on either<br />

the examination System or the continued défense of yin IS privilège, it<br />

sounds to me like Zhang was a defender of hereditary privilège.<br />

Hon's discussion of Cheng Yi's commentary focuses on what it tells<br />

us about Cheng's response to the factional politics of his day. As we might<br />

expect, given Shao Bowen's recollection mat Cheng was the intellectual<br />

leader one of the three factions in the anti-New Policies coalition, he finds<br />

in the commentary a défense of factionalism. But he takes this further to<br />

argue that Cheng saw "no need to distinguish the genuine faction of great<br />

men from the 'false factions' of petty people" (p. 133). Ail officiais were<br />

entitled to form their own factions as their own power bases as corulers of<br />

the empire. This is a strong claim - it would imply that the political course<br />

would be determined by party politics and that there existed no ultimate<br />

standard by which to choose. I can see how this fits with Cheng's vision of<br />

the universe as dynamic, but not how it rhymes with his commitment to<br />

moral cultivation. There is évidence for reaching a différent conclusion. In<br />

contrast to Su Shi, who saw yin and yang as relative, Cheng Yi equated<br />

yang witii the good, thus the hexagram revealed a battle between good and<br />

bad, between yin and yang Unes. The battle apparently would continue,<br />

but this did not mean that humanity was condemned to cycling through the<br />

hexagrams. Rather, I tfûnk we should suppose that Cheng was intent on<br />

showing literati how to learn correctly so that they could gain the yang<br />

position and triumph over evil.<br />

This interesting book raises a methodological issue in the use of<br />

commentaries in the study of intellectual history. A commentary exists<br />

within a cumulative yet changing tradition of commentaries on a given<br />

text and this tradition can be studied on its own terms and for its own sake.<br />

Indeed reading a commentary requires knowledge of the protocols of the<br />

tradition and earlier works. At the same time commentaries are texts<br />

which historical actors created to accomplish something; we can distin-<br />

356


Comptes rendus<br />

guish between what a writer says and what he intends by saying it. In the<br />

eleventh century (but not as much in the eighteenth century) we can look<br />

to a commentary to see what its author has to say about current political<br />

and philosophical issues. This entails the risk of finding what we are looking<br />

for - if we décide that factionalism is the issue (rather than learning to<br />

be a sage or learning to attain moral certainty) then we will read the commentary<br />

with this in mind. One strategy would be to use the commentary<br />

to define the issues of the day - for example, by conducting the kind of<br />

content analysis that would allow us to show what at least this writer<br />

thought the issues were. There is yet another problem. If we treat commentaries<br />

as vehicles for expressing ideas, then why should we limit ourselves<br />

to commentaries on one classic (why is the Yijing more appropriate<br />

than the Chunqiu if we want to see how literati were responding to currents<br />

in political culture?), in fact why should we limit our inquiry to<br />

commentaries at ail? The major intellectual vehicle for most of the literati<br />

treated in this book was not an Yijing commentary. The challenge is to<br />

strike a balance between studying the issues that defined intellectual life<br />

and studying the objects that people used to express themselves. This book<br />

illustrâtes both the promise, and the difficulty, of achieving this.<br />

Peter K. Bol<br />

Harvard University<br />

Cecilia Lee-fang Chien, Sait and State. An Annotated Translation of the<br />

Songshi Sait Monopoly Treatise, Center for Chinese Studies, The University<br />

of Michigan (Michigan Monographs in Chinese Studies 99), Ann<br />

Arbor, 2004. xliii-365 pages.<br />

Comme l'indique son titre, l'ouvrage de C. Chien est une traduction du<br />

traité du monopole du sel du Songshi, précédée d'une préface qui dit<br />

l'intérêt de ce travail - inédit en anglais - et d'une introduction qui éclaire<br />

les arcanes du monopole. Son livre est le fruit d'une thèse dirigée par Peter<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

K. Bol et soutenue voici quelques années. Dans les recettes de l'État, au<br />

long de la période impériale, les revenus du sel se classaient juste derrière<br />

l'impôt foncier et sous la dynastie Song, ils fournissaient plus de 50 % des<br />

rentrées du fisc. Pour aider ses lecteurs peu familiers avec l'histoire chinoise,<br />

l'auteur a ajouté quelques utiles annexes, un tableau des poids et<br />

mesures, une liste des empereurs de la dynastie, plusieurs index et surtout<br />

un remarquable atlas de 15 cartes indiquant pour chaque province les sites<br />

de production du sel, le type de sel produit, les circuits de distribution<br />

(routes du sel), les foyers de consommation, le siège de l'administration du<br />

monopole. Il est dommage que l'ordre des cartes ne suive pas fidèlement<br />

l'ordre des entrées du traité, mais le défaut, mineur, est sans conséquence.<br />

Les sinisants regretteront sans doute aussi l'absence du texte chinois,<br />

palliée imparfaitement par un glossaire de caractères à la fin de l'ouvrage.<br />

Les 496 chapitres du Songshi furent compilés sous la dynastie mongole<br />

des Yuan et imprimés en 1345. Les chapitres 181 à 183 sur le sel<br />

représentent 64 des 413 pages du Traité des denrées et des monnaies (Shihuozhi<br />

^StïÈO, qui puise lui-même largement dans le plus volumineux<br />

Song huiyao jigao (que C. Chien convoque abondamment) mais présente<br />

tout de même une bonne vue d'ensemble de l'économie politique Song '.<br />

D'autres sources contemporaines ont été mobilisées pour fournir un tableau<br />

aussi complet que possible de la géographie, des techniques de production,<br />

des conditions sociales, de l'administration et des revenus du<br />

monopole. Ce n'est pas le moins surprenant pour le lecteur occidental de<br />

voir ce foisonnement de sources parallèles, présentées p. 86-90, grâce<br />

auquel on suit l'évolution d'un budget sommaire, recettes, dépenses, excédent<br />

ou déficit, et invention de la « monnaie volante » (feiqian Jflii).<br />

« Parmi tous les revenus collectés - grain, monnaie, différents monopoles<br />

- le gouvernement considérait le sel comme l'élément décisif qui garantissait<br />

la valeur des autres. Le papier monnaie dépendait de réserves suffisantes<br />

de métaux précieux alimentées par les recettes du monopole du sel »<br />

(p. 39). L'édition est un modèle d'érudition et d'analyse, chaque rubrique<br />

est d'une extrême richesse.<br />

358


Comptes rendus<br />

L'introduction, remarquable, occupe 90 pages. D'emblée, l'auteur<br />

nous dit que « le monopole du sel dans la Chine pré-moderne est un outil<br />

quasi-parfait pour comprendre l'économie politique chinoise dans son<br />

ensemble ». Il était en effet chargé de contrôler la production strictement<br />

réglementée, de superviser le transport et l'action des marchands et de<br />

vendre le produit. Producteurs et marchands travaillaient sous la surveillance<br />

d'une administration dont les représentants étaient, de tous, ceux qui<br />

donnaient le plus de soucis à l'État à cause de leurs multiples infractions.<br />

L'examen des problèmes du monopole comme système de contrôle par le<br />

gouvernement, de gestion des ressources, d'impulsion de l'action des<br />

administrations locales, de mode même de gouvernement, ses bénéficiaires,<br />

son impact, imposent de le replacer dans un contexte politique et économique<br />

élargi qui s'ouvre bien avant les Song. L'auteur rend ici un juste<br />

hommage aux travaux menés depuis un quart de siècle par Guo Zhengzhong<br />

fPIEJÈ, qui ont parfaitement balisé le terrain. Le sel est à l'origine<br />

même de l'histoire de la Chine : le légendaire Empereur jaune, après avoir<br />

triomphé des tribus et imposé son contrôle sur le célèbre lac salé du<br />

Shaanxi, devint le maître des plaines du Fleuve jaune et le sel, l'instrument<br />

du processus d'assimilation des tribus. À l'opposé et de façon paradoxale,<br />

durant la période des Printemps et Automnes, au cours des luttes pour<br />

l'hégémonie entre États rivaux, le gouvernement de Jin refusa de déplacer<br />

sa capitale près d'un marais salant car une telle source de richesse rendrait<br />

le peuple paresseux et appauvrirait le gouvernement. Dès 645 av. J.C., le<br />

Guanzi justifiait idéologiquement l'institution de l'impôt du sel, une taxe<br />

indolore à laquelle personne ne peut échapper et qui rapporte beaucoup.<br />

C'est seulement en 119 av. J.C., à la faveur des guerres au-delà de la<br />

Grande Muraille et pour financer la politique de développement de la<br />

dynastie Han, qu'il fallut instituer un monopole du sel aux dimensions de<br />

l'empire, c'est-à-dire concentrer production, transport et vente entre les<br />

mains des fonctionnaires, monopoliser toute l'économie du sel, en fournissant<br />

l'équipement aux producteurs recrutés parmi les paysans sans terre,<br />

en fixant la taille des bassins d'évaporation et la quantité journalière de sel<br />

à produire. L'administration du sel fut placée sous l'autorité du ministère<br />

de l'agriculture, le produit de l'impôt voué à la défense et, par conséquent,<br />

359


Comptes rendus<br />

lié aux achats de fer pour les armes. Cette relation justifia le débat sur le<br />

sel et le fer devant le tribunal où s'opposèrent les confucianistes qui protestaient<br />

contre les trop lourdes charges imposées au peuple, et les légistes<br />

qui ne voyaient pas d'autre moyen de réduire le déficit des finances publiques.<br />

En somme, les controverses sur l'impôt sont aussi vieilles que<br />

l'impôt lui-même et, en Chine, tout fut plus précoce, comme j'avais tenté<br />

de le montrer dans l'étude comparative qui concluait la table ronde du<br />

CNRS, L'impôt du sel en Europe (XIII e - XVIIf siècles), parue sous le titre<br />

Le roi, le marchand et le sel, Saline royale d'Arc-et-Senans (23-25 septembre<br />

1986), Lille 1987. Dans une bibliographie abondante, surprend<br />

l'absence de mention de la thèse d'Helen Dunstan, The Ho-tung Sait Administration<br />

in Ming Times, soutenue à l'Université de Cambridge en 1980.<br />

Peut-être ce travail a-t-il été jugé hors de propos pour la période étudiée ou<br />

est-il resté dactylographié et confidentiel ; pourtant, dans une perspective<br />

comparatiste il avait son utilité.<br />

Voilà comment fonctionnait le monopole sous les Tang après la réforme<br />

de Liu Yan (759-760) : l'administration de l'empire fut répartie en<br />

deux zones : l'est approvisionné en sel de mer, l'ouest en sel de bassins ou<br />

de puits (sel terrestre). Ces deux zones furent divisées en unités plus petites,<br />

mieux à même d'élaborer les méthodes d'extraction adaptées à chaque<br />

type de sel. L'État laissait la distribution à l'initiative des marchands, mais,<br />

pour gérer la production et la vente du sel aux marchands, il établissait des<br />

agences, les chang i|§, que l'on peut traduire par « saline », l'échelon<br />

inférieur de l'administration où des fonctionnaires vendaient en gros le sel<br />

taxé aux marchands. Dès lors, le transport et la revente retrouvaient leur<br />

liberté... à condition de vendre une quantité fixe de sel et de rendre des<br />

comptes à l'administration. Pour compenser ces contraintes, les marchands<br />

de sel jouissaient d'un statut privilégié - l'exemption de corvée et de la<br />

taxe foncière - et de la protection publique. La réforme multiplia le rendement<br />

de l'impôt par 15 (6 millions de ligatures).<br />

Le fondateur de la dynastie Song, Zhao Kuangyin, et son successeur,<br />

Taizong, appliquèrent un principe simple, appelé qianggan ruozhi ^jj^ii<br />

U, littéralement « fortifier le tronc en coupant les branches », c'est-à-dire<br />

360


Comptes rendus<br />

renforcer le gouvernement central aux dépens des autorités locales. Transposé<br />

dans l'économie du sel, ce principe trouva son application dans les<br />

conflits d'intérêt surgis entre les groupes impliqués dans les prises de<br />

décisions fiscales, depuis l'empereur soucieux de passer pour le bienfaiteur<br />

de son peuple jusqu'à l'administration des districts qui aurait aimé se<br />

réserver les revenus du monopole (p. 14) ; mais le conflit opposait bien<br />

davantage encore les sauniers, marchands et consommateurs à<br />

l'interventionnisme de l'État dont les divers représentants, officiers du sel<br />

ou intendants militaires, cherchaient à maximiser les revenus de l'impôt.<br />

On remarquera combien l'auteur de ce bel ouvrage exprime dans une<br />

langue claire une pensée claire. Et c'est heureux, car qui n'est pas familier<br />

de l'histoire de l'Empire du Milieu peine quelquefois à s'orienter dans la<br />

complexité des rapports inter-États, malgré la qualité des cartes. Les rapports<br />

entretenus entre les Song et les royaumes voisins, Liao, Xixia et Jin,<br />

tous riches de sel et dotés d'une administration du monopole (du sel), sont<br />

traités de manière trop allusive (p. 15-16) : le sujet aurait gagné à être<br />

précédé d'un bref exposé de géographie historique. La césure de 1127<br />

quand l'unique survivant de la maison impériale, Zhao Gou, fonde la<br />

dynastie des Song du Sud, qui gouverne la Chine du Sud, ne contribue pas<br />

à éclairer cette situation confuse.<br />

Après avoir décrit le circuit emprunté par le monopole, achat du sel<br />

aux producteurs et revente en gros aux marchands ou au détail aux<br />

consommateurs, l'auteur passe en revue les régions de production, à la fois<br />

sous l'angle des techniques et de l'administration du monopole. La Chine<br />

des Song exploitait, selon deux méthodes (évaporation solaire ou techniques<br />

ignigènes) qui livraient un sel fin, quatre types de salines : les puits<br />

salés au Sichuan, les bassins du vaste lac salé Xie au Shaanxi, le sel terrestre<br />

extrait des sols alcalins du Hedong, peu abondant et destiné à la<br />

consommation locale, et le sel marin sur le littoral sud-est qui procurait les<br />

revenus les plus abondants, surtout au Huainan et au Liang-Zhe. Au début<br />

de la dynastie, la production annuelle totale s'élevait à 220 millions de jin<br />

(que l'auteur traduit par « catties », 1 jin = 1 1/3 livre avoirdupoids, soit<br />

603 g), dont 2/3 étaient du sel marin, 1/5 du sel du lac salé et 7 % du sel de<br />

puits. En 997, les revenus du sel atteignaient 2,4 millions de ligatures. De<br />

361


Comptes rendus<br />

60 à 70 000 foyers, soit plus de 100 000 travailleurs étaient employés à la<br />

production. Les sauniers ne pouvaient changer de travail, déménager,<br />

dissimuler le sel produit ni le vendre à titre privé, sous peine de châtiments<br />

sévères. Si cette main-d'œuvre ne suffisait pas, le gouvernement employait<br />

des soldats ou des condamnés, des forçats. Les sauniers avaient tendance à<br />

tourner les difficultés (baisse de leur revenu, rémunération insuffisante...)<br />

en produisant du sel clandestin pour le vendre en contrebande. C'était le<br />

plus sérieux obstacle au bon fonctionnement du monopole (p. 47), dont les<br />

fonctionnaires tentaient de réprimer la fraude par des punitions collectives<br />

et renforçaient la réglementation, en fixant les jours de « cuisson » et les<br />

quotas de production. Ce sont là réponses de partout, d'Europe aussi, et de<br />

tous les âges. En réalité, le monopole du sel, incapable de choisir, oscilla<br />

entre deux politiques : un réformateur uniquement soucieux d'améliorer<br />

les revenus de l'État, Lu Bing, n'hésita pas dans les années 1070 à exiler<br />

12 000 personnes soupçonnées de contrebande et à créer un système de<br />

« régiment et palissades » (tuanzha Hfflfî) qui enfermait les sauniers dans<br />

des enceintes de murs et fossés, par douzaine de foyers, avec un four (pour<br />

bouillir l'eau) et des magasins de stockage, les Song du Sud abandonnant<br />

cette politique de coercition et multipliant au contraire les incitations -<br />

prêt de matériel ou de bêtes de trait, prêt d'argent, exemption des autres<br />

corvées.<br />

La coercition allait bien au-delà de la production, elle était au cœur<br />

du transport accompli par des convois de sel. Les fonctionnaires du monopole<br />

obligeaient la population à transporter du sel au titre de la corvée due,<br />

par les fleuves ou par voie de terre. Un convoi de 10 à 30 barques transportait<br />

5 000 sacs (de 300 jiri). Durant le règne de Shenzong, 170 convois<br />

(tuangang BU) étaient organisés de manière régulière (faut-il entendre en<br />

permanence ou chaque année ?). L'administration faisait construire ses<br />

propres bateaux grâce à la corvée ou réquisitionnait ceux des particuliers,<br />

fournissait la nourriture et un salaire aux travailleurs qui, en période de<br />

chômage, retournaient à la mendicité.<br />

L'aspect le plus novateur du fonctionnement du monopole du sel en<br />

Chine, par rapport à ses homologues européens, au reste plus tardifs, ré-<br />

362


Comptes rendus<br />

side dans le système des « bons d'achat », grâce auquel le pouvoir impérial<br />

distribuait le sel aux marchands dès lors chargés de le transporter et de le<br />

vendre. La vente de ces vouchers lui procurait la masse de ses revenus<br />

cash mais garantissait aussi des services vitaux (p. 62). Le système est né<br />

des nécessités de la guerre contre les nomades des steppes du nord, notamment<br />

lors de l'offensive khitan des années 980 qui exigeait<br />

d'approvisionner l'armée des frontières en vivres, armes, chevaux et renforts.<br />

Pour encourager les marchands à tenter l'aventure sur une frontière<br />

menacée, le gouvernement leur offrait des certificats (jiaoyin 5£3 I). Il fit<br />

de même à l'égard de ceux qui transportaient vers la capitale l'or, l'argent<br />

ou la soie. Ces certificats suppléaient la pénurie de numéraire. Leur valeur<br />

tenait compte du coût des marchandises et de la durée du transport qui en<br />

augmentait le prix. Émis par le Bureau des Monopoles (quehuowu $£M<br />

J£)» l es vouchers étaient changés dans la capitale pour du cash ou dans les<br />

provinces pour des marchandises locales, thé, encens, ivoire, puis l'alun et<br />

bientôt le sel du lac Xie. Quand la situation s'aggrava, au cours des années<br />

1040, le sel de mer fut ajouté pour attirer de nouveaux marchands. Le<br />

système souffrit d'abus, notamment quand les marchands gonflaient le<br />

prix des fournitures pour accroître leurs profits : l'État supportait les pertes.<br />

Il fallut perfectionner ce système. Au milieu du XI e siècle, l'État remit des<br />

vouchers aux marchands qui les payaient en or, argent, numéraire ou papier-monnaie<br />

dans la capitale ou dans certaines préfectures. À chaque<br />

voucher était assigné une certaine quantité de sel à prendre sur un site de<br />

production désigné. Il revenait aux marchands d'organiser le transport du<br />

sel, ce qui épargnait aux préfectures l'organisation et le coût des corvées.<br />

Dès lors le système devint la clé de voûte de la finance publique. En clair<br />

il équivalait à obtenir un crédit anticipé des marchands remboursés avec<br />

des livraisons de sel. Le système, qui couvrait 80 % des coûts de la défense<br />

des frontières, encourageait le gouvernement à multiplier les certificats<br />

pour collecter les métaux précieux, ce qui abaissait le cours du sel.<br />

Deux siècles plus tard, quand l'empire en crise affronta les Mongols, un<br />

haut fonctionnaire porta ce jugement : « La vie du peuple est de plus en<br />

plus dure, les troupes toujours plus faibles, le déficit empire et les manda-<br />

363


Comptes rendus<br />

rins sont toujours plus impudents. » Les salines, dévastées, étaient abandonnées,<br />

les sauniers devenaient bandits de grand chemin, des insurrections<br />

éclataient, les Mongols se rendaient maîtres du pays.<br />

C. Chien conclut sur l'incapacité du monopole du sel à augmenter<br />

durablement les revenus de l'État tout en préservant le bien-être de la<br />

population. L'un exclut l'autre ! Mais n'en va-t-il pas de même de tout<br />

impôt auquel il est demandé de financer les dépenses publiques ? La question<br />

posée était celle-ci : pour repousser la pression des nomades aux<br />

frontières, il fallait augmenter les dépenses militaires et les effectifs de<br />

l'armée et appeler le monopole à financer ces dépenses. Mais les nomades<br />

ont triomphé successivement des Song du Nord puis des Song du Sud et<br />

réunifié la Chine sous leur joug. Pendant ce temps, les hauts prix du sel<br />

favorisaient les plus riches, encourageaient la corruption des fonctionnaires<br />

et la contrebande, voire la rébellion, tandis que la politique du sel se<br />

heurtait aux traditionnels conflits d'intérêts à l'intérieur même de la bureaucratie.<br />

L'auteur pose une question d'actualité : « qui travaille le mieux,<br />

une économie administrée ou l'entreprise pilotée par le marché ? » Visiblement,<br />

personne n'a la réponse, mais il faut savoir gré à Cecilia Chien<br />

d'avoir mis à la disposition du lecteur ignorant la langue chinoise une<br />

source si précoce et une présentation critique d'une telle richesse.<br />

1 Christian Lamouroux a récemment livré une présentation et une traduction<br />

magistrales du chapitre consacré aux comptes publics. Voir Fiscalité, comptes<br />

publics et politiques financières dans la Chine des Song. Le chapitre 179 du<br />

Songshi, Paris, Collège de France, Bibliothèque de l'Institut des Hautes Études<br />

Chinoises XXXIII, 2003.<br />

Jean-Claude Hocquet<br />

Directeur de recherche émérite, CNRS<br />

Université Lille-3<br />

364


Comptes rendus<br />

Stephen Eskildsen, The Teachings and Practices of the Early Quanzhen<br />

Taoist Masters, New York : State University of New York Press, 2004.<br />

274 pages<br />

L'ordre Quanzhen %Jt est, avec le Zhengyi iE - , l'un des deux principaux<br />

courants officiels du taoïsme au moins depuis les Ming. Longtemps<br />

négligé en Occident, il a commencé à être mieux connu grâce à une thèse<br />

de Yao Tao-chung datant de 1980. Plus récemment, trois spécialistes<br />

français (Vincent Goossaert, Pierre Marsone et Adeline Herrou) ont apporté<br />

une contribution notoire à la connaissance de cette école, le premier par<br />

une approche essentiellement historique et sociologique, le deuxième par<br />

une étude détaillée des hagiographies relatives aux fondateurs de ce mouvement<br />

et la troisième par l'étude ethnologique d'un temple Quanzhen<br />

contemporain dans le Henan. Stephen Eskildsen, l'auteur du présent ouvrage,<br />

professeur associé à l'université de Tennessee, étudie depuis 1986<br />

le Quanzhen sous un angle quelque peu différent, celui des pratiques religieuses<br />

de ce courant. Son ouvrage, The Teachings and Practices of the<br />

Early Quanzhen Taoist Masters, porte sur les croyances et les pratiques de<br />

l'école taoïste du Quanzhen pendant la période de sa formation entre le<br />

XII e et le XIII e siècles. Il se présente comme une œuvre de synthèse ; les<br />

chapitres 3, 4, 6, 8, et 9 sont des versions révisées de chapitres de sa thèse<br />

de 1989 intitulée « Croyances et pratiques dans le taoïsme Quanzhen de la<br />

première période » ; le chapitre 5 est une version remaniée de son article<br />

"Seeking 'Signs of Proof : Visions and Other Trance Phenomena in Early<br />

Quanzhen Taoism" paru en 2001 dans le n° 29 du Journal of Chinese<br />

Religions et les autres chapitres sont le fruit de recherches menées à Hong<br />

Kong entre 1997 et 1998.<br />

Le chapitre d'introduction présente l'histoire du mouvement à ses<br />

débuts. L'auteur jette quelque lumière sur la provenance sociale des sept<br />

maîtres fondateurs et leur rattachement antérieur ou non à une école<br />

taoïste ; il met en valeur certaines de leurs capacités, comme leur pouvoir<br />

de guérison ou leur compassion qui ont pu attirer les fidèles, thèmes qui<br />

sont développés parmi d'autres dans le cours de l'ouvrage. Il rappelle<br />

l'essor rapide de ce mouvement sous les Mongols, le coup qui lui fut porté<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

en 1255 sous l'influence des bouddhistes, et son nouvel essor à peine une<br />

décennie plus tard. Il fait le point sur des caractéristiques associées à cette<br />

école qualifiée de « nouvelle religion taoïste », comme l'importance des<br />

éléments bouddhiques, la mention des trois doctrines, l'intérêt pour certaines<br />

valeurs confucéennes, autant d'éléments qui, selon lui, sont déjà présents<br />

dans les anciennes écoles du taoïsme et ne suffisent pas à caractériser<br />

ce mouvement. Pour lui, sa nouveauté réside essentiellement dans<br />

l'importance du neidan f^f^ (alchimie interne) en remplacement des<br />

anciennes méthodes taoïstes de méditation et dans la fonction thérapeutique<br />

des maîtres.<br />

Stephen Eskildsen a choisi neuf thèmes principaux pour brosser en<br />

neuf chapitres un tableau synthétique de la vie des adeptes du Quanzhen et<br />

de leurs pratiques. Certains chapitres se caractérisent par leur originalité et<br />

leur nouveauté comme ceux sur les visions et les phénomènes de transe,<br />

sur les pouvoirs miraculeux des maîtres et sur leur charisme ; d'autres,<br />

plus classiques, comme l'importance de la culture de l'esprit, l'ascétisme<br />

(déjà bien traité par Vincent Goossaert notamment dans un article de 1999<br />

auquel l'auteur du présent ouvrage ne fait pas référence), les pratiques de<br />

longévité, reprennent des éléments déjà bien connus, mais en apportant ici<br />

un grand nombre de traductions d'extraits des textes eux-mêmes.<br />

Le chapitre II offre une vision d'ensemble de la pratique personnelle<br />

qui s'insère dans le contexte Song d'une intégration encore plus forte que<br />

sous les Tang des trois enseignements (bouddhisme, taoïsme, confucianisme).<br />

La connaissance du cœur/esprit s'acquiert selon des méthodes<br />

analogues à celles du bouddhisme Chan, dans une quête incessante vers la<br />

clarté et la pureté de l'esprit. Ce sont là des éléments bien connus par les<br />

travaux antérieurs, qui méritaient un approfondissement. Une mise en<br />

parallèle avec d'autres sources, bouddhiques et taoïstes, aurait permis de<br />

mieux analyser en quoi la pratique de la culture de l'esprit dans le Quanzhen<br />

se situait dans la continuité des anciennes pratiques taoïstes ou<br />

bouddhiques et en quoi elle innovait. On aurait pu s'attendre notamment à<br />

une comparaison avec les écrits et les activités de maîtres Chan contemporains<br />

de ces maîtres Quanzhen. Or, si Stephen Eskildsen souligne de temps<br />

à autre la parenté entre les descriptions Quanzhen et le discours de maîtres<br />

366


Comptes rendus<br />

Chan (il mentionne des maîtres antérieurs comme Linji [mort en 866], cité<br />

p. 22, et Dazhu Huihai [ca. 780], p. 24), la comparaison reste imprécise et<br />

superficielle. Bien d'autres passages méritaient une comparaison semblable,<br />

par exemple celui sur la « non-pensée » (p. 30), notion empruntée au<br />

Chan mais traitée de façon particulière par Yin Zhiping. Par ailleurs, certains<br />

emprunts au vocabulaire bouddhique sont mis en évidence, d'autres<br />

non. Enfin, la mention dans le titre du chapitre de « clarté et pureté »<br />

(qingjing fmW)> invitait à un discours sur le Qingjing jing |5 (Écrit de la<br />

clarté et de la pureté), texte taoïste majeur, commenté notamment par Liu<br />

Tongwei, disciple de Wang Zhe zEB (Chongyang W$k, 1113-1170),<br />

maître fondateur du Quanzhen et qui fera plus tard partie de sa liturgie.<br />

Le chapitre IV sur la culture de la santé et de la longévité, tout en<br />

s'appuyant toujours sur les poésies ou entretiens des maîtres fondateurs,<br />

ajoute à ces sources deux écrits, le Chongyang zhenren jinguan yusuo jue<br />

WLWbMAsÈM^S-Mlk attribué à Wang Zhe et le Dadan zhizhi ^fîHlfg<br />

attribué à Qiu Chuji Jj|5|H||| (1143-1227), dont l'authenticité a été mise en<br />

doute par la majorité des spécialistes, ce dont Stephen Eskildsen est bien<br />

conscient ; mais il argue que leur contenu comparé aux autres sources<br />

permet de conclure à leur authenticité ou du moins à leur valeur comme<br />

témoignage des pratiques des premiers maîtres Quanzhen. Il présente donc<br />

dans ce chapitre les principales techniques de cette école, depuis les jeûnes,<br />

la gymnastique, la sexualité largement condamnée par les adeptes de cette<br />

première génération, jusqu'aux techniques alchimiques qui ne visent pas<br />

l'immortalité physique (le problème est évoquée très rapidement au début<br />

du chapitre, p. 57-58) et aux méthodes de guérison. Ce dernier thème est<br />

l'un des points forts du chapitre, qui montre de façon convaincante combien<br />

les talents de guérisseur des maîtres tels que Wang Zhe et Ma Yu ,1§<br />

|3s (Danyang ^pl) ont contribué à la notoriété de ce courant et combien<br />

les causes des maladies (confusion de l'esprit, émotions, émissions du<br />

corps, pollutions nocturnes, mauvais esprits) ainsi que les méthodes de<br />

guérison (conduite morale et disciplinée, confession, eau talismanique,<br />

pureté et calme de l'esprit, pratiques alchimiques) sont fréquemment exposées<br />

dans les textes Quanzhen.<br />

367


Comptes rendus<br />

Le chapitre VI met bien en relief certains traits des hagiographies<br />

des premiers maîtres Quanzhen, véritables thaumaturges qui, s'ils ne recherchaient<br />

pas les miracles, paraissent s'en être servi pour convertir. Les<br />

descriptions sont riches en emprunts au bouddhisme ou en leurs adaptations<br />

taoïstes, ce dont l'auteur ne semble pas conscient. Il y avait, là aussi,<br />

matière à approfondir les relations du Quanzhen avec le bouddhisme et à<br />

répondre de manière plus précise au problème posé en introduction, à<br />

savoir la nouveauté ou non des éléments bouddhiques dans cette école.<br />

Ainsi, l'emploi de termes comme fashen fêMr « corps de Loi », shentong<br />

}$jj|, siddhi ou superpouvoirs, la description rapportée p. 118 d'individus<br />

jadis capables de voler qui s'alourdirent dès qu'ils goûtèrent la nourriture<br />

terrestre (qui évoque celle donnée dans les premiers textes bouddhiques<br />

sur le dhyâna), l'idée de Dao latent en chaque être (qui rappelle la théorie<br />

bouddhique du tathâgatagarbha ou « réceptacle d'éveil ») sont autant<br />

d'éléments parmi d'autres qui méritaient d'être soulignés.<br />

Le thème de la mort et de la façon de bien mourir selon les Sept<br />

Parfaits fait l'objet du chapitre VII. Stephen Eskildsen y brosse un tableau<br />

des conceptions de la mort et de l'immortalité dans le Quanzhen du XII e -<br />

XIII e siècle. Il y souligne la similitude entre la conservation du cadavre ou<br />

les pratiques de jeûne avant la mort et les pratiques d'automomification<br />

bien connues dans le bouddhisme Chan et Tiantai ; il mentionne d'ailleurs<br />

que les hagiographies rapportent le cas de deux taoïstes des Song pratiquant<br />

l'alchimie interne et qui ont laissé un corps momifié. Là encore, à<br />

propos de la mort, on pouvait relever bien d'autres analogies avec le<br />

bouddhisme, principalement dans les écoles Chan et Huayan des Song : le<br />

fait de mourir sans maladie, de laisser un poème d'avant la mort (on pense<br />

au très bel ouvrage de Paul Demiéville sur les poèmes d'avant la mort des<br />

maîtres Chan), de choisir le moment de sa mort et de partir assis en lotus<br />

(ce que les maîtres Chan appelaient zuohua #Ht, « se métamorphoser<br />

dans l'assise »). Comme Eskildsen le mentionne dans le chapitre VIII sur<br />

la compassion des premiers maîtres, ceux-ci ne manquaient pas d'inviter<br />

leurs fidèles à réfléchir sur la mort et à employer l'image du squelette ;<br />

368


Comptes rendus<br />

mais il ignore les articles de Wilt Idema sur la contemplation du squelette,<br />

pratique de contemplation spécifique et fondamentale dans le Quanzhen.<br />

Enfin, l'auteur ne pouvait pas faire l'impasse sur le problème des<br />

rituels dans le Quanzhen. On sait en effet que les maîtres de ce mouvement<br />

n'ont pas écrit ni créé de rituels particuliers, bien qu'ils en aient exécuté.<br />

Ce chapitre a le mérite de réunir des matériaux sur les différentes mentions<br />

de rituels dans les œuvres des premiers maîtres et de voir de manière plus<br />

précise le rôle que ces activités ont joué dans ce courant. Il ressort par<br />

exemple de ces sources que Wang Zhe considérait bien le rituel comme<br />

partie intégrante de la vie et de l'activité d'un maître taoïste et que Qiu<br />

Chuji en a fréquemment effectué.<br />

En conclusion, on ne peut que saluer cette synthèse sur les pratiques<br />

du Quanzhen et l'importance des documents et des informations fournies<br />

qui jettent un éclairage nouveau sur ce mouvement fondamental du<br />

taoïsme depuis les Song. De nouvelles pistes y sont ouvertes, des éléments<br />

de réflexion intéressants sont exprimés, et l'on regrette d'autant plus le<br />

caractère sommaire des analyses et des discussions, ainsi que l'omission<br />

de références importantes sur des sujets traités.<br />

Catherine Despeux<br />

INALCO<br />

Catherine Despeux, Livia Kohn, Women in Daoism, Cambridge (Mass.) :<br />

Three Pines Press, 2003. viii-296 pages<br />

Catherine Despeux (INALCO) et Livia Kohn (Boston University) ont<br />

toutes deux, depuis plus de vingt ans, mené des recherches sur les pratiques<br />

spirituelles taoïstes en général et parmi les femmes en particulier, tant<br />

dans les textes qu'auprès des adeptes contemporains. Ces travaux ont<br />

donné lieu à diverses publications, dont la plus connue reste Immortelles<br />

de la Chine ancienne (Puiseaux : Pardès, 1990) de la première nommée.<br />

Elles ont décidé de mettre en commun leurs acquis pour produire un ma-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

nuel (textbook) faisant le point sur les connaissances concernant taoïsme et<br />

femmes. D'après son style et son contenu, l'ouvrage paraît destiné à<br />

l'usage tant des étudiants (notamment en civilisation chinoise, en sciences<br />

religieuses et en études de genre) que du grand public et des adeptes occidentaux<br />

du taoïsme. Outre en effet leur autorité scientifique et leur attention<br />

aux questions de genre, les deux auteures, et la seconde en particulier,<br />

se signalent par leurs efforts pour jeter des ponts entre le monde académique<br />

et celui des pratiquants.<br />

Il s'agit donc d'un essai de synthèse, visant moins à produire des<br />

connaissances nouvelles - même si l'on y trouve des analyses originales -<br />

qu'à rendre accessible les connaissances existantes. Un tel effort est utile<br />

et louable dans la mesure où les ouvrages de ce type font défaut dans le<br />

domaine des religions chinoises (quoique le manque soit plus criant encore<br />

en langue française qu'en anglais), et où les rayons des librairies généralistes<br />

sont, sur ce point, rempli par des ouvrages qui n'ont le plus souvent<br />

rien à voir avec le monde universitaire. Les étudiants et le grand public<br />

intéressé découvriront donc, grâce à Women in Daoism, qu'il est possible<br />

de montrer, sur la base d'une lecture sérieuse et critique des textes (ce qui<br />

n'empêche pas un lyrisme quasi apologétique), que le taoïsme occupe une<br />

place à part dans le panorama des grandes religions de l'humanité en ce<br />

qui concerne les rapports de genre, et qu'il a formulé des théories et des<br />

règles ménageant aux femmes et à la féminité un rôle plus riche que la<br />

plupart des autres religions.<br />

L'intention est donc excellente et fort utile, et le pari réussi (si la distribution<br />

du livre lui permet d'atteindre son vaste public potentiel). Il serait<br />

donc malvenu de critiquer le livre du point de vue de l'érudition, car tel<br />

n'est pas son propos, et on n'y trouve ni appareil critique détaillé ni analyse<br />

de la complexité des sources. On peut certes regretter que la question<br />

des femmes n'ait pas été davantage replacée dans le cadre général d'une<br />

histoire sociale, intellectuelle et institutionnelle du taoïsme, connue maintenant<br />

avec plus de richesse et de nuances que ne le suggèrent certains<br />

passages du livre. Ce dernier n'est d'ailleurs pas organisé chronologiquement<br />

(il est divisé en trois parties : déesses - femmes exemplaires - alchi-<br />

370


Comptes rendus<br />

mie féminine). Mais il est vrai aussi qu'il n'existe sous forme de livre en<br />

langue occidentale, aucune histoire du taoïsme des origines à nos jours.<br />

De fait, les généralisations, simplificatrices par définition, étaient<br />

nécessaires. Les richesses et les faiblesses du livre reflètent surtout l'état<br />

actuel du champ des connaissances en général. D'abord, les points de vue<br />

spirituels et théologiques sont privilégiés par rapport aux approches des<br />

sciences sociales, dans le livre comme dans l'historiographie en général :<br />

de longs développements sur les déesses féminines (première partie) nous<br />

apprennent plus sur la théologie taoïste que sur les femmes (car les déesses<br />

ne sont pas toujours, voire pas souvent, dans un rapport privilégié avec les<br />

fidèles féminines). Comme dans les études sur bouddhisme et femmes,<br />

domaine d'étude plus vaste mais assez semblable, il est plus souvent question<br />

de « féminité » théorique voire de théologie féministe que de femmes<br />

bien réelles observées par les méthodes des sciences sociales (voire sur ce<br />

point les analyses de Bernard Faure, The Power of Déniai. Buddhism,<br />

Puriîy, and Gender, Princeton : Princeton University Press, 2003). De fait,<br />

les sources convoquées par les deux auteures sont presque uniquement<br />

normatives (règles, hagiographie, doctrine, manuels de pratique spirituelle)<br />

et consacrées à des rôles modèles, laissant peu entrevoir ce que le taoïsme<br />

a pu changer dans la vie des chinoises ordinaires. Il serait particulièrement<br />

passionnant d'enquêter sur l'utilisation concrète par des femmes des textes<br />

taoïstes présentés ici, de la même façon que Brigitte Baptandier ou Adeline<br />

Herrou, dans deux contextes très différents, ont observé sur le terrain<br />

l'utilisation concrète des discours taoïstes de la féminité (le culte de la<br />

maîtresse des mystères de la conception et de la maternité dans un cas, la<br />

sublimation des catégories de genre dans le monachisme dans l'autre).<br />

Par ailleurs, la thèse fondamentale qui semble parcourir l'ouvrage<br />

est que le taoïsme offrait aux femmes des rôles et des possibilités bien plus<br />

nombreuses que dans la société environnante, mais que cette ouverture a<br />

été marginalisée, à quelques exceptions près (les nonnes taoïstes, la pratique<br />

individuelles des adeptes de l'alchimie féminine) par une société<br />

confucéenne patriarcale. C'est ainsi que les auteures expliquent le fait que,<br />

tandis que les textes les plus anciens du Tianshi dao ^clfiBli prescrivent<br />

l'égalité du couple dans la prêtrise, on n'observe plus, à l'époque moderne,<br />

371


Comptes rendus<br />

que des prêtres masculins. Tel est en effet le point de vue majoritaire au<br />

sein de l'historiographie : tout est de la faute de la confucianisation de la<br />

Chine. Il pourrait être utile de remettre en question ce mythe de la « Chine<br />

confucéenne » et du taoïsme comme modèle alternatif restant pour<br />

l'essentiel à l'état d'idéal, et de se demander comment les taoïstes, leurs<br />

cultes, leurs rituels, leurs idées et leurs pratiques ont, en réalité, contribué<br />

de manière importante à structurer la société chinoise pré-moderne et<br />

moderne et quel fut l'effet, positif ou négatif, de cette structuration sur les<br />

femmes. Quand on met de côté l'image d'Épinal de la Chine confucéenne,<br />

et que l'on regarde de près les divers modes de vie ouverts aux femmes par<br />

la religion (voir par exemple les travaux de Marjorie Topley), on réalise<br />

que, d'une part, le taoïsme n'est pas la seule (si tant est qu'on puisse vraiment<br />

isoler le taoïsme en l'occurrence), ni même la plus importante des<br />

voies d'accès religieuses à davantage d'autonomie pour les femmes, et<br />

d'autre part que ces modes de vie touchent une grande partie de la population.<br />

Vincent Goossaert<br />

Groupe Sociétés, Religions, Laïcités<br />

(EPHE-CNRS)<br />

Paul Jakov Smith et Richard von Glahn (éd.), The Song-Yuan-Ming<br />

Transition in Chinese History, Cambridge (Mass.) and London : Harvard<br />

University Press (Harvard East Asian Monographs 221), 2003. x-528<br />

pages.<br />

What died and what was born in China between about 1100 and 1400, and<br />

what continued or developed, and what was radically transformed? The<br />

Song-Yuan-Ming Transition is a collective attempt, based on a conférence<br />

held in 1997, to reconsider earlier answers to thèse questions. It is difficult<br />

to find the right words for a fair summary of die overall impact of the book,<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

given the diversity of the approaches taken by the nine authors. My best<br />

effort would run along the following Unes.<br />

Ail of the authors are established scholars, and for the best work of<br />

several of them, such as John Dardess, Richard von Glahn and Li Bozhong,<br />

I hâve a very high regard indeed. But with one major and one partial exception<br />

they are not, by their own standards, quite on top form hère. There<br />

is a lot of new information in every chapter, and there are a number of<br />

incidental insights well worth the trouble of gleaning, but the material<br />

often tends to be presented to too great a degree in compilatory form, and<br />

attempts at systematic analytical rigour are weak or absent. Perhaps my<br />

favourite gleaning is from Stephen West, on the way in which Ming editing<br />

of earlier drama was paralleled by pervasive censorship: "in a harnessing<br />

of both behavior and présentation, régicide, forced abdication, bloody<br />

rétribution, and unleashed sexual désire and prédation were winnowed out,<br />

just as miswritten characters or misunderstood passages were rewritten"<br />

(p. 330). Most of the rest is impeccable scholarship but, sadly, a little<br />

plodding.<br />

The major exception is a short and rigorously argued pièce by Bettine<br />

Birge, "Women and Confucianism from Song to Ming: The Institutionalization<br />

of Patrilinearity". When, long ago, I was studying the background<br />

to the institution of faithful widows in the Ming and Qing, I was<br />

aware that such women in Song times tended to behave in a very différent<br />

way, being much more socially and even publicly active than their counterparts<br />

in late-imperial times, and to be judged in a différent way. I was<br />

never clear why. Birge tells the broader underlying story, which is<br />

summed up in the second part of her title, and shows the crucial rôle of the<br />

Mongol era in transforming the status of married women in China. As the<br />

Michelin guides used to say of the best restaurants: vaut le voyage. The<br />

partial exception is Angela Ki-che Leung's fine pièce on the professionalization<br />

of medicine during the period under considération, though even she<br />

has an intermittent tendency towards compilatory style.<br />

Why, then, the analytical weaknesses? Two main reasons, seemingly.<br />

The first is that the authors do not always set out rigorously the arguments<br />

with which they disagree, either in their original or in their later form, nor<br />

373


Comptes rendus<br />

set out systematically why they are unhappy with them. It has also to be<br />

noted that the book contains no treatment of the base-level social structure<br />

across the period. The Song-Yuan-Ming has been notable for varying<br />

views among scholars (Japanese and Western) about the régional and<br />

temporal patterns of spécial status groups from 'serfs' (or 'bond-servants')<br />

on down through artisan and military households at the end of the period.<br />

If one reads materials on économie matters from thèse periods, one keeps<br />

encountering issues of socio-economic leadership and subordination (a<br />

striking example for the years 1324-1327 can be found on page 78 of my<br />

Another History '). Some view needs to be established about this issue as a<br />

foundation for a gênerai understanding of the society of this period. As it<br />

is, such understanding as there is floats in an idealized haze.<br />

The second is that the conceptual terms that a number of the authors<br />

tend to use such as 'productivity', 'révolution', 'cycle', and indeed 'transition'<br />

are not adequately scrutinized. 'Cycle' seems, mercifully, to be dying<br />

but the ghost lingers. I dealt with the problem of using it rigorously in my<br />

chapter in Heitzman and Schenkluhn, The World in the Year 1000 (University<br />

Press of America, 2004), and will only note hère the basic tests that<br />

strict controls need to be imposed for long-term trends, fluctuations such<br />

as mean annual température, and point-like disruptions, while in each case<br />

a mechanism needs to be identified that reverses itself, for reasons intrinsic<br />

to its nature, at both its extrême points. Interestingly, and in simply in<br />

passing, the title of this pièce was 'Différent Transitions' and it made the<br />

simple but important point that the long-term 'transition' through 1000 for<br />

Jiaxing in the Yangzi delta was not at ail like that for Zunhua in the northeast,<br />

an area outside Chinese society and political control for about fïve<br />

centuries prior to the Ming. The volume under review does not look at the<br />

very différent transitions in geographically marginal areas in which Chinese<br />

and non-Chinese cultures mixed. A quite différent pattern to that in<br />

Zunhua appeared, for example, in the southwestern realm of Dali, which is<br />

mentioned but not examined in détail. Its élite was sophisticated and sinified,<br />

and had good relations with the Song dynasty, also being one of the<br />

latter's main sources of silver. While its history is to some degree elusive,<br />

it appears that while it was damaged to some extent by the Mongol con-<br />

374


Comptes rendus<br />

quest, the most devastating cultural destruction seems to hâve been at the<br />

hands of the Ming. It does not do to treat this as mainly the work of the<br />

Yuan (p. 117), but it is above ail a pity that this sort of multiplicity is<br />

neglected in dealing with the bigger 'transition' from Song to Ming.<br />

Some détails. It goes against the grain for me personally, and I expert<br />

for most readers, to turn a review into a self-centred argument with a<br />

book's views of one's own work, but hère it is ail but unavoidable. My<br />

socio-economic essay of 1973, The Pattern ofthe Chinese Past, is taken as<br />

one of the major référence points by the editors, and while some friendly<br />

things are said about it (which I appreciate) several of its key argument are<br />

bypassed with von Glahn's tantalizing phrase (p. 37) that "ail three components<br />

of Elvin's 'fourteenth-century turning point' hâve been challenged."<br />

But rightly or wrongly? And on what grounds? Among other<br />

readers, I would rather like to know. Moreover, my thirty years of later<br />

work on related topics, much of which has nuanced or even altered parts of<br />

Pattern, such as that on the nature of incrémental technological improvements<br />

in the Ming and Qing, or the 'technological lock-in' slowly created<br />

by the intensification of lowland farming and improved hydraulics, are<br />

passed over in silence. Elvin even long before 2003 was significantly<br />

différent from the Elvin of 1973.<br />

What struck me when researching Pattern thirty or so years ago was<br />

that certain key trends did seem to reach a climax in Southern Song, Jin or<br />

early Mongol times, and then fade from the scène. One of thèse was the<br />

création of original mathematics, another was the development of waterpowered<br />

spinning and twisting machinery as recorded in 1313. Neither of<br />

thèse domains is dealt with in the présent book, but the lead editor, Paul<br />

Jakov Smith, refers to an unpublished article written by Roger Hart for the<br />

original conférence that deals with mathematics. I hâve not seen this article,<br />

but it would seem to contain one clear misconception and one probable<br />

(but arguable) one. The first misconception is that the continuing<br />

compétent use of mathematics somehow voids the point that, at least for a<br />

long time, originality died. It doesn't. The second is Hart's reported use of<br />

the great musicologist Zhu Zaiyu, who flourished in the later sixteenth<br />

century as, at least by implication, an example of a créative mathematician.<br />

375


Comptes rendus<br />

I hâve written on Zhu elsewhere (History of Technology 25 [2004], Institute<br />

of Historical Research, University of London) and would see him in<br />

his work on equal-temperament tuning as primarily a physicist who combined<br />

fairly basic if obsessively précise calculation (mainly the extraction<br />

of the twelfth root of 2 by using two square root and one cubic root opération<br />

in séquence, but also the twenty-fourth root), to more than 20 places<br />

of décimais, with expérimental vérification, and that his greatness lay<br />

essentially in this combination. The other point, the fading of the impulses<br />

towards a mechanical révolution is not even elided, just ignored. Yet the<br />

subtleties hère are fascinating. In my "Mandarine e macchine", published<br />

two years after Pattern (Lionello Lanciotti, éd., Sviluppi scientifici, perspettive<br />

religiose, movimenti rivoluzionari in Cina, Firenze: Olschki,<br />

1975), I showed that multi-spindle /wnd-powered twisting machines did<br />

hâve a limited existence in later-imperial, at least in Qing times. Something<br />

died hère between the later Yuan and the early Ming, but what it was<br />

is still hard to conceptualize satisfactorily.<br />

Li Bozhong's chapter is the main contribution on économies, but it<br />

is largely confined to agriculture. His central conclusion, stated at the end,<br />

is that "in contrast to the Song révolution and the Ming-Qing stagnation<br />

paradigms, changes in farm technology and land exploitation reveal a long<br />

process of graduai improvement and dissémination from the Song to the<br />

Qing." This is clearly a polite way of referring to Pattern. Leaving aside<br />

the important complication of widespread régional variations (which are<br />

stressed in Pattern both for farming practice and socio-economic structure),<br />

I would now want to reformulate the hypothesis in the book by<br />

saying that it was basically in the Song that the style of intensive wetfield<br />

farming was crystallized, as well as the deliberate utilization of and création<br />

of multiple varieties of rice (as Sudô showed long ago). That this style<br />

(in effect, wetfield Gartenbau), with a large number of small improvements,<br />

cumulatively of some real importance, continued into the early<br />

twentieth century, is not an issue between us. As early as 1975 I was arguing<br />

that "technological change in late traditional China was a stabilizing<br />

factor. As population grew and pressure on resources became sharper, it<br />

helped to keep output per person from sinking or sinking too rapidly. A<br />

376


Comptes rendus<br />

lesser or a greater measure of change would probably hâve provoked a<br />

social and political crisis. [...] [This] helps to explain both the immobility<br />

and the resilience of the last few centuries of the empire." (reprinted in<br />

Another History, p. 100). What Li Bozhong has done is to add some interesting<br />

and important détails. The Song style was in large measure a response<br />

to the transition in Jiangnan from labour being the input in shortest<br />

supply to to good-quality land being the scarcest input (as I hâve shown in<br />

The Retreat of the Eléphants). My work with Su Ninghu since the early<br />

1990s on the hydraulic history of Jiangnan also made it very clear to us<br />

that in the Hangzhou Bay area, and nearby, there was a slow but increasingly<br />

successful improvement in techniques from before the Song down to<br />

at least the eighteenth century.<br />

A conceptual problem with ail of Li's discussion is a tunnel-vision<br />

insistence on treating 'productivity' as being defïned by yield per unit of<br />

area. The core of productivity is the ratio of the energy input to the energy<br />

output, and for Chinese lowland rice-farming it is vital to think not just in<br />

terms of seed/yield ratios (for which data are scarce, but which mean more<br />

than yields per hectare let alone the elusive mu) but in terms of the energy<br />

spent in preparing and maintaining fields levelled and walled fields, sustaining<br />

their fertility, which required collecting and applying manure continually,<br />

the effort of transplanting and weeding, plus the building and<br />

regular repairing of hydraulic Systems that are in most cases under nonstop<br />

attack from hydrological pressures. It could even hâve been that the casual<br />

broadcast-sown rice-farming, using ox-power for ploughing, found in<br />

Guangnan-xi in the twelfth century {Pattern, p. 114) was more energyefficient<br />

than the more 'advanced' forms in Jiangnan where Li says<br />

"maximum productivity" was reached in mid-Qing (p. 173). Fine-tuning,<br />

although often impressively ingenious, is at times less a sign of real progress<br />

than a response to a shortage of resources. This discussion needs<br />

rethinking in subtler terms.<br />

Li does not discuss China as a whole, but for the most part only Jiangnan.<br />

He does not, however, bring out the dynamic pattern hidden in<br />

Shiba Yoshinobu's population figures for the préfectures of Jiangnan<br />

during the Song period. If one calculâtes the annual rate of growth, one<br />

377


Comptes rendus<br />

finds a sustained level of around 1 % a year for well over a century from<br />

960 for ail of them. In the course of the early twelfth century this gênerai<br />

impulse dies away and a more varied pattern émerges, with some downs as<br />

well as ups, but nothing like this extraordinary once-off surge. This is an<br />

early example in miniature of the kind of effects on a wider scale that were<br />

postulated in Pattern when it says (in rather loose if evocative terms) that<br />

China Proper had begun more or less to "fill up" by the fourteenth century.<br />

Looking back with hindsight, this dating is far too précise and dogmatic,<br />

but the hypothesis of the weakening of an 'économie frontier effect' still<br />

seems reasonable enough.<br />

The final part of von Glahn's chapter on Tmagining Pre-modern<br />

China' is a spirited but to some extent superficial survey of the place of<br />

China in récent world history. He is rightly dismissive of Braudel, but<br />

there is a puzzle. If he had looked at my study of Braudel and China in<br />

John Marino's Testing the Limits of Braudel's Mediterranean (spécial<br />

issue of Early Modem History and the Social Sciences, Kirskville : Truman<br />

State University Press, 2002), he would hâve seen that Braudel had<br />

access to close colleagues with first-class knowledge of the history of<br />

China's economy, notably Gernet (author of Everyday Life in China on the<br />

Eve of the Mongol Invasion, which is nowhere cited in the volume under<br />

review, as well as more technical work) and Michel Cartier, but that once<br />

he moved to the Collège de France he seems to some degree to hâve isolated<br />

himself intellectually. Why? As von Glahn shows, Braudel had a<br />

shadowy awareness that China mattered in the story he had to tell, but<br />

refused to engage with it. Perhaps an appréhension of what it might reveal?<br />

The définitive édition of his Civilisation matérielle, économie et capitalisme<br />

also came out in 1979, six years after Pattern, and the errors relating<br />

to China with which it is riddled are thus triply inexcusable.<br />

Von Glahn, like Kenneth Pomeranz before him, underestimates the<br />

key importance of modem science in underpinning the originality of modem<br />

Europe, if only because as Simon Kuznets and later Jack Goldstone<br />

hâve stressed it became essential for keeping the industrial révolution<br />

going. When one discusses 'modernity', and compares China with Europe,<br />

any worthwhile définition has one way or another to incorporate this point,<br />

378


Comptes rendus<br />

and he doesn't. This is also why the rather inadequately handled third facet<br />

of the fourteenth-century 'turning-point' définition in Pattern, namely "the<br />

changing conception of natural phenomena", was even so intuitively on<br />

the right track.<br />

Peter Bol's intricate and erudite study of Neo-Confucianism has,<br />

fairly enough, its own objectives in exploring in a single locality the peripeteia<br />

of what was, as he shows, close to being an austère social religion,<br />

but in terms of the guiding thème of the book it would hâve perhaps been<br />

more relevant to hâve asked what the impact of new ideology - one of the<br />

most important aspects of the Song-Yuan-Ming transition - was on the<br />

Chinese intellectuals' conception of the natural world.<br />

Much interesting material is not even touched on in the foregoing :<br />

above ail John Dardess on the government and intellectuals in Yuan times,<br />

but also Jakov Smith on memoirs, Lucille Chia on publishing, and von<br />

Glahn on towns and temples. This implies no Springs and Autumns-style<br />

criticism, merely that I hâve mostly made comments on topics where I<br />

hâve something relevant to say.<br />

Another History. Essays on China from a European Perspective, Sydney :<br />

Wild Peony (The University of Sydney East Asian Séries 10), 1996. The article<br />

originally appeared in D. H. Perkins (éd.), China's Modem Economy in Historical<br />

Perspective, Stanford : Stanford University Press, 1975.<br />

Mark Elvin<br />

Australian National University<br />

The GreatMing Code. Da Ming lu ^:K#, Translated and Introduced by<br />

Jiang Yonglin, Seattle, London : University of Washington Press (Asian<br />

Law Séries 17), 2005. civ-319 pages<br />

Le code des Ming était jusqu'à présent le grand absent des traductions<br />

occidentales \ Cette lacune est à présent comblée. Cet ouvrage de toute<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

première qualité offre une traduction fiable et constitue un bon instrument<br />

de travail et une synthèse très utile, en dépit des réserves ponctuelles signalées<br />

ci-dessous.<br />

La riche introduction, intitulée «The Making of the Great Ming<br />

Code », retrace fort bien la genèse et la composition du code des Ming,<br />

soit une trentaine d'années d'élaboration. Elle est plus approximative en ce<br />

qui concerne l'évolution à long terme d'un code qui fournit l'assise des<br />

institutions impériales pour les cinq siècles suivants. L'auteur fait bien<br />

ressortir la volonté de Zhu Yuanzhang, avant même que sa victoire soit<br />

parfaite, d'assurer un retour au fonctionnement régulier des institutions. Il<br />

est frappant de voir ce chef d'armées et fondateur d'empire mettre la rédaction<br />

du code pénal au rang des priorités et intervenir personnellement<br />

dans la compilation des premières versions datant respectivement de 1367,<br />

1376 et 1389- toutes trois perdues. S'appuyant sur les travaux de son<br />

professeur, Edward Farmer, Jiang Yonglin analyse avec finesse l'influence<br />

que le Grand pronouncement {Da gao ^|p) et les Placards of People's<br />

instruction (jiaomin bangwen Wl.BhW3Q< des lois d'exception destinées à<br />

rester en vigueur pour une période limitée, exercèrent sur le code de 1397 2 .<br />

S'il trouvera sur la composition des différentes commissions de rédaction<br />

et les titres officiels de leurs membres un grand luxe de détails, le lecteur<br />

le plus attentif n'en tirera que peu d'information sur les compétences juridiques<br />

mises en œuvre à cette occasion. Un ou deux rédacteurs sont présentés<br />

comme des spécialistes du droit, sans plus de précision quant à<br />

l'origine ou la nature exacte de leur formation. Les travaux de Langlois sur<br />

les « légistes » qui entouraient Zhu Yuanzhang laissaient attendre davantage<br />

sur ce point.<br />

Somme toute excellente sur le contexte immédiat de la rédaction,<br />

l'introduction évite certains problèmes qui devaient s'avérer des plus<br />

importants à long terme. À commencer par le titre même de l'ouvrage et la<br />

portée de sa traduction : il s'agit bien du Da Minglii de 1397, c'est-à-dire<br />

qu'il ne comporte que les lu £fl, ces lois-canons, ou lois-étalons qui restèrent<br />

en vigueur jusqu'à la fin de l'empire. Les Qing reprirent en effet les lu<br />

des Ming, moyennant quelques changements mineurs 3 . De ce fait, la<br />

380


Comptes rendus<br />

traduction de Jiang Yonglin est appelée à remplacer les autres versions<br />

anglaises du code des Qing, car elle est nettement meilleure 4 . Notons<br />

toutefois que le choix du code de 1397 permet de contourner la principale<br />

difficulté : la traduction des li $\\. Ce terme défie la traduction, tant ses<br />

variations de sens sont importantes : de simples exemples d'application<br />

des lii donnés en complément des commentaires explicatifs qu'ils étaient<br />

au départ, les li sont devenus des règles d'application, puis des articles de<br />

lois ajoutés aux lii. Les li avaient été catégoriquement proscrits par Zhu<br />

Yuanzhang du code de 1397 : il n'était pas question que des exemples<br />

courants de la pratique judiciaire vinssent déparer la belle ordonnance des<br />

lois proclamées pour l'éternité par le Fondateur. Nécessité faisant loi, les li<br />

furent graduellement introduits sous les règnes suivants, d'abord en petit<br />

nombre compilés en fin de volume, puis insérés à la suite de chaque lii<br />

portant sur le même sujet. L'édition Wanli du Da Ming lii est également<br />

appelée Da Ming lii jijie fuli MMffî&l, ce qui indique bien le statut de<br />

chaque composante : les lois (lii), les commentaires compilés (jijie) et les<br />

exemples placés en annexe (li). C'est sous cette forme que le code des<br />

Ming parvint aux Qing, qui systématisèrent l'insertion des li, et leur conférèrent<br />

une autorité légale supérieure aux lii. Ces articles additionnels représentent<br />

donc la législation réellement en vigueur durant sous les deux<br />

dynasties. Or, les li n'ont pas été traduits en anglais 5 , alors que le lecteur<br />

français peut se reporter aux nombreux extraits traduits par Boulais et,<br />

surtout, l'irremplaçable Philastre (voir la note 1). Jiang Yonglin n'avait<br />

pas à combler cette lacune, puisqu'il a choisi de traduire le code de 1397,<br />

mais un problème de cette importance n'aurait-il pas nécessité davantage<br />

qu'une brève évocation dans la dernière page de l'introduction ? Qui pis<br />

est, rappeler l'ordre donné par Zhu Yuanzhang : « The established code<br />

should not be changed », pour conclure une sous-partie intitulée « Holism<br />

of the Ming code » (p. lxxvii-lxxix) en affirmant « The great Ming Code<br />

was stable and effective throughout the entire Ming period », n'est-ce pas<br />

renforcer l'impression fausse, mais très répandue, d'un code fixé une fois<br />

pour toute, «holiste», donc sans rapport avec la vie réelle? C'est une<br />

curieuse ironie que les auteurs anglo-saxons, si épris de cas pratiques et de<br />

381


Comptes rendus<br />

droit évolutif, n'aient à leur disposition que des traductions de la partie la<br />

plus fixe de la législation, et non de celle qui évoluait avec la société. Une<br />

telle lacune n'est sans doute pas pour rien dans l'idée somme toute négative<br />

que beaucoup se font du droit écrit de la Chine impériale.<br />

Autre problème de taille : la place du code des Ming dans l'histoire<br />

juridique chinoise. Jiang Yonglin souligne à raison le caractère national,<br />

ou proto-nationaliste, de l'insurrection qui porta Zhu Yuanzhang au pouvoir.<br />

« Zhu succeded in driving out the Mongols and restoring Han rule »<br />

(p. xl) : est-ce une raison pour minorer ce que le code des Ming doit au<br />

droit des Yuan ? La dynastie mongole s'était singularisée par son refus<br />

initial de promulguer un code pénal, et par les importantes modifications<br />

qu'elle fit subir aux modèles chinois de codification lorsqu'elle se décida<br />

enfin à publier un gros recueil de lois pénales et administratives, le Yuan<br />

dianzhang TCrft^, The Institutes of the Yuan Dynasty selon la traduction<br />

de Jiang Yonglin 6 . En réaction contre les Yuan, le code des Ming fut<br />

officiellement présenté comme un retour au modèle « classique », le Tang<br />

lii shuyi MW$Î\MÈL, retour qui fut loin d'être purement nominal, car il<br />

s'accompagna d'une réflexion approfondie sur les catégories et les définitions<br />

héritées des commentaires (shuyi) qui étaient partie prenante du code<br />

des Tang. Pour autant, la législation des Yuan exerça une profonde influence<br />

sur celle des Ming, ce que Jiang n'admet qu'avec réticence.<br />

L'exemple le plus frappant porte sur l'organisation même du code : au lieu<br />

des douze sections (men f*1j ) correspondant aux grandes catégories<br />

d'infractions qui structuraient le code des Tang, les lii des Ming sont répartis<br />

en six parties correspondant aux grands services administratifs, les<br />

« six ministères » (liubu AR|Î). « This structure might hâve been influenced<br />

by The Institutes of the Yuan Dynasty » semble admettre Jiang (intr.,<br />

p. xlv), mais il rejette ensuite cette hypothèse (p. lxxviii) et attribue<br />

l'innovation à Zhu Yuanzhang. L'influence mongole sur la restructuration<br />

du code en « six parties » est pourtant largement admise par les meilleurs<br />

spécialistes. C'est notamment la thèse de Naitô Kenkichi, dans un article<br />

fondamental sur la genèse de la législation des Ming dont on s'étonne que<br />

Jiang l'ait ignoré, alors qu'il cite d'autres travaux de Naitô qui sont moins<br />

382


Comptes rendus<br />

essentiels pour son sujet 7 . Une autre influence mongole, moins notoire<br />

mais de plus grave conséquence, peut-être, semble s'être exercée sur les<br />

peines. Les Tang, suivant en cela les Sui, avaient aboli les « peines mutilantes<br />

» (rouxing fàM), tout particulièrement la mise à mort par démembrement<br />

(lingchi ^BS). Les dynasties suivantes, même si elles ne se privèrent<br />

pas de pratiquer plus ou moins régulièrement des démembrements et<br />

autres mutilations, n'osèrent pas les réintroduire dans le code. Il revint aux<br />

Yuan de légaliser le lingchi en l'inscrivant parmi les Cinq châtiments<br />

énumérés à l'article Premier du code pénal. Le retour au modèle Tang<br />

aurait dû conduire à une nouvelle prohibition générale des peines mutilantes,<br />

ce qui semble avoir eu lieu dans les premières versions du Da Ming lil.<br />

Mais au cours des grandes pulsions tyranniques qui émaillèrent son règne,<br />

Zhu Yuanzhang rendit passibles du lingchi les infractions aux instructions<br />

et les délits parfois véniels de ses fonctionnaires. Ces peines extrêmes<br />

étaient qualifiées de mesures « extra-légales » fawai fê#\- dues à des<br />

« circonstances exceptionnelles » (cf. p. lxxxii) ; elles auraient donc dû<br />

disparaître avec les législations d'exception, mais elles n'en restèrent pas<br />

moins inscrites dans les lu des Ming, et furent maintenues par les Qing.<br />

Seule concession au modèle Tang, ces peines cruelles n'apparaissent pas<br />

dans la liste officielle des Cinq châtiments, qui n'énonce pour peine capitale<br />

que la strangulation et la décapitation. Il n'en reste pas moins que<br />

jusqu'à la fin des Qing, une bonne trentaine d'articles condamnait à l'une<br />

des peines de mort « extra-légales » : démembrement, exposition de la tête,<br />

dispersion posthume des restes. Ces deux exemples - le plan du code, la<br />

gravité des peines - donnent une idée de l'influence respective du modèle<br />

théorique des Tang et des pratiques héritées de la dynastie mongole.<br />

Si la partie de l'introduction consacrée à l'histoire du système juridique<br />

appelle les quelques critiques formulées ci-dessus, la présentation des<br />

grandes lignes du code est digne d'éloges. La qualité principale, décisive<br />

dans la traduction d'un code, est la sûreté et la cohérence de la terminologie.<br />

Dès l'introduction, des termes clés sont explicités, leur équivalent<br />

anglais justifié ; on peut ensuite les retrouver en contexte, dans le corps de<br />

la traduction, puisqu'ils sont systématiquement transcrits en pinyin. Un<br />

383


Comptes rendus<br />

index fort bien conçu et un glossaire des caractères chinois très complets<br />

contribuent pour leur part à cet instrument de travail de premier ordre. De<br />

telles qualités paraîtront couler de source, mais elles sont en fait assez<br />

rares pour être soulignées. L'auteur n'omet aucune des grandes notions<br />

assez bien défrichées par ses prédécesseurs : distinctions des « public and<br />

private crimes » (gong I si zui fi-/|/\|f ), « pénal system » (échelle des<br />

peines ou Cinq châtiments) et leur rachat (rédemption), etc. Mais il traite<br />

aussi bien des notions complexes et peu connues de manière très éclairante.<br />

Il en est ainsi, par exemple, des « Huit caractères », des conjonctions ou<br />

« mots vides » qui étaient énumérés au début du code, car leur sens avait<br />

une importance particulière dans la compréhension des lii. Jiang traduit<br />

intégralement (voir l'encart p. 16) « The Meanings of Eight Characters as<br />

Used in the General principles », les consigne dans le glossaire des caractères<br />

chinois avec leur traduction, et reprend les deux plus importants, yi<br />

lil et zhun !f!, dans l'index, où ils sont classés d'après leur traduction (on<br />

the basis of pour yi, as comparable to pour zhun), avec renvoi à<br />

l'introduction (p. lix), où l'on trouve l'explication : le premier stipule de<br />

punir conformément à (ou sur la base de) la lettre de la loi, alors que le<br />

second ne s'applique pas exactement à l'infraction, implique une analogie,<br />

justifiant une réduction de peine. J'insiste sur la qualité du glossaire, de<br />

l'index, et l'ingéniosité des systèmes de renvois, car ce sont les outils<br />

indispensables : un code n'étant pas fait pour être lu de bout en bout, mais<br />

consulté ponctuellement, c'est le passage aisé d'un mode de classement à<br />

un autre qui permet de s'orienter vers l'information utile.<br />

Autre exemple, le code chinois commence par une série de tableaux<br />

qui sont parfois négligés par les traducteurs modernes, alors qu'ils concentrent<br />

certaines données essentielles pour la pratique judiciaire. Ainsi, les<br />

tableaux de deuil fixant le degré de parenté servaient à évaluer la gravité<br />

des crimes entre parents - le crime, donc la sanction, était d'autant plus<br />

grave qu'il était commis par un parent « inférieur » sur la personne d'un<br />

« supérieur », et réciproquement. Jiang traduit les quelque six tableaux en<br />

usant d'un système d'abréviations qui permet de restituer la compacité de<br />

l'original chinois - moyennant l'emploi d'abréviations auxquelles il faut<br />

384


Comptes rendus<br />

un moment pour s'acclimater. Précise dans son détail, cette traduction<br />

donne une idée assez fidèle de la mise en page et des grands équilibres de<br />

l'original. C'est une qualité essentielle que ne remettent pas en cause<br />

quelques choix contestables - pourquoi appeler la partie introductive du<br />

code « Laws on punishments and gênerai principles » ? Mingli lii ^fflfâi<br />

signifie « Lois sur les noms et les règles », et désigne une série de définitions,<br />

de notions, de règles qui, pour être très utiles, ne peuvent figurer des<br />

« principes généraux » qu'au prix d'une analogie forcée avec les codes<br />

modernes. On déplore aussi quelques lacunes : les termes signifiant le<br />

droit de racheter les peines ne se limitent pas au shoushu JJ&IH (mentionné<br />

épisodiquement, p. 21, et traduit par rédemption dans le glossaire), mais<br />

comprenaient aussi le nashu fftU, un tarif beaucoup plus onéreux : ce<br />

second terme est lui complètement absent. Mentionnons enfin une confusion<br />

: « Miscellaneous offences » est un équivalent acceptable de Zafan H<br />


Comptes rendus<br />

Laws, and a Sélection ofthe Supplementary Statutes, ofthe Pénal Code of China,<br />

[l re éd. Londres : 1810], rééd. fac-similé, Taipei : Ch'eng-wen, 1966 ; Paul-<br />

Louis-Félix Philastre, Le code annamite, [l re éd. Paris : Leroux, 1909], rééd.<br />

Taipei : Ch'eng-wen, 1967 - qui est la traduction la plus complète du code des<br />

Qing, que la dynastie vietnamienne a repris sans modification notable ; Guy<br />

Boulais, Manuel du code chinois, [1891, rééd. Shanghai : Université L'Aurore<br />

1925, Variétés sinologiques 55], rééd. Taipei : Chengwen, 1966 - sélection<br />

d'articles utiles par un missionnaire à la fin du XIX e siècle ; William C. Jones,<br />

The Great Qing Code, Armonk (New York) : M. E. Sharpe, 1994.<br />

2<br />

Cf. Edward L. Farmer, Zhu Yuanzhang & Early Ming Législation. The Reordering<br />

ifChinese Society following the Era of Mongol Raie, Leiden : E. J. Brill,<br />

1995.<br />

3<br />

Le nombre des lu fut ramené de 460 sous les Ming à 436 sous Yongzheng et<br />

restèrent inchangés jusqu'aux grandes réformes du Xinzheng ®fiS, au début du<br />

XX e siècle<br />

4<br />

La traduction de Staunton est assez bonne, mais ne répond pas aux critères<br />

scientifiques modernes. J'ai critiqué celle de William C. Jones dans « De quelques<br />

tendances récentes de la sinologie juridique américaine », T'oung pao 84,<br />

1998, p. 380-414.<br />

5<br />

Staunton a traduit une sélection de li, qu'il a placée en annexe de son Ta<br />

Ch'ing leu lee.<br />

6<br />

Le titre complet est Da Yuan shengzheng guochao dianzhang ~}zjzMê(SÊM&<br />

J& ift. On trouvera des précisions sur ce code et quelques autres dans<br />

l'introduction de Ratchnevsky, op.cit., t. 1, p. xix sq.<br />

7<br />

Naitô Kenkichi \HW^Sa, « Taiminrei kaisetsu i^M^MWi » in Naitô Kenkichi,<br />

Chûgoku hôseishi kôshô cfUîêf !tè&#St Tokyo : Yuhikaku ^^ëtS-<br />

J'utilise la traduction chinoise de cet article : « Da Ming ling jieshuo », in Rihen<br />

xuezhe yanjiu Zhongguoshi lunzhu xuanyi, 8 (falti zhidu) ^^f-^^Wt^x^<br />

S£.i£W&W, 8 (?£#§!R). Zhonghua shuju, 1992, p. 380-408 ; Naitô établit<br />

très clairement la transmission des « six parties » du Yuan dianzhang au Da<br />

Ming lu via le Da Ming ling ^ (cf. p. 389-390).<br />

386<br />

Jérôme Bourgon<br />

IAO / CNRS


Comptes rendus<br />

Claudine Salmon et Roderick Ptak (éd.), Zheng He. Images & perceptions<br />

/ Bilder & Wahrnehmungen, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag (South<br />

China and Maritime Asia 15), 2005. 176 pages<br />

Ce nouveau volume de la collection sur la Chine maritime, lancée il y a<br />

une dizaine d'années par Denys Lombard et Roderick Ptak, commémore à<br />

sa manière le 600 e anniversaire de la première expédition de Zheng He<br />

dans les « mers occidentales » à travers une série de contributions en français,<br />

en allemand et en anglais consacrées à des retombées de cette entreprise<br />

qui préfigurait, avec près d'un siècle d'avance, les Grandes découvertes<br />

des Espagnols et des Portugais. Ainsi que l'indique clairement le<br />

titre de l'ouvrage, c'est moins les expéditions elles-mêmes que leur mémoire<br />

transfigurée dans les écrits littéraires qui constitue le sujet des études.<br />

L'introduction en allemand des deux coéditeurs est consacrée aux<br />

sources officielles mais surtout aux récits inspirés par ces voyages ; elle<br />

fait une place particulière au long roman de Luo Maodeng HSUr intitulé<br />

Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi ^-M^^MWWM^MM,, publié<br />

en 1597, et qui avait précédemment fait l'objet d'une étude de Roderick<br />

Ptak (Cheng Hos Abenteuer im Drama und Roman der Ming-Zeit. Hsia<br />

Hsi-yang: eine Ubersetzung und Untersuchung. Hsi-yang chi : ein Deutungversuch,<br />

Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1986).<br />

Le lecteur trouvera ensuite sept contributions érudites se rapportant à<br />

Zheng He. Après l'étude très neuve de Jorge M. dos Santos Alves, qui<br />

montre comment les Portugais ont exploité à leur profit des prophéties<br />

circulant dans l'Inde méridionale à propos de la venue d'étrangers blancs,<br />

sucesseurs des voyageurs chinois - ce qui leur aurait permis de se présenter<br />

comme des héritiers du pouvoir impérial chinois et expliquerait en<br />

particulier l'ambassade envoyée en 1514 sous couvert d'une expédition de<br />

tribut de Malacca -, trois des contributeurs insistent sur le caractère musulman<br />

de l'amiral, souvent minoré dans beaucoup de travaux chinois<br />

anciens. C'est ainsi que Françoise Aubin s'intéresse à l'origine de la famille<br />

Ma, des Musulmans au service des Mongols installés au Yunnan et<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

dont la lignée pourrait remonter au Prophète par l'intermédiaire d'un de<br />

ses ancêtres, Sayyid Ajall (1211-1279), anobli sous le règne de Qubilai.<br />

C'est également sur ses relations avec les communautés musulmanes<br />

qu'insiste Ralph Kautz lorsqu'il met en lumière les liens de Zheng He avec<br />

les communautés musulmanes du Fujian, et plus particulièrement avec<br />

Quanzhou. De nombreux participants des expéditions seraient venus de la<br />

côte du Fujian, encore qu'il soit légitime de s'interroger sur l'identité<br />

musulmane des sujets du début de la dynastie des Ming. Roderich Ptak<br />

s'intéresse ensuite aux ressemblances entre le Sanbao taijian Xiyang ji<br />

tongsu yanyi et le Xiyouji, roman presque contemporain. Dans le premier,<br />

Luo Maodeng relaterait la quête du sceau impérial des Yuan, sur le modèle<br />

d'un pèlerinage multiconfessionnel faisant intervenir des pouvoirs magiques<br />

impliquant des représentants des « trois religions ». Ptak remarque<br />

toutefois l'importance prise par l'élément musulman et note que les voyages<br />

culmineraient dans une visite à La Mecque qui leur conférerait leur<br />

véritable signification.<br />

Ce sont ensuite les traductions ou adaptations en malais de ce roman,<br />

demeuré populaire parmi les Chinois de Java, qui retiennent l'attention de<br />

Claudine Salmon. On notera que les versions sino-malaises prenaient bien<br />

soin d'exonérer les compagnons de Zheng He des conséquences des<br />

conflits armés avec les principautés indigènes et en particulier du massacre<br />

de nombreux Javanais longuement évoqué dans le roman de Luo Maodeng.<br />

L'article de Clemens Treter prolonge cette étude par une analyse d'une<br />

version moderne du même roman due à Peng Heling g^fSSê (1910) -<br />

auteur sur lequel nous ne possédons que des informations sommaires -<br />

dans laquelle Zheng He est dépeint sous les traits d'un « aventurier » dans<br />

la plus pure tradition des romans chinois de cape et d'épée (wuxia xiaoshuo)<br />

et où il n'est fait allusion ni à sa condition d'eunuque ni à son appartenance<br />

à l'Islam. L'amiral aurait continué ses pérégrinations en empruntant<br />

le Canal de Suez pour gagner la Méditerranée, d'où il aurait rejoint<br />

Turfan avant de retourner à Xiamen. Il est bien évident que Peng Heling<br />

ne se souciait ni des anachronismes, ni même de la géographie. Il convient<br />

toutefois de noter qu'il écrivait à l'extrême fin de l'Empire et qu'il se<br />

réclamait de Liang Qichao. On peut penser que son roman visait à réhabi-<br />

388


Comptes rendus<br />

liter une expansion chinoise pacifique très différente du colonialisme<br />

européen. Dans la dernière contribution, Sally K. Church s'interroge sur la<br />

possibilité pour les Chinois du début du XV e siècle de construire des bateaux<br />

aussi colossaux que les baochuan jf |0 (« bateaux-trésors »), qui<br />

auraient dépassé 15 000 tonnes et seraient donc de très loin les plus grands<br />

bateaux à voiles jamais construits en bois. Elle met en évidence le fait que<br />

les passages du Yingya shenglan WÊÊÊ5Ê. de Ma Huan Hit un compagnon<br />

de Zheng He, invoqués pour authentifier les mesures reproduites<br />

dans le Mingshi, sont très vraisemblablement des interpolations tardives<br />

empruntées au Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi. Il aurait été bien sûr<br />

impossible de construire des bateaux en bois de 138 mètres sur 56, et les<br />

spécialistes qui se sont intéressés aux aspects techniques de la construction<br />

navale optent pour des dimensions beaucoup plus modestes, même si les<br />

grands navires chinois de cette période étaient plus grands que les nefs<br />

portugaises des XV e et XVI e siècles. L'auteur évoque les polémiques<br />

déclenchées par la reconstruction de baochuan destinés à commémorer les<br />

expéditions du XV e siècle. Elle note par ailleurs que, loin d'être considérés<br />

comme une preuve de la supériorité navale chinoise des Ming, les bateaux<br />

de Zheng He avaient été dénoncés dès les années 1420 comme des embarcations<br />

inutiles relevant des goûts dispendieux de l'empereur Yongle, au<br />

même titre que la reconstruction des palais de Pékin.<br />

En définitive, l'originalité de ce recueil est de faire ressortir<br />

l'influence de la littérature romanesque sur les conceptions des historiens.<br />

Un peu à la manière des récits de Marco Polo, ce sont les versions littéraires<br />

des expéditions de Zheng He, insistant souvent sur le caractère musulman<br />

du personnage, qui auront le plus contribué à diffuser l'image des<br />

voyages d'exploration chinois, en Chine comme dans l'Océan indien.<br />

389<br />

Michel Cartier<br />

EHESS


Comptes rendus<br />

Timothy Brook, The Chinese State in Ming Society, Oxon, New York :<br />

Routldege Curzon, 2005. 248 pages<br />

Avec ce recueil, Timothy Brook revient à ses premières amours : l'histoire<br />

sociale des Ming. Il y a rassemblé six articles qui ont fait date, et qu'il a<br />

retouchés pour la circonstance, et deux articles inédits. Tous ont comme<br />

point commun le rôle de l'État versus le rôle de la société, et la mesure<br />

dans laquelle la seconde a obligé le premier à adapter ses politiques (p. 10).<br />

On ne peut qu'être admiratif devant la grande cohérence, par-delà un<br />

apparent éclectisme, du cheminement intellectuel de 25 ans dont The Chinese<br />

State in Ming Society offre un aperçu représentatif. Ce recueil permettra<br />

de lire ou relire l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire sociale<br />

de la Chine prémoderne.<br />

Une introduction en forme de vignette raconte une dispute autour<br />

d'une terre d'inhumation, en 1499 à Nanchang, qui nécessita l'intervention<br />

de l'empereur Hongzhi. Brook voit se croiser dans cette petite histoire les<br />

principaux thèmes d'un recueil divisé en quatre parties : administration<br />

territoriale (avec en filigrane le thème de la décentralisation administrative),<br />

politique économique (autonomie financière du local), politique<br />

culturelle (liberté de pensée) et politique religieuse (séparation de l'Église,<br />

en l'occurrence bouddhique, et de l'État). Chacune des quatre parties<br />

comporte deux articles qui se font écho, comme dans la plus parfaite<br />

« prose à huit jambes ».<br />

Le premier article, devenu un classique depuis sa parution dans Late<br />

Impérial China en 1985, traite de la structure de l'administration cantonale<br />

(xiang |f|5 et en-dessous). L'auteur braque le microscope sur cette zone à la<br />

frontière inférieure de l'État et à la frontière supérieure de la société locale,<br />

dans laquelle s'inséraient les systèmes du lijia, du baojia, du xiangyue, etc.<br />

On sait la complexité des problèmes de terminologie que pose cette question,<br />

qui avait en son temps beaucoup occupé les sinologues japonais : les<br />

noms mêmes des unités territoriales et le nombre d'échelons diffèrent d'un<br />

district à l'autre, les systèmes se chevauchent à la fois chronologiquement<br />

et spatialement, les termes ont un sens parfois fiscal, parfois uniquement<br />

territorial, parfois démographique, et cela évolue dans le temps, sans parler<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

du maintien en usage de termes désignant des institutions qui en réalité<br />

n'existent plus. L'idée centrale est que d'un côté l'administration locale<br />

est un instrument aux mains de l'État (découper l'empire en infimes parcelles<br />

pour mieux le contrôler) mais que, de l'autre, les communautés<br />

locales fonctionnent largement par elles-mêmes : finalement, à l'échelle du<br />

canton, le rayon d'action, l'efficacité et le degré de perception de l'État<br />

restent assez limités. Le magistrat, représentant de l'État situé au niveau le<br />

plus bas, n'apparaît qu'à l'échelon du district. En-dessous n'opèrent que<br />

des agents au statut hybride (ces agents que Hongwu avait précisément<br />

institués pour court-circuiter les échelons supérieurs).<br />

Moins aride paraît l'histoire de Ye Chunji, objet du deuxième article.<br />

Nommé magistrat à Hui'an en 1570 ou 1571, Ye entreprend de réaliser des<br />

cartes remises à jour de ce district en s'inspirant de réalisations précédentes<br />

de Luo Hongxian, célèbre philosophe néo-confucéen dont la contribution<br />

aux progrès de la cartographie est assez méconnue. Brook montre que<br />

la méthode est scientifique (cartes quadrillées, échelles différentes, cartouches<br />

de légendes, indications extrêmement détaillées) mais que le but est<br />

politique : de meilleurs cartes permettent de mieux administrer. Il rappelle<br />

d'emblée ce que l'on trouve dans tout bon manuel de fonctionnaires : l'une<br />

des premières choses que devait faire un magistrat nommé en poste était<br />

de s'imprégner des cartes du district. Ye Chunji destinait d'ailleurs ses<br />

cartes au Hui'an zhengshu, ouvrage au format atypique, mi-monographie<br />

locale mi-ouvrage de gouvernement. Il y a peut-être une composante que<br />

Brook ne souligne pas assez, c'est l'encyclopédisme pur, si typique de<br />

cette époque, qui pose la question d'une mise en parallèle du dessin d'une<br />

carte et des connaissances qui s'y rapportent. L'aspect anti-gentry que<br />

comportait la réactualisation des cartes locales par l'établissement d'un<br />

nouveau cadastre apparaît, lui, incontestable. À cet égard, il est fait référence<br />

à Hai Rui, et on pourrait tout aussi bien citer Zhang Juzheng.<br />

L'article pose enfin, en négatif, la sempiternelle question de la fidélité<br />

(cartes scientifiques ou cartes « symboliques » ?) et de l'obsolescence des<br />

cartes chinoises.<br />

Le troisième article, inédit, se penche sur la taxation des champs endigués<br />

dans le delta du Yangzi. Cette question très complexe a été étudiée<br />

391


Comptes rendus<br />

dans les années 1970 par Hamashima Atsutoshi, Kawamatsu Mamoru,<br />

Mark Elvin et, plus récemment et indirectement, par Peter Perdue. Partant<br />

là encore d'une anecdote (la découverte vers 1620, par un fonctionnaire<br />

local, d'une de ces bornes de pierre de la fin du XV e siècle sur lesquelles<br />

étaient inscrites la surface des champs endigués), Brook montre toute<br />

l'importance de ces champs dans la région : dès Hongwu, les weizhang ij-<br />

H (polder captains) étaient chargés de l'entretien des digues et de la perception<br />

des taxes sur les surfaces qu'elles délimitaient. Les champs endigués<br />

ont peut-être même servi d'unité territoriale à une époque. En 1472,<br />

la région de Wucheng est carrément réaménagée, non plus en hameaux,<br />

villages, etc., mais en « secteurs » (qu) définis par leur superficie et regroupant<br />

plusieurs champs endigués numérotés, le tout servant au calcul<br />

de l'impôt mais aussi de la corvée (l'entretien des digues). Brook considère<br />

que ce système fut une transition vers celui du « coup de fouet unique<br />

», en ce sens que l'assiette de l'impôt foncier et de la corvée devenait<br />

exclusivement la surface possédée. À peu près partout dans le delta, le<br />

système des « secteurs » et des champs endigués coexista avec l'ancienne<br />

division en villages, mais il s'imposa peu à peu, en tous cas dans les faits,<br />

à la fin du XVI e siècle \ Après s'être interrogé sur la déliquescence du<br />

système de taxation des champs endigués au XVII e siècle (désengagement<br />

de l'État ou désengagement des notables locaux ?), Brook souligne la<br />

situation difficile du magistrat dans la gestion de champs endigués à la fois<br />

terres cultivées, entités fiscales et communautés de peuplement (p. 79),<br />

situation d'autant plus délicate que la tâche du magistrat de la fin des Ming<br />

est devenue beaucoup plus complexe.<br />

Growing Rice in North Zhili (1982) aborde l'une des vieilles chimères<br />

de l'agronomie chinoise depuis l'introduction, au XI e siècle, du riz du<br />

Champâ en Chine du Sud : pratiquer la riziculture au nord de la Huai.<br />

L'article, qui aurait pu être accompagné de quelques cartes, embrasse une<br />

longue période, citant les tentatives de Yu Ji et de Toghto sous les Yuan, et<br />

celles de Lin Zexu sous les Qing 2 . Sous les Ming, les projets-pilotes les<br />

plus connus furent ceux de Xu Zhenming, Wang Yingjiao et Xu Guangqi,<br />

qui, tous, échouèrent 3 . Brook, dans cet article, décrivait l'évolution chif-<br />

392


Comptes rendus<br />

frée de la production rizicole dans la plaine du Hebei sous les Ming et les<br />

Qing : premier démarrage sous Jiajing, apogée sous Yongzheng, en conséquence<br />

directe de projets hydrauliques, mais des volumes de production<br />

jamais très élevés en comparaison des autres céréales. L'intérêt de l'article<br />

est la réflexion sur l'investissement de l'État - incarné dans les monographies<br />

locales par le magistrat - dans ces projets colossaux, leur intérêt<br />

fiscal mais aussi militaire (il s'agissait avant tout d'alimenter les troupes<br />

de la frontière nord), et surtout les raisons pour lesquelles l'introduction de<br />

la riziculture dans le Nord a échoué. Brbok évoque la résistance des notables<br />

locaux dépossédés du profit de leurs terres, contraints de payer davantage<br />

d'impôts en cas de hausse des rendements ou bien craignant d'avoir à<br />

partager les nouveaux profits dégagés, mais aussi la difficulté des transferts<br />

de savoir-faire et de technologies dans un environnement nouveau,<br />

les contraintes naturelles (climatiques, géologiques, hydrographiques) et<br />

un certain conservatisme structurel des élites locales, qui était en définitive,<br />

selon les avocats de la riziculture dans le nord, le principal obstacle à son<br />

développement.<br />

« C'est sous les Ming qu'on attendit d'une école, même au niveau<br />

du district, qu'elle abritât une bibliothèque » écrit T. Brook au début de<br />

l'opus suivant, paru dans le numéro spécial de Late Impérial China consacré<br />

aux livres (1996) et qui a été souvent cité depuis sa parution. Le temps<br />

fort de la construction des zunjingge |Jt|MJiI (ainsi nommés en référence<br />

aux cangjingge WMM bouddhiques) correspond à la période 1439-1539,<br />

avec une reprise en 1570-1620. Quels livres contenaient ces bibliothèques ?<br />

Des ouvrages officiels, c'est-à-dire ceux publiés surtout par Hongwu,<br />

Yongle puis au début du règne de Jiajing, imprimés au Palais, et qui<br />

étaient envoyés semble-t-il gratuitement aux écoles. Celles-ci étoffaient<br />

leur fonds par l'achat sur le marché, qui devint la règle unique au XVI e<br />

siècle. Brook s'attarde sur la question du stockage des ouvrages, notant<br />

que les plus belles bibliothèques s'inspiraient des imposantes bibliothèques<br />

tournantes bouddhiques, regrette l'absence de données sur le coût de<br />

construction des bibliothèques, mais ne mentionne pas la question des vols<br />

(ces vols étant largement mentionnés pour la bibliothèque du Palais, on<br />

393


Comptes rendus<br />

peut supposer qu'il en était commis encore davantage dans les bibliothèques<br />

des écoles). La construction ou la rénovation des bibliothèques, qui<br />

intervenaient approximativement tous les 50 ans, se faisaient sous l'égide<br />

du magistrat, dont c'était l'une des tâches, mais sans l'aide de la gentry<br />

locale, et le rythme des réparations s'est sans doute ralenti avec le développement<br />

des académies. L'article s'achève par la distinction entre la<br />

vénération (zun) des livres, notamment les Classiques, et leur simple utilisation<br />

comme instruments d'enseignement (jiao). Dans un cas, la bibliothèque<br />

est un conservatoire sacré, dans l'autre un simple lieu de stockage<br />

d'objets dont la production ne cesse d'augmenter. Selon Brook, la majorité<br />

des bibliothèques publiques ont été construites pour des raisons d'ordre<br />

politique (la conservation du canon officiel) plutôt que culturelles (la<br />

construction d'un savoir, interprétation qu'il juge anachronique) 4 .<br />

De même, dans l'article suivant, T. Brook considère comme un<br />

contresens moderne l'idée que l'État des Ming et des Qing ait pratiqué une<br />

politique de « censure » (c'est une idée aujourd'hui communément admise,<br />

en partie grâce à ses travaux). Il cite pour preuve le grand flou du Code à<br />

cet égard : c'est seulement dans sa version de 1740 qu'apparaissent des<br />

dispositions réglementant l'impression et la vente des livres. On pourrait<br />

arguer qu'en matière de censure, rester vague permet tout. Mais il semble<br />

que tel n'était pas l'esprit du législateur chinois. Dans les faits, sous les<br />

Ming, la censure est assez molle. Régulièrement, des lettrés signalent à la<br />

Cour des écrits qui leur paraissent saper les fondements du confucianisme.<br />

L'empereur ordonne alors de brûler les planches d'impression, mais les<br />

auteurs ne sont pas poursuivis et, surtout, le développement de l'édition<br />

commerciale aidant, des exemplaires de leurs ouvrages continuent à circuler.<br />

Brook souligne d'ailleurs combien la censure a toujours « trois temps<br />

de retard » et qu'à mesure que se développe le marché du livre, elle est de<br />

plus en plus contournée : par exemple, les écrits de Li Zhi sont republiés<br />

aussitôt après sa mort. Hier comme aujourd'hui, rien ne fait autant de<br />

publicité à un écrit que sa mise à l'index. Examinant la censure du XVIII e<br />

siècle sous l'angle de la production de livres (et non plus du seul point de<br />

vue politique), Brook note une différence de taille avec la censure de la<br />

Réforme en Europe : dans la Chine du XVIII e siècle, les techniques<br />

394


Comptes rendus<br />

d'impression étant déjà très anciennes et parfaitement maîtrisées, l'objet<br />

livre n'a rien de révolutionnaire. La nouveauté est ailleurs : le livre circule<br />

partout et à bon marché, à travers des réseaux de diffusion en pleine expansion<br />

(les indices expurgatorii du XVIII e siècle renseignent d'ailleurs<br />

tout autant sur la diffusion et la localisation des livres que sur l'objet et<br />

l'étendue de la censure). Et de souligner par plusieurs exemples que les<br />

inquiétudes de Qianlong concernaient davantage la diffusion d'ouvrages<br />

imprimés par des particuliers que par des maisons d'édition et que les<br />

raisons de la mise à l'index étaient « symboliques » (utilisation de noms<br />

d'ères interdits, hostilité de l'auteur aux Mandchous, etc.). Certains imprimeurs<br />

modifiaient eux-mêmes les termes impropres et publiaient ces<br />

ouvrages. Enfin, la Chine n'a jamais disposé d'une autorité indépendante,<br />

à l'intérieur même de la sphère professionnelle des éditeurs, pour accorder<br />

ou refuser l'imprimatur : l'empereur devait attendre que des fonctionnaires<br />

zélés lui signalent les ouvrages séditieux, mécanisme devenu inefficace<br />

avec la commercialisation grandissante du livre.<br />

At the Margin of Public Authority (1997) fait la synthèse de la politique<br />

de l'État à l'égard du bouddhisme, une politique fortement marquée<br />

par les dispositions d'encadrement prises par Hongwu à partir de 1380 :<br />

registres cléricaux universels, division en trois écoles, contrôle des biens et<br />

des ressources, concentration des monastères (interdiction de facto de<br />

créer un monastère sans passer par l'Etat), édit de cantonnement des bonzes<br />

de 1394 - les mêmes principes généraux ont été appliqués par l'État<br />

Ming à l'église taoïste, même si celle-ci était moins organisée et moins<br />

importante. Par la suite et jusqu'à la fin du XVI e siècle, les restrictions<br />

concernent surtout le nombre de moines et la propriété foncière, pour des<br />

raisons fiscales. C'est d'ailleurs pour ces mêmes raisons qu'à partir de<br />

1451, et même avant, l'État autorise la vente de certificats d'ordination<br />

(Brook souligne au passage que ces titres sont achetés en majorité par des<br />

laïcs pour échapper à l'impôt, ce qui n'a pas altéré la qualité du clergé). La<br />

volonté de Hongwu d'encadrer le clergé bouddhique est donc pratiquement<br />

resté lettre morte (« the state régulation of Buddhism had become a<br />

fiction ») mais Vidée d'un contrôle de l'église bouddhique reste prégnante<br />

parmi les fonctionnaires. Ainsi, quand, pour des raisons de foi personnelle<br />

395


Comptes rendus<br />

ou pour des motifs politiques, certains empereurs patronnèrent l'église<br />

bouddhique, on sait la fronde que cela provoqua chez certains confucianistes,<br />

pour lesquels le bouddhisme était la cause de tous les maux ; d'où, par<br />

exemple, la vague de répression anti-bouddhique du début du règne de<br />

Jiajing, en réaction aux faveurs distribuées par Chenghua puis Zhengde.<br />

La situation change avec le renouveau du bouddhisme chez les lettrés,<br />

Wanli leur emboîtant le pas et se posant comme protecteur. L'État adopte<br />

alors une attitude plutôt indifférente vis-à-vis de l'église, tandis que certains<br />

lettrés justifient leurs sympathies pour le bouddhisme en défendant<br />

des positions syncrétistes. On en arrive au paradoxe que le bouddhisme<br />

redevient semi-officiel : « The Buddhist monastery was not public [...] nor<br />

was it private » (p. 156). Critiquée par les confucianistes orthodoxes, la<br />

bouddhisation d'une partie des élites de la fin des Ming lui donne une<br />

nouvelle identité et une nouvelle autonomie, ce que Brook a bien montré<br />

dans Praying for Power ; cependant, étant donné la faiblesse intrinsèque<br />

de l'église, les Qing n'éprouveront pas le besoin de légiférer.<br />

Le dernier chapitre, version remaniée d'une communication faite en<br />

1998, s'articule de façon originale. Brook ne craint pas d'y poser d'emblée<br />

la question de la « constitutionnalité » du bouddhisme. Le Code et le Huidian<br />

- la « constitution » des Ming - donnent du bouddhisme une vue qui<br />

est celle de l'État : ce n'est pas la religion officielle, mais la religion du<br />

peuple (du point de vue de l'État, il s'agit d'éviter les troubles sociaux<br />

qu'elle est susceptible de provoquer) et c'est une église à contrôler (pour<br />

éviter l'évasion fiscale). Le texte des lois sous-entend, car il ne la mentionne<br />

pas, que la gentry est du côté de l'État dans sa guerre contre le<br />

bouddhisme 5 . Pour montrer combien cette « constitution » est en décalage<br />

avec la réalité et, au contraire, combien l'institution bouddhique est partie<br />

intégrante de la société, Brook analyse le traitement du bouddhisme dans<br />

les monographies locales du Beizhili. Ce traitement est varié, les hésitations<br />

mêmes des compilateurs (que faire du bouddhisme ? quels monastères<br />

comptabiliser ? doit-on leur réserver un chapitre à part ?) témoignant<br />

de la situation ambivalente de l'institution bouddhique au sein de la société.<br />

Un compilateur confucéen se fera la voix de l'État : il affirmera la<br />

supériorité du confucianisme, par exemple en amputant la monographie<br />

396


Comptes rendus<br />

locale précédente de la section sur les monastères, ce fut le cas de Lu<br />

Longqi en 1686. D'autres, bien qu'hostiles au bouddhisme, adopteront un<br />

compromis. Zhang Xuecheng choisit, lui, de donner aux monastères la<br />

place importante qu'ils occupent dans la société locale. Toute la question<br />

était de savoir si le bouddhisme, omniprésent dans la vie locale - et pas<br />

seulement parmi les couches populaires -, menaçait l'ordre public ou si au<br />

contraire il pouvait, par son discours sur le bien, le faire prévaloir ; bien<br />

qu'ayant sévèrement encadré l'église bouddhique, Hongwu partageait<br />

cette idée-là.<br />

Les questions sous-jacentes aux huit articles sont celles dont on a<br />

débattu au cours des années 1990, surtout à la suite des événements de<br />

Tiananmen. Ces questions ont largement contribué à renouveler la réflexion<br />

sur le rôle de l'État dans la Chine pré-moderne et continuent, mais<br />

de manière un peu moins passionnée, à orienter la réflexion actuelle.<br />

Qu'est-ce que l'État en Chine ? Peut-on dire que la Chine a vu émerger<br />

une société civile, et si oui, quand ? Cette émergence s'est-elle faite selon<br />

des cycles, à des époques où l'État était en crise, ou selon un processus<br />

historique continu et irréversible ? Que serait une société civile « à la<br />

chinoise » ? Dans quelle mesure les intérêts des élites locales (public authority)<br />

coïncident-ils avec ceux de l'État (state control) ? Il est toujours<br />

possible d'émettre à ce propos des généralités touchant soit aux variations<br />

régionales (le Nord, berceau de la bureaucratie centralisée, terre de grandes<br />

exploitations foncières, plus étatisé, et le Sud rizicole tenu plutôt par<br />

les lignages et moins perméable à l'immixtion de l'État), soit à des idiosyncrasies<br />

chinoises (docilité envers l'autorité, association confucianiste<br />

entre la gestion de la famille et la gestion de l'État). Mais les études spécialisées<br />

se sont avérées riches d'enseignements : pour le XIX e siècle, les<br />

travaux de Rankin, de Rowe et de Kuhn, entre bien d'autres, ont ainsi<br />

montré comment, tout en étant toujours associées aux intérêts de l'État, les<br />

élites se sont substituées à lui. Serait alors apparue une public sphère<br />

(gong fè, distinct à la fois de guan la et de min Jjç), dont on a débattu<br />

pour savoir si elle pouvait être rapprochée de celle définie par Habermas.<br />

Avant même que ne commence ce débat, J. Dennerline, dans The Chiating<br />

Loyalists (1981), et J. Handlin, dans Action in Late Ming Thought<br />

397


Comptes rendus<br />

(1983), avaient montré que l'on pouvait faire remonter l'émergence d'une<br />

société civile à la fin des Ming ; la gestion de la crise provoquée par les<br />

Wokou, qui annonce celle de la crise provoquée par les Taiping, constituerait<br />

quant à elle un argument fort à l'appui de la thèse d'une délocalisation<br />

militaire et financière dès le XVI e siècle. Et R. Hymes, dans son étude des<br />

élites de Fuzhou, au Jiangxi (1986), avait conclu à la séparation croissante,<br />

sous les Song du Nord puis du Sud, entre l'État et les élites au niveau local.<br />

Avant même d'opposer state-making et society-making, comme c'est<br />

le propos de Brook, il est nécessaire de revenir sur certains points institutionnels.<br />

Les institutions politiques des Ming ne sont elles-mêmes nullement<br />

aussi « despotiques » qu'on l'a dit parfois. Elles prévoient une multitude<br />

de contre-pouvoirs : aucun individu, ni même aucun corps d'Etat, ne<br />

peut monopoliser l'autorité, que ce soit au centre ou à l'échelon local 6 .<br />

Les décisions importantes, la nomination des hauts fonctionnaires par<br />

exemple, ne sont pas du ressort du seul empereur, mais sont discutées et<br />

même proposées par ces mêmes hauts fonctionnaires lors de divers types<br />

de « délibérations collégiales » (huiyi "filïi). Ce sont bien les fonctionnaires<br />

locaux qui, par leurs propositions, impulsent dans une large mesure la<br />

politique de l'empire, le sommet ne faisant que ratifier, amender ou mettre<br />

son veto. Cet équilibre des pouvoirs n'est certes pas inscrit dans la « constitution<br />

» comme principe supérieur mais c'est lui qui prévaut dans la<br />

pratique, tout au long de la dynastie.<br />

Au premier abord, il ne semble pas risqué de dire que plus on descend<br />

au niveau local, moins l'emprise de l'Etat (percolation front above,<br />

p. 13) est importante. Il va de soi, comme le souligne Brook, que pour le<br />

citoyen ordinaire, l'empereur est une lointaine notion et que pour lui,<br />

l'État, c'est - au grand maximum - le magistrat. Brook fait remarquer<br />

(p. 185) que la distance est un critère important dans toute tentative de<br />

caractérisation de l'État en Chine. Cette gestion de loin, voire ce laisserfaire<br />

(il faudrait bien entendu porter des appréciations différentes selon les<br />

empereurs), s'explique aussi par la pénurie de fonctionnaires, par<br />

l'incapacité de l'empereur d'être au fait de tout ce qui se passe dans<br />

l'empire, par l'impossibilité de s'assurer totalement de l'application effective<br />

des édits, et plus simplement par le fait naturel que plus il y a de rami-<br />

398


Comptes rendus<br />

fications plus l'autorité se dilue. Il est frappant, d'ailleurs, de constater<br />

entre les lignes combien les décrets étaient sans cesse contournés ou comment<br />

les autorités locales leur opposaient une sorte de résistance passive.<br />

L'histoire socio-économique des Ming montre assez clairement que<br />

tout ce qui a été imposé « par le haut », baojia et milices, lijia, « registres<br />

jaunes » et « cartes en écailles de poisson », familles à statut héréditaire,<br />

xiangyue, etc., s'est progressivement délité. Cela tient à la fois à<br />

l'impossibilité d'un contrôle rigoureux, car faire fonctionner ces politiques<br />

sur le terrain eût exigé des magistrats des efforts surhumains, au manque<br />

de souplesse et d'adaptation aux lieux et aux temps, ou au fait que ces<br />

systèmes étaient impopulaires au plan local. A contrario, si la réforme<br />

fiscale du « coup de fouet unique » a pu être mise en place bon an mal an,<br />

c'est précisément parce que l'on tint compte des contextes locaux. Ces<br />

difficultés d'exécution, qui se traduisent finalement par un décalage entre<br />

discours officiel et pratiques réelles (« Are we seeing the state in action or<br />

in inaction ? », p. 76), sont le lot de tout État qui cherche à imposer des<br />

systèmes universels, voués en définitive à n'être que des modèles que le<br />

bon fonctionnaire quelque peu idéaliste invoque avec nostalgie et tente<br />

périodiquement de faire revivre. Sous les Ming, le sacro-saint legs de<br />

Hongwu - un État fort, s'infiltrant dans tous les interstices de l'édifice<br />

social - a été, de ce point de vue, un facteur de rigidité ; il aurait fallu se<br />

débarrasser complètement de cette vision pour permettre à l'État de mieux<br />

s'adapter aux mutations socio-économiques.<br />

D'un autre côté, même en crise, même objet de défiance, l'État reste<br />

un acteur au bras puissant et le réfèrent dont n'arrivent pas à se défaire les<br />

élites. Il est symptomatique que dans les trois quarts de son livre, Brook,<br />

qui veut minimiser le rôle de l'État dans la construction de la société,<br />

parle... de l'État. En Chine plus qu'ailleurs, qui veut étudier la société doit<br />

en passer par l'étude de l'État. Si les unités territoriales, administratives ou<br />

fiscales locales ont été maintenues, sinon dans la réalité du moins dans les<br />

mots, jusqu'à la fin des Ming, c'est qu'il y a eu au moins volonté de l'État<br />

de maintenir un minimum de contrôle. Savoir si tout cela fonctionnait,<br />

autrement que selon le modèle parfait décrit dans les monographies locales,<br />

est une question plus difficile.<br />

399


Comptes rendus<br />

Brook n'hésite pas à parler de « constitution » : « I can think of no<br />

better term than 'constitution' to dénote the set of norms and institutions<br />

that were understood as governing participation and control in the public<br />

realm » (p. 178). Il faut être très prudent à cet endroit. Notre mot « constitution<br />

» implique la reconnaissance de droits là où les textes légaux chinois<br />

ne font qu'énumérer des interdictions et sous-entend un contrat social<br />

qui à ce jour n'a toujours pas été couché par écrit en Chine 7 . À la rigueur,<br />

le terme « constitution » est utilisable dans le cadre Ming au sens très large<br />

de « normes supérieures édictées par l'État » - et encore faudrait-il affiner<br />

ce que serait cet équivalent d'une constitution 8 . Quant à user du terme<br />

plus hardi encore de « démocratie » (p. 9), c'est transposer à la.Chine une<br />

notion qui a en Occident une histoire et un sens particuliers, avec le risque<br />

de commettre - mais pour un but opposé - les mêmes excès<br />

d'européocentrisme que Brook condamne chez Aristote, Montesquieu,<br />

Hegel, Wittfogel (le despotisme asiatique) ou de politiser le débat comme<br />

dans le totalitarisme Ming décrit jadis par Ding Yi ou Wu Han. Sauf à<br />

vouloir démontrer coûte que coûte l'existence d'une civilisation universelle,<br />

est-il vraiment utile de se poser la question de savoir si la Chine a<br />

connu la « démocratie », ou du moins une « démocratie » qui approcherait<br />

celle que nous connaissons ? En réalité, la démarche comparatiste met<br />

surtout en lumière la difficulté de réfléchir à l'histoire d'une civilisation<br />

avec des cadres mentaux et une langue qui ne sont pas les siens. Si, depuis<br />

les événements de Tiananmen, certains intellectuels chinois se posent la<br />

question de savoir si une société civile - terme qui n'existe pas dans la<br />

langue classique - a émergé au cours de l'histoire chinoise, c'est uniquement<br />

sous l'influence de l'Occident. Toutefois, la démarche comparatiste<br />

n'est pas à exclure d'emblée au motif qu'elle serait trop européocentriste :<br />

elle permet de faire avancer la réflexion.<br />

Que serait, en Chine, la société civile - dont il faut rappeler qu'elle<br />

n'a émergé qu'assez tardivement en Europe ? Weber déjà, même s'il ne<br />

connaissait la Chine que depuis des sources secondaires, parlait non pas de<br />

société civile, mais d'auto-administration villageoise 9 . La société civile se<br />

réduirait-elle au développement du marché et du droit de propriété, à celui<br />

d'une opinion publique ? Comment définir alors cette opinion publique ?<br />

400


Comptes rendus<br />

S'il s'agit de l'opinion de quelques lettrés organisés en cénacles ou formant<br />

des cliques, n'a-t-on pas plutôt affaire au lobbying d'une élite ? 10 . At-on<br />

affaire à l'existence de réseaux indépendants du pouvoir, à la participation<br />

du peuple à la construction de la société, à toute forme de décentralisation<br />

ou de régionalisme, au développement de la mobilité géographique<br />

et sociale, à la divulgation et à la circulation de l'information ? C'est sur<br />

toutes ces questions qu'a porté le débat des années 1990. Le découpage du<br />

présent recueil invite, pour y répondre, à se centrer sur une époque et à<br />

découper le champ de la société en plusieurs domaines : politique, économique,<br />

intellectuel, religieux.<br />

Au cœur de la question repose une autre : celle du lien entre les élites<br />

et l'État. La Chine est-elle une civilisation où l'État est fort et les élites<br />

faibles, ou l'inverse ? Ou bien les imbrications entre élites et État en feraient-elles<br />

une sorte de régime oligarchique, naturellement défavorable à<br />

l'émergence d'une société civile ? La gentry chinoise se situe à la fois du<br />

côté de l'État duquel elle tire sa légitimité et hors de l'État dès que ses<br />

intérêts économiques sont en jeu, misant tour à tour sur son capital politique<br />

et sur son capital social ou économique, et troquant sans arrêt l'un<br />

pour l'autre pour se perpétuer (p. 189). Elle joue à la fois comme force de<br />

progrès, indépendante de l'État, et force d'inertie, relais de l'État et ses<br />

lourdeurs.<br />

Dans la conclusion qu'il a rédigée pour ce recueil, Brook se garde de<br />

donner un avis définitif sur la question de la société civile n . Il se contente<br />

de prôner le relativisme culturel mais se risque quand même à dire que,<br />

dans le processus de construction de l'État, la Chine a été assez largement<br />

en avance sur l'Occident. Plus importante apparaît l'opposition finale qu'il<br />

dresse entre l'action - ou la réaction - par le haut de l'État (il ne faudrait<br />

toutefois pas la surestimer : l'État exigeait toujours le plus pour obtenir le<br />

moins) et l'action - ou la réaction - par le bas de la société locale. Brook<br />

emploie maintes fois le terme capillary pour qualifier l'initative locale, qui,<br />

comme le montrent les huit articles du recueil, échappait en grande partie<br />

au contrôle étatique. L'État n'était pas tenu par la « constitution », mais<br />

bien par les concessions, les ajustements et les compromis permanents<br />

avec les réseaux sociaux (économiques, lettrés, religieux, etc.) horizontaux.<br />

401


Comptes rendus<br />

Dans les faits, les comportements sociaux étaient plus forts que les décrets.<br />

En définitive, The Chinese State in Ming Society est, sinon un plaidoyer<br />

pour une histoire sociale de la Chine prémoderne, du moins une invitation<br />

à insérer la réflexion sur l'État dans celle sur la société : « What was distinctive<br />

about Ming China was less its state than its society » (p. 8). On<br />

mesure là le chemin parcouru par les historiens depuis, par exemple, The<br />

Chinese Governement in Ming Times (1969), qui valorisait surtout<br />

l'histoire institutionnelle, ou la différence avec un Ray Huang, à<br />

l'approche plus macro-économique.<br />

Brook est agréable à lire (on connaît la « Brook touch », faite<br />

d'histoires insérées dans l'Histoire), limpide dans l'expression, jamais<br />

ennuyeux ni superflu. Il nourrit une affection certaine pour les acteurs et<br />

les époques qu'il évoque. Il possède un sens aigu de la « temporalité »<br />

Ming, autour de laquelle il avait construit The Confusions ofPleasure. Les<br />

sources sont nombreuses et variées, l'auteur exploitant au mieux son «jardin<br />

», à savoir un imposant corpus de 300 de ces monographies locales<br />

qu'il dépouille depuis de nombreuses années. On notera simplement<br />

qu'elles sont des sources tout aussi officielles et partiales que le shilu, sans<br />

parler de leurs lacunes et de leur manque de fiabilité (voir p. 14-15). Si<br />

Brook en est venu à penser qu'il faut minimiser le rôle de l'État sous les<br />

Ming, c'est bien parce qu'il est influencé par sa lecture des monographies<br />

locales, dans lesquelles ce rôle apparaît de façon moins immédiate que<br />

dans le shilu.<br />

Perdue considère que les « chefs de digues » (tizhang ijkM), au Jiangnan, à la<br />

fin des Ming, ont repris le rôle fiscal autrefois dévolu aux « chefs d'impôt »<br />

(liangzhang USi). Cf. Exhausting the Earth, Harvard University Press, 1987,<br />

p. 180.<br />

2 Lan Li US - qui, sous Kangxi, tenta avec quelques résultats d'introduire<br />

l'agriculture en champs inondés dans la région de Tianjin - aurait pu être cité<br />

aussi. Voir Zheng Kesheng, Ming Qing shi tanshi ^tM^lWfi., Beijing :<br />

Zhongguo shehui kexue chubanshe, 2001, p. 410-414 (l'article sur Lan Li date<br />

de 1980).<br />

3 Les deux premiers mériteraient une petite étude qui, à ma connaissance,<br />

n'existe pas. Xu Zhenming soumit un projet d'agriculture inondée autour de<br />

402


Comptes rendus<br />

Pékin en 1575 (dans le contexte des grands projets hydrauliques de Zhang Juzheng),<br />

lorsqu'il était censeur attaché au ministère des travaux publics. Son<br />

projet, bien que soutenu par Zhang, fut mis de côté après que le ministre des<br />

travaux publics eut fait valoir que l'agriculture en champs inondés causait de la<br />

fatigue au peuple. Une dizaine d'années plus tard (il avait entre temps été rétrogradé<br />

en province), Xu Zhenming rédigea le Lushui ketan Sf7JC^fi|, sous la<br />

forme rhétorique habituelle d'un dialogue fictif lui permettant d'exposer les<br />

avantages de son projet, soutenu par de nombreux interlocuteurs. Wanli le rappela<br />

alors à Pékin et l'envoya mener les études de faisabilité. Il s'entretint<br />

même du projet avec le grand secrétaire Shen Shixing, mais finalement<br />

l'enterra définitivement : un censeur originaire du Beizhili s'était fait le relais<br />

des notables locaux, parmi lesquels des eunuques, et s'y était opposé. Voir Tan<br />

Qian, Guoque, Zhonghua shuju, 1988, p. 4501-4502, 4512-4513, 4524, 4529,<br />

4530,4531.<br />

Xu Guangqi (ou Chen Zilong) a annexé le Lushui ketan à la fin du/ 12<br />

du Nongzheng quanshu en y insérant ses commentaires. Il termine en remarquant<br />

: «Le nord se prête peu à l'agriculture inondée mais beaucoup à<br />

l'agriculture sèche. Monsieur [i.e. Xu Zhenming] ne parle que de l'agriculture<br />

inondée, mais pas de l'agriculture sèche. Il ignorait que les gens du Nord n'ont<br />

[même] pas encore compris comment cultiver un champ en terrain sec. » Le<br />

Lushui ketan figure aussi dans le Ming jingshi wenbian (398/6a-29b), avec les<br />

commentaires des compilateurs (le même Chen Zilong).<br />

Entre 1600 et 1602, le grand coordinateur Wang Yingjiao reprit les idées<br />

de Xu Zhenming, sans plus de succès.<br />

4 Selon Li Guiliang, Hongwu puis Yongle distribuèrent les ouvrages officiels<br />

aux écoles des provinces du Nord pour que celles-ci rattrapent le retard culturel<br />

qu'elles avaient pris à la suite de trois siècles de guerres et d'occupation étrangère.<br />

Plus généralement, ces envois d'ouvrages visaient à doter les écoles des<br />

textes corrects et servaient aux réimpressions. Cf. Zhongguo gudai tushu liutong<br />

shi c^Scïf^HffîîfîjBSii, Shanghai : Shanghai renmin chubanshe, 2000,<br />

p. 404.<br />

5 Tout aussi biaisée est la vision du bouddhisme contenue dans le shilu, qui ne<br />

fait généralement que reprendre les platitudes confucéennes anti-bouddhiques.<br />

6 Rappelons pour mémoire les équilibres entre Grand Secrétariat et ministères,<br />

entre fonctionnaires et eunuques, entre les trois commissions provinciales, entre<br />

le magistrat et ses commis, et le contrôle permanent exercé par les censeurs.<br />

7 Le terme yue fâ, qu'on retrouve dans xiangyue (les « conventions villageoises<br />

», élaborées dès la fin du XI e siècle, puis sous les Ming par Wang Yangming,<br />

403


Comptes rendus<br />

au Jiangxi, ou Lu Kun, au Shanxi), porte néanmoins en lui l'idée d'un contrat<br />

entre l'État et ses administrés à l'échelle locale.<br />

8<br />

Outre les textes normatifs publiés par Hongwu, à la valeur quasi sacrée, il<br />

faudrait ajouter ceux publiés dans les deux grandes autres périodes de refonte<br />

de la législation administrative, les règnes de Chenghua-Hongzhi et de<br />

Wanli (les deux éditions du Huidian, compilées pour répondre aux critiques de<br />

fonctionnaires déplorant vides juridiques et obsolescence des lois, datent<br />

d'ailleurs de ces époques). Mais la constitution imaginaire des Ming devrait<br />

aussi inclure le terme vague, mais si fréquemment cité, de gushi (« les anciens<br />

usages veulent que ... »), celui de li (au sens large de « il est d'usage de ... »<br />

ou au sens précis de « les lois additionnelles [du Code ou du Huidian] veulent<br />

que ... »). Par leur valeur exemplaire, les Classiques et les précédents historiques<br />

devraient compléter cette constitution.<br />

P. Kuhn parle de « projet constitutionnel » (à partir de Wei Yuan, cf. Les<br />

Origines de l'État chinois moderne, Paris, Éditions de l'EHESS, 1999). P.-E.<br />

Will se risque, de son propre aveu « un peu audacieusement », à évoquer le<br />

« contrôle constitutionnel de l'excès de pouvoir sous la dynastie des Ming » (in<br />

Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (éd.), Tradition chinoise, Démocratie,<br />

Droit, à paraître aux éditions Fayard).<br />

9<br />

Confucianisme et taoïsme, Paris : Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines,<br />

2000, p. 141-142.<br />

10<br />

J. Meskill, après avoir montré que les académies, sous les Ming, attiraient la<br />

fine fleur des hauts fonctionnaires et contribuaient à entretenir le factionnalisme,<br />

concluait son étude en relevant que : « In one sensé, the history of académies<br />

in the Ming may thus be seen as a confirmation of impérial despotism »<br />

(Académies in Ming China, 1982, p. 159). Cette position ambivalente (critique<br />

sans détour du gouvernement et lobbying effréné pour y entrer) caractérise aussi<br />

les sociétés littéraires de la fin de la dynastie et celles des « purs » des années<br />

1830 étudiées par J. Polachek.<br />

11<br />

II l'a fait ailleurs, et de façon mesurée : « Civil society is not a reality but a<br />

concept », disait-il en 1993 ("Auto-Organization in Chinese Society", in<br />

T. Brook, B. Michael Frolic (éd.), Civil Society in China, Armonk, London :<br />

M. E. Sharpe, 1997, p. 21). Voir aussi son introduction à ce même ouvrage,<br />

«The Ambiguous Challenge of Civil Society », p. 3-16. L'un des atouts de<br />

T. Brook dans le débat sur la société civile est qu'il connaît non seulement les<br />

Ming, mais aussi les périodes postérieures, y compris la situation contemporaine<br />

(voir son étude du Printemps de Pékin Quelling the People). Pour une<br />

réflexion comparatiste sur le terme « société civile », voir Thomas A. Metzger,<br />

404


Comptes rendus<br />

The Western Concept of the Civil Society in the Context of Chinese History,<br />

Hoover Essays 21 (Stanford University, 1998).<br />

Jérôme Kerlouégan<br />

EHESS<br />

Craig Clunas, Elégant Debts. The Social Art of Wen Zhengming (1470-<br />

1559), Londres : Reaktion Books, 2004. 223 pages, 63 illustrations en<br />

couleurs, 35 en noir et blanc.<br />

Craig Clunas nous a habitués à des ouvrages denses, offrant une analyse<br />

de la culture lettrée de la dynastie des Ming souvent passionnante, comme<br />

dans le déjà classique Superfluous Things : Material Culture and Social<br />

Status in Early Modem China (Cambridge : Polity Press, 1991, réédition<br />

Honolulu : Hawai'i University Press, 2004). Dans ses ouvrages précédents,<br />

l'auteur menait une étude synthétique, en s'appuyant sur une variété<br />

d'exemples et de textes anciens, associée à une réflexion de fond exigeante.<br />

Avec cette nouvelle publication, Craig Clunas choisit une formule apparemment<br />

plus classique, en se consacrant à l'étude d'une des figures majeures<br />

du monde lettré Ming, Wen Zhengming jSCtlfcB^ (1470-1559). Mais<br />

les matériaux utilisés, principalement des textes de Wen Zhengming ou de<br />

ses contemporains, jamais exploités jusqu'à présent, et surtout la démarche<br />

qui sous-tend le travail en font une entreprise novatrice.<br />

La démarche de Craig Clunas, que l'on sait intéressé depuis longtemps<br />

par les relations entre l'art et la société, s'appuie sur la conviction,<br />

exprimée en conclusion de l'ouvrage (p. 180-181), qu'il faut construire<br />

une nouvelle forme d'histoire de l'art, adaptée aux spécificités de la société<br />

chinoise (des Ming, pour Clunas) et des documents particuliers qu'elle<br />

produisit. On ne peut se contenter d'emprunter les outils méthodologiques<br />

forgés par les historiens de l'art occidental, car on reste alors prisonnier<br />

d'une vision de l'art - construite sur la relation antithétique entre<br />

l'individu et la société - inadéquate pour la Chine. Clunas reprend l'idée<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

classique selon laquelle l'individu en Chine n'existe pas comme entité<br />

indépendante mais est pris dans un réseau de relations sociales, familiales,<br />

professionnelles ou amicales qui le définissent '. Aussi faut-il dès le départ<br />

prendre en compte la nature éminemment sociale de l'art produit par et<br />

dans la société Ming. C'est à cet « art social » que Clunas s'intéresse, en<br />

en démontant les mécanismes, dans son étude de Wen Zhengming.<br />

On l'aura compris, cet ouvrage est tout sauf une nouvelle monographie<br />

sur Wen Zhengming. L'auteur prend la précaution de le signaler en<br />

introduction (p. 14), mais il s'agit d'une précaution inutile tant la forme et<br />

le contenu s'éloignent du genre monographique. Même si les chapitres<br />

suivent un ordre qui pourrait être vaguement chronologique (les grandes<br />

étapes de la vie de Wen sont mentionnées successivement : sa naissance,<br />

sa formation, son séjour à Pékin et l'échec de la carrière de fonctionnaire<br />

(1523-1526), son retour à Suzhou en 1526, sa mort), ce n'est pas là-dessus<br />

que repose la construction de l'ouvrage. Le souci anti-monographique est<br />

tel qu'on ne trouvera que très peu de dates dans le corps du texte et pas<br />

même une chronologie récapitulative en annexe.<br />

Ce qui intéresse Craig Clunas, ce sont donc ce que Wen Zhengming<br />

nomme lui-même ses élégant debts, autrement dit la façon dont ses textes,<br />

ses calligraphies ou ses peintures furent réalisés dans le cadre d'échange<br />

de dons et de faveurs. La production artistique de Wen Zhengming n'était<br />

pas, de son vivant, conçue comme telle ; elle était le fruit des multiples<br />

obligations sociales de ce lettré, qui ne peut se définir indépendamment du<br />

réseau de parents, amis, connaissances, maîtres ou disciples, dans lequel il<br />

évolua. Elle était une réponse de circonstance, liée à des événements, des<br />

situations, des relations sociales particulières qui lui donnaient son sens.<br />

Clunas propose d'étudier précisément ce réseau de relations sociales afin<br />

de mieux nous faire percevoir ce que pouvait signifier, dans ce contexte<br />

complexe, le travail littéraire et artistique de Wen Zhengming. Il s'appuie<br />

pour cela sur une lecture précise de la totalité des textes de Wen qui subsistent,<br />

qu'il s'agisse des pièces littéraires sélectionnées par son fils Wen<br />

Jia ^ pour paraître dans le Futian ,/«"3tB3|||, édité peu après sa mort, en<br />

1559, ou de tous les autres textes longtemps ignorés, comme les innom-<br />

406


Comptes rendus<br />

brables textes funéraires, récemment compilés par Zhou Daozhen JWIJMJM<br />

dans le Wen Zhengming ji |j| (Shanghai : Shanghai guji chubanshe, 1987).<br />

Cette exploitation de la totalité des sources primaires actuellement disponibles<br />

sur Wen Zhengming modifie considérablement la connaissance que<br />

l'on a de ce personnage.<br />

L'ouvrage, divisé en trois parties, compte huit chapitres. Chacun est<br />

consacré à ce qu'on pourrait nommer un cercle de relations sociales, qu'il<br />

s'agisse de relations avec des personnes, des situations professionnelles ou<br />

même des lieux : la famille (chapitre 1) ; les maîtres et protecteurs (chapitre<br />

2), les « amis » et pairs (chapitre 3) ; le cercle des officiels (chapitre 4) ;<br />

la localité d'origine du lettré, Suzhou (chapitre 5) ; les clients et commanditaires<br />

(chapitre 6) ; les subordonnés (chapitre 7) et le cercle de la postérité<br />

(chapitre 8). L'identité de Wen Zhengming est fonction de ces multiples<br />

relations, des liens d'obligation tissés de manière différente dans chacun<br />

des cas. Craig Clunas fournit une quantité impressionnante d'informations<br />

sur les personnages connus ou inconnus que fréquenta Wen et sur le type<br />

de relation qu'il pouvait entretenir avec ceux-ci.<br />

C'est le cas par exemple du premier chapitre, dans lequel sont présentés<br />

les membres de la famille de Wen Zhengming, en particulier son<br />

père, Wen Lin # (1445-1499), son frère aîné, mais aussi son oncle Wen<br />

Sen m (1464-1523), ses tantes et sa belle-famille. L'auteur souligne à quel<br />

point l'identité de l'artiste repose sur cette appartenance familiale, qui<br />

avait été jusqu'à présent négligée car les membres de sa famille sont rarement<br />

les récipiendaires de ses œuvres. La lecture des différents textes<br />

funéraires composés par Wen pour tel ou tel de sa parentèle montre pourtant<br />

l'importance que ceux-ci avaient pour lui, surtout dans ses jeunes<br />

années. Certains, comme Wen Sen, furent de véritables modèles de vertu ;<br />

d'autres jouèrent sans doute un rôle dans l'éducation artistique du jeune<br />

homme. Clunas souligne aussi le fait que la notion de parenté était souple,<br />

pouvant inclure des personnages pour lesquels ce lien n'est pas clairement<br />

défini. Cette souplesse permettait des échanges de faveurs profitables aux<br />

deux parties.<br />

407


Comptes rendus<br />

Les deux chapitres suivants présentent successivement les personnages<br />

avec lesquels Wen entretint des relations d'amitié. Mais il faut mettre,<br />

comme l'auteur le fait, des guillemets au mot amitié, qui désignait sous les<br />

Ming une réalité bien différente de ce que nous entendons par là de nos<br />

jours. La relation d'amitié ne désigne pas nécessairement des liens<br />

d'intimité ou de proximité entre les protagonistes. Ainsi dans le chapitre 2,<br />

ce sont les aînés, des personnages que Wen Zhengming a rencontrés par<br />

l'intermédiaire de son père, et qui sont devenus ses maîtres ou protecteurs,<br />

qui sont désignés comme tels. À côté de noms bien connus, comme ceux<br />

de Wu Kuan 2&% (1436-1504), Shen Zhou ftM (1427-1509) ou Wang<br />

Ao 3ÎÎI (1450-1524), Clunas présente tout un réseau de protecteurs aujourd'hui<br />

inconnus mais qui semblent avoir eu un rôle marquant dans la<br />

carrière de Wen. L'absence d'informations sur ces personnages a conduit à<br />

les considérer comme quantité négligeable. Or l'importance ou le nombre<br />

de textes que Wen leur adresse prouve le contraire. Cela démontre à quel<br />

point nous sommes tributaires des sources primaires encore existantes et,<br />

comme Clunas le répète à plusieurs reprises, combien notre connaissance<br />

d'un personnage comme Wen est déformée par les multiples reconstructions<br />

intervenues a posteriori. La même chose vaut pour les « amis » présentés<br />

au chapitre 3, et qui sont des hommes de la génération de Wen. Les<br />

plus proches ne sont pas les plus connus et bien des noms sont malheureusement<br />

tombés dans l'oubli. Des peintures réalisées en commun, des poèmes<br />

adressés de manière réitérée par Wen à certains de ses amis, permettent<br />

de rétablir une part de vérité. On constate ainsi que Wen faisait partie<br />

d'un réseau dont Clunas souligne l'importance pour la carrière de Wen : le<br />

jeune homme avait perdu son père jeune et ce furent essentiellement ses<br />

protecteurs et amis qui l'aidèrent à se faire connaître.<br />

Les éléments que Clunas tire de la lecture de ces textes permettent<br />

de mieux connaître la période de formation de Wen. On comprend aussi<br />

les mécanismes qui aidaient à la reconnaissance sociale. Clunas montre en<br />

particulier comment un groupe d'amis lettrés entreprenait de se faire<br />

connaître en éditant des œuvres réalisées en commun. Les réseaux amicaux<br />

ne servaient pas simplement à établir des relations d'individu à indi-<br />

408


Comptes rendus<br />

vidu, ils étaient bien souvent le moyen d'établir une réputation de groupe<br />

qui contribuait à forger l'identité de chacun.<br />

Dans la seconde partie, ce sont moins des relations personnelles que<br />

Clunas examine que des situations. Au chapitre 4, il est question de la<br />

carrière mandarinale manquée de Wen Zhengming et plus généralement de<br />

ses relations avec les fonctionnaires de l'empire. Wen, on le sait, tenta à de<br />

nombreuses reprises, mais sans succès, les examens mandarinaux. Grâce à<br />

des appuis, il obtint finalement un poste subalterne à Pékin ; ce poste ne<br />

lui permit cependant pas, comme il l'espérait, d'obtenir un grade de fonctionnaire.<br />

Clunas analyse les raisons de cet échec en proposant de renverser<br />

la perception que l'on a habituellement du problème : Wen n'était pas<br />

un peintre cherchant à devenir fonctionnaire mais un lettré des Ming,<br />

destiné à devenir fonctionnaire et qui se trouvait aussi faire de la peinture.<br />

Comme tel, Wen dut naturellement prendre parti dans les querelles politiques<br />

qui agitaient la Cour, en particulier la Controverse sur les grands<br />

rituels (Da li yi) qui concernait la question de la légitimité qu'il y avait,<br />

pour l'empereur Jiajing, à honorer son père biologique qui n'avait pas été<br />

empereur. Wen, tout en tentant de maintenir des appuis de part et d'autre,<br />

fut considéré comme lié au parti des opposants à l'empereur, qui perdit la<br />

bataille. Cela explique qu'il n'obtint jamais la promotion espérée et rentra<br />

à Suzhou sur un échec. Wen ne fut donc pas victime d'un destin contraire<br />

mais plutôt de décisions politiques contre lesquelles il ne pouvait rien, et<br />

de la nécessité d'appartenir à un réseau partisan. Clunas montre aussi que<br />

l'activité artistique de Wen ne l'aida pas - il eut même la crainte de se voir<br />

associé aux peintres professionnels travaillant pour la Cour. La rareté des<br />

peintures exécutées à Pékin s'explique peut-être par cette peur qu'avait<br />

Wen d'être « déclassé ».<br />

De retour à Suzhou, en dépit de son échec mandarinal, le statut de<br />

Wen se modifia, comme si le simple fait d'avoir été à Pékin et d'y avoir<br />

exercé quelque temps une fonction, même subalterne, suffisait. Wen fut de<br />

manière répétée en contact avec les magistrats locaux ; sa renommée<br />

s'étendit même au-delà des frontières de sa localité d'origine. Ceci écorne<br />

l'image communément admise d'un Wen Zhengming vivant en reclus. Il<br />

409


Comptes rendus<br />

semble plutôt, en vérité, que, devenu célèbre, Wen ait été constamment<br />

pris dans un réseau d'obligations sociales et officielles.<br />

Cela est également vrai quand on examine les obligations que Wen<br />

devait à sa localité d'origine, Suzhou (chapitre 5). Une partie de l'identité<br />

du lettré et du peintre s'est en effet construite en rapport avec ce lieu,<br />

conçu comme un lieu culturel plus que géographique, porteur d'une histoire<br />

que Wen évoque dans des textes célébrant des héros ou des monuments<br />

locaux. Wen honore aussi les grandes familles qui firent la gloire de<br />

la région de Wu, ou encore évoque, dans les biehao tu S'Jif AH (« peintures<br />

illustrant un surnom ») 2 , les domaines d'importants propriétaires. À ce<br />

sujet, Clunas montre qu'un grand nombre de ces peintures furent réalisées<br />

pour des personnages que Wen ne connaissait pas ; des lettres de Wen<br />

prouvent par ailleurs qu'il répondait à des commandes précises en gérant<br />

véritablement son entreprise artistique.<br />

Le chapitre 6, qui ouvre la troisième partie de l'ouvrage, insiste sur<br />

cet aspect de l'activité de Wen. Contrairement à ce que ses descendants<br />

voulurent faire croire en omettant de publier un certain nombre de textes,<br />

contrairement aussi à ce que des historiens d'aujourd'hui ont supputé sur<br />

la base des sources dont ils disposaient, Wen ne se consacra pas uniquement<br />

à ses amis lettrés après son retour de Pékin. Il produisit de nombreux<br />

textes, peintures ou calligraphies pour une clientèle qui le rémunérait. La<br />

lecture des quelque deux cents lettres qui nous restent montre que dans<br />

bien des circonstances, il y eut entre Wen et ses clients de véritables transactions.<br />

Clunas analyse en détail ces sources et en tire d'intéressantes<br />

conclusions. Il distingue ainsi entre des échanges uniques, correspondant à<br />

une demande ou une circonstance précise, et des échanges répétés permettant<br />

de mettre en place une relation stable bénéficiant aux deux parties.<br />

Clunas remarque que plus la transaction est explicite, plus obscur est le<br />

personnage avec laquelle elle s'effectue. Il souligne enfin un fait curieux :<br />

bien des peintures de Wen, considérées aujourd'hui comme des œuvres<br />

majeures, sont dédiées à des inconnus et ont été produites pour des individus<br />

qui n'avaient pas de relation durable avec lui. Ceci pose le problème<br />

de la signification esthétique de cet « art social » : y avait-il à ce point<br />

divorce entre les fins sociales et la démarche artistique de Wen Zheng-<br />

410


Comptes rendus<br />

ming ? Si Clunas soulève la question, son ouvrage n'y répond pas et d'une<br />

manière générale on peut regretter le fait que la production picturale de<br />

Wen y soit peu étudiée. L'auteur est conscient du problème, même si son<br />

explication n'est pas convaincante. En introduction (p. 13), il invoque en<br />

effet le manque de place pour justifier le fait qu'il n'a considéré dans ce<br />

travail qu'une question centrale (« why does this body of objects exist at<br />

ail ? »), laissant de côté l'autre question importante : « why does it look<br />

like this ? ». Mais peut-on faire l'économie de cette dernière question sans<br />

risquer aussi de ne pas entièrement répondre à la première ? Car qui veut<br />

étudier « l'art social » ne doit pas oublier que deux termes, l'un aussi<br />

important que l'autre, composent cette expression.<br />

Une fois posé que Wen Zhengming produisit de nombreuses œuvres<br />

de commande, il devient logique de s'intéresser à ceux qui furent ses disciples<br />

et ses aides, et même, aux artisans qui travaillèrent pour lui. Clunas<br />

montre (chapitre 7) que le statut de disciple pouvait, comme celui de parent<br />

ou d'ami, varier : on compte dans ce groupe des membres de la famille<br />

mais aussi des mécènes et des intermédiaires. Ici encore, les regroupements<br />

effectués après la mort de Wen semblent différents de la réalité et<br />

Clunas s'attache à distinguer la nature des relations que chacun entretint<br />

avec le maître. Il apparaît ainsi que si Chen Daofu MM.W. (1483-1544) fut<br />

un ami et un disciple, Qian Gu t$| fê (1508-1578) fut plutôt un « pinceau<br />

d'emprunt » (daibi f^i|:) ou, pour le dire crûment, un « nègre », réalisant<br />

des peintures à la place de Wen.<br />

Le dernier chapitre examine la façon dont s'est peu à peu construite,<br />

après sa mort, l'identité artistique de Wen. Car, il faut insister là-dessus, de<br />

son vivant Wen Zhengming n'était pas considéré comme un artiste ; ses<br />

compositions littéraires ou picturales étaient même recherchées parce que<br />

leur auteur n'était pas un peintre. Ce n'est qu'après sa mort que le lettré<br />

Wen Zhengming devint le peintre célèbre que l'on connaît. Clunas examine,<br />

à partir des différents textes (nécrologies ou hommages posthumes,<br />

biographies) composés dans les années qui suivirent sa mort, le processus<br />

qui aboutit à une telle modification. Il montre en particulier comment<br />

certaines anecdotes furent utilisées par ses biographes pour forger une<br />

411


Comptes rendus<br />

nouvelle identité : celle de l'artiste reclus, malheureux aux examens, pur<br />

dans un monde décadent. Dans ces textes, la figure de Wen est coupée de<br />

son contexte familial et social, et ses activités artistiques prennent une<br />

importance de premier plan alors qu'il apparaît clairement que Wen,<br />

comme tout lettré de son temps, faisait partie d'une multiplicité de réseaux<br />

et se reconnaissait dans une multiplicité d'activités sociales, la peinture<br />

n ' étant qu ' une d ' entre elles.<br />

Mais les descendants de Wen ne sont pas seuls à avoir construit sa<br />

postérité artistique. Lui-même y contribua. Pour essayer de comprendre<br />

comment, cinquante ans après sa mort et pour plus de cinq siècles, Wen<br />

Zhengming devint connu essentiellement comme peintre et calligraphe,<br />

Clunas s'interroge sur la circulation de ses œuvres et la question des copies.<br />

L'analyse qu'il propose est intéressante. Selon lui, on peut considérer<br />

qu'il existait pour des lettrés aussi sollicités que Wen Zhengming un mode<br />

de production picturale s'apparentant à ce qui se faisait dans les ateliers<br />

des peintres artisans : le maître formait des disciples qui étaient souvent<br />

chargés de réaliser de multiples copies de ses œuvres. La signature de Wen<br />

Zhengming n'était pas la signature d'un individu mais une marque de<br />

fabrique. Les œuvres de Wen furent certes créées dans le contexte particulier<br />

de transactions sociales étudié par Clunas ; mais elles furent tout aussi<br />

rapidement décontextualisées, devenant des biens de consommation destinés<br />

à circuler. Le paradoxe est que cette décontextualisation fut rendue<br />

possible par Wen lui-même, dans la mesure où il employa des peintres<br />

fantômes, orchestrant la diffusion de ses œuvres et de sa marque de fabrique.<br />

En conclusion, on ne saurait trop insister sur l'importance de<br />

l'ouvrage de Clunas, qui renouvelle complètement notre connaissance de<br />

Wen Zhengming. L'ampleur du travail effectué doit être saluée.<br />

Il nous faut néanmoins émettre quelques réserves. On peut d'abord<br />

regretter l'absence d'un index des termes chinois et des notions analysées.<br />

On remarquera ensuite que Clunas, en s'efforçant de proposer une étude<br />

moins tributaire des méthodes de l'histoire de l'art occidental, omet de<br />

mentionner que certains aspects de la culture Ming ne sont pas spécifiques<br />

à celle-ci. C'est le cas de la question de la signature de l'artiste devenant<br />

412


Comptes rendus<br />

une marque de fabrique, ou plus généralement de la figure de l'artiste<br />

entrepreneur, questions largement étudiées pour l'art européen. Une autre<br />

critique tient à la forme de l'ouvrage. Clunas a souhaité, ajuste titre, nous<br />

livrer les noms de nombreux personnages, connus ou inconnus, ayant<br />

entretenu une relation avec Wen. Ce faisant, il met à notre disposition une<br />

documentation d'une grande richesse. Mais ces informations, disséminées<br />

dans le texte, sont difficilement utilisables. L'index des noms en fin<br />

d'ouvrage ne pallie que partiellement ce problème. Sans doute aurait-il<br />

fallu une annexe plus longue, avec des biographies détaillées des personnages,<br />

un exposé de leurs liens avec Wen Zhengming et des indications<br />

concernant les principales sources où ils apparaissent. Cette annexe aurait<br />

même pu prendre la forme d'un « dictionnaire de Wen Zhengming » ; elle<br />

aurait permis de recentrer le texte principal sur les idées et réflexions de<br />

l'auteur. En effet, et c'est la dernière critique, les analyses de l'auteur,<br />

noyées au milieu de ces nombreuses et précieuses informations, sont rendues<br />

moins percutantes. On aurait souhaité aussi que Clunas prenne le<br />

temps de synthétiser certaines idées, qu'il en développe d'autres. En particulier,<br />

la question des obligations sociales, sur laquelle s'appuie son travail,<br />

est peu théorisée, sinon en introduction, où sont mentionnés des travaux<br />

d'anthropologues de la Chine ; mais dans le reste de l'ouvrage, on ne<br />

trouvera guère de développements consacrés à ce phénomène. Même<br />

l'expression élégant debts, empruntée à Wen Zhengming, n'est pas expliquée.<br />

Parfois, l'angle d'analyse choisi paraît bien artificiel : lorsque Clunas<br />

ouvre le premier chapitre, consacré au cercle des relations familiales, il<br />

s'interroge en passant sur les cadeaux que le nouveau-né Wen Zhengming<br />

aurait pu recevoir. Cette approche se justifie sans doute aux yeux de Clunas<br />

parce qu'elle lui permet d'éviter d'écrire une monographie, mais le<br />

genre monographique est-il à ce point répréhensible ? Ne mériterait-il pas<br />

d'être repensé à l'aune des exigences méthodologiques que Clunas propose<br />

pour l'histoire de l'art chinois, et qu'il nous paraît en effet nécessaire<br />

de prendre en compte ? Clunas avait, à vrai dire, à la fois la matière, les<br />

compétences et les exigences théoriques pour réaliser une superbe monographie<br />

sur Wen Zhengming. Une telle étude aurait par exemple permis<br />

413


Comptes rendus<br />

d'accorder davantage de place aux peintures de ce grand lettré, à la fois<br />

comme documents pour une analyse sociale et comme œuvres d'art.<br />

En dépit de ces réserves, Elégant Debts reste extrêmement stimulant,<br />

d'une part en raison des informations très riches qu'il apporte sur Wen<br />

Zhengming et les cercles lettrés de son temps, d'autre part en raison d'une<br />

approche méthodologique nouvelle qui invite à réfléchir à la manière dont<br />

on peut étudier l'art chinois et, plus généralement sans doute, la civilisation<br />

chinoise.<br />

1 Voir Denis C. Twitchett, « Chinese Biographical Writing », in W. G. Beasley<br />

et E. G. Pulleyblank (éd.), Historians of China and Japan, Londres, New York,<br />

Toronto : Oxford University Press, 1961, p. 110.<br />

2 II s'agit de peintures qui évoquent un personnage en représentant les éléments<br />

(plantes, paysage, etc.) qui composent son surnom, un peu à la manière d'un<br />

rébus.<br />

Anne Kerlan-Stephens<br />

CNRS, UMR 8583<br />

Centre de recherche sur la civilisation chinoise<br />

Michael Marmé, Suzhou. Where the Goods ofAll the Provinces Converge,<br />

Stanford : Stanford University Press, 2005. xii-369 pages.<br />

Except for Peking, or possibly Nanking, Suzhou is probably the most<br />

famous Chinese city among économie, social and cultural historians. A<br />

book on Suzhou, therefore, is very welcome indeed, and it is rather surprising<br />

that no earlier Western monograph has been devoted to the général<br />

history of this city. A full treatment dealing with Suzhou in ail its various<br />

aspects would hâve been clearly impossible for a single book, however,<br />

and it is therefore only fair to start any review with a treatment of what<br />

Michael Marmé wanted to accomplish in his book, in contrast to ail the<br />

other books which may, and probably should, be written on Suzhou.<br />

Marmé gives his own reasons for writing about Suzhou: it was for a long<br />

time during the Ming and Qing periods the largest non-capital city of the<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

world (a perhaps debatable point, in view of the lack of reliable statistics);<br />

it was an intensely urban corner of a vast agrarian empire; and during the<br />

Ming period China was transformed into a Suzhou-centered world System.<br />

His book has the following chapters (I list only the subtitles, more<br />

informative): Introduction; 1. Suzhou and its hinterland in the Ming; 2.<br />

Suzhou to 1367; 3. Suzhou under Hongwu; 4. Suzhou, 1398-1430; 5.<br />

Suzhou from Zhou Chen to Wang Shu [1430-1484]; 6. Economy and<br />

society in fifteenth-century Suzhou; 7. Suzhou's élite and the rise of Wu<br />

School culture; 8. Suzhou, 1506-1550; Epilogue: Suzhou from the wokou<br />

crisis to the fall of the Ming; Conclusion. There are two appendices, one<br />

on population and one on examination graduâtes.<br />

In essence, Marmé's book is a socio-economic history of Suzhou<br />

during the first two Ming centuries, described mainly through the analysis<br />

of the state's tax structure and its conséquences in Suzhou préfecture. This<br />

largely économie approach is combined with a few chapters on society, in<br />

which a sample of patrilines is investigated in order to show how individual<br />

households experienced this history. Suzhou as an actual urban city is<br />

touched upon rather summarily: questions such as how the city related to<br />

the state apart from its tax structure, or how it was governed locally, are<br />

barely touched upon. For example, there is no discussion on the possible<br />

influence on governance of Suzhou's uncommon situation where one<br />

prefectural and two county yamens existed within its city walls, each with<br />

its own separate hinterland. Marmé ends his book when the first problems<br />

of the wokou pirates arise, and with the (in his view) concomitant beginning<br />

of urban social control by dahang gang members. In his conclusion,<br />

Marmé places Suzhou's early and mid-Ming history within a larger Ming-<br />

Qing framework, in which he again stresses the importance of particular<br />

state tax régulations that forced Suzhou to commoditize. Finally, Marmé<br />

concludes with a comparison of Suzhou's development with that of<br />

Europe's post-medieval cities: China is seen as a "proto-industrial," but<br />

not necessarily proto-capitalist imperium, since its élite did not seize control<br />

of, nor tried rationalizing the production process. In thèse comparisons<br />

between China and the West, Marmé on the one hand largely equates<br />

China's development with the Western model of "Smithean growth" (Le.,<br />

415


Comptes rendus<br />

commoditization), except for the fact that its économie actors were not<br />

atomized individuals but households. On the other hand, Marmé favors<br />

those authors who classify the Ming period as "late impérial" over those<br />

who call it "early modem," because of the continuous dominating effect<br />

state structures had on the development of market forces.<br />

As for Suzhou's économie importance, in his introductory remarks,<br />

Marmé is careful not to see Suzhou's central status as eternal, or preordained:<br />

he makes some welcome comparisons with Hangzhou, or even<br />

Huzhou. Suzhou was chosen by Zhang Shicheng as a capital in late Yuan<br />

times, apparently partly because it had by then gained weight vis-à-vis<br />

Hangzhou and Ningbo, since unlike the latter cities Suzhou had capitulated<br />

to the Yuan without a fight. However, as Marmé convincingly shows,<br />

that dominance was not secure at ail; if the Ming had been really as hostile<br />

to Suzhou as many traditional accounts would hâve it, Suzhou's newfound<br />

eminence could hâve been as ephemeral as Zhang Shicheng's was.<br />

Nor does Marmé suppose the économie development of Suzhou's hinterland<br />

as having culminated in the Ming, after it presumably had achieved<br />

its dominance over China: there was still further development to come, for<br />

example in water management. In Marmé's actual description of the économie<br />

development from Song to mid-Ming times, however, one would<br />

wish perhaps for some more critical analysis: in the lists of "important"<br />

processed and semi-processed goods mentioned by Marmé ("embroidery,<br />

the mounting of pictures, pottery-making, copperwork, printing, lacquerwork,<br />

wine-making, the weaving of mats, rattan pillows, gauze caps, fine<br />

brushes, jade carvings, food products - plus silver work, needles, iron<br />

work, tin work, wood work, tile-making, fine paper, lanterns, fan bones,<br />

gauze towels, willow chests, cattail-rush shoes, jewelry, antiques, and the<br />

copying of books and pictures"), one would like to know which were<br />

crucial, which were secondary; which were culturally, which were economically<br />

relevant; which were both? For instance, it is obvious that<br />

amongst thèse various endeavors, the textile industry was of primary importance,<br />

and Marmé makes the point, of which I was not aware, that there<br />

were - temporary - climatic reasons why cotton had to be processed in<br />

Jiangnan rather than in Northern China (p. 137). However, when in his<br />

416


Comptes rendus<br />

account the spread of cotton is stated as having started in the Yuan in<br />

northern Suzhou and Songjiang préfectures, but when its commercial<br />

importance is somewhat surprisingly dated only to the Ming, one would<br />

like to hâve been provided with more detailed explanations.<br />

During the early Ming period, the well-known pressures put on<br />

Suzhou at the beginning of the Ming by Zhu Yuanzhang could hâve been<br />

maintained, in Marmé's view, if a Zhu Yuanzhang-like emperor would<br />

hâve succeeded the founder. Marmé relativizes their impact, however, and<br />

describes in détail Suzhou's vicissitudes under subséquent emperors and<br />

state régulations; he then dates the nadir of Suzhou's fortunes to the early<br />

fifteenth century. Within this early économie history, Marmé is not always<br />

consistent: there are fréquent sentences stating that Suzhou ("and the surrounding<br />

préfectures") bore the highest levels of land tax in the empire,<br />

while other data are presented that show that such was not strictly true in a<br />

relative sensé. In gênerai, however, both gênerai policies, which continued<br />

to stress agricultural taxes, and their unintended opportunities for évasion,<br />

tended to favor a trend toward increased commercialization throughout the<br />

necessary fifteenth-century reforms, helped by Suzhou's closeness to a<br />

foreign market. Exactly because of the importance of Suzhou's agricultural<br />

taxes for the state, the crown's fortunes remained hostage to the<br />

économie well-being and minimal coopération of the prefecture's most<br />

heavily taxed landholders.<br />

In Suzhou's agricultural history in particular, Marmé makes a consistent<br />

effort to présent quantitative data to back up his narrative, or he<br />

déclares honestly that they are lacking. However, as soon as social trends<br />

are commented upon, his touch with reality seems less assured; the discussion<br />

on tax captains, for example, seems to me more based upon what<br />

should hâve happened theoretically, rather than what we know did happen.<br />

Marmé claims that Suzhou achieved hegemony in China by the late<br />

fifteenth century (p. 143), because the Ming state's policies triggered<br />

Suzhou's commoditization, and the sale of thèse Suzhou products caused<br />

the articulation of marketing hiérarchies elsewhere. Basic to this hegemony,<br />

in addition to rice, was silk, and Marmé gives us some glimpses of its<br />

market. His treatment remains centered on the agricultural background,<br />

417


Comptes rendus<br />

however, and not on the manufacturée! products or their organization: in<br />

this silk industry, for example, we are only told that the rotating scheme at<br />

the state silk factories left registered artisans (but presumably not their<br />

looms, which would be used by their replacements) free to pursue weaving<br />

for the market, not how that production for the market was organized or<br />

financed.<br />

Overall, there are two main issues within Marmé's gênerai narrative<br />

and analysis which in my view are not treated completely satisfactorily.<br />

One of thèse centers on the définition of "Suzhou": Marmé too easily<br />

moves from a narrow Suzhou-as-the-city, to a broader Suzhou-as-thewhole<br />

préfecture, even to the point that sometimes Suzhou seems to stand<br />

for the Jiangnan area as a whole. It is often not clear which Suzhou he<br />

means in a particular context, or how thèse three Suzhous are related,<br />

whether they are integrated, develop along parallel Unes, or in opposition<br />

one to another; whether what is good for Suzhou in one sensé is good (or<br />

bad) for Suzhou in another sensé. Marmé sometimes uses aspects of<br />

Suzhou as the préfecture, when actually wanting to explain Suzhou the<br />

city. This is perhaps one of the reasons why the explanations given for the<br />

development of Suzhou read more or less like the same explanations possible<br />

for the development of any city in the Jiangnan area. What is spécial<br />

about Suzhou city in particular is often not clear.<br />

The second issue is perhaps more crucial, and is related to in my<br />

view the most questionable premise in the book. To what extent did<br />

Suzhou indeed constitute the hégémonie center of a world system? We are<br />

apparently asked to concur in such a view without questioning it; there is<br />

no discussion in the book of whether China actually did constitute such a<br />

hierarchical world System, nor of Suzhou's place therein. Now, the original<br />

définition of a center's "hegemony in a world system" usually invokes<br />

the control by that center of capital, not necessarily industrial, but certainly<br />

mercantile. However, rightly or wrongly, Marmé tends to give reasons<br />

why there was no such controlling capital at ail in China during Ming and<br />

Qing times, a fact which should immediately raise questions about the<br />

validity of the premise. For example, in the silk industry, which he sees as<br />

central to Suzhou's "dominance", Marmé states that "merchants were<br />

418


Comptes rendus<br />

unwilling to advance large sums to those whose skill (and honesty) might<br />

prove wanting," and at another point (p. 135) he says that scarcely anyone<br />

would argue that Suzhou had a bourgeoisie class that "consciously and<br />

consistently attempted to take direct control of the économie process and<br />

rationalize it to maximize the return on their capital". But if this is completely<br />

true, what kind of hégémonie control did Suzhou possess over "its"<br />

world System? Indeed, not much évidence is presented for the argument<br />

that Suzhou during Ming times managed to get control over preexisting<br />

markets in rice or tea or sait, nor is there much proof that thèse agricultural<br />

products, in as far as they originated in Suzhou's hinterland, were sold<br />

throughout China; other areas in China seem to hâve sold similar products.<br />

As for manufactured products, it is difficult to see the lanterns of Suzhou<br />

triggering off rice production around the Dongting Lake in Huguang, even<br />

if at times Marmé seems to assume there exists such a connection. There<br />

clearly are many other cities, agricultural régions, and merchants groups<br />

outside Suzhou that were successful in one way or another, and within<br />

Marmé's book itself many such counterexamples are mentioned. Whether<br />

"dominance" was crucial in such a structure is problematic. Even the<br />

question whether Suzhou was completely dominant in Jiangnan is doubtful<br />

on the basis of many passages in this very book, and Suzhou's place in, or<br />

trade with the remainder of the Yangzi delta is barely mentioned. As one<br />

example, the cotton cloth merchants guild in Linqing was composed of<br />

merchants from Jiading, Kunshan and Suzhou, not Suzhou alone - and we<br />

are not told whether such a fact matters or not.<br />

Now, Marmé does treat the question on whether there is any évidence<br />

of capitalism is China, and he defines "capitalism" strictly and<br />

narrowly as the reinvestment of économie profit in the productive process.<br />

And while he would agrée with describing mid- and late-Ming Suzhou<br />

préfecture as "proto-industrial," he dénies that such a situation naturally<br />

would develop into industrialization and/or capitalism, despite its unfortunate<br />

name. This is not an unreasonable position to take, perhaps; but I am<br />

not sure how it can be squared with Marmé's "world System" approach.<br />

Braudel and Wallerstein, of course, by positing world-economies before<br />

any "pure" capitalist stage, insist on the invalidity of distinguishing<br />

419


Comptes rendus<br />

sharply between commercial capital and productive, "capitalist" capital,<br />

and hold that it is exactly the dominance of commercial capital by the<br />

center cities, from Antwerp to Amsterdam to London, which makes a<br />

world System a world system. In one note (ch. 6, n. 26, p. 293), Marmé<br />

argues that "commercial capitalism" is an oxymoron; perhaps, but why<br />

then using such terms as "world system" and "hegemony" which are based<br />

upon that concept? Capital, commercial or otherwise, and hégémonie<br />

dominance, économie or otherwise, seem to me to be intrinsic to any concept<br />

of "world system". We hear a little bit, much too little, on the activities<br />

of Dongting merchants outside Suzhou, but we are not really told<br />

anything on whether their wealth in Suzhou was used in any way to dominate<br />

anything anywhere. They are described as rich merchants with a<br />

strong local base; but, clearly, there are other such merchants groups in<br />

China. China was a large economy, well integrated in various ways; but<br />

from this book no Suzhou dominance is visible, not by the city's local<br />

Dongting merchants, not by possible other groups sojourning in Suzhou,<br />

such as the Huizhou merchants. Perhaps, if we take into considération also<br />

other merchants groups outside Suzhou (not in the least the Shanxi sait<br />

merchants sojourning in Yangzhou), we should imagine a picture rather<br />

différent from the centered, hierarchical world system model; an integrated<br />

network, perhaps, with centers which seem to hâve weight, but no clear<br />

dominancy. Perhaps, China was différent. And perhaps, rather than Antwerp,<br />

Amsterdam or London, Suzhou was Rome, or merely Florence, a<br />

cultural center rather than the only économie one.<br />

At times, the two issues I outlined hère corne together: when<br />

Suzhou's commercialization spreads out to the countryside, Marmé sees<br />

that as a great problem for "Suzhou" and its population (hère apparently<br />

the city intra muros), as if the agricultural commercialization in Suzhou's<br />

countryside and the development of commoditized manufacturing in the<br />

city had not been intrinsically linked from the beginning. And if really<br />

Suzhou-the-city was in trouble because its manufacturing moved to its<br />

own countryside, would that not mean that Suzhou was not completely<br />

dominant even over its own hinterland? It is therefore very difficult to<br />

understand, in the absence of any structural changes, how suddenly it<br />

420


Comptes rendus<br />

came about that in the sixteenth century "Suzhou's traditional markets<br />

were saturated, its traditional specialties faced increasing compétition, its<br />

merchant networks were decaying, and a hungrier, more agile group of<br />

competitors was better placed to exploit emerging opportunities" (p. 198),<br />

even while Suzhou presumably remained the center of the Chinese world<br />

System.<br />

Thus, I don't think that Marmé convincingly demonstrates that<br />

Suzhou was the undisputed center of a "world system." And in fact, comparisons<br />

with other candidate cities are conspicuously lacking. To some<br />

extent, Marmé shows only how, against the spécifie background of the<br />

Ming financial structure, a commercial city could develop in Jiangnan, but<br />

what made Suzhou différent from other cities such as Jiading, Songjiang,<br />

or even Nanjing, remains undiscussed.<br />

Now, Suzhou is, of course, much more than just an économie center,<br />

as Marmé himself acknowledges: Suzhou is and was traditionally also<br />

seen as either "the epitome of sophistication or as the nadir of décadence."<br />

However, the history of the cultural and social dominance of Suzhou and<br />

its urban society (and hère the word "dominance" is, I think, not too strong<br />

to use), is not at the center of Marmé's book; it should be the subject of a<br />

book another author should write. Yet, I am not sure that Marmé is as fully<br />

aware as he could hâve been of the implications of this cultural and social<br />

dominance of Suzhou on other parts of China, not in the least on the capital,<br />

including its politicians. It seems that for Marmé the opposition between<br />

on the one hand the state and on the other hand Suzhou society is<br />

almost absolute. We do not find in this book the local Suzhou élite, including<br />

current and ex-officials, influencing officiais at court on behalf of their<br />

own group, such as we know was fréquent from other sources: Marmé<br />

does not really look for such links between court and local society, even<br />

not when at one instance he points out that a leading Suzhou scholaroffïcial<br />

played a prominent rôle in the restoration of Zhu Qizhen (i.e.<br />

Yingzong). Mirroring the lack of detailed discussion of Suzhou merchants<br />

outside Suzhou, there is hardly any mention of the présence of Suzhou<br />

people at the capital, in the government, or as magistrates elsewhere.<br />

(There is one particularly deliciously put sentence, though, in one of<br />

421


Comptes rendus<br />

Marmé's notes - ch. 7, n. 4, p. 299, where he writes that "Most marriages<br />

in Ming Suzhou were between individuals from the same or a neighboring<br />

district - even when one had to go across half the empire to marry locally.")<br />

Only in passing does Marmé mention local Suzhou pétitions to the<br />

court in order to retain a particular magistrate. Similarly, why certain<br />

magistrates were called "illustrious officiais" in Suzhou gazetteers is not<br />

problematized; Marmé just accepts that as being objectively true. Were the<br />

- astonishingly fréquent - tax remissions given to Suzhou indeed only due<br />

to the high gênerai level of magistrates from elsewhere serving selflessly<br />

in Suzhou, as Marmé leads us to believe? Or were there other factors of<br />

influence at work?<br />

As for culture and society, in this book the cultural and social worlds<br />

are very much secondary to the économie world, and follow unproblematically<br />

from it. Socially, Marmé does treat in some détail the "local élite"<br />

(with a discussion on the relative merits of family, wealth, virtue, degrees,<br />

and culture), and présents some interesting findings: stratégies to convert<br />

social, cultural and material resources into structural dominance of local<br />

arenas seem strictly limited to the household, and hardly go beyond that<br />

household despite the rhetoric in généalogies; there is a distinct absence of<br />

intralineage coopération. Yet, the strata treated by Marmé seem to me to<br />

be well below the cultural Suzhou élite we usually meet in other sources;<br />

indeed, there are fréquent suggestions that Marmé's local élite is barely on<br />

the same level as the shidafu, the "cultured gentlemen" who otherwise are<br />

absent from Marmé's social-cultural discussions. For a full view we would<br />

need an intégration of both strata. And while Marmé states that the local<br />

élite relied increasingly on commerce, money-lending, and rent, we unfortunately<br />

are only given some évidence of the fïrst of thèse three factors.<br />

If I sound critical, or at least skeptical, about some parts of this book,<br />

I must state unequivocally that there are also many aspects I particularly<br />

like in Marmé's book, especially when comparing it with other discussions<br />

on socio-economic developments during the Ming period. Especially in his<br />

agricultural treatment, Marmé clearly makes an effort to build his data<br />

from the ground up, and tries to présent quantitative évidence as much as<br />

possible; and if it turns out that even for such a central région or place as<br />

422


Comptes rendus<br />

Suzhou we hâve insufficient data, that is honestly acknowledged, and<br />

Marmé makes ingenious efforts to get around the existing deficiencies.<br />

And such gaps turn out to be surprisingly large in comparison with what<br />

Western historians usually deal with: it is e.g. very difficult to get a reliable<br />

population figure for Suzhou in Ming, or even later times. Marmé<br />

admirably does not hide such problems. His sometimes hésitant quantitative<br />

statements, his sometimes more, sometimes less persuasive models to<br />

guesstimate, are more congenial to me than those "facts" repeated ad<br />

nauseam in similar works that are never checked for accuracy.<br />

Another aspect I like in this book is that Marmé has really tried to<br />

make an historical narrative out of the socioeconomic development of<br />

Suzhou. With this I mean that there is in this book no one single "Ming"<br />

structure against (or similar to) one "Qing" one: each décade is différent<br />

from the décade before, new situations in one period arise out of factors<br />

identified for the earlier period, and even when at some structural level<br />

certain aspects remain similar, on other levels, and for the individuals<br />

involved, they are différent. I find that a major contribution, even if the<br />

occasional dearth of sufficient material, or the bias of the sources which<br />

are available, means that we hâve to connect dots spaced widely apart, and<br />

that one author's filling in of the blanks may differ from another's. In this<br />

regard, Marmé knows quite well that certain genres are written for a particular<br />

purpose and cannot be accepted without questioning, and he devotes<br />

some pertinent paragraphs to that subject. He also rightly points out,<br />

however, that even when a writer deploys clichés, he still has to choose the<br />

formulas, and that within the gaps that separate one text from another a<br />

historian might very well find important dues for his research.<br />

Marmé is also very good in declining to use certain standard descriptions<br />

to illustrate his historical narrative. One could otherwise hâve written<br />

a hagiography of Suzhou even in problematic times: "Contemporaries<br />

often recognize what is not true, however. In ail but the worst of times,<br />

Suzhou dazzled visitors and impressed natives. They employed the same<br />

evoCative (if imprécise) phrases to describe a shifting reality" (p. 128). He<br />

therefore digs up what he can in order to describe the actual historical<br />

423


Comptes rendus<br />

movement of factors such as absenteeism, the subdivision of polders,<br />

urbanization, or the spread (or not) of prosperity to the countryside.<br />

Thus, there is much to like in this book. I do wish to end with one<br />

gênerai statement, however, about the overall conception of the book.<br />

Judging from footnotes that refer to his dissertation, as well as from passim<br />

statements in the book, it is clear that Marmé has done much more<br />

quantitative modelling work than, I venture to guess, he was allowed to<br />

publish in this book. For example, Marmé's short theoretical treatment of<br />

how and why he created his sample of patrilines is quite interesting; but it<br />

is clear that he has subjected that sample to a larger quantitative analysis<br />

than we are provided with. The fréquent références to models discussed<br />

and presented in his earlier Ph.D. thesis, and the inclusion at other spots of<br />

overly simple, undergraduate-level introductory statements, make one<br />

wonder whether Marmé met with one of those editors who no longer want<br />

books "too specialized for a gênerai reader." Writers, and readers, will<br />

hâve to suffer; I, for one, would hâve loved to see the detailed quantitative<br />

models of Marmé's dissertation reproduced in this book.<br />

Martin Heijdra<br />

Princeton University<br />

Shen Grant Guangren, Elite Théâtre in Ming China (1368-1644), London,<br />

New York : Routledge, 2005. xv-187 pages<br />

Ce travail, à maints égards singulier, semblerait devoir s'inscrire parmi<br />

ceux - sur l'art et l'histoire de la mise en scène de l'opéra traditionnel<br />

chinois - qui ont suivi la mémorable représentation du Pavillon aux pivoines<br />

en 1999 dans diverses grandes métropoles. Il n'en est rien puisque<br />

l'ouvrage est une mise à jour tirée de la seconde partie d'une thèse soutenue<br />

en 1994, intitulée Théâtre Performance during the Ming Dynasty.<br />

Chargé de cours d'histoire du théâtre à l'Université nationale de Singapour,<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

l'auteur se présente comme metteur en scène, spécialisé dans le théâtre<br />

qualifié de Asian, ce qui englobe Inde, Chine et Japon.<br />

L'étude entend ne prendre en compte que les représentations dites<br />

privées, jia ^, qualifiées « de l'élite », eu égard à leur haut niveau de<br />

professionnalisation, cela dans le cadre du règne officiel de la dynastie des<br />

Ming. L'exposé se déploie en treize sections qu'il y aurait peut-être eu<br />

intérêt à regrouper en plusieurs parties différemment articulées : les deux<br />

premières font office de bilan, l'une historique du genre, l'autre état des<br />

études. Les sections 4 et 5, consacrées aux comédiens, origine et formation,<br />

sont encadrées par l'examen de la situation des propriétaires de troupes<br />

privées et par celle de l'état de leurs relations avec leurs employés. Ensuite<br />

s'insèrent deux sections prenant en considération la sensualité des spectacles.<br />

Les sections 9, 10 et 11 s'attachent au chant, à la gestuelle et à la<br />

direction d'acteur. La mobilité de l'espace assigné à la représentation est<br />

traitée à l'avant-dernière section, la dernière se consacrant aux principes<br />

théoriques de l'art de la mise en scène.<br />

L'auteur se targue d'avoir ainsi présenté pour la première fois une<br />

introduction systématique à l'art de la mise en scène à l'époque des Ming<br />

en examinant quelque 1 700 volumes de documents et en assistant à une<br />

centaine de représentations d'opéra traditionnel chinois, sans compter ses<br />

recherches sur le terrain des bâtiments d'époque Ming, outre la sensibilité<br />

que lui aurait procurée son expérience de metteur en scène de zaju, kabuki<br />

et Sanskrit dance drama.<br />

L'exposé fait principalement appel aux témoignages des lettrés passionnés<br />

de théâtre-opéra. Aussi prend-il parfois l'allure d'une marqueterie<br />

de citations commentées, traductions où l'on ne peut que se féliciter que le<br />

texte d'origine soit souvent reproduit proposition par proposition. Il s'agit<br />

généralement de considérations, souvenirs, anecdotes ou échos de controverses,<br />

nullement de renseignements concrets sur les contraintes de la mise<br />

en scène de représentations d'opéra à la chinoise et moins encore sur les<br />

particularités, à l'époque des Ming, du chant, de la diction, de la gestuelle<br />

ou du costume. L'auteur donne à penser qu'il n'y en aurait pas digne<br />

d'être mentionnées : « AU his works [de Wei Liangfu] evidenced the same<br />

425


Comptes rendus<br />

rich, subtle and charming style that enjoyed a stage life of 450 years and is<br />

still a part of the living théâtre today » (p. 7).<br />

Bref, ces textes ne nous mènent en général ni dans les coulisses ni<br />

sur la scène où se déroule la représentation. Il y reste certes beaucoup à<br />

glaner : ainsi le recrutement des futurs comédiens de préférence avant<br />

l'âge de cinq ans, utilisables à partir de dix ans et jetables à vingt ans<br />

(p. 67), ce qui nécessitait l'embauche de nourrices, en particulier pour<br />

veiller à bander les pieds des petites filles (p. 48), consommables à partir<br />

de 13 ans (p. 70). La rigueur de l'entraînement n'empêchait le développement<br />

de liens affectifs entre le propriétaire et les membres de la troupe,<br />

comme l'établit la section 6 (p. 58-67).<br />

Le premier problème que soulève l'ouvrage est la validité d'une démarche<br />

chronologique subordonnée au découpage par tranche dynastique.<br />

Le deuxième est celui que pose le genre défini par le mot « élite », pratiquement<br />

identifié à un nombre restreint de chuanqi ou de transformations<br />

en chuanqi, appartenant au répertoire du kunqu. Le troisième problème<br />

concerne les conclusions que l'on peut tirer de la documentation. Il serait<br />

fastidieux d'entrer dans le détail des points contestables, le plus évident,<br />

peut-être, étant la démonstration de la section 8, « The play as foreplay ».<br />

On serait porté à opposer à l'effet d'excitation à celui de la purgation que<br />

n'ignoraient pas les lettrés de l'époque : l'on s'étonne que Xie Zhaozhe<br />

(1567-1624) et son fameux Wu zazu Sfl^E ne soit mentionné nulle part ! .<br />

À cela s'ajoute un usage maintes fois déroutant de la langue anglaise.<br />

Peut-on écrire que « Ming chuanqi diverged from Yuan zaju » pour annoncer<br />

deux pages plus loin : « Ming chuanqi, instead of growing out of<br />

Yuan zaju, evolved from nanxi » (p. 2 et p. 4). Ailleurs on ne sait trop si le<br />

problème est de fond ou de forme : « Almost ail known private troops<br />

owners belonged to three privileged social strata : sait merchants, head<br />

eunuchs and literati. » (p. 22). Dès le paragraphe suivant, l'auteur paraît<br />

conscient de la nécessité de corriger literati par hauts fonctionnaires ayant<br />

obtenu le grade àtjinshi. Mais plus loin : « The new economy of the Yuan<br />

Empire, however, did not forsake Confucian scholars as did the government.<br />

It provided a variety of job options to them in its booming entertainment<br />

industry... » (p. 33).<br />

426


Comptes rendus<br />

S'agit-il d'une vision anachronique des choses ? Elle se double<br />

d'une propension à forcer les rapprochements dans l'espace aussi bien que<br />

dans le temps. Faut-il souscrire à cet énoncé de la p. 2 et ses conséquences :<br />

« The development of traditional Chinese théâtre followed a pattern remarkably<br />

similar to that of Western théâtre. » ?<br />

Le souci de sous-estimer les disparités pousse à négliger des questions<br />

fondamentales. Le théâtre chinois est tout entier lyrique. Le mot<br />

traduit par dancing désigne en fait la gestuelle. Les actrices ont les pieds<br />

bandés. Comment dansent-elles ? Que se passe-t-il quand au milieu du<br />

XVII e siècle les femmes sont exclues de la scène, du moins théoriquement ?<br />

On n'en souffle mot.<br />

Par contre, les protestations de l'auteur du Pavillon aux pivoines<br />

contre les divers arrangements que d'autres dramaturges lui firent subir<br />

deviennent ainsi un « Tang-Shen debate » (Shen désignant Shen Jing)<br />

comparable à la bataille d'Hernani (p. 112-115). Par ailleurs, Shen Guangren<br />

considère la controverse comme un combat entre metteurs en scènes<br />

et dramaturges se soldant par la totale (sic) victoire des premiers. Une note<br />

nous précise que la bataille d'Hernani n'eut de cesse qu'au bout de la<br />

cinquante-cinquième et dernière représentation. Qu'en était-il de la pratique<br />

chinoise ? Rien de nature à nous éclairer sur ce point. La question<br />

n'est pas abordée si ce n'est pour souligner le but non-lucratif de ce théâtre<br />

« of the élite, by the élite et for the élite » (p. 22) : « The Ming taboo had a<br />

lasting impact. Li Yu (1611-1679) troupe's tours were alleged to solicit<br />

sponsorship, despite the fact fhat he was a director, playwright and critic of<br />

national and international famé... » (ibid.)<br />

À cette exaltation de la notoriété de Li Yu qui ne laisse pas d'être<br />

anachronique, ne faut-il pas opposer la citation d'un passage du journal<br />

d'un amateur éclairé tel que Qi Baojia (1602-1645) ? Il y note avoir assisté<br />

tous les deux ou trois jours à des spectacles chantés de genres différents.<br />

Certainement pas tous de l'élite ! On aurait souhaité connaître les sources<br />

qui permettent d'affirmer que le théâtre de cour fournissait des spectacles<br />

sans fin à la gloire de l'empire et du monarque (cf. p. 26-28).<br />

Peut-on généraliser à partir d'un jugement de Li Yu que les troupes<br />

dites commercial, incapables de comprendre un texte de l'élite, l'auraient<br />

427


Comptes rendus<br />

rendu insipide et ennuyeux (p. 28) ? De quel genre relève cette pièce de<br />

109 scènes ou actes dont le titre, Quanshan WlW (Encourager au bien),<br />

semble plutôt désigner sa nature édifiante ? La citation de Qi Baojia (p. 27)<br />

ne signifie peut-être pas mépris de cette littérature populaire. Les lacunes<br />

de la liste de références limitée à l'anglais et au chinois montrent que la<br />

question complexe des rapports entre romans et théâtre n'a pas été abordée.<br />

L'absence des classiques inventaires de Fu Xihua 2 révèle un autre problème<br />

: combien de ces milliers de pièces passeraient ce « test of the total<br />

théâtre of Ming chuanqi opéra (p. 53) ? Est-ce que ces centaines de zaju<br />

n'étaient jamais joués ? Quel rapport établir entre pièces à jouer et pièces à<br />

lire ? La multiplicité des éditions atteste l'importance des secondes. Bref,<br />

ce théâtre dit « littéraire » l'est bien plus par le fait qu'il est lu et non monté<br />

sur scène.<br />

Certes l'auteur nous a prévenu qu'il n'examinerait pas cet aspect du<br />

théâtre. Mais n'y aurait-il pas lieu d'aborder celui de la langue, le mandarin<br />

du Nord ou du Sud étant d'exercer alors une domination sans partage ?<br />

Autre question, liée à la réalité des représentations, l'usage de ne jouer que<br />

des scènes choisies, plus ou moins remaniées, extraites de pièces différentes.<br />

Les premiers recueils imprimés du genre remonteraient au moins à la<br />

fin des Ming 3 .<br />

Alors que les auteurs le plus souvent cités, Li Yu et Zhang Dai<br />

(1597-1681 ?) en débordent le cadre, n'est-il pas artificiel de chercher à<br />

doter ce règne dynastique multiséculaire d'une immutabilité fictive, au<br />

point de justifier le débordement en invoquant en note la résistance des<br />

Ming du Sud jusqu'en 1683 et de réaffirmer : « However, virtually ail the<br />

théories and practices explored in this book are identical to those of the<br />

fading Ming théâtre but not those of the emerging Qing drama » (p. 176,<br />

n.2)?<br />

Ne valait-il pas mieux de l'admettre ? La vogue des troupes privées<br />

ne semble pas coïncider avec le règne des Ming mais plutôt avec cette<br />

période de l'histoire littéraire chinoise qualifiée de wan Ming Qing chu.<br />

On en comprendrait mieux la naissance et le déclin en se plaçant dans ce<br />

cadre pour en sonder les paramètres.<br />

428


Comptes rendus<br />

Il apparaît difficile de suivre le faux problème que pose l'auteur dans<br />

l'analyse de la théorie de la performance de Pan Zhiheng $f5l@ (1556-<br />

1622) qui en vient à occuper le chapitre final tout entier. Censément incontestée<br />

et unanimement approuvée par lesdits literati leaders (cf. p. 166),<br />

ladite théorie emprunte une partie de sa terminologie à Zhuangzi, le « jene-sais-quoi<br />

» qui s'ajoute à la perfection de l'exécution, ce dont tout<br />

mélomane ne disconviendrait pas. « The discrepancy between their theory<br />

and the Ming context may suggest the theory's pre-Ming origin, a dérivation<br />

from and désignation for non-Ming circumstances and, as can be<br />

expected, a certain collision with the Ming context. The discrepancy between<br />

the theory and its supposed Ming context, on the other hand, would<br />

suggest the theory's disguised Ming nature... » (p. 163).<br />

Il est difficile de se défendre parfois d'un certain sentiment de porteà-faux<br />

quand une étude sur le théâtre lyrique, fût-il chinois, entend se<br />

placer en deçà de la musicologie (p. 54). Il n'empêche que l'ouvrage, muni<br />

d'un index assez détaillé, ouvre la voie à la connaissance d'un grand nombre<br />

de textes peu connus et souvent difficiles à traduire, outre le nombre<br />

d'éditions rares ou privées qui figurent dans la liste des références, ainsi<br />

cette édition dite en 46 volumes de Tang Xianzu.<br />

1 Voir Wu zazu,j. 15, Beijing : Zhonghua shuju, 1959, p. 446-447.<br />

2 Fu Xihua fllfjlrlfl, Mingdai chuanqi quanmu, Pékin, 1959 (950 items dont<br />

332 anonymes) et Mingdai zaju quanmu, 1958 (523 items dont 174 anonymes).<br />

3 À en croire Yan Changke, dans Zhongguo dabaike quanshu, JiclËI • AU, Pékin,<br />

1983, p. 618 (article Zhuibaiqiu xinji). Sur les zhezixi $Ff-f-)tJc, cf. ibid.,<br />

p. 186.<br />

André Lévy<br />

Professeur émérite<br />

Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne<br />

429


Comptes rendus<br />

Martin W. Huang (éd.), Snakes' Legs. Sequels, Continuations, Rewritings,<br />

and Chinese Fiction, Honolulu : University of Hawai'i Press, 2004.<br />

viii-306 pages<br />

Les suites et continuations littéraires des grands cycles narratifs ne sont en<br />

aucune façon un phénomène propre à la littérature chinoise : témoin les<br />

onze chapitres que Gérard Genette leur consacrait, il y a déjà plus de 20<br />

ans, dans son célèbre Palimpsestes, depuis l'épopée classique jusqu'au<br />

roman européen moderne \ Mais le phénomène, relativement marginal<br />

dans l'histoire de la littérature occidentale, occupe dans celle du roman<br />

chinois une place tout à fait remarquable : certains calculs évaluent à près<br />

de 20 % les œuvres de fiction des Ming et des Qing relevant peu ou prou<br />

du phénomène de ce que la critique moderne a baptisé du nom générique<br />

de xushu SlHr • On pourrait certes attribuer ce succès particulier à la<br />

grande tentation, offerte aux romanciers chinois mais point à leurs homologues<br />

occidentaux, d'user des jeux de la transmigration en faisant tout<br />

simplement renaître un héros pour qu'il entame une seconde existence<br />

narrative : ils ne s'en sont guère privés. L'importance de la continuation<br />

comme phénomène littéraire chinois a peut-être toutefois des raisons<br />

moins anecdotiques, et tient sans doute, comme le démontre Snakes' Legs,<br />

à la nature même de l'écriture romanesque chinoise, et notamment à ce<br />

que le maître d'oeuvre du recueil, Martin Huang, appelle sa « fluidité textuelle<br />

».<br />

L'ouvrage est issu d'un « panel » du congrès de l'Association for<br />

Asian Studies de 2001. Dans sa préface et son long chapitre introductif,<br />

M. Huang s'attache à retracer l'histoire du phénomène de la continuation<br />

en terres romanesques chinoises : celle-ci commence au moment, à la fin<br />

du XVI e ou au début du XVII e siècle, où les grands cycles comme ceux<br />

à'Au bord de l'eau ou de La Pérégrination vers l'Ouest arrivent à une<br />

sorte de stabilité textuelle qui s'accompagne souvent de leur attribution à<br />

un auteur défini dont les premiers critiques s'attacheront à décrypter les<br />

intentions cachées 2 . Ce premier point d'achèvement ouvre en effet la voie<br />

à la rédaction de suites et continuations cherchant à rétablir ce que le lecteur/auteur<br />

juge être le sens véritable de l'œuvre: Huang va jusqu'à<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

parler d'un « xushu process » qui commence par la réécriture, est suivi du<br />

commentaire et s'achève par les continuations. Trois moments forts jalonnent<br />

cette histoire des xushu. Ils furent particulièrement nombreux à voir le<br />

jour pendant la seconde partie du XVII e siècle, et au tournant du XX e siècle<br />

: ces deux périodes furent aussi des moments de transition dynastique,<br />

périodes pendant lesquelles sentiment d'achèvement et volonté, plus ou<br />

moins résignée, de poursuivre quand même, se traduisent par la composition<br />

de suites romanesques cherchant à relier « ce qui arrive » à « ce qui<br />

est arrivé ». Le troisième âge d'or des xushu, note-t-il toutefois, échappe à<br />

cette explication : il s'agit des premières décennies du XIX e siècle, qui<br />

virent paraître en cascade près d'une dizaine de continuations, toutes, il est<br />

vrai, consacrées à l'une des œuvres les plus obsédantes de la littérature<br />

chinoise : Le Rêve dans le Pavillon rouge.<br />

Les contributions réunies dans le volume illustrent en détail les moments<br />

historiques définis par Martin Huang. Le chapitre dû à Li Qiancheng<br />

porte ainsi sur trois suites du Xiyouji (La Pérégrination vers l'ouest),<br />

toutes vraisemblablement composées, selon lui, vers la fin des Ming. Ces<br />

suites du Xiyouji constituent en quelque sorte un condensé de l'art chinois<br />

de continuer un récit. L'une, le Hou f^ Xiyouji (Le Xiyouji postérieur) est,<br />

pour reprendre la terminologie de Genette, proleptique : elle conte le<br />

voyage d'une seconde génération de pèlerins, descendants ou successeurs<br />

des premiers voyageurs. Le Xu j^| Xiyouji (Suite au Xiyouji) est une suite<br />

elleptique : il conte en grands détails le voyage de retour, rapidement<br />

expédié par le roman original. Le Xiyou bu ^f (Complément au Xiyouji)<br />

est paraleptique, qui insère entre les chapitres 61 et 62 du roman original<br />

un rêve fait par le Roi des singes lors d'un somme au long du chemin.<br />

L'auteur n'est toutefois pas entièrement convaincant en analysant ces trois<br />

continuations comme relevant d'une même volonté didactique : si celle du<br />

Xu Xiyouji - une sorte d'« dûati-Xiyouji » où le voyage de retour vise à<br />

corriger un Sun Wukong obligé de renoncer à sa violence comme à sa<br />

malice et de se tourner vers les écritures bouddhiques, seule arme valide<br />

de salut - ne fait guère de doute, les deux autres textes semblent échapper<br />

à une analyse par trop réductrice. Le Hou Xiyouji — qui montre les pèlerins,<br />

431


Comptes rendus<br />

dans ce qui pourrait être lu comme une métaphore de l'entreprise même de<br />

rédaction d'un xushu, partir à la recherche de l'interprétation perdue des<br />

textes ramenés par les premiers pèlerins - déploie une satire ravageuse à<br />

l'égard des « trois enseignements », qui n'épargne guère que le cheminement<br />

intérieur dans la tradition des xinxue >(j>§L La célèbre variation sur le<br />

thème du désir effectuée avec brio par le célèbre Xiyou bu de Dong Yue jf.<br />

ï$, semble également ne guère pouvoir être réduite à sa dimension didactique.<br />

Li Qiancheng est sans doute plus proche de la vérité lorsqu'il note<br />

que ces trois œuvres tendent à clarifier l'allégorie diffuse de leur modèle<br />

en proclamant sans ambiguïté que la « pérégrination » ne saurait être<br />

qu'une expérience avant tout intérieure.<br />

L'analyse du Xu Jing Ping Mei Wl^èMM (Suite au Jin Ping Mei),<br />

par Hu Siao-chen, me paraît mieux remplir son objectif : montrer comment<br />

son auteur, Ding Yaokang TiS/L (1599-1669), a traduit dans son livre<br />

son obsession de la lecture correcte du sulfureux roman Ming, œuvre<br />

capable, disait-on, de révéler en ses lecteurs bodhisattva ou monstres<br />

suivant leur degré d'adhésion au récit des malversations et débauches du<br />

héros Ximen Qing. Le Jin Ping Mei était, dans l'esprit de beaucoup de ses<br />

lecteurs de la seconde moitié du XVII e siècle, une sorte d'épitomé de la fin<br />

des Ming, représentation microcosmique du désordre et de l'immoralité<br />

interne qui avaient permis à un conquérant barbare de s'emparer du pays.<br />

Témoin de la chute des Ming, Ding choisit le Jin Ping Mei pour expliquer<br />

le passé et justifier une situation nouvelle qu'il a en fait déjà acceptée.<br />

L'auteur remarque que Ding ne reprend nullement les traits structurels du<br />

livre-source, délaissant la peinture de la grandeur et de la chute d'une<br />

maisonnée pour suivre le destin individuel des personnages, dispersés cette<br />

fois dans le monde en chaos de la chute des Song du nord face aux Jin. La<br />

description de cette chute, écho transparent de la conquête mandchoue,<br />

occupe près du sixième du livre. En infligeant aux personnages, suivant<br />

qu'ils étaient morts ou vivants à la fin de l'œuvre originale, réincarnation<br />

ou nouvelles tribulations, Ding cherche à expliciter à chaque pas les mécanismes<br />

de la rétribution, et, en se livrant à de nouvelles descriptions<br />

sexuelles, tente de les distancier par un savant dosage de « chaud » et de<br />

432


Comptes rendus<br />

« froid » au fond inspiré de son modèle. Le résultat est pour le moins<br />

ambigu au regard de la volonté édifiante de son auteur, les descriptions<br />

erotiques du Xu Jin Ping Mei mettant en scène un désir au fond plus subversif<br />

et destructeur que celui que traduisait son hypotexte. La tentative de<br />

Ding de mettre en œuvre les pouvoirs du langage tout en se prémunissant<br />

de ses dangers par la référence constante aux « livres de bonne moralité »<br />

(shanshu HfUr) produit un résultat pour le moins contrasté.<br />

Le court chapitre consacré par Yang Shuhui au Dangkou zhi WM&<br />

(Chroniques de l'éradication des rebelles), une des plus célèbres continuation<br />

du Shuihuzhuan, donne un autre exemple de cette difficulté des xushu<br />

à échapper à leur source : alors que son auteur Yu Wanchun #îjïl|#<br />

(ca. 1794-1849) entendait se situer dans la lignée de Jin Shengtan, reprenant<br />

l'histoire au chapitre 70 (et poursuivant d'ailleurs explicitement là ou<br />

Jin s'était arrêté, numérotant son propre ouvrage à partir du chapitre 71)<br />

pour conter la défaite et l'extermination de Song Jiang et de sa bande dont<br />

il entendait punir l'esprit rebelle, il finit par composer une œuvre qui ressemble<br />

plus par sa structure et sa tonalité aux versions longues du Shuihu<br />

dont il entendait justement combattre l'esprit : son héros Chen Xizhen y<br />

occupe la place du rebelle loyal laissée libre par un Song Jiang qui devient<br />

sous sa plume un mauvais révolté, semblable au rebelle Fang La qu'il<br />

poursuivait dans la dernière partie de l'œuvre originale. Tout se passe<br />

comme si, par un étrange atavisme intertextuel, reprendre le récit du Shuihu<br />

là où l'avait « tranché à la taille » Jin Shengtan condamnait à réintégrer,<br />

volens nolens, l'univers romanesque des versions longues du cycle Ming.<br />

Consacré à une œuvre de 1736, le Shuo Tang quan zhuan tS/Hèff<br />

(Raconter l'histoire des Tang, version complète), le chapitre de Robert<br />

Hegel rend également hommage à la force inspiratrice de la saga des<br />

Bords de l'eau : Hegel remarque en effet que ce roman ne constitue pas,<br />

comme les précédentes variations romanesques sur l'histoire des Sui et des<br />

Tang, une recomposition de sources historiques articulée autour du destin<br />

des maisons dynastiques, mais qu'il est constitué, dans la manière du<br />

Shuihu, d'un chapelet d'histoires de héros, les chaînes narratives<br />

s'entrecroisant lorsque les personnages se rencontrent. Cette suite<br />

433


Comptes rendus<br />

d'aventures rocambolesques, contée avec verve et mettant en scène des<br />

personnages hauts en couleur a été interprétée par plusieurs historiens<br />

chinois du roman comme un ajout « populaire » à la légende de la grande<br />

dynastie. Hegel prend à contre-pied cette interprétation : selon lui,<br />

l'apparition de personnages « énormes » dans la trame narrative de<br />

l'histoire des Tang ne saurait être lue comme une naïveté qui serait le<br />

signe d'une œuvre «populaire». L'auteur remplace trop systématiquement<br />

les héros droits et justes par des guerriers grossiers et irascibles pour<br />

qu'il ne puisse s'agir que d'une simple coïncidence : grossissement et<br />

caricature servent à un auteur lettré, certainement connaisseur des célèbres<br />

romans ayant précédé son œuvre, à introduire une distance ironique par<br />

rapport à ses illustres prédécesseurs. En tant que xushu, le Shuo Tang<br />

quanzhuan peut être considéré comme une parodie.<br />

Hegel reconnaît toutefois que le Shuo Tang peut parfaitement faire<br />

l'objet de lectures multiples, et qu'il a pu aussi être lu au premier degré<br />

pour ses indéniables qualités divertissantes. Cette pluralité des lectures<br />

possible est d'ailleurs signe de la qualité de cette œuvre pour laquelle<br />

Hegel parvient fort bien à communiquer son plaisir de lecteur par des<br />

traductions bien enlevées. On regrette un peu qu'il n'ait pas eu le temps,<br />

comme il avait su si bien le faire dans son Reading Illustrated Fiction in<br />

Late Impérial China (Stanford University Press, 1998), de consacrer plus<br />

de temps à l'histoire matérielle des nombreuses rééditions de l'œuvre, qui<br />

recèlent probablement des renseignements sur la façon dont ce livre a pu<br />

être apprécié de lecteurs savants ou innocents.<br />

C'est un cas un peu similaire de continuation pour le moins indirecte<br />

qui fait l'objet du chapitre de Laura Wu. Le Ruyijun zhuan tflJMWiW<br />

(Biographie du prince idoine), roman écrit vers 1833, retrace la carrière du<br />

héros éponyme, sorte de surhomme confucéen aux multiples succès, qui<br />

reçoit de l'empereur ce sobriquet flatteur. Le roman, qui n'est pas sans<br />

rappeler le presque contemporain Yesou puyan jgf HBUlf" (Francs propos<br />

d'un vieux rustre), n'entretient en revanche aucun rapport explicite avec le<br />

célèbre roman erotique du milieu des Ming portant le même titre. Pour<br />

Laura Wu, l'auteur ne pouvait en aucun cas ignorer l'existence de son<br />

434


Comptes rendus<br />

sulfureux prédécesseur, et a forcément repris le titre de Ruyijun zhuan à<br />

dessein : alors que le premier roman, une fantaisie pornographique centrée<br />

autour du personnage de Wu Zetian, faisait le portrait des excès du yin ^<br />

déchaîné, le second affirme la suprématie d'un monde masculin bien tempéré,<br />

dont le héros est dans la sphère privée un polygame heureux à la<br />

nombreuse descendance et dans la sphère publique un ministre écouté de<br />

l'empereur. Laura Wu n'est toutefois pas entièrement convaincante quand<br />

elle relève des points de parenté structurelles entre le roman pornographique<br />

et l'édifiante biographie : ceux-ci pourraient être découverts dans bien<br />

d'autres romans Ming et Qing. Toutefois, son hypothèse selon laquelle<br />

l'auteur aurait voulu, par un tel titre, corriger en quelque sorte les excès<br />

scandaleux du roman Ming en écrivant une œuvre qui en soit l'exacte<br />

antithèse, si elle n'est pas démontrée par l'article, ne saurait non plus être<br />

rejetée. Il s'agirait d'une sorte de cas limite du xushu, le titre servant<br />

d'indice intertextuel pour interpréter correctement le sens de l'œuvre...<br />

Pas moins de deux chapitres, dûs à des vétérans des études américaines<br />

du xiaoshuo, sont consacrés à l'exploration des nombreuses suites du<br />

Hongloumeng, que M. Huang qualifiait dans son introduction de véritable<br />

moment « d'anxiété de la continuation ».<br />

Dans son article, Keith McMahon recrée avec finesse « l'humeur<br />

nostalgique » produite par le chef-d'œuvre de Cao Xueqin, et qui se traduisit<br />

chez ses lecteurs par la rédaction de douzaines de continuations ;<br />

toutes ces suites ont en effet en partage d'aller à la recherche d'une innocence<br />

perdue en défaisant les antinomies traumatiques qui, dans l'œuvre<br />

originale, conduisaient le monde d'innocence du jardin des Jia vers sa<br />

perte et sa dissolution. Keith McMahon montre comment cette recherche<br />

se traduit dans la rédaction des xushu du Rêve : tous, sauf un, cheminent<br />

vers un happy end ; tous créent un Baoyu polygame, dont l'union rétablit<br />

l'harmonie brisée entre lui et les filles du jardin. Pour ce faire, les suites<br />

vont d'abord s'employer à « améliorer » Baoyu, que les auteurs de continuations<br />

fassent réapparaître le personnage lui-même où se « contentent »<br />

de le réincarner : dans presque tous les cas, il devient un homme accompli,<br />

passant avec succès les examens et occupant emplois civils et - dans certains<br />

cas - militaires. En tant qu'époux polygame, il est modéré, parfois<br />

435


Comptes rendus<br />

presque chaste et mû plus par le sentiment {qing fjf) que le désir (se -fe).<br />

Celles des continuations qui incluent des passages explicitement erotiques,<br />

tout en décrivant un Baoyu sexuellement actif, cherchent à maintenir<br />

l'équilibre entre descriptions erotiques et peinture d'un amour courtois, à<br />

rebours d'une tradition du xiaoshuo des Qing qui tendait à réserver la<br />

description pornographique aux personnages de statut inférieur.<br />

Les unions polygames ainsi créées restent marquées par la supériorité<br />

féminine. Il y a aussi des explorations de zones de l'univers féminin non<br />

abordées jusqu'à présent, comme des scènes d'accouchement (Hongloumeng<br />

ying §£, Les Ombres du Hongloumeng) ou d'allaitement (Xu jjf(<br />

Hongloumeng). Le Baoyu « pornographique » du Qilou chongmeng j^fflt<br />

33? (Le Nouveau rêve des pavillons gracieux) déploie une connaissance<br />

accomplie de l'anatomie féminine, supérieure à celle des femmes ellesmêmes.<br />

À la tête de ces harmonieuses unions polygames auxquelles un<br />

Baoyu corrigé peut désormais prétendre, on trouve le plus souvent Lin<br />

Daiyu, qui devient dans bien des versions un véritable chef de famille. Une<br />

autre des préoccupations constantes des auteurs est en effet de rendre<br />

justice à la principale « victime » du Hongloumeng, ressuscitée ou réincarnée<br />

pour épouser Baoyu ou l'un de ses avatars. La passion insatisfaite et<br />

exclusive qui unissait Daiyu et Baoyu dans l'œuvre originale s'affadit dans<br />

cette nouvelle configuration où la jeune femme n'est plus qu'une primus<br />

inter pares dans un groupe amoureux désormais à l'abri de la jalousie.<br />

Comme le remarque McMahon, les continuations du Hongloumeng,<br />

bien qu'ayant considérablement affadi et simplifié le chef-d'œuvre qui les<br />

inspirait, ont indéniablement réussi à isoler et mettre en relief plusieurs de<br />

ses nombreux éléments constitutifs : la polygamie implicite de Baoyu, ou<br />

sa fascination pour le féminin. La fidélité à l'esprit de l'œuvre source est<br />

peut-être au fond la plus forte dans les suites les plus originales, comme le<br />

« scandaleux » Qilou chongmeng, qui, par son impudeur, parodie son<br />

modèle sans l'affadir, ou le plus pessimiste Hongloumeng ying, qui dépeint<br />

en Baoyu un homme resté aux marges de l'univers féminin.<br />

436


Comptes rendus<br />

Cette dernière œuvre, seule suite du Hongloumeng a avoir eu pour<br />

auteur une femme, sert de pivot au chapitre d'Ellen Widmer, qui construit<br />

autour d'elle un questionnement : peut-on observer en Chine au XIX e<br />

siècle, comme on a pu le faire pour l'Angleterre des XVIII e et XIX e siècles,<br />

un développement du lectorat féminin des romans, voire l'apparition de<br />

romancières ? Pour tenter de répondre à cette question, elle examine les<br />

continuations du Rêve restées anonymes, en fonction de critères qui peuvent<br />

être définis de manière tangible : leur conformité avec ce que l'on sait<br />

des valeurs associées aux femmes lettrées ou guixiu pBI^ du XIX e siècle,<br />

les traces d'un point de vue « féminin » (attention accordée à tout ce qui<br />

entoure accouchements et naissances ou, à l'opposé, désintérêt ou distance<br />

à l'égard de points clefs de l'univers masculin comme le système des<br />

examens, la carrière hors du foyer, etc.), et les caractéristiques formelles<br />

qu'elles auraient en partage avec des œuvres qu'on sait avec certitude<br />

écrite par des femmes : le Hongloumeng ying de Gu Taiqing Bl^îH<br />

(1877), ou certaines ballades tanci de même époque. Widmer conduit cette<br />

enquête un peu hasardeuse avec rigueur et méticulosité, arrivant à la<br />

conclusion peut-être décevante que le Hongloumeng ying est vraisemblablement<br />

la seule continuation du Hongloumeng due à une femme : les<br />

anonymes s'écartent trop des critères définis pour qu'on puisse leur supposer<br />

une auteure, du moins si ces critères sont valides. Comme le fait remarquer<br />

Widmer, le xushu du Hongloumeng qui répondrait le mieux aux<br />

critères de « féminisation » n'est pas un anonyme et a été écrit... par un<br />

homme. Le xiaoshuo, à la différence du tanci, semble être demeuré un<br />

genre presque exclusivement masculin. Tout reste bien sûr possible, et une<br />

guixiu a pu écrire dans un registre inapproprié voire scandaleux...<br />

En revanche, il semble bien plus assuré que les xushu aient marqué<br />

un élargissement du public aux femmes. Plusieurs guixiu ont d'ailleurs<br />

laissé des poèmes faisant allusion à leur lecture du Hongloumeng ou de ses<br />

continuations. La place quasi écrasante prise par le féminin dans le Rêve et<br />

ses suites, le nombre sans précédent de leurs héroïnes, enfin les réponses<br />

poétiques suscitées chez des lectrices dénotent une certaine « féminisation<br />

» de l'univers du xiaoshuo, en dépit de l'absence probable de roman-<br />

437


Comptes rendus<br />

cières. Cette féminisation ne se fait pas sans une certaine condescendance,<br />

et Widmer s'attarde sur le fait que bien des auteurs de suites semblent<br />

vouloir se mettre à la portée d'un public élargi « aux femmes et aux enfants<br />

». Ce n'est en revanche pas le cas du Hongloumeng ying, qui, aux<br />

yeux de Widmer comme à ceux de McMahon, se rapproche du ton de son<br />

modèle en le dénaturant le moins.<br />

Le chapitre de Wang Ying sur les suites du Jinghuayuan (Fleurs<br />

dans le miroir) est également en grande partie consacré à la thématique du<br />

féminin. Les xushu retiennent en effet du Jinghuayuan deux traits principaux<br />

: soit le modèle du voyage utopique (ou contre-utopique), soit celui<br />

d'un discours portant essentiellement sur la condition féminine. À la première<br />

thématique se rattache le Xin Jinghuayuan, publié en 1907 : on y<br />

voit un fils du héros du premier livre s'embarquer pour un nouveau voyage<br />

qui le mènera au « Pays des réformes » (weixinguo ftfffUS), dont la description<br />

offre l'occasion d'une cruelle satire de la Chine d'alors : on a<br />

plutôt affaire à un « roman de dénonciation » à la Li Boyuan ou à la Wu<br />

Jianren. La question des femmes est au centre de deux ouvrages un peu<br />

postérieurs : un second Xin Jinghuayuan (1908), et le Xu Jinghuayuan<br />

(1910). Un peu comme le Ruyijun zhuan étudié par Laura Wu, le second<br />

Xin Jinghuayuan ne se rattache à son modèle que par le titre : il conte le<br />

départ avorté, pour étudier à l'étranger, de deux sœurs qui s'entoureront de<br />

douze compagnes avec lesquelles elles partageront discussions et projets.<br />

L'auteur est un réformiste modéré, favorable à une amélioration de la<br />

condition féminine tout en s'opposant à une éducation identique pour les<br />

hommes et les femmes. À l'opposé, le Xu Jinghuayuan (1910) adopte une<br />

perspective violemment anti-féministe et réactionnaire, corrigeant le Jinghuayuan<br />

tout à fait dans la manière avec laquelle le Dangkou zhi corrige le<br />

Shuihu. L'ouvrage continue linéairement le Jinghuayuan, partant du moment<br />

de l'abdication de Wu Zetian, mais prend en même temps son modèle<br />

littéralement à rebours, les héros laissant derrière eux une cours des<br />

Tang re-masculinisée, pour effectuer un retour vengeur vers le pays des<br />

femmes, et conter finalement la ré-transformation en homme du dieu de la<br />

littérature, dont la féminisation marquait le début du Jinghuayuan original.<br />

438


Comptes rendus<br />

Si éloignée que soient ces deux œuvres par leur point de vue, elles<br />

voient toutes deux dans leur œuvre source un livre concerné au premier<br />

chef par la question de la condition féminine. Comme le remarque Wang<br />

Ying, elles précèdent de quelques années Hu Shi dans la lecture « féministe<br />

» de l'œuvre de Li Ruzhen que l'on reproche parfois au grand critique.<br />

Le dernier chapitre du livre donne à nouveau la parole à Martin<br />

Huang pour une étude de ce qui semble être une des très rares suites autographes<br />

de l'histoire du roman chinois : la seconde partie du Laocan youji<br />

de Liu E. Martin Huang y démontre que la dimension de quête allégorique<br />

du Voyage du Vieux décrépit, déjà présente dans le premier récit, est renforcée<br />

par la continuation. Abandonnant son personnage de médecin itinérant<br />

soucieux de justice et de bien public, le Laocan de la « suite » reprend<br />

une pérégrination qui le mène cette fois vers l'accomplissement du salut<br />

personnel. Le ton est à l'autojustification, voire à l'autocélébration, notamment<br />

à l'occasion d'un long voyage aux enfers où les défauts du héros<br />

se voient relativisés et même validés. Cette seconde partie, s'étonne Martin<br />

Huang, a été peu étudiée par les critiques du Laocan youji. Elle jette<br />

pourtant un jour nouveau sur le premier récit, et sur le caractère personnel<br />

et sérieux de l'entreprise romanesque de Liu E, parfois mise en doute par<br />

la critique.<br />

Un autre livre, également paru en 2004, aborde la question des<br />

continuations des romans en langue vulgaire parues entre la fin du XVI e et<br />

le début du XX e siècle. Il s'agit de l'ouvrage de Gao Yuhai rtî3î$ï, Ming<br />

Qing xiaoshuo xushu yanjiu E^flf/hiftlIt^HW^ (Zhongguo shehui kexue<br />

chubanshe), version publiée d'une thèse de doctorat soutenue en 2001 à<br />

Shanghai. Comme Snakes' Legs, où figurent en bonne place les travaux de<br />

jeunes universitaires d'origine chinoise en poste aux Etats-Unis, il est<br />

représentatif du travail d'une nouvelle génération de chercheurs chinois 3 .<br />

Le livre de Gao Yuhai apporte au portrait éclaté, parfois presque impressionniste,<br />

du phénomène du xushu brossé par Snakes' Legs, l'utile<br />

complément d'une vision d'ensemble. Après avoir retracé l'histoire des<br />

xushu (s'arrêtant au passage sur des suites laissées complètement de côté<br />

439


Comptes rendus<br />

par l'ouvrage édité par M. Huang, comme celles du Roman des Trois<br />

royaumes ou les véritables « séries » des romans d'art martiaux au XIX e<br />

siècle), Gao recense les divers modes de continuations adoptés par leurs<br />

auteurs, avant de s'interroger longuement sur les circonstances et les raisons<br />

de l'apparition de ces œuvres, et sur leur réception par le public. Un<br />

très utile chapitre retrace l'histoire de la réception critique des xushu,<br />

depuis le début des Qing jusqu'à l'aube du XX e siècle. Dans une dernière<br />

partie, Gao revient longuement, cas par cas, sur les rapports entretenus par<br />

les continuations avec les chefs-d'œuvre qui leur servirent de modèle. Il<br />

traite notamment de l'influence de la littérature théâtrale, autre lieu par<br />

excellence des réécritures ou des continuations, que seul Robert Hegel<br />

évoquait dans l'ouvrage collectif.<br />

Il est indéniable que les auteurs de ces deux livres butent sur un problème<br />

de définition : qu'est-ce au fond qu'un xushu et où commence le<br />

champ de leur étude ? Ceux des auteurs qui, comme Gao Yuhai, annoncent<br />

vouloir s'en tenir à une définition restrictive (une œuvre reprenant les<br />

personnages, la structure et discutant le sens de l'œuvre originale) « craquent<br />

» en cours de route et abordent des suites qui dérivent bien au-delà<br />

du champ annoncé. On a vu que Robert Hegel ou Laura Wu abordent des<br />

œuvres qui ne sauraient guère être qualifiées de « continuations » stricto<br />

sensu. Dans son chapitre, Keith McMahon ne peut s'empêcher de comparer<br />

les « suites » proprement dites du Rêve dans le pavillon rouge avec ce<br />

qu'il nomme, de façon joliment chantournée, « les non-séquelles moins<br />

directement modelées » sur le chef-d'œuvre de Cao, mais qui lui ressemblent<br />

davantage et lui sont au fond plus fidèle. Aussi Martin Huang a-t-il<br />

sans doute raison d'annoncer qu'il se range sous la définition très large de<br />

« ensuing narrative » : appréhender dans leur ensemble toutes les variations<br />

et dérivations intertextuelles des romans classiques est sans doute<br />

l'objectif le plus stimulant que puisse se fixer actuellement la recherche.<br />

Wang Ying propose même, me semble-t-il avec raison, de n'exclure de<br />

l'entreprise d'exploration du phénomène des xushu que « les commentaires<br />

de romans proprement dits ».<br />

L'apparition simultanée d'ouvrages consacrés au phénomène des<br />

continuations s'inscrit en effet dans une évolution logique des études sur le<br />

440


Comptes rendus<br />

roman chinois : celles-ci furent pendant longtemps dominées par les monographies<br />

sur les œuvres singulières, avant que, pendant les années 1990,<br />

on ne voie paraître de nombreuses études sur la canonisation critique du<br />

roman en langue vulgaire, notamment via l'étude des éditions « ponctuées<br />

et commentées » (pingdian fPIÉ) par des lettrés de renom : publication de<br />

monographies (je songe aux travaux de David Rolston et de Lin Gang 4 )<br />

ou d'anthologies (deux ouvrages, l'un en anglais et l'un en français, proposaient<br />

tous deux à leurs lecteurs d'apprendre « comment lire un roman<br />

chinois » 5 ) de ces premières formes de la critique. D'une certaine façon,<br />

les suites et les continuations constituent un mode de ces lectures critiques<br />

des chefs d'œuvre, et leur exploration arrive donc à point nommé à ce<br />

stade de la recherche. Mais ces études sur les xushu marquent en même<br />

temps l'apparition comme objets d'histoire littéraire d'œuvres mineures<br />

peu ou pas étudiées. Leur caractère novateur rend leur lecture inspiratrice<br />

et stimulante, en dépit du flou certain qui entoure encore la définition du<br />

« genre » : s'il y a un certain chaos, celui-ci me semble plus fécond<br />

qu'obscur.<br />

1<br />

Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Seuil, « Poétique », 1982,<br />

chap. XXVIII-XXXVIII.<br />

2<br />

Ainsi Jin Shengtan (1610-1661), qui, dans son célèbre « découpage à la<br />

taille » à'Au bord de l'eau, s'attachera à distinguer l'œuvre originale, qu'il attribue<br />

à Shi Nai'an, de la continuation infidèle que constitue à ses yeux la dernière<br />

partie, due selon lui à Luo Guanzhong.<br />

3<br />

Une seconde thèse chinoise sur le même sujet vient d'ailleurs d'être publiée :<br />

il s'agit de l'ouvrage de Wang Xuchuan 3£jliiH, Zhongguo xiaoshuo xushu<br />

yanjiu c F 4 B! / ha&fl!#W2ï, Shanghai: Xuelin chubanshe, 2004. Il aborde le<br />

sujet dans un sens beaucoup plus étendu, incluant par exemple les anthologies<br />

d'anecdotes classiques modelées sur un recueil ancien, telles les imitations médiévales<br />

ou modernes du Shishuo xinyu.<br />

David L. Rolston, Traditional Fiction and Fiction Commentary. Reading and<br />

Writing between the Lines, Stanford : Stanford University Press, 1997 ; Lin<br />

Gang #fti, Ming Qing zhiji xiaoshuo pingdianxue zhi yanjiu ^MWH^M^.<br />

W^^^WfS, Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1999. En français, on pourra<br />

se référer aux travaux de Rainier Lanselle.<br />

441


Comptes rendus<br />

5 David L. Rolston (éd.), How to Read the Chinese Novel, Princeton : Princeton<br />

University Press, 1990 ; Jacques Dars et Chan Hingho, Comment lire un roman<br />

chinois, Le Mas de Vert : Éditions Philippe Picquier, 2001.<br />

Vincent Durand-Dastès<br />

INALCO<br />

Rania Huntington, Alien Kind. Foxes and Late Impérial Chinese Narrative,<br />

Cambridge (Mass.) : Harvard University Press (Harvard East Asian<br />

Monographs 222), 2003. 370 pages<br />

C'est une nouvelle réjouissante qui nous parvient d'outre-Atlantique : les<br />

esprits-renards chinois hantent désormais les plus prestigieux campus des<br />

États-Unis d'Amérique. La sinologie vulpine vient en effet de s'enrichir<br />

tout récemment dans ce pays de deux opus aussi remarquables que complémentaires<br />

: le dernier en date, qui devrait être sorti des presses de<br />

l'université de Columbia à l'heure où seront imprimées ces lignes, est une<br />

étude d'histoire religieuse consacrée au culte des esprits-renards 1 . Le<br />

premier à avoir vu le jour, Alien Kind, issu d'une thèse soutenue en 1996 à<br />

Harvard et qui fait l'objet du présent compte rendu, porte sur le volet<br />

littéraire du thème. Les deux ouvrages ont choisi les mêmes limites chronologiques,<br />

se concentrant sur la période qui va de la fin des Ming au<br />

début de la période républicaine. On ne peut que se féliciter de l'apparition,<br />

à un bref intervalle, d'études qui explorent systématiquement un thème de<br />

la religion, du folklore et de la littérature chinoise à la fois extrêmement<br />

familier et empreint de mystère, à l'instar de l'animal qui en est le centre.<br />

Rania Huntington commence son étude dense et bien construite en<br />

retraçant brièvement l'histoire littéraire des esprits-renards, depuis leur<br />

apparition sous les Six Dynasties jusqu'à la fin de l'époque impériale.<br />

Mais elle avertit d'entrée son lecteur qu'il ne s'agit pas de nous livrer une<br />

synthèse sur le thème du renard dans l'ensemble de la littérature chinoise :<br />

les « renarderies » médiévales seront surtout convoquées à fins de compa-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

raisons, et l'auteur renvoie pour plus de détails à ses propres travaux ou à<br />

ceux de certains de ses maîtres ou condisciples 2 ; de même, elle<br />

n'abordera que marginalement les renards des nouvelles et romans en<br />

langue vulgaire, ou ceux du théâtre des Ming et des Qing, pour se concentrer<br />

sur le genre qui donne, de très loin, la plus large place aux espritsrenards<br />

: les récits en langue classique - courtes « notes de l'étrange »<br />

(zhiguai ;Sf£) ou véritables nouvelles (chuanqi filiaf) - issus du pinceau<br />

des lettrés des derniers siècles de la Chine impériale.<br />

C'est au second chapitre que l'auteur entre dans le vif de son sujet<br />

de façon à la fois riche et vivante : elle nous convie à assister à deux soirées<br />

de l'ère Qianlong, passées, entre lettrés, à raconter des histoires de<br />

renards. La première soirée est narrée par un auteur mandchou, He<br />

Bang'e fn^|3|B (ca. 1736-1799) ; la seconde nous est rapportée par<br />

l'illustre Ji Yun (1724-1805). En traduisant et commentant chacune des<br />

dix anecdotes ainsi rassemblées, puis en examinant les postulats théoriques<br />

opposés de He et de Ji au sujet des renards, l'auteur plonge son lecteur au<br />

cœur de la relation complexe entre les lettrés et ces esprits-renards qui<br />

étaient, selon le mot de Ji Yun, « à mi-chemin des hommes et des bêtes,<br />

des morts et des vivants, des immortels et des démons ». Les lettrés<br />

acceptaient l'existence des esprits-renards (les déclarations d'incrédulité<br />

radicales sont rarissimes), et employaient tout leur talent à les intégrer à<br />

leur Weltanschauung comme à leur esthétique.<br />

Les parties suivantes, thématiques, s'essayent à bâtir, à partir du matériau<br />

des anecdotes et des nouvelles, une taxinomie rigoureuse du fait<br />

vulpin. Le chapitre 3 s'attache ainsi à situer l'esprit-renard dans l'espace.<br />

Si on rencontre avant tout les renards en Chine du nord, leur présence y est<br />

presque banale, et leur chemin croise quotidiennement celui des êtres<br />

humains : ils seront au fil du temps de plus en plus souvent dépeints<br />

comme hantant les maisons, jusqu'au cœur des grandes villes. La cohabitation<br />

avec le renard sorcier, si elle donne parfois lieu à un conte d'horreur,<br />

est plus fréquemment bénigne : le « locataire renard » (fox lodger) se<br />

présente volontiers sous la forme d'un digne patriarche, parfait alter ego de<br />

443


Comptes rendus<br />

son hôte lettré. Quand les renards résidents causent du trouble, c'est bien<br />

souvent en réaction à l'inconduite de la partie humaine de la maisonnée.<br />

Le chapitre 4, consacré au culte des renards, ne cherche pas dans les<br />

anecdotes classiques le matériau qui permettrait de reconstituer l'histoire<br />

religieuse des « immortels vulpins » (huxian Mfllj). mais tente plutôt de<br />

caractériser le regard que les lettrés portent sur eux, notamment sur la<br />

nature des pouvoirs divins qu'on leur prête ou sur la façon dont ils<br />

communiquent avec les humains. Si le rôle bien connu du renard comme<br />

dispensateur de richesses ou de prophéties est amplement illustré, les<br />

auteurs lettrés s'emploient avec vigueur à discréditer les médiums -<br />

souvent des femmes des classes populaires - par le truchement desquels le<br />

renard communique le plus souvent : bien des récits tournent en ridicule<br />

ces intermédiaires méprisés, et montrent le lettré se substituant au médium<br />

pour établir une relation directe avec le renard 3 .<br />

Les deux chapitres suivants nous entraînent vers ce qui est sans<br />

doute la dimension majeure du renard comme fait littéraire : la renarde<br />

dans son rôle erotique. Le chapitre 5, « Foxes and Sex », expose un paradoxe<br />

: si le renard, et au premier chef la femelle de l'espèce, est de longue<br />

date caractérisé comme « l'animal lubrique » par excellence, le récit classique<br />

compte relativement peu de descriptions explicites des ébats entre<br />

jeunes gens et belles renardes 4 . Ces dernières sont d'ailleurs moins dépeintes<br />

comme des créatures intrinsèquement libidineuses que comme des<br />

mirages entraînant leurs amants vers leur perte 5 . À ce titre, les renardes<br />

sont constamment, comme par métaphore, associées aux femmes dangereuses<br />

: courtisanes et beautés fatales de l'histoire de Chine. Toutefois,<br />

comme le retrace le chapitre suivant (« The Fox Romance »), dès que se<br />

déploie l'ampleur narrative du chuanqi, on rencontre de véritables histoires<br />

de liens conjugaux stables noués entre hommes et renardes. Ce chapitre<br />

est illustré avant tout par les récits d'amours vulpines dus à Pu Songling<br />

(1640-1715), le maître incontesté du genre. L'auteur classe les renardes<br />

amoureuses de Pu en deux catégories, les « petites sœurs », femmesenfants<br />

délurées et espiègles, et les figures maternelles et protectrices des<br />

« grandes sœurs », certains personnages pouvant passer d'un emploi à<br />

l'autre. Si les renardes de Pu ou de ses imitateurs se montrent des amou-<br />

444


Comptes rendus<br />

reuses constantes et fidèles, elles demeurent néanmoins évanescentes, et la<br />

renarde finit, tôt ou tard, par disparaître. C'est dans cet exil volontaire,<br />

porteur de mélancolie romantique, que réside, comme le note Rania Huntington,<br />

l'irréductible différence entre femmes du monde réel et renardes 6 .<br />

Ji Yun, allergique à ces apitoiements dangereux, s'emploiera dans ses<br />

récits à parodier et critiquer les romances vulpines de Pu Songling.<br />

Ji occupe dans le dernier chapitre la place centrale qui était celle de<br />

Pu dans le précédent. L'auteur s'y interroge en effet sur une des<br />

préoccupations du compilateur du Siku quanshu : quel sens donner à la<br />

présence familière des esprits-renards ? Dans certains récits, les renards<br />

peuvent être des xian f[Ij : patients quêteurs d'immortalité, consacrant<br />

parfois des siècles à rattraper le handicap que constitue leur animalité, ils<br />

montrent une constance de nature à rappeler aux hommes qu'ils ont tort de<br />

gaspiller les avantages de la condition humaine en matière de quête du<br />

perfectionnement de soi. Tantôt, au contraire, les renards sont des yao ffi,<br />

monstres surgis des failles de l'esprit humain, dont les dérèglements<br />

donnent chair aux pires travers. Dans l'un comme l'autre cas, le lettré qui<br />

contemple le renard se tourne vers un miroir : miroir culpabilisant,<br />

lorsqu'on y voit un sage renard cultivant paisiblement l'immortalité,<br />

miroir déformant ou miroir révélateur quand il montre un démon né du<br />

désordre des sens. Le XX e siècle commençant brisera ce miroir et mettra<br />

fin au compagnonnage pluriséculaire du renard et du lettré : ainsi que le<br />

note Rania Huntington, lorsque le compilateur du Qingbai leichao ?jf $|3SÏ<br />

%> (L'Anecdotier thématique des Qing) republiera en 1916 bien des récits<br />

qui font la matière de Alien Kind, il les regroupera sous le néologisme<br />

infamant de « superstitions » (mixin §B{a )...<br />

Alien Kind est une véritable mine d'analyses stimulantes et<br />

« d'observations subtiles » 7 . R. Huntington possède un sens aigu de la<br />

formule, qu'elle manie avec bonheur. Sur le plan formel, son ouvrage<br />

constitue une sorte d'hommage au vieil art chinois du commentaire : le<br />

second chapitre dans son entier, comme bien des passages dans d'autres<br />

chapitres, est ainsi constitué de traductions, interrompues ou prolongées<br />

par de longues digressions analytiques. Bien qu'il génère quelques redites,<br />

445


Comptes rendus<br />

le choix de ce format me paraît judicieux, et l'ouvrage propose ce faisant à<br />

son lecteur une véritable petite anthologie thématique.<br />

Analyses et commentaires occupent toutefois la majeure partie du<br />

texte. Dans ce mode narratif, Rania Huntington est plus proche d'un Ji<br />

Yun que d'un He Bang'e ou d'un Pu Songling. À l'instar du grand lettré<br />

de l'ère Qianlong, elle cherche constamment à mettre en lumière la<br />

rationalité vulpine. Elle le fait certes avec brio, mais peut-être la lumière<br />

jetée sur les esprits-renards est-elle par moments trop crue : on regrette un<br />

peu que davantage de doutes ne soient parfois exprimés. Ainsi lorsque<br />

l'auteur caractérise en quelques mots affirmatifs « le renard de la fin des<br />

Ming », ou d'époque Qianlong, ou Guangxu... Ce reproche n'est pas sans<br />

injustice, eu égard à la richesse réelle du matériau employé par l'auteur !<br />

Mais, comme le remarque R. Huntington elle-même en conclusion (p.<br />

342), les « vast océans of biji fjEfB» restent en grande partie à explorer, de<br />

même que le répertoire des théâtres locaux, et bien des œuvres de la<br />

littérature en langue vulgaire : même si les quelques pages qu'elle<br />

consacre à cette dernière me semblent pertinentes 8 , le thème du renard<br />

dans les genres autres que le chuanqi ou le zhiguai gagnerait à être étudié<br />

plus avant. Il s'agit, on le voit, plus d'une invite que d'un vrai reproche.<br />

1 Kang Xiaofei, The Cuit of the Fox. Power, Gender, and Popular Religion in<br />

Late Impérial and Modem China, Columbia University Press, à paraître en<br />

janvier 2006 (issu d'une thèse soutenue à Columbia en 2000).<br />

2 Li Jianguo ^UJIlI] Zhongguo hu wenhua 4 I SM3t'Hi Beijing : Renmin<br />

wenxue chubanshe, 2002 ; Rania Huntington, "Tigers, Foxes, and the Margins<br />

of Humanity in Tang chuanqi Fiction", Harvard papers on Chinese Literature I<br />

(1993), p. 40-64 ; Kang Xiaofei, "The Fox and the Barbarian: Unravelling<br />

Représentations of the Other in Late Tang Taies", Journal of Chinese Religions<br />

27 (1999), p. 35-60.<br />

3 Un article intéressant de Donald S. Sutton à ce sujet ("From Credulity to<br />

Scorn: Confucians Confiront the Spirit Médiums in Late Impérial China", Late<br />

Impérial China 21/2, p. 1-39) manque à la bibliographie de Huntington.<br />

4 C'est beaucoup moins le cas, ainsi que le note d'ailleurs Huntington, du roman<br />

en langue vulgaire. Le lecteur francophone pourra le constater en lisant les<br />

Galantes chroniques de renardes enjôleuses (Yaohu yanshi ^MfÊ5Ë), présen-<br />

446


Comptes rendus<br />

tées et annotées par Pierre Kaser (Le Mas de Vert : Éditions Philippe Picquier,<br />

novembre 2005).<br />

5<br />

« [the vixen's] human body is a désirable illusion », remarque l'auteur page<br />

176.<br />

6<br />

« a human women of childbearing âge has no blameless exits from<br />

domesticity, save death » (p. 263).<br />

7<br />

Pour reprendre la traduction proposée par Jacques Pimpaneau du titre du<br />

recueil d'anecdotes de Ji Yun : Notes de la chaumière des observations subtiles<br />

(Yuewei caotang biji Wfip^ltfS), Paris : Musée Kwok-On, 1995.<br />

8<br />

Un reproche toutefois sur un point secondaire : à propos du Dongduji jfC|Sî!B<br />

(La Conversion de l'Orient), R. Huntington note (p. 312-313) qu'un des<br />

renards qui y apparaît « begins as a seducer but becomes a moral force »,<br />

montrant qu'il est ainsi « more flexible in meaning than the other créatures he<br />

encounters ». Si le contraste est réel entre ce renard et certains protagonistes<br />

animaux de ce roman de 1635, il convient de noter que d'autres chapitres<br />

accordent à un singe et à un loup un rôle tout à fait similaire à celui du renard.<br />

Vincent Durand-Dastès<br />

INALCO<br />

Cynthia Brokaw et Kai-wing Chow (éd.), Printing and Book Culture in<br />

Late Impérial China, Berkeley, Los Angeles, London : University of<br />

California Press (Studies on China 27), 2005. xvi-539 pages<br />

Sept ans ont passé depuis le colloque qui est à l'origine de ce recueil. Si<br />

cela nous permet de disposer aujourd'hui d'un ouvrage dont il faut souligner<br />

l'édition soignée, on pourra aussi regretter ce délai, car le domaine de<br />

l'histoire du livre est aujourd'hui en constante évolution. Un colloque a eu<br />

lieu à Londres en juin dernier \ un autre à Pékin en octobre, un troisième<br />

est en préparation. Les contributeurs de ce recueil ont, depuis 1998, publié<br />

d'autres articles. Citons entre autres les deux numéros du East Asian Library<br />

Journal de 2001, où l'on trouve onze articles (dont cinq signés par<br />

des contributeurs du présent recueil) qui constituent un complément indispensable<br />

à Printing and Book Culture in Late Impérial China.<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

Depuis une dizaine d'années (il semble que le numéro spécial de<br />

Late Impérial China de 1996 ait marqué un tournant), l'histoire du livre<br />

chinois a effectué un retour en force dans la sinologie américaine. Cette<br />

histoire est devenue interdisciplinaire - la diversité même des<br />

contributeurs du présent recueil, dont aucun n'est, à strictement parler, un<br />

spécialiste du livre, l'atteste. On ne traite plus seulement du livre comme<br />

d'un texte, mais aussi comme d'un bien de consommation, d'un produit<br />

socio-culturel ou même d'une production artistique. Pour obtenir des<br />

avancées, on élargit aujourd'hui l'horizon en convoquant des spécialistes<br />

de disciplines connexes. En d'autres termes, on s'intéresse depuis une<br />

dizaine d'années à des questions qui ont préoccupé les historiens du livre<br />

en Occident depuis un demi-siècle, et on se sert ce faisant de leur approche<br />

et de leurs conclusions.<br />

L'introduction de Cynthia Brokaw, qui est en réalité un véritable<br />

article (20 pages de notes donnent de précieuses indications<br />

bibliographiques), fait le point sur l'état de la question dans une<br />

perspective comparatiste, et dégage plusieurs thèmes essentiels. Brokaw<br />

souligne notamment les obstacles que rencontre l'historien du livre : les<br />

informations sont peu nombreuses et disséminées (rappelons l'absence, en<br />

Chine, d'inventaires de décès répertoriant les livres possédés par les<br />

défunts, d'archives de libraires ou d'éditeurs et, plus globalement, le<br />

manque d'information sur des questions qui paraissaient sans doute trop<br />

évidentes, ou à tout le moins pas assez intéressantes, pour être relevées).<br />

Mais les livres eux-mêmes « parlent » et sont une source précieuse. De ce<br />

point de vue, la mise en ligne des catalogues de fonds des bibliothèques,<br />

un projet comme « Chinese rare books », piloté par Sôren Edgren et<br />

l'Université de Princeton depuis quinze ans, ou toute bibliographie critique<br />

(shuzhi HfîÊO s'avèrent très précieux.<br />

Joseph McDermott, qui prépare actuellement une synthèse depuis<br />

longtemps attendue sur l'histoire du livre en Chine (The Book in China,<br />

1000-1700), nous en livre un avant-goût dans son brillant article synthétique<br />

sur l'évolution quantitative des imprimés dans le long temps. Il adopte,<br />

indices à l'appui, la thèse « révisionniste » selon laquelle il n'y avait pas<br />

autant de livres qu'on a pu le dire sous les Song 2 . Après le déclin du XIV e<br />

448


Comptes rendus<br />

siècle, il y a encore peu de livres dans la première moitié des Ming, pénurie<br />

attestée par de nombreux témoignages. L'explosion du nombre<br />

d'ouvrages (surtout au Jiangnan et à Nankin, concurrencés plus modestement<br />

par Pékin et le Fujian), qui ne fera d'ailleurs qu'atténuer cette pénurie,<br />

ne date que du milieu du XVI e siècle. C'est à partir de cette date que<br />

les imprimés dépassent en nombre les manuscrits : les acheteurs veulent<br />

des livres, et les lettrés se lancent dans la course à la publication. La question<br />

est de comprendre pourquoi, en Chine, il s'est écoulé huit siècles<br />

avant que les imprimés ne s'imposent vraiment. McDermott avance la<br />

baisse sensible du coût de fabrication au XVI e siècle - notamment grâce au<br />

style de caractères dit jiangti Util °u Songti T^H plus rapide à graver -,<br />

la nouvelle demande (manuels pour les examens, romans), le développement<br />

de l'édition commerciale au détriment des publications officielles, la<br />

constitution d'un public nouveau, celui des shengyuan, le nouvel essor de<br />

la bibliophilie (les lettrés tout à la fois écrivent, collectionnent et vendent<br />

les livres), l'apparition d'un certain goût pour l'encyclopédisme. L'article<br />

évoque enfin, mais un peu trop allusivement, les raisons de la persistance<br />

de la culture du manuscrit. Et McDermott conclut sur une note plus méfiante<br />

: à la fin des Ming et au début des Qing, on ne lisait sûrement pas<br />

autant que ce qu'on peut penser aujourd'hui, car la circulation des ouvrages<br />

était encore limitée. On les gardait encore jalousement par devers soi<br />

comme un « capital social ».<br />

Lucille Chia (les éditeurs de Nankin à la fin des Ming) et C. Brokaw<br />

(ceux de Sibao H:H, au Fujian, au XIX e siècle) replacent l'histoire du<br />

livre dans un contexte régional et local, une approche qui s'est beaucoup<br />

développée récemment 3 . Ces deux centres différaient à de nombreux<br />

égards. Nankin, qui connaît une renaissance comme capitale intellectuelle<br />

à la fin du XVI e siècle - et où, faut-il le rappeler, séjournent nombre de<br />

lettrés du Jiangnan, en raison notamment de la présence des organes du<br />

gouvernement bis et du Collège impérial -, redevient, à une plus grande<br />

échelle, ce qu'elle avait été au début des Ming : une véritable capitale<br />

nationale de l'édition. L'étude de Chia, présentée comme encore liminaire,<br />

rend d'une certaine manière meilleure justice à la ville, quelque peu ou-<br />

449


Comptes rendus<br />

bliée des historiens 4 . Chia établit qu'il y avait des connexions avec les<br />

éditeurs de Jianyang, au Fujian, qu'elle a minutieusement étudiés par<br />

ailleurs 5 . Il y a certaines différences entre Sibao et Nankin : Sibao, petit<br />

centre isolé, ne publie que des titres au succès éprouvé, dans des éditions<br />

de qualité médiocre et bon marché alors que Nankin se fait une spécialité<br />

des pièces de théâtre et de la fiction, et publie des éditions de luxe. Mais<br />

les deux centres partagent aussi des points communs : l'absence de livres<br />

bon marché dans la production de Nankin n'est due selon Chia qu'au fait<br />

que ces ouvrages ont probablement disparu. L'un des points forts de son<br />

article est l'analyse statistique fouillée des maisons d'édition nankinoises<br />

et des ouvrages qu'elles impriment, classés par genres bibliographiques.<br />

Chia déplore toutefois qu'on n'en sache pas beaucoup sur les familles<br />

d'éditeurs-imprimeurs. Sous les Qing, on assiste à une intégration encore<br />

plus poussée entre les grands centres d'édition et au développement de<br />

petits centres qui ne survivent que grâce à la publication d'ouvrages à<br />

succès, comme le montre Brokaw dans son étude sur Sibao. Cependant,<br />

elle affirme l'absence de spécialisation locale, contrairement à ce qui se<br />

passait pour d'autres biens de consommation à l'époque. Dans le<br />

deuxième volet de son article, Brokaw montre qu'à l'intérieur même de ce<br />

noyau d'ouvrages à succès, d'ailleurs assez éclectique - les Quatre Livres<br />

et les Cinq Classiques, les manuels d'éducation élémentaire pour les enfants,<br />

les adolescents, les apprentis lettrés mais aussi pour les marchands<br />

en voyage, les encyclopédies de tous les jours, les manuels de géomancie,<br />

de divination, etc. - il existait une variété infinie d'éditions, qu'elle analyse<br />

avec la plus grande minutie. Les éditions se distinguaient, en fonction<br />

du public visé, par leur format, leur présentation (présence par exemple de<br />

deux registres, interdépendants ou non, dans la page), leurs notes, la ponctuation,<br />

le registre de langue utilisé, la qualité de l'impression, le type de<br />

commentaire fourni. On en vient ici à la multiplicité des lectures possibles<br />

d'une même œuvre, thème des deux contributions suivantes.<br />

Anne McLaren et Robert Hegel s'intéressent en effet à la sociologie<br />

du texte et à son corollaire, le « marketing » du livre. Comment le lecteur<br />

« reçoit »-il le livre et comment l'auteur ou l'éditeur orientent-ils cette<br />

réception en choisissant d'« emballer » le livre de telle manière plutôt que<br />

450


Comptes rendus<br />

telle autre ? Cette branche de l'histoire du livre restitue toute leur importance<br />

à l'illustration (son agencement avec le texte), aux commentaires et<br />

notes, à la ponctuation, à la table des matières, au choix des citations, à la<br />

langue utilisée, au style, à la qualité du papier et de l'impression, bref au<br />

discours hors-texte, résumé dans les préfaces, les fanli f\ffl\ ou les dufa Uf<br />

fê. La question du ou des lectorats et celle de l'histoire de la lecture en<br />

Chine - et leurs implications pour l'éditeur en termes de « cible », de<br />

« segmentation » - sont extrêmement complexes, et y répondre implique<br />

une large part de spéculation. Il paraît indiscutable qu'il y avait des publics<br />

différenciés selon l'âge, le sexe et le niveau d'instruction. Mais la vulgarisation<br />

dans la diffusion des connaissances (comptines, formules mnémotechniques,<br />

images, passages soulignés, simplifiés, abrégés) n'a-t-elle pas<br />

contribué à effacer ces cloisonnements ? Comme le souligne McLaren, le<br />

lecteur semi-lettré se sent honoré d'avoir accès à une connaissance qui lui<br />

est en principe inintelligible. Mais dans le sens inverse, les ouvrages pour<br />

le « grand public » plaisent aussi à certains lettrés. La question du vernaculaire,<br />

que McLaren inclut dans son propos, est éminemment complexe. On<br />

sait que la langue vernaculaire n'était pas accessible à tous, bien au<br />

contraire. Mais à la fin des Ming naît l'idée que la littérature vernaculaire<br />

véhicule finalement le même message que les Classiques et qu'elle doit<br />

être utilisée pour rendre ce message accessible au plus grand nombre, à<br />

l'instar des traductions en baihua aujourd'hui.<br />

A. McLaren pose des questions essentielles pour quiconque chercherait<br />

à écrire une histoire de la lecture en Chine 6 . Elle commence par montrer<br />

comment les conceptions « classiques » de la lecture (la lecture quasi<br />

rituelle chez Zhu Xi) se démodent à mesure que le livre prend son essor au<br />

XVI e siècle et que son lecteur devient tout à la fois plus populaire, plus<br />

pragmatique, plus hédoniste, plus « paresseux » aussi. Elle attire<br />

l'attention sur l'émergence - nettement visible dans les préfaces des œuvres<br />

de fiction - d'un lexique particulier de la lecture à partir de cette date,<br />

s'attardant sur plusieurs termes désignant autant de catégories de lecteurs<br />

ou de lectrices (gendered reading). Par exemple, le terme haoshizhe #?(§•<br />

^f, que Clunas a discuté dans le domaine des arts, perd sa connotation<br />

451


Comptes rendus<br />

péjorative (la même que celle qui est attachée au mot « amateur » en français)<br />

et en vient à désigner, de façon plus neutre, tout amateur (au sens<br />

premier cette fois) de littérature vernaculaire. McLaren définit l'activité de<br />

ces haoshizhe dans l'édition de la littérature vernaculaire. Enfin, elle pose<br />

les spécificités de la lecture en Chine : rôle de la mémorisation, de la récitation<br />

et de la lecture à voix haute, de l'illustration - didactique, moralisante<br />

ou simplement décorative - et du commentaire (on note à ce propos<br />

le rôle d'un éditeur comme Yu Xiangdou dans la promotion du commentaire<br />

dans le roman).<br />

Sur la base de l'examen matériel des livres, R. Hegel se penche sur<br />

les éditeurs et les lecteurs de fiction. Il distingue sommairement pour<br />

commencer le lecteur aisé du lecteur sans moyens. Les éditions luxueuses<br />

de romans furent surtout le produit du XVII e siècle : sous les Qing, pour<br />

diverses raisons, la qualité des éditions de romans ne cessa à quelques<br />

exceptions près de décliner (p. 238-240, 253-259). Il note aussi que les<br />

ouvrages imprimés sous les Qing ne comportaient presque jamais<br />

d'illustrations (le roman faisant exception, mais avec des illustrations de<br />

qualité moyenne) et que nombre de romans des Qing ne circulaient que<br />

sous forme manuscrite, pour un cercle restreint d'amateurs. A partir du<br />

XIX e siècle, la lithographie abaissa de façon continue le coût de<br />

fabrication du livre, entraînant l'élargissement du lectorat de fiction. Hegel<br />

pense que l'on peut étendre cette conclusion (diminution de la qualité des<br />

éditions et des prix, élargissement du lectorat) à l'ensemble des livres. Il<br />

conclut que si une même œuvre de fiction pouvait être « emballée », à la<br />

demande des éditeurs, pour des catégories d'acheteurs différentes, le<br />

discours de l'auteur, lui, ne variait pas en fonction de ces différentes<br />

éditions 7 .<br />

Katherine Carlitz se penche sur la publication des pièces de théâtre,<br />

notamment les chuanqi, dont la fin des Ming constitue un âge d'or. Son<br />

article montre comment l'essor du genre rencontre celui de l'édition commerciale<br />

(« the appearance of a new genre in a new médium », p. 275) et<br />

analyse les relations d'influence réciproque qui existèrent entre les deux.<br />

Le genre théâtral, très demandé par le public des lecteurs, possédait de<br />

telles spécificités (parties parlées et parties chantées, rythme des airs,<br />

452


Comptes rendus<br />

longueur des pièces, didascalies, indications de mise en scène) qu'il fallait<br />

faire preuve d'ingéniosité pour en imprimer les œuvres à l'intention d'un<br />

large public. Carlitz met au jour toute une communauté active de lettrés du<br />

Jiangnan partageant la passion du théâtre, et qui se sont attachés à réécrire<br />

d'anciennes pièces et à en publier, que ce soit leurs propres pièces ou<br />

celles d'autres dramaturges. Comme tous les autres genres, à partir de la<br />

fin du XVI e siècle le théâtre a rencontré le monde de l'édition et s'est donc<br />

commercialisé au point que les éditeurs se livraient une concurrence effrénée<br />

pour publier des pièces ou des extraits de pièces.<br />

Evelyn Rawski aborde une question indirectement liée à celle de<br />

l'ethnicité mandchoue : la publication en Chine ou aux marges de la Chine<br />

d'ouvrages en langues étrangères, y compris les textes chinois traduits.<br />

L'impact de ces publications sur les Chinois et les non-Chinois fut double :<br />

intégration culturelle mais en même temps affirmation d'identités<br />

culturelles propres. Les cas ont largement varié. Les publications en<br />

tibétain étaient surtout religieuses. Le cas mandchou est particulier : les<br />

Mandchous ont rapidement été intégrés culturellement, mais publier dans<br />

leur langue était un moyen d'affirmer la culture mandchoue (avec des<br />

conséquences encore visibles au XX e siècle). Le mandchou a aussi servi de<br />

langue intermédiaire pour tous les non-Han qui voulaient accéder à la<br />

culture chinoise. Les Mongols ont publié en mongol leur histoire pour<br />

contrer l'affaiblissement de leur identité culturelle. La censure de la<br />

littérature populaire chinoise par les autorités Qing a été contournée par les<br />

Mandchous et les Mongols grâce à la circulation de traductions<br />

manuscrites.<br />

Xu Xiaoman braque le projecteur sur un genre particulier : les généalogies.<br />

Xu rappelle en introduction les visées d'une généalogie<br />

(circonscrire la lignée pour prévenir les usurpations d'identité, vanter<br />

son pedigree) et combien la compilation de généalogies fut encouragée<br />

officiellement par le gouvernement Qing. Puis il s'intéresse - c'est la<br />

partie novatrice de l'article - à la compilation des généalogies : son processus,<br />

la distribution des rôles, la fréquence de publication (généralement<br />

tous les 30 ans), le financement, la diffusion (limitée généralement aux<br />

membres du lignage, avec souvent interdiction de vente), les règles de<br />

453


Comptes rendus<br />

préservation, etc. Comme dans le cas des monographies locales, il y a eu<br />

professionnalisation de la compilation : établissement d'un bureau ad hoc,<br />

intervention de maîtres ès-généalogies (pushi fff[Si) au rôle plus ou moins<br />

étendu (parfois, ce sont des imprimeurs spécialisés qui compilaient la<br />

généalogie, les pujiang jjtHE, artisans itinérants dont les lignages requéraient<br />

les services). Plusieurs cas illustrent le propos. Manuscrites chez les<br />

familles peu aisées, les généalogies étaient imprimées (au besoin en plusieurs<br />

fois) par les familles plus aisées. Shaoxing et Changzhou furent<br />

deux centres importants dans la production de généalogies. Xu étudie<br />

enfin les coûts de publication, très variables selon la méthode d'impression,<br />

la qualité du papier, le tirage. Mais celui-ci étant généralement limité, le<br />

coût unitaire était élevé, rendant nécessaire la collecte de fonds. Dans le<br />

cas précis des généalogies, l'impression par caractères mobiles était pratique<br />

en raison de l'itération de nombreux caractères.<br />

Anne Burkus-Chasson décortique « l'herméneutique visuelle » d'un<br />

album de peintures méconnu, le Liu Yuan jinghui Lingyange WiW$$lfâ£$k<br />

jtHHfj, de Liu Yuan, peintre du début des Qing. L'album, réalisé à la demande<br />

d'un fonctionnaire, est une re-présentation de la célèbre série de<br />

portraits de vassaux loyaux commanditée par Tang Taizong, qui l'avait<br />

fait placer dans le Lingyange. L'article, après avoir analysé le discours<br />

contenu dans les préfaces, invite le lecteur à feuilleter cet album en effectuant<br />

des allers-et-retours entre la séquence de portraits (inspirés de Chen<br />

Hongshou) et les poèmes qui figurent en contrepoint au verso de chacun<br />

d'eux, et en propose une lecture à plusieurs niveaux : commentaire historique,<br />

réflexion sur la loyauté (dans le contexte du début des Qing), élévation<br />

finale vers le divin (portraits de Guanyin). Profondément remaniées<br />

dans la forme, les éditions postérieures du Lingyange n'auront plus qu'une<br />

dimension esthétique. Burkus-Chasson dégage les spécificités du médium<br />

qu'est l'album d'images et réfléchit aux rapports entre image imprimée et<br />

peinture, dans une perspective à la fois théorique et historique.<br />

Enfin, Julia Murray, spécialiste de l'image, apporte un éclairage en<br />

forme de comparaison entre trois imprimés comportant des illustrations<br />

édifiantes : le Dijian tushuo, compilé sous la direction de Zhang Juzheng à<br />

454


Comptes rendus<br />

l'attention de Wanli alors adolescent ; le Yangzheng tujie, compilé quelques<br />

années plus tard pour le prince héritier, et qui allie l'érudition de Jiao<br />

Hong et les talents de dessinateur de Ding Yunpeng ; et les différents<br />

Shengjitu HSHm. les vies illustrées de Confucius, celle aujourd'hui perdue<br />

de Zhang Kai (XV e siècle) ayant lancé la tradition 8 . On sait que la fin<br />

des Ming vit une véritable explosion de ce type d'ouvrages, dont les titres<br />

se terminent invariablement par tulun, tushuo, tujie, tuce, tukao, tuhui, etc.<br />

Certains hauts fonctionnaires joignaient même à leurs mémoires des illustrations<br />

ou des croquis - comme par exemple le mémoire de Zhang Juzheng<br />

sur les sacrifices au Ciel et à la Terre en 1575, ou celui de Yang<br />

Dongming sur la famine au Henan en 1594 -, une tendance semble-t-il<br />

caractéristique de cette époque. L'histoire de ces trois ouvrages, leurs<br />

différentes éditions, leurs publics, leurs sources ou leur postérité sous des<br />

formes telles que peintures, estampes ou sculptures sur pierre, sont<br />

l'occasion pour J. Murray - qui a publié par ailleurs des articles détaillés<br />

sur chacun des trois ouvrages - de réfléchir sur la nature, la fonction, la<br />

destination et la réception de l'image et sur ses liens avec le texte et avec<br />

les autres média visuels. Murray relève en conclusion qu'à la fin des Ming,<br />

l'imprimé illustré assoit son prestige mais qu'en même temps, l'image est<br />

remise en question par certains lettrés, qui la jugent trop superficielle par<br />

rapport au texte, par exemple pour enseigner la doctrine de Confucius, ou<br />

trop débauchée, dans le cas des romans, et qui considèrent que son rôle<br />

didactique est juste bon pour les masses 9 .<br />

La publication de Printing and Book Culture matérialise les résultats<br />

des recherches sur l'histoire du livre menées aux Etats-Unis ces dix dernières<br />

années. Plusieurs aspects importants de cette histoire demeurent en<br />

pointillés - on peut citer le prix des livres et plus généralement tout ce qui<br />

touche à la comptabilité des éditeurs (rémunération des auteurs, des graveurs,<br />

marges, ristournes commerciales, sort des invendus, etc.). Le silence<br />

des sources laisse craindre qu'on n'en saura probablement jamais<br />

guère plus que ce que l'on sait aujourd'hui sur ce point, c'est-à-dire pas<br />

grand-chose. Mais les sources parlent de beaucoup d'autres questions<br />

intéressantes. En gardant à l'esprit que certaines communications du colloque<br />

n'ont pas été retenues, chacun pourra donc toujours regretter<br />

455


Comptes rendus<br />

l'absence de tel ou tel sujet dans le présent recueil et proposer des axes de<br />

recherche futurs. Je suggérerais pêle-mêle les thèmes suivants, à propos<br />

des Ming : les centres d'édition qu'étaient le Collège impérial mais plus<br />

encore les maisons princières, la censure, la diffusion des ouvrages chinois<br />

à l'étranger, la perte ou la destruction des livres (impact d'événements<br />

comme les raids des Wokou et la conquête Qing sur les collections de<br />

livres du Jiangnan), ainsi, peut-être, que des études de genres bibliographiques<br />

bien identifiés mais peu analysés (on pense en particulier aux<br />

biographies édifiantes d'eunuques ou de généraux célèbres) ou le rôle de<br />

certains canaux de distribution populaires comme les foires et les temples.<br />

La variété des sujets abordés par Printing and Book Culture suffit<br />

néanmoins à montrer dans quelle direction s'oriente aujourd'hui l'histoire<br />

du livre chinois sous l'influence des cultural studies : on ne dit d'ailleurs<br />

plus guère « history of the book » mais « book culture » ou « printed<br />

culture », termes plus englobants qui invitent à repousser les limites<br />

mêmes du champ d'étude 10 . Elle se situe à la croisée de l'histoire des<br />

techniques, de celle de l'édition, de la bibliophilie, des savoirs, de<br />

l'éducation populaire de masse, des différents types de langues, de l'image,<br />

mais aussi de l'histoire économique et sociale, de celle des examens, des<br />

femmes, de l'histoire intellectuelle, politique et religieuse, etc. La<br />

rédaction, la fabrication, la distribution (géographique et sociale) et la<br />

réception du livre permettent de se poser un nombre presque illimité de<br />

questions, tout en gardant à l'esprit les contextes propres à chaque époque,<br />

le fait que chaque livre, chaque édition a une histoire particulière, et la<br />

nécessité de l'étude quantitative telle que pratiquée par McDermott, Chia<br />

ou Brokaw. En dépit des difficultés pratiques et des critiques théoriques<br />

qu'elle occasionne, cette étude quantitative, bien plus aisée aujourd'hui<br />

qu'il y a un demi-siècle, demeure indispensable n .<br />

Il est à parier que les recherches vont s'orienter à l'avenir vers<br />

l'« envers » de l'histoire du livre, non pas tant la culture populaire, qui fait<br />

depuis longtemps l'objet de recherches approfondies, que celle du manuscrit.<br />

Le titre même du présent recueil montre combien la culture du manuscrit<br />

à l'âge de l'imprimerie est un continent encore trop délaissé par les<br />

historiens. McDermott et Carlitz n'y font qu'une brève allusion, et l'on ne<br />

456


Comptes rendus<br />

peut que regretter que la communication d'Oki Yasushi (« Manuscript<br />

Editions in Ming-Qing China ») n'ait pas été retenue par les éditeurs, car<br />

elle aurait donné un contrepoint intéressant. Étudier les raisons mêmes de<br />

cette négligence de la culture manuscrite serait déjà commencer à réfléchir<br />

au problème. Pour les Chinois des Ming et des Qing, la distinction entre<br />

manuscrit et imprimé était-elle si importante qu'on veut bien le croire<br />

aujourd'hui ?<br />

On ne saurait trop insister, pour conclure, sur la dette que Printing<br />

and Book Culture tient envers les travaux de Roger Chartier, largement<br />

traduits outre-Atlantique. Cinq des onze articles y renvoient explicitement.<br />

L'importance du livre dans sa matérialité, les liens dynamiques entre livre<br />

et lecteur (l'«appropriation » et la «réappropriation» par le lecteur, la<br />

« lisibilité » du livre, bref l'idée que le lecteur fait autant le livre que<br />

l'inverse), entre livre et pratiques de lectures, et non pas seulement entre<br />

livres et classes sociales 12 , la redéfinition de la lecture et du lecteur<br />

« populaires », la réflexion sur la notion même de lecture, la « mise en<br />

texte » par l'auteur et la « mise en livre » par l'éditeur sont autant de<br />

questions au cœur du travail de Chartier depuis des années. De la difficulté<br />

de retracer l'histoire de la lecture, Chartier dit : « Le plus souvent, le seul<br />

indice de l'usage du livre est le livre lui-même. De là, les sévères limites<br />

imposées à toute histoire de la lecture » (« Du livre aux lires », p. 114).<br />

Brokaw ne dit pas autre chose dans l'introduction du recueil : « Like<br />

Western books, Chinese books are rich sources not only because of their<br />

contents but also because of the way in which the scholar can 'read' the<br />

publication information and physical qualities to learn about the<br />

circumstances of the book's publications, origins, purposes, and intended<br />

audiences. » (p. 21). On pourrait multiplier à loisir les points de<br />

comparaison. Est-ce à dire que l'histoire des pratiques de lecture en Chine<br />

a suivi une trajectoire similaire à celle qu'elle a suivie en Occident ? Il est<br />

sans doute encore trop tôt pour y répondre. Comme le souligne Brokaw<br />

dans son introduction, l'histoire du livre en Chine possède aussi ses<br />

spécificités.<br />

1 Un compte rendu de ce colloque par J. Cayley figure à l'adresse suivante :<br />

http://www.hanshan.com/7specials/artbookchina.html<br />

457


Comptes rendus<br />

2 J.-P. Drège a émis un avis plus partagé sur la question. Voir « Des effets de<br />

l'imprimerie en Chine sous la dynastie des Song », Journal Asiatique 282/2<br />

(1994), p. 409-442.<br />

3 Pour d'autres études régionales, cf. Sôren Edgren, "Southern Song Printing at<br />

Hangzhou", Bulletin ofthe Muséum ofFar Eastern Antiquities 61 (1989), p. 1-<br />

212 ; Ellen Widmer, "The Huanduzhai of Hangzhou and Suzhou. A Study in<br />

Seventeenth-Century Publishing", Harvard Journal of Asiatic Studies 56/1<br />

(June 1996), p. 77-122 ; Michela Bussotti, Gravures de Hui. Étude du livre illustré<br />

chinois de la fin du XVf siècle à la première moitié du XVII e siècle, Paris,<br />

EFEO, 2001. C. Brokaw, qui a déjà publié plusieurs articles sur l'industrie et le<br />

commerce du livre à Sibao, prépare un ouvrage sur le sujet, Commerce in<br />

Culture. The Book Trade of Sibao, Fujian, 1663-1947.<br />

4 L'importance de l'édition à Nankin n'avait été que brièvement relevée par<br />

K.T. Wu dans son étude pionnière "Ming Printing and Printers" (Harvard<br />

Journal of Asiatic Studies 1942-1943, p. 236). Zhang Xiumin reprit la question<br />

dans son article «Mingdai Nanjing de yinshu HJH"ÇffiMÊtlÉPlï », Wenwu<br />

1980/11, p. 78-83 (non cité par Chia), puis la développa dans son important<br />

ouvrage Zhongguo yinshua shi E^BffWiÈ. (Shanghai renmin chubanshe, 1989,<br />

p. 340-53). Zhang fut le premier à montrer le nombre important d'éditeurs à<br />

Nankin et à en dresser la liste, à montrer l'implication de plusieurs familles<br />

dans le secteur (les Tang, les Zhou, etc.) et à décrire les types et l'aspect des<br />

ouvrages imprimés, où dominent le théâtre et la fiction, mais qui incluent aussi<br />

les shilu baoxun ffi^iïîiJII, les ouvrages de droit, de médecine, les manuels<br />

pour les examens, etc. Il mentionnait aussi l'impression des billets, au début<br />

des Ming, ainsi que les presses des missionnaires jésuites, qui publièrent Ricci<br />

dès la fin du XVI e siècle. Mais L. Chia livre une étude statistique bien plus<br />

fouillée.<br />

5 Lucille Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang,<br />

Fujian (llth-17th Centuries), Harvard University Press, 2002 ; "Mashaben :<br />

Commercial Publishing in Jianyang from fhe Song to the Ming", in Paul Jakov<br />

Smith, Richard von Glahn (éd.), The Song-Yuan-Ming Transition in Chinese<br />

History, Harvard University Press, 2003, p. 284-328.<br />

6 Le sujet a été étudié jusqu'à maintenant par Robert Hegel, David Rolston<br />

(dont le How to Read the Chinese Novel a inspiré à J. Dars et Chan Hing-ho<br />

leur ouvrage Comment lire un roman chinois) ou E. RawsM. J. Gernet s'est<br />

intéressé à la lecture dans ses travaux sur l'éducation. A. McLaren a beaucoup<br />

étudié les éditions du Sanguozhi yanyi.<br />

7 II y a vingt ans, Hegel se montrait déjà sceptique quant à une distinction claire<br />

et nette entre différents types de lectorats de la littérature vernaculaire et<br />

458


Comptes rendus<br />

concluait qu'en tout état de cause, la dimension didactique l'emportait toujours<br />

(cf. "Distinguishing Levels of Audiences for Ming-Ch'ing Vernacular Littérature.<br />

A Case Study", in D. Johnson, A. Nathan, E. Rawski (éd.), Popular Culture<br />

in Late Impérial China, 1985, p. 112-142). On pourrait rapprocher ces<br />

conclusions de ce que dit Roger Charrier à propos du meunier Menocchio : il<br />

lisait les mêmes livres que son seigneur, mais le faisait différemment.<br />

8 Au rang des ouvrages didactiques illustrés, Murray aurait pu citer les<br />

Shenggongtu S5fjH (Les hauts faits illustrés des princes héritiers), présentés à<br />

Hongzhi puis Jiajing en 1495 et 1539. Je doute toutefois qu'il subsiste des<br />

éditions de l'un ou l'autre ouvrage qui pourraient en permettre l'étude.<br />

9 Sur le rôle et la perception de l'image dans les romans, cf. R. Hegel, Reading<br />

Illustrated Fiction in Late Impérial China, Stanford University Press, 1998, et<br />

sur l'« image de l'image », cf. C. Clunas, Pictures and Visuality in Early<br />

Modem China, Reaktion Books, 1997.<br />

10 Semblent ainsi dépassées (ou moins pertinentes) la réduction de l'histoire du<br />

livre à la seule histoire de la bibliophilie, la séparation conventionnelle entre<br />

édition officielle et édition privée, et plus encore entre édition privée et édition<br />

commerciale. L'histoire de la bibliographie, si chère aux érudits chinois, paraît<br />

aussi être en déclin.<br />

11 Sur les façons de la mener, voir Lucille Chia, "Counting and Recounting<br />

Chinese Imprints", The EastAsian Library Journal, X/2, p. 60-103.<br />

1 « Les modalités d'appropriation des matériaux culturels sont sans doute<br />

autant sinon plus distinctives que l'inégale distribution sociales de ces<br />

matériaux eux-mêmes. » (« Du livre aux lires », in Roger Chartier (éd.),<br />

Pratiques de la lecture, réédition dans la Petite Bibliothèque Payot, 2003,<br />

p. 83).<br />

Jérôme Kerlouégan<br />

EHESS<br />

Chow Kai-wing (Zhou Qirong), Publishing, Culture and Power in Early<br />

Modem China, Stanford : Stanford University Press, 2004. xv-397 pages<br />

Voilà un livre d'une grande richesse, dont le sujet, à la croisée de multiples<br />

thèmes, intéressera un large public. Son titre, bourdieusien dans sa<br />

première partie - nous y reviendrons -, est trompeur dans sa seconde :<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

Early Modem China aurait dû être remplacé tout simplement par Late<br />

Ming. C'est même un petit paradoxe que d'avoir choisi Early Modem<br />

China à la lumière des pages d'introduction, dans lesquelles Chow, se<br />

posant dans la lignée des postcolonial studies, rejette l'historicité occidentale,<br />

à l'aune de laquelle l'histoire de la Chine serait condamnée à n'être<br />

que celle d'une incapacité chronique à atteindre la modernité, celle d'un<br />

échec (« a chronicle of failure », p. 5, reprenant l'expression utilisée par<br />

Ray Huang dans 1587).<br />

L'ouvrage se divise en cinq chapitres, à l'ordonnance logique :<br />

l'auteur part du plus concret (le prix des livres) pour arriver au plus<br />

abstrait (le transfert du pouvoir culturel de l'État vers des milieux<br />

littéraires qui lui sont de moins en moins inféodés), en passant par<br />

l'industrie et le commerce du livre (chap. 2), la professionnalisation d'un<br />

certain type de lettrés (chap. 3) et le développement des commentaires du<br />

Canon néo-confucéen (chap. 4). Cela aurait pu constituer, à première vue,<br />

cinq articles indépendants : l'objet même du propos est de montrer que ces<br />

questions sont au contraire étroitement liées les unes aux autres, ce qui<br />

n'est d'ailleurs pas sans occasionner quelques redites.<br />

Deux thèmes forment la matrice de l'ouvrage : le développement de<br />

l'édition commerciale à partir de la fin du XVI e siècle et le système des<br />

examens. Mais le postulat central ne concerne ni l'un ni l'autre. Il pourrait<br />

s'énoncer ainsi : l'essor de l'édition commerciale, dans un contexte de<br />

concurrence accrue aux examens, a entraîné l'émergence d'une nouvelle<br />

figure, le shishang zt® (voir plus loin pour la signification de ce terme),<br />

qui est peu à peu devenu l'arbitre - le prescripteur d'opinion, s'il fallait<br />

employer un terme du marketing d'aujourd'hui - du débat littéraire,<br />

contribuant à l'émergence d'un « nouvel espace discursif » et d'une public<br />

literary sphère.<br />

Le chapitre 1, consacré au prix des livres, constitue l'une des meilleures<br />

synthèses sur ce délicat sujet. Chow prouve, après avoir consciencieusement<br />

fouillé dans les sources, qu'il est possible d'avoir une idée,<br />

même imparfaite, du prix des livres à la fin des Ming. Il part de cette notation<br />

de Ricci : « Cette façon donc d'imprimer est si facile que qui l'aura<br />

vue une fois soudain pourra entreprendre d'en faire autant. De cette com-<br />

460


Comptes rendus<br />

modité provient si grande multitude de livres chinois et à si bon marché<br />

qu'il n'est pas aisé de l'expliquer à qui ne l'a vu ' » et il s'attache à montrer<br />

qu'elle correspond à la réalité. Son intuition de départ est celle-ci : « If<br />

books were so expensive, it would be difficult to explain the gênerai view<br />

that there was a boom in commercial publishing in die late Ming » (p. 19).<br />

Le chapitre passe en revue le développement quantitatif des livres, la<br />

baisse du coût du papier, le coût de revient d'un ouvrage (Chow conclut à<br />

une marge de 50 % pour l'éditeur) - avec une comparaison entre le prix de<br />

la copie manuscrite et de la gravure - pour finir sur le prix du livre en<br />

valeur absolue et par rapport aux prix des autres biens de consommation et<br />

au pouvoir d'achat des différentes catégories de population. Selon Chow,<br />

un livre neuf de qualité moyenne et de longueur moyenne n'était pas cher.<br />

Le chapitre suivant brosse un tableau du monde de l'édition à la fin<br />

des Ming. La xylographie, rappelle Chow, était un procédé d'une grande<br />

flexibilité pour l'éditeur-imprimeur (il est qualifié d'atomistic par<br />

opposition à organic, pour l'impression par caractères mobiles). On<br />

pouvait installer une imprimerie à peu près n'importe où, entrer dans cette<br />

activité sans mise de fonds importante, imprimer un livre en plusieurs fois,<br />

ou des parties de livres en plusieurs endroits différents, etc. (Ricci avait<br />

déjà remarqué tout cela, et reconnaissait en avoir tiré parti pour imprimer<br />

ses ouvrages apologétiques.) Autrement dit, l'édition par xylographie<br />

n'était pas un secteur très capitalistique mais plutôt un secteur artisanal. Et<br />

ce fut bien là la raison de sa popularité. Chow décrit ensuite le processus<br />

d'édition, du point de vue technique comme du point de vue commercial<br />

(publicité, « packaging », chasse au manuscrit, sollicitation des candidats<br />

aux examens, etc.). L'exemple du Jiguge ySlËrffi des Mao montre bien<br />

qu'on avait affaire à de véritables PME. Il s'étend enfin sur la distribution<br />

du livre, aussi bien temporelle (saisonnalité des ventes, par exemple juste<br />

avant les examens) que spatiale (caractéristiques respectives des<br />

principaux centres d'édition).<br />

Le chapitre 3, consacré à la « mercantilisation de l'écrit » (commodification<br />

ofwriting) permet d'abord à Chow de relier la question du succès<br />

aux examens à celle des shishang. Là où Elman a récemment parlé de<br />

« cultural prison », Chow se contente de « humiliating and expensive<br />

461


Comptes rendus<br />

ordeal », faisant remarquer que l'espace autorisé pour le commentaire<br />

nuance l'aspect de « cultural prison » du système des examens. Son idée<br />

de départ est que l'histoire des examens suggère en négatif celle des milliers<br />

de candidats qui échouaient, lesquels constituaient un monde lettré<br />

« parallèle » et qui n'avaient pas (ou moins) les honneurs de la biographie.<br />

Exclus des postes les plus prestigieux, ces lettrés sont obligés - tout en<br />

continuant à préparer les examens - de vendre leurs talents, ne serait-ce<br />

que pour rembourser les frais considérables et continuels occasionnés par<br />

les concours, ce dont le monde de l'édition commerciale leur donne la<br />

possibilité. Ils se situent ainsi à la limite des champs politique et économique,<br />

ou plutôt dans les deux à la fois, mais «refoulent» (terme qui<br />

convient peut-être mieux que l'anglais forgetting) leur côté shang, par<br />

exemple en ne publiant pas, une fois « arrivés », leurs écrits « alimentaires<br />

». Cela pose d'importants problèmes pour étudier aujourd'hui leur<br />

parcours. À ce propos, Chow considère comme trop systématique la suspicion<br />

des historiens quant à l'authenticité de nombreux écrits de la fin des<br />

Ming, traditionnellement jugés comme des faux, évoquant tout de même<br />

l'existence probable de « nègres » au service de lettrés reconnus 2 . Il évoque<br />

aussi l'apparition de ces écrivains professionnels qu'auraient été les<br />

shanren [_L|A> terme polysémique aux connotations les plus diverses (le<br />

lien qu'il pose entre shanren et shishang n'est d'ailleurs pas très clair). Les<br />

recalés aux examens s'efforcent de se faire une réputation, devenir des<br />

minggong ^{à; dont les éditeurs vont pouvoir vendre les écrits ou qu'ils<br />

vont pouvoir citer comme correcteurs, relecteurs, réviseurs, etc., en composant<br />

des préfaces - un « business » proliférant - et en devenant les arbitres<br />

de la production littéraire. Le seul nom des plus célèbres suffît à faire<br />

vendre un livre. Le chapitre développe toutes les stratégies des éditeurs<br />

pour attirer le lecteur et pour publier leurs ouvrages (ainsi le rôle de coordinateur<br />

du dukan 'tJ-pj ou duke j^lj, qui atteste toute la complexité du<br />

processus de publication). Le portrait que brosse Chow de plusieurs shishang<br />

- dont certains, comme Li Zhi, Jiao Hong, Yuan Hongdao ou Chen<br />

Jiru, étaient des auteurs au succès considérable - montre combien leurs<br />

trajectoires, leurs domaines de spécialité et leurs stratégies commerciales<br />

462


Comptes rendus<br />

étaient multiples. Chow revient pour finir sur la question du piratage et des<br />

faux auteurs : ces abus étaient difficiles, mais pas impossibles, à détecter et<br />

faire sanctionner.<br />

Le chapitre 4, sur l'explosion du genre du commentaire des Quatre<br />

Livres et des Cinq Classiques, reprend en grande partie l'article que<br />

l'auteur avait publié dans Late Impérial China (1996/1), "Writing for<br />

Success : Printing, Examinations and Intellectual Changes in Late Ming<br />

China". C'est à mon avis l'un des points forts de l'ouvrage. Chow prouve<br />

qu'il est devenu l'un des spécialistes, sinon le spécialiste, de ces commentaires,<br />

dont il montre que la floraison (voir l'annexe 6) change la donne<br />

des examens, en les rendant en quelque sorte publics. Après quelques<br />

définitions (le paratexte, le semantic field du livre, notion qu'il veut large,<br />

incluant tous les acteurs de la chaîne - auteurs, éditeurs, distributeurs),<br />

Chow inscrit les commentaires dans une « tactique » des lettrés et des<br />

éditeurs pour proposer une interprétation alternative des Quatre Livres.<br />

L'édition commerciale ne fait qu'assumer le rôle assumé jusque-là par les<br />

écoles puis les académies - rien d'ailleurs de très nouveau dans cette vue.<br />

Ces commentaires, dont le nombre s'accroît brutalement sous Wanli et qui<br />

constituent un fonds de commerce important pour les éditeurs, sont régulièrement<br />

condamnés par les autorités, pour qui c'est le travail du ministère<br />

des rites que de contrôler le mouvement des idées mais sans résultats 3 .<br />

Les éditeurs font un marketing élaboré : titres racoleurs, promotion des<br />

auteurs, bibliographies imposantes, emballage « grand public », inclusion<br />

de questions d'examens toutes prêtes, mise en valeur de ce qui est nouveau,<br />

etc. Chow insiste sur le fait que ces commentaires ne font dans leur plus<br />

grande partie que citer, donner de l'information, en laissant le lecteur juger<br />

du fond - ce qui est typique d'un certain encyclopédisme de la fin des<br />

Ming qu'on retrouve dans tous les domaines du savoir. Néanmoins, on y<br />

voit poindre les idées bouddhistes, voire taoïstes ou syncrétistes, et, entre<br />

les lignes, une critique sévère de la politique de Wanli (p. 182-188).<br />

Aboutissement logique de l'exposé, le chapitre final élargit la question<br />

« livre et contestation de l'autorité ». Avec l'essor de l'édition commerciale,<br />

la glose entre dans le domaine public, sans que l'Etat y puisse<br />

grand-chose. Le commentateur et son porte-parole, l'éditeur deviennent les<br />

463


Comptes rendus<br />

arbitres du débat ; ce sont eux qui fixent la norme intellectuelle. La nouveauté,<br />

c'est que ce commentateur ne fait plus partie des cercles officiels.<br />

Mais s'il est si prolifique, c'est précisément pour intégrer Y establishment :<br />

écrire, commenter, publier devient une étape obligée pour se faire un nom,<br />

avant même de passer les concours, d'où la convergence d'intérêts entre<br />

les lettrés et les éditeurs. Et c'est ce que font les shishang, sous des formes<br />

très variées (p. 199-207). L'un des genres qui naît sous Wanli et qui remporte<br />

de suite un succès commercial considérable, est celui des anthologies<br />

de dissertations, qu'il s'agisse de corrigés officiels ou de copies de candidats,<br />

visées ou non par les jurys. Chow établit dans le détail leur typologie<br />

et explique comment elles étaient fabriquées. Les compilateurs se disputaient<br />

sans fin à propos des critères d'excellence, allant même, pour finir,<br />

jusqu'à admettre la possibilité d'une multiplicité de styles. La chose remarquable<br />

est que ces débats, décrits comme étant l'expression de<br />

l'« opinion publique », gonglun £f|j, non seulement se tenaient hors des<br />

cercles officiels, mais qu'ils en vinrent à influencer les jurys. On ne publia<br />

même plus les copies des lauréats ou les corrigés officiels, mais uniquement<br />

les copies des candidats recalés ou les dissertations écrites par les<br />

membres des sociétés littéraires, pour leur faire de la publicité. Le livre se<br />

clôt sur l'évocation de ces wenshe 3tft- Au départ petites sociétés locales<br />

comportant des effectifs réduits, elles prennent après 1620 une envergure<br />

nationale, se structurent et deviennent le passage obligé de tout lettré souhaitant<br />

réussir les concours. Chow évoque la Fushe (Société du Renouveau),<br />

dont Atwell et Xie Guozhen avaient déjà démontré que loin de<br />

n'être qu'un simple cénacle littéraire, elle était aussi un think-tank et une<br />

véritable machine à conquérir le pouvoir et à placer ses membres ou sympathisants<br />

dans les hautes sphères.<br />

Il est dommage que l'édition de Publishing, Culture and Power n'ait<br />

pas été à la hauteur de son propos. L'ouvrage fourmille de coquilles, de<br />

transcriptions étranges et de petites erreurs. Il serait pénible d'en donner la<br />

liste exhaustive. L'école de Jingling est appelée tantôt Jinglin, tantôt Jinling<br />

mais rarement Jingling, Yuan Zongdao est mis pour Yuan Zhongdao,<br />

Zhang Zhilie pour Zhang Zilie (dans le titre d'une section qui lui est<br />

464


Comptes rendus<br />

consacrée), etc. On ne s'explique pas plus l'empereur Yongzhen, la province<br />

du Sizhuan, Cha Shenxing (Zha Shenxing), chuangyuan (zhuangyuan),<br />

mianzi f$IBc, le Sigu quanshu, le Yongtong xsioa-pin (Yongchuang<br />

xiaopin), le Zangshu (de Li Zhi) ou le Danyuan conglu •ft§nM$k (dans un<br />

passage où sont évoquées... les erreurs « aussi nombreuses que les feuilles<br />

qui tombent » contenues dans une édition du Fujian !). Chow n'est manifestement<br />

pas un grand ami de la transcription pinyin, mais qu'ont fait les<br />

relecteurs ? Ailleurs, Wang Shizhen des Ming semble être confondu avec<br />

Wang Shizhen des Qing (p. 80) ; Yu Anqi - pourtant pas un inconnu - est<br />

cité sous son zi, qui plus est mal transcrit (p. 139) ; 1619 n'est pas une<br />

année d'examen provincial (p. 218) ; l'ouvrage de Chaffee n'est pas The<br />

Thorny Gâte ofLearning mais The Thorny Gates ... (p. 358), pas plus que<br />

le journal de Yuan Zhongdao n'a pour titre Youju shilu (confusion entre<br />

shi, le plaqueminier, etfei, le stylet de bois), et ainsi de suite. Certains<br />

titres en pinyin ne figurent pas dans le glossaire de caractères et certaines<br />

notes renvoient à des auteurs qui n'apparaissent pas dans la bibliographie.<br />

Mais le plus fâcheux est certainement que l'on doive lire ce livre avec<br />

quatre ou cinq marque-pages : le corps du texte renvoie aux notes, lesquelles<br />

renvoient à la bibliographie, laquelle renvoie à la liste des abréviations,<br />

sans compter les annexes et le glossaire de caractères.<br />

Pour en revenir au fond, on aurait aimé en premier lieu en savoir davantage<br />

sur l'histoire du terme shishang dr^lj. Chow l'emploie comme un<br />

substantif oxymorique («les lettrés à l'esprit marchand», ce qui est<br />

d'ailleurs contraire à la syntaxe, laquelle imposerait de traduire par « marchand<br />

lettré »). Ce faisant, il en fait un néologisme, car les textes Ming<br />

emploient clairement shishang comme une juxtaposition signifiant « les<br />

lettrés et les marchands », par exemple dans les titres de ces livres<br />

d'itinéraires que sont le Shishang leiyao et le Shishang yaolan. Yu Yingshi,<br />

dont on connaît les travaux sur l'apparition d'un nouvel esprit marchand<br />

aux XVI e -XVII e siècles 4 , fait de même. Le terme shishang ne figure<br />

d'ailleurs dans aucun dictionnaire... Cette manipulation sémantique n'est<br />

pas étrangère au fait que la définition de shishang est problématique : à<br />

partir de quand n'est-on plus un shi, ni un shang, mais un shishang ? Faut-<br />

465


Comptes rendus<br />

il considérer comme tel tout lettré obligé de vivre de ses écrits ? Dans ce<br />

cas, le shishang n'est-il tout bonnement qu'un lettré qui n'a pas encore<br />

réussi les examens (cf. les tableaux donnant l'âge moyen plutôt élevé<br />

d'obtention des diplômes par les shishang, p. 200-201) ? Quelle différence<br />

dans ce cas entre shishang culture et shengyuan culture ? Ayant lui-même<br />

inventé le substantif shishang (s'il fallait à tout prix inventer un terme,<br />

shangshi eût été mieux), Chow se trouve obligé de reconnaître que shishang<br />

définit davantage un « mode de fonctionnement » - d'ailleurs transitoire<br />

dans la carrière d'un lettré - qu'un statut. « Mode de fonctionnement<br />

» permet de retomber sur ses pieds : on est bien en présence d'une<br />

sociologie, d'une culture, et c'est bien là le propos du livre.<br />

Deuxièmement, si l'emploi de concepts des sciences sociales occidentales<br />

permet de renouveler et de théoriser la réflexion, il présente<br />

l'inconvénient de l'anachronisme : nos lettrés des Ming semblent parfois<br />

bien loin de termes comme semantic field, paratext, circuit of communication<br />

(notion empruntée à Darnton) et autres misonymity (néologisme fabriqué<br />

pour désigner un faux auteur). Plus généralement, même si elle ne sert<br />

que de support, la référence à Bourdieu et au « champ de production culturelle<br />

», à Genette et au « paratexte » et à Certeau et à l'autonomie du lecteur,<br />

paraît forcée ou en tout cas un peu lourde. Il est vrai que les sinologues<br />

américains - et plus largement les tenants des cultural studies - citent<br />

aujourd'hui presque systématiquement dans leurs travaux les représentants<br />

de la « French Theory ». Mais la théorie des « champs », le schéma dominant<br />

/ dominé ou la sémiotique structuraliste ont-ils un sens dans la Chine<br />

de la fin des Ming ? Bourdieu, Genette ou Certeau ne peuvent être utilisés<br />

qu'avec parcimonie, et avec le risque d'être déformés. « No theoretical<br />

works of thèse scholars are accepted in their entirety, much less as universals<br />

models for the study of practice », est-il prudemment annoncé<br />

d'emblée (p. 11). Sage précaution d'historien...<br />

C'est avec raison, en revanche, que l'auteur réfute, et il n'est pas le<br />

premier, ceux des historiens occidentaux du livre qui, évoquant le cas de la<br />

Chine, ont considéré que la xylographie, pour grossir le trait, « ne compte<br />

pas » et que la Chine en serait restée à un stade technologique infantile<br />

dans le domaine de l'imprimerie. Il leur oppose la flexibilité et la simplici-<br />

466


Comptes rendus<br />

té du processus xylographique, le coût élevé de l'impression par caractères<br />

mobiles et la nécessité de prendre en compte, dans toute histoire comparative<br />

de l'imprimerie, les contextes socio-politiques et intellectuels (p. 7-10,<br />

p. 57-59, p. 70-71, p. 246-253). À la limite, et sans même revenir sur les<br />

thèses sinocentristes d'une transmission de la xylographie de la Chine à<br />

l'Occident, on pourrait par provocation inverser les termes de la question<br />

« pourquoi la typographie a-t-elle (relativement) échoué en Chine ? » et<br />

s'interroger un jour sur les raisons de l'échec (relatif) de la xylographie en<br />

Europe.<br />

Le chapitre sur les commentaires du Canon présentait un risque :<br />

trop s'étendre sur les « paratextes » (les fanli, la présentation, les titres,<br />

etc.) et négliger les textes mêmes des commentaires. Le lecteur comprend<br />

vite que le paratexte permettait aux auteurs d'exposer leur originalité,<br />

voire de critiquer l'idéologie officielle. Mais il attend aussi de savoir en<br />

quoi les « nouvelles doctrines » {xinyi fjfjli. xinshuo §f|ft) étaient un coup<br />

porté à l'orthodoxie Cheng-Zhu. Sur ce point, Chow dont l'optique n'était<br />

pas d'entrer dans le détail de la glose se contente de quelques exemples<br />

bien choisis. Il en va un peu de même du chapitre final : pour bien<br />

comprendre la nature des débats littéraires de la fin des Ming, il eût été<br />

nécessaire de revenir aux courants littéraires qui étaient apparus depuis le<br />

début de la dynastie. Démêler les tenants et les aboutissants de ces<br />

« querelles d'Anciens et de Modernes » (A. Lévy) suppose une érudition<br />

phénoménale, ce qui explique sans doute le peu d'attention que les<br />

sinologues occidentaux y ont jusqu'à présent prêté. On sent Chow quelque<br />

peu entre deux chaises lorsqu'il fait un historique assez plat de ces débats.<br />

Il ne peut en faire l'économie, mais ne s'y attarde pas. Là encore, il est<br />

vrai, son but n'était pas d'exposer l'histoire des théories littéraires sous les<br />

Ming mais plutôt de montrer en quoi ceux qui animent le débat littéraire à<br />

la fin des Ming ne sont pas les mêmes que ceux qui le faisaient jusque-là,<br />

et s'y prennent autrement.<br />

Publishing, Culture and Power in Early Modem China apporte un<br />

précieux éclairage sur le monde lettré de la fin des Ming, dénouant les<br />

liens complexes entre lettrés recalés aux examens, critiquescommentateurs,<br />

imprimeurs, éditeurs, autant de catégories qui, loin d'être<br />

467


Comptes rendus<br />

cloisonnées, se chevauchaient, collaboraient et rivalisaient. L'ouvrage<br />

montre, s'il en était encore besoin, que les examens ont été l'une des principales<br />

« vaches à lait » de l'édition commerciale, ce que déploraient<br />

d'ailleurs les lettrés orthodoxes : « Aujourd'hui, on ne lit plus que pour<br />

réussir les concours », dit Xie Zhaozhe 5 ; et l'on ne peut s'empêcher de<br />

mentionner Gu Yanwu, pour qui les anthologies de dissertations étaient le<br />

symbole même d'un bachotage mécanique qui déformait complètement<br />

l'esprit du « recrutement des talents ». Plus largement, le thème de la<br />

mercantilisation de l'écrit (la «capitalisation de l'esprit», a dit Georg<br />

Lukâcs à propos de la « littérature industrielle » du XIX e siècle français)<br />

me semble être à retenir : à cet égard, Chow n'est pas loin de mettre au<br />

jour des transformations similaires à celles qui se produisent au même<br />

moment sur le marché de l'art, et qu'ont mis en relief les travaux de Chinas<br />

dans un contexte de réappréciation des valeurs marchandes. Enfin, il<br />

est fascinant de voir surgir, en une ou deux générations, et grâce au développement<br />

du livre, tout un monde - critiques, écrivains professionnels,<br />

lettrés sans titres - qu'on associe peut-être trop souvent aux seuls Qing. De<br />

voir apparaître, aussi, la critique littéraire et philologique, même si on est<br />

encore loin du kaozhengxue (cf. p. 181-182).<br />

Représentatif du regain d'intérêt des sinologues américains depuis<br />

dix ans pour l'histoire du livre et de l'édition et, dans une moindre mesure,<br />

pour celle des examens, l'ouvrage de Chow Kai-wing est<br />

incontestablement à ranger dans ce que les cultural studies peuvent<br />

produire de meilleur. Chow prouve que le livre est une riche grille de<br />

lecture pour tout chercheur qui travaille sur les milieux lettrés de la fin des<br />

Ming. On est impatient de lire la suite : Printing and Shishang Culture in<br />

Early Modem China, à paraître.<br />

1 Page 86 dans la traduction française republiée par Desclée de Brouwer (1978),<br />

et page 31 du volume II des Fonti Ricciane (1942-1949).<br />

2 L'authentifîcation des écrits n'intéresse guère Chow. Ce qui l'intéresse<br />

davantage, c'est le fait même que les éditeurs publient des livres en y mettant le<br />

nom d'un lettré qui n'en est pas l'auteur mais qui fait vendre.<br />

3 Chow aurait pu ici relever un point d'histoire politique : la condamnation virulente<br />

des idées bouddhisantes « contaminant » les copies d'examen (voir par<br />

468


Comptes rendus<br />

exemple le mémoire du ministre des rites Feng Qi que cite Gu Yanwu dans le<br />

Rizhilu, j. 18), au tout début du XVII e siècle, s'inscrivit dans la campagne antibouddhique<br />

de grande ampleur qui culmina avec l'arrestation de Li Zhi (1602),<br />

puis celle du bonze Zhenke lors de l'affaire de l'écrit maléfique (1603).<br />

4 Yu Tingshi wenji 7&?ïB#>tlll, vol. 3 (Rujia lunli yu shangren jingshen WiÊfôSi^fëjÀffiW),<br />

Guilin : Guangxi shifan daxue chubanshe, 2004.<br />

5 WuzazuJ. 13/9b.<br />

Jérôme Kerlouégan<br />

EHESS<br />

Lynn A. Struve (éd.), The Qing Formation in World-Historical Time,<br />

Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press (Harvard East<br />

Asian Monographs 234), 2004. xiv-412 pages<br />

Lynn A. Struve (éd.), Time, Temporality, and Impérial Transition. East<br />

Asia from Ming to Qing. Honolulu : Association for Asian Studies and<br />

University of Hawai'i Press (Asian Interactions and Comparisons), 2005.<br />

x-300 pages<br />

Nicola di Cosmo, Dalizhabu Bao, Manchu-Mongol Relations on the Eve<br />

of the Qing Conquest. A Documentary History, Leiden, Boston : Brill<br />

(Brill's Inner Asian Library 1), 2003. xiii-246 pages<br />

As is often the case with a collection of essays grown out of a conférence<br />

with a common thème, when you start to read them, they tend to fall apart.<br />

Sometimes lip service is offered to the overall design, in the case of Qing<br />

Formation to the attempt to move Early and Middle Qing - and perhaps<br />

also the second half of Ming - into the folds of Eurasian and (early modem)<br />

world history, but very soon the contributors enter into their spécial<br />

field of interest. Though the contributions in the second volume, Time,<br />

Temporality, and Impérial Transition, seem to be still more disparate at a<br />

first glance, they make much more cohérent reading proving, I think, the<br />

existence of différent synchronie temporalities mostly in early Qing China<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

including Korea (Kim Haboush) and once expanding into late Qing and<br />

early Republican China (Zhao Shiyu and Du Zhengzhen). Actually this<br />

volume contains another batch of articles from the same conférence "The<br />

Qing Formation in World and Chinese Time" held at Bloomington in June<br />

of 1999. The third volume on Manchu-Mongol Relations is of a more<br />

conventional type being an annotated translation of not yet known Mongol<br />

language documents from about 1625 up to 1643. It is not connected with<br />

the above-mentioned conférence and seems to make dry reading at first,<br />

but then it helps to support the Eurasian and Mongol aspects of the two<br />

other volumes, and so, in some way, it belongs.<br />

Let me start with the last contribution in the volume Qing Formation,<br />

the editor's own essay on "Chimerical Early Modernity: The Case of<br />

'Conquest Génération' Memoirs". It is a very highbrow pièce on<br />

autobiographical and memoir-writing in Ming and Qing China on an<br />

obviously very high theoretical level, where thèse literary genres are<br />

compared with similar genres in western culture, a quite legitimate way to<br />

integrate éléments of Chinese history into world history. For the lowbrow<br />

sinologist, perhaps only familiar with the later so influential Yangzhou<br />

shiri ji 8§'JfH""BfH, this essay is a very rich spring of information on a<br />

spécial type of sources, reflecting the expériences of the conquered during<br />

approximately three générations. This information is supplemented by<br />

cautious remarks on the validity of such material as a historical source.<br />

Enlightening to me was the discussion of why seventeenth-century China<br />

experienced a boost in memoir-writing. To the very common explanation<br />

that times of déviation may further such writings anywhere and at any time<br />

period, a quite convincing attempt is made to pick out the spécial Chinese<br />

characteristics of the late Ming and early Qing, among others the keeping<br />

of moral "ledgers" and self-cultivating journals, en vogue especially<br />

during the Buddhist revival in the seventeenth century (see C. Brokaw,<br />

The Ledgers of Merit and Demerit, 1991), and the préoccupation of the<br />

Chinese élite with "superfluous [material] things" during the same period<br />

(see C. Clunas, Superfluous Things, 1991), in some way similar to<br />

European baroque curiosity somewhat later.<br />

470


Comptes rendus<br />

Most of the other contributions, especially in part I, seem nearer to<br />

the subject of world-historical time. The volume starts with Peter C.<br />

Perdue, "The Qing Empire in Eurasian Time and Space: Lessons from the<br />

Galdan Campaigns". Following a longish discussion on history writing<br />

Perdue unrolls once more the story of the Galdan campaigns in a very<br />

informative and sensible fashion. Partly new and sometimes thoughtprovoking<br />

is the second part of his article with the sub-captions "Inscribing<br />

the Campaigns into History", "Later Retellings" and "China in World<br />

History", which is based on a quite close reading of the near-contemporary<br />

sources, especially the Qinzheng pingding Shuomo fangliie §^}È 2 F-'mMM<br />

^B§, later Chinese/Qing historiography as the shilu and Wei Yuan's<br />

Shengwuji Hj^fB, and twentieth-century Chinese historiography.<br />

Two more contributions are concerned with Central Asia, the ones<br />

by James A. Millward, "The Qing Formation, the Mongol Legacy, and the<br />

'End of History' in Early Modem Central Eurasia" and by Nicola di<br />

Cosmo, "Did Guns Matter? Firearms and the Qing Formation". The first<br />

concludes that the most successful of the "nomadic" steppe empires,<br />

though surely less "steppe" than most of their forerunners, claiming a<br />

Chinggisid tradition, the Qing, conjointly with Russia, ended the process<br />

of Eurasian empire building. Perhaps it would be helpful to read in addition<br />

Guy G. Imart's in things Chinese rather sloppily done, but in most<br />

other aspects stimulating short study The Limits ofInner Asia: Some soulsearching<br />

on new borders for an old frontier-land, Bloomington, 1987.<br />

The second concentrâtes in a very sober and convincing way on the importance<br />

of military technology and the transmission of firearms from the<br />

west including the Ottoman Empire. John E. Wills, Jr. in his "Contingent<br />

Connections: Fujian, the Empire, and the Early Modem World" chooses<br />

another, mostly régional approach, how once flourishing Fujian province<br />

since mid-Ming became a kind of political backwater, eut off, partly voluntarily,<br />

from communicating with the centre of power and unable to<br />

convey to the centre the growing pressure exerted by the western maritime<br />

powers leading up to the Opium War in 1839. This ends the first part of<br />

the volume, called "Sitings in Eurasian Time".<br />

471


Comptes rendus<br />

The second part "Was the Early Qing 'Early Modem'?" ventures on<br />

a much vaguer field of research. Evelyn S. Rawski's "The Qing Formation<br />

and the Early-Modern Period" is rather an introductory essay on the économie,<br />

territorial, administrative, and cultural consolidation required by<br />

alien rule during the early Qing opening venues for possible research on<br />

how modem early Qing may hâve been.<br />

The most theoretical article is surely the one by the only nonsinologist<br />

in the volume, Jack A. Goldstone's "Neither Late Impérial nor<br />

Early Modem: Efflorescences and the Qing Formation in World History".<br />

Goldstone analyzes the différent connotations of terms like "late impérial",<br />

"early modem" and others. He compares the "golden âge" of early to<br />

middle Qing with other periods of Chinese history, with golden-age<br />

Holland, the high Middle Ages in Europe, and eighteenm-century England.<br />

And he concludes that Qing China was "late premodem, but in the best,<br />

most advanced sensé of that term", but it was not early modem, as it did<br />

not create the prerequisites and conditions for modem économie growth.<br />

In my opinion the most exciting article of the volume is the one by<br />

Jonathan Hay "The Diachronics of Early Qing Visual and Material Culture".<br />

He too begins with a longish theoretical introduction on whether<br />

there exist means to define a historical period as modem or belated. After<br />

first stressing the importance of the point of departure both in space and<br />

time of historiography, he takes recourse to a very sensible and probable<br />

concept ail too often overlooked, namely that developments in différent<br />

fields in one and the same society may work diachronically as indicated<br />

already by his chosen title. His examples are first taken from palatial architecture,<br />

where he shows how the early Qing, especially the Kangxi<br />

emperor created multiple centres of power required by the necessity to<br />

address the Manchus, the Mongols and Tibetans and the Han in a greater<br />

multi-faceted / multi-ethnic empire. Then he goes on to Jingdezhen porcelain,<br />

showing in which way décorative design changed from a very often<br />

multi-layered symbolism during the Ming to almost nonsensical décors<br />

starting around 1680, and men that at the end of the seventeenth century<br />

Jingdezhen potters became more preoccupied with the possibilities of<br />

technology than with design. His last example is painting, in which he<br />

472


Comptes rendus<br />

substantiates a change of consciousness from being a "literati painter" to<br />

being an "artist" since late Ming, with ail the traits of subjectivity and<br />

individualism this différent understanding of one's rôle in society implied.<br />

As painting and the attitude towards it was at the same time rooted in older<br />

Chinese traditions, painting in early Qing can serve as an example of<br />

belatedness.<br />

Lynn A. Struve in her "Introduction" not only skilfully tries to join<br />

the différent articles, but also extends both the questions that should be<br />

asked additionally basing herself on the régimes formulated by Fred Spier<br />

(1996) and the comparative approach to include Japan. This introduction<br />

helps very much to reconcile the reader with a certain lack of cohérence in<br />

the whole volume and some omissions.<br />

As far as I am concerned, I would say that I got new insights through<br />

the article by Jonathan Hay, put down the book better informed by the one<br />

by Lynn A. Struve, and found myself provoked to some rethinking by<br />

almost ail of them.<br />

Though the second volume of this same conférence is divided into<br />

three parts even, "Manchu and Han Historical Consciousness in Flux",<br />

"Temporalities of National Subjugation and Résistance" and "Alterities in<br />

Folk Culture and the Symbolics of Calender Time", ail six articles seem to<br />

me to be much more related to each other and without exception they<br />

make extremely exciting reading for the gênerai sinologist at least. They<br />

tend to show how différent calendrical computations, time séquences or<br />

historical periods could be made use of alongside each other and could<br />

serve spécial purposes in a seemingly homogeneous and contemporaneous<br />

Chinese and even East Asian world. They seem so much nearer to life.<br />

And, almost without exception they are very well-documented, blending<br />

philological and historical research with fascinating ideas, granting new<br />

insights into the workings of a prépondérant Chinese world, where<br />

divergent ethnie or social groups try to reassure themselves and find their<br />

place by manipulating time in their own interest.<br />

Starting with the top of Qing society, Mark Elliott not only describes<br />

the rather well-known gênerai attempt of the Manchus to refer for their<br />

own légitimation to the earlier alien dynasties and to regard them as an<br />

473


Comptes rendus<br />

intégral part of Chinese impérial history, he also traces close to the sources<br />

the change in the évaluation of the earlier alien dynasties and their use for<br />

non-Chinese empirebuilding from Nurhaci to Hong Taiji - in a way until<br />

now not realized, by me at least. After mis article by Elliott, I am sure, we<br />

hâve to be still more careful in appraising the true degree of Chineseness<br />

or Manchuness of the Qing.<br />

Roger Des Forges looks at how the élite of the Central Plain coped<br />

with the Qing conquest. For them the Yuan pattern, the change from Song<br />

to Yuan, could not, in most cases, be acceptable. So, they delved deeper<br />

into Chinese history, to the Tang, the Han, and to Zhou to find other<br />

precedences and analogies which might facilitate reconciliation between<br />

the conquered and the conquerors.<br />

JaHyun Kim Haboush and Johan Elverskog try to tackle the same<br />

problem of accommodation from the fringes of the proper Chinese world,<br />

from the Korean and Mongol point of view. Kim Haboush enlarges with<br />

new évidence and enlightening insights our knowledge of the Korean<br />

attitude towards the Qing and the Koreans' rôle as lantern bearers of a<br />

genuine Chinese (Ming) orthodox tradition, while Elverskog shows how<br />

the Mongols as junior partners of the Manchus tried to keep up a Mongol<br />

tradition and time keeping, while being pushed more and more into a<br />

Tibetan Buddhist time scale under the Qing. His seems to me an important<br />

contribution. It makes us realize once more that the Mongol world was not<br />

a monolithic one and mat its move into the Manchu fold was slow and by<br />

many byways. Especially in connection with Elverskog's article - but also<br />

with the Eurasian part of Qing Formation - di Cosmo's and Dalizhabu<br />

Bao's volume can be used to advantage. Its very direct approach to history<br />

by presenting documents in mil with sparing annotations and a short interprétative<br />

introductory essay revives the early graduai incorporation into<br />

the nascent Manchu state accompanied by ever new irritations on the part<br />

of the Mongols in the period before the décisive defeat of the Caqar. If we<br />

look at the Mongol tribute missions and their présents we can use them to<br />

prove, how economically globalized the Mongol tribes were at that time.<br />

We can use the letters to find out about how - if at ail - they were dated,<br />

about the nuances in the use of the language, or from their content and<br />

474


Comptes rendus<br />

their senders about the social organization of the tribes, for example the<br />

recurring political importance of women in steppe societies. It is only a<br />

pity that, like many publications from Brill in récent years, this volume is<br />

pestered by too many misprints, both in the transliterated texts and in the<br />

English translations and annotations.<br />

The two last contributions again make very enjoyable reading,<br />

Eugenio Menegon's to show us how it was possible, though difficult, for<br />

Christians in seventeenth-century Fujan to reconcile Chinese and Christian<br />

concepts of world and time, Zhao Shiyu's and Du Zhengzhen's to make us<br />

understand the ramifications of a local cuit and the ways how to conceal<br />

its historical implications with the Ming Chongzhen emperor.<br />

In ail, I am sure, the two volumes edited by Lynn A. Struve belong<br />

to that not too fréquent species of conférence volumes, published in the<br />

United States since the late fifties of the last century, which are really<br />

séminal in character and will induce new and innovative research. Nicola<br />

di Cosmo's and Dalizhabu Bao's book on the other hand should be welcomed<br />

as an additional brick to a rather new scholarly field ail too long<br />

neglected. Therefore, in my view, ail three volumes are a very welcome<br />

addition to the ever growing literature on Chinese and East and Central<br />

Asian history, and they are one more step to make research on this région<br />

compatible with, for example, historical scholarship on Europe. To use the<br />

language of hôtel and restaurant guides, they are ail highly recommendable.<br />

475<br />

Erling von Mende<br />

Freie Universitàt Berlin


Comptes rendus<br />

Jacques Gernet, La Raison des choses. Essai sur la philosophie de Wang<br />

Fuzhi (1619-1692), Paris : Gallimard (Bibliothèque de Philosophie), 2005.<br />

436 pages<br />

This is a very important book. And there is much more to it than its subtitle<br />

would seem to indicate. Certainly, we hâve hère a truly remarkable<br />

présentation of the philosophy of Wang Fuzhi, which the author modestly<br />

describes as an 'essay', but which is, in fact, a very substantial study and<br />

undoubtedly the best pièce of work to appear so far in a western language<br />

on this major seventeenth-century Chinese philosopher. In addition,<br />

however, in situating Wang in the overall context of Chinese intellectual<br />

history in a way that is compréhensible to any intelligent western reader,<br />

Jacques Gernet provides that reader with what amounts to an admirably<br />

cogent and cohérent introduction to the Chinese philosophical tradition as<br />

a whole. The resuit is a rare bridge between Chinese and European<br />

philosophical culture.<br />

Gernet has long argued against approaching Chinese culture,<br />

including history, art and religion as well as philosophy, as though it were<br />

based on the same prémisses as European culture. In this study too he<br />

draws attention to the fondamental différences between Hellenic-based<br />

philosophy and Chinese Systems of thought, which many western scholars<br />

hâve refused to dignify with the name 'philosophy'. He singles out key<br />

areas where there is a crucial différence, illuminating his discussion with a<br />

distillation of his cross-cultural érudition. The resuit is always limpidly<br />

clear and eminently readable. (Reading Gernet one inevitably remembers<br />

Boileau's famous dictum : "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et<br />

les mots pour le dire viennent aisément.")<br />

This is no mean feat, considering that when discussing Chinese philosophy<br />

in any language even the best sinologues (even Demiéville, even<br />

Graham) hâve always found themselves to some extent constrained by the<br />

sort of code to which one is reduced when translating Chinese philosophical<br />

terminology. As Gernet himself remarks, "plus que d'autres, les termes<br />

auxquels la tradition chinoise a donné une signification philosophique<br />

posent des questions redoutables." A given Chinese term invariably carries<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

in its wake various connotations that are quite différent from those of the<br />

closest équivalent western term chosen to translate it. Gernet cites two<br />

examples : zhi ff, translatée! 'substance' and tian ^, translated 'ciel'<br />

(heaven). The former, as Gernet points out, referring as it does to the composition<br />

resulting from the combinations of invisible yin and yang energy,<br />

is entirely différent from the western meaning of the term, while the latter<br />

may also frequently be rendered 'Nature' and retains of course in Chinese<br />

its connotation 'sky'. The translation of another key term such as li ïg may<br />

présent further problems. Rendered by Gernet as 'principe d'organisation'<br />

and 'pouvoir d'organisation' in his discussion of Wang Fuzhi's philosophy<br />

and that of his Song predecessor, Zhang Zai (1020-1076), where it refers<br />

to the principle that gives structure and organization to the invisible combinations<br />

of yin and yang energy in which it necessarily inheres, indeed is<br />

immanent, it was also (as Gernet notes) interpreted as a transcendent idéal<br />

principle by the majority of Neo-Confucian thinkers due to the dominance<br />

of the Cheng-Zhu school and Zhu Xi (1130-1200), who, influenced by<br />

Buddhism, tended to equate it with the Absolute. Given the confusion that<br />

ail too often results from translating such philosophical terminology, some<br />

scholars hâve preferred to work with romanized transcriptions of the terms,<br />

but this, particularly when dealing with Song Neo-Confucianists, can<br />

produce discourse that resembles algebra.<br />

It must be emphasized that Gernet's translations overcome thèse difficulties<br />

admirably. Indeed, one of the great merits of this book is the<br />

extensive body of translations from Wang Fuzhi's original Chinese. Thèse<br />

translations cover the whole of the enormous corpus of Wang's writings<br />

(over ten thousand pages in the latest édition, the Chuanshan quanshu $6<br />

U-lèllf), hardly any of which hâve been translated into any western language.<br />

Moreover, Gernet présents his translations in such a way as to<br />

allow Wang to speak for himself. He makes Wang speak directly to the<br />

reader through the judicious juxtaposition of passages in which Wang<br />

exposes his thought. Thèse passages, accompanied by the original texts in<br />

Chinese for the benefit of sinologues, are culled from the many commentaries<br />

Wang wrote on a variety of différent classical and traditional texts.<br />

477


Comptes rendus<br />

The resuit is the fruit of Gernet's wide and perspicacious reading of the<br />

Chuanshan quanshu. It need hardly be added that thèse translations are the<br />

tip of the iceberg of reading that must hâve preceded their sélection.<br />

Wang's philosophy found expression primarily through his commentaries<br />

on the classics and on the work of his acknowledged Song-dynasty<br />

'maître', Zhang Zai. He rarely composed anything (philosophical or otherwise)<br />

under his own name. Gernet's translations, invariably accurate and<br />

eminently readable, would merit publication independently as an anthology<br />

of Wang's thought. His achievement is ail the more remarkable when<br />

one considers that Wang's style of writing is such mat even erudite native<br />

Chinese scholars often struggle to translate certain passages into modem<br />

Chinese.<br />

Gernet also demonstrates how European and Chinese philosophical<br />

traditions hâve been influenced by the particularities of their linguistic<br />

structures, including linguistic catégories, with Greek and Latin favouring,<br />

for example, the use of abstract nouns in a way foreign to the Chinese<br />

language. This led to a concern with abstract notions, including those of<br />

being, and eternal truths that contrasts with the Chinese prédilection for<br />

the concrète and what is relatively and transiently true in a constantly<br />

changing world. Hère, of course, as Gernet emphasises, the Chinese<br />

combinatory tradition encapsulated in the Book of Changes, or Zhouyi,<br />

differs radically from Greek reasoning and linguistic logic, not only in its<br />

emphasis on change but in its association of opposite terms such as high<br />

and low, big and small, interior and exterior as complementary 'couples'<br />

(dui fif), rather than mutually exclusive contradictions. Gernet further<br />

links the importance the Chinese attached to the Changes to their<br />

propensity for interpreting graphie signs as natural symbols that provided<br />

an essential guide to the shifting factors of time and space in the real world.<br />

A real world that, as Gernet points out, is much closer than either Greek or<br />

earlier European visions to F. Jacob's description of today's physical<br />

universe as "un monde de relativité et d'incertitude [...] ou matière et<br />

force ne représentent que deux aspects d'une même chose."<br />

In the course of this book, Gernet pinpoints other areas where the<br />

Chinese and European philosophical traditions are fundamentally at vari-<br />

478


Comptes rendus<br />

ance, but the main focus of his study is the philosophy of Wang Fuzhi.<br />

And, as he déclares at the outset, it is necessary to replace Wang in the<br />

context not only of the Chinese philosophical tradition but also of his life<br />

and times in order to understand what he wrote.<br />

In an introductory chapter, the author explains that Wang lived at a<br />

time of national disaster, which saw the fall of the Ming dynasty and the<br />

subséquent Manchu invasion of his native land, after décades of social and<br />

political turmoil and popular uprisings. (It was also a period of intellectual<br />

ferment that has been compared to the European Enlightenment.) It was<br />

against this background that Wang, fierce patriot, Ming loyalist and<br />

committed Confucian, withdrew into a life of secluded study after a brief<br />

and almost fatal participation in the anti-Manchu résistance of one of the<br />

surviving impérial Ming princes. In hiding in the hills of his native Hunan,<br />

in constant danger due to his refusai to accept the new régime and his<br />

vituperative anti-Manchu writings (too extrême to publish in his lifetime,<br />

they were aimed primarily at posterity), he was spurred on in ail his<br />

endeavours by an obsessive désire to understand how such a tragedy could<br />

hâve overtaken Chinese civilization. He devoted himself to the study of<br />

history, evolved his own philosophical System, continued dreaming of a<br />

Chinese restoration, and wrote, and wrote and wrote.<br />

Although, as Gernet warns the reader, one should not take Wang<br />

Fuzhi for the représentative of some timeless Chinese philosophy<br />

(especially given the emphasis he placed on the particular factors of time<br />

and place, times and circumstances), one may nonetheless see in him the<br />

ultimate exponent of a certain philosophical tradition that, as Gernet<br />

demonstrates, can be traced back through Zhang Zai to the kind of very<br />

early Chinese thought expressed in the Zhouyi.<br />

Gernet's dense 400 pages carefully expound, analyze and discuss<br />

Wang's thought and its place in the Chinese philosophical tradition, while<br />

emphasizing that in order to understand either one must be prepared to<br />

accept that one is confronted with an entirely différent - but equally valid<br />

- conception of the world from the normal western one. As Gernet puts it,<br />

"on est dans un autre univers mental que celui auquel nos modes de pensée<br />

nous ont habitués". Rather than attempt to résume the whole of his account<br />

479


Comptes rendus<br />

of Wang's philosophy, it is perhaps préférable to indicate some aspects of<br />

Wang's mental universe that hâve hitherto either escaped the attention of<br />

other scholars or been insufficiently studied, but which, as Gernet demonstrates,<br />

are of fundamental importance.<br />

In the fïrst place, one should certainly bear in mind the significance<br />

of Wang's refusai to consider language as more than an artificial and<br />

inadéquate tool for dealing with the complexities of the real world. His<br />

remarks on Confucius' famous statement "Je voudrais ne plus parler...<br />

Est-ce que le Ciel parle ?" are quoted in the section where Gernet<br />

élaborâtes on the Chinese préférence for an interprétation of the world<br />

through graphie signs and their inter-relationships in time and space, as in<br />

the symbols of the Zhouyi. Of course, Wang was by no means alone in this.<br />

Confucius apart, one finds variations on the same thème across the whole<br />

spectrum of Chinese philosophy. Wang's debt to his Song predecessor,<br />

Zhang Zai, in his studies of the Zhouyi, is clear. And another Song-dynasty<br />

thinker, Zhou Dunyi (1017-1073), exerted considérable influence through<br />

his diagram of the Taiji ;fc|H or Suprême Ultimate, originally a circle<br />

representing the universe in its yin and yang aspects, but which Wang<br />

interpreted as a sphère full of yin and yang energy. Although the place of<br />

the Zhouyi and Zhang Zai in Wang's thought has long been recognized,<br />

Gernet's analysis intégrâtes this in the larger context of a Chinese tradition<br />

in a way that is exceptionally illuminating.<br />

Two terms that recur in Gernet's study are 'Nature' and 'artifice'.<br />

This is not surprising. Wang, like most Chinese thinkers, was concerned to<br />

understand Nature (in the broadest sensé of the term, including the human<br />

world), to fïnd ways of cooperating with its complex and mysterious<br />

movements. (No notion hère of mastering Nature or conquering it, in the<br />

western sensé). Language, as we hâve seen, came into the category of<br />

what was artificial. Nevertheless, Wang insists on man's position as an<br />

intégral élément in the structure of the universe. This together with his<br />

concept of human nature as something which grew and evolved through<br />

human life, and his théories concerning universal change and human history<br />

led him to adopt a dynamic and realistic attitude towards the problems<br />

of his day. In this respect, as Gernet emphasizes, Wang, and Chinese<br />

480


Comptes rendus<br />

thinkers in gênerai, differ from the Greeks for whom the mental séparation<br />

of man from Nature was intrinsically linked to their enterprise of rational<br />

thinking. In Wang's case, as he writes in the Zhouyi waizhuan MH^f-fll.<br />

"Man's relationship to the universe is that of its great compléter [...] That<br />

which happens spontaneously is [due to] heaven. The one who controls<br />

[events] is man." Asserting (in the Shangshu yin yi fë^^} [#|) that "The<br />

whole of our existence is nothing but a question of time and prevailing<br />

conditions" (Gernet, p. 296 : "Tout, sous le ciel, n'est en effet que moment<br />

opportun et force des choses"), Wang argues that the problem is to assess<br />

the various forces at work in a given place at a given time in order to do<br />

what is proper in a given situation. The Zhouyi codifies the patterns of<br />

universal change, and is thus to be studied as a "révélation of the Way of<br />

heaven." Man's task is, as Gernet puts it, to know how to "profiter des<br />

moments favorables et se conformer à la force des choses."<br />

In the above one may certainly regard Wang as bringing together the<br />

threads of a philosophical reaching back through Zhang Zai to the Zhouyi<br />

and ancient times. Other aspects of his thought were perhaps at least partly<br />

influenced by his personal expérience and situation. His théories concerning<br />

the necessity to maintain barriers between Chinese and barbarian peoples<br />

(which seem sometimes uncomfortably close to apartheid), even<br />

reinforced by arguments based on geographical and climactic factors and a<br />

justification in terms of Confucian morality (which goes so far as to link<br />

barbarians and merchants as intrinsically inferior human catégories), were<br />

surely a response to his own and China's seventeenth-century predicament.<br />

In the fïrst sentence of the first chapter of his book, Gernet writes<br />

"Ce chapitre pose des questions qui dépassent le cas particulier de Wang<br />

Fuzhi." In fact, one may say that this is a fîtting description of the whole<br />

work. It is an excellent exposition of Wang's philosophy, but it is much<br />

more. It constitutes a fine introduction to Chinese philosophy as a whole.<br />

481<br />

Ian McMorran<br />

Université Paris VII-Denis Diderot


Comptes rendus<br />

Janet M. Theiss, Disgraceful Matters. The Politics of Chastity in Eighteenth-Century<br />

China. Berkeley, Los Angeles, London : University of<br />

California Press, 2004. xi-281 pages<br />

No topic in Chinese women's history has received more scholarly<br />

attention than the cuit of chastity and its female martyrs. Intellectuals of<br />

the May Fourth era labeled the social pressure on widows not to remarry a<br />

key élément in women's oppression, a product of the oppressive<br />

patriarchal family system. That the cuit ail too often led to women<br />

committing suicide was taken as évidence that it was psychologically<br />

unhealthy, a perversion brought about by neo-Confucian puritanism. In the<br />

last three décades, with the rise of women's history, a more nuanced<br />

picture has emerged, as scholars hâve linked the cuit of chastity to<br />

éléments in the social, économie, and political order other than philosophy<br />

and family structure. The honors the state bestowed on chastity heroines<br />

attracted the attention of Mark Elvin, who in 1984 traced the growth and<br />

élaboration of the state reward system from Song to Qing times. Jennifer<br />

Holmgren shifted attention to the conséquences for family property of<br />

widows remaining with their husbands' families, a lead taken up by<br />

Bettine Birge, who investigated the reasons for shifts in the law governing<br />

disposition of property after a husband's death. The enormous corpus of<br />

brief accounts of chastity heroines and martyrs in Ming times hâve been<br />

studied to rather différent effect by T'ien Ju-k'ang and Katherine Carlitz.<br />

Where T'ien saw évidence of men's status anxieties, Carlitz discovered<br />

men's voyeuristic pleasure in accounts of suffering women. Recently<br />

Matthew Sommer has shown that laws on illicit sex drew from and helped<br />

shape the cuit of chastity in Qing times.<br />

Janet Theiss, in her book Disgraceful Matters, goes beyond earlier<br />

scholarship in several important ways. Like Elvin, her primary concern is<br />

with the ways the state impinged on moral thinking and behavior. Toward<br />

that end she examines pronouncements contained in central government<br />

documents, rewards set up by the state, and the rulings of officiais in<br />

criminal cases. She explores in considérable depth the impérial statecraft<br />

goals that underlay edicts issued by the Yongzheng and Qianlong emper-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

ors on female chastity. She sees the chastity cuit as a central part of their<br />

"civilizing project" and quotes Qianlong as chiding officiais for not recognizing<br />

the evil caused by illicit sex and not probing deeply enough to<br />

uncover the multitude of cases where the woman was as guilty as the man.<br />

One of Theiss's goals is to move away from a view of the Chinese<br />

gender System as stable toward one in which we see fractures and tensions.<br />

Women and their families had différent stakes in chastity-centered virtue,<br />

something especially clear in incest cases. The meaning of norms was<br />

never fixed, but rather was negotiated through processes that involved<br />

both state efforts to define and enforce policy and the actions of both local<br />

élites and ordinary families pursuing their own ends. Theiss argues that<br />

although the state desired to impose uniform gender norms, its laws were<br />

fraught with contradictions and their application involved compromises<br />

with élite values and popular mores, notably women's own views of virtue.<br />

Policy makers assumed that promoting chastity would bolster proper<br />

family hierarchy, but officiais not uncommonly had to défend virtuous<br />

widows from the déprédations of lineage and family authorities.<br />

Like Matthew Sommer, Theiss makes considérable use of archivai<br />

case material, drawing from it not merely officiai's views, but also<br />

évidence of ordinary people's thoughts and actions. Theiss makes the<br />

point that ordinary rural families could rarely maintain strict physical<br />

séparation between men and women. Women who worked in the fields<br />

had to walk past men. Women whose husbands were away had to handle<br />

routine business with neighbors, relatives, and merchants. A funeral could<br />

resuit in the men in the house going away for a few days, leaving a woman<br />

and her small children alone. Judges needed to understand thèse situations,<br />

since they evaluated the seriousness of a crime against chastity according<br />

to their assessment of the woman's intention to live a chaste life. Women<br />

who had to corne into contact with men could achieve sufficient séparation<br />

by their attitude and demeanor.<br />

Theiss's study is particularly rich in its exploration of what she appropriately<br />

calls by the modem term sexual harassment. She notes that<br />

between 1733 and the end of the Qianlong reign fifteen substatutes were<br />

appended to the statute on causing another's suicide to deal with such<br />

483


Comptes rendus<br />

spécifie situations as women committing suicide after a man made unwanted<br />

propositions, indécent remarks, dirty jokes, or obscène gestures,<br />

whether or not he realized how his act would be taken. Cases related to<br />

thèse substatutes reveal a world in which sexual harassment was an explosive<br />

issue that set family elders and women at odds. Quite a few of the<br />

cases she discusses follow this pattern. A woman living alone, either a<br />

widow or a wife whose husband is away, becomes distraught when a<br />

drunken maie neighbor or relative (perhaps her husband's cousin) finds<br />

her alone and flirts with her or suggests in a joking manner some sort of<br />

tryst. She responds in horror, screaming till neighbors corne. Senior family<br />

members try to calm her down, arguing that for the sake of family face,<br />

she should forgive the offender once they get him to kowtow in apology.<br />

The woman, however, sees this as outrageously inadéquate punishment<br />

and after a few days of fuming commits suicide to prove conclusively that<br />

she was not the type of woman who would in any way compromise her<br />

loyalty to her husband. The man is then charged with the capital crime of<br />

provoking a woman to commit suicide by flirting with her. The woman is<br />

canonized as a chastity martyr and her family is granted money to erect a<br />

commemorative arch.<br />

Thèse cases seem to hâve ail the ambiguities of sexual harassment<br />

cases today. What to the man may hâve been playful, the woman finds<br />

demeaning. Since not ail women find the sarne remark offensive, men<br />

complain that standards are unclear. Theiss shows us that family elders,<br />

including mothers-in-law, often thought the woman was over-reacting, and<br />

judges often considered them oversensitive, a view some modem scholars<br />

such as M. J. Meijer hâve shared. Theiss, however, wants us to understand<br />

the women's own perspective. She quotes one woman after another as<br />

stating that she would hâve no way to be a person if the man who had<br />

trifled with her went unpunished. In Theiss's interprétation, her very<br />

personhood was at stake. "To insuit a woman's chastity was to deny her<br />

humanity" (p. 203).<br />

As Theiss sees it, in punishing the men involved in thèse cases severely,<br />

often by death, the state was siding with women, much more than<br />

the families they had married into. Thus, thèse laws did not so much sup-<br />

484


Comptes rendus<br />

port patriarchal authority as women's autonomy - it was the woman, ultimately,<br />

who decided what constituted offensive behavior. In reading this<br />

situation as positive for women, Theiss is following the lead of scholars<br />

like Dorothy Ko and Susan Mann who hâve read sources against the grain<br />

to reveal women's agency in practices such as footbinding and seclusion<br />

that we may find distasteful or limiting. Theiss does convince me that in<br />

thèse cases of sexual harassment women were active agents, able to shape<br />

circumstances and resist family seniors. But she doesn't convince me that<br />

we should feel positively about the notion of personhood that fueled thèse<br />

women's rages. I couldn't help wondering whether it was time to bring<br />

psychology back in. Must our efforts to give women their due lead us to<br />

approve everything in their culture ? If we can accept that some Victorian<br />

women, taught to repress their sexuality in their youth, had difficulties<br />

adjusting to sexuality in marriage, why can't we accept that some Chinese<br />

women, taught from childhood to fear contact with men other than their<br />

husband or closest relatives, might develop phobias about the intentions of<br />

any man they encountered alone? We can agrée that some women were<br />

protected by the cuit of chastity without insisting that it had no deleterious<br />

effects on anyone.<br />

Scholars and students interested in the Qing period, in state-society<br />

interactions, and in women's history will ail be rewarded by a careful<br />

reading of Disgraceful Matters. Each of its four parts begins with a<br />

carefully-selected case described in détail, which not only makes for<br />

engaging reading but also regularly returns the focus to ordinary people<br />

and their expériences.<br />

485<br />

Patricia Ebrey<br />

University of Washington<br />

Seattle


Comptes rendus<br />

Benjamin A. Elman, On Their Own Tenus. Science in China, 1550-1900,<br />

Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press, 2005. xxxviii-<br />

567 pages<br />

La diffusion de la science occidentale en Chine, à partir de la fin des Ming,<br />

a suivi plusieurs étapes. Les lettrés de la fin des Ming et de la fin des Qing<br />

ont utilisé respectivement les expressions gewu qiongli zhi xue |§^3S


Comptes rendus<br />

La première traite principalement des différentes branches du savoir<br />

en vigueur parmi les lettrés des Ming, avant l'arrivée des Jésuites en Chine.<br />

Les encyclopédies (leishu) et les collectanea (congshu) classiques contenaient<br />

de très nombreuses sections sur les « études de la nature », dévolues<br />

aux phénomènes célestes, à la zoologie ou à la botanique, aux sciences<br />

naturelles, à la médecine et autres connaissances liées au monde naturel.<br />

Cet ouvrage analyse les encyclopédies (y compris celles « de tous les<br />

jours ») et les systèmes de connaissances qu'elles renferment, en<br />

particulier en ce qui concerne les domaines des sciences naturelles. Elman<br />

a choisi quelques lettrés représentatifs, comme Hu Wenhuan S9^^, lettré<br />

et imprimeur de Hangzhou, actif dans les années 1590, ou le lettré du<br />

début des Qing Chen Yuanlong fêt/cfl (1652-1736), dont il étudie en<br />

profondeur les respectifs Gezhi congshu fêifcH^ (Collectanea pour<br />

étendre sa connaissance par l'investigation des choses) et Gezhi jingyuan<br />

tê^l^M (Miroir des origines fondé sur l'extension de la connaissance<br />

par l'investigation des choses) pour expliciter l'acception qu'a gezhi dans<br />

le « savoir traditionnel ». Le Gezhi congshu couvre toutes sortes de<br />

branches du savoir et a connu une large diffusion sous les Ming et les Qing.<br />

Ces deux ouvrages s'avèrent très précieux pour comprendre les vues des<br />

lettrés dans le domaine des « études sur la nature » avant l'arrivée des<br />

Jésuites. Ce nouvel angle d'approche - placer la science des Ming dans la<br />

catégorie du « savoir traditionnel » - aide sans aucun doute à comprendre<br />

véritablement la science chinoise. Elman se penche également sur le<br />

contenu (qui inclut les mathématiques) du Huang Ming jingshi shiyong<br />

bian M^M1Ëïïffl$i§ (Recueil d'applications pratiques pour administrer<br />

la société) de Feng Yingjing M M %X (1555-1606), dont l'analyse<br />

minutieuse permet de mieux comprendre encore le contexte culturel dans<br />

lequel les lettrés des Ming - Xu Guangqi et d'autres - ont «reçu » la<br />

scientia occidentale.<br />

La deuxième partie aborde la « crise du calendrier » de la fin des<br />

Ming et des questions comme les accomodements mutuels entre les lettrés<br />

chinois et les Jésuites au XVII e siècle, les limites du savoir occidental<br />

(xixue) au XVIII e siècle ainsi que le rôle des Jésuites dans les domaines de<br />

487


Comptes rendus<br />

la cartographie et des techniques sous les Qing. Elle porte essentiellement<br />

sur les contacts scientifiques entre la Chine et l'Occident sous les Ming et<br />

les Qing, Elman synthétisant avec exhaustivité les résultats des historiens<br />

d'aujourd'hui pour- dans une optique encore plus large - mener une étude<br />

comparative dans laquelle il remet les « études de la nature » chinoises en<br />

contexte : celui des relations avec l'Europe et celui du développement<br />

scientifique de l'Occident à cette même époque.<br />

Pour ce qui est de l'astronomie, il réfléchit aux différents facteurs de<br />

la réforme du calendrier à la fin des Ming (l'appel des lettrés pour<br />

procéder à cette réforme par exemple), tout en consacrant d'assez longs<br />

passages sur le contexte façonné par la réforme grégorienne, notamment<br />

l'enseignement reçu au Collège romain par les Jésuites et leur rôle dans<br />

l'élaboration du calendrier grégorien. Il montre avec acuité que la réforme<br />

du calendrier n'avait pas le même objectif en Chine et en Europe. En<br />

matière de cartographie, il expose quelle fut la contribution des Jésuites,<br />

dans le contexte des relations qui prévalaient alors entre la Chine et la<br />

Russie, et décrit les cartographies française et russe. Il a aussi des<br />

développements poussés sur les réalisations des Jésuites du Palais dans les<br />

domaines de l'horlogerie, de la verrerie, de l'architecture, etc.<br />

Les travaux antérieurs ont surtout insisté sur les politiques<br />

d'adaptation des Jésuites, c'est-à-dire sur les différentes sortes de moyens<br />

mis en œuvre par les missionnaires pour s'adapter à la culture<br />

traditionnelle chinoise et atteindre leur objectif de conversions, mais ont<br />

assez peu abordé les méthodes d'adaptation qui étaient celles des lettrés<br />

chinois. B. Elman recourt à l'expression « Sino-Jesuits Accomodations »<br />

pour analyser la Controverse sur le calendrier déclenchée par Yang<br />

Guangxian |f§;)fc3fe (1597-1669) ainsi que son contexte ; il se penche aussi<br />

sur le rôle qu'y ont joué les lettrés chinois, ce qui élargit d'autant l'angle<br />

de réflexion sur la question.<br />

La troisième partie touche essentiellement aux « études par les vérifications<br />

et les preuves » (kaozhengxue) et à leur rapport avec la renaissance<br />

du « savoir ancien » (en mathématiques, en médecine). Elle étudie le<br />

cadre épistémologique du début des Qing (la critique de Zhu Xi et de<br />

Wang Yangming par exemple) et les rapports entre les ouvrages de méde-<br />

488


Comptes rendus<br />

cine et la renaissance du « savoir ancien », tout en discutant les ouvrages<br />

commissionnés par Kangxi dans différents domaines et le propos du Gezhi<br />

jingyuan de Chen Yuanlong. Outre sur la médecine, l'accent est mis sur<br />

les causes de la renaissance des mathématiques traditionnelles chinoises,<br />

en particulier les liens avec des facteurs tels que la révision et la réédition<br />

des Dix Classiques mathématiques, la redécouverte d'ouvrages de mathématiques<br />

des Song et des Yuan, le retour en Chine d'ouvrages de mathématiques<br />

conservés en Corée, etc. Tout cela fait l'objet d'explications<br />

exhaustives.<br />

Dans son célèbre From Philosophy to Philology (1984), Elman avait<br />

déjà très tôt souligné les rapports entre l'étude critique des textes et la<br />

science. Depuis, dans ses recherches (articles ou ouvrage) sur le système<br />

des examens sous les Ming et les Qing, il avait également mis en évidence<br />

l'importance des questions scientifiques dans le « savoir traditionnel ».<br />

Ainsi, ses recherches sur les sujets posés aux examens lui avaient permis<br />

d'enquêter sur ceux d'entre eux touchant à la science. Ces travaux ont<br />

servi de point de départ au présent ouvrage.<br />

Ce nouvel opus étudie avec une grande précision le développement<br />

des mathématiques au XVIII e siècle, son rapport avec le « savoir traditionnel<br />

», et la vogue du shishi qiushi K ^IÂSII (« rechercher la vérité à partir<br />

des faits réels »). Il expose en particulier, en des développements détaillés,<br />

les idées de l'école des « études Han » de Wu - représentée par Hui Shiqi<br />

(1671-1741), Hui Dong (1697-1758), Qian Daxin (1728-1804) -, de<br />

l'école de Yangzhou - incarnée par Dai Zhen (1724-1777), Wang Niansun<br />

(1744-1832), Wang Yinzhi (1766-1834), Ling Tingkan (1757-1809), Jiao<br />

Xun (1763-1820) -, leur « doctrine de l'extension de la connaissance par<br />

l'investigation des choses » (gezhi zhi xue), et leurs idées sur « la compréhension<br />

parfaite du Principe par l'investigation des choses » (gewu qiongli)<br />

chère à l'école du Principe des frères Cheng et de Zhu Xi. Elman consacre<br />

autant de pages aux conceptions des lettrés des ères Qianlong et Jiaqing en<br />

matière de mathématiques et de « savoir occidental », à la place des mathématiques<br />

et de l'astronomie occidentales dans le Siku quanshu, et il<br />

mène une analyse approfondie du Chouren zhuan ffi^Aff (Biographies<br />

489


Comptes rendus<br />

d'astronomes et de mathématiciens) de Ruan Yuan. Ces développements<br />

aident à comprendre le développement des mathématiques à l'époque du<br />

kaozheng.<br />

On Their Own Terms marque une nouvelle avancée dans l'étude des<br />

rapports entre « étude des Classiques » (jingxue) et science. La réflexion<br />

ne porte pas seulement sur les écoles de pensée du début des Qing et des<br />

ères Qianlong et Jiaqing mais déborde sur les rapports entre « étude des<br />

Classiques » et mathématiques au XIX e siècle : Elman analyse ce qui, dans<br />

le Huang Qingjingjie M^ftlSIPP (Explication des Classiques des Augustes<br />

Qing), a trait aux sciences, élargissant ainsi le champ de sa recherche.<br />

Cette monographie, qui couvre tous les aspects de l'histoire de la science<br />

sous les Ming et les Qing, puise à la fois dans les travaux des sinologues et<br />

dans ceux des historiens des sciences européens et américains. L'exposé<br />

est clair et concis et témoigne de l'érudition et de la hauteur de vue de<br />

l'auteur.<br />

Elman s'est saisi de deux événements majeurs de l'histoire des<br />

sciences sous les Ming et les Qing - la réforme du calendrier sous Chongzhen<br />

et la compilation du calendrier à la fin du règne de Kangxi - dont il<br />

propose une analyse approfondie. Relativement parlant, il existe encore<br />

peu de littérature comparant ces deux réformes du calendrier. En fait, celle<br />

de la fin des Ming est née des erreurs de prévision des éclipses de soleil et<br />

de lune et celle du règne de Kangxi lorsque les Jésuites ont révélé le « secret<br />

», à savoir ont mis le doigt sur les erreurs d'observation et de mesure<br />

de l'ombre solaire au solstice d'été. Ayant été menées par des empereurs<br />

(Chongzhen et Kangxi) et des hauts fonctionnaires (Xu Guangqi et Li<br />

Guangdi) différents, les deux réformes et leur contexte politique et culturel<br />

n'eurent rien en commun. Le rôle joué par les Jésuites ne fut pas du tout<br />

identique non plus. L'étude comparée de ces deux réformes du calendrier<br />

est un sujet qui a encore largement de quoi nourrir la controverse. Outre<br />

cet aspect des choses, si Elman montre clairement que les ouvrages officiels<br />

compilés sous le règne de Kangxi s'apparentent à bien des égards à<br />

des encyclopédies (leishu), il n'est pas très loquace quant au Gujin tushu<br />

jicheng et aux nombreuses encyclopédies compilées à l'époque, à leur<br />

synthèse en matière d' « études de la nature », etc.<br />

490


Comptes rendus<br />

En résumé, On Their Own Terms, qui adopte une approche large et<br />

comparatiste, livre une analyse méticuleuse et approfondie du développement<br />

global de la science sous les Ming et les Qing et de problèmes<br />

concrets qui se sont posés à l'époque. Elman maîtrise parfaitement son<br />

sujet de bout en bout et apporte des nouveautés aussi bien au plan des faits<br />

historiques que dans l'analyse. C'est en tous points un bel ouvrage, et une<br />

encyclopédie que tout le monde devrait posséder. Il intéressera tous ceux<br />

qui mènent des recherches sur l'histoire des sciences - et l'histoire tout<br />

court - des Ming et des Qing, et même sur l'histoire de l'Occident à ces<br />

époques. En inscrivant la science dans le cadre du « savoir traditionnel »,<br />

en abordant sous l'angle de l'histoire de la connaissance, de l'histoire de la<br />

pensée et même de l'histoire sociale les rapports entre « savoir<br />

traditionnel » et science, les interactions entre tradition et « savoir<br />

occidental » et autres points-clés de l'histoire scientifique des Ming et des<br />

Qing, cette recherche aidera à comprendre le vrai sens de la science<br />

chinoise. Elle possède sans conteste une très importante valeur scientifique<br />

et ne manquera pas de devenir un classique en la matière.<br />

HanQi<br />

Académie des Sciences, Pékin<br />

(traduit du chinois par la Rédaction)<br />

Peter C. Perdue, China Marches West. The Qing Conquest of Central<br />

Eurasia, Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press, 2005.<br />

xx-725 pages<br />

The rise of the Qing empire transformed East Asia. Its predecessor, the<br />

Ming, had proved weak in many ways, most obviously in its inability and<br />

unwillingness to deal effectively with its Eurasian neighbors, the Mongols<br />

most importantly. But within a century of taking power, the Manchu rulers<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

of the new dynasty had not only brought the Mongols under control, but<br />

laid the foundations as well for the Chinese empire, still largely intact<br />

today, that stretches some stretching west to Pakistan, some 1 500 miles<br />

beyond the Ming border fortress at Jiayuguan, and northeast to the Amur<br />

river, roughly 1 000 miles beyond the Ming "willow palisade." Only<br />

Mongolia is not included: it slipped away in the early twentieth century.<br />

This doubling of the size of the territory ruled from Beijing was<br />

above ail a military feat. But military history has always been very<br />

difficult to write for China. Officiai historiography has tended to follow<br />

the lead of ancient accounts of how the Zhou defeated the Shang at Muye,<br />

which mention actual fighting between armies not at ail, while stressing<br />

the différences between the virtuous winners and the wicked losers. The<br />

resuit has been stereotyped accounts of warfare, mostly lacking the sort of<br />

détail that is so abundant, for example, in Thucydides. Sources exist, of<br />

course, and this is particularly true for the Qing for which a fair amount of<br />

writing by non-Chinese and even Europeans can be found. Archaeology<br />

and geography also help. But the tasks to which Professor Peter Perdue<br />

devoted himself for perhaps a décade is nevertheless extremely difficult.<br />

He set out first to chronicle the Qing conquest, of the Zhungars most<br />

importantly, and then, as will be seen, to demonstrate the absolute<br />

centrality to Chinese and Asian history of what even his publishers<br />

describe, on the jacket of this very important book, as a "little-known<br />

story.The difficulties of his subject make Pr. Perdue's fundamental<br />

scholarly contribution ail the more impressive. He has untangled and<br />

narrated the story of Qing westward expansion from Kangxi to Qianlong.<br />

To do so he.has exhausted the sources in every relevant language. He has<br />

traced the campaigns in détail, illustrating them with informative maps.<br />

Like any good military historian, he has tramped the battlefields, taking<br />

marvelous photographs. This work alone deserves the highest praise, but<br />

in many ways it is only the beginning of what the book is really about.<br />

Perdue's greatest contribution cornes after his narration, as he explores<br />

context and implications, eventually is to recast the whole history of the<br />

Qing in light of the campaigns he describes and their various effects, both<br />

external and domestic.<br />

492


Comptes rendus<br />

The book begins with a sweeping and comprehensive look at Eurasia.<br />

If one read only his descriptions of geography and climate, and his références<br />

to various grand théories of Eurasian history, one might conclude<br />

that Perdue's work fit in with the long tradition of writing in which<br />

peoples move rather like tides, pulled by great ecological or<br />

anthropological forces. That would be a serious mistake. Early on Perdue<br />

mentions the domestication of the horse, the resuit of human intelligence<br />

and activity. This signais an approach to history in which settings, natural<br />

constraints, and social and économie forces, ail receive their due, but in<br />

which the human mind and will still play a major and even décisive rôle in<br />

shaping events.<br />

Having surveyed the natural and human setting, Perdue then turns to<br />

the expériences of states rooted in the East China plain before the Qing in<br />

dealing with the nomads of Central Asia, laying particular stress upon the<br />

Ming. That dynasty had begun with ambitious campaigns against<br />

Karakorum, led by gênerais and emperors who clearly modeled<br />

themselves on their Yuan predecessors. But thèse campaigns proved very<br />

difficult militarily, in part because the Ming élite forgot fairly quickly how<br />

to negotiate with and fight the nomads, and in part because the Ming was<br />

unable to provide adéquate logistical support to its armies. Less than a<br />

century after the dynastie founding, an emperor had been defeated and<br />

taken captive by the Mongols, and décision makers had begun to search,<br />

wimout success, for an approach to the steppe that would somehow both<br />

control die nomads and maintain the superiority of the "civilized" Chinese<br />

over the "barbarian" Mongols. This proved impossible to do. So the Ming<br />

poured vast funds into a signaling and fortification system, later<br />

misleadingly dubbed "the Great Wall," a poor political compromise that<br />

seemed intended to solve the problem by excluding it - but failed.<br />

We are now ready for the entry of the remarkable man known as the<br />

Kangxi emperor (1654-1722) who "in an astonishingly short period of<br />

time, a mère thirty years from taking personal power, [...] decisively imposed<br />

his will on the régents - his own uncles - the gênerais ruling the<br />

southwest, Taiwanese aborigines, and most impressively, the free nomadic<br />

leaders of Mongolia." Many factors contributed to this achievement, but as<br />

493


Comptes rendus<br />

we weigh them we "cannot ignore the sheer force of personal will that so<br />

strongly marked thèse critical years." (p. 133) This observation is of<br />

course correct. At âge 14 the young emperor, having assumed personal<br />

rule, saw to it that Oboi the chief régent died in prison, and purged the Six<br />

Boards. Next, between 1673 and 1678, he suppressed the quasiindependent<br />

power of the "Three Feudatories," gênerais who had crucially<br />

assisted the Manchu conquest while greatly increasing the Manchu forces,<br />

from 179 companies to 799. The new emperor clearly intended to dominate.<br />

Furthermore, he knew how to negotiate, fight, and build institutions<br />

in a way that would permit him to do that.<br />

The Kangxi emperor's views of military policy changed repeatedly.<br />

In connection with Taiwan, for example, he initially enforced a maritime<br />

prohibition, but when the island grew wealthy and strong through trade in<br />

which the Qing did not participate, he was persuaded to change his<br />

approach. A similar process took place with respect to the steppe frontier.<br />

The emperor initially sought no more than order, but as the situation<br />

developed, he became persuaded of the need to conquer and annex new<br />

lands. Thus he gradually shifted his approach to Galdan from an attempt to<br />

regulate to détermination to defeat. Some Mongol relations with the Qing<br />

capital had been governed by agreements going back to 1653, which his<br />

nomadic predecessors had been given a seal and title, and permitted to<br />

trade on a strictly controlled basis. Galdan expressed willingness to<br />

conform to this System in 1677. Until the first campaign was launched, the<br />

Qing seem to hâve been concerned chiefly with order on the borders. But<br />

subsequently the argument emerged that the Mongols had a crucial<br />

stratégie rôle between the Qing and its neighbors in Tibet to the West and<br />

in Russia to the North. Were thèse three to work together, the Qing would<br />

face a diffïcult threat to its frontiers.<br />

Nevertheless, Perdue takes care to stress that this potential threat did<br />

not prédétermine policy. "There was no stratégie imperative for the Qing<br />

to expand further; it already exceeded the size of the Ming empire by 1678,<br />

and the Zhungar Mongols arguably did not constitute a serious threat to<br />

the core of Chinese rule" Indeed, as already mentioned, "Relations between<br />

Galdan and Kangxi began amicably, following précédents set by<br />

494


Comptes rendus<br />

Galdan's ancestors." (p. 138). Galdan needed trading relations with China<br />

to maintain his power, which lacked a firm basis among the Mongols. But<br />

in 1687, Galdan attacked to the East, invading the Erdeni Zu, the monastery<br />

at Karakorum, and shattering the Khalkha tribes, who turned towards<br />

the Russians, the Chinese, and the Zhungars. Kangxi's initial policy had<br />

been défensive, but in 1690 came the announcement that he would personally<br />

lead an expédition into the steppe. This was a change in policy not<br />

easy to understand. "It cannot be explained, as later historians did, as a<br />

response to a growing threat from Galdan's rising power, for Kangxi knew<br />

that" as Perdue puts it, "Galdan was in desperate straits" - his army likely<br />

to désert, his rear threatened, his food so low that his army was eating its<br />

horses. (p. 152-153). The campaign was not the product of unchanging<br />

laws of settled-nomadic conflict, nor was it reactive. Rather it was<br />

Kangxi's choice, reflecting domestic imperatives as well as "the contingent<br />

interactions of Russians, Mongols, Manchus, Tibetans, and other<br />

actors in the fluctuating environment of the steppe." (p. 138).<br />

Perdue makes clear, moreover, that retrospect saw the décision<br />

rather differently than did contemporary sources. The compilers of the<br />

officiai history of Kangxi's campaigns "noted that 'state builders'<br />

(liguozhe ÏZllS#) are threatened primarily by internai dissension, and<br />

secondarily by external threats." (p. 147). In 1690, however, such<br />

rationalizations lay in the future, to be produced as the interactions of the<br />

players and simple luck gradually changed the situation.<br />

In 1690 the Qing army met and defeated Galdan at Ulan Butong,<br />

north of Beijing just East of Dolon Nor. This was not the décisive battle<br />

portrayed by Chinese retrospect. Galdan escaped. Moreover, as Perdue<br />

notes, broaching a second major thème, "the abortive campaign revealed<br />

clearly the severe supply problems that had already begun to plague the<br />

Qing troops from the first days of mobilization. Until the Qing army overcame<br />

fundamental supply constraints in the mid-eighteenth century, this<br />

partent repeated itself. Apparently smashing victories were followed by<br />

rapid abandonnant of the frontier, allowing the nomadic rival to revive.<br />

As soon as Galdan fled beyond reach, the Qing gênerais began their withdrawal.<br />

The first troops to withdraw did not even hâve horses; camels<br />

495


Comptes rendus<br />

loaded with food supplies had to be sent to meet thèse starving soldiers on<br />

their return." (p. 159)<br />

In the aftermath of thèse first campaigns, the situation in the steppe<br />

grew potentially more threatening to the Qing, as some Mongols sought to<br />

ally with the Russians. Had large numbers of steppe peoples gone over to<br />

the Russians, or even if the possibility existed of switching allegiances<br />

from the Qing to the Russians and back as interests suggested, Kangxi and<br />

his successors would hâve been plagued by chronic disorder on their<br />

Central Asian frontiers, as well as the possibility that a strong alliance<br />

might émerge against them, perhaps with the Russians at the core. Perdue<br />

argues, convincingly, that the purpose of Qing diplomacy with ail the<br />

players was to assure above ail that the Mongols could not ally with the<br />

Russians. This they did by using trade to lead Moscow to give up its<br />

inclination to make allies of border peoples. As a resuit the "middle" was<br />

excluded, as it is in traditional logic, which makes propositions either true<br />

or false. The Mongols had no choice but to face the Qing, either coming to<br />

terms or being brought to them.<br />

This is an important point. By showing how the potential interaction<br />

of Russia's eastward expansion with Mongol and Tibetan attempts to build<br />

power created the choices Kangxi faced, Perdue intégrâtes three stories:<br />

European, Central Asian, and Chinese. The Qing treaties with Russia, of<br />

Nerchinsk in 1689 and Kiakhta in 1725 made China's march west much<br />

easier.<br />

Hère an interesting counter-factual scénario présents itself. Note that<br />

just fifteen years after Kiakhta the Russians created their settlement at<br />

Petropavlovsk-Kamchatskii, the single most dominating platzdarm in East<br />

Asia, which flanks the Pacific coast of the entire continent. If we imagine<br />

a situation in which the Manchus had not conquered China, but were instead<br />

ensconced in their homeland and at this period threatening to join<br />

with the Russians against some hypothesized power in Beijing, then we<br />

might expect - foliowing Perdue's logic - that the Chinese dynasty would<br />

hâve sought above ail to insulate the Manchus from Russian alliance. That<br />

would hâve meant conquest of the Northeast and a potential check to<br />

Russia's advance to the Pacific. From the point of view of China today,<br />

496


Comptes rendus<br />

that would hâve been a far more valuable géographie outeome than was<br />

the conquest of Mongolia, most of which China has lost. But at the time<br />

the later Russian threat was scarcely imaginable and the pressing challenge<br />

at the time received the attention.<br />

Making that attention effective was not easy. During the Yuan,<br />

Khubilai Khan had created a System to support his armies in the steppe<br />

that depended upon Chinese supplies. Mindful of classic injunctions<br />

against undermining the domestic economy in the waging of distant wars,<br />

however, the Ming attempted to make its army self-sustaining, through<br />

military agriculture, which as Wang Yuquan ïEMfe has shown, was<br />

initially intended actually to turn over grain and war supplies, difficult<br />

enough if not impossible even at the outset, but certainly impossible after<br />

payments were commuted to silver, raising amounts that would hâve been<br />

insufficient to purchase supplies even if they had been available for sale<br />

(Wang Yuquan, Mingdai de juntun B^f^Ô^^ïË, Beijing : Zhonghua shuju,<br />

1965). The Ming never created the économie and logistical base that<br />

would hâve been necessary to make real their aspirations to dominate the<br />

steppe. But the Qing did, which made possible their destruction of<br />

Galdan's army in Kangxi's fourfh expédition, at Jao Modo, east of Urga<br />

(Ulaan Baatar) in 1696. Thereafter overall policy was not entirely<br />

consistent. Kangxi's successor sought to reduce expenditures on the<br />

frontiers, but found that as thèse had expanded, new threats kept emerging,<br />

to be dealt with by further expansion, in the Qianlong reign period, into<br />

Turkestan and beyond From the final success of the campaign against<br />

Galdan, however, emerged retrospectively, a theory of military power and<br />

the state that "would synthesize the concepts of unity of Heaven, military<br />

victory, and sage rulership." (p. 191).<br />

The keys to Qing success were in fact more mundane. Logistics is<br />

perhaps the least glamorous area of military endeavor, but also regularly<br />

the one most important to success. Well into the eighteenth century Qing<br />

rulers work steadily to create an infrastructure of fortresses, farms, and<br />

means of transport into the pasturelands, to plant garrisons, and to bring<br />

the inhabitants ever more tightly into the political System. But this was<br />

497


Comptes rendus<br />

more than simply a frontier policy. Perdue argues in the middle part of his<br />

book that the enterprise of empire création in new territories and the création<br />

of new institutions that it required also had powerful effects on the<br />

shape of things in the previously existing Chinese core areas of the Qing.<br />

The rooting of state power, whether Mongol or Qing, in the area of the<br />

pasturelands depended upon effective combining of nomadic and sedentary<br />

forms of économie activity. Both Galdan and his Manchu rivais attempted<br />

this. After he was defeated, the Qing made a massive effort to<br />

move agriculturalists into the new territories of Mongolia and Xinjiang.<br />

Horse farming was promoted. Ail of this altered the ethnie composition of<br />

thèse areas, nobbled locals who might hâve sought power, and had powerful<br />

mobilizational effects on China proper. Markets became more inclusive,<br />

money moved towards standardization, priées converged. The deployment<br />

and maintenance of large garrisons and when necessary, field armies,<br />

became practicable. But the assimilation of thèse new western territories<br />

into the Qing empire was never as complète as happened to the south. The<br />

territories always remained rather distinct in character and never paid for<br />

themselves.<br />

Furthermore, as Perdue points out, the initial benefits of the<br />

conquests to the overall Qing empire gradually turned into a new set of<br />

problems. At one point the frontier and its conquest had given cohésion to<br />

the whole Qing enterprise. But once thèse vast territories had been brought<br />

in, the requirements of keeping them began to work against needs<br />

elsewhere in the empire. The Qing is fatally weakened by war on two<br />

fronts: small scale but intensive against Europeans in the east; large scale<br />

against explosive uprisings in the west - and later in the heartland.<br />

In the officiai imagination of the Qing, however, incorporation was<br />

achieved. Indeed, it was so thoroughly proclaimed through stelae, tours of<br />

inspection, maps, drawings, rituals, agreements and so forth that the idea<br />

became widespread that the Qing had not really acquired anything new.<br />

They had simply moved "China" once again to its natural and original<br />

frontiers - or, putting it in différent and more modem sounding language,<br />

begun the "formation of modem China's identity as a 'multinationality<br />

nation-state.'" (p. 333-334). Perdue has wisely placed the conquering and<br />

498


Comptes rendus<br />

paying for the new territories first in his treatment, so that analysis of the<br />

far more elusive business of who believes what about frontiers is given a<br />

solid foundation in military and institutional reality. Culture, however -<br />

even officiai culture - can affect how people think. Many Qing thinkers<br />

(we leave out the Ming loyalists and their sympathizers) presented a new<br />

way of thinking about the impérial domains that opened the way for what<br />

followed in the Republic and People's Republic. The "little-known" story<br />

that Perdue rediscovers, narrâtes, and places in context turns out to be<br />

about far more than great campaigns by Kangxi and Qianlong. It is the<br />

occasion and the motor for a recasting of the whole idea of what sort of<br />

society China is, and what it includes.<br />

Peter Perdue would hâve earned great applause from his colleagues<br />

had he ended his book with thèse conclusions. But they are found about a<br />

hundred pages from his actual conclusion. The points he makes in what is<br />

far more than a summing up are also powerful and telling.<br />

Most China scholars of Perdue's génération (and this reviewer's: we<br />

were classmates in graduate school) are children, if not exactly of Marx,<br />

and Durkheim and Gramsci certainly of Marc Bloch. Many of our teachers<br />

had been enormously impressed by the achievements of sociologically<br />

orientated history. Many members of our génération set their course accordingly,<br />

seeking to write history of the long term and the great forces.<br />

With a few exceptions we hâve tackled places and their changes over time,<br />

and made ambitious attempts somehow to illuminate the similarities and<br />

explain the différences between how events unfolded in China and in the<br />

West. Few of us hâve written political narrative. We hâve not taken very<br />

seriously ideas of contingency, the now-popular counterfactual or "what<br />

if?" approaches to history. The idea that Kangxi's ambitions and will<br />

might hâve played a décisive rôle in the Qing's embarking on frontier<br />

warfare, on which Perdue (rightly) insists, might hâve raised eyebrows -<br />

even perhaps his eyebrows - in graduate school. The suggestion would<br />

hâve been viewed as according too much importance to the vagaries of<br />

individual human minds and to mère events. But anyone who begins with<br />

violence, as Perdue does in this volume, although after a fine but more<br />

conventional seeming survey of ecology, geography, ethnography, and so<br />

499


Comptes rendus<br />

forth, will be forced sooner or later to face squarely some basic aspects of<br />

historical explanation. For as Engels made clear in his attacks on the<br />

wretched Duhring, any notion that violence is an independent historical<br />

actor, and not yoked to the larger workings of économies, threatens the<br />

whole basis of économie and sociological interprétations of history.<br />

In the body of his text Perdue has already scattered occasional<br />

références to the variety of possibilities that history présents at any time.<br />

We hâve mentioned his unwillingness to explain the Qing conquest of<br />

Central Asia by invoking économie, political, or social forces alone. The<br />

conquest is above ail a décision by a human being, who faced other<br />

possibilities and might hâve made other choices. Perdue also spéculâtes a<br />

bit about alternate courses in Mongol history. Some joined the Chinese,<br />

others the Russians. The former hâve disappeared as a distinct group. The<br />

latter hâve their own republic in the Russian Fédération, with a population<br />

of 300 000 (p. 298-299).<br />

In his conclusion Perdue surveys much of the scholarship that was<br />

popular when he was in graduate school, as well as some that his own<br />

génération has produced, evaluating both in light of what his study has<br />

established. In ail cases he shows a refreshing and fully justified distrust of<br />

overly mechanical, deterministic, or theoretical approaches. None of the<br />

comprehensive théories of nomadic-settled interactions entirely satisfy<br />

him. Nor does world System theory. Nor do attempts to attribute China's<br />

difficulties in the nineteenth or twentieth centuries to factor endowments<br />

or global historical processes.<br />

Perdue makes sensé of history not by invoking some exogenous System<br />

of explanation, but rather by fully exploring events he narrâtes, fïnding<br />

their many causes, tracing their interconnections, and setting them in<br />

as complète as possible a context. Just as the completion of a circuit will<br />

lead a long string of bulbs to light up, so the successful linking together of<br />

historical causes and effects can create new illumination. This is what<br />

good historians do. Even for the well-documented events of Europe and<br />

America the task is not easy. For Central Asia, Russia, and the Qing, the<br />

task can appear close to impossible. With Peter Perdue we never know<br />

500


Comptes rendus<br />

what exactly is coming next, but for now this is a more than respectable<br />

magnum opus.<br />

Arthur Waldron<br />

University of Pennsylvania<br />

Emma Jinhua Teng, Taiwan's Imagined Geography. Chinese Colonial<br />

Travel Writing and Pictures, 1683-1895, Cambridge (Mass.), London :<br />

Harvard University Press (Harvard East Asian Monographs 230), 2004.<br />

xvi-370 pages<br />

Par quelles voies les « images mentales » qui composent la représentation<br />

collective qu'une nation ou une culture se donne d'elle-même se<br />

transforment-elles ? Telle est la question générale derrière l'étude précise<br />

et remarquablement documentée qu'Emma Jinhua Teng propose dans ce<br />

livre. Entre 1683, date à laquelle l'empire Qing reprend Taiwan des mains<br />

des loyalistes Ming, jusqu'à 1895, au lendemain du traité qui cède l'île au<br />

Japon, la représentation du territoire taiwanais offerte par les sources<br />

chinoises change profondément : on passe d'un lieu sauvage situé « au<br />

delà des mers » et des frontières de l'Empire à une province chinoise,<br />

partie intégrante du territoire du même Empire. Parallèlement, l'image des<br />

aborigènes présents avant la conquête chinoise se modifiera : de sauvages<br />

« nus et tatoués » ils deviendront des êtres humains dignes d'êtres reçus au<br />

rang de fidèles sujets. Les récits de voyage, les illustrations et les cartes<br />

émaillent le cours de cette transformation, et de ces trois sources E. J.<br />

Teng tire le matériau de son étude.<br />

Il s'agit donc ici de rendre compte d'une « géographie imaginée »,<br />

comme il est annoncé dès le titre. Le terme est à rapporter au livre de<br />

Benedict Anderson (Imagined Communities. Reflections on the Origin and<br />

Spread of Nationalism, Verso, 1983, édition revue et augmentée 1991),<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

lequel a décrit la nation comme une « communauté politique imaginée ».<br />

Avant lui, Edward Saïd avait utilisé le terme de « imaginative geography ».<br />

La référence à Saïd dès l'introduction du livre est bien sûr significative :<br />

E. J. Teng s'inscrit dans le domaine que constituent les théories et études<br />

conjointes consacrées au colonialisme, à l'orientalisme et à l'impérialisme.<br />

Un champ de mines sémantique, au travers duquel l'auteur évolue avec<br />

prudence et un certain bonheur.<br />

Teng présente d'abord les raisons qui justifient qu'on traite le phénomène<br />

de l'expansionnisme Qing (doublement du territoire impérial entre<br />

1644 et 1760) comme un phénomène similaire aux impérialismes européens,<br />

comme un « projet » représenté et célébré par les entreprises cartographiques<br />

qui l'accompagnent (voir notamment l'atlas jésuite de 1717).<br />

Cette pratique impérialiste influence encore la posture internationale<br />

contemporaine de la Chine et la défense de ses « frontières » (Tibet, Xinjiang,<br />

Taiwan). L'étude de Teng est, à cet égard, un cas particulier des<br />

recherches autour de la notion de « frontière » dans le contexte chinois. À<br />

la lumière de cela, les écrits de voyage - un genre qui fleurit durant la<br />

période étudiée - constituent bien des écrits « coloniaux » de nature identique<br />

à celle des textes littéraires qui nourrissent la description de<br />

« l'orientalisme » occidental. Teng note les débats autour des notions<br />

parfois difficilement démêlables de « colonialisme » et d'« impérialisme »<br />

et marque sa préférence pour le terme de « discours colonial » lorsqu'il<br />

s'agit de désigner l'objet précis de son investigation. Elle réserve le terme<br />

«impérialisme» au contexte de cet objet, l'appliquant de façon générale<br />

aux pratiques, politiques et idéologies au travers desquelles l'empire Qing<br />

fut établi et maintenu. La problématique de Teng n'est pas neutre politiquement,<br />

et elle la précise clairement, même si elle le fait avec modération<br />

et économie : étudier l'expansionnisme Qing à Taiwan en terme « d'études<br />

coloniales » plutôt que dans le champ habituel des area studies modifie la<br />

façon d'aborder la relation Chine-Taiwan aujourd'hui.<br />

Littérature de voyage et illustrations consacrées à Taiwan au cours<br />

de la période sont donc abordées de façon largement similaire à celle qui<br />

inspire l'examen du corpus «orientaliste» en d'autres contextes.<br />

L'attention aux représentations de la « race » et de « l'ethnicité » dans la<br />

502


Comptes rendus<br />

rencontre avec les aborigènes montre combien les voyageurs chinois<br />

étaient intéressés par la nature des « différences » humaines et leur articulation<br />

avec la nature humaine (xing) dans son principe. Teng discerne une<br />

opposition sous-jacente entre un discours « racialiste » centré sur la signification<br />

profonde des différences physiques, et un discours « ethnique »<br />

attentif aux différences culturelles, toujours rapportées à des universaux.<br />

Teng suggère aussi qu'illustrations et récits marquent le développement<br />

d'un certain relativisme culturel, joint à un goût prononcé pour le caractère<br />

exotique de l'exploration aux frontières, cela en contraste marqué avec les<br />

représentations et la sensibilité des époques précédentes. Le nombre<br />

d'anthologies littéraires comme celui des albums iconographiques consacrés<br />

aux peuples des frontières (Bai Miao tu fÉJÏÉfHI) er » témoignent.<br />

Les neuf chapitres du livre reprennent cette problématique sous<br />

différents angles. En premier lieu, les représentations les plus anciennes de<br />

Taiwan construisent l'île sur le modèle des habitats légendaires offerts par<br />

les Classiques, un fait accentué par la position insulaire du territoire. Le<br />

positionnement géographique de l'île, son entrée dans la cartographie et sa<br />

sortie concomitante du domaine des îles imaginaires, des royaumes<br />

légendaires, illustrent l'effort qui fut à déployer pour extirper Taiwan de la<br />

simple représentation mythique. Le chapitre 2 développe ce thème en<br />

montrant combien le discours de départ sur les aborigènes taiwanais<br />

emprunte aux sources littéraires, allant jusqu'à la citation de formules<br />

telles que le « bloc brut du chaos primordial » tirées directement du<br />

Zhuangzi. De manière intéressante, ce positionnement des aborigènes<br />

taiwanais dans l'antiquité mythique aidera la cause des partisans de leur<br />

assimilation dans l'Empire, puisqu'il s'agira de répéter sur l'île le<br />

processus opéré il y a si longtemps sur le territoire continental au travers<br />

du moule de l'éducation confucéenne.<br />

Le troisième chapitre s'intéresse aux débats menés autour de la possibilité<br />

effective d'entamer un processus de colonisation de l'île. Taiwan,<br />

plaideront les partisans de l'intégration, est « un jade caché dans une boule<br />

de glaise », et ils en décriront les potentialités agricoles. À l'inverse, nombre<br />

de voyageurs décrivent leurs péripéties au travers d'une végétation si<br />

abondante qu'elle témoigne de l'inutilité des efforts pour faire passer un<br />

503


Comptes rendus<br />

tel territoire de l'ordre de la nature à celui de la civilisation. Particulièrement<br />

évocatrice est ici l'évolution des cartes publiées dans les monographies<br />

locales du Fujian, et leur reproduction dans l'ouvrage est des plus<br />

heureuses.<br />

Le débat est très similaire lorsqu'il s'agit de déterminer si les aborigènes<br />

taiwanais appartiennent irrémédiablement au royaume de la Nature<br />

ou s'ils ont l'aptitude d'entrer pleinement dans celui de la Culture (chapitre<br />

4). L'idéal « transformationniste », qui finalement l'emporte, coïncide<br />

avec l'idée d'une nature humaine universelle comme avec l'idéologie<br />

paternaliste inhérente à l'entreprise coloniale Qing, l'empereur adoptant<br />

pour enfants tous les habitants vivant sous la surface du Ciel - une image<br />

fréquente dans les écrits sur Taiwan. Le chapitre 5 élabore la représentation<br />

d'un « continuum » entre Han et aborigènes, le déroulement passant<br />

au travers des sauvages eux-mêmes, classés entre « crus » (shengfan ^È.#)<br />

et « cuits » (shufan jf&ffO, selon la distinction de rigueur depuis au moins<br />

la dynastie Song. La distinction renvoie bien sûr à des stades de développement<br />

historique, mais elle s'affirme aussi dans des lignes de séparation<br />

géographique, la fixation de la « frontière sauvage » (shengfan jie ffi) à<br />

Taiwan en 1722 vers le bas des montagnes centrales revêtant une importance<br />

particulière. Pratiquement, l'Empire Qing renonce à exercer sa suzeraineté<br />

au-delà de la frontière ainsi tracée au travers de l'île. La redéfinition<br />

de cette ligne en 1760 montre bien l'affirmation de la pensée du<br />

« continuum » : le territoire enlevé aux sauvages « crus » est attribué spécifiquement<br />

aux sauvages « cuits », placés en position de transition (et de<br />

ligne de protection) entre les colons Han et les plus irréductibles des aborigènes.<br />

Le chapitre suivant montre la sophistication croissante des représentations<br />

des aborigènes taiwanais et des distinctions opérées parmi eux.<br />

L'analyse de la « nature » aborigène au travers des costumes et gestiques<br />

est particulièrement bien conduite (p. 156-172). Tout aussi intéressant est<br />

le chapitre 7 qui étudie le discours colonial comme un discours de<br />

« l'inversion » des distinctions homme-femme : la société aborigène est<br />

généralement décrite comme donnant préséance à la femme sur l'homme,<br />

en contraste structurel avec la civilisation chinoise. C'est, montre Teng, le<br />

504


Comptes rendus<br />

Sud en son essence qui est souvent « féminisé » par les voyageurs chinois.<br />

Elle note aussi le rôle stratégique joué par ces représentations pour effectuer<br />

la critique de la femme chinoise, dont la sophistication excessive<br />

devient alors syndrome de dégénérescence morale.<br />

L'ethno-historiographie du XIX e siècle amène avec elle un changement<br />

de perspectives. La question de l'origine des aborigènes devient<br />

centrale, et la suggestion apparaît selon laquelle ce sont les « ancêtres<br />

vivants » des Chinois, fait qui octroie à Taiwan un rôle pivot dans la représentation<br />

que la Chine se donne d'elle-même. Ce discours « inclusif» se<br />

trouve en conjonction avec l'évolution politique : l'affaire de Mudanshe<br />

ttfl"li est ici de première importance. En novembre 1871, des marins<br />

japonais ne réchappent au naufrage que pour être massacrés par des aborigènes<br />

de la côte sud-est de Taiwan. Les Qing n'exerçant pas de suzeraineté<br />

effective sur cette région, les Japonais y lancent une expédition punitive<br />

en 1874. C'en est assez pour persuader l'Empire chinois de changer sa<br />

politique taiwanaise et d'édicter des mesures destinées à « ouvrir les montagnes<br />

et pacifier les sauvages » (kaishan fufan PH[i|$$|#). La représentation<br />

du paysage taiwanais en est modifiée d'autant, et Taiwan devient le<br />

pays de « l'or vert », une terre à coloniser entièrement, en évitant toute<br />

distinction et séparation entre sauvages et Han. Il ne s'agit plus de changement<br />

culturel progressif mais d'assimilation rapide. La mise en carte du<br />

territoire situé au-delà de l'ancienne « frontière sauvage » puis la promotion<br />

de Taiwan au rang de province en 1885 illustrent ces changements,<br />

dont la mise en application sera brisée par la guerre sino-japonaise de 1894.<br />

La conclusion et l'épilogue (l'une et l'autre un peu trop brefs) décrivent le<br />

changement de statut symbolique qui s'ensuit, Taiwan étant paré a posteriori<br />

de toutes les vertus associées à une portion inaliénable de la patrie<br />

éternelle. Teng note encore la difficulté d'insérer les aborigènes taiwanais<br />

dans la représentation traditionnelle de l'empire multiculturel édifié par les<br />

Qing. Elle revient enfin sur la nécessité de considérer l'entreprise Qing<br />

comme un véritable impérialisme et non comme un « colonialisme de<br />

l'intérieur ». Les appendices contiennent d'utiles extraits de deux des<br />

récits de voyage sur lesquels elle fonde son enquête, le plus développé<br />

505


Comptes rendus<br />

étant le Pihai jiyou l^îSIEslï (Small Sea Travelogue, dans la traduction<br />

proposée ici) de Yu Yonghe f I^M (1697).<br />

L'ouvrage d'Emma Jinhua Teng se recommande par la clarté de<br />

l'écriture et le plaisir de la lecture, la finesse d'analyse des sources qu'elle<br />

utilise, la qualité et la mesure des préalables méthodologiques. On l'aura<br />

déjà compris : le livre s'insère aussi dans le contexte contemporain, en<br />

pointant nettement les présupposés qui, jusqu'à aujourd'hui, déterminent<br />

le discours chinois sur Taiwan. Par bien des côtés, c'est à un travail de<br />

déconstruction que s'attelle l'ouvrage. Cela dit, les implications politiques<br />

ne sont pas développées, et toute polémique est soigneusement évitée. On<br />

pourra regretter pourtant que la singularité du cas taiwanais ait amené<br />

E. J. Teng à réduire la perspective comparatiste de son enquête. Mettre en<br />

parallèle le discours tenu sur Taiwan avec celui concernant d'autres lieux<br />

de la nouvelle frontière créée par l'expansionnisme Qing aurait été instructif,<br />

quelles que soient les conclusions qu'il aurait fallu en tirer. De même,<br />

l'analyse de la représentation des aborigènes taiwanais aurait mérité d'être<br />

enrichie par des retours plus fréquents vers les populations du sud-ouest<br />

chinois par exemple. Et la prise en compte des nombreuses études existant<br />

sur l'évolution de l'institution des tusi i.W| (chefs indigènes) aurait permis<br />

d'aborder par un autre biais le modèle d'assimilation recherché pour<br />

les aborigènes taiwanais. Légères réserves qui ne sauraient diminuer tout<br />

l'intérêt d'un ouvrage indispensable pour les historiens de Taiwan, de la<br />

frontière chinoise, de la cartographie impériale et des représentations du<br />

territoire.<br />

506<br />

Benoît Vermander<br />

Institut Ricci de Taipei


Comptes rendus<br />

Thoralf Klein, Reinhard Zollner (éd.), Karl Giitzlaff (1803-1851) und<br />

das Christentum in Ostasien. Ein Missionar zwischen den Kulturen, Sankt<br />

Augustin : Institut Monumenta Serica, 2005. viii-375 pages.<br />

Le présent ouvrage propose une dizaine de contributions présentées lors du<br />

colloque international intitulé «Karl F. A. Giitzlaff (1803-1851). La carrière<br />

interculturelle d'un missionnaire, entre l'Europe et l'Extrême-<br />

Orient », organisé par l'Université d'Erfurt en 2001, à l'occasion du 150 e<br />

anniversaire de la mort du missionnaire protestant allemand. Les actes du<br />

colloque sont ici complétés par une deuxième partie comprenant 36 documents<br />

présentant des aspects spécifiques de la biographie de Giitzlaff, ses<br />

voyages, son implication dans la guerre de l'Opium, ses activités missionnaires,<br />

ses travaux consacrés à la linguistique et aux traductions, ses<br />

contacts et relations avec certains de ses « sponsors » en Allemagne,<br />

l'Association chinoise (Chinesischer Verein) créée par Giitzlaff en 1844<br />

en Allemagne dans le but d'intensifier et d'accélérer l'évangélisation de<br />

l'arrière-pays chinois, et enfin plusieurs écrits prenant position sur Giitzlaff<br />

et ses activités missionnaires en Chine. L'ensemble de ces textes et<br />

documents, en majorité rédigés par des contemporains de Giitzlaff, constitue<br />

un complément bienvenu aux contributions scientifiques du volume.<br />

Après avoir été formé dans une école de missionnaires berlinoise,<br />

Giitzlaff quitte l'Europe en 1826 pour les Indes néerlandaises, avant de<br />

s'établir, sur les conseils de W. H. Medhurst, comme missionnaire en<br />

Chine où il exercera à partir de 1834 ses talents d'interprète au service de<br />

l'administration coloniale britannique de Hong Kong. C'est en tant<br />

qu'interprète que Giitzlaff participe aux négociations menées entre Britanniques<br />

et Chinois à l'issue de la première guerre de l'Opium. Les moyens<br />

financiers considérables dont il dispose lui permettent de se consacrer<br />

également à ses activités d'écrivain, de linguiste, d'éminent traducteur et,<br />

bien sûr, de missionnaire en Chine. Les nombreuses publications du missionnaire<br />

protestant qui traduisent une approche constructive, parfois<br />

même élogieuse, de la Chine - laquelle résulte pour une large part des<br />

connaissances linguistiques hors pair de leur auteur -, suscitent l'attention<br />

et l'intérêt du public dans les pays germaniques. Au-delà de ces activités<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

culturelles, Gutzlaff se livre toutefois comme nombre de ses contemporains<br />

présents en Chine à des activités moins anodines, pratique<br />

l'espionnage au profit de ses employeurs anglais et n'ignore rien du trafic<br />

de l'opium auquel se consacrent certains d'entre eux.<br />

Un des objectifs principaux des auteurs (historiens, linguistes et spécialistes<br />

de la littérature) vise au réajustement, sinon à la révision, de certains<br />

des préjugés conventionnels liés à la personne de Gutzlaff. Se basant<br />

sur des sources auparavant très partiellement exploitées, leurs recherches<br />

les mènent à la redécouverte de certaines étapes de la vie de l'écrivain, du<br />

linguiste, du traducteur de la Bible en chinois et en japonais, du missionnaire<br />

enfin. À travers la reconfïguration de sa biographie dans une perspective<br />

interculturelle, Gutzlaff se voit accorder une place autre parmi les<br />

missionnaires protestants allemands. Après sa mort en 1851, Gutzlaff est<br />

perçu en Allemagne comme un « missionnaire excentrique » qui, entre<br />

autre, avait escompté introduire le christianisme en Asie orientale en faisant<br />

appel à des prédicateurs indigènes.<br />

Plusieurs contributions se présentent comme complémentaires des<br />

travaux antécédents consacrés à Gutzlaff, dont la plupart cependant datent<br />

quelque peu. Tout en reconfigurant la biographie du missionnaire sur la<br />

base de sources occidentales, chinoises, coréennes et japonaises, les auteurs<br />

saisissent parallèlement l'occasion pour faire le point sur les travaux<br />

publiés en Occident et en Asie sur Gutzlaff et son œuvre. Dans l'esprit des<br />

auteurs, il ne s'agit pas seulement de rendre hommage au rôle historique<br />

du missionnaire, en prenant en compte l'ensemble des composantes de sa<br />

personnalité, mais aussi, à travers elles, de surligner et d'explorer les<br />

contacts et les transferts culturels générés par une approche plurielle par<br />

laquelle Gutzlaff se distinguait de ses confrères.<br />

En fin de compte, les auteurs conviennent qu'il n'est pas aisé de por­<br />

ter un jugement définitif sur l'impact de l'œuvre missionnaire de Gutzlaff<br />

en Chine, l'un d'entre eux avançant même la question de savoir s'il était<br />

avant tout un missionnaire ou un simple aventurier. Quant au lecteur atten-<br />

508


Comptes rendus<br />

tif, il ne peut se départir de l'impression que l'ouvrage tend avant tout, à<br />

travers une relecture de l'histoire, à le doter d'un profil de médiateur cultu­<br />

rel.<br />

Françoise Kreissler<br />

INALCO<br />

Lydia H. Liu, The Clash of Empires. The Invention of China in Modem<br />

World Making, Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press,<br />

2004. xiii-318 pages<br />

Toward the end of the first century of the Tokugawa period (1600-1868),<br />

the well known scholar Asami Keisai fêkMMM (1652-1711) struggled<br />

with the assimilation of Chinese Neo-Confucianism onto the alien terrain<br />

of his native Japan. He wrote: "The terms 'Middle Kingdonï (Chûgoku ^<br />

H) and 'barbarian' {iteki ^$^C [Chinese, yidi - JF]) hâve been used in<br />

Confucian writings for a long time. For that reason, ever since Confucian<br />

books came to be widely studied in our country, those who read thèse<br />

books call China (kara HH) the 'Middle Kingdom' and call our country<br />

'barbarian.' In extrême cases, some [Japanese] people lament the fact that<br />

they were born in a 'barbarian' land. How disgraceful!" '<br />

While sharing the révérence of the great majority of his fellow Japanese<br />

Neo-Confucians for the homeland of civilization in China, Keisai<br />

nonetheless argued that places where the Way was practiced properly -<br />

including Japan, Korea, and elsewhere - should certainly hâve been considered<br />

part of the "Middle Kingdom." How could Confucius's universal<br />

principles hâve been solely applicable to China? Unlike Confucius, however,<br />

later Confucians had effusively "preached their concept of the Middle<br />

Kingdom versus barbarian lands" 2 for centuries. As a resuit, Keisai<br />

doubted the world would correctly see that their views were really a distortion<br />

of Confucian thought.<br />

I wonder if Keisai and others like him would hâve been convinced<br />

by one of the main thèmes of Lydia H. Liu's new book, namely that the<br />

terms yi {% and yidi i%%k. were never meant by Chinese (or Manchus) to<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

designate people not from the Middle Kingdom as "barbarians," but<br />

merely as "foreigners." I seriously doubt it.<br />

The central intended contribution of Liu's argument, often buried in<br />

an océan of excess verbiage, appears to be the highly loaded coinage<br />

"super-sign." Heretofore reserved for the famed circular electronic sign at<br />

Times Square in Manhattan, from which many hâve read the latest news<br />

for décades, Liu appropriâtes mis "Madison Avenue" term, apparently<br />

inadvertently, for a différent purpose altogether. She defmes this odd<br />

expression several times, first (on p. 13) as "a linguistic monstrosity that<br />

thrives on the excess of its presumed meanings by virtue of being exposed<br />

to, or thrown together with, foreign etymologies and foreign languages.<br />

The super-sign escapes our attention because it is made to camouflage the<br />

traces of that excess through normative etymological procédures and to<br />

disavow the mutual exposure and transformation of the languages."<br />

If this isn't terribly clear, it apparently was less tfian completely<br />

transparent to the author herself who two paragraphs later tries again:<br />

"What is a super-sign? Properly speaking, a super-sign is not a word but a<br />

hetero-cultural signifying chain that crisscrosses the semantic fields of two<br />

or more languages simultaneously and makes an impact on the meaning of<br />

recognizable verbal units, whether mey be indigenous words, loanwords,<br />

or any other discrète verbal phenomena that linguiste can identify within<br />

particular languages or among them. The super-sign émerges out of the<br />

interstices of existing languages across the abyss of phonetic and<br />

idéographie différences."<br />

Again, if this falls short of ample clarity, Liu tries a third time one<br />

paragraph later (p. 14): "In short, the super-sign exemplifies the semiotic<br />

opérations of translingual speech and writing by acting out the verbal unit<br />

of one language and simultaneously displacing its signification onto a<br />

foreign language or languages, always in what one might call an occulted<br />

movement of thrown-togetherness." We shall return to what is going on<br />

hère, if anyûung, but let us look at the prime example of the criminal<br />

"super-sign."<br />

Liu's second chapter, entitled "The Birth of a Super-Sign," détails<br />

the principal culprit of her study. After a long citation from Black Skin,<br />

510


Comptes rendus<br />

White Masks (the title is given hère and elsewhere as Black Skin and White<br />

Masks) by the Martinican psychoanalyst and revolutionary Franz Fanon<br />

(1925-61), she begins (p. 31): "Never has a lone word among the myriad<br />

languages of humanity made so much history as the Chinese character yi<br />

35-" This is quite a generalization, to say the least, but Liu is just warming<br />

up: "By history I mean world history. Countless events and fantastic happenings<br />

hâve corne to pass over the last two centuries [World War II? The<br />

Great Leap Forward? - JF], but none could rival the singularity of the<br />

Chinese word yi in its uncanny ability to arouse confusion, anxiety, and<br />

war. Yi is one of those monstrous créatures one must reckon with, subdue,<br />

destroy, or exile before it cornes back to haunt us." I was unaware that a<br />

single word was capable of starting wars, but Liu's suggested désire to<br />

"destroy," "exile," or "subdue" it sounds almost as violent. What could<br />

possibly be in a name? Sticks and stones?<br />

Liu is decidedly not advising that we find a proper translation for yi;<br />

she even suggests that translation as such may be impossible. Her point is<br />

that the British seized on this term to mean "barbarian," and after their<br />

victory in the Opium War they demanded that the Chinese term be stricken<br />

from ail treaties. Chinese and Manchu protestations to the contrary, it was<br />

excised. Thus, yi meaning "barbarian" became a super-sign, which Liu<br />

tells us repeatedly is a "monstrosity."<br />

Did yi truly signify "barbarian" (meaning the opposite of civilized or<br />

cultured), or did it simply mean "foreign" or "alien"? In the middle of a<br />

dispute between two parties - in this instance, the British and the Qing<br />

empires - the involved parties are the last entities one should turn to for a<br />

clear understanding of the issue at hand. That is why I tried to médiate the<br />

dispute by invoking a third party outside the clash and avant le fait. Japanese<br />

Neo-Confucians of the seventeenth and eighteenth century clearly<br />

thought that yi meant "barbarian" (as in uncouth, uncivilized); some accepted<br />

the désignation for themselves and hoped Japan would improve and<br />

become more like China, while others (as in the case of Asami Keisai,<br />

cited above, and others) found the désignation offensive. In both instances,<br />

however, there was no doubt in the least concerning the connotation of the<br />

term yi (and there was, of course, no intermediate English term). And, if<br />

511


Comptes rendus<br />

devout Neo-Confucians were deemed "uncivilized," what about the Westerners<br />

of the nineteenth century who accepted none of the moral or ethical<br />

principles of the Confucian tradition?<br />

The next chapter, entitled "Figuring Sovereignty," picks up the pace<br />

of this same thème and attempts to problematize "China" itself. This is a<br />

worthy objective, the kind of project that should be undertaken by<br />

someone trained in historical linguistics. Liu is, unfortunately, not that<br />

person, as her analyses are continually lessened by wide-ranging, political<br />

charges of racism and the like. Thus, the scholar Frank Dikotter is attacked<br />

(p. 72-73) for inserting "race" into a discussion of Chinese views of the<br />

outside world, and several pages later the Japanese (ail of them?) are<br />

attacked for using the term Shina for China, which she claims was "a<br />

racial marker in Meiji Japan" (p. 79). If this assertion isn't sufficiently<br />

extrême, several lines later we learn that Shina was adopted by the<br />

Japanese "to name a China for the purpose of Japanese colonial conquest."<br />

Again, I think words are given crédit for forces beyond their control.<br />

Nonetheless, the "renaming literally inscribed the désire of impérial Japan<br />

to mimic Western civilization by mimicking Western imperialism. The<br />

mirror of colonial mimicry captured the object of its imitation with a<br />

faithfulness that cast a sinister light back on the exemplarity of the<br />

Western powers that pursued imperialism in the name of civilization"<br />

(ibid.JThere is much spéculation in this chapter about the origin of the term<br />

"China" and its relationship to Sanskrit cïna, believed by many to be its<br />

ancestor and the antécédent of Japanese Shina. This discussion ail but<br />

pleads for a linguist's hand, but alas it never materializes. Instead, we are<br />

taken down a number of roads that become dead ends quickly, often involving<br />

languages that Liu should probably hâve refrained from mentioning<br />

to spare herself certain embarrassment. For example, in rehearsing a<br />

Chinese scholar's argument, she mentions "the Hebrew term Ciyniym from<br />

the Old Testament Book of Isaiah" (p. 264). This is an utterly bizarre<br />

transcription of Biblical Hebrew "Sinim" (the romanization she soon cites<br />

from the King James translation of the Hebrew Bible, which is, incidentally,<br />

préférable to "Old Testament"). Although Isaiah probably knew<br />

512


Comptes rendus<br />

nothing of "China," Sinim is largely of linguistic interest as the possible<br />

origin of Modem Israeli Hebrew "Sin" (meaning China).<br />

Before proceeding further with the substance of this chapter, it is<br />

worth noting the numerous errors that crop up in it. Some may consider<br />

this nitpicking, but I think that, although we ail are subject to lapses and<br />

mistakes, a pattern of consistent errors offers dues to the depth and<br />

soundness of one's scholarship. Thus, for example, we learn several times<br />

that "in the Wade-Giles romanization system" the dynastie name Qin is<br />

rendered "Chin" (p. 78); this should, of course, be Ch'in. Later, the city of<br />

Canton is given in pinyin as Zhuangzhou (p. 103); this should, of course,<br />

be Guangzhou. And, for some unexplained reason, the Zongli yamen, the<br />

Qing dynasty's first foreign ministry, is often given in Wade-Giles<br />

transcription, Tsungli yamen (p. 107), and sometimes in pinyin. However,<br />

thèse are meaningful errors only because of their frequency 3 . A more<br />

significant error is the statement (p. 75) that the "Qing rulers were from<br />

the nomadic Manchu tribes of the North who had overthrown the Ming<br />

dynasty and imposed their impérial rule on the native population in 1644."<br />

First of ail, the Manchus were semi-nomadic, not nomadic (like the<br />

Mongols), as they engaged in a limited amount of agriculture even if they<br />

preferred not to. Far more important, though, is the glaring historical fact<br />

that the Manchus did not conquer the Ming (although this is a widespread<br />

perception). The rebel Li Zicheng (1606-1645) brought down the Ming<br />

dynasty and had himself installed as emperor, albeit with a rather short<br />

half-life. The Manchus reached accord with the Ming gênerai Wu Sangui<br />

(1612-1678) and were invited into China.<br />

This is not simply an error, though, for it betokens the larger thème<br />

of this book - namely, that the Chinese hâve always been victims of others:<br />

Westerners, northern peoples ("nomadic... tribes"), and later Japanese.<br />

Just when scholarship was returning agency to historically disenfranchised<br />

groups and examining how peoples hâve negotiated gender, ethnicity,<br />

nationality, and the like, Liu argues that the largest and most populous<br />

empire on the globe was a victim. Even when forced to admit that Chinese<br />

who confronted Westerners in the sixteenth-through-nineteenth centuries<br />

used a number of deprecatory expression for them - such as fangui HJ^L<br />

513


Comptes rendus<br />

or guizi M^F - it was the Euro-Americans who were to blâme: "It was<br />

thèse acts of violence [committed by Westerners against the local populace],<br />

rather than the exotic appearance of Westerners, that had contributed<br />

to the rise of the epithets/an gui and gui zi among the Cantonese and their<br />

spread to the rest of the country after the first Opium War." (p. 99). The<br />

évidence presented hère is extremely thin and begs for solid linguistic<br />

analysis, not vitriol inspired by the ire of a Franz Fanon.<br />

Chapter 4, "Translating International Law," is little changed from its<br />

earlier incarnation in Liu's edited volume, Tokens of Exchange (Duke<br />

University Press, 1999), and I hâve commented (largely favorably) on that<br />

chapter elsewhere 4 . Her next chapter contains some interesting material on<br />

the unique figure of Gu Hongming l|ï#i§$& (1857-1928) with his extraordinary<br />

éducation in both Chinese and Western languages and his undying<br />

affection for the Qing dynasty. This chapter also contains a number of<br />

passing mentions of the "Boxer Uprising" of 1900, which Liu prefers to<br />

represent by its Chinese-language désignation "Yihe Tuan" (or "Yihe<br />

Quan"). The Westerners at the turn of the last century dubbed this group<br />

Boxers because of the martial arts in which they engaged, practices they<br />

believed would make them impervious to Western bullets and which appeared<br />

to Westerners as if they were boxing. At one point she notes that<br />

Gu, too, disliked the term "Boxers" and wrote: "The name of the original<br />

legitimate first so-called 1900 society 'Yi-ho-t'uan' may be translated as<br />

'friendly society of good men and true' or 'society of honest men for<br />

mutual defence'" (p. 174). To leave this statement uncommented on, as<br />

Liu does, borders on the irresponsible. Gu Hongming was certainly playing<br />

with his Anglophone readers, but Liu knows full well (as Gu certainly<br />

did) that his translation is completely dishonest. "Yihe Tuan" might be<br />

rendered "righteous and harmonious group (or band)"; "Yihe Quan"<br />

would then be "righteous and harmonious fists," much as if it were the title<br />

of a kung-fu movie in which martial arts figured prominently. And, to<br />

suggest that they were a "popular nationalist movement" (p. 168) represents<br />

quite a leap over and beyond most non-PRC scholarship. However,<br />

what the Boxers shared with Gu Hongming was a nascent anti-imperialism,<br />

514


Comptes rendus<br />

in Liu's view, and a firm stance in défense of the motherland. Both win<br />

high marks in this book.<br />

Her penultimate chapter deals primarily with Ma Jianzhong's H$È<br />

JE, (1845-1900) efforts to write a Western-style grammar for the literary<br />

Chinese language at the end of the nineteenth century. The final product of<br />

his work was the Mashi wentong HiS&Ë. which Liu overtranslates as<br />

"Ma's universal principle of classical Chinese" (p. 191). This might hâve<br />

been an interesting contribution to scholarship on Ma's important book,<br />

but Liu sees it as "unique and important in that it speaks powerfully to the<br />

conditions of colonial abjection and complicity between military conquest<br />

and linguistic science in the nineteenth century and to the désire to<br />

transcend that abjection" (p. 194). Why? Largely, it would seem, because<br />

Ma (suffering from false consciousness, it would seem) used Western<br />

models for his grammar and followed Western assumptions about<br />

language that were current at the time, most insidiously by adopting the<br />

super-sign of "ci = word" in his analysis. This is a subject best handled by<br />

a trained linguist, and it would also hâve been wise for Liu to consult<br />

Banno Masataka's i§SJIE|Si (1916-1985) full-length biographical study,<br />

Chûgoku hindaika to Ba Kenchû ^ Hj/rftf-b t HiSÉ-lS (Ma Jianzhong<br />

and the modernization of China) 5 , the only such study written outside of<br />

Chinaïf one had any doubts about the over-riding political thrust of this<br />

work, Liu's conclusions will quickly allay them. Hère the events of the<br />

nineteenth century depicted in the core of the book are brought together<br />

with more récent acts of imperialist aggression and victimization as well<br />

as acts of foreign thievery from the Qing palace. Rather than finally summing<br />

up what she wishes us to take away from this book, Liu attempts<br />

something one might sympathetically call artistic by looking at foreign<br />

photographers of the impérial throne in Beijing. Westerners are the usual<br />

suspects lined up hère, of course, but Japanese photographers beginning<br />

with Japan's entrance into the family of imperialist nations at the time of<br />

the joint expédition to quell the Boxers take more than their share of the<br />

limelight. The book ends with a picture of a Japanese military photographier<br />

shooting Puyi's (1906-1967) re-enthronement under Japanese spon-<br />

515


Comptes rendus<br />

sorship in 1934, not from real life but from Bernardo Bertolucci's (b. 1940)<br />

highly imaginative récréation in his 1987 movie The Last Emperor. It<br />

should be noted that the latter is a fictionalized account. But that's already<br />

irrelevant for Liu. The new culprits are clearly the Japanese. This is of a<br />

pièce with the rise of Chinese nationalism both at home and abroad, and<br />

especially so among the expatriate académie community of Chinese in<br />

North America.<br />

Lydia Liu seems especially intent on leaving us with a theoretical<br />

contribution. Whether or not the "super-sign" will be picked up by other<br />

scholars remains a matter for the future to décide. If the past is any<br />

indication, then the adoption by many of "translingual practice" (Liu's<br />

essai at a theoretical contribution in her first book) would seem to be cause<br />

for optimism, though no one actually involved in the work of translation of<br />

whom I am aware has adopted it 6 . The Clash of Empires cornes with<br />

endorsements from several prominent scholars of modem Chinese history,<br />

who offer firm stamps of approval. My sensé, though, is that this is a work<br />

full of research but also equally full of posturing, and frequently the latter<br />

outstrips the former, thus allowing politics to run roughshod over<br />

scholarship.<br />

1 As translatée by Barry Steben in Sources of Japanese Tradition, Volume Two<br />

(1600-2000), Wm. Théodore de Bary, Carol Gluck, and Arthur E. Tiedemann,<br />

(éd.), New York : Columbia University Press, 2005, p. 93.<br />

2 Ibid., p. 95.<br />

3 Others include: "Chiying" should be Qiying (p. 57); gelangma (p. 199) is not<br />

a "translitération" but a transcription of "grammar" (not being an alphabetic<br />

language, there can, by définition, be no translitérations into or out of it);<br />

"Chiuta Itô" (p. 221) should be Itô Chuta; "Jiun-ichi Tsuchiya" (p. 221) should<br />

be Tsuchiya Jun'ichi; "Lejzer L. Zamenhof ' (p. 243) should be Ludwig Lejzer<br />

Zamenhof; the chapters from The Cambridge History of China dealing with<br />

Qing foreign relations do not appear in "vol. 2, pt. 2" (p. 251) but in volume 11<br />

(perhaps she read the Roman numéral "II" as a 2).<br />

4 '"Like Kissing Through a Handkerchief : Traduttore Traditore," China<br />

Review International, 8.1 (Spring 2001), 1-15.<br />

5 Tokyo University Press, 1985.<br />

516


Comptes rendus<br />

6 Incidentally, the word "translingual" appears in no dictionaries of which I am<br />

aware, including the Oxford English Dictionary.<br />

Joshua A. Fogel<br />

York University, Toronto<br />

Barbara Mittler, A Newspaperfor China? Power, Identity, and Change<br />

in Shanghai's News Media, 1872-1912, Cambridge (Mass.), London :<br />

Harvard University Asia Center (Harvard East Asian studies monographs<br />

226), 2004. xvi-504 pages<br />

A Newspaperfor China ? est le produit d'une recherche concertée lancée<br />

en 1994 à l'université de Heidelberg où Rudolf Wagner anima le projet<br />

« Développement d'une sphère publique chinoise » et incita quelques-uns<br />

de ses étudiants à l'étude de la presse chinoise à la fin du XIX e et au début<br />

du XX e siècle. Outre plusieurs travaux de R. Wagner lui-même, dont le<br />

volume Joining the Global Public : Word, Image, and City in the Early<br />

Chinese Newspapers, 1870-1910, encore sous presse, qui réunit les<br />

contributions du groupe de recherche, il faut compter déjà les publications<br />

d'Andréa Janku et Natascha Vittinghoff ou encore de Julia Henningsmeier<br />

sur la revue illustrée Dianshi zhai huabao léSïJf Hlë-<br />

Barbara Mittler aborde l'histoire du journal Shenbao ^3|g non par sa<br />

chronologie, son organisation ou sa diffusion, mais à partir du contenu<br />

même de ses articles et de leur rhétorique, comme un ensemble de textes<br />

exprimant un phénomène culturel, bref, à partir du texte plutôt que du<br />

contexte. Son analyse tend à expliquer comment un périodique fondé en<br />

1872 dans la concession internationale de Shanghai, par un marchand<br />

britannique, Ernest Major, a pu devenir un journal « pour la Chine ».<br />

Barbara Mittler procède d'abord à une étude du Shenbao dans le<br />

contexte du journalisme naissant en Chine montrant comment ce journal se<br />

situe par rapport à la gazette impériale officielle (jingbao), dont il reprend<br />

les nouvelles. Si le Shenbao s'impose rapidement, c'est que, bien que<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

conçu par un étranger, il s'agit d'un journal chinois s'adressant aux Chinois.<br />

Qu'il s'agisse du format, de la mise en page, du style d'écriture ou du<br />

calendrier de parution, tout s'applique au public chinois. Les éditoriaux<br />

s'inspirent de la structure des essais « à huit jambes » (baguwen) ; les<br />

articles puisent aux formes littéraires traditionnelles.<br />

Dans un second chapitre, l'auteur s'efforce de prouver comment un<br />

nouveau style se fait jour, qui s'appuie pourtant sur l'autorité des Classiques,<br />

cités à tout propos, leur usage facilitant en réalité réforme et même<br />

révolution. B. Mittler s'arrête ensuite sur la reproduction des annonces de<br />

la gazette impériale qui eut d'abord pour but d'accroître les ventes. Adoptant<br />

les analyses de Marshall McLuhan, de Pierre Bourdieu et de Mikhaïl<br />

Bakhtine, elle met en lumière les transformations de la communication qui<br />

s'opèrent de la Chine traditionnelle à la Chine moderne, à travers la diffusion<br />

des nouvelles de la Cour par l'intermédiaire d'un journal commercial.<br />

La seconde partie de l'ouvrage ne porte plus sur le médium luimême,<br />

mais sur le lectorat du journal. À qui s'adresse-t-il et comment ?<br />

B. Mittler, qui appuie ses arguments aussi bien sur un choix d'articles que<br />

sur des éditoriaux ou des annonces publicitaires du Shenbao, évoque<br />

d'abord le public féminin. Il apparaît que la presse féminine, pas plus<br />

qu'un journal tel que le Shenbao, n'eurent d'effet sur l'émergence d'un<br />

mouvement féministe. L'auteur cherche ensuite à cerner le public shanghaïen<br />

qui, par ses liens étroits avec l'Occident, n'est évidemment pas celui<br />

du reste de la Chine. Enfin, B. Mittler évalue le rôle du Shenbao dans<br />

l'expression du nationalisme chinois. Elle considère, contrairement à<br />

certaines idées reçues, que le discours nationaliste des journaux chinois est<br />

rarement anti-impérialiste ou xénophobe, en prenant plusieurs exemples<br />

marquants (rébellion des Boxeurs, dispositions pour restreindre<br />

l'immigration chinoise aux États-Unis en 1902, boycott anti-américain de<br />

1905, révolution de 1911, mouvement du 4 mai 1919, etc). Si l'on souscrit<br />

volontiers à cette analyse, on ne doit pas oublier dans cette affaire (et<br />

l'auteur ne l'oublie pas) la censure imposée par les autorités de la concession<br />

internationale, ni l'auto-censure.<br />

Cet ouvrage très documenté pose d'excellentes questions sur le rôle<br />

de la presse dans l'évolution de la Chine en une période cruciale. Les<br />

518


Comptes rendus<br />

analyses mesurées de l'auteur, non seulement définissent la sphère du<br />

Shenbao, mais, à travers elle, montrent le poids de la presse dans le développement<br />

du nationalisme chinois, dans la production de la révolution<br />

chinoise et dans la révélation d'une identité chinoise. Cette influence est<br />

réelle, mais indirecte : « les journaux ont créé le contexte, mais ils n'ont<br />

pas fourni le texte du changement et de la révolution » (p. 416).<br />

Jean-Pierre Drège<br />

EPHE<br />

Christopher A. Reed, Gutenberg in Shanghai: Chinese Print Capitalism,<br />

1876-1937. Vancouver, Toronto : University of British Columbia Press<br />

(Contemporary Chinese Studies Séries), 2004. xvii-391 pages<br />

L'histoire du livre chinois est à la mode aux États-Unis et l'on ne peut que<br />

se réjouir que les travaux de Henri-Jean Martin, puis de Roger Chartier,<br />

aient fait école chez nos collègues sinologues d'outre-Atlantique, surtout<br />

depuis une dizaine d'années. Les travaux ont porté surtout jusqu'à présent<br />

sur l'histoire du livre de la Chine des Ming et des Qing. Le numéro spécial<br />

consacré à ce sujet par la revue Late Impérial China en 1996 a fait date \<br />

Depuis, les publications se succèdent à un rythme rapide. Mais la période<br />

de la Chine républicaine n'a pas retenu la même attention, et il faut savoir<br />

gré à Christopher Reed de s'y être attaqué.<br />

Le titre de l'ouvrage indique clairement la voie par laquelle l'auteur<br />

aborde la question, celle des techniques d'impression et du système économique<br />

qui donnent naissance au livre moderne. D'emblée, Reed pose<br />

plusieurs interrogations : d'où viennent les machines ? Comment ont-elles<br />

été modifiées pour imprimer du chinois ? Quelle est l'importance du<br />

contexte chrétien ? La société a-t-elle été transformée par les outils occidentaux<br />

? Car il s'agit bien d'une mutation du livre chinois qui s'opère<br />

sous la poussée occidentale, par un transfert de technologie et<br />

d'organisation. La mécanisation a en effet constitué le fondement matériel<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

qui a rendu possible le capitalisme chinois de l'imprimé. Le monde du<br />

livre est à cet égard exemplaire du processus de transformation culturelle,<br />

économique et sociale de la fin du XIX e siècle. La révolution mécanique<br />

qui a cours à cette époque est d'ailleurs considérée, comme on sait, après<br />

le passage du manuscrit à l'imprimé, comme la seconde des trois révolutions<br />

du livre dont la dernière se produit actuellement avec l'électronique.<br />

Le premier chapitre traite du transfert de la technologie imprimée<br />

occidentale en Chine entre 1807 et 1930. C'est l'ère du métal, de la vapeur<br />

et de la chimie. Reed reprend la question de l'application de la typographie<br />

occidentale à l'écriture chinoise en Chine même, question que l'on ne peut<br />

évidemment dissocier des essais d'impression du chinois en Europe, thème<br />

déjà abordé à plusieurs reprises, et encore tout récemment par Georg Lehner<br />

2 . Le rôle des missionnaires protestants, notamment de la London<br />

Missionary Society et de l'American Presbyterian Mission Press, y est<br />

analysé en détail. Aux aspects techniques de la typographie proprement<br />

dite, s'ajoutent ceux induits par l'utilisation de machines occidentales, puis<br />

japonaises, en Chine. Les presses à imprimer participèrent au mouvement<br />

de l'impérialisme occidental par une tactique « molle » couplée à la tactique<br />

« dure » des canons, comme se plaisait à le souligner le grand historien<br />

de l'imprimerie chinoise Zhang Xiumin. Le rôle de Shanghai dans<br />

cette diffusion technologique est capital, puisque c'est là que se déplace le<br />

monde de l'édition à la fin du XIX e siècle et qu'y naît le livre industriel.<br />

Avec raison, l'auteur consacre un long développement au livre lithographie<br />

entre 1876 et 1905. Le succès rencontré, pendant un temps, par le<br />

procédé lithographique en Chine est dû au fait que cette technique forme<br />

un compromis entre la xylographie et la typographie. La lithographie<br />

permet la mécanisation sans nécessiter de gros investissements, et préserve<br />

l'esthétique du livre, notamment la calligraphie. Le procédé est surtout<br />

connu par le Dianshi zhai que fonda Ernest Major qui publia le fameux<br />

Dianshi zhai huabao ièîî^sfB et créa le journal Shenbao ^f|j.<br />

C. Reed évoque également, parmi près de cent ateliers de lithographie, la<br />

maison Tongwen shuju |«]3t|}/lj, fondée par trois natifs en 1882, qui se<br />

spécialisa dans les réimpressions, ainsi que le Feiying guan llt5lf?t, P rc "<br />

520


Comptes rendus<br />

priété de Li Shengduo ^|§^ (1859-1934), célèbre bibliophile qui passe,<br />

dans un autre contexte, pour avoir produit de nombreux faux manuscrits de<br />

Dunhuang dans les années 1920.<br />

L'abandon de la lithographie intervient, semble-t-il, quand les fabricants<br />

de machines typographiques chinoises commencent à produire plus<br />

que les missionnaires, entre 1895 et 1900. À l'importation de machines à<br />

imprimer et à fabriquer le papier, succède une production locale qui ellemême<br />

succède à une phase de réparation des machines importées. Reed<br />

insiste sur la différence essentielle (déjà signalée ailleurs) entre la Chine et<br />

l'Occident qui tient à ce qu'en Chine une même entreprise assure à la fois<br />

l'édition et l'impression (et la vente) de ses publications. D'où la nécessité,<br />

dans la lignée de L'Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean<br />

Martin, d'une histoire pluridisiciplinaire, prenant en compte aussi bien les<br />

aspects techniques que sociaux et économiques ou culturels.<br />

Les transformations qui touchent le monde éditorial se traduisent par<br />

une organisation nouvelle. L'imprimerie est l'un des premiers secteurs à se<br />

structurer en guildes et en associations commerciales. Ces transformations<br />

ont plusieurs causes : l'accroissement du nombre des lettrés reçus aux<br />

examens, l'installation à Shanghai de nombreux lettrés du Jiangsu et du<br />

Zhejiang à la suite de la révolte des Taiping, le renouveau des écoles privées,<br />

etc. Les lettrés, à Shanghai, se partagent en gros entre ceux qui œuvrent<br />

à l'intérieur du système bureaucratique, avec des visées réformistes,<br />

et ceux qui s'engagent à l'extérieur en devenant entrepreneurs industriels.<br />

C'est la rencontre de deux milieux, celui des techniciens issus des imprimeries<br />

missionnaires et celui des lettrés réformistes ouverts à une évolution<br />

de l'éducation qui donne l'impulsion nécessaire à l'extraordinaire<br />

développement des Presses commerciales de Shanghai (Shangwu yinshuguan,<br />

The Commercial Press Ltd.), fondées en 1897, entreprise qui symbolise<br />

le capitalisme de l'imprimerie et de l'édition pendant toute la première<br />

moitié du XX e siècle.<br />

C. Reed revisite en détail l'histoire des Presses commerciales, rythmée<br />

par ses succès et ses échecs, ceux-ci rapidement surmontés. Amorcée<br />

il y a 35 ans, l'étude des Presses commerciales s'est beaucoup enrichie<br />

depuis quelques temps grâce à l'ouverture des archives et à la mémoire des<br />

521


Comptes rendus<br />

collaborateurs de cette énorme entreprise qui produisit à elle seule environ<br />

un tiers du marché du livre chinois. L'auteur associe aux Presses commerciales<br />

les deux autres grandes sociétés éditoriales que furent Zhonghua<br />

shuju (China Book Co.) et Shijie shuju (World Book Co.), créées toutes<br />

deux par des anciens collaborateurs des Presses. À elles trois, ces entreprises<br />

parvinrent à assurer 65 % de la production livresque chinoise. Donnant<br />

l'exemple aux deux autres, les Presses commerciales furent rapidement<br />

servies par une nouvelle génération d'éditeurs, hommes d'affaires plutôt<br />

que lettrés, intéressés par des marchandises qui se trouvaient être des<br />

livres 3 . Le développement de ces trois maisons est dû d'abord à<br />

l'explosion du marché du livre scolaire, puisque l'on comptait 100 000<br />

élèves pour 4 000 écoles en 1905 et 13 millions d'élèves pour 230 000<br />

écoles en 1937. Il profita en outre du changement fréquent des programmes<br />

scolaires, parfois aussi répétés que celui des ministres de l'éducation.<br />

En étudiant les influences réciproques des cultures mentales et<br />

matérielles qui ont permis à la ville de Shanghai de devenir le principal<br />

centre intellectuel, culturel et éducatif de la Chine, Reed, selon ses propres<br />

termes, a pour objectif de montrer que le développement technologique de<br />

la Chine au XIX e siècle n'a pas été freiné par sa culture, contrairement à ce<br />

que certains prétendent et que la modernité chinoise n'est pas seulement<br />

un phénomène culturel. Pour lui, l'utilisation sélective et délibérée de la<br />

technologie occidentale et l'évolution des valeurs traditionnelles ont<br />

permis à la Chine de rencontrer l'Occident de manière constructive.<br />

Il n'est pas possible ici de rendre compte de la richesse de l'ouvrage<br />

de C. Reed, qui prend place dans une perspective croisant l'histoire du<br />

livre, traitée heureusement sous sa forme globale, et l'histoire de Shanghai,<br />

métropole qui connaît depuis peu une nouvelle révolution économique.<br />

Aux nombreuses questions qu'il pose, l'auteur apporte des réponses<br />

stimulantes.<br />

1 Voir l'article bibliographique de Michela Bussotu in Revue bibliographique<br />

de sinologie 1998, p. 53-68.<br />

522


Comptes rendus<br />

2 G. Lehner, Der Druck chinesischer Zeichen in Europa: Entwicklungen im 19.<br />

Jahrhundert, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag, 2004 (compte rendu à paraître<br />

dans BEFEO, 92, 2005).<br />

3 Sur ce sujet, voir mon article, « Le livre, une marchandise ? Les conceptions<br />

du livre aux Presses commerciales de Shanghai, 1903-1937 », à paraître.<br />

Jean-Pierre Drège<br />

EPHE<br />

Patrick Hanan, Chinese Fiction of the Nineteenth and Early Twentieth<br />

Centuries, New York : Columbia University Press (Master of Chinese<br />

Studies, vol. 2), 2004. vi-285 pages<br />

On connaît évidemment Patrick Hanan pour ses travaux sur le huaben<br />

(The Chinese Vernacular Story, 1981) et sur Li Yu (The Invention ofLi Yu,<br />

1988), un des maîtres du genre, dont il a rendu en anglais un recueil de<br />

contes (A Tower for the Summer Heat, 2004). Délaissant sa période de<br />

prédilection, il s'attaque ici aux œuvres de fiction du XIX e siècle et des<br />

débuts du XX e , qu'il appréhende dans leur rapport à la tradition chinoise et<br />

à la culture occidentale, afin d'analyser en définitive l'essor du roman<br />

chinois moderne - c'est du reste sous ce titre que son livre est sorti des<br />

presses un peu avant dans sa version chinoise ' -, à tout le moins quelquesunes<br />

de ses tendances créatives. Son approche est placée sous le signe de<br />

ce qu'on appelait jadis les relations littéraires, lesquelles sont déclinées en<br />

l'occurrence sous l'angle des influences ou de l'intertextualité, de<br />

l'imitation et de l'originalité, ainsi que des transmissions interculturelles.<br />

L'ouvrage se présente comme un recueil d'essais récents dont huit,<br />

sur les onze réunis, nous étaient déjà accessibles : ils avaient été confiés à<br />

des revues - notamment au Harvard Journal ofAsiatic Studies - ou à des<br />

ouvrages collectifs. L'un d'eux avait paru anonymement, et les trois derniers<br />

étaient inédits. Certains sont reproduits sous des intitulés nouveaux<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

ou sous des formes remaniées. Travaux indépendants au départ, qu'il est<br />

possible de lire séparément, ils se chevauchent et se répètent inévitablement<br />

en maints endroits, ce qui pour autant n'ôte rien à la valeur de<br />

l'ensemble, précieux par les informations minutieuses apportées et<br />

l'interprétation qu'en fournit l'auteur.<br />

S'inscrivant en faux contre la thèse qui voudrait que le XIX e siècle<br />

ait été, en regard des deux siècles précédents, plutôt terne en matière de<br />

fiction, Hanan cherche à montrer qu'au contraire la production de cette<br />

époque, durant laquelle les écrivains chinois commencèrent à subir graduellement<br />

l'ascendant des œuvres occidentales, a été riche en inventions,<br />

qu'elle n'a cessé d'évoluer et que les meilleures œuvres annoncent celles<br />

qui paraîtront après l'appel lancé par Liang Qichao, en 1902, en faveur du<br />

Nouveau Roman. C'est sur ces œuvres qu'il se penche dans « La voix du<br />

narrateur avant la "révolution du roman" », l'essai qui ouvre le recueil, et<br />

tout particulièrement sur Fengyue meng ®^§£ (Rêve d'amour), un texte<br />

injustement ignoré à ses yeux - probablement parce que Lu Xun le passe<br />

sous silence dans sa Brève histoire du roman chinois (1923) -, dont<br />

l'édition la plus ancienne qui nous soit parvenue est de 1883. Il se focalise<br />

sur un des paramètres du récit, non pas la « perspective » chère à la critique<br />

occidentale, mais la « voix » du narrateur (la « voix », de même que la<br />

« perspective » étant entendus ici au sens de Genette) : c'est-à-dire la<br />

façon dont la narration se trouve impliquée dans le récit. Le narrateur, en<br />

effet, est tenu habituellement dans la fiction chinoise traditionnelle pour<br />

l'élément le plus statique. Hanan distingue quatre « voix », et partant<br />

quatre grands groupes de romans : celles du « conteur personnalisé », de<br />

l'« auteur virtuel », du « narrateur minimal » et de l'« auteur impliqué ».<br />

L'essai suivant, « Rêve d'amour et roman de prostitution » renforce<br />

les conclusions tirées. Hanan y reprend sa lecture de Fengyue meng, où la<br />

« voix » est celle d'un « auteur virtuel », mais sans plus s'en tenir uniquement<br />

au problème du narrateur. La structure symétrique et complexe de<br />

Fengyue meng - qui juxtapose les récits parallèles de cinq courtisanes -<br />

est novatrice, et surtout il s'agit du premier roman de la ville : non seulement<br />

du fait du lieu de l'action (Yangzhou) et des descriptions qui en sont<br />

524


Comptes rendus<br />

offertes, mais aussi en raison du lien qui est établi avec la culture de cette<br />

cité.<br />

Après avoir considéré les choses du strict côté chinois, Hanan les<br />

envisage du côté occidental. Il consacre successivement quatre essais aux<br />

interventions des Occidentaux - à savoir essentiellement les missionnaires<br />

chrétiens -, interventions qui se sont exprimées d'abord soit par le biais de<br />

traductions, soit par celui de créations de leur cru, et furent invariablement<br />

le fruit d'une collaboration avec un assistant indigène. Il constate qu'elles<br />

démarrent très tôt, dès la fin des années 1810, alors qu'il faudra attendre la<br />

fin du XIX e siècle pour disposer des premières traductions relevant<br />

d'initiatives autochtones : les aventures de Sherlock Holmes datent de<br />

1896, la mythique adaptation de La Dame aux camélias par Lin Shu de<br />

1899.<br />

Dans « La littérature missionnaire du XIX e siècle », Hanan indique<br />

comment les missionnaires chrétiens se sont mis, pour les besoins de leur<br />

apostolat, à rédiger ou à adapter en chinois des œuvres littéraires à fort<br />

contenu religieux. Le premier « roman missionnaire » remonte à 1819, et<br />

celui qui a multiplié le plus les assauts de zèle dans cette tâche est<br />

l'étonnant Karl Gtitzlaff (1803-1851), missionnaire protestant originaire de<br />

Poméranie devenu plus tard interprète des Anglais, «un croisement<br />

d'ecclésiastique et de pirate, de charlatan et de génie, de philanthrope et<br />

d'escroc » (dixit Arthur Waley) : on lui doit sept ou huit œuvres, parues<br />

dans les années 1830. Nonobstant, l'ouvrage le plus important, bien qu'il<br />

n'ait rien de spécifiquement chrétien, est le résumé, plus que la traduction<br />

abrégée, du roman d'anticipation d'Edward Bellamy (1850-1898), un<br />

socialiste utopique, Looking Backward, 2000-1887 (1888), qui devait<br />

attirer l'attention des réformateurs chinois : le héros, en proie aux insomnies,<br />

est endormi par hypnose en 1887, à Boston, et il ne se réveille qu'en<br />

l'an 2000, chez un docteur qui lui explique par le menu le fonctionnement<br />

de la nouvelle société édifiée dans l'intervalle, une société idéale aux<br />

antipodes du monde inégalitaire d'antan. Achevée en 1891 par l'Anglais<br />

Timothy Richard (1845-1919), cette version du livre de Bellamy circula<br />

anonymement en fascicules avant d'être reprise en volume, en 1894, sous<br />

le titre de Bainian yijiao H^~~Jt (Cent ans de sommeil). Deux traits<br />

525


Comptes rendus<br />

caractérisent le « roman missionnaire » en général : sa propension, à<br />

compter de 1850, à s'adresser davantage à un public d'enfants qu'aux<br />

lecteurs adultes, et sa tendance à délaisser peu à peu les formes traditionnelles<br />

du roman chinois pour des formes s'inspirant directement du roman<br />

étranger.<br />

Deux autres essais, « Le premier roman traduit en chinois » et « Les<br />

œuvres de fiction traduites dans les premiers temps du Shenbao », sont<br />

réservés aux hommes qui gravitaient dans l'orbite du Shenbao ^$g (Les<br />

Nouvelles de Shanghai), journal missionnaire basé à Shanghai. En mai et<br />

juin 1872, alors qu'il n'existait que depuis quelques semaines, le Shenbao<br />

publia dans ses colonnes des extraits traduits de Swift, Washington Irving<br />

et Frederick Marryat, et dès l'année suivante, et jusqu'en 1875, la revue<br />

qui lui était associée, Yinghuan suoji ïlUïïitfB (Notes diverses sur le<br />

monde), l'ancêtre des magazines littéraires en Chine, proposa en feuilleton<br />

la version chinoise intégrale d'un long roman, Xinxi xiantan HJf ^Hffifè<br />

(Propos oisifs du matin au soir). Le titre de l'œuvre originale, pas plus que<br />

le nom de l'auteur, n'étaient mentionnés, et Hanan les révèle : il s'agit de<br />

Night and Morning (1841) le roman du Britannique Edward Bulwer<br />

(1803-1873). Il identifie à leur tour les traducteurs, qui seraient Edward<br />

Major, le propriétaire-gérant du Shenbao, et Jiang Qizhang, un de ses deux<br />

éditeurs en chef. Adoptant l'approche descriptive-explicative des<br />

Descriptive Translation Studies (dans l'optique de Gideon Toury), où la<br />

traduction est conçue comme processus, produit et fonction, Hanan<br />

compare le travail des gens du Shenbao à celui de Lin Shu. D'où il ressort<br />

que celui qui « assimile » le plus n'est pas celui qu'on croit, et que Lin<br />

Shu, dont on raille avec raison les libertés qu'il prenait avec le textesource<br />

- omissions et autres altérations volontaires -, a davantage veillé à<br />

en préserver les traits et le contexte culturel que ne l'ont fait ses devanciers.<br />

Dans l'essai intitulé « Le Nouveau Roman avant le Nouveau Roman :<br />

le concours de fiction de John Fryer », Hanan s'arrête sur un troisième<br />

mode d'intervention occidental, mais dont l'effet sur le roman chinois a eu<br />

des répercussions plus immédiates : le concours littéraire, et doté d'un prix<br />

en argent, organisé en 1895 par John Fryer (1839-1928), sujet britannique<br />

526


Comptes rendus<br />

qui séjournait depuis trois décennies en Chine où il traduisait des textes<br />

scientifiques et techniques pour l'arsenal du Jiangnan à Shanghai. Profitant<br />

du climat politique de l'époque - la Chine et le Japon venaient de signer le<br />

traité de Shimonoseki -, et obnubilé par ce qui lui semblait être les trois<br />

maux de la société chinoise - l'opium, la dissertation aux examens officiels<br />

et les pieds bandés - il invita les citoyens chinois à lui adresser des<br />

manuscrits sur ce thème, des récits réalistes qui délivreraient un message<br />

réformiste dramatisé suggérant des remèdes. Des 162 œuvres soumises,<br />

nous ne savons que ce que Fryer en consigne dans le compte rendu qu'il<br />

en fit car elles ne furent pas publiées, mais deux romans hors compétition,<br />

parus la même année en se conformant aux règles édictées par Fryer, ont<br />

survécu, qu'on est en droit de tenir pour les deux premiers romans modernes<br />

proprement chinois, si on admet qu'il fallait pour cela qu'ils traitassent<br />

de la crise de la nation et qu'ils en traitassent selon des méthodes qui ne<br />

devaient plus rien à la tradition : Xichao kuaishi H^H'Rjfe (Histoire délectable<br />

d'un âge glorieux) et Hualiu shenqing zhuan 7£$P$fcfjf'p(f (L'Amour<br />

entre courtisanes).<br />

Avec l'essai intitulé « La deuxième étape de la traduction vernaculaire<br />

», Hanan se situe derechef du côté des Chinois, pour s'interroger sur<br />

les premières traductions initiées par eux en langue vulgaire. Dorénavant,<br />

ce ne sont plus les œuvres d'un tandem sino-occidental, mais d'un Chinois<br />

seul, preuve que l'apprentissage des langues étrangères a progressé rapidement.<br />

Il s'intéresse au roman de Jules Verne, Deux ans de vacances,<br />

dont la première partie fut traduite par Liang Qichao, en 1902, et la seconde<br />

par Luo Pu, en 1903, non pas à partir du français, mais sur la base<br />

de la version nippone, elle-même retraduite de l'anglais. Il s'intéresse<br />

aussi à un roman de Fortuné de Boisgobey (1821-1891), Margot la balafrée<br />

- Dushe quan IS^IHI, Dans les anneaux du serpent (1903-1906) -<br />

qui annonce une longue série de romans policiers (zhentan xiaoshuo).<br />

Traduit en 1903, de l'anglais, par Zhou Guisheng (1863-1926), il est<br />

agrémenté de notes et de commentaires de Wu Jianren (1866-1910).<br />

Wu Jianren, précisément, est au centre d'un essai. Dans « Wu Jianren<br />

et le narrateur », Hanan revient sur le thème de la création, mais en<br />

527


Comptes rendus<br />

jugeant cette fois les romans parus en aval de l'appel de Liang Qichao. S'il<br />

choisit de le faire par le biais de Wu Jianren, c'est qu'une partie de son<br />

œuvre est antérieure audit appel, et que de tous les romanciers notables de<br />

la fin des Qing il est celui qui s'est hasardé le plus hardiment aux expérimentations<br />

stylistiques, spécialement en ce qui concerne la narration.<br />

Comme il ne pratiquait aucun idiome étranger, l'influence des romans<br />

occidentaux s'est exercée sur lui par le truchement des traductions, ou par<br />

ce qu'on pouvait lui en raconter. Hanan s'attache plus particulièrement à<br />

trois œuvres, qui appartiennent au registre des romans de dénonciation ou<br />

romans accusateurs : Ershinian mudu zhi guai xianzhang —-f-^pjËif^fèJS<br />

ÏHT^ (D'étranges phénomènes observés au cours de ces vingt dernières<br />

années, 1903-1910), Xin Shitouji 0r59lîfB (Les Nouvelles Mémoires de<br />

la pierre, 1905-1908) - le narrateur, et protagoniste principal, est ici Baoyu,<br />

d'où ce titre, référence au Shitouji, le Hongloumeng (Le Rêve dans le<br />

pavillon rouge) - et Shanghai youcanlu A^MWIr^^sk (Aventures shanghaïennes,<br />

1907). Dans ces trois romans, la narration est assumée par un<br />

personnage unique, et à la focalisation omnisciente des romans traditionnels<br />

se substitue ici la focalisation restreinte d'un héros naïf et ignorant qui<br />

mûrit peu à peu grâce à l'éducation qu'il reçoit et à l'expérience : Ershinian<br />

mudu zhi guai xianzhang est un récit à la première personne, les deux<br />

autres des récits à la troisième personne.<br />

De Wu Jianren, il est encore question dans « Les relations littéraires<br />

spécifiques de La Mer des regrets », mais à propos d'un « roman romantique<br />

», Hen hai |j||§ (1906), dont Hanan a par ailleurs établi une version<br />

anglaise {The Sea of Regret. Two Turn-of-the-Century Chinese Romande<br />

Novels, 1995). En fait, ce livre doit plutôt se lire comme une critique du<br />

roman d'amour, et comme une réponse à deux autres romans, le récit<br />

censé être celui d'une courtisane de Shanghai - Lin Daiyu - qui emprunte<br />

la forme du journal, Beinan shimoji $£It#p7^iE (Récit de mon ordalie,<br />

1901), et le roman plus authentiquement romantique d'un inconnu, qui<br />

signe Fu Lin, Qin hai shi ^줂 (Pierres dans la mer, 1906). Pour Wu<br />

Jianren, l'amour romantique est pure lubie, et il définit la fonction du qing<br />

528


Comptes rendus<br />

(l'amour) comme un stimulus émotionnel poussant à accomplir les obligations<br />

familiales et sociales.<br />

Dans « Le roman autobiographique de Chen Diexian », Hanan passe<br />

en revue une séries de romans d'amour des années 1910, et avant tout<br />

Huangjin sui M±B (1913) de Chen Diexian fâSfâlll (1879-1940), qu'il a<br />

aussi traduit (The Money Démon. An Autobiographical Romance, 1999).<br />

Ce Bildungsroman, qui retrace la vie de son auteur depuis sa naissance<br />

jusqu'à ses vingt ans, marque un pic de la tendance autobiographique dans<br />

le roman chinois, laquelle prend au moins sa source dans le Hongloumeng.<br />

Le dernier essai, « La technique romanesque de Lu Xun », fait écho<br />

à plusieurs thèmes soulevés dans les pages précédentes, par exemple celui<br />

de la « voix » du narrateur. Hanan insiste sur deux points : les recherches<br />

effectuées par Lu Xun sur la littérature étrangère des pays dont la situation<br />

était comparable à celle de la Chine afin de s'en inspirer éventuellement,<br />

et son usage débridé de l'ironie.<br />

1 Zhongguo jindai xiaoshuo de xingqi 4 , HSfVjH.ftfr57^£ (L'Essor du roman<br />

chinois moderne), trad. par Xu Xia ^ft, Shanghai : Shanghai jiaoyu chubanshe,<br />

2004. Cette version est augmentée d'une postface intitulée fll^îïfcfStïïJ<br />

tn^ftli'jA (« Le Professeur Hanan, l'homme et sa vie de recherche »)<br />

Angel Pino<br />

Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne<br />

Han Bangqing, The Sing-song Girls of Shanghai, first translated by Eileen<br />

Chang, revised and edited by Eva Hung, Columbia University Press :<br />

New York, 2005. xxviii-554 pages<br />

C'est, je crois, la première traduction, en quelque langue que ce soit, du<br />

Haishang hua liezhuan M-hfâ^W de Han Bangqing H^PJll (1856-<br />

1894), mentionné sous son zi, Ziyun -pf}, dans la traduction française de<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

Wang Jiann-Yuh parue chez Denoël en 1998 sous le titre Fleurs de<br />

Shanghai, celui du film de Hou Xiaoxian diffusé cette année-là. Mais ces<br />

189 pages ne contenaient que celles censées avoir un rapport avec le film<br />

alors que les 64 chapitres du roman-fleuve sont dûment traduits dans la<br />

version anglaise. Le prologue, en revanche, préservé en français mais jugé<br />

conventionnel par Eileen Chang (Zhang Ailing ^&S5v, 1920-1995), y a<br />

été supprimé, malencontreusement puisqu'il explicite le titre, il est vrai en<br />

chinois. Ces «fleurs sur la mer» sont évidemment un anagramme de<br />

Shanghai, soulignant une caractéristique du roman que Patrick Hanan avait<br />

relevé, montrant la dette du roman envers le Fengyue meng MM 3? (Rêve<br />

d'amour), un ouvrage de semi-fiction préfacé par son auteur en 1848 mais<br />

peut-être imprimé seulement en 1883, et qui décrit les maisons de courtisanes<br />

de Yangzhou '.<br />

Curieusement, Hanan n'est cité qu'en quatrième de jaquette et ne figure<br />

ni dans le stimulant avant-propos de David Der-wei Wang ni dans la<br />

quinzaine de références incluant la traduction anglaise des Belles de<br />

Shanghai de Christian Henriot. In fine la vingtaine de pages d'Eva Hung<br />

sur le monde des courtisanes de Shanghai permet de mieux appréhender le<br />

roman, y renvoie et montre combien le terme sing-song girls est inapproprié.<br />

Cette concession commerciale a cependant le mérite d'évoquer un<br />

monde aboli, mais il n'est pas sûr que la traduction systématique des noms<br />

propres, sauf patronymes, sans distinction de sexe et de statut (p. 25 :<br />

« Whistler Tang made Prosperity Luo sit down »), n'ajoute pas au sentiment<br />

de confusion, alors que les personnages se chiffrent par centaines<br />

dans le dédale d'une topographie qui devient surréaliste.<br />

Dès 1926, Hu Shi avait publié une édition savante de ce chefd'œuvre<br />

de la littérature shanghaienne, qu'il plaçait très haut, sur le même<br />

plan que le Hongloumeng et au-dessus du Rulin waishi par sa construction<br />

organisée. En avait-il convaincu le public de ses lecteurs ? Le roman reste<br />

touffu, difficile, d'un réalisme froid, dépourvu de la pornographie qui fait<br />

l'attrait d'un Jiuweigui AJUÉà (1911) 2 . Surtout, les dialogues, qui occupent<br />

une place considérable, sont, selon les personnages, en un dialecte<br />

peu compréhensible en dehors de la région de Shanghai. Eileen Chang y<br />

530


Comptes rendus<br />

avait remédié en 1983 en publiant à Taipei une édition où tous les dialogues<br />

étaient traduits en mandarin. Mieux, elle y incluait la reproduction<br />

des illustrations originales caractéristiques du Shenbao ^$|j ; le roman<br />

avait en effet d'abord paru dans le premier bihebdomadaire chinois de<br />

fictions, le Haishang qishu $|Jiïïfl| (1892-1894), affilié au Shenbao et<br />

dirigé par Han Bangqing, dont la mort prématurée à 39 ans a probablement<br />

limité le nombre de chapitres du roman à 64. Est-ce qu'à la suite de son<br />

travail exemplaire, Eileen Chang aurait ressenti un certain désenchantement<br />

? Son Hongloumeng yan HISl^KÊ (Cauchemar du Hongloumeng),<br />

paru en 1977, montre la haute estime dans laquelle elle tenait le Haishanghua<br />

liezhuan. De sa traduction anglaise elle avait laissé plusieurs états.<br />

Eva Hung explique son propre travail, ingrat mais passionnant, dans un<br />

bref post-scriptum (p. 529-534). Sans doute peut-on regretter que la publication<br />

n'ait pas retenu les images de la Chine d'autrefois, n'ait pas inclu<br />

une traduction de l'importante postface d'Eileen Chang à son édition<br />

chinoise du roman-fleuve, ni n'ait permis par quelques glossaires ou index<br />

de repérer noms et notions, mais cette parution constitue un événement<br />

qu'il convient de saluer à sa juste valeur.<br />

1 Patrick Hanan, "Fengyue Meng and the Courtesan Novel", Harvard Journal<br />

ofAsiatic Studies 58/2 (December 1998), p. 345-372 ; réédité in Chinese Fietion<br />

of the Nineteenth and Early Twentieth Centuries (Essays by Patrick<br />

Hanan), New York : Columbia Univeristy Press, 2004, p. 33-57.<br />

Cf. Jean Duval, "The Nine-Tailed Turtle, Biography or 'Fiction of Exposure'<br />

?", in Milena Dolezelova-Velingerova (éd.), The Chinese Novel at the<br />

Turn ofthe Century, Toronto : University of Toronto Press, 1980, p.177-188.<br />

André Lévy<br />

Professeur émérite<br />

Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne<br />

531


Comptes rendus<br />

Frank Dikôtter, Lars Laamann, Zhou Xun, Narcotic Culture. A History<br />

ofDrugs in China, Londres : Hurst & Co., 2004. 319 pages<br />

Zheng Yangwen, The Social Life of Opium in China, Cambridge : Cambridge<br />

University Press, 2005. 241 pages<br />

Depuis l'après-guerre, les études sur l'opium en Chine relèvent, schématiquement,<br />

de trois grands types d'approche. La première, prenant pour<br />

objet l'action de Lin Zexu et les guerres de l'Opium, est tout simplement<br />

de l'histoire diplomatique. L'opium n'y est considéré qu'en tant<br />

qu'instrument des visées impérialistes britanniques. Aucun questionnement<br />

ne concerne l'ampleur ni les conséquences sociales de la pénétration<br />

de la drogue, considérées a priori comme désastreuses. La très grande<br />

majorité des recherches chinoises sont à ranger sous cette première bannière.<br />

Le second courant est apparu dans les années 1990, nourri essentiellement<br />

par les travaux d'historiens anglo-saxons. Il a pour objet les différentes<br />

politiques de l'opium menées au XX e siècle. De remarquables études<br />

ont ainsi permis d'établir l'importance des revenus de l'opium dans<br />

l'entreprise d'unification nationale du Guomindang (Alan Baumler, Edward<br />

Slack). D'autres interprètent de façon convaincante les campagnes<br />

orchestrées contre la drogue comme autant d'occasions pour l'État<br />

d'affirmer son pouvoir et de mettre en scène sa légitimité (Zhou Yongming,<br />

Joyce Madancy).<br />

Orientées respectivement vers la diplomatie et la politique, les deux<br />

types d'approches que nous venons de mentionner ont donc complètement<br />

laissé de côté l'étude de la demande. Indiscutablement, la consommation<br />

demeurait jusqu'à très récemment l'angle mort de la recherche sur l'opium.<br />

Les deux ouvrages qui nous intéressent ici témoignent de l'émergence<br />

d'un troisième courant de recherches sur l'opium, qui vise précisément à<br />

étudier la dimension sociale de la drogue, à replacer la consommation dans<br />

son contexte social, pour ne plus envisager simplement le fumeur comme<br />

la victime passive des politiques de l'offre.<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

Résultat de recherches menées par Frank Dikôtter, Lars Laamann et<br />

Zhou Xun, Narcotic culture se rattache très explicitement, dès son introduction,<br />

à la question de la consommation.<br />

Dans sa perspective générale, le livre offre deux intérêts principaux.<br />

En adoptant dans les premiers chapitres un point de vue géographiquement<br />

élargi, il remet d'abord bien en perspective la consommation d'opium en<br />

Chine aux XVIII e et XIX e siècles. En effet, la consommation d'opiacés<br />

était alors également largement répandue en Europe, en Inde et dans<br />

d'autres pays. La Chine ne se singularisait que parce que l'opium y était<br />

non pas ingéré (pensons au laudanum de Baudelaire), mais fumé. Les<br />

auteurs reviennent, dans la conclusion, sur l'idée intéressante d'une sorte<br />

d'affinité structurelle profonde en Chine entre fumée et consommation de<br />

drogues.<br />

Sur un autre plan, bien que l'opium constitue indéniablement le plat<br />

de résistance, l'ouvrage s'ouvre largement à la question encore trop peu<br />

explorée des drogues d'un genre nouveau qui apparaissent à la fin du XIX e<br />

siècle (morphine, héroïne). Ces substances s'imposèrent alors comme une<br />

alternative nouvelle à l'opium. Le chapitre consacré à la morphine suggère<br />

que, consommée en injections, cette drogue a été bien accueillie par les<br />

consommateurs chinois grâce à un terreau culturel favorable. En effet,<br />

s'apparentant à l'acuponcture, le procédé apparaissait d'emblée à la population<br />

comme familier et revêtu de connotations positives.<br />

En guise de problématique, les auteurs annoncent leur volonté de<br />

démonter le mythe d'une Chine anémiée par la consommation d'opium,<br />

avec tous ses avatars : la fumerie comme lieu infâme, le consommateur<br />

systématiquement rendu à l'état de squelette, la nécessité pour lui<br />

d'augmenter indéfiniment sa dose quotidienne de drogue, etc. Au contraire,<br />

ils insistent sur les bienfaits de l'opium comme remède. La démonstration<br />

est bien menée, même s'il faut signaler que le terrain était déjà balisé par<br />

un historien comme Richard Newman. Etrangement, les fumeries sont<br />

traitées en quatre petites pages très impressionnistes, alors qu'elles n'ont<br />

pas encore fait l'objet d'études sérieuses. Elles auraient à l'évidence mérité<br />

un meilleur sort, dans la mesure surtout où ces lieux représentent un<br />

enjeu vital dans l'élaboration d'une culture de la drogue.<br />

533


Comptes rendus<br />

Le livre ne fait pas que s'attaquer au mythe sus-mentionné ; il en décrit<br />

aussi les origines et les fonctions. Il suggère de façon convaincante<br />

qu'il résulte de la convergence de trois discours. Le premier émane d'un<br />

lobby de médecins chinois formés à l'occidentale, très hostiles à une substance<br />

largement auto-prescrite dans la population et qui faisait figure de<br />

panacée. Le rôle des missionnaires est également considérable : à partir de<br />

la fin du XIX e siècle fleurit une littérature désignant l'opium comme un<br />

facteur de corruption morale et comme l'un des obstacles majeurs à la<br />

conversion des Chinois. Les auteurs de Narcotic culture, au passage, réévaluent<br />

fort opportunément l'importance du rôle des missionnaires catholiques<br />

par rapport à leurs homologues protestants. Enfin, le thème des<br />

ravages de l'opium, produit de l'impérialisme, est aussi largement mis en<br />

avant par les élites réformatrices de la fin de l'Empire : la drogue constitue<br />

à leurs yeux l'un des facteurs de l'affaiblissement du pays, une menace<br />

pour la vitalité de la race chinoise. Leur discours est largement recyclé,<br />

deux décennies plus tard, par le régime de Nankin qui veut voir dans les<br />

ravages supposés de l'opium dans la société et l'économie une explication<br />

aux difficultés du pays.<br />

Tenant pour établi que l'opium, contrairement à sa légende noire,<br />

était essentiellement consommé avec modération dans un cadre récréatif<br />

ou encore utilisé comme remède, les auteurs portent un jugement très<br />

sévère sur les campagnes de prohibition de l'opium. Le remède se serait<br />

avéré, selon eux, bien pire que le mal.<br />

Il est tout à fait légitime de souligner que ces politiques ont eu un<br />

coût humain significatif, qui est généralement laissé de côté lorsqu'on<br />

aborde la question. Les instituts de sevrage, aux méthodes pour le moins<br />

radimentaires, étaient inadaptés à des patients souffrant souvent d'une<br />

maladie chronique pour le soulagement de laquelle ils consommaient<br />

l'opium. D'autre part, faute de place au sein de structures ad hoc, les fumeurs<br />

arrêtés s'entassaient au milieu des années 1930 dans des conditions<br />

terribles dans les prisons de certaines provinces.<br />

Pour autant, plus contestable est la thèse selon laquelle les politiques<br />

de prohibition de l'opium auraient, en plus, frayé la voie à des drogues<br />

beaucoup plus nuisibles. À propos de la campagne anti-opium de 1906-<br />

534


Comptes rendus<br />

1911, les auteurs affirment que le reflux indiscutable de la consommation<br />

d'opium aurait été contrebalancé par la diffusion de substances contenant<br />

de la morphine ou des cendres d'opium ingérées à titre de remède dans les<br />

instituts de sevrage. Cette affirmation, bien étayée, est certes intéressante.<br />

Mais l'ampleur du phénomène, elle, reste très difficile à évaluer.<br />

Le cas du plan de Six ans lancé en 1934 pose davantage problème.<br />

Les auteurs, même s'ils le mentionnent, ne prennent pas suffisamment en<br />

compte le fait que les autorités du Guomindang ont, dès son lancement,<br />

interdit strictement les drogues comme la morphine ou l'héroïne. Pourquoi,<br />

en 1934-1940, les consommateurs se seraient-ils tournés nombreux vers<br />

elles (risquant jusqu'à la peine capitale) plutôt que de consommer l'opium<br />

qui, lui, demeurait disponible légalement ? Si c'était une question de prix,<br />

l'opium de contrebande se serait présenté lui aussi comme une alternative,<br />

sa consommation étant de surcroît beaucoup moins sanctionnée que celle<br />

de la morphine ou de l'héroïne.<br />

Peut-on faire de Hong Kong, a contrario, l'exemple d'un territoire<br />

demeuré relativement épargné par les drogues de ce type en raison du<br />

maintien d'une offre d'opium en vente libre ? Comme les auteurs le relèvent<br />

eux-mêmes, de nombreux rapports de la colonie britannique soulignent<br />

au contraire au milieu des années 1930 combien les pilules à base<br />

d'héroïne tendent à y supplanter l'opium officiel.<br />

Il faut s'attarder sur le dernier chapitre du livre, qui est d'excellente<br />

tenue. Il aborde en particulier un sujet jamais encore traité : l'histoire, dans<br />

la première moitié du XX e siècle, de quelques drogues demeurées tout à<br />

fait marginales. On apprend ainsi que la cocaïne, élaborée au Japon à partir<br />

de feuilles de coca récoltées à Taiwan échoue, en dépit des efforts de<br />

contrebandiers nippons dans les années 1920, à pénétrer le marché chinois.<br />

Le chanvre indien, arrivant en Chine par d'autres canaux, offre un autre<br />

exemple de substance n'ayant pas pu faire sa place parmi les habitudes de<br />

consommation des Chinois. Ces échecs sont tout à fait instructifs. Ils montrent<br />

à nouveau combien la pénétration d'une drogue donnée ne peut se<br />

comprendre en étudiant uniquement l'offre. Invoquer des stratégies (plus<br />

ou moins imaginaires) d'empoisonnement délibéré revient à ramener les<br />

consommateurs au rôle de victimes purement passives. Il est, en réalité,<br />

535


Comptes rendus<br />

impossible de faire l'économie d'une étude de la demande, donc de prendre<br />

en compte des facteurs endogènes et en particulier l'arrière plan socioculturel.<br />

Seule cette démarche permet d'expliquer que telle ou telle substance<br />

reçoive, ou non, un accueil favorable.<br />

Ambitieux, le livre de Dikôtter, Laaman et Zhou est une contribution<br />

importante à l'histoire de la consommation des drogues en Chine. Il marque<br />

assurément un jalon dans l'étude de la demande. Les nombreuses<br />

pistes qu'il ouvre font largement oublier quelques failles dues essentiellement<br />

à la volonté de faire cadrer toute sa matière avec la thèse principale.<br />

Le livre très récent de Zheng Yangwen The social life of opium in<br />

China se rattache lui aussi à l'intérêt nouveau pour l'étude de la demande<br />

d'opium que nous avons évoqué.<br />

Le projet de l'auteur consiste à combler une véritable lacune de la<br />

recherche historique sur l'opium en expliquant les causes de son succès en<br />

Chine. Les sources employées sont presque toutes imprimées, et la plupart<br />

ont fait l'objet de rééditions. Certaines d'entre elles n'avaient, à ma<br />

connaissance, pas encore été exploitées par les spécialistes de la question<br />

de l'opium. Dans son exposé, l'auteur distingue deux étapes particulièrement<br />

importantes pour l'histoire de la consommation de l'opium : premièrement,<br />

le passage, sous les Ming, du statut de médicament (utilisé depuis<br />

les Tang) à celui de bien de consommation dédié à l'activité récréative<br />

d'une élite, puis, deuxièmement, sa diffusion rapide dans toutes les couches<br />

de la société.<br />

La période couverte débute en 1483. Une source atteste que cette<br />

année-là, à la cour des Ming, l'opium est apprécié pour sa faculté de renforcer<br />

la virilité. Il s'agit là, en quelque sorte, de l'acte de naissance de<br />

l'opium comme substance récréative et non plus seulement curative. Au<br />

terme de l'étude de l'élaboration d'une culture de l'opium et de sa diffusion<br />

à l'ensemble de la société et des régions chinoises, le livre se referme<br />

sur le XX e siècle, lorsque cette culture décline puis disparaît.<br />

Le choix d'un découpage en tranches chronologiques étanches, souligné<br />

par un plan comportant un grand nombre de chapitres, et en particulier<br />

cinq consacrés au seul XIX e siècle, se révèle inadapté : l'évolution de<br />

la consommation d'opium est un phénomène relevant davantage de la<br />

536


Comptes rendus<br />

longue durée. Surtout, la rareté des sources, la variété des situations selon<br />

les régions contribuent à rendre quelque peu vain le projet d'établir une<br />

chronologie aussi fine des transformations de la consommation d'opium.<br />

Ce plan a encore l'inconvénient d'entraîner de nombreuses répétitions, qui<br />

rendent la lecture désagréable.<br />

D'une façon générale, le livre ne tient pas ses promesses. Les premiers<br />

chapitres sont les plus intéressants, en particulier le premier, qui<br />

traite de l'avènement de l'opium comme un aphrodisiaque à la cour des<br />

Ming. Il est, à ce propos, tout à fait judicieux de souligner que l'opium<br />

conservera durant les siècles suivants une forte connotation sexuelle (toujours<br />

observable à l'époque républicaine). L'apparition au début du XVIII e<br />

siècle d'une pratique sophistiquée consistant à fumer l'opium avec le<br />

matériel caractéristique que nous connaissons est insérée judicieusement<br />

dans contexte culturel plus large, notamment l'existence d'une culture<br />

raffinée liée au tabac, qui s'affirme en Chine dès le XVII e siècle. L'auteur<br />

attire aussi, à raison, l'attention sur un appétit profond de la population<br />

pour les marchandises venues de l'étranger (yanghuo F^M), qui contribue<br />

à expliquer le succès rapide de l'opium.<br />

À partir du chapitre 4, l'étude porte sur la diffusion de l'opium dans<br />

la société chinoise et quelques corrélats (comme le rapport entre les femmes<br />

et la drogue ou la littérature consacrée à l'opium). Le projet initial<br />

d'une histoire de la consommation d'opium est dès lors régulièrement<br />

perdu de vue, et de nombreux développements dérivent nettement du côté<br />

de l'offre et des politiques de l'opium. Leur intérêt est d'autant plus mince<br />

qu'ils ne font en général que reprendre des travaux existants.<br />

L'auteur a certes le mérite d'avoir effectué un beau travail de collecte<br />

de textes faisant référence à l'opium durant la période couverte par le<br />

livre. Il les cite d'abondance au long de l'exposé (il aurait été utile d'avoir<br />

en regard le texte original en chinois - au moins en annexe - pour les plus<br />

importants d'entre eux). Malheureusement, il est à regretter que le plus<br />

souvent, les commentaires qui les suivent ne dépassent pas le niveau de la<br />

simple paraphrase.<br />

Parfois, le recours à des comparaisons avec d'autres substances dans<br />

d'autres aires géographiques, parfaitement légitime en soi, se transforme<br />

537


Comptes rendus<br />

insidieusement en élément d'explication. Prenons par exemple le fait que<br />

la diffusion de l'opium dans des couches de plus en plus populaires de la<br />

population s'accompagne, au milieu du XIX e siècle, du revirement des<br />

élites, qui en viennent à condamner l'usage d'une drogue qu'elles ont<br />

elles-mêmes introduite dans la société chinoise et abondamment célébrée.<br />

Il est certes intéressant d'évoquer, entre autres, le cas assez analogue de la<br />

vodka dans la Russie du XIX e siècle. Pour autant, cela n'implique pas que<br />

l'on fasse l'économie de l'explication de ce revirement des élites chinoises.<br />

Il n'est pas écrit que, sous tous les climats et à toutes les époques, les élites<br />

doivent nécessairement rejeter comme vulgaire et funeste une pratique dès<br />

lors que celle-ci se diffuse dans la société. Du reste, l'opium est une substance<br />

qui permettait parfaitement aux Chinois riches, en fumant des variétés<br />

particulièrement coûteuses ou en utilisant du matériel de grand luxe, de<br />

maintenir leurs distances avec la consommation populaire.<br />

Il faut aussi évoquer certaines omissions du livre, ou du moins les<br />

deux principales. Tout d'abord, la question des prix de la drogue aurait<br />

mérité d'être prise beaucoup mieux en compte, tant il est évident qu'elle<br />

influence de façon capitale la diffusion de la drogue dans la société. Aucune<br />

analyse quantitative ne vient éclairer le lecteur, alors que des chercheurs<br />

(Lin Manhong en particulier) ont réalisé des études détaillées sur la<br />

question. Deuxièmement, le parfait silence sur le plan de 1906 est proprement<br />

stupéfiant (si l'on peut dire). Appliqué avec efficacité par les autorités<br />

impériales de 1906 à 1911, ce plan représente une rupture fondamentale<br />

dans l'histoire de la consommation de l'opium en Chine, provoquant<br />

en quelques années seulement une baisse considérable du nombre de fumeurs.<br />

Comment est-il possible de débuter le dernier chapitre, consacré à<br />

la consommation de l'opium sous la République, en n'y faisant même pas<br />

allusion ?<br />

Il n'est pas moins étonnant de constater que l'auteur ignore totalement<br />

des travaux récents aussi importants que ceux de Joyce Madancy ou<br />

de Frank Dikôtter (dont le livre n'est évoqué qu'en une phrase page 193, et<br />

oublié, par ailleurs, dans la bibliographie), qui ont pourtant œuvré dans<br />

une perspective assez proche de celle de l'auteur. Même un article aussi<br />

538


Comptes rendus<br />

fondamental pour le renouvellement des études sur l'opium que celui<br />

publié par Richard Newman en 1995 ' est absent.<br />

Certaines erreurs importantes sont à relever : ainsi, la livre (jin) à<br />

l'époque impériale n'avait certainement pas le bon goût d'être égale à 500<br />

grammes comme c'est le cas en Chine aujourd'hui (cf. p. 17). L'usage<br />

même du mot « opium » dans le livre n'est pas sans poser de sérieux problèmes.<br />

L'acception du terme n'est nulle part spécifiée, et semble pour<br />

Zheng Yangwen s'appliquer à absolument tous les dérivés du pavot (alors<br />

que l'on réserve généralement ce terme à la substance obtenue après avoir<br />

fait subir quelques opérations simples au suc prélevé par incision des<br />

capsules). Il est même confondu avec le pavot proprement dit. P. 22, par<br />

exemple, dans une traduction, l'auteur parle de « fleur d'opium » (opium<br />

flower), ce qui n'a pas vraiment de sens.<br />

Zheng Yangwen, par ailleurs, ne se montre pas avare d'affirmations<br />

péremptoires («No one can deny the moral degeneracy of the 1830s. »,<br />

p. 91) ni même de certaines idées reçues indignes d'une recherche historique<br />

sérieuse (« Chinese are hospitable by nature. », p. 173).<br />

Enfin, le livre comporte de nombreux développements tout à fait parasites<br />

qui viennent, sans aucun profit, contrarier la cohérence de l'exposé.<br />

Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, au début du chapitre 8 consacré aux<br />

rapports, sur un plan social, entre les femmes et l'opium, quel est l'intérêt<br />

de consacrer dix lignes à expliquer que Victoria et Cixi étaient des femmes<br />

de caractère, placées au même moment à la tête d'un empire ?<br />

La bibliographie, très nettement insuffisante, où sources imprimées<br />

et travaux de recherche se trouvent mêlés, atteste elle aussi les graves<br />

lacunes du livre. Les caractères chinois des noms d'auteurs et des titres ne<br />

sont pas donnés, et ces derniers ne sont même pas traduits. À noter que les<br />

notices des ouvrages réédités (la base du corpus de référence de l'auteur)<br />

ne comportent pas la mention de l'année de la première publication.<br />

The Social Life of Opium in China souffre donc de beaucoup trop de<br />

faiblesses (la présentation ci-dessus n'étant malheureusement pas exhaustive),<br />

et son intérêt se limite essentiellement à un travail de collecte de<br />

nombreuses sources littéraires faisant allusion à l'opium.<br />

539


Comptes rendus<br />

1 "Opium Smoking in Late Impérial China: a Reconsideration", Modem Asian<br />

Studies, vol. 29, n°4 (octobre 1995), p. 765-794.<br />

Xavier Paulès<br />

Université de Tokyo<br />

Fabienne Jagou, Le 9 e Panchen Lama (1883-1937), enjeu des relations<br />

sino-tibétaines, Paris : Ecole française d'Extrême-Orient (Monographie<br />

191), 2004. 431 pages<br />

L'ouverture des archives chinoises et des archives tibétaines, même si elle<br />

est relativement récente pour les premières et encore limitée et encadrée<br />

pour les secondes, a profondément modifié l'analyse qui peut être faite de<br />

l'histoire du Tibet au XX e siècle débutant.<br />

Il était difficile jusqu'alors d'envisager, pour la période qui va des<br />

années 1880 à 1950, l'étude d'un sujet d'histoire qui n'aurait pas ou peu<br />

laissé de traces dans les archives britanniques. Il est vrai que c'étaient les<br />

seules, ou peu s'en faut, à donner une information de quelque conséquence<br />

sur le pays au XIX e siècle et surtout dans la première moitié du XX e siècle.<br />

Le gouvernement britannique est entré en contact avec le Tibet dès les<br />

dernières années du XVIII e siècle et s'est efforcé sans grand succès de<br />

développer des relations régulières au cours du XIX e siècle, jusqu'aux<br />

premiers conflits de 1888. Puis il passa du rôle d'agresseur, avec la déplorable<br />

et sanglante expédition de 1904 à Lhasa, à celui de « meilleur ennemi<br />

», pour le soutien plus que limité qu'il donna plus tard au XIII e Dalai<br />

Lama. Le bénéfice de cette action fut sans doute mince pour le sort du<br />

Tibet, mais il n'en reste pas moins une exceptionnelle documentation<br />

(Blue Books, archives de l'India Office, etc.), concernant surtout les sujets<br />

de politique ou d'économie sur lesquels on disposait de très peu de documents<br />

tibétains ou chinois. Les ouvrages qui ont utilisé ces archives, en<br />

particulier celui de M. C. Goldstein, A History of Modem Tibet, 1913-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

1951 (Berkeley : University of California Press, 1989), devenu un « classique<br />

» pour la période considérée, ont mis leur importance en évidence.<br />

Mais il est certain qu'elles demeurent insuffisantes et ont contribué à<br />

orienter et limiter les préoccupations et les jugements des historiens occidentaux.<br />

Il en va de même des témoignages et travaux des agents de haute<br />

qualité que le gouvernement britannique a envoyés au Tibet et qui ajoutaient<br />

l'approche culturelle à l'information politique ou économique. Cette<br />

documentation, en dépit de son importance et de son intérêt, a contribué à<br />

maintenir longtemps une analyse essentiellement européocentriste de la<br />

question tibétaine et à minimiser, voire à ignorer les faits extérieurs au<br />

schéma conventionnel ainsi proposé, parfois même après l'ouverture des<br />

archives chinoises.<br />

Le remords plus ou moins conscient ressenti en Occident après 1950<br />

et 1959, devant l'indifférence quasi générale que les événements du Tibet<br />

suscitèrent parmi les gouvernements du monde et les instances internationales,<br />

accentué bientôt par le charisme du XIV e Dalai Lama en exil, ainsi<br />

qu'un attrait singulier pour la civilisation tibétaine enfin révélée à un large<br />

public, ont déterminé une excessive médiatisation de la question du Tibet.<br />

Pour sympathique qu'il soit, ce mouvement n'a pas contribué à éclairer<br />

l'histoire, d'autant qu'il s'y mêle souvent des considérations partisanes.<br />

Le premier mérite de l'ouvrage de Fabienne Jagou est d'aborder une<br />

question relativement négligée ou mal comprise, qui est pourtant l'une des<br />

clés de l'histoire du Tibet moderne et contemporain, celle des relations des<br />

Panchen Lamas avec la Chine, à travers le cas particulièrement marquant<br />

du IX e Panchen Lama (1883-1937). Qu'on en juge : en 1923, le Panchen<br />

Lama, deuxième figure de la hiérarchie religieuse dominante au Tibet,<br />

investi d'autant d'autorité que de prestige, en raison de ce qui semblait être<br />

un conflit d'ordre administratif et financier avec le gouvernement de Lhasa,<br />

c'est-à-dire avec le Dalai Lama, quitta le Tibet pour se réfugier en Mongolie,<br />

puis en Chine (dont le Dalai Lama s'était proclamé indépendant peu de<br />

temps auparavant), où il demeura jusqu'à sa mort, en 1937.<br />

Pour le grand public, volontiers partisan et qui, même aujourd'hui,<br />

connaît surtout les Dalai Lamas, sans toutefois toujours mesurer ni comprendre<br />

leur fonction ni leurs décisions, l'attitude du Panchen Lama est<br />

541


Comptes rendus<br />

proche de la trahison. D'autant plus que son successeur, le X e Panchen<br />

Lama (1938-1999) a été longuement victime d'un jugement semblable,<br />

même si l'inexactitude de l'accusation a été amplement prouvée. Et ce<br />

mauvais procès d'opinion a accentué l'ambiguïté d'attitude qui caractérise<br />

l'ensemble de la lignée. Le mot « lignée », évocateur d'une continuité<br />

typiquement tibétaine, celle des réincarnations, donne précisément une<br />

mesure du problème. Il faut bien comprendre qu'au-delà du scandale de<br />

1923, et de ses lourdes conséquences, la question est pendante depuis la<br />

création de la dignité de Panchen Lama et la reconnaissance de son rôle,<br />

sous le règne du V e Dalai Lama (1617-1682), et qu'elle se situe au cœur de<br />

l'histoire politique du Tibet moderne, autant dans sa dimension interne que<br />

dans ses rapports avec la Chine, et avec l'Occident. On sait que<br />

l'institution des Dalai Lamas a précédé celle des Panchen Lamas, et que le<br />

V e Dalai Lama a donné titres et pouvoirs à son maître Blo bzang chos kyi<br />

rgyal mtshan (1567 ou 1570-1662), abbé du monastère de bKra shis lhun<br />

po, faisant de lui le premier Panchen Lama, dans les faits, car en termes de<br />

lignée, il fut le IV e Panchen Lama. En donnant cette stature exceptionnelle<br />

à son vénéré maître religieux, bien que la preuve formelle en fasse défaut,<br />

ainsi que le souligne ajuste titre Fabienne Jagou, le Dalai Lama reconnaissait<br />

aussi le rôle que celui-ci avait joué dans les combats qui avaient opposé<br />

les deux provinces centrales du Tibet et s'étaient achevés par sa victoire<br />

et sa venue au pouvoir sur l'ensemble du pays.<br />

Les historiens chinois et occidentaux en ont tiré des conclusions opposées,<br />

et il n'est pas certain que les Tibétains soient unanimes sur ce<br />

point. En effet, les rapports entre le Dalai Lama et le Panchen Lama se<br />

sont vite révélés délicats, même s'ils constituent un bel exemple dans<br />

l'histoire du bouddhisme d'une relation de maître à disciple, renouvelée et<br />

alternée, génération après génération, l'aîné enseignant le plus jeune. Le<br />

geste du V e Dalai Lama envers son maître l'a d'abord singulièrement<br />

conforté dans son pouvoir sur le monastère de bKra shis lhun po, le plus<br />

grand monastère dge lugs pa de l'Ouest tibétain. Les donations diverses<br />

ont fait ensuite de son domaine l'un des domaines religieux les plus riches<br />

du Tibet. Mais il ne recouvrait pas pour autant l'ensemble de l'Ouest<br />

542


Comptes rendus<br />

tibétain, en dépit de l'édit de 1728 de l'empereur Yongzheng qui lui remettait<br />

la province du gTsang et qu'il n'accepta pas dans sa totalité.<br />

Les gouvernements successifs de la Chine, depuis le XVII e siècle,<br />

ont toujours, plus ou moins discrètement, cherché à « aligner » Dalai Lama<br />

et Panchen Lama, comme pour créer une parité entre les deux provinces<br />

centrales ou pour transformer en division ce qui fut une rivalité épisodique,<br />

quoique violente. Dans ce contexte, « l'affaire » du IX e Panchen Lama<br />

devient emblématique, dans la mesure où elle ne paraît pas révéler un être<br />

d'exception mais une quantité de paramètres demeurés mal connus jusqu'à<br />

présent, ou bien dont certains ont été purement et simplement occultés.<br />

Fabienne Jagou a appuyé son analyse sur une documentation aussi importante<br />

que diversifiée, et scrupuleusement référencée, qui englobe les périodiques<br />

et la presse, les ouvrages historiques et les témoignages. Si les<br />

archives de Lhasa n'ont pas encore livré toutes leurs ressources, celles de<br />

Pékin et de Londres ont été largement utilisées, et celles de Dharamsala<br />

ont révélé l'étonnant document qu'est le décret de 1923 où sont exposées<br />

les raisons matérielles du différend entre le Dalai Lama et le Panchen<br />

Lama. La construction solide de l'ouvrage associe une grande intelligence<br />

de l'évolution des relations sino-tibétaines depuis le XVII e siècle à une<br />

connaissance approfondie des événements du XX e siècle débutant et de<br />

leurs acteurs. La présentation qui en est faite donne de nouveaux éclairages<br />

à l'ensemble de la question.<br />

La démarche de Fabienne Jagou est fort logique, sinon exempte de<br />

toute répétition, puisqu'elle étudie d'abord la personnalité du IX e Panchen<br />

Lama, ses origines, ses années de formation puis ses premiers gestes politiques,<br />

avant de relater « l'affaire » proprement dite, puis d'analyser son<br />

attitude et son action dans son exil chinois, enfin ses tentatives pour revenir<br />

au Tibet et sa mort, à la frontière sino-tibétaine.<br />

La difficulté d'un tel travail réside, notamment, dans la composition<br />

des éléments biographiques et d'une analyse historique plus générale.<br />

Mais la plupart des événements qui ont jalonné l'existence du IX e Panchen<br />

Lama, loin d'être présentés en anecdote, sont intégrés dans une étude de la<br />

Chine républicaine, de ses remous et de ses hésitations et, plus largement,<br />

dans le cadre d'une Asie en pleine révolution. Ou bien encore, ils viennent<br />

543


Comptes rendus<br />

à l'appui d'une critique objective de la tradition historiographique déjà<br />

bien formée, pour en montrer les déformations, parfois délibérées. Si la<br />

personnalité politique du Panchen Lama et la logique de ses choix paraissent<br />

parfois hésitantes, essentiellement en raison des lacunes de la documentation,<br />

sa personnalité religieuse est beaucoup plus définie. Il a rempli<br />

sa mission, qui était d'abord la diffusion du bouddhisme, et il serait intéressant,<br />

dans l'avenir, de voir si son œuvre conservée comporte des originalités<br />

dogmatiques ou si elle est entièrement consacrée à l'enseignement.<br />

L'ouvrage donne un étonnant panorama de son activité religieuse en Chine,<br />

intéressant aussi bien la connaissance de la renaissance bouddhique au<br />

début du XX e siècle que celle de l'utilisation politique qui en fut faite par<br />

les dirigeants chinois. La vie du IX e Panchen Lama et ses actes ont souvent<br />

été marqués par le paradoxe. Le moindre n'est sans doute pas son adhésion<br />

à la pensée de Sun Yat-sen et la lecture qu'il en fit. Fabienne Jagou en<br />

donne de substantiels éléments d'appréciation et ne pouvait s'y arrêter trop<br />

longtemps, pour l'équilibre du livre, mais le sujet mériterait encore quelques<br />

développements qu'elle présentera certainement. Les contacts du<br />

Panchen Lama avec les princes mongols dans leur tentative indécise<br />

d'autonomie et avec certains Seigneurs de la Guerre sont également évoqués,<br />

de même que les possibles manipulations qu'ils suggèrent.<br />

L'exposé n'est pas moins riche en ce qui concerne le domaine plus<br />

strictement tibétain, que ce soit dans la relation de l'attitude du Panchen<br />

Lama lors des exils du Dalai Lama, dans la présentation de la position de<br />

celui-ci à son égard, ou dans la description de ses relations avec le gouvernement<br />

tibétain après la mort du Dalai Lama, et ses tentatives de retour,<br />

alors même que se déroulait la Longue Marche et qu'était formée la province<br />

du Xikang. On connaissait déjà les faiblesses et les atermoiements<br />

des responsables politiques de Lhasa, si néfastes aux tentatives de réforme<br />

du Dalai Lama ; l'entourage du Panchen Lama, tel que Fabienne Jagou le<br />

décrit, présentait des défauts aussi lourds et ce constat complète singulièrement<br />

le tableau qu'on peut dresser de la société et du pouvoir au Tibet,<br />

au cœur d'une Asie déchirée, à la veille du conflit mondial et du raz-demarée<br />

communiste. Ce tableau serait incomplet sans une référence aux<br />

éternels oubliés de l'histoire tibétaine, c'est-à-dire ses populations plus<br />

544


Comptes rendus<br />

humbles. D'une façon indirecte, ce sont eux que concernent les paragraphes<br />

traitant des ressources du monastère, de ses domaines, de sa solvabilité,<br />

de son régime juridique, de son indépendance relative vis-à-vis de<br />

Lhasa, ainsi que de l'état de son administration. Ce dernier aspect forme<br />

une des annexes de l'ouvrage ; présentée parallèlement à un rappel de<br />

l'administration mieux connue de Lhasa, cette annexe montre que, sans<br />

réelle dichotomie, il existait néanmoins des différences entre les deux<br />

provinces ou entre la sphère d'influence des Dalai lamas, affaiblie sans<br />

doute par un siècle de régences, et celle des Panchen Lamas qui n'avait<br />

pas souffert du même mal. Est-ce pour autant donner raison aux thèses<br />

chinoises qui mettent les deux prélats sur un pied d'égalité ? Certainement<br />

pas, et Fabienne Jagou ne le fait pas, mais il est certain que son beau travail<br />

montre la nécessité de procéder à quelques recadrages et remises en<br />

question des concepts couramment admis sur le Tibet moderne, en particulier<br />

dans le domaine de l'histoire politique, économique et sociale.<br />

Anne Chayet<br />

CNRS<br />

Lucien Bianco, Peasants Without the Party. Grassroots Movements in<br />

Twentieth-Century China, Armonk (New York), London : M. E. Sharpe,<br />

2001. 309 pages<br />

For over thirty years since the publication of his Origins of the Chinese<br />

Révolution, Lucien Bianco has been at the cutting edge of research into the<br />

social history of rural China. This collection of previously published journal<br />

articles and book chapters provides ample évidence of why that réputation<br />

is so well deserved. It is a volume that anyone interested in rural<br />

social change and political activism, generally as well as with respect to<br />

China, should hâve on their bookshelf and will ignore at their péril. In<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

addition historians of China will find this an indispensable guide to both<br />

issues and literature on that country's peasantry.<br />

The greatest strength of Bianco's research is his relentless questioning<br />

of arguments about the Chinese peasantry that seem to him, and subsequently<br />

to others, to fly in the face of peasant expérience elsewhere in<br />

the world. With superb control of both primary and secondary sources, in a<br />

scholarly and critical way Bianco has always been prepared to challenge<br />

received wisdom. Nowhere is this clearer than in Chapter 11 ("Peasant<br />

responses to Chinese Communist Party Mobilization Policies, 1937-1945")<br />

of this collection where Bianco takes issue with the more starry eyed of<br />

académie commentary which has long argued that during the War of Résistance<br />

to Japan the Chinese Communist Party (hereafter CCP) not only<br />

successfully mobilized peasant support behind a moderate séries of nationalist<br />

policies but also used that mobilization as the foundation for its<br />

subséquent conquest of the state in 1949. As Bianco argues hère and elsewhere,<br />

the War of Résistance to Japan was in many ways a peasant révolution<br />

in the absence of the peasants. Moreover, there is little évidence of<br />

peasant support for the political changes being wrought by the CCP, or at<br />

least without doing considérable damage to the concept of 'peasant support'.<br />

From the start Bianco's concern has been to examine peasant<br />

movements and peasant activism, especially those that occurred without<br />

the involvement of the CCP. During the second half of the twentieth century,<br />

this was of course no easy task for any académie not least because of<br />

the attitude of the Chinese state to the topic of peasant révolution, and also<br />

at least partly in resuit because of the attitudes of other non-Communist<br />

governments to that of the People's Republic of China. Though the peasantry<br />

became glorified as a driving force of the Chinese révolution by the<br />

CCP, Bianco argues that the peasantry is predisposed to be reactive and<br />

localist, rather than having the capacity to universalise their political actions,<br />

let alone being in any sensé drivers of a modernising project. Bianco's<br />

Chinese peasants are more likely to be inherently conservative and<br />

reactionary, as were their European pre-modern counterparts.<br />

546


Comptes rendus<br />

Thèse arguments are broadly presented in the first three chapters of<br />

Peasants Without the Party through examining uprisings organisée! by<br />

secret societies during the 1920s and early 1930s; comparing peasant<br />

rebellions that occurred without CCP leadership alongside CCP rural<br />

activism around the late 1920s; and by enquiring into the meaning of the<br />

term 'a peasant révolution' in the Chinese context. Rereading them now,<br />

some thirty years after their initial publication is strangely refreshing at a<br />

time when académie life seems more about knowledge rehearsal than<br />

knowledge production. At the time, this was controversy that not only flew<br />

in the face of the contemporary political correetness but challenged positions<br />

taken by considerably more established figures in the field of China<br />

Studies. The point about peasant révolution in the absence of the peasants<br />

has already been noted. The most obvious confrontation of thèse three<br />

chapters is Bianco's opposition to Chesneaux's argument about the radicalisation<br />

of Chinese secret societies by their involvement in the révolution.<br />

Chapters 4 to 10 of Peasants Without the Party changes tempo dramatically<br />

to examine and analyse peasant insurrections in détail during the<br />

twentieth century. AU thèse pièces date from the 1990s and are made<br />

possible by the revival of historical inquiry, especially at the local levels<br />

(county and below) in the PRC from the early 1980s on. County gazetteers<br />

and the lengthy séries of wenshi ziliao ('cultural and historical materials')<br />

published by the People's Political Consultative Conférences at différent<br />

territorial-administrative levels throughout the PRC hâve provided a véritable<br />

treasure trove of local information. The majority of thèse chapters<br />

deal with peasant insurrections before the establishment of the PRC,<br />

though Chapter 10 examines rural violence since 1949.<br />

Technically and methodologically Bianco's analysis of peasant insurrections<br />

and violence in thèse central chapters sets out both a research<br />

agenda and standards of opération for future scholarship. Chapter 4 is a<br />

quantitative overview of the data on peasant violence from 1900 to 1949<br />

that should be compulsory reading for ail students of China's social history.<br />

In contrast to much earlier research it suggests generally that rural<br />

disturbances were most likely during the last five years of the Qing Dy-<br />

547


Comptes rendus<br />

nasty (1906-1911); to be found in East China (Jiangsu and Zhejiang) and<br />

Southeast China (Jiangxi, Fujian, Guangdong); to involve 1 000 to 5 000<br />

people; and to be concemed more with tax résistance or other forms of<br />

government résistance than anything else. Secret society violence was<br />

limited with about one quarter of ail rural disturbances based on intercommunal<br />

violence.<br />

However, a far more important resuit of Chapter 4's overview is its<br />

messages about research. It not only tackles the issues surroundings the<br />

availability of data, but points out with considérable flair (and without<br />

belabouring the argument explicitly) that statistics are only one tool at the<br />

historian's disposai: in the end a judgement is also required, and that<br />

judgment also requires a wider reading, both from understandings of<br />

China's rural development and peasant life elsewhere. The immediately<br />

following chapters examine différent types of peasant violence identified<br />

in the overview. Thèse include riots against poppy-tax collection and<br />

opium eradication campaigns, and land rents and taxes, as well as food<br />

riots.<br />

An important aspect of Bianco's research is the identification of inter-communal<br />

violence (xiedou) as a spécifie analytical category of peasant<br />

activism, where families, clans, villages, or even sometimes counties<br />

were pitted against each other. As opposed to conflicts between rich and<br />

poor, or between government and governed, thèse were not in any sensé<br />

class-based insurrections. Chapters 9 and 10 look respectively at intercommunal<br />

violence in the pre and post-1949 periods. In Chapter 9 Bianco<br />

argues that inter-communal violence not only continues patterns of conflict<br />

found in the previous centuries, with a higher incidence in Southeast<br />

China than elsewhere, and clashes largely over resources (land, water,<br />

transport) common, but also that there is in many respects the évolution of<br />

cultures of inter-communal violence. Revenge too, as in the past, might<br />

then be a potent cause of inter-communal violence. Chapter 10 extends the<br />

analysis of inter-communal violence into the era of the PRC. While acknowledging<br />

the particular nature of state intervention in social management<br />

under the PRC and the extent to which it necessarily changed the<br />

incidence and processes of inter-communal violence, Bianco also high-<br />

548


Comptes rendus<br />

lights the continuities with the pre-1949 period, arguing that much of the<br />

root cause of Red Guard violence during the Cultural Révolution can be<br />

understood in thèse terms.<br />

The final three chapters of Peasants Without the Party concentrate<br />

more on the peasants interaction with the CCP, though more frorn the<br />

perspective of the peasant. As already noted, Chapter 11 considers the rôle<br />

of the peasantry during the War of Résistance to Japan, 1937-1945. This is<br />

a masterful summary of the revisionist post-Cultural Révolution research<br />

to the early 1990s that finally should set to rest once and for ail the notion<br />

that peasants were 'revolutionary' at that time, and that poorer peasants<br />

were somehow more revolutionary than others. Drawing on the research of<br />

Chen Yung-fa, Gregor Benton, and the contributors to the collection edited<br />

by Kathleen Goldstein and Steven Goldstein (Single Sparks) Bianco highlights<br />

me reluctance of the peasantry to be involved in the CCP's révolution<br />

rather than their willing participation. (Or even according to Ralph<br />

Thaxton - in China Turned Rightside Up - the totally flawed argument<br />

that the CCP was itself radicalised by the local peasantry of North China.)<br />

More récent research by Odoric Wou (Mobilizing the Masses) Pauline<br />

Keating (Two Révolutions) and others (many of whom hâve written in<br />

Feng Chongyi's edited collection North China at War) does not substantially<br />

alter this analysis, merely emphasising Bianco's point about the<br />

centrality of the CCP to the revolutionary procès s.<br />

In his considération of peasant résistance to the state after the Mao<br />

dominated era of China's politics (Chapter 12 and Chapter 13) Bianco<br />

returns to the mêmes that hâve already been encountered. The historical<br />

continuities of rural violence are ail too clear, but so too is the rôle of<br />

political authority in determining the shape and trajectory of peasant résistance.<br />

In the reform era this has become an important argument to keep in<br />

mind, for some académie commentators hâve once again turned to the<br />

peasantry as agents of progressive social change. In his considération of<br />

the analysis of both Daniel Kelliher (Peasant Power in China) and Kate<br />

Zhou (How the Farmers Changea China), Bianco has avoided throwing<br />

me baby out with the bathwater, but urges caution. The peasants may hâve<br />

extended and even to some extent radicalised the reform process in rural<br />

549


Comptes rendus<br />

China, but that does not mean that they led the change through political<br />

action (let alone organisation) of any kind. They were agents of social and<br />

économie change perhaps but to consider their actions as 'political' means<br />

redefining that concept. As for the question of their 'progressiveness'<br />

Bianco leaves the reader with no doubt that as with the interprétation of<br />

numbers, this is where the historian's need for balanced, informed and<br />

independent judgement cornes in.<br />

David Goodman<br />

University of Technology, Sydney<br />

Xiaorong Han, Chinese Discourses on the Peasant, 1900-1949, Albany :<br />

State University of New York Press, 2005. xii-259 pages.<br />

La naïveté de ce livre à quelque chose de ravigotant. L'auteur enfonce<br />

parfois des portes ouvertes mais il le fait avec tant de candeur et de sincérité<br />

que la contagion gagne le lecteur, qui en vient à réévaluer ses vieilles<br />

certitudes. Un très long chapitre brosse le tableau du paysan dépeint par<br />

les intellectuels chinois de la première moitié du XX e siècle : c'est un être<br />

ignorant, innocent, pauvre et puissant. Chaque épithète donne lieu aux<br />

développements attendus : ignorant et aussi conservateur, superstitieux,<br />

attribuant sa misère au destin, particulariste et xénophobe ; innocent, autrement<br />

dit pur, simple et honnête (laoshi), non corrompu et non contaminé<br />

par la ville. Pauvre, cela va encore plus de soi, mais l'auteur consacre<br />

trois fois plus de pages à cette épithète qu'aux deux premières réunies.<br />

Bien qu'il arpente un terrain tout aussi familier (c'est la faute à<br />

l'impérialisme), il y fiche quelques jalons de bon sens. Par exemple : les<br />

paysans ont tendance à se plaindre de la soldatesque, des propriétaires, des<br />

tuhao et autres oppresseurs. Qu'à cela ne tienne : tous ces gens-là sont les<br />

laquais des impérialistes, ce qui a le mérite de subsumer la catégorie «<br />

adversaire des paysans » sous celle que privilégient les intellectuels. Et<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

l'auteur d'ajouter deux remarques qui, pour être banales, ne perdent rien à<br />

être répétées. Première remarque : dans la littérature de gauche des années<br />

1920 et 1930, les écrivains placent dans la bouche de leurs héros villageois<br />

des assertions (concernant, par exemple, les causes de leur misère) qui<br />

sont celles-là même que les intellectuels ont conçues en ville. Seconde<br />

remarque : c'est le nationalisme des intellectuels qui les conduit à<br />

s'intéresser aux masses paysannes, à la fois boulet (si on ne les transforme<br />

pas, on ne peut pas sauver la Chine) et atout (grâce à leur nombre et leur<br />

misère, qui fait d'eux des révolutionnaires potentiels). Quand le malheureux<br />

Hu Shi énumère benoîtement cinq fléaux à éradiquer (pauvreté, maladie,<br />

ignorance, corruption et désordre) et ajoute que ces maux internes à<br />

la Chine existaient avant l'arrivée des impérialistes, tout le monde lui<br />

tombe dessus : les communistes et la gauche bien sûr, mais même un fieffé<br />

conservateur comme Liang Shuming.<br />

Du potentiel révolutionnaire prêté aux paysans on passe tout naturellement<br />

à la quatrième et dernière épithète, mais le discours sur la puissance<br />

paysanne s'accompagne de son inévitable contrepartie :<br />

l'impuissance des paysans laissés à eux-mêmes. Ce qui leur manque (organisation<br />

et conscience politique), c'est à « nous », intellectuels nationalistes,<br />

à le leur insuffler de l'extérieur, quitte à réviser nos schémas antérieurs.<br />

Chen Duxiu, qui avait dénoncé en 1918 la xénophobie, la superstition<br />

et la barbarie des Boxeurs, fait plus que les absoudre six ans plus tard<br />

(les crimes des impérialistes ont provoqué leur juste riposte), il érige leur<br />

rébellion en solennel prélude à la révolution nationale chinoise. En 1927,<br />

le même Chen, contraint il est vrai par les directives du Komintern, ne<br />

mettra pas moins ses camarades en garde contre les «excès » paysans,<br />

suscitant du même coup les sarcasmes de Mao. Ce dernier élève, on le sait,<br />

au statut de mythe fondateur l'agitation déclenchée dans les campagnes<br />

par l'avance de la Beifa. Il suscite nombre d'émulés : à la suite de cet<br />

épisode inespéré, la mode est de prêter une conscience révolutionnaire aux<br />

paysans, aux jeunes surtout, mais leur modèle (ou leur exécution) finit par<br />

convaincre leurs pères, originellement soumis, superstitieux et fatalistes.<br />

Désormais, c'est la lucidité de Lu Xun qui dérange : en 1928, un critique<br />

littéraire de gauche dont nous n'avons aucun besoin de retenir le nom<br />

551


Comptes rendus<br />

décrète qu'Ah Q représentait le paysan d'une ère révolue. Ce portrait n'est<br />

donc plus valide à l'heure où les paysans ont donné la preuve de leur esprit<br />

révolutionnaire.<br />

Après l'image du paysan, un autre long chapitre étudie la nature de<br />

la société rurale chinoise. Il est plus ennuyeux, tout en insérant à nouveau<br />

quelques remarques de bon sens dans des débats abscons. Ces débats<br />

opposent d'abord (entre 1928 et 1933) les nationalistes, eux-mêmes divisés<br />

entre partisans de Chiang Kai-shek et de Wang Jingwei, aux marxistes,<br />

encore plus irréconciliablement divisés entre trotskistes et porte-parole du<br />

PCC. Ensuite (1934-1937), les marxistes restent seuls en lice et discutaillent<br />

sans relâche afin de déterminer si la société rurale chinoise est semicoloniale<br />

et semi-féodale, comme l'affirme le PCC à la suite du Komintern,<br />

ou déjà capitaliste, comme le prétendent les trotskistes. Après nous avoir<br />

infligé leurs arguments, l'auteur conclut sagement qu'il s'agissait moins<br />

d'un débat académique que d'un enjeu politique, les tenants des thèses<br />

respectives s'étant durant la première phase abstenus d'investigations<br />

sérieuses, avant (durant la seconde phase) de se borner à des enquêtes<br />

destinées à confirmer des conclusions préalablement formulées en ville.<br />

Rien d'étonnant à ce que les autres, les non-marxistes, aient assisté médusés<br />

à des disputes qui ne les concernaient pas.<br />

Dans un dernier chapitre, l'auteur retrace les relations entre intellectuels<br />

et paysans. Nous nous retrouvons à nouveau en terrain largement<br />

balisé : les intellectuels révolutionnaires reviennent soulever les masses<br />

dans leur village natal (aux pages 122-126, un interminable tableau, néanmoins<br />

utile au spécialiste, confirme ce fait bien connu), les maîtres d'école<br />

villageois garnissent les rangs d'un PCC qui fait fort peu d'adeptes<br />

paysans lorsqu'il s'aventure en milieu rural. Aux yeux des paysans, ces<br />

intellectuels qui leur veulent du bien - fût-ce pour les embrigader dans leur<br />

croisade nationaliste - sont des étrangers aux idées étranges et des membres<br />

de la classe dirigeante. Ils s'abstiennent donc de répondre aux enquêteurs<br />

ou aux prosélytes ; s'ils sont contraints de répondre, ils leur mentent<br />

délibérément. À leur tour, les intellectuels feignent (par exemple en dissimulant<br />

leur scepticisme à l'égard des divinités locales) afin de gagner la<br />

confiance des paysans. Des paysans qu'ils entendent guider, transformer et<br />

552


Comptes rendus<br />

utiliser en vue de leur but à eux (la grandeur de la nation) qui n'est pas<br />

celui des paysans. D'où il s'ensuit que « les mouvements paysans dirigés<br />

par les intellectuels [...] n'étaient pas d'authentiques mouvements<br />

paysans » (p. 170). Formulation abrupte d'une évidence...<br />

Outre les remarques de bon sens greffées sur des lieux communs, ce<br />

livre fournit un recueil commode de faits, d'anecdotes et de citations. Il<br />

aurait néanmoins gagné (en concision et sophistication) à s'inspirer de<br />

devanciers méconnus ou plus vraisemblablement ignorés, car l'auteur ne<br />

paraît pas avoir entendu parler d'eux et, en tout cas, ne les cite jamais. Ce<br />

sont d'abord, concernant surtout la seconde partie et un peu la troisième<br />

partie du livre, la thèse soutenue à Leyde en 1991 par Léo Douw (The<br />

Représentation of China's Rural Backwardness, 1932-1937) et l'ouvrage<br />

plus récent de Yung-chen Chiang : Social Engineering and the Social<br />

Sciences in China, 1919-1949, Cambridge University Press, 2001. C'est<br />

ensuite et surtout le beau livre de Yi-tsi Mei Feuerwerker : Ideology, Power,<br />

Text. Self-Representation and the Peasant "Other" in Modem Chinese<br />

Literature, Stanford University Press, 1998 \ Sans s'évertuer à passer<br />

en revue tout ce qu'ont pu dire (et répéter) à propos des paysans les intellectuels<br />

chinois du XX e siècle, Yi-tsi Feuerwerker analyse en profondeur<br />

le cas de quelques-uns d'entre eux et du même coup des générations<br />

d'écrivains que chacun d'eux incarne, de Lu Xun aux contemporains, en<br />

passant par Zhao Shuli et Gao Xiaosheng. La leçon de son étude était<br />

claire : la fascination des intellectuels « modernes » pour les paysans a<br />

transformé ces derniers en métaphores qui instruisent au moins autant sur<br />

la psyché et les visées de leurs créateurs que sur les paysans eux-mêmes.<br />

1 Études chinoises en a rendu compte dans le volume XX (2001), p. 272-275.<br />

553<br />

Lucien Bianco<br />

Directeur d'études émérite<br />

EHESS


Comptes rendus<br />

Nicole Huang, Women, War, Domesticity. Shanghai Literature and Popular<br />

Culture ofthe 1940s, Leiden, Boston : Brill, 2005. 276 pages, dont 19<br />

planches<br />

Nul n'ignore le rôle de tout premier plan joué par Zhang Ailing 5Sftîp<br />

(ici désignée sous son nom anglicisé de Eileen Chang) sur la scène littéraire<br />

shanghaienne des années quarante. L'ouvrage de Nicole Huang<br />

s'intéresse de façon plus générale à l'essor de l'écriture féminine à Shanghai<br />

durant les années d'occupation japonaise, de 1941 à 1945, avec un<br />

objectif clair : corriger l'image « passive » qu'ont value à ces textes leur<br />

indifférence apparente aux thèmes patriotiques et leur engagement concomitant<br />

dans la sphère de l'intime et de la vie familiale. S'appuyant sur les<br />

travaux récents qui, tant à propos du régime de Vichy que pour la Chine<br />

occupée, ont assoupli l'alternative simpliste entre collaboration et résistance,<br />

elle explique que l'attachement des écrits féminins aux détails matériels<br />

de la vie quotidienne peut s'interpréter comme une forme de résistance<br />

culturelle, voire de subversion, le récit domestique ou personnel<br />

s'inscrivant dans une véritable stratégie textuelle censée répondre à une<br />

situation d'urgence (chapitre 1).<br />

Le chapitre 2 situe la promotion des femmes écrivains dans le<br />

contexte du développement de la culture populaire : au début des années<br />

quarante, l'école « Canards mandarins » en perte de vitesse tente d'attirer<br />

un public plus vaste en ouvrant largement les colonnes de ses revues<br />

(Wanxiang jfÉjll?., Ziluolan ^M.Wi) à de toutes jeunes femmes. Nicole<br />

Huang observe en même temps une multiplication des journaux consacrés<br />

à la maison, notamment sous l'impulsion du publicitaire Xu Baiyi. Le<br />

succès des écrivains féminins est-il une cause ou une conséquence de<br />

l'ouverture de la société shanghaienne aux problèmes domestiques, ou les<br />

deux à la fois ? Si l'auteur ne fournit pas une réponse claire à cette question,<br />

elle montre comment ces journaux ont largement contribué à la starisation<br />

d'écrivains comme Su Qing jpi=f ou Eileen Chang, contribuant<br />

ainsi à l'effacement des frontières entre la sphère publique et la sphère<br />

privée.<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

La revue NUsheng ix3f (Voix de femmes), à laquelle est consacré le<br />

chapitre 3, illustre la complexité du climat politique de l'époque : ce journal<br />

sponsorisé par les forces d'occupation japonaises, seule publication<br />

exclusivement éditée par des femmes, avait comme rédactrice en chef la<br />

féministe japonaise Tamura Toshiko. Quant à sa rédactrice chinoise, Guan<br />

Lu, c'était un agent infiltré du PCC. Le journal défend une image de<br />

femme moderne conjuguant féminité et vie active, et parvient à échapper<br />

aux contraintes de l'idéologie en plaçant la vie quotidienne au centre de<br />

ses préoccupations.<br />

Les trois chapitres suivants analysent la façon dont les figures les<br />

plus emblématiques de cette génération de femmes écrivains ont pratiqué<br />

et infléchi certains genres littéraires, et se sont imposées du même coup<br />

comme des «commentateurs autorisés» vis-à-vis de leur époque. N. Huang<br />

se penche d'abord - d'une manière hélas quelque peu confuse, mêlant<br />

plusieurs problématiques et hésitant entre l'approche historique et la critique<br />

interne - sur le cas de Eileen Chang et sur la place à ses yeux centrale<br />

qu'occupe l'essai dans son œuvre : dans ses textes relevant de ce genre,<br />

dont la structure floue satisfait son goût pour tout ce qui se situe à la frontière<br />

entre deux réalités, Chang reconstitue une culture du quotidien, dont<br />

le spectre s'étend de la mode féminine à la vie en appartement (chap. 4).<br />

Les romans autobiographiques de Su Qing et de Pan Liudai ^ff $|J|îi,<br />

toutes deux divorcées, sont assimilés par N. Huang à des « ethnographies<br />

du temps de guerre », prolongeant les études antérieures comme celles de<br />

Pan Guangdan sur l'histoire de la sexualité en Chine (chap. 5). Enfin, chez<br />

Shi Jimei, la « fiction de boudoir », teintée de mélancolie et de nostalgie,<br />

emprunte le langage du quotidien pour construire une narration de la<br />

guerre et redéfinir la place de l'amour et de l'engagement social dans la<br />

vie des femmes.<br />

Aux années de guerre succède, pour certains écrivains, l'exil :<br />

Shanghai devient alors un des lieux balisant un itinéraire qui va du continent<br />

à Hong Kong ou Taiwan, voire aux États-Unis. Cette expérience de la<br />

diaspora est analysée dans l'épilogue à travers trois nouvelles moins<br />

connues de Eileen Chang, écrites entre 1953 et 1955. Nicole Huang<br />

555


Comptes rendus<br />

conclut son livre par une intéressante mise en perspective de l'œuvre de<br />

ces femmes écrivains, en les comparant à la nouvelle génération apparue<br />

au cours des années quatre-vingt-dix, alors même que se dessine un spectaculaire<br />

engouement pour la culture shanghaienne des années quarante,<br />

dont Eileen Chang est désormais l'icône incontestée.<br />

Enrichi par une série de planches (couvertures de livres ou de magazines,<br />

dessins de Eileen Chang), l'ouvrage de N. Huang, en dépit de son<br />

caractère parfois touffu ou répétitif, constitue une contribution importante<br />

à ce vaste mouvement de redécouverte. On lui saura particulièrement gré<br />

d'avoir, par ses études fouillées sur un contexte culturel encore mal connu,<br />

apporté un éclairage nouveau sur le phénomène Eileen Chang.<br />

Isabelle Rabut<br />

INALCO<br />

Fei-Ling Wang, Organizing Through Division and Exclusion. China's<br />

Hukou System, Stanford : Stanford University Press, 2005. xiv-304 pages<br />

Dispositif public majeur de distribution des ressources collectives et de<br />

contrôle de la population, le hukou ^Pou système d'enregistrement des<br />

foyers est ici analysé par Wang Fei-Ling depuis les premiers temps de son<br />

évocation, en 1949, jusqu'au début du XXI e siècle. Cet ouvrage présente<br />

deux intérêts. Le premier est de proposer une synthèse de l'histoire de ce<br />

dispositif. Celle-ci évoque brièvement les antécédents du hukou que sont<br />

le xiangsui MxÊ. mis en place sous les Zhou ou le baojia {7^ qui fait son<br />

apparition sous les Royaumes Combattants, mais développe surtout la<br />

création du hukou au cours des années cinquante et ses transformations<br />

incessantes jusqu'aux dernières réformes du système d'enregistrement des<br />

foyers expérimentées depuis 2001. Cette synthèse, qui privilégie le contenu<br />

des politiques menées, s'accompagne en outre d'une bibliographie en<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

langue chinoise et en langue occidentale très utile.<br />

Le deuxième intérêt de l'ouvrage est de proposer, dans les chapitres<br />

3 et 4, une analyse fine et détaillée des procédures d'enregistrement instaurées<br />

depuis 1958, des documents devant être remplis pour enregistrer des<br />

droits de résidence permanents ou temporaires, des différents classements<br />

opérés au sein de la population et qui confèrent aux catégories ainsi distinguées<br />

un droit à la mobilité géographique plus ou moins étendu, du type de<br />

contrôle politique associé à ce dispositif.<br />

L'auteur dévoile alors un système d'une complexité bien supérieure<br />

aux descriptions habituelles, et montre les liens étroits entre contrôle de la<br />

mobilité et contrôle politique. Le système du hukou appuie en effet la<br />

surveillance de certains éléments de la population. En 1950, la liste de ces<br />

derniers inclut les bandits, les espions, les despotes locaux, les responsables<br />

de partis dits réactionnaires et les chefs de sociétés secrètes. Trois ans<br />

plus tard, ces résidents « spéciaux » sont rebaptisés « population ciblée »<br />

et la liste s'allonge, contre-révolutionnaires, individus originaires de Hong<br />

Kong, Macao et Taiwan, et autres personnes douteuses venant s'y ajouter.<br />

En 1985, cette liste est à nouveau modifiée et embrasse désormais six<br />

catégories d'individus et quinze types de résidents. Après les événements<br />

du 4 juin 1989, la population âgée de plus de quatorze ans est divisée en<br />

quatre groupes. Le premier regroupe les individus jugés dangereux pour la<br />

sécutité publique et nationale. Le second concerne les résidents soumis à<br />

un contrôle particulier du fait de leur passé judiciaire ou de leurs penchants<br />

pour les jeux d'argent. Le troisième rassemble des personnes surveillées<br />

en raison des doutes qui pèsent sur eux : il peut s'agir, dans certains localités,<br />

de simples migrants chômeurs ou ne possédant qu'un niveau<br />

d'éducation limité. Pour ces trois groupes, les autorités responsables du<br />

hukou se doivent de rassembler des informations spécifiques, au-delà des<br />

renseignements réunis pour les membres du quatrième groupe, celui des<br />

citoyens ordinaires. Il existerait aujourd'hui cinq catégories d'individus et<br />

vingt types de résidents soumis à un contrôle renforcé. En pratique, ce sont<br />

les commissariats de police qui sont chargés de recueillir ces informations,<br />

établissant parfois des quotas du nombre de personnes à surveiller. Un<br />

commissariat de police de la ville de Tianjin, comptant 35 784 résidents,<br />

557


Comptes rendus<br />

avait ainsi mis en place en 1998 des dispositifs de surveillance particuliers<br />

pour quelque 247 personnes. C'est sur les croisements ainsi opérés entre le<br />

système d'enregistrement des foyers et d'autres dispositifs d'action publique<br />

que l'ouvrage se révèle plus novateur, sur le plan des sources mobilisées<br />

comme de l'analyse.<br />

Au total, un livre précieux pour tous ceux qui souhaitent mieux appréhender<br />

les classements, les catégories, les procédures de<br />

l'administration chinoise en général, et le dispositif du hukou en particulier.<br />

Isabelle Thireau<br />

CECMC/EHESS<br />

David A. Palmer, La Fièvre du Qigong. Guérison, religion et politique en<br />

Chine, 1949-1999, Paris : Éditions de l'EHESS, 2005. 511 pages<br />

Au cours des années 1980 et 1990, des dizaines, voire des centaines de<br />

milliers de Chinois ont incorporé dans leur quotidien des séances de qigong<br />

MiV], «culture corporelle» qui mélange exercice physique (des<br />

gestes plutôt que des exercices proprement callisthéniques), pratiques de<br />

méditation et de visualisation, tout autant que valeurs morales et spirituelles,<br />

qui frôlent le religieux. Cet engouement est à l'origine du plus important<br />

mouvement populaire chinois depuis 1949 - Révolution culturelle<br />

exceptée, il va sans dire - et surtout du seul mouvement de masse qui n'ait<br />

pas été le fait des autorités du Parti communiste. Or ce mouvement est<br />

passé largement inaperçu à l'extérieur de la Chine : peut-être n'entrait-il<br />

pas dans les catégories habituelles des journalistes et des sinologues qui<br />

guettaient plutôt du côté des réactions politiques à l'échec de la révolution<br />

maoïste et au virage capitaliste opéré par Deng Xiaoping. Que dire en effet<br />

de ce mouvement populaire et populiste, cautionné (du moins par moments)<br />

par l'État, qui mariait appels à la tradition et aspirations à la création<br />

d'une nouvelle science et dont les acteurs les plus importants étaient<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

des maîtres charismatiques sortis littéralement de nulle part pour devenir<br />

l'équivalent de vedettes pop, en plus d'être les poulains de certains membres<br />

du Parti et du gouvernement ?<br />

L'excellent livre de David Palmer nous permet, pour la première fois,<br />

d'avoir une vue d'ensemble de ce mouvement. De fait, à la différence<br />

d'autres chercheurs ayant travaillé sur le qigong dans une perspective<br />

« micro » en se fondant sur des enquêtes de terrain auprès de groupes de<br />

qigong, Palmer propose une analyse « macro ». Il remonte pour ce faire<br />

aux années 1950, révélant les origines étatiques du qigong créé par des<br />

partisans de la médecine chinoise traditionnelle avec l'idée de protéger et<br />

de préserver celle-ci à une époque d'importation rapide - et assez aveugle<br />

- de la médecine occidentale (russe surtout) ; il suit l'évolution institutionnelle<br />

du qigong au cours des années 1950 et 1960 ainsi que son interdiction<br />

lors de la Révolution culturelle (le qigong est alors vu comme une<br />

« superstition féodale ») ; il trace ensuite la résurgence - sous des formes<br />

différentes - du qigong vers la fin de la Révolution culturelle ainsi que sa<br />

transformation en mouvement de masse à partir de la fin des années 1970.<br />

Sur cette base historique, Palmer poursuit en décrivant les écoles de qigong<br />

les plus importantes des années 1980 et 1990 et d'analyser les débats<br />

au sein du Parti et du gouvernement chinois sur la question du qigong au<br />

cours de cette même période.<br />

Pour y arriver, D. Palmer a dû passer au travers d'une véritable montagne<br />

de sources écrites chinoises (voir son impressionnante bibliographie,<br />

p. 441-477), un travail immense qui à lui seul devrait lui valoir les remerciements<br />

de tous les chercheurs œuvrant dans le domaine des études sur la<br />

Chine contemporaine. Cela dit, La Fièvre du Qigong ne saurait être réduit,<br />

loin s'en faut, à une simple traduction des sources chinoises. L'auteur fait<br />

preuve d'une virtuosité pluridisciplinaire combinant sensibilité historienne<br />

(dans sa reconstruction des origines du qigong et sa discussion des rapports<br />

entre le qigong et les mouvements sectaires traditionnels, j'y reviens),<br />

terrain anthropologique (Palmer a lui-même pratiqué le qigong, du moins<br />

au début de son projet), analyse sociologique (en particulier dans sa présentation<br />

des lignées de qigong les plus importantes) et attention nuancée<br />

aux discours et groupes politiques, surtout dans le contexte de tout ce qui<br />

559


Comptes rendus<br />

touche à la culture et au nationalisme chinois. Il est rarissime qu'un jeune<br />

chercheur « rencontre » un sujet qui lui permette de profiter pleinement de<br />

sa formation et de rendre service du même coup à la communauté des<br />

chercheurs. Palmer a eu la chance d'être l'un d'eux, et s'est montré, qui<br />

plus est, à la hauteur du défi.<br />

Le volume est divisé en trois parties. La première, la plus sommaire,<br />

traite de la création et de l'institutionnalisation du qigong au cours des<br />

années 1950 et de son écartement lors de la Révolution culturelle. La<br />

deuxième expose la résurgence du qigong à la fin des années 1970 sous<br />

une forme populaire et quasi-religieuse. À la différence du qigong des<br />

années 1950, créé par les instances médicales et pratiqué souvent par les<br />

gaoji ganbu du gouvernement et du Parti qui cherchaient à soigner leurs<br />

maux divers dans des sanatoriums leur étant réservés, le qigong de la fin<br />

des années 1970 fut enseigné par des maîtres qui ne dépendaient ni du<br />

système médical ni des autorités politiques, souvent dans les parcs publics,<br />

auprès du petit peuple à la recherche d'une guérison que le système de<br />

santé n'arrivait pas à leur apporter. La « découverte » presque simultanée,<br />

par quelques scientifiques renommés (Gu Hansen, par exemple), de<br />

« l'existence matérielle » du qi a donné à ces maîtres charismatiques une<br />

planche de salut inespérée : ils pouvaient désormais insister sur le caractère<br />

« scientifique » de leurs enseignements et de leurs guérisons, évitant<br />

ainsi la méfiance du Parti à l'égard de ce qui pouvait être taxé de religion<br />

ou superstition. C'est bel et bien sur cette double base - science et charisme<br />

- que « la fièvre du qigong » a été lancée.<br />

Palmer retrace magistralement les manifestations variées de cette<br />

fièvre qui a fini par toucher un monde très étendu. Des journalistes ont<br />

fondé des revues entièrement consacrées au qigong ; des écrivains ont écrit<br />

des biographies (devenues des best-sellers) de maîtres charismatiques, qui<br />

se sont pour leur part multipliés par centaines ; des scientifiques ont mené<br />

des recherches en laboratoire sur les pouvoirs du qi et du qigong ; des<br />

politiciens, devenus amateurs, ont fondé des organisations nationales pour<br />

le promouvoir (et bien sûr le contrôler).<br />

La troisième partie de l'ouvrage, La crise politique, traite de la réaction<br />

inévitable de l'État face à la montée du qigong, et offre en même<br />

560


Comptes rendus<br />

temps des études de cas des lignées de qigong les plus importantes. Cette<br />

crise politique naît de la prise de conscience, à partir de la fin des années<br />

1980, par une partie de l'élite politique chinoise, que le mouvement de<br />

masse qu'était devenu le qigong représentait un danger politique potentiel.<br />

Certains maîtres charismatiques étaient, de fait, devenus plus connus et<br />

plus populaires que n'importe quel leader du Parti communiste, du moins<br />

plus capables qu'eux de mobiliser le peuple. Ce qui est intéressant ici,<br />

c'est moins cette prise de conscience - tout à fait prévisible - que les<br />

difficultés encourues par ceux qui voulaient établir un contrôle plus strict<br />

sur le monde du qigong. Palmer analyse en effet avec précision la ligne<br />

des débats entre les diverses factions au sein du Parti et du gouvernement<br />

et montre que les partisans du qigong, sans pouvoir gagner sur toute la<br />

ligne, ont quand même réussi à mater ceux qui auraient voulu freiner le<br />

mouvement, en arguant que le qigong était un « trésor national » (et une<br />

science établie) qu'il fallait protéger - quitte à mieux le surveiller pour<br />

éviter que des activités frauduleuses et non-scientifiques prennent le dessus.<br />

Cette situation quelque peu ambiguë durerait jusqu'au 25 avril 1999,<br />

date à laquelle la manifestation des adeptes du Falun gong aux portes de<br />

Zhongnanhai a précipité les choses.<br />

Palmer privilégie une approche narrative : il raconte le déroulement<br />

de l'histoire complexe du qigong sans pour autant laisser tomber ses préoccupations<br />

anthropologiques, sociologiques, politiques (les multiples<br />

graphiques et annexes, tous présentés avec précision et clarté, sont d'une<br />

aide précieuse pour le lecteur). L'auteur clôt son ouvrage par des réflexions<br />

d'ordre plus théorique touchant aux rapports entre la médecine, la<br />

politique et la religion en Chine. J'ai particulièrement apprécié ses efforts<br />

pour décrire les rapports entre le qigong, l'histoire des mouvements sectaires<br />

traditionnels et l'avenir de la culture populaire (ou plus précisément de<br />

la culture associée à la religion populaire) en Chine. Les mouvements<br />

sectaires, peu compris (des Chinois comme d'ailleurs des chercheurs<br />

étrangers), ont été sans aucun doute la base à partir de laquelle le qigong<br />

s'est développé. La montée en flèche du qigong au cours des années 1980<br />

et 1990 (dans l'ensemble du monde sinisé : Taiwan, Hong Kong, Singapour,<br />

mais aussi la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est, Amérique du<br />

561


Comptes rendus<br />

nord, Australie et Europe) témoigne de l'attrait viscéral des masses chinoises<br />

pour les discours et les symboles associés à ce mouvement. Si l'État<br />

chinois, par la maladresse de Li Hongzhi et du Falun gong, a réussi, pour<br />

le moment (et non sans difficulté !), à contrôler l'engouement pour le<br />

qigong, force est de constater que le discours, les croyances, les symboles<br />

avaient jusque-là survécu à la mise sous le boisseau très brutale de la révolution<br />

maoïste... Ils sauront sans doute survivre à l'interdiction officielle<br />

décrétée par Jiang Zemin.<br />

L'ouvrage de Palmer en appelle d'autres. Le mouvement du qigong<br />

a été trop vaste et trop diversifié pour qu'il n'y ait plus de place pour<br />

d'autres chercheurs désireux d'exploiter autrement les sources utilisées par<br />

Palmer ou bien d'en trouver de nouvelles. Palmer a opté pour une approche<br />

centrée davantage sur la production livresque que le terrain ; des anthropologues<br />

et sociologues pourraient aller sur le terrain à Taiwan ou<br />

partout où vit la diaspora chinoise en attendant que le qigong (peut-être<br />

sous une nouvelle appellation) refasse surface en Chine. De fait, la « fièvre<br />

du qigong », tout comme la Révolution culturelle, a été un mouvement<br />

d'une envergure telle qu'il mérite de nombreuses études. Mais le travail de<br />

David Palmer demeurera un incontournable point de départ.<br />

David Ownby<br />

Université de Montréal<br />

Françoise Mengin (éd.), Cyber China. Reshaping National Identifies in<br />

the Age of Information, New York : Palgrave, 2004. 260 pages<br />

Le développement rapide des technologies de l'information au cours des<br />

dix dernières années pose un certain nombre de questions-clés aux chercheurs<br />

en sciences sociales. Elles accompagneraient l'émergence d'un<br />

nouvel ordre économique, caractérisé par une organisation mondialisée de<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

la production. Elles renverseraient les hiérarchies sociales établies, ouvrant<br />

des espaces d'expression aux jeunes générations ou aux fractions dominées<br />

de la société. Elles transformeraient l'espace politique en brouillant<br />

les frontières jusque-là garanties et protégées par les États, contribuant à<br />

leur affaiblissement. C'est à l'ensemble de ces questions que l'ouvrage<br />

dirigé par Françoise Mengin, directrice de recherche au Centre d'Études<br />

des Relations Internationales (CERI), entend fournir des éléments de réponse<br />

à l'échelle de l'espace chinois. Associant un État toujours autoritaire,<br />

la République populaire, une démocratie bien vivante mais non reconnue<br />

par la communauté internationale, Taiwan, et les réseaux transnationaux<br />

de la diaspora, le terrain est particulièrement favorable à l'interrogation.<br />

L'ensemble des contributions a été présenté lors d'un colloque organisé à<br />

Paris en décembre 2002.<br />

La première partie du volume analyse l'impact d'Internet sur l'ordre<br />

politique. Karsten Giese analyse les propos tenus sur cinq forums de discussion<br />

; selon lui, les BBS (Bulletin Board Systems) constituent à la fois<br />

un panoptique virtuel étroitement contrôlé par l'État, et un espace<br />

d'expression et d'accès à l'information. Mais celui-ci demeure extrêmement<br />

fragmenté ; n'ayant identifié aucun effort collectif d'organisation sur<br />

les questions politiques, Giese conclut que cet espace ne menace pas directement<br />

le monopole politique du Parti. Pour sa part, David Palmer<br />

s'intéresse aux activités religieuses sur la toile, et en particulier à la mobilisation<br />

de ce médium par les temples taoïstes et par le Falun gong.<br />

Émerge bel et bien un nouvel espace d'expression religieuse, où la quête<br />

est individuelle à la différence du caractère collectif des pratiques non<br />

virtuelles. Ce trait est d'ailleurs plus accentué sur le continent, où le<br />

contrôle des pratiques religieuses est particulièrement rigoureux, qu'à<br />

Taiwan ou à Hong Kong, où les sites Internet sont davantage le prolongement<br />

sur la toile de pratiques traditionnelles. Selon Palmer, en Chine<br />

continentale, et en dépit de l'effet panoptique qui permet un contrôle facile<br />

de l'État, Internet permet l'émergence de nouvelles formes de religiosité<br />

(qu'il s'agisse de l'offre comme de la demande) et s'accompagne de<br />

l'affaiblissement des orthodoxies. Françoise Mengin analyse quelques-uns<br />

des défis auxquels l'État est confronté face au développement des techno-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

logies de l'information, à la fois comme industrie et comme moyen de<br />

communication. Elle distingue l'État-contrôleur, qui réglemente et interdit<br />

afin de préserver son pouvoir souverain, de l'État-arbitre des différents<br />

intérêts sociaux et économiques. Mengin conclut non pas à un affaiblissement<br />

mais à une transformation du pouvoir de l'État.<br />

La deuxième partie analyse les conséquences du développement des<br />

nouvelles technologies sur les relations entre États. Christopher Hughes<br />

étudie l'architecture d'Internet en Chine, dont on sait qu'elle est centralisée<br />

et hiérarchique, à l'opposé d'une organisation décentralisée et horizontale<br />

dans le reste du monde. Hughes doute de la possibilité qu'Internet<br />

contribue à des transformations politiques. Chin-fu Hung montre que si<br />

Internet peut renforcer les processus d'intégration économique et culturelle<br />

à travers le détroit de Taiwan, c'est peu probable au niveau politique.<br />

Patricia Batto dresse une comparaison entre les sites Internet des gouvernements<br />

de Pékin et de Taipei ; elle conclut à la plus grande visibilité des<br />

premiers quand c'est Taiwan qui a le plus besoin de soutiens internationaux.<br />

La troisième partie revient sur la dimension économique du développement<br />

des nouvelles technologies de l'information. Barry Naughton<br />

met en évidence la contribution des investisseurs taiwanais au développement<br />

du secteur en Chine. Il revient sur le rôle joué par les États, aussi<br />

bien à Taiwan que sur le continent, pour favoriser ce secteur d'activité, en<br />

particulier par des politiques publiques de soutien à la recherche. L'avenir<br />

est, selon lui, à un renforcement de la collaboration entre Taiwan et la<br />

Chine. Leng Tse-Kang, à propos des producteurs de semi-conducteurs<br />

taiwanais en Chine, parle de firmes « hybrides », ni vraiment chinoises, ni<br />

vraiment taiwanaises. Il montre que, dans ce secteur d'activité,<br />

l'intégration économique entre Taiwan et la Chine ne doit pas se comprendre<br />

dans le cadre de relations bilatérales, mais dans celui de la mondialisation<br />

de l'activité des firmes taiwanaises. Selon lui, l'avantage comparatif<br />

de Taiwan ne se maintiendra que si les firmes taiwanaises sont<br />

capables de s'internationaliser toujours davantage tout en incluant le<br />

continent chinois dans cette stratégie. Ngai-Ling Sum revient sur le rôle<br />

clé des États et des politiques publiques en Chine, à Taiwan comme à<br />

Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

Hong Kong dans le développement du secteur. Enfin, Aihwa Ong remet en<br />

cause l'hypothèse que les technologies de l'information se développeraient<br />

suivant des schémas préexistants dans la Grande Chine ; elle mobilise le<br />

terme d'« assemblage », emprunté à Gilles Deleuze, pour décrire le mélange<br />

d'éléments nouveaux et anciens, de processus de territorialisation et<br />

de déterritorialisation.<br />

L'ouvrage éclaire deux questions théoriques soulevées par François<br />

Mengin dans l'introduction générale au volume : celle de la formation de<br />

l'État d'une part, celle de la restructuration de l'espace international<br />

d'autre part. Ce que montre l'ensemble des contributions, c'est que le<br />

développement des technologies de l'information ne fait pas disparaître les<br />

frontières, ni fusionner les États dans un seul espace indifférencié. Dans<br />

une certaine mesure, le processus renforce les frontières traditionnelles, en<br />

même temps qu'Internet facilite la surveillance et le contrôle, devenant un<br />

outil au service de l'appareil d'État (Althusser). Aussi Mengin peut-elle<br />

conclure que la mondialisation fait partie du processus de formation de<br />

l'État. Simultanément, le processus favorise l'émergence de nouveaux<br />

pôles de pouvoir. Le développement des technologies de l'information<br />

s'accompagne à la fois d'une unification et d'une fragmentation de<br />

l'espace. Le sujet de cet ouvrage est particulièrement fluide et en constante<br />

évolution ; la moisson d'informations et de questionnements théoriques<br />

rassemblés ici avec talent ouvre un champ de travaux appelés à se multiplier<br />

'.<br />

1 Voir notamment Christopher R. Hughes et G. Wacker (éd.), China and the<br />

Internet. Politics of the Digital Leap Forward, Londres : Routledge, 2003 ;<br />

Tamara Renée Shie, "The Tangled web: does the Internet offer promise or péril<br />

for the Chinese Communist Party ?", Journal of Contemporary China,, vol. 13,<br />

n° 40 (August 2004), p. 523-540.<br />

565<br />

Gilles Guiheux<br />

CEFC, Hong Kong


Comptes rendus<br />

Moris Rossabi (éd.), Governing China's Multiethnic Frontiers, Seattle :<br />

University of Washington Press, 2004. 296 pages<br />

S. Frederick Starr (éd.), Xinjiang. China's Muslim Borderland, Armonk<br />

(NY) : M.E. Sharpe (Central Asia-Caucasus Institute Monograph Séries,<br />

Number I), 2004.484 pages<br />

Dru C. Gladney, Dislocating China. Muslims, Minorities and Other<br />

Subaltern Subjects, London : Hurst and Company, 2004. xvii-414 pages<br />

Les minorités constituent-elles le maillon faible de l'État chinois ? Représentent-elles<br />

un risque de déstabilisation du pouvoir en place ? Quel rôle<br />

joue l'Islam au Xinjiang ? Questions récurrentes pour bon nombre<br />

d'observateurs occidentaux. Deux ouvrages collectifs récemment publiés<br />

apportent des éléments de réponse introduisant avec pertinence une réflexion<br />

sur la complexité des situations. Ils concentrent leur attention sur<br />

les rapports entre l'État et les populations des régions autonomes frontalières.<br />

Le premier, Governing China's Multiethnic Frontiers, édité par<br />

l'historien américain Morris Rossabi, convoque historiens, anthropologues,<br />

sociologues et politologues. Si l'ouvrage est principalement consacré aux<br />

populations des frontières du nord et et de l'ouest (Mongolie, Xinjiang,<br />

Tibet), deux articles concernent les minorités du Sud (Yunnan) et les musulmans<br />

de langue chinoise (Hui).<br />

Jonathan Lipman, ouvre cette série d'analyses par un article qui<br />

porte le beau titre de « White Hats, Oil Cakes and Common Blood ».<br />

Comment expliquer les différences de situations, violentes ou nonviolentes,<br />

dans lesquelles les Hui sont impliqués ? Vivant dans chaque<br />

province et presque chaque district de Chine, les Hui ont géré leur acculturation<br />

à la société locale tout en restant différents de leurs voisins non<br />

musulmans. Pour l'auteur, la définition des Hui de la République populaire<br />

de Chine comme entité spécifique ne rend pas compte de ce qui a été en<br />

fait des processus d'évolution hautement localisés (p. 28-29). À partir de<br />

la diversité des situations étudiées ces dernières années par lui-même et<br />

d'autres chercheurs, Lipman illustre la primauté du local et conclut avec<br />

justesse qu'en dépit du fait que les Hui sont définis officiellement comme<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

une « minorité ethnique » nous devons néanmoins les regarder sans équivoque<br />

comme Chinois (p. 49).<br />

M. H. Hansen, sociologue, s'intéresse aux changements politiques et<br />

sociaux observés durant ces vingt dernières années au Sipsong Panna au<br />

Yunnan. Elle souligne que les minorités dans le sud-ouest sont plus soucieuses<br />

d'améliorer leurs conditions de vie, d'augmenter leur contrôle sur<br />

la terre, de préserver leurs coutumes plutôt que de revendiquer une indépendance<br />

politique (p. 54). Elle note l'accroissement considérable de<br />

l'immigration chinoise dans cette région et le développement du tourisme.<br />

Cependant si les retombées économiques en terme de travail et<br />

d'investissements bénéficient principalement aux Han, les minorités s'en<br />

servent aussi pour développer leurs pratiques religieuses. En matière<br />

d'éducation, elle constate les conséquences du désengagement de l'État<br />

que tentent de compenser des ONG internationales. Enfin, la terre, préoccupation<br />

majeure des paysans, en particulier celle des forêts sacrées, fait<br />

l'objet de sérieux conflits entre populations tai et employés des fermes<br />

d'État (plantations de caoutchouc).<br />

L'anthropologue Uradyn E. Bulag analyse le processus d'assimilation<br />

des Mongols de Mongolie Intérieure dans la société et l'État chinois<br />

qui s'est développé en raison même de leur autonomie. Elle avait été obtenue<br />

du Parti communiste chinois sous la forme d'une unité administrative<br />

unifiée pour leur soutien à celui-ci dès 1935 (déclaration de Mao Zedong).<br />

Les Mongols de cette région autonome présentent un paradoxe, car<br />

contrairement à leur image d'indocilité, ils ne montrent pas de volonté<br />

d'indépendance. En outre, avec la colonisation menée dès le XVIII e siècle,<br />

les Mongols sont devenus largement minoritaires sur leur propre territoire.<br />

De fait, ils sont pris, comme le souligne l'auteur, entre deux besoins mutuellement<br />

conflictuels : celui d'être reconnu comme citoyens et celui de<br />

maintenir leur identité de minzu (p. 113). Aujourd'hui, les problèmes se<br />

posent en termes de défense du pastoralisme, symbole de l'ethnicité mongole,<br />

en dépit du fait qu'un grand nombre de Mongols sont des agriculteurs<br />

(p. 100). En 1981, les étudiants et fonctionnaires mongols ont été<br />

durement réprimés pour leur opposition au Document 28 qui permettait<br />

une augmentation de la migration chinoise. Au cours de la dernière décen-<br />

567


Comptes rendus<br />

nie, disparité démographique et intolérance de l'État chinois ont eu pour<br />

conséquence un renforcement des divisions internes parmi les Mongols,<br />

qui se tournent vers des stratégies individuelles (émigration, études, etc.).<br />

Deux articles traitent ensuite du Xinjiang. Le premier, du politologue<br />

Gardner Bovingdon, montre comment la mise en œuvre du statut de la<br />

Région Autonome a, contrairement au discours officiel, réussi à isoler les<br />

Ouighours et à diviser entre elles les populations de langues turques (Kazakhs,<br />

Kirghizes, Ouighours). L'auteur considère que ce système administratif<br />

a exacerbé les tensions en divisant la région en petites unités autonomes<br />

: cela permettait de renforcer l'idée que le Xinjiang appartient à<br />

treize minzu différents et de contrebalancer le poids politique et démographique<br />

des Ouighours (p. 118). En outre l'autorité décisive réservée aux<br />

Han « importés » de Chine même a permis de consolider l'emprise d'un<br />

appareil colonial. David Bachman, pour sa part, s'intéresse à des données<br />

économiques. Selon son analyse, le colonialisme économique du Xinjiang<br />

peut être compris comme une réponse aux menaces pour leur propre sécurité,<br />

à la fois internes et externes, perçues par les Han. Il souligne le poids<br />

de l'État dans le développement économique de la région (pétrole, industrie<br />

chimique, coton) et la dépendance financière de cette dernière vis-àvis<br />

du pouvoir central (à l'exception d'Urumqi, de Karamay et de Kuytun,<br />

les dépenses partout ailleurs excèdent les recettes).<br />

Le livre se termine par deux articles sur le Tibet. Pour<br />

l'anthropologue Melvyn Goldstein, le faible nombre de recherches de<br />

terrain et le rôle du Tibet dans les relations sino-américaines ont eu un<br />

effet trompeur en mettant en avant des positions caricaturales d'un côté<br />

comme de l'autre. L'interprétation de l'histoire est ici aussi enjeu. Si tout<br />

le monde est d'accord sur l'indépendance du Tibet jusqu'au XIII e siècle,<br />

l'histoire contestée commence là. Le Tibet fait-il bien partie de la Chine<br />

avec la dynastie mongole des Yuan ou le Tibet faisait-il partie de l'empire<br />

mongol qui avait conquis la Chine, comme le soutiennent les Tibétains ?<br />

Cette question est ainsi posée pour chaque période historique. L'auteur<br />

rappelle le compromis de la convention de Simla (autonomie du Tibet sous<br />

suzeraineté chinoise). De fait, la ligne dure adoptée par le PCC en 1959 -<br />

qui s'appuyait sur l'idée que les masses tibétaines allaient se rallier à lui -<br />

568


Comptes rendus<br />

a été un échec. Cependant si les réformes des années 1980 ont créé un<br />

nouveau contexte, les disparités sociales et politiques au sein même de la<br />

région ont renforcé le nationalisme tibétain parmi les jeunes éduqués. Par<br />

ailleurs, malgré toute la sympathie qu'il suscite au niveau international, le<br />

Dalai Lama n'arrive pas à faire aboutir ses demandes. Il semble qu'il y ait<br />

une volonté de trouver un terrain d'entente des deux côtés mais cela pendra<br />

du temps car il n'y a pas de solutions simples à la question tibétaine.<br />

L'historien des religions M. Kapstein décrit la situation conflictuelle actuelle<br />

entre liberté et restriction religieuse. Il observe la domination de plus<br />

en plus forte de l'usage du chinois parmi les jeunes scolarisés et la difficulté<br />

de développer le bilinguisme considéré comme un handicap pour<br />

réussir en Chine aujourd'hui. Toutefois, dans les régions orientales du<br />

Tibet (Qinghai, Gansu, Sichuan et Yunnan), on assiste à un revivalisme<br />

bouddhiste. L'auteur note aussi la grande diversité des situations et<br />

l'importance des conditions locales en matière de liberté ou de restriction<br />

religieuse.<br />

Le lecteur érudit et le chercheur trouveront dans ce livre non seulement<br />

des données précises mais aussi matière à réflexion pour mesurer et<br />

comprendre les enjeux contemporains. On notera l'attention portée à ne<br />

pas traduire le terme minzu (peuple, nationalité, nation, groupe ethnique)<br />

tout au long de l'ouvrage, ce qui rappelle que le minzu est une construction<br />

politique spécifique et permet ainsi d'éviter de regarder les minorités<br />

comme un fait naturel.<br />

Frederick S. Starr, fondateur de l'Institut des Études sur l'Asie centrale<br />

et le Caucase à l'Université Johns Hopkins, a conçu, lors d'un voyage<br />

au Xinjiang en 1998, le «projet Xinjiang », dont les événements du 11<br />

septembre 2001 ont contribué à accélérer la réalisation. Ce projet rassemble<br />

des chercheurs, principalement américains, qui travaillent depuis plus<br />

de dix ans sur cette région. Le premier objectif a été la publication du livre<br />

présenté ici, qui donne à des non-spécialistes initiés de solides notions sur<br />

ce territoire, ses populations, son histoire et son présent. Le second objectif,<br />

distinct du premier et signalé dans l'introduction (p. 23), a consisté à élaborer<br />

un rapport sur le Xinjiang, rédigé par l'initiateur du projet et un<br />

569


Comptes rendus<br />

ancien responsable de la CIA, Graham E. Fuller, afin de fournir des recommandations<br />

aux institutions et instances gouvernementales américaines.<br />

Il est clair que les motivations d'une telle initiative résident dans les<br />

interrogations d'ordre stratégique et politique que suscite cette province<br />

située aux frontières de la Chine avec plusieurs pays (Républiques d'Asie<br />

centrale, Pakistan, Afghanistan, Tadjikistan, etc.) et dans laquelle les tensions<br />

entre pouvoir chinois et populations ouighoures se sont aggravées<br />

depuis le début des années 1990.<br />

La plupart des contributions sont rédigées à deux mains, les rédacteurs<br />

- historiens, anthropologues, politologues, géographes et économistes<br />

- s'attachant principalement à effectuer une synthèse actualisée des<br />

connaissances. L'ouvrage est composé de cinq parties comprenant chacune<br />

deux à trois articles.<br />

La première est consacrée à l'histoire de la conquête et de la colonisation<br />

du Xinjiang depuis le milieu du XVIII e siècle, domaine de spécialisation<br />

de J. Millward et P. Perdue, puis à l'histoire politique et aux stratégies<br />

de contrôle de 1884 à 1978 en collaboration avec le chercheur ouighour<br />

Nabijan Tursun.<br />

Le deuxième volet traite de la politique chinoise aujourd'hui. Dru<br />

Gladney l'introduit et retrace la stratégie de développement et de contrôle<br />

de la région autonome mise en place par l'État chinois. Il rappelle une<br />

réflexion de l'historien J. Fletcher qui considérait que l'ethnicisation de<br />

l'identité ouighoure était le résultat du nationalisme moderne. Yitzhak<br />

Shichor, spécialiste des questions militaires et des relations entre la Chine<br />

et le Moyen-Orient, s'intéresse aux structures de l'Armée populaire de<br />

Libération, à son déploiement dans cette région frontalière. Il présente des<br />

informations très précises telles que le nombre de divisions, d'hommes,<br />

d'avions, ou encore les liens dans les années 1980 entre la CIA et l'armée<br />

chinoise pour acheminer les armes pour les Mujahidin le long du Karakorum<br />

en Afghanistan (p. 149).<br />

Trois articles présentent ensuite quelques aspects de la situation interne<br />

au Xinjiang. Calla Wiemer aborde l'économie et le rôle essentiel des<br />

investissements du gouvernement central pour le développement de la<br />

570


Comptes rendus<br />

région. Linda Benson, qui a travaillé sur la rébellion des musulmans de<br />

Yili (1944-1949) et l'histoire et de la culture kazakh, constate la dégradation<br />

de la situation des populations minoritaires en terme de mobilité sociale<br />

et d'éducation. Sean R. Roberts, anthropologue basé en Asie centrale<br />

analyse les relations transfrontalières, leur impact économique, culturel et<br />

religieux, et en particulier celui de l'immigration han en Asie centrale<br />

depuis la réouverture des postes-frontières à la fin des années 1980.<br />

La quatrième partie aborde les conséquences du développement économique<br />

et du contrôle par le pouvoir chinois. Le géographe Stanley<br />

Toops, en décrivant l'intensification de l'agriculture, de la production de<br />

coton, l'extension de l'élevage et l'augmentation considérable de la population<br />

han, souligne les sérieuses dégradations écologiques et le manque<br />

d'eau qui en résultent. Jay Dautcher, anthropologue, contribue à assombrir<br />

le tableau par une étude sur la santé publique. Il relève l'impact très sévère<br />

sur les communautés ouighoures de l'alcoolisme, de la drogue et du sida.<br />

L'interdiction par le gouvernement local de l'organisation ouighoure traditionnelle<br />

des Mâxrâp (comités de résidents) ne permet plus aux habitants<br />

de trouver des solutions collectives à ce fléau.<br />

Le dernier volet porte sur la manière dont les populations vivent<br />

cette situation. Les anthropologues J. Rudelson et W. Jankowiak observent<br />

les fluctuations des identités des populations en fonction de leurs orientations<br />

locales, régionales et nationales, les résistances ainsi que les problèmes<br />

sociaux tels que le sida. L'histoire de l'Islam et la situation présente<br />

sont abordées par G. Fuller et l'historien J. Lipman qui constatent que<br />

surveillance et répression religieuses ne font que renforcer le rôle central<br />

de l'Islam dans la vie des Ouighours sans qu'il y ait pour autant un véritable<br />

développement d'un extrémisme islamique. G. Bovingdon, avec la<br />

collaboration de N. Tursun, décrit la bataille idéologique sur l'histoire du<br />

Xinjiang. Les distorsions existent des deux côtés, cependant les faibles<br />

moyens et les restrictions politiques ne permettent pas aux intellectuels<br />

ouighours de produire des travaux suffisamment importants pour faire<br />

contrepoids à l'orthodoxie officielle.<br />

Dru Gladney, en conclusion, insiste sur le fait que la question ouighoure<br />

au Xinjiang n'est pas près de disparaître. Il constate l'échec de la<br />

571


Comptes rendus<br />

politique qui a consisté à combiner développement économique et fermeture<br />

politique et souligne que seule une ouverture politique et l'attention<br />

aux problèmes sociaux pourraient éviter l'aggravation des tensions.<br />

Les articles présentés dans cet ouvrage remplissent leur fonction<br />

d'information et de réflexion sur la situation du Xinjiang pour un étudiant<br />

ou un lecteur curieux. Signalons un guide bibliographique très utile en fin<br />

d'ouvrage. Toutefois il s'agit d'une présentation qui peut donner<br />

l'impression de figer les Ouighours dans une sorte d'irrédentisme car il ne<br />

laisse pas percevoir la dynamique des changements internes qu'induisent<br />

par exemple la migration ouighoure en Chine intérieure ou simplement la<br />

volonté des individus de « s'en sortir ».<br />

Pour revenir aux questions liminaires, l'expérience mongole est très<br />

instructive car elle annonce les procédures de normalisation des autres<br />

situations minoritaires, du Xinjiang, du Tibet et d'autres. De fait les minorités<br />

ne représentent pas une menace de déstabilisation de l'État chinois.<br />

L'affirmation identitaire des minorités n'est que le reflet de l'exacerbation<br />

du nationalisme chinois. Comme le souligne U. Bulag, la Chine est en<br />

train de réactiver la notion d'un seul peuple chinois (zhongh.ua minzu) dont<br />

le PCC avait pourtant condamné en son temps le chauvinisme han (p. 113).<br />

L'histoire chinoise a montré que lorsqu'il y a déstabilisation ou éclatement,<br />

cela vient toujours du coeur de la Chine et non de ses limes.<br />

Dans Dislocating China. Muslims, Minorities and Other Subaltern<br />

Subjects, Dru Gladney, l'auteur de l'ouvrage de référence Muslim Chinese.<br />

Ethnie Nationalism in the People's Republic (1991, deuxième édition<br />

1996), rassemble, en les remaniant, ses réflexions publiées depuis une<br />

dizaine d'années. Elles portent principalement sur les questions<br />

d'identité et de nationness (« nationité ») dans le contexte chinois.<br />

D. Gladney cherche à aborder la culture chinoise par ses marges, par sa<br />

« complexité multi-culturelle », d'où le titre. Influencée par son propre<br />

parcours de chercheur nomade (Chine, Asie centrale, Asie du Sud-Est,<br />

Turquie, Allemagne, etc.), sa réflexion s'inscrit dans le courant des études<br />

post-coloniales mais s'appuie surtout, dans ce nouveau livre, sur les subaltern<br />

studies nées parmi les chercheurs indiens il y a une dizaine d'années '.<br />

572


Comptes rendus<br />

L'ouvrage est divisé en sept parties intitulées « Recognations »,<br />

« Représentations », « Folklorizations », « Ethnicizations », « Indigenizations<br />

», « Socializations » et « Politizations ». La première porte sur les<br />

nationalismes culturels en Chine - la construction des nationalités minoritaires<br />

et de la nationalité majoritaire dite « han ». Puis l'auteur observe la<br />

construction de l'image de la nation chinoise « zhonghua minzu » à travers<br />

les parcs d'attractions à thème conçus sur le modèle d'un centre culturel<br />

polynésien à Hawaii. Il poursuit son cheminement en montrant comment, à<br />

travers les représentations picturales (l'invention de l'école du Yunnan) et<br />

cinématographiques, l'exotisation et l'érotisation des minorités ont pour<br />

effet de mettre en lumière la « modernité » de la majorité « Han ». Dans sa<br />

troisième partie, en prenant pour exemple les musulmans de langue chinoise<br />

(Hui) et leur hybridité, il s'inscrit à rencontre de la théorie du « choc<br />

des civilisations » de S. Huntington. En outre, il avance l'idée que la globalisation<br />

et le transnationalisme ont aussi pour effet de renforcer le local,<br />

dont l'importance, dans le cas des Musulmans, s'exprime à travers les<br />

rassemblements autour des tombes (gongbei) de saints soufis ou de grands<br />

personnages historiques musulmans. Il consacre un long chapitre aux Hui<br />

et aux autres communautés musulmanes (Kazakhs, Ouighours) pour mettre<br />

en avant le rôle de l'État dans les constructions identitaires. Il reprend<br />

son travail sur l'ethnogénèse des Ouighours et sur le rôle de la diaspora<br />

dans le nationalisme ouighour actuel (transnationalism et cyberseparatisrri).<br />

La partie intitulée « Socializations » se penche sur<br />

l'éducation et sur le développement du capitalisme. Gladney constate,<br />

comme beaucoup de chercheurs, le fossé grandissant entre la scolarisation<br />

des filles et celle des garçons et la montée de l'enseignement musulman<br />

confessionnel en réaction au désengagement de l'État. En examinant<br />

l'économie de marché, il revient sur le thème de l'essentialisation de<br />

l'identité Han ainsi que sur celui de la morale et de la corruption. Enfin,<br />

Gladney soulève certaines questions politiques : considérant la situation<br />

internationale (guerres du Golfe et d'Irak), il note ses effets sur les musulmans<br />

de Chine dont les opinions tendent à s'unifier. Dans son dernier<br />

chapitre, « Bodily Positions, Social Dispositions », Dru Gladney nous<br />

invite à revenir sur les événements de Tiananmen. Il relève tout d'abord<br />

573


Comptes rendus<br />

l'influence exercée sur les acteurs du mouvement par ce qui représente<br />

pour lui la « première série télévisée post-moderne de Chine », He shang<br />

(L'Élégie du Fleuve), et les débats qu'elle a suscités. Il note l'utilisation<br />

forte de symboles : « The metaphor of the Yellow River strikes at the heart<br />

of the crisis of Chinese national identity » (p. 340). Sa réflexion sur la<br />

notion de corps commence par le corps en tant que corps collectif et son<br />

efficacité. Il conclut qu'en raison même du manque de stratégie, les étudiants<br />

chinois occupant la place ont remporté une brève mais irréversible<br />

victoire morale sur l'État car ils ont réussi à le déligitimer. Il poursuit avec<br />

les « dispositions corporelles » (bodily dispositions) : les corps des étudiants<br />

(la grève de la faim), les figures de représentation (la déesse de la<br />

démocratie), et les zones de déplacement physique (l'occupation de la<br />

place Tiananmen). Il resitue le corps des étudiants dans la tradition confucéenne<br />

de la position / corps des lettrés et de la représentation de soi. Il y<br />

ajoute la redécouverte de l'individualisme et de la sexualité à travers<br />

l'atmosphère « de Woodstock » qui présidait sur la place. Pour l'auteur, la<br />

statue déifiée de la démocratie (« an incredible enactment of the theater<br />

becoming the real, and the real as theater ») représente un autre effet de la<br />

série He shang ; mais surtout, conçue comme un corps alternatif, la statue<br />

engageait le processus de déligitimisation du pouvoir. Ce qui conduit Dru<br />

Gladney à conclure que pour l'État, la perte du contrôle était davantage<br />

une menace que le chaos. Il termine sur l'occupation corporelle de la<br />

sphère publique : « By occupying the square with their bodies, the students<br />

also appropriated the symbols of the Chinese state. » (p. 357).<br />

L'auteur se livre à l'exercice difficile de réunir des faits, des événements<br />

et des idées très divers. On pourra remarquer de ce fait quelques<br />

répétitions ou erreurs, comme la référence aux Utsat de Hainan (p. 156) : il<br />

faut lire Pang Keng-fong 1992 et non Pang Shiqian, intellectuel Hui des<br />

années 1940-1950. D'autre part, l'obligation de répondre aux règles universitaires<br />

américaines le conduit à noyer son propos sous une avalanche<br />

de références théoriques dont on pourrait aussi bien se passer. Il serait<br />

ainsi plus aisé de suivre son fil conducteur pertinent qui est d'introduire au<br />

cœur de la réflexion sur la Chine ce qu'il appelle les subaltern subjects<br />

représentés par des groupes, des individus, des subjectivités pour lesquels<br />

574


Comptes rendus<br />

la montée de la rhétorique nationaliste en Chine pourrait avoir de sérieuses<br />

implications. Sur ce point, il apporte des réflexions originales et précieuses,<br />

ce qui est, chacun en conviendra, l'essentiel.<br />

1 Voir sur ce sujet Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences<br />

culturelles de la globalisation, Paris : Payot, 2001 (Trad. de Modernity at large,<br />

1996) ; « Intellectuels en diaspora et théories nomades », L'Homme, n° 156<br />

(2000).<br />

Elisabeth Allés<br />

CECMC/EHESS<br />

Caroline Bodolec, L'architecture en voûte chinoise Un patrimoine méconnu,<br />

Paris : Maisonneuve & Larose, 2005. 315 pages<br />

Cet ouvrage très documenté s'attache à l'étude de deux expressions originales<br />

de l'architecture de voûte en Chine : les wuliang dian ffiE^Jg^ et les<br />

yaodong ^$s{. Les wuliang dian sont un « type de bâtiment ou de palais<br />

(dian) construit sans (wu) qu'une seule poutre de bois (Hong) soit utilisée<br />

pour la charpenterie » (p. 117). Dans les provinces du lœss, les yaodong<br />

sont les habitations semi-troglodytiques ou entièrement construites audessus<br />

du sol. Elles reprennent dans ce second cas les formes des habitations<br />

creusées.<br />

L'étude approfondie consacrée aux wuliang dian constitue une des<br />

originalités de ce travail. En étudiant un élément architectural, la forme de<br />

voûte, en pierre ou en brique, l'auteur traverse un pan important de<br />

l'architecture chinoise sur une durée allant des Han de l'Ouest jusqu'aux<br />

maçons des provinces du Shaanxi, du Shanxi et du Gansu qu'elle a pu<br />

observer en cette fin de XX e siècle. L'emploi de la voûte s'observe dans<br />

les tombes des Han, dans les ouvertures ménagées dans les pagodes<br />

bouddhiques, les tours de la cloche et du tambour, les portes de villes,<br />

mais aussi dans la construction des ponts à arches multiples. L'auteur<br />

montre (p. 42) la naissance de ces techniques puis leur maîtrise, tant dans<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

le domaine des assemblages de pierres taillées que dans les systèmes<br />

d'accrochés par métal fondu dans les orifices en queue d'aronde.<br />

Dans la voûte en brique, la recherche portant sur les appellations des<br />

différents formats recoupe ce que la forme même des briques aurait permis<br />

à l'architecte de déduire. Il faut signaler l'abondance des références à de<br />

nombreux traités de construction chinois auquel l'auteur a eu accès et que<br />

sa connaissance de la langue lui a permis d'exploiter. C'est par exemple le<br />

cas de la partie du Tiangong kaiwu (1637) consacrée à la fabrication des<br />

briques, dont l'auteur nous donne une traduction fort éclairante sur le<br />

choix des terres, la conduite des fours, la taille des briques après cuisson.<br />

L'abondance des termes techniques précis montre le degré d'élaboration et<br />

de sophistication dans la définition des divers types de briques en fonction<br />

des cas d'utilisation. Le règlement (Gongcheng Zuofa HMffiSj) du Ministère<br />

des Travaux des Qing est sur le sujet d'une grande précision (p. 62).<br />

Il réglemente également le travail de la taille des pierres.<br />

L'usage de la pierre est abordé avec la même précision. Une description<br />

des cas d'utilisation dans les tombes ou les ouvrages de génie civil,<br />

depuis les Han Occidentaux, recense dans une abondante littérature les<br />

techniques utilisées selon les époques, ainsi que les dimensionnements des<br />

blocs. C'est durant la dynastie des Ming et au début des Qing que l'on<br />

observe le plein épanouissement de la construction en voûtes de pierres.<br />

Ce savoir-faire trouve ses applications dans trois domaine : les tombes<br />

souterraines, les ponts à arches multiples, et les « maisons-grottes » du<br />

Shaanxi.<br />

La recherche des sources et le travail de terrain sont renforcés ici par<br />

l'implication de l'auteur dans des chantiers de construction de maisonsgrottes.<br />

Cet aspect constitue véritablement la partie la plus vivante de<br />

l'ouvrage. Une très précise description de la taille des claveaux lors d'un<br />

des chantiers de construction de voûtes que l'auteur a suivi à Yanchuan $Œ<br />

j[[ (Shaanxi) en 1998 montre bien la continuité dans les techniques et les<br />

savoir-faire.<br />

Avant d'aborder la question des wuliang dian, l'auteur restitue<br />

l'environnement des techniques et des moyens qui constituent le contexte<br />

576


Comptes rendus<br />

des savoirs constructifs qui ont permis cet aboutissement : appareils de<br />

structure des murs, mais aussi de parements, tant pour les briques que pour<br />

les pierres, question des mortiers et liants, calcination de la chaux. Si en<br />

Occident, les Romains furent les grands innovateurs en matière de mortier,<br />

il semble qu'il ait fallu attendre en Chine la dynastie des Ming pour voir<br />

leur plein développement lié à la maîtrise de la fabrication de la,chaux.<br />

Différents adjuvants des mortiers sont repérés dans ce champ d'invention<br />

qu'est le domaine de la construction. L'expression chinoise « neufs mortiers<br />

et dix-huit chaux » exprime bien la diversité et l'inventivité du large<br />

éventail de solutions et de recherches menées en matière d'adjuvants :<br />

huiles, céréales cuites, sang de bœuf, riz gluant, fibres de papiers, scories<br />

de houille, sciure de bois, charbon, laine de mouton, joncs. Ce sont ensuite<br />

les modes de calculs et de tracé des voûtes, la détermination des épaisseurs<br />

de pieds-droits, les calculs des flèches et des portées, puis une description<br />

des opérations depuis les fondations jusqu'à la confection des cintres et<br />

l'achèvement des terrasses sur les voûtes. Ces informations précises<br />

s'appuient sur un grand nombre d'ouvrages et de sources chinoises : traités<br />

de construction, dictionnaires des lieux ou des termes d'architecture, monographies<br />

locales, chroniques historiques, rapports sur les procédés techniques<br />

ou encore règlements édictés par l'administration impériale.<br />

C. Bodolec donne une répartition des wuliang dian sur le territoire<br />

chinois. Ils comportent quelques bâtiments civils, mais il semble que ce<br />

soit surtout la construction des monastères bouddhiques qui ait impulsé la<br />

construction de ces « bâtiments sans limites » que sont les wuliang dian, à<br />

la fin du XVI e et au début du XVIF siècle. L'implication du moine chan<br />

Miaofeng ÈM^k (1540-1612) dans la construction de bon nombre des bâtiments<br />

étudiés est abordée en détail à partir des informations transmises par<br />

son biographe et ami Deqing tlSîff (p. 145). Ce moine architecte a bénéficié<br />

des protections impériales et a pu exercer son art à un moment<br />

d'expansion du bouddhisme. Animé d'une grande ferveur religieuse il<br />

dirigea des chantiers dans les plus célèbres sanctuaires bouddhistes tel le<br />

Wutaishan.<br />

577


Comptes rendus<br />

La raison d'un développement de ces bâtiments à voûte au côté de<br />

l'architecture traditionnelle à structure de charpente est difficile à préciser.<br />

L'argument économique ne semble pas décisif. Faut-il voir une piste pour<br />

une explication possible dans le fait que l'un des principaux wuliang dian<br />

de Pékin, le Huangshicheng JËiÈSc. est le bâtiment des Archives impériales<br />

? Dans une culture où la préservation de l'écrit et des généalogies est<br />

importante, la maçonnerie de voûte a pu apparaître comme une meilleure<br />

garantie face aux incendies.<br />

Comment passe-t-on des wuliang dian aux yaodong construits ?<br />

Dans les régions où ces derniers sont très répandus, l'auteur montre que<br />

nombre de monastères comportent des wuliang dian dans leur programme<br />

architectural. Il nous semble qu'il n'y a pas étanchéité entre architecture<br />

savante des premiers et architecture populaire des seconds. Cette remarque<br />

est renforcée par description minutieuse de la construction des voûtes<br />

de yaodong construits de Yanchuan, dont elle a suivi le chantier 1998. On<br />

trouve là un maître d'œuvre dirigeant le tracé des voûtes, des corps de<br />

métiers (tailleur de pierres en chef, menuisiers), des hiérarchies dans la<br />

conduite du chantier. Il n'y a pas de notre point de vue de césure fondamentale<br />

entre les voûtes des wuliang dian et celles des yaodong. Une<br />

même technique maîtrisée, la voûte, est dirigée vers des édifices impériaux<br />

(Pékin), vers des programmes de monastère, vers l'habitation civile.<br />

Dans la partie de l'ouvrage consacrée aux yaodong creusés sont regroupées<br />

des données d'ordre géologique, climatique et statistiques jusqu'ici<br />

dispersées chez divers auteurs. Elles permettent de bien cerner le<br />

contexte de ce phénomène vernaculaire chinois et de comprendre l'étroite<br />

relation entre la forme, les techniques et le milieu. Les sources chinoises<br />

sont ici abondantes (notamment les travaux récents du professeur Hou<br />

Jiyao).<br />

La partie consacrée au patrimoine bâti du Shaanxi et du Shanxi montre<br />

que l'architecture des grottes en aérien se combine harmonieusement<br />

sur un même lieu avec l'architecture traditionnelle. Les complexes civils<br />

ou religieux, maisons de marchands et monastères mais aussi les hameaux<br />

et les villages associant les deux sortes d'architectures, témoignent de leur<br />

578


Comptes rendus<br />

complémentarité. La permanence du type guidant les deux configurations<br />

scelle leur appartenance à une même culture architecturale.<br />

C'est là que la référence à Amos Rapoport et à son ouvrage Pour<br />

une anthropologie de la Maison nous paraît importante. Elle replace le<br />

phénomène architectural dans une perspective anthropologique. Le livre<br />

déjà ancien de Rapoport demeure fondamental dans la mesure où il marque<br />

historiquement un des premiers assauts contre les interprétations soit<br />

strictement fonctionnalistes, soit liant hâtivement les formes architecturales<br />

à un déterminisme du milieu (paramètre climatique par exemple). Il<br />

réintroduit (et l'auteur le souligne) le paramètre culturel comme élément<br />

décisif dans le processus de choix empirique qui, parmi tous les possibles,<br />

sélectionne la « bonne réponse » architecturale.<br />

Ce paramètre culturel est ici le type architectural. Cette question du<br />

type aurait sans doute pu être abordée plus frontalement dans le chapitre<br />

XII. La question « Le yaodong est-il une 'maison chinoise' ? » ouvrait<br />

cette discussion (p. 249). Peut-être l'historien n'attache-t-il pas la même<br />

importance à cette notion perçue comme fondamentale par l'architecte ? Il<br />

semble que le premier soit alerté plus par les différences que par les similitudes.<br />

L'observation de ces différences fait écrire à l'auteur : « La maison<br />

idéale de la population Han (la majorité des chinois) n'a sans doute jamais<br />

réellement existé, mais elle contient des éléments que l'on peut retrouver<br />

au sein des différentes architectures du territoire » (p. 249). Ce sont bien<br />

ces « éléments que l'on peut retrouver au sein des différentes architectures<br />

du territoire » qui permettent de construire le type. On voit bien le débat<br />

fructueux qui peut s'engager ici entre l'historien des techniques et<br />

l'architecte. Ce dernier osera (ou préférera) le mot type à l'expression<br />

«transcendance de la forme au-delà du matériau de construction [...]»<br />

(p. 14). Si la notion de modèle (objet fini et idéal) n'a pas de véritable<br />

réalité en architecture vernaculaire (les fabrications fonctionnaliste modernes<br />

et rationalisées produisant des modèles sont un événement récent en<br />

matière d'architecture), le type est un concept plus dynamique pour suivre<br />

les transformations-évolutions. L'auteur à bien vu nombre des éléments à<br />

partir desquels se construit ce type. Elle évoque « les traits communs d'une<br />

'architecture chinoise' conceptualisée » (p. 249), elle précise bien que<br />

579


Comptes rendus<br />

« c'est par le critère du plan de la maison et de la position des bâtiments<br />

[...] qu'il faut commencer l'analyse ». Elle note en suivant que la construction<br />

chinoise procède par module. Symétrie, souci d'orientation, modulation,<br />

axialité, position de l'autel des ancêtres sur cet axe, sont précisément<br />

parmi les caractères du type (ils concourent à ce que nous avons<br />

appelé ailleurs la « régularité de l'espace chinois »). Aucun de ces critères<br />

pris séparément n'est un absolu. Le contexte physique imposé par la construction<br />

des voûtes (yaodong construits) ou leur creusement (yaodong<br />

creusés) a ici infléchi ces caractères pour permettre leur adaptation. C'est<br />

parce que nous retrouvons les caractères de ce que Liu Dunzhen $\W$Êl<br />

nomme « la maison du nord de la Chine », dans les yaodong, que nous<br />

pensons que l'architecture des maisons-grottes n'est pas atypique mais<br />

illustre un pan important de l'histoire de la « maison chinoise ».<br />

La prise en compte du fengshui par les constructeurs, les rituels de<br />

métiers, la cérémonie de « fermeture de la bouche du dragon » (helong kou)<br />

dans les yaodong à voûtes construites, les gestes et procédures d'achèvement<br />

et de protection, leurs significations symboliques, toutes ces données<br />

précieuses présentées en fin d'ouvrage font de ce travail l'un des plus<br />

complets sur le sujet. À l'heure où la Chine semble laisser derrière elle un<br />

pan de sa culture architecturale urbaine, les zones étudiées du Shaanbei et<br />

du Shaanxi apparaissent comme un conservatoire vivant des techniques et<br />

des cultures que le travail de l'auteur a remarquablement restituées.<br />

1 Amos Rapoport, House, Form and Culture, Englewood Cliffs (NJ) : Prentice<br />

Hall, 1969. En Français : Pour une anthropologie de la Maison, Paris : Dunod,<br />

1972.<br />

Jean-Paul Loubes<br />

École d'Architecture de Bordeaux<br />

EHESS<br />

Laboratoire Architecture-anthropologie<br />

de l'École d'Architecture de Paris-La Villette<br />

580


Comptes rendus<br />

Ralph D. Sawyer, Fire and water. The Art of Incendiary and Aquatic<br />

Warfare in China !XM%fc&, Boulder (Colo.), Oxford : Westview Press,<br />

2004. x-445 pages<br />

Cette étude vise à présenter au grand public (« a broader audience »), sans<br />

commentaires philologiques intempestifs, les deux procédés guerriers qui<br />

ont eu les effets les plus destructeurs et démoralisants dans l'histoire militaire<br />

chinoise : l'attaque par le feu et l'attaque par l'eau, que seule la<br />

poudre à canon parvint à surclasser. L'ouvrage veut remonter à la plus<br />

haute Antiquité, en pratique à l'époque des Annales Chunqiu, pour redescendre<br />

à la fin des Ming. L'emploi de ces deux armes est envisagé du<br />

point de vue des théories, des moyens (« methods ») et des techniques.<br />

C'est là une perspective nouvelle de la recherche sur cet aspect négligé de<br />

la culture chinoise qu'est l'histoire militaire. En effet, les spécialistes se<br />

sont essentiellement penchés sur la poudre noire, invention qui révolutionna<br />

l'art militaire en Europe, alors qu'elle fut lentement intégrée à l'arsenal<br />

existant en Chine, à mesure que se perfectionnèrent les armes à feu.<br />

D'autre part, ils ont consacré leurs efforts - comme Ralph D. Sawyer<br />

jusqu'à présent, ou presque - aux Arts de la guerre et aux penseurs de<br />

l'Antiquité. Or, notre auteur analyse deux procédés, plus particuliers à la<br />

Chine semble-t-il, sans recourir aux catégories traditionnelles de la tactique<br />

(siège et fortification, guerre navale, offensive et défensive, ou encore<br />

chronique des événements guerriers). Ayant déjà consacré un volume à<br />

The Tao ofSpycraft. Intelligence Theory and Practice in Traditional China<br />

(1998) \ peut-être a-t-il le projet d'une sorte d'encyclopédie des pratiques<br />

de la guerre dans l'empire du Milieu ?<br />

R. D. Sawyer fonde son travail sur les anciens traités militaires, du<br />

Sunzi bingfa à la vaste encyclopédie de la guerre qu'est le Wubeizhi jëtffâ<br />

* (Traité des préparatifs militaires) de 1621, qu'il antidate de deux ans. Il<br />

y joint les vingt-cinq Histoires officielles, et on y découvre encore le Zizhi<br />

tongjian et ses suppléments, les chroniques de l'Antiquité pré-impériale<br />

(Zuozhuan, Zhanguoce), les ouvrages de Mozi et des légistes Shang Yang<br />

et Han Fei, ainsi que Science and Civilisation in China de Joseph Need-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

ham. Les témoignages de l'archéologie sont quelquefois mentionnés, mais<br />

on s'étonne de ne pas voir citer le Shuihuzhuan, œuvre de fiction, certes,<br />

mais qui ne manque pas de descriptions d'assauts incendiaires et d'actions<br />

de commandos, d'autant que sa rédaction reste dans le cadre chronologique<br />

de l'étude.<br />

Dans les deux parties de son travaille feu puis l'eau), l'auteur<br />

s'attache à cerner les domaines de son étude par leurs buts plus que par<br />

leurs techniques. Envisageant d'abord la guerre incendiaire, sans en exclure<br />

l'emploi de la poudre à canon, il la définit comme l'attaque visant à<br />

une destruction par les flammes et les moyens de prévention d'une telle<br />

action. D'autre part, il distingue bien l'attaque par l'eau de la guerre navale,<br />

spécifiant qu'elle emploie directement l'élément liquide pour inonder,<br />

détruire, empoisonner ou contaminer ou, au contraire, en priver<br />

l'adversaire pour l'assoiffer ou faire échouer ses propres plans.<br />

Dans son examen du feu, puis de l'eau, il remet les choses en<br />

contexte et les relie aux domaines voisins de l'art militaire, présentant le<br />

rôle et les dangers des deux éléments dans la vie quotidienne des anciens<br />

Chinois, rappelant quelques données de la chimie et de la physique du feu,<br />

mettant ce dernier en rapport avec les substances toxiques, la fumée et la<br />

poussière, les sièges et la fortification, la guerre navale, le terrain... de<br />

même pour l'eau et le relief, l'état des routes, les poisons, l'architecture,<br />

etc., ce qui permet une meilleure appréhension des problèmes.<br />

R. D. Sawyer qualifie le feu de « weapon of the downtrodden and<br />

outnumbered » (p. 3), car il permet des retournements inespérés de situations<br />

avec peu de moyens. Aussi a-t-il très tôt été employé, et a-t-il inspiré<br />

la réflexion théorique, à commencer par le chapitre XII du Sunzi bingfa,<br />

intitulé Huogong 'J


Comptes rendus<br />

reprenant les mêmes idées générales, se contentant de développer tel point<br />

ou d'introduire considérations techniques ou réflexions de détail.<br />

Dès 718 av. J.C., date de la première véritable attaque par le feu 2 ,<br />

l'assaillant brûle le blé en herbe dans la campagne entourant la place qu'il<br />

assiège, l'obligeant à demander la paix l'année suivante, ceci au cours des<br />

longues guerres civiles qui aboutiront à la dislocation de l'État de Jin<br />

(p. 11). En 587, Yang Jian, l'empereur Wen des Sui, incendie les récoltes<br />

au sud du Changjiang, avant d'attaquer en force le royaume de Chen (p.<br />

80) ; à la fin des Ming, Ye Mengxiong IÈ!£#i§ recommande de brûler les<br />

pâturages des Barbares des steppes, dans son Yunchou gangmu j|iiii$Sj| g<br />

(Essentiel des plans de campagne, p. 95). L'incendie est ainsi vu comme<br />

arme stratégique visant à l'affaiblissement général d'une ville, de tribus ou<br />

d'un État ennemis par la faim, directement, en détruisant les récoltes, ou<br />

indirectement, en faisant flamber les prairies indispensables aux chevaux<br />

mongols.<br />

Mais c'est bien davantage au niveau tactique d'objectifs plus limités<br />

que le feu devient, dès les Royaumes combattants, et encore plus à partir<br />

des Han orientaux, l'une des armes à laquelle ne peut se dispenser de<br />

penser le stratège. Elle doit suffisamment affaiblir ou détruire l'ennemi<br />

pour minimiser l'intervention des troupes devant le soumettre. Aussi<br />

s'agit-il de brûler ses approvisionnements, essentiellement céréales et<br />

fourrage hautement inflammables, d'attaquer son train de bagages ou ses<br />

convois de jonques de ravitaillement, cibles lentes et mal défendues, de<br />

profiter de la nuit pour incendier les camps, donnant l'assaut dans la<br />

confusion qui s'ensuit. Les sièges sont l'occasion de mettre le feu aux<br />

fortifications, notamment aux portes, toujours vulnérables, aux habitations,<br />

ou aux machines de guerre de l'assiégeant. La flamme, élément fondamental<br />

de la guerre navale, permet de brûler escadres, ponts et mouillages. Il<br />

est encore possible de l'employer contre des déploiements de troupes en<br />

rase campagne, et de s'en défendre par des contre-feux. Outre les terribles<br />

pertes directes en hommes et chevaux tués ou blessés, celles du matériel et<br />

des munitions de bouche et de guerre, l'épuisement, la faim, les épidémies<br />

583


Comptes rendus<br />

et la démoralisation réduisent plus d'une fois les meilleures armées à la<br />

retraite ou à la reddition.<br />

Si destructeur et avantageux que soit l'emploi du feu, incendier un<br />

objectif suppose d'y porter en quantité suffisante et assez longtemps un<br />

combustible adéquat. D'autre part, mal maîtrisée, l'arme peut se retourner<br />

contre son utilisateur. Aussi les stratèges, à commencer par Sunzi, soumettent-t-ils<br />

la guerre incendiaire à un certain nombre d'impératifs et de<br />

conditions d'ordre météorologique, géographique, technique et au choix<br />

du bon moment. Il importe en effet qu'il fasse suffisamment sec, et que<br />

souffle un vent modéré mais constant. Une tempête éteindra le feu, une<br />

brise instable pourra rabattre les flammes sur l'incendiaire. Il sera bon<br />

d'attirer l'ennemi sur un terrain resserré, à la végétation dense, d'où il ne<br />

pourra pas fuir le brasier, de veiller à manœuvrer en restant au vent de<br />

l'adversaire pour le décourager de lancer une attaque par le feu, de le<br />

pousser vers ces lieux dangereux, de fuir les hauteurs vers lesquelles monteront<br />

les flammes. Le bon général saura frapper à l'instant propice, généralement<br />

la nuit, quand la confusion règne chez l'ennemi. Il devra encore,<br />

Sunzi le souligne déjà, s'assurer la disponibilité des moyens incendiaires<br />

et de leurs vecteurs : roseaux secs, graisse ou huile, torches, flèches.<br />

Certains traités ne sont pas sans souligner le côté aveugle et aléatoire<br />

d'une arme qui peut facilement se retourner contre celui qui l'emploie à la<br />

moindre saute de vent. D'autres, comme le Simafa WJ^?!È (L'Art des<br />

Maréchaux, p. 44), lui objectent l'immoralité des destructions que doivent<br />

supporter les populations innocentes, condamnant davantage - contrairement<br />

à l'idée que se fait R. D. Sawyer - les ravages de la soldatesque que<br />

l'attaque par le feu en elle-même. La plupart des auteurs en font cependant<br />

un mal nécessaire.<br />

Les méthodes, armes et techniques sont traitées très logiquement,<br />

l'auteur envisageant tous les moyens incendiaires déployés au cours de<br />

l'histoire, depuis les cavaliers d'élite chargés d'assauts inattendus dans le<br />

camp ennemi, jetant des torches ardentes sur leur passage, jusqu'aux<br />

« animaux à feu » (bétail, ou même éléphants, poussés à charger l'ennemi<br />

par des brandons attachés à leur queue, ou oiseaux porteurs de petites<br />

charges incendiaires fixées à leur cou ou à leurs pattes), à toutes les formes<br />

584


Comptes rendus<br />

de flèches et fusées, aux brûlots, roulants 3 comme flottants, aux projectiles<br />

incendiaires lancés par des trébuchets, de même qu'à l'intervention de<br />

commandos ayant secrètement pénétré dans une place. La poudre à canon<br />

apparaît alors ici comme l'un des éléments, progressivement développé,<br />

d'un arsenal traditionnel, où elle se signale cependant par des qualités<br />

remarquables. En effet, ce mélange peut brûler sans oxygène extérieur,<br />

grâce à celui libéré par le salpêtre dont la combustion est activée par le<br />

soufre et atteint de bien plus hautes températures qu'avec d'autres combustibles.<br />

À partir des Song et surtout des Ming, la poudre noire devient<br />

part essentielle de l'équipement incendiaire, sous formes de fusées, de<br />

bombes et de lance-flammes. Le feu est encore employé dans la guerre des<br />

mines, à brûlot puis à poudre, dès les Royaumes combattants. Il trouve son<br />

rôle dans la défense des places, l'assiégé cherchant à détruire les machines<br />

de guerre, chats, charcloies et autres galeries couvertes, beffrois et tours<br />

d'assaut, échelles mobiles, tout comme il tente d'enfumer et d'asphyxier<br />

l'ennemi dans ses couloirs de mine. Les défenses contre l'incendie sont<br />

encore abordées, depuis les règlements draconiens concernant les feux<br />

domestiques et les luminaires, jusqu'aux mesures de dégagement du glacis<br />

des murailles ou des environs d'un camp, de transport à l'intérieur d'une<br />

place de tous matériaux pouvant servir à l'ennemi, en passant par<br />

l'ignifugation des structures exposées en les recouvrant de boue, de terre,<br />

de sable ou de peaux fraîches, la préparation de réserves d'eau, de siphons,<br />

de sable. L'amiral évitera de concentrer ses bâtiments au mouillage, établira<br />

des estacades contre les brûlots, l'ingénieur habile donnera des formes<br />

aiguës à ses engins de siège, pour mieux faire dévier les projectiles incendiaires.<br />

Cette partie technique est parfois ornée d'illustrations explicatives<br />

tirées du Wujing zongyao âilMIES (L'essentiel des principes de la guerre)<br />

et du Wubeizhi. Cependant, et nonobstant l'obscurité de certains textes,<br />

notamment de poliorcétique chez Mozi, quelques schémas supplémentaires<br />

eussent été bienvenus pour expliquer telle ou telle technique, celle dite<br />

de la « porte saillante » (tumen ÙF1P- 31), par exemple.<br />

L'attaque par l'eau, bizarrement appelée aquatic warfare, apparaît<br />

plus tardivement, dans la pratique (en -512, cf. Zuozhuan, an XXX du duc<br />

585


Comptes rendus<br />

Zhao Bg) comme dans la théorie, avec les avertissements de Wu Qi ^|B<br />

et du Liutao /"slâ (Les Six Fourreaux, p. 268-269) sur les terrains vulnérables<br />

à l'inondation, que le chef de guerre doit éviter. Le Taibai yinjing<br />

contient le premier emploi du terme shuigong /Rlft (« attaque par l'eau »),<br />

à une époque où ce procédé vient naturellement à l'esprit de tout général<br />

en campagne. L'importance du terrain (présence de cours d'eau et d'un<br />

relief propice) dans sa mise en œuvre en a certainement limité l'emploi, et<br />

la réflexion des stratèges à son propos. Cependant, au-delà de<br />

l'exploitation des intempéries contre l'ennemi (routes devenant bourbiers,<br />

crues naturelles, etc.), l'attaque par ou contre l'eau a connu au fil des<br />

siècles plusieurs formes, plus ou moins couronnés de succès et bien illustrées<br />

par notre auteur.<br />

Elle peut d'abord viser à priver l'ennemi d'eau, rejoignant l'emploi<br />

stratégique de l'incendie des récoltes ou du fourrage sur pied. Il s'agit<br />

d'empoisonner ou de contaminer puits et rivières, de camoufler sources et<br />

points d'eau, de garder ou de détourner ceux dont on peut s'assurer la<br />

possession. À l'inverse, il convient de veiller à la sécurité de son propre<br />

approvisionnement en eau, en particulier lors des marches. La menace du<br />

poison implique l'art de le détecter, de s'en prémunir en recreusant les<br />

puits, en évitant les eaux stagnantes.<br />

La forme la plus connue et répandue de l'attaque par l'eau reste évidemment<br />

l'inondation, facilitée par le réseau de cours d'eau et de canaux<br />

de la Chine du Sud, par le besoin d'endiguer des fleuves puissants, de<br />

recourir à l'irrigation. Elle prend ces formes : la ruptures des digues ou le<br />

barrage des rivières pour faire monter leur niveau, le détournement du<br />

cours d'un fleuve, pour noyer l'ennemi, ou au moins lui rendre une vie<br />

amphibie particulièrement pénible, miner ses fortifications, sans compter<br />

que l'épidémie et les rats ne tardent pas à se manifester dans de telles<br />

conditions.<br />

Une variante, à l'effet passager, mais ô combien destructeur, que<br />

R. D. Sawyer appelle water ram, consiste à libérer brusquement la retenue<br />

d'un barrage, contre les troupes ou les ouvrages défensifs.<br />

586


Comptes rendus<br />

Pour contrer cette tactique, outre éviter de camper ou de se déplacer<br />

en terrain bas, trop proche de l'eau ou à travers les marais - on l'a vu, c'est<br />

le plus ancien et pressant souci des théoriciens -, il est possible de « voler<br />

l'eau » : détourner les réserves que l'adversaire endigue, ou bâtir un contre<br />

barrage.<br />

Malgré l'esprit d'innovation qui a stimulé une recherche bien documentée,<br />

fondée sur un grand nombre de sources de diverses natures, Fire<br />

and Water révèle des problèmes de fond comme de forme.<br />

Le souci légitime de remettre les questions en contexte, de les introduire<br />

par quelques réflexions sur le feu et l'eau dans la vie quotidienne et<br />

dans d'autres branches de l'art et des techniques militaires dégénère souvent<br />

en longues digressions de plusieurs pages (p. 3-9, 23-29, 42-45, 52,<br />

195-204, 241-252 entre autres) à la limite du hors sujet, alors que la question<br />

aurait pu être évoquée avec clarté et concision en une ou deux pages,<br />

voire un paragraphe.<br />

Le soin d'illustrer le propos d'exemples historiques aboutit à une accumulation<br />

labyrinthique, là où quelques cas particulièrement éloquents<br />

auraient peut-être suffi (p. 14-15 notamment). De plus, les nombreux allers<br />

et retours chronologiques embrouillent le lecteur. Ainsi le chapitre 2, qui<br />

concerne les Royaumes combattants, voit intervenir Li Ling des Han et<br />

l'apparition de la poudre à canon sous les Song (p. 40-41). Là encore, le<br />

souci de remettre l'événement en contexte peut aboutir à des pages<br />

d'orbiter dicta superflus pour l'exposé de la tactique en question (p. 257-<br />

263 entre autres).<br />

Le dernier chapitre de la partie sur l'eau, « Illustrative sièges »,<br />

donne sept exemples de tactiques... incendiaires, qui auraient bien mieux<br />

eu leur place dans la partie traitant de l'attaque par le feu. L'ensemble<br />

donne l'impression d'une accumulation verbeuse destinée à faire nombre,<br />

laissant le lecteur penser que deux cents pages auraient suffi à un livre qui<br />

dépasse les quatre cents.<br />

Quelques points précis appellent encore des observations.<br />

Le Sunzi bingfa est daté selon la ligne du Parti \ tracée par Guo<br />

Huaruo fP'HilÈr depuis les années 1950 ; cette ligne s'en tient strictement à<br />

587


Comptes rendus<br />

la biographie de Sun Wu MMi par Sima Qian, alors que toute la critique<br />

textuelle des Qing, et à sa suite les savants occidentaux, ont exprimé des<br />

doutes prononcés sur l'existence même de l'auteur des Shisan pian -f-HUs<br />

(Les Treize Articles) et repoussé leur composition au milieu des Royaumes<br />

combattants.<br />

Une confusion apparaît dans la chronologie, quand la dynastie des<br />

Liu-Song (420-479) est appelée Southern Song (1127-1279) !<br />

Quelques jugements ou parallèles paraîtront hâtifs. Parler de « the<br />

infamous final section on spycraft » (p. 15) à propos du chapitre sur<br />

l'espionnage de L'Art de la guerre révèle l'opinion d'un Américain<br />

d'aujourd'hui bien plus que celle des stratèges Chinois dont l'auteur traite.<br />

Analyser le statut moral de la guerre incendiaire et le mettre en parallèle<br />

avec « the pariah [status] of atomic weapons » (p. 21) est aller un peu vite<br />

en besogne, et les auteurs ne posent pas la question en ces termes. On lit<br />

encore un jugement hâtif sur la grande faculté d'adaptation des Chinois à<br />

la géographie (p. 57), quand on sait qu'aujourd'hui encore, nombreux sont<br />

les gens du nord-est qui mettent des années à s'accoutumer à l'humidité<br />

des hivers comme des étés du Jiangnan, sans parler des habitudes alimentaires<br />

différentes.<br />

On déplorera encore l'absence de cartes, pourtant abondantes dans la<br />

moyenne des publications scientifiques américaines. Elles auraient permis<br />

une meilleure compréhension des manœuvres comme des travaux de siège<br />

et de défense, notamment à propos de la bataille de Guandu HftH! (p. 53),<br />

de celle de la Falaise rouge (p. 55-58) et du siège de Shaoxing en 1359<br />

(p. 154).<br />

On notera encore l'absence de véritable bibliographie, en dehors<br />

d'une liste des sources chinoises classées selon le nombre de traits du<br />

premier caractère du titre (alors que l'ordre alphabétique de la transcription<br />

eût paru plus pratique) sans références d'édition, accompagnées de<br />

sept références d'ouvrages contemporains d'histoire militaire (p. 421-422).<br />

Suit un Suggested further reading (p. 422-425), qui n'est autre que la liste<br />

des autres ouvrages de notre auteur, accompagnée des plus vibrants éloges.<br />

588


Comptes rendus<br />

Ils sont encore mentionnés sur la quatrième de couverture ; pour se faire<br />

connaître, on n'a de meilleur serviteur que soi-même !<br />

Un index des notions, titres d'ouvrages, personnages et mots chinois<br />

a été confectionné, mais les apostrophes et les trémas de la transcription<br />

Wade qu'utilise R. D. Sawyer ont visiblement rencontré des problèmes de<br />

saisie informatique, rendant la romanisation méconnaissable.<br />

L'ouvrage présente encore des problèmes de forme, d'apparence<br />

anodine, mais dont la répétition agace le lecteur et limitent la portée et la<br />

valeur de ce travail. La langue, lourde et souvent maladroite, et le souci de<br />

rester (trop) près du texte rendent parfois les traductions à peine compréhensibles<br />

(p. 80-81, 87 entre autres), voire presque illisibles (p. 208-209<br />

par exemple).<br />

En semblant ignorer la polysémie - souvent traîtresse, reconnaissons-le<br />

- des mots de la langue chinoise classique, en voulant assigner une<br />

traduction unique à chaque concept pour ne pas avoir à prendre de risques,<br />

R. D. Sawyer aboutit à des résultats surprenants, surtout pour le non sinisant<br />

auquel il veut s'adresser. Quelques exemples illustreront ce point. La<br />

notion de dao M n'est jamais traduite, alors que nous avons affaire, notamment<br />

dans les traités militaires anciens, non pas au Principe ordonnateur<br />

de l'univers cher à Laozi, mais, plus prosaïquement, aux moyens ou<br />

aux méthodes d'action, à l'art ou aux principes du stratège. D'autres termes<br />

semblent être rendus à partir de dictionnaires élémentaires, sans prêter<br />

attention aux sens dérivés pourtant bien connus. Shenqi |$^, à rendre par<br />

« armes 5 [à l'effet] surnaturel, magique », d'où « armes mystérieuses,<br />

extraordinaires », donne « spiritual implements » (p. 39 et ailleurs) ! Au<br />

hasard d'une traduction, on peut alors lire: «[...] whose incendiary<br />

equipment is spiritual and ingenious [...] » (p. 93) ! Yongbing ^jjï (« recourir<br />

aux armes », « faire la guerre », « livrer bataille ») donne « to employ<br />

the army » (p. 17 et ailleurs) ; ce qui fait que l'auteur traduit yongbing<br />

zhi dao AEÎJ^ieLiË par « the Tao for employing the army » (p. 106). Zhouji<br />

j^r^. est constamment rendu par « boats and oars » qui est bien son sens<br />

littéral, mais est lourd quand il faut parler d'embarcations en général (le<br />

doublet de ce terme est chema 1ÈÎ-MJ, « voitures et chevaux », désignant<br />

589


Comptes rendus<br />

simplement tous véhicules à roues). Dans un contexte militaire, xushi HËHf<br />

(« vacuity and substance ») est tout bonnement la puissance et la faiblesse,<br />

ses forces - ou celles de l'adversaire. Yao m, désignant les petits rapaces<br />

diurnes, ou encore une espèce de faisan, d'après le Erya, est curieusement<br />

rendu par goose ou chicken (p. 65,181).<br />

Quelques erreurs de transcription auraient dû être évitées. Le caractère<br />

Jj£ lu est constamment transcrit lii dans le titre du traité Caolu jinglUe<br />

JpJËI§B§ (Réflexions fondamentales en ma chaumière, p. 39 et ailleurs).<br />

Le caractère pfî est romanisé en chen (p. 92,163), l'idéogramme 5S ou 'M<br />

(« trébuchet ») est lu bao (p. 134). PiH est transcrit Turfan, comme<br />

l'oasis du Xinjiang, alors qu'il faudrait lire Tubo, et qu'il s'agit des Tibétains<br />

(p. 105, 107). Pi^ll est rendu par Tuguhun, alors que la lecture yu<br />

du caractère gu est parfaitement attestée dans ce nom ethnique (p. 107).<br />

Faute ou coquille, on ne sait, mais le Suishu PHilr devient Suishi |5g^<br />

(p. 79).<br />

Si l'absence de caractères chinois est compréhensible dans un livre<br />

pour le grand public, beaucoup de termes ou de titres d'ouvrages sont cités<br />

en transcription, sans être suivis d'une traduction, parfois fournie plusieurs<br />

pages plus loin (p. 85-88), laissant le lecteur non sinisant confus de cette<br />

accumulation dé mots inconnus, et empêchant celui qui sait le chinois de<br />

retrouver rapidement les caractères. Aussi les engins incendiaires leita,<br />

huozu, chuantang, faits pour être largués sur l'ennemi du haut des murailles,<br />

demeurent-ils mystérieux (p. 30-31).<br />

Le lecteur reste désappointé en refermant un ouvrage si prometteur,<br />

dont le titre lui laissait attendre un examen aussi fondateur et complet que<br />

le remarquable Gunpowder Epie de Joseph Needham 6 . Le feu et l'eau<br />

dans la tactique en Chine, vaste sujet inexploré dans les langues occidentales,<br />

guère l'objet de monographies en chinois, eût mérité mieux. La bonne<br />

connaissance que l'auteur a de ses sources, de l'histoire chinoise, n'a pas<br />

abouti au travail clair, rigoureux, ordonné, facile à lire, que la volonté -<br />

affichée dans la préface - d'atteindre un large public laissait espérer. Il s'y<br />

voit trop de longueurs, de digressions, d'approximations dans la méthode<br />

et dans la forme.<br />

590


Comptes rendus<br />

1<br />

Voir le compte rendu de Jean Levi in T'oung pao LXXXVII (2001), fasc. 1-3,<br />

p. 213-220.<br />

2<br />

À la différence de l'incendie vengeur d'une ville déjà conquise, dont un<br />

exemple remonte à la fin des Shang (p. 10).<br />

3<br />

Huoche ikj$-, fardier rempli de substances incendiaires, poussé sous la porte<br />

d'une place ou près de fortifications, afin d'y bouter le feu.<br />

4<br />

Voir p. 13. Il s'agit, par cette antidatation à l'époque des Annales, plus que<br />

fragile, de faire du Cathay le pays du plus ancien traité de stratégie, ad majorent<br />

Sinarum gloriam. Pour une approche de cette question, voir Samuel B.<br />

Griffith, Sun-tzu. L'art de la guerre (Paris : Flammarion , 1972, p. 21-36) ; Jens<br />

0stergâd-Petersen, "On the expressions commonly held to refer to Sun Wu, the<br />

putative author of the Sunzi bingfa", Acta Orientalia, n° 53 (1992), p. 106-121,<br />

et "What's in a name ? On the sources concerning Sun Wu", Asia Major,<br />

vol. V-l (1992), p. 1-31 ; Laurent Long, Les Sept Classiques militaires dans la<br />

pensée stratégique chinoise contemporaine (thèse de doctorat nouveau régime,<br />

INALCO, Paris, 1998, p. 24, 152-155, 209-210).<br />

5<br />

II ne peut vraiment pas s'agir d'autres ustensiles dans le contexte.<br />

6<br />

Science and Civilisation in China, vol. V : 7, Cambridge : Cambridge Univer-<br />

sity Press, 1986.<br />

Laurent Long<br />

Paris<br />

Mark Elvin, The Retreat of the Eléphants. An Environmental History of<br />

China. New Haven, London : Yale University Press, 2004. xxviii-564<br />

pages<br />

Le titre de l'ouvrage fait référence à la retraite progressive des éléphants<br />

du continent chinois, un phénomène lié à la lente dégradation de<br />

l'environnement et à la progression de l'agriculture intensive. Mark Elvin<br />

livre dans cet ouvrage, sur une période de 4 000 ans, la première histoire<br />

de l'environnement en Chine.<br />

L'ouvrage se divise en trois parties, elles-mêmes subdivisées en<br />

chapitres. La première partie, la plus longue, intitulée « Les Configura-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

tions » (« Pattems »), est composée de six chapitres alors que les deux<br />

suivantes n'en contiennent que trois. Chacun de ces chapitres est en fait un<br />

essai, qui n'a pas toujours de rapport avec les autres chapitres. Les trois<br />

principaux traitent de la « retraite des éléphants », de la lente déforestation<br />

du continent chinois et enfin des aménagements hydrauliques.<br />

Présents autour de Pékin deux mille ans avant l'ère chrétienne, les<br />

éléphants n'habitent plus, dès l'an 1000 av. J.C, que les territoires du sud<br />

et du centre, jusqu'à la rivière Huai. À partir de l'an 1000 de notre ère, on<br />

ne les trouve plus que dans le sud du pays et depuis le XVI e siècle que<br />

dans les confins du sud-ouest, à la frontière avec la Birmanie. Cette retraite<br />

est due à la disparition des forêts, à la chasse (les hommes entendaient<br />

protéger leurs récoltes) et enfin au changement climatique, notamment au<br />

refroidissement qui eut lieu pendant la première moitié du premier millénaire<br />

avant l'ère chrétienne. M. Elvin insiste sur le fait que la lente migration<br />

des éléphants, du nord puis du centre du continent chinois, est principalement<br />

due à la destruction de leur habitat, la forêt, qui disparaît progressivement<br />

au profit de terres cultivables. Ainsi, la disparition des éléphants<br />

serait l'exacte contrepartie de la progression de l'agriculture et des<br />

surfaces cultivées.<br />

L'auteur voit trois causes à la grande déforestation du continent chinois<br />

: d'une part le développement de l'agriculture et de l'habitat humain,<br />

d'autre part la consommation de bois pour l'économie familiale (le chauffage<br />

et la cuisine) ainsi que pour la production industrielle (fourneaux,<br />

fours, etc.) et enfin l'utilisation du bois à des fins de construction (maisons,<br />

bateaux, ponts, etc.). Cette déforestation a deux conséquences majeures :<br />

l'apport toujours plus important de terre dans les cours d'eau ainsi que la<br />

détérioration de la qualité et de la régularité du débit de ces derniers. Elvin<br />

relie la fréquence des ruptures de digues sur le fleuve Jaune sous les Han à<br />

l'intensité de l'agriculture (du défrichement) et de l'abattage des arbres<br />

dans le nord et le nord-est du pays. Pendant les siècles qui ont suivi, le<br />

relatif dépeuplement dû aux invasions barbares a permis une diminution<br />

marquée des ruptures de digues, ce qui confirme son hypothèse. L'autre<br />

conséquence de la disparition des forêts est la diminution des ressources<br />

animales et végétales pouvant être utilisées comme aliments ou médica-<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

ments. L'auteur insiste également sur le rôle de tampon écologique de la<br />

forêt, qui lors de mauvaises récoltes offre refuge et ressources aux paysans.<br />

Dans l'essai suivant, Elvin fait un tour d'horizon de la forêt et des<br />

différentes essences que l'on trouvait sur l'ensemble du territoire chinois<br />

avant que l'homme ne les détruise. Il divise ce territoire en cinq zones : le<br />

« cœur du pays » (heartland), centre historique de la Chine, région tempérée<br />

et tempérée-chaude constituée principalement d'arbres à feuilles caduques,<br />

dont les forêts étaient éparses mais les prairies et herbages abondants<br />

dès la moitié du premier millénaire av. J.C. La région du moyen-Yangzi,<br />

elle, est mixte, constituée d'arbres à feuilles caduques mais ausssi à feuillage<br />

persistant comme le bambou ou certains conifères. Plus chaude et<br />

plus luxuriante que la précédente, cette région disposait de nombreuses<br />

forêts exploitées très tôt pour les besoins de l'aristocratie. Au XIX e siècle,<br />

les ressources les plus reculées ont été menacées, comme dans la province<br />

du Hunan où la minorité Dong, qui vénère les arbres, a créé dès cette<br />

époque un système de protection des forêts. La troisième région, le Sichuan,<br />

est située dans le centre-ouest du pays, territoire que M. Elvin<br />

appelle le « vieil Ouest » (The Old West). Entièrement recouvert de forêts<br />

aux temps archaïques, cet endroit connut, aux alentours de l'ère chrétienne,<br />

un début d'exploitation forestière active, même si les bois couvraient<br />

encore de très vastes territoires. C'est à partir des Tang et des Song qu'on<br />

détruisit ceux-ci pour cultiver la terre et ce qui restait de cette large couverture<br />

forestière disparut. Les habitants durent alors planter des arbres<br />

pour assurer leur consommation de bois. Le bambou, à la base des principaux<br />

systèmes de canalisations et d'ingénierie, très répandus au Sichuan, a<br />

été en particulier exploité. Le « Sud lointain » (The Far South) désigne les<br />

provinces du Guangdong et du Guangxi, qui se trouvent au-delà des chaînes<br />

de montagne du sud de la Chine. Cette région a été conquise sous les<br />

dynasties Qin et Han. La végétation y est tropicale et subtropicale. Les<br />

forêts ont été relativement épargnées jusqu'à la fin de l'empire (XVIII e<br />

siècle). À partir de cette date, l'augmentation de la population entraîna une<br />

déforestation importante des collines et des coteaux que l'on mit en culture.<br />

La cinquième zone, enfin, se trouve dans les marges du nord-ouest. Cellesci<br />

ont été moins rapidement déboisées que la Chine centrale notamment du<br />

593


Comptes rendus<br />

fait de l'influence du bouddhisme, qui, au contraire de la culture chinoise<br />

traditionnelle, respectait et préservait les arbres. Pourtant, à la fin de la<br />

période impériale, il ne reste quasiment plus de forêts dans cette région.<br />

M. Elvin identifie trois phases dans la déforestation de la Chine : la<br />

première débute dans le nord du pays aux environs de 500 av. J.C. et a<br />

pour conséquence l'exploitation de ressources forestières de plus en plus<br />

lointaine (incluant le Sichuan et le moyen-Yangzi), à mesure que les ressources<br />

locales s'épuisent. La seconde phase, liée à la révolution économique<br />

des Song du Sud, entraîne une exploitation des ressources forestières<br />

du bas-Yangzi et de l'ouest et voit pour la première fois la disparition<br />

complète de bois et forêts en certains endroits du territoire. La dernière<br />

phase commence au XVII e siècle et se caractérise par des pénuries en bois<br />

de chauffage et de construction dans un nombre croissant de régions ainsi<br />

que par la plantation de nouvelles essences à croissance rapide. La déforestation<br />

massive du territoire chinois ne date en fait que du XVII e siècle.<br />

Dans l'essai suivant, intitulé « La guerre et la logique de l'avantage<br />

à court terme » (« War and the Logic of Short-term Advantage »), Elvin<br />

met en avant le fait que la Chine a, très tôt, dès le début du deuxième<br />

millénaire av. J.C, mis en place un développement économique dirigé par<br />

l'État. Ce dernier, dans sa lutte pour la survie du royaume, se fait le promoteur<br />

du développement économique et technique et à ce titre organise<br />

l'appropriation des ressources naturelles et, à terme, leur raréfaction.<br />

M. Elvin voit un lien direct entre la puissance militaire, le développement<br />

économique et la pression sur les ressources. Il tempère cependant cette<br />

assertion en expliquant que le système économique chinois qui se met en<br />

place petit à petit est hybride, comprenant d'un côté des pans entiers de<br />

l'économie contrôlés par l'État, sur la base d'une organisation coercitive,<br />

et d'un autre côté des unités privées libres dont la production est commercialisée.<br />

Le chapitre suivant, intitulé « L'eau et le coût de viabilité du système<br />

» (« Water and the Cost of System Sustainability »), traite des différents<br />

systèmes d'aménagements hydrauliques développés en Chine et<br />

montre que ces derniers sont par essence instables car en interaction permanente<br />

avec des facteurs environnementaux extérieurs non contrôlables.<br />

594


Comptes rendus<br />

L'auteur insiste sur le fait que ces systèmes et aménagements ont été rentables<br />

jusqu'à une certaine période puis sont devenus, à différents endroits<br />

et à des époques distinctes, inefficaces et très coûteux parce qu'ils ont<br />

profondément modifié l'environnement qui, en retour, leur a imposé de<br />

nouvelles contraintes.<br />

M. Elvin illustre son propos de plusieurs exemples. Celui, d'abord,<br />

de la rivière Miju 3HÎL au Yunnan, dont le lit, à la suite de la déforestation<br />

(elle-même due à la pression démographique) du XVIII e siècle,<br />

s'exhausse de plusieurs mètres et dont les eaux menacent les villages et<br />

terres alentour. Les digues sont réparées par le gouvernement local qui met<br />

sur pied un système de d'entretien, sans grand succès toutefois,<br />

l'alluvionnement de la rivière restant trop important. Un autre exemple est<br />

celui des aménagements et réparations opérés sur le fleuve Jaune entre<br />

1194 et 1855 et destinés à stabiliser son cours, lorsque le fleuve s'écoulait<br />

dans la mer au sud de la péninsule du Shandong. Ces travaux ont entraîné<br />

une pression énorme sur les ressources de l'État et exigé la mobilisation<br />

d'une main-d'œuvre abondante, sans pour autant empêcher ni la multiplication<br />

des bras du fleuve sur son cours inférieur, ni l'ensablement progressif<br />

de son delta.<br />

Le dernier exemple cité concerne les digues de protection de la côte,<br />

depuis l'estuaire du Yangzi jusqu'à la baie de Hangzhou. L'auteur montre<br />

comment les travaux d'ingénierie qui se sont déroulés sur plusieurs siècles<br />

ont transformé des zones humides et salines en polders densément peuplés,<br />

à l'instar de ce qui a été fait aux Pays-Bas. Les alluvions, qui ont contribué<br />

à la construction de ces polders, proviennent pour la plus grosse part de<br />

l'embouchure du Yangzi, au nord, mais aussi du fleuve Qiantang, à l'ouest.<br />

La seconde partie, « Les Particularités » (« Particularities »), traite<br />

de trois régions distinctes, dont M. Elvin nous décrit l'évolution sur deux<br />

millénaires. La première est la région de Jiaxing, sous-préfecture située au<br />

sud du delta du Yangzi, près de la côte. Cette région, habitée et cultivée<br />

depuis plus de 2 000 ans, a connu des transformations importantes ; ainsi,<br />

les surfaces cultivées ont été augmentées par la création de polders et<br />

d'aménagements hydrauliques permettant d'irriguer et de drainer les nouvelles<br />

terres conquises sur la mer. Dès l'époque des Tang, un système de<br />

595


Comptes rendus<br />

drainage est mis en place et on érige des digues de protection. Cet ensemble<br />

d'aménagements devient efficace sous les Song et permet une augmentation<br />

sans précédent de la production agricole mais l'assèchement d'un<br />

nombre toujours plus important de terres entraîne des conflits entre grands<br />

propriétaires fonciers et paysans. Sous la dynastie suivante, le système,<br />

mal entretenu, périclite et de nombreuses surfaces cultivées sont abandonnées.<br />

La déforestation importante de la région sous les Song a pour conséquence<br />

une pénurie en bois de chauffage dès le début des Ming.<br />

La seconde région choisie par M. Elvin est la province du Guizhou,<br />

dans le sud-ouest pauvre et montagneux du pays. Située entre le Sichuan<br />

au nord, le Yunnan à l'ouest, le Guangxi au sud et le Hunan à l'est, la<br />

région est principalement habitée par l'ethnie miao qui s'y est installée<br />

après avoir été repoussée vers l'ouest par les Han. À partir des Ming, à<br />

mesure que l'immigration de Chinois han s'accentue, la résistance miao se<br />

développe. Cette résistance armée s'intensifie au début de Qing puis<br />

s'arrête, vaincue, au milieu du XIX e siècle. L'environnement, particulièrement<br />

la flore, a beaucoup souffert de ces combats. La résistance miao<br />

s'appuyant sur la topographie locale (vallées escarpées, longs défilés,<br />

montagnes boisées et denses, rivières peu praticables), les militaires chinois<br />

en charge de la pacification ont mené une guerre écologique et ont<br />

modifié l'environnement pour venir à bout de l'opposition indigène :<br />

destruction à grande échelle et exploitation des forêts d'une part, destruction<br />

des villages puis mise en culture des terrains ainsi récupérés et exploitation<br />

systématique des ressources minérales (mercure) d'autre part.<br />

Le troisième exemple choisi par M. Elvin est la préfecture de Zunhua,<br />

située dans le Hebei. C'est une région de forêts et de montagnes au<br />

climat rigoureux. Avant les Qing, cette région était située à la frontière du<br />

territoire chinois, sur la limite entre la Chine des dix-huit provinces et la<br />

Mandchourie ; elle a souvent été dominée par des peuples non han comme<br />

les Kitan et les Jurchen. Le modèle d'économie qui y a longtemps dominé<br />

était agro-pastoral : quelques terres cultivées (une seule récolte par an), du<br />

bétail, de nombreux arbres fruitiers, et la chasse. C'est seulement sous les<br />

Qing que la région a été développée. Les terres sont données aux Mandchous<br />

des Huit Bannières qui les font cultiver par des fermiers chinois.<br />

596


Comptes rendus<br />

Mais cette terre produit peu (le sol est très sableux et la volatilité du débit<br />

des cours d'eau ne permet pas une bonne irrigation). De ce fait, la région<br />

n'a pas connu de défrichements importants et l'économie traditionnelle a<br />

longtemps été préservée, ce qui expliquerait pourquoi, selon M. Elvin, la<br />

population de Zunhua, et en particulier les femmes, a une espérance de vie<br />

deux fois supérieure à celle de la population de Jiaxing.<br />

Enfin, la troisième partie, « Les Conceptions » (« Perceptions »), regroupe<br />

trois textes traitant de questions philosophiques : M. Elvin tente<br />

une interprétation de l'attitude traditionnelle des Chinois vis-à-vis de leur<br />

environnement naturel, particulièrement des forêts et des cours d'eau<br />

qu'ils considèrent de leur devoir de maîtriser. La nature, comme les hommes,<br />

s'inscrit dans un ordre moral et culturel.<br />

Dans le premier texte, « La nature comme révélateur » (« Nature as<br />

Révélation»), Elvin essaie d'expliquer l'attitude paradoxale des Chinois<br />

vis-à-vis de la nature. En effet, d'une côté la tradition lettrée fait de la<br />

contemplation d'un paysage le chemin d'accès privilégié à l'Unité primordiale<br />

et d'un autre côté cette même nature a été depuis le début de la civilisation<br />

chinoise remodelée et exploitée comme elle ne l'a été nulle part<br />

ailleurs. L'auteur nous montre, de façon convaincante, que cette apparente<br />

contradiction n'existe pas car, à l'époque où une sensibilité mystique et<br />

religieuse de la nature s'est développée et fixée au sein de l'élite lettrée,<br />

l'environnement naturel était encore largement inexploité et abondant.<br />

Mais cela n'est plus vrai à l'aube du second millénaire apr. J.C.<br />

Dans le second texte, « La science et les êtres surnaturels »<br />

(« Science and Superfauna »), qui se concentre sur le Wu zazu iHM<br />

(Investigations sur les cinq catégories de choses), Elvin tente de nous faire<br />

comprendre l'univers mental de son auteur, Xie Zhaozhe.<br />

Le dernier texte, « Le dogme impérial et les points de vue personnels<br />

» (« Impérial Dogma and Personal Perspectives »), montre qu'il n'y a<br />

pas, à la fin de l'Empire, une façon chinoise de considérer la nature mais<br />

plutôt toute une série de possibilités, qui se recoupent les unes les autres.<br />

L'auteur en étudie deux particulières, le dogme impérial sous les Qing et<br />

les différents sentiments sur la nature exprimés au travers de la poésie<br />

pendant la même période. Les empereurs de la dynastie mandchoue ont<br />

597


Comptes rendus<br />

adhéré au dogme de la « météorologie morale » (qui stipule que les catastrophes<br />

naturelles sont causées par le comportement amoral de l'Empereur<br />

et de ses sujets) afin de limiter les critiques sur leur personne et imposer<br />

aux fonctionnaires leur ordre moral. Dans un deuxième temps, l'auteur<br />

propose des traductions de poèmes tirés du recueil Qing shi duo flff^p<br />

(The Qing Bell of Poesy) illustrant la variété des sentiments qu'éprouvaient<br />

les Chinois à l'égard de la nature et de l'environnement à cette<br />

époque.<br />

Dans sa conclusion, Mark Elvin revient sur la pression du système<br />

économique sur l'environnement et montre qu'à la fin de la période impériale,<br />

cette pression était probablement plus forte en Chine qu'en Europe<br />

du Nord et de l'Ouest.<br />

Cette première histoire de l'environnement en Chine est précieuse<br />

car elle nous éclaire à la fois sur les principales causes des dégradations<br />

qu'a subies celui-ci et sur les situations qui prévalaient par le passé. De ce<br />

point de vue, cette histoire peut être une aide utile à la décision dans la<br />

définition des politiques environnementales présentes et futures, notamment<br />

dans des domaines comme l'hydraulique et la déforestation, deux<br />

domaines sensibles du fait de l'état de pollution et de dégradation avancé<br />

que l'eau et la forêt connaissent en Chine.<br />

The Retreat ofthe Eléphants représente un énorme travail de collecte<br />

et d'analyse de sources, de traduction et de mise en forme. Ce travail très<br />

attendu est à la hauteur des attentes.<br />

La bibliographie est abondante et variée. On trouve en particulier,<br />

parmi les nombreuses sources primaires, les monographies locales des<br />

trois régions que l'auteur a étudiées dans le détail (Hangzhou/Jiaxing, le<br />

Guizhou et Zunhua), mais aussi des textes classiques comme le Shiji, le<br />

Liji, des compilations diverses, des recueils dynastiques, des anthologies<br />

de poésie, etc. Les sources secondaires sont également nombreuses et<br />

variées.<br />

La masse et la variété de sources exploitées par l'auteur sont réellement<br />

impressionnantes. Elles attestent une recherche patiente et minutieuse<br />

qu'il faut saluer, mais aussi et surtout une connaissance vaste et<br />

précise des Classiques et des textes historiques et littéraires de la Chine<br />

598


Comptes rendus<br />

pré-impériale et impériale, à savoir une période longue de pas moins de<br />

3 000 ans. L'auteur a su trouver dans les Classiques, pour chaque région<br />

analysée, les textes illustrant le mieux ses propos.<br />

Au-delà de la collecte, c'est ensuite la capacité de l'auteur à savoir<br />

traiter ces sources, pour la plupart en langue classique, qui force<br />

l'admiration. La composition qui en résulte est à la fois très détaillée et<br />

riche en exemples et en descriptions.<br />

M. Elvin s'intéresse à deux ressources privilégiées, les cours d'eau<br />

et les forêts, dont il retrace sur le long terme l'évolution, et montre comment<br />

les choix et les aménagements entrepris par le passé conditionnent la<br />

situation actuelle. En particulier, dans les trois exemples étudiés plus en<br />

détail, l'auteur montre ce qui, dans chacune de ces régions, a modifié, sur<br />

plusieurs siècles - voire plusieurs millénaires dans le cas de Jiaxing -,<br />

l'environnement naturel des habitants. Dans ce cas précis, c'est la récupération<br />

de terres sur la mer, grâce en partie à l'alluvionnement des deltas du<br />

Yangzi et du fleuve Qiantang, qui a modelé l'environnement et les types<br />

d'économie et d'agriculture pratiqués. Au Guizhou, ce sont les luttes entre<br />

minorités et Han qui ont laissé leur marque. Enfin, la situation géographique<br />

de Zunhua et l'histoire de la région expliquent que cette préfecture a<br />

pu préserver jusque récemment son environnement naturel et y limiter les<br />

modifications dues à l'activité humaine.<br />

On notera par ailleurs l'analyse de M. Elvin - à partir de nombreux<br />

textes dont le Zuozhuan ou les Odes - sur le peu d'attachement à la forêt<br />

dans la culture chinoise traditionnelle. Ce facteur expliquerait, selon lui,<br />

pourquoi les Chinois n'ont jamais tenté de préserver leurs forêts et, au<br />

contraire, les ont très tôt fait disparaître. La forêt n'a en effet jamais été<br />

envisagée, à l'instar des montagnes ou des rivières, comme des lieux magiques<br />

abritant des divinités ou des esprits, mais a été principalement<br />

considérée comme une ressource.<br />

Si l'étude sur Jiaxing apparaît à la fois pertinente et représentative de<br />

la Chine du Jiangnan, qui devient le centre économique et culturel de<br />

l'empire à partir des Song, l'exemple du Guizhou est certainement moins<br />

frappant, car il évoque une situation particulière et sans portée pour le<br />

reste de la Chine. À cet égard, on peut regretter que l'auteur n'ait pas pu<br />

599


Comptes rendus<br />

disposer d'un exemple général, qui aurait regroupé les caractéristiques<br />

environnementales les plus répandues sur l'ensemble du territoire chinois.<br />

Mais un tel cas existe-t-il, compte tenu de la taille du pays ? De plus, il<br />

n'est pas évident, si un tel territoire existait, que des sources primaires<br />

eussent été conservées pour permettre d'en retracer convenablement<br />

l'histoire environnementale.<br />

L'auteur est tributaire de ses sources : les exemples qu'il donne sont<br />

ceux pour lesquels il a trouvé des informations, et ils ne sont peut-être pas<br />

les plus représentatifs : « It is patchy because the sources are patchy »<br />

(p. 86). Autrement dit, c'est inégal, fragmentaire parce que les sources<br />

disponibles à l'heure actuelle ne permettent pas une reconstitution continue,<br />

dans l'espace et dans le temps, de l'évolution de l'environnement en<br />

Chine. Ce qui oblige, comme l'explique lui-même l'auteur, à combiner<br />

« the few glimpses of détail available into a cohérent imagined panorama »<br />

(ibid.). Mission accomplie.<br />

Pour cette même raison, M. Elvin ne nous présente pas une histoire<br />

chronologique de l'environnement en Chine, comme le sous-titre pourrait<br />

nous le laisser penser, mais plutôt une collection d'essais sur des transformations<br />

qui ont eu lieu à différentes époques dans diverses régions. Certains<br />

chapitres sont en fait des articles publiés antérieurement. On pourrait<br />

regretter que l'ouvrage ne reprenne pas certaines études déjà publiées, bien<br />

que, comme on Fa dit, il n'existe pas à l'heure actuelle d'ouvrage de<br />

référence ni de présentation générale sur l'histoire de l'environnement<br />

chinois : les études et les connaissances dans ce domaine sont trop récentes<br />

et demeurent très fragmentaires. On peut cependant citer l'ouvrage collectif<br />

Sédiments ofTime, recueil de textes présentés en 1993 lors d'un colloque<br />

sur l'histoire de l'environnement en Chine que M. Elvin, déjà, avait<br />

édité avec Liu Ts'ui-jung '. Quoi qu'il en soit, le présent travail nous offre<br />

une vision plus précise, même si elle reste incomplète, de l'évolution qu'a<br />

connu l'environnement en Chine depuis trois millénaires.<br />

La lecture de cet ouvrage peut sembler parfois difficile, d'une part<br />

du fait de la complexité du sujet traité, ou plutôt de la multiplicité des<br />

sujets traités, mais également du fait de la profusion des citations et des<br />

traductions. Les références directes aux textes sont nombreuses, peut-être<br />

600


Comptes rendus<br />

trop nombreuses (on trouve une citation quasiment à chaque page) et on a<br />

parfois tendance à s'y perdre.<br />

On peut regretter le manque de cartes : davantage de schémas et de<br />

plans auraient permis une meilleure compréhension de certaines situations<br />

géographiques. Ainsi, l'étude portant sur la baie de Hangzhou comprend<br />

trois cartes (p. 142-143) qui en éclairent grandement la lecture. Il en aurait<br />

fallu aussi dans l'essai sur l'histoire hydraulique de la Chine (p. 120), à la<br />

suite du paragraphe qui explique le système mis en place au Shandong<br />

pour injecter de l'eau dans le Grand Canal et faire passer les bateaux, ou<br />

encore dans l'étude portant sur la rivière Miju, au Yunnan (p. 124-128).<br />

Ces dernières remarques ne sauraient cependant remettre en cause ni<br />

la qualité ni la densité de l'ensemble. The Retreat of the Eléphants est<br />

l'ouvrage qui manquait sur l'histoire de l'environnement en Chine. Il fait<br />

date et doit impérativement être lu par toute personne qui s'intéresse à ce<br />

sujet.<br />

1 Mark Elvin, Liu Ts'ui-jung (éd.), Sédiments ofTime. Environment and Society<br />

in Chinese History, Cambridge : Cambridge University Press, 1998.<br />

Delphine Spicq<br />

Institut des Hautes Études Chinoises<br />

Collège de France<br />

Rose Kerr, Nigel Wood, with contributions from Ts'ai Mei-fen H^^<br />

and Zhang Fukang ^Hjjt, Science and Civilisation in China, Volume 5,<br />

Part XII : Chemistry and Chemical Technology. Ceramic Technology,<br />

Cambridge : Cambridge University Press, 2004. xlix-918 pages<br />

L'artisanat de la céramique se différencie des autres arts appliqués par son<br />

usage direct de matières premières géologiques. Pour les auteurs du présent<br />

volume de la collection Needham, la complexité de l'histoire de la<br />

céramique chinoise réside dans un échange interactif entre la demande du<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

marché, l'habileté des artisans et la disponibilité des matières premières ;<br />

le dernier point est l'élément le plus déterminant dans le cas de la Chine,<br />

puisque ses potiers semblent avoir presque exclusivement exploité les<br />

ressources locales. De fait, le sujet principal de l'ouvrage traite de la nature<br />

physico-chimique de la céramique chinoise. Le champ chronologique<br />

s'étend de l'époque néolithique à nos jours, soit une durée continue de<br />

près de 11 000 ans.<br />

Au cours des trois dernières décennies du XX e siècle, deux ensembles<br />

de travaux ont révolutionné l'histoire de la céramique chinoise : les<br />

prospections et les fouilles de sites d'officines de potiers d'un côté, les<br />

analyses physico-chimiques de céramique de l'autre. Ces dernières ayant<br />

débouché sur la constitution de la plus gigantesque base de données au<br />

monde, une synthèse s'imposait. C'est l'objectif que les auteurs de ce livre<br />

se sont assigné. La tâche entreprise était immense et le résultat est exceptionnel<br />

: l'ouvrage est une véritable somme sur le sujet (toutes langues<br />

confondues) et comprend le recensement quasi-exhaustif de 147 tableaux<br />

de résultats d'analyses portant sur environ 100 sites archéologiques. Il est<br />

non moins remarquable par son approche pluridisciplinaire (sociologie,<br />

histoire, ethnographie et expérimentation), grâce au profil polyvalent des<br />

deux auteurs anglo-saxons et de leurs deux principaux associés chinois.<br />

Rose Kerr, la meilleure spécialiste de la céramique chinoise en Europe,<br />

témoigne depuis trente ans d'un intérêt particulier pour l'archéologie \<br />

Nigel Wood et Zhang Fukang dirigent à Oxford et à Shanghai deux des<br />

meilleurs laboratoires du monde ; le premier pratique aussi l'archéologie<br />

expérimentale. Ts'ai Mei-fen, conservateur au Musée du Palais à Taipei,<br />

formée aux États-Unis, est sensible à l'aspect social de la céramique. Elle<br />

a travaillé sur diverses sources historiques. Le volume, fruit d'un travail<br />

collectif de première qualité, constitue désormais un outil de référence<br />

indispensable aux céramologues et à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire<br />

des savoirs en Chine.<br />

Malgré la complexité et la technicité du sujet, l'ouvrage est agréable<br />

à lire. Son écriture est intelligemment didactique et agrémentée de 172<br />

illustrations très utiles sur le plan pédagogique. Après une brève préface<br />

dans laquelle sont exposées les trois principales approches adoptées par les<br />

602


Comptes rendus<br />

auteurs et les six méthodes d'analyse couramment pratiquées par les scientifiques<br />

au XX e siècle pour caractériser une céramique (p. xlv-xlix), le<br />

livre s'ouvre avec une première partie intitulée « Setting the scène » (p. 1-<br />

86), sorte de prologue destiné à prendre le lecteur par la main pour<br />

l'emmener dans l'univers austère de la technologie. Les toutes premières<br />

pages sont consacrées au statut de la céramique et à la présentation de<br />

sources anciennes et archéologiques. Sont ensuite exposées les connaissances<br />

indispensables pour aborder l'étude technique de la céramique<br />

chinoise, comme les principaux gisements d'argile en Chine et les transformations<br />

physico-chimiques que connaît la céramique au cours des<br />

différentes interventions humaines.<br />

La suite de l'ouvrage se compose de six parties. Trois d'entre elles<br />

traitent des différents éléments qui composent une céramique : l'argile<br />

(Part 2, p. 87-281), le revêtement (Part 5, p. 455-608) et enfin le décor à<br />

pigment (Part 6, p. 609-707). Selon les auteurs, la division géologique<br />

Nord / Sud le long du cours du fleuve Huai et de la chaîne des Qinling<br />

partage aussi la technologie de la céramique en deux traditions distinctes,<br />

et ce malgré l'immensité du territoire et la longue histoire de cet artisanat.<br />

La construction à l'intérieur de ces parties répond à plusieurs logiques : la<br />

dichotomie Nord / Sud, la chronologie, l'importance des centres céramiques,<br />

et enfin la nature de la pâte (terre cuite, grès ou porcelaine). La démarche<br />

scientifique des principales parties (y compris la quatrième consacrée<br />

aux techniques de façonnage) est d'abord de caractériser une céramique<br />

à l'aide des données physico-chimiques facilement mesurables, puis<br />

de restituer les procédés de fabrication et/ou d'identifier les matières<br />

premières (en tenant compte des transformations au cours du façonnage et<br />

de la cuisson, et de l'approvisionnement en matières premières).<br />

L'exercice est très difficile en lui-même. Il l'est d'autant plus dans le<br />

dernier cas que les scientifiques chinois, les seuls ayant accès aux gisements<br />

locaux, se bornent presque tous aux artefacts. Les auteurs réussissent<br />

néanmoins, en particulier dans ces quatre parties, à relever le défi :<br />

présenter une nouvelle histoire de la céramique chinoise, celle de l'envers<br />

des produits finis, incroyablement riche et étonnante. Voyons maintenant<br />

partie par partie les thèmes abordés et les apports essentiels.<br />

603


Comptes rendus<br />

La deuxième partie est consacrée à la pâte et à sa préparation.<br />

L'apport essentiel consiste ici à avoir renouvelé les connaissances de la<br />

porcelaine chinoise, qui étaient jusqu'aux années 1970 focalisées sur Jingdezhen,<br />

site auquel on attribuait l'« invention » de la porcelaine au cours<br />

du XIV e siècle. Or, les premières porcelaines ont vu le jour au plus tard au<br />

milieu du VII e siècle au Henan. S'inscrivant dans la tradition locale qui<br />

remonterait au Néolithique et aux Shang, ces porcelaines sont préparées<br />

avec une argile d'un kaolin secondaire des monts Taihang. C'est seulement<br />

au moment où la porcelaine atteint son stade de maturation dans le<br />

Nord, au cours du X e siècle, qu'elle fait enfin son apparition à Jingdezhen.<br />

Cette porcelaine méridionale d'une nouvelle composition évolue sensiblement<br />

au cours de ses mille ans d'histoire. Les auteurs affirment aussi<br />

que la plupart des porcelaines chinoises sont de nature micacée, alors que<br />

pendant longtemps on pensait que le kaolin était un composant indispensable<br />

de la porcelaine.<br />

Les troisième et quatrième parties correspondent à deux moments de<br />

la chaîne opératoire : les fours (p. 283-378) et le façonnage (p. 379-454).<br />

La troisième partie envisage les fours ronds du Nord, puis les foursdragons<br />

du Sud. Elle se fonde essentiellement sur les rapports de fouilles<br />

chinois antérieurs à 1995 dans lesquels la datation des structures de production<br />

est approximative. C'est de là que vient par exemple l'idée que,<br />

dès la fin du X e siècle, la plupart des fours ronds de la Plaine centrale ont<br />

eu recours au charbon comme combustible. Or, selon de récents et plus<br />

prudents travaux, sa large utilisation se situerait au plus tôt à la fin du XII e<br />

siècle 2 . Concernant la structure de ces fours, les auteurs auraient peut-être<br />

pu davantage tenir compte, comme les savants chinois le font depuis peu 3 ,<br />

des variations géographiques, sociales (différence d'appartenance sociale<br />

des propriétaires de fours), techniques (évolution des matériaux de construction<br />

et des plans ou coexistence de différents types de structures dans<br />

un même centre, etc.). Les fours-dragons des principaux centres méridionaux<br />

postérieurs au X e siècle sont très bien étudiés, avec des témoignages<br />

directs recueillis en Chine et en Asie du Sud-Est. En revanche, le texte<br />

passe presque sous silence la période charnière des IV e - III e siècles av. J.C.,<br />

604


Comptes rendus<br />

pour laquelle il est à parier que les découvertes futures ne cesseront de<br />

nous surprendre.<br />

La quatrième partie est consacrée aux techniques de façonnage et de<br />

décoration, quand celle-ci est obtenue en même temps que la forme ou par<br />

un travail direct sur la pâte sans ajout d'autres matériaux. Il s'agit d'une<br />

succession de descriptions techniques nourries de l'étude de sources anciennes<br />

et de l'expérimentation moderne. Les analyses sur les techniques<br />

de moulage à Yaozhou 'M')f\ (province du Shaanxi) sont particulièrement<br />

pertinentes. Les auteurs pensent par ailleurs que Jingdezhen, symbole<br />

même de l'artisanat de la céramique chinoise, a connu peu d'innovations<br />

sur le plan technologique : situé au carrefour entre le Nord et le Sud, Jingdezhen<br />

a surtout su assimiler et perfectionner les techniques mises au point<br />

ailleurs. Son succès résiderait donc pour l'essentiel dans l'efficacité de<br />

l'organisation de la production proprement dite et des activités périphériques.<br />

La cinquième partie traite de la glaçure puis de la couverte, deux types<br />

de revêtement vitrifié. Les auteurs rejettent la théorie classique selon<br />

laquelle la couverte chinoise est de nature feldspathique et formulent des<br />

hypothèses stimulantes sur la composition et les procédés de fabrication de<br />

la couverte des grès. Par exemple, pour l'étude de la couverte à base de<br />

cendres végétales - une invention chinoise qui remonte à l'âge du bronze -,<br />

les auteurs vont jusqu'à calculer une estimation du poids des bois brûlés<br />

pour fabriquer la couverte d'un bol produit au X e siècle dans les fours de<br />

Yue |8 au Zhejiang. Ils démontrent avec la même sûreté comment à partir<br />

du XV e siècle les potiers (en particulier ceux de Jingdezhen) ne cessent de<br />

s'inspirer de pièces d'époques antérieures, tout en employant les nouveaux<br />

matériaux disponibles et les techniques de leur époque. L'ouvrage propose<br />

d'interpréter ce phénomène récurrent d'imitation comme un fait culturel :<br />

il s'agirait de rendre hommage au passé.<br />

La sixième partie traite des oxydes métalliques utilisés comme pigments<br />

pour exécuter un décor, souvent à l'aide d'un pinceau. Deux ensembles<br />

de techniques se distinguent, à haute ou basse température. Dans<br />

le premier cas, l'étude sur la nature et l'origine de l'oxyde de cobalt illus-<br />

605


Comptes rendus<br />

tre bien la complexité d'approvisionnement. En ce qui concerne les émaux<br />

de petit feu, en particulier ceux du XVIII e siècle, les auteurs semblent<br />

privilégier l'importance des expériences menées par les artisans chinois,<br />

alors que d'autres savants retiennent l'hypothèse de l'importation de certains<br />

pigments depuis l'Europe.<br />

La dernière partie aborde la diffusion de la technologie de la céramique<br />

chinoise dans le monde (p. 709-798). Après avoir rappelé le contexte<br />

du commerce extérieur de ces céramiques, elle se consacre à l'analyse des<br />

trois types de transmission. Le premier, appelé local technology transfer<br />

(« transmission technologique locale »), désigne un transfert complet du<br />

répertoire stylistique, des procédés de fabrication, et des techniques de<br />

construction des fours et de cuisson dans les zones où les matières premières<br />

sont proches de celles disponibles en Chine. Ce mode de transmission,<br />

repérable en Corée, au Japon, au Vietnam, en Birmanie, au Cambodge,<br />

serait le fait de potiers chinois immigrés. Dans le cas du deuxième type de<br />

transmission, dit remote transfer (« transmission éloignée » ou « transmission<br />

évolutive »), il s'agit d'imiter les pièces chinoises avec une technologie<br />

totalement différente. La qualité des produits est en général inférieure,<br />

à l'exception des porcelaines dures produites en France au XIX e siècle. Ce<br />

type de transmission concerne l'Asie du Sud, le Moyen-Orient, l'Europe et<br />

l'Amérique du Nord. Les imitations étant purement stylistiques et les<br />

matériaux totalement différents, il ne s'agit pas d'un transfert technologique<br />

au sens propre. Enfin, le dernier type de transmission, transfer by<br />

reconstruction (« transmission par reconstruction »), comprend les expérimentations<br />

menées en Europe par les scientifiques dans les laboratoires,<br />

à partir du XIX e siècle, et par les potiers aujourd'hui. Les auteurs analysent<br />

bien, en particulier, l'impact du commerce et de l'étude de la porcelaine<br />

chinoise (bien que cette étude ait souvent été à l'origine d'hypothèses<br />

fausses) dans le développement de l'industrie de la porcelaine en Europe<br />

occidentale aux XVIf-XIX e siècles.<br />

Les qualités exceptionnelles de l'ouvrage dépassent largement le cadre<br />

de l'étude technique. La céramique a en effet été traitée dans son sens<br />

le plus large, depuis les premières poteries néolithiques façonnées avec le<br />

lœss (p. 93-102) et les segments de moules en terre cuite des centres mé-<br />

606


Comptes rendus<br />

tallurgiques des Shang et des Zhou (p. 102-104, 396-407) jusqu'aux nouveaux<br />

matériaux du tournant du XXI e siècle (p. 780-797), en passant par<br />

les éléments de construction des tuyaux et des puits (p. 108-111) et les<br />

briques et tuiles (p. 407-423, 489-522). Les auteurs ont finement observé<br />

comment la céramique, après avoir connu le statut ambigu de substitut de<br />

matières plus nobles, comme le marbre, le bronze, le laque, l'argenterie, le<br />

jade, parvient peu à peu à avoir sa propre place dans la vie de la cour et au<br />

sein du peuple. L'ouvrage s'appuie d'ailleurs sur l'exploitation de 208<br />

ouvrages anciens en chinois et en japonais, qui constituent le corpus le<br />

plus complet recensé jusqu'ici pour l'étude de l'histoire de la céramique.<br />

Certaines de ces sources sont, de plus, passées à l'épreuve de la science<br />

moderne. C'est ainsi que les auteurs proposent de mettre en doute les<br />

recettes transcrites par les lettrés, par exemple dans les deux cas de la<br />

préparation de la couverte, l'un à Yaozhou pour l'utilisation d'une roche<br />

locale dite Fuping youshi lî^fÈH (p. 592) et l'autre à Ruzhou féf'Jfl<br />

(province du Henan) pour l'utilisation d'agate manao M$M (p- 605-606).<br />

Enfin, s'inscrivant dans l'approche sociale et historique recommandée par<br />

Joseph Needham au moment de la conception du volume en 1994 (préface<br />

de Christopher Cullen, p. xliii), les auteurs abordent à maintes reprises la<br />

vie des potiers et l'organisation du travail dans le cadre de la production<br />

officielle.<br />

En présence d'une synthèse d'une telle ampleur, on restera indulgent<br />

face aux quelques rares coquilles en anglais et en chinois, à certaines imprécisions<br />

et erreurs d'interprétation dans les sources. Il nous paraît nécessaire,<br />

en revanche, de signaler que l'ouvrage est construit au détriment de<br />

l'ordre de cohérence de la chaîne opératoire et de la vision historique.<br />

Cette remarque a pour seul objectif de rappeler aux futurs lecteurs la nécessité<br />

de garder en tête des notions très concrètes, comme celle de « centre<br />

de production », afin de tirer le maximum de profit de la lecture de<br />

l'ouvrage. L'index (p. 869-905), lui, est remarquablement bien conçu.<br />

Comprenant plusieurs types d'entrées - sous les noms propres (noms de<br />

personnes, de lieux, de sites archéologiques, etc.) se trouvent regroupés<br />

tous les aspects abordés dans l'ouvrage -, il sera un outil très utile pour<br />

607


Comptes rendus<br />

reconstruire un développement historique sur la longue durée, ces développements<br />

étant en général relégués au second plan dans les exposés<br />

techniques.<br />

Notre principale critique portera sur la qualité de l'impressionnante<br />

base de données physico-chimiques qui a été constituée à grands frais<br />

depuis trente ans, en particulier en Chine. Le manque de rigueur dans la<br />

sélection des échantillons compromet la validité des données. En toute<br />

rigueur, seuls les fragments exhumés in situ (sur la sole d'un four et sur les<br />

niveaux de sol d'une aire de travail) peuvent être pris comme « tessons de<br />

référence », autrement dit comme échantillons pour les analyses. Or, certains<br />

des tessons du corpus proviennent de musées et sont attribués à tel ou<br />

tel site et datés selon les seuls critères stylistiques. Même parmi ceux qui<br />

ont été collectés sur les sites de production, rares sont les fragments qui<br />

peuvent être considérés comme tessons de référence. Certes, cette critique<br />

d'ordre théorique doit être relativisée, parce que les méthodes traditionnelles<br />

d'identification et de datation de la céramique chinoise sont tout de<br />

même très poussées. Il n'en reste pas moins que l'avenir de l'étude technique<br />

ne peut se fonder que sur une vraie rigueur scientifique.<br />

Les auteurs ont peut-être aussi une conception quelque peu restrictive<br />

du mot « technologie ». Les traces de façonnage et les gestes des<br />

potiers ne font presque pas l'objet d'observations et d'interprétations. De<br />

plus, peu d'analyses, sinon aucune, ont été pratiquées sur les autres éléments<br />

indispensables de cet artisanat, comme par exemple le combustible,<br />

en particulier sur les vestiges de charbon de bois. Or, l'analyse anthracologique<br />

serait très utile pour évaluer la cuisson (température et atmosphère)<br />

et l'environnement naturel d'un site de production céramique. Enfin, la<br />

végétation et le climat (humidité et température) interviennent dans la<br />

préparation de la couverte - qu'elle soit à base de chaux ou d'alcali - et<br />

dans la cuisson, en particulier dans le cas de la Chine méridionale. De ce<br />

fait, il faudrait faire appel à des disciplines comme l'histoire du climat ou<br />

celle de l'environnement pour que nous puissions dépasser les limites des<br />

études actuelles, focalisées sur les objets, et mieux apprécier les techniques<br />

de la céramique dans leur globalité.<br />

608


Comptes rendus<br />

Sur le plan de la terminologie, l'idéal serait de privilégier un vocabulaire<br />

plutôt descriptif et d'éviter les termes faussement explicatifs qui<br />

impliquent une opération technique ou comportent une connotation historique<br />

qu'il est encore à ce jour difficile de prouver, comme par exemple le<br />

terme shufu flM/rï 4 - De même, il aurait peut-être fallu abandonner dès<br />

maintenant des expressions de collectionneurs et de voyageurs étrangers,<br />

comme temmoku ^ § et « céladons », pour pouvoir parvenir peu à peu à<br />

se référer uniquement au vocabulaire chinois et aux dénominations en<br />

usage aux époques concernées.<br />

Nos remarques et critiques ne minorent en rien l'importance de cette<br />

synthèse, qui se place désormais au fondement même de toute recherche à<br />

venir. C'est d'ailleurs un des plus grands mérites des auteurs que d'avoir<br />

conçu l'ouvrage comme jetant les bases d'une nouvelle étude technique<br />

plus rigoureuse (voir p. 712, où les auteurs en appellent à la microgéologie<br />

et à la macrogéologie). Indéniablement, l'ouvrage fera date et demeurera<br />

l'un des jalons majeurs de l'histoire de la discipline.<br />

1<br />

Pénélope Hughes-Stanton and Rose Kerr, Kiln Sites ofAncient China. An exhibition<br />

lent by the People 's Republic of China, Londres : Oriental Ceramic Society,<br />

1980.<br />

Qin Dashu jf§;fcW, « Cizhou yao yaolu yanjiuji beifang diqu ciyao fazhan de<br />

xiangguan wenti 5Ë#[gfg«^Mt;Çi*E3gfg£Jiifàffl^|nlII », Beijing<br />

daxue kaoguxue xi (éd.), Kaoguxue yanjiu, vol. 4 (2000), p. 266-299.<br />

3<br />

Qin Yu iflsl, « Shandong gudai shaoci yaolu jiegou fenxi (Ij^FlÉfft'JÏS85S<br />

'FtpfêJ^tff », Kaogu, n° 7 (2002), p. 656-661.<br />

4<br />

Ce ternie a été employé pour désigner les porcelaines blanches à corps fin et à<br />

couverte blanc d'oeuf produites à Jingdezhen au milieu du XIV e siècle, parce<br />

que certaines sont marquées de ces deux caractères. On en avait pensé que ces<br />

porcelaines étaient des porcelaines officielles destinées à la Cour des Affaires<br />

militaires (Shumiyuan M$5$rc) des Yuan. Or, les trouvailles récentes mettent<br />

en doute cette unique destination officielle. Voir Shanghai bowuguan kaogu<br />

yanjiubu, « Shanghai Qingpuqu Tangyu Yuan Ming shiqi matou yizhi _h$5ïf<br />

m&tÊffî7UmiïïM¥!,îkmifc », Kaogu, n° 10 (2002), p.928-941 ; Sheng<br />

Lingxin ttrnHjf, Xu Yongxiang i$MM, « Shanghaishi Qingpuxian Yuandai<br />

609


Comptes rendus<br />

Ren shi muzang jishu _L#irfïW?BJËcTtiXiïRMWÏiiÈ ». Wenwu, n° 7<br />

(1982), p. 54-59.<br />

Zhao Bing<br />

CNRS, UMR 8583<br />

Centre de recherche sur la civilisation chinoise<br />

Stephen Jones, Plucking the Winds. Lives of village musicians in oldand<br />

new China, Liying Instrumental Traditions, Leiden : CHIME, 2004. ix-<br />

426 pages, 1 CD audio<br />

Stephen Jones, musicien formé à la sinologie, ethnomusicologue, avait<br />

déjà fourni une somme impressionnante: Folk Music of China, Living<br />

Instrumental Traditions (Oxford : Clarendon Press, 1995). Spécialisé<br />

depuis 1987 dans les musiques instrumentales des villages de la Chine du<br />

Nord (Hebei, Shanxi), il nous raconte ici non pas tant « la vie musicale<br />

d'un village » (pour reprendre le titre de la célèbre étude de Constantin<br />

Brailoiu) que la vie des musiciens de village. À cet égard, l'amoureux des<br />

musiques sera en partie déçu, car la vie d'un musicien (qu'il soit Cai An,<br />

Yehudi Menuhin, Ravi Shankar, Oum Kalthoum) n'est certainement pas<br />

ce qui passionne et convainc dans la musique ; de même,<br />

l'ethnomusicologue ou le spécialiste des musiques chinoises devra patienter<br />

jusqu'au chapitre 10 pour obtenir des informations et des analyses sur<br />

les musiques elles-mêmes.<br />

Encore une histoire de plus d'un village, donc, après la centaine qui<br />

ont suivi celle de Fanshen (William Hinton, New York : Vintage, 1966) ?<br />

Oui, bien sûr, et vivante, souvent passionnante, parfois cruelle, toujours<br />

digne. Une histoire sociale qui remet en perspective bon nombre<br />

d'événements (parmi lesquels les famines marquent plus que les invasions,<br />

les guerres, la politique) de l'histoire d'un village, Gaoluo 'Mfë, structuré<br />

en Sud et Nord, en familles (ligneage), un village qui a la particularité<br />

d'avoir été un des hauts lieux du catholicisme et de la guerre des Boxers.<br />

Mais aussi autre chose que la vie d'un village, car cet ouvrage, fruit de très<br />

nombreuses expéditions et séjours, le plus souvent en collaboration avec<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

Xue Yibin ou Zhang Zhentao, chercheurs à l'Institut de recherches musicales<br />

(Zhongguo yinyue yanjiusuo), place le rituel et la musique au cœur<br />

des activités sociales, au cœur de la socialisation, du moins masculine.<br />

Plucking the Winds (« collecter le folklore ») - encore un de ces jeux de<br />

mots laids dont les Anglo-Américains se sont faits une spécialité : ce serait<br />

la traduction littérale de caifeng $j5M si cai signifiait toujours pluck ztfeng<br />

seulement winds - met en scène une vie sociale où l'Association musicale<br />

(yinyue hui) doit jouer pour les enterrements, les inaugurations, le Nouvel<br />

an, ou plutôt (p. 243), décrit « comment les villageois font de la musique<br />

ensemble ». Nous revenons ainsi au cœur du projet etnnomusicologique,<br />

non pas seulement l'étude des musiciens, ni des musiques, mais de la<br />

« musicalisation », et du rapport du musicien à sa musique, à l'autre avec<br />

qui il joue, à celui pour qui il joue. L'ouvrage bascule ainsi dans une dimension<br />

globale, où tout reprend sens : les images, les sons, les textes, les<br />

références, les surnoms insolites, l'observateur, l'ethnologie, l'histoire,<br />

sans oublier les quelques parenthèses méthodologiques. Et une fois de plus,<br />

tout particulièrement dans cette Chine du Nord où la présence du catholicisme<br />

limite encore le travail du chercheur étranger, la place du musicologue<br />

se révèle un observatoire privilégié des relations entre culture, société<br />

et histoire.<br />

On ne manquera pas d'écouter aussi, publié par le même Stephen<br />

Jones, Walking Shrill fe^è, The Hua Family Shawm Band, Pan, « Ethnie<br />

Séries », Anthology of Music in China # 17, CD audio Pan 2109 (Leiden,<br />

Pays-Bas).<br />

François Picard<br />

Université Paris IV-Sorbonne<br />

Henning Klôter, Written Taiwanese, Wiesbaden : Harrassowitz, 2005.<br />

352 pages<br />

L'ouvrage de Henning Klôter est original à un double titre. Il est écrit par<br />

un linguiste qui étudie les formes écrites, généralement délaissées par ses<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

collègues, pour qui l'oralité est le signifiant par excellence du langage. Il<br />

traite des modes d'écriture d'une langue taiwanaise qui n'est généralement<br />

pas considérée comme « écrite ».<br />

Par « Taiwanese » (Taiyu Mm) H. Klôter entend la langue parlée<br />

par plus de deux tiers des habitants de Taiwan, langue minnan HUl%, dérivée<br />

de celle des immigrants venus de la côte du Fujian aux XVII e et<br />

XVIII e siècles. L'emploi de ce terme est justifié par la commodité bien<br />

que le minnan ne soit ni la langue officielle de Taiwan, qui est le mandarin,<br />

ni la langue maternelle de tous les habitants. En effet, celle-ci est pour près<br />

de 20 % des usagers le mandarin, pour 12 % le Hakka et pour un peu plus<br />

de 1 % l'une ou l'autre des langues austroasiatiques des populations anciennement<br />

implantées dans l'île.<br />

Dans un chapitre introductif, l'auteur décrit la phonologie du taiwanais,<br />

son histoire lexicale, certains traits syntaxiques et fait l'inventaire des<br />

solutions attestées pour écrire cette langue.<br />

Le deuxième chapitre est consacré aux sources anciennes en caractères<br />

chinois, depuis les premiers textes écrits en minnan au XVI e siècle.<br />

Plusieurs types de documents sont analysés : des pièces de théâtre, en<br />

particulier le Lijingji UtiffB (L'histoire du litchi et du miroir, 1566) ; des<br />

textes écrits en caractères chinois, à partir de la fin du XVI e siècle par des<br />

missionnaires dominicains installés aux Philippines parmi des immigrants<br />

venus de la région de Zhangzhou, au sud du Fujian (présentations de la<br />

doctrine chrétienne, dictionnaires et grammaires, en écritures alphabétiques<br />

ou en caractères) ; des manuels de rimes datant du XIX e siècle, et, de<br />

la même époque, une importante littérature de colportage comportant<br />

surtout des chansons.<br />

Dans le troisième chapitre, l'auteur analyse les écritures alphabétiques<br />

du taiwanais, dont la plus répandue fut la Church Romanization mise<br />

au point autour de Xiamen au début du XIX e siècle par des missionnaires<br />

protestants puis diffusée à Taiwan. La chapitre suivant traite de la période<br />

d'occupation japonaise de l'île (1895-1945), marquée par l'introduction<br />

d'une écriture en katakana et la prise de conscience de la multiplicité des<br />

orthographes en usage.<br />

612


Comptes rendus<br />

Dans le dernier chapitre, consacré au taiwanais écrit contemporain,<br />

H. Klôter rappelle que de 1945 à 1949, la volonté de « re-siniser » l'île<br />

avait conduit les autorités de la République à encourager l'enseignement<br />

des langues chinoises locales. Après 1949 et le repli du gouvernement du<br />

Guomindang, suivi d'une vague d'immigration venue de toutes les provinces<br />

de Chine, la dominance du mandarin fut assurée de façon de plus<br />

en plus exclusive, jusqu'à la libéralisation des années 1980. Le retour des<br />

langues locales met à l'ordre du jour la question de leur écriture.<br />

L'enseignement du taiwanais, admis depuis 2001 dans les écoles<br />

primaires, n'a fait l'objet d'aucune normalisation graphique, en dépit de<br />

l'intérêt porté à cette question par les milieux académiques. En 2002, des<br />

examens ont été organisés par le ministère de l'Éducation pour sélectionner<br />

des enseignants de taiwanais et de hakka. Selon les instructions<br />

officielles, les candidats étaient libres d'employer à l'écrit soit des caractères<br />

chinois soit un quelconque système de romanisation soit une écriture<br />

mixte.<br />

Cet ouvrage offre aux linguistes un important matériel, analysé avec<br />

soin et bien documenté : 28 illustrations, 64 tableaux et une cinquantaine<br />

de pages d'appendices. Il n'est cependant pas besoin d'être spécialiste<br />

pour apprécier la situation exceptionnelle de l'écriture du taiwanais. Plusieurs<br />

écritures sont en concurrence (« polygraphie ») et pour chacune<br />

d'elle de nombreuses orthographes sont attestées. Ainsi, pour les caractères<br />

chinois, les tenants des étymologies savantes s'opposent aux partisans<br />

de l'utilisation des graphies employées dans la littérature populaire, les<br />

uns et les autres se divisant en de multiples groupes. De nombreux dictionnaires<br />

ont été publiés : produits par des auteurs individuels, ils comportent<br />

entre eux d'importantes différences. Les ouvrages littéraires en<br />

taiwanais, qui commencent à être admis dans les circuits éditoriaux, ne<br />

tiennent aucun compte de ces dictionnaires et ne sont pas non plus homogènes<br />

entre eux.<br />

On peut penser cette situation en termes de légitimité. La langue<br />

taiwanaise n'est plus «illégitime» depuis les années 1990 mais elle n'a<br />

pas la légitimité d'une langue d'État et, bien que son expression graphique<br />

soit acceptée et progresse, elle n'a cours ni dans l'administration ni dans<br />

613


Comptes rendus<br />

les grands journaux. Sa place dans la littérature reste marginale. Dans ces<br />

conditions, en dépit des souhaits d'organisations militantes et de certains<br />

organismes de normalisation, l'anarchie qui caractérise ses usages est sans<br />

inconvénient grave et peut subsister encore longtemps. Il faut noter aussi<br />

que les jeunes Taiwanais, quelle que soit leur langue d'origine, ont tendance<br />

à pratiquer de plus en plus le mandarin, voire l'anglais, qui sont des<br />

langues internationales.<br />

En réfléchissant à la liberté que prennent les usagers d'une langue<br />

dès que les circonstances historiques le permettent, H. Klôter ouvre un<br />

chantier neuf en linguistique chinoise.<br />

Written Taiwanese offre une mine de renseignements, aussi bien<br />

pour le sociologue que pour le linguiste, et sa lecture est aisée.<br />

Viviane Alleton<br />

CECMC/EHESS<br />

Sung-sheng Yvonne Chang, Literary Culture in Taiwan. Martial Law to<br />

Market Law, New York, Chichester (West Sussex) : Columbia University<br />

Press, 2004. x-271 pages<br />

June Yip, Envisioning Taiwan. Fiction, Cinéma, and the Nation in the<br />

Cultural Imaginary, Durham, Londres : Duke University Press, 2004. 356<br />

pages<br />

Ces deux ouvrages sont complémentaires dans la mesure où ils envisagent<br />

chacun selon une perspective différente la manière dont la littérature taiwanaise<br />

s'est forgée sa propre identité au cours des dernières décennies.<br />

Tandis que Literary Culture in Taiwan s'attache à retracer l'histoire des<br />

principaux mouvements littéraires depuis 1945 en insistant sur le rôle des<br />

institutions culturelles, Envisioning Taiwan analyse plus particulièrement<br />

Études chinoises, vol. XXIV (2005)


Comptes rendus<br />

le regard des écrivains « nativistes » (xiangtu Mi.) et du Nouveau Cinéma<br />

sur l'émergence de la nation taiwanaise.<br />

D'entrée de jeu, l'auteur de Literary Culture in Taiwan prend soin<br />

de préciser que son analyse, centrée la notion d'institution littéraire,<br />

s'appuie sur les théories de Bourdieu tout en les adaptant au contexte<br />

taiwanais. Le premier chapitre examine le contexte académique et les<br />

cadres conceptuels en montrant comment les catégories esthétiques dominantes<br />

peuvent déterminer la création et la perception des œuvres littéraires.<br />

Depuis la levée de la loi martiale en 1987, la sphère culturelle s'est<br />

restructurée et les chercheurs taiwanais ont manifesté un intérêt croissant<br />

pour leur propre héritage culturel tout en adoptant les cadres théoriques<br />

occidentaux acquis durant des études à l'étranger ou transmis par les chercheurs<br />

installés aux Etats-Unis comme David Der-wei Wang, lequel valorise<br />

la notion de communauté panchinoise (huaren shijie ^ÀtË^-) et voit<br />

dans la littérature de l'île une survivance des modèles de la fiction Qing.<br />

Dans la suite de son exposé, tout en se défendant de toute affirmation<br />

sinocentriste, l'auteur souligne la continuité des institutions culturelles<br />

dans le Taiwan des années 1950, et de l'orthodoxie idéologique qu'elles<br />

imposent, avec la période républicaine chinoise ainsi que l'influence<br />

contradictoire des facteurs politiques et économiques sur la création littéraire.<br />

Dans un premier temps, la production culturelle hérite également de<br />

la mission didactique qui lui était assignée au lendemain du Quatre Mai et<br />

se voit orientée dans une direction conservatrice, libérale et anticommuniste<br />

par le gouvernement autoritaire, tandis qu'apparaît une « littérature<br />

pure » (chun wenxue ^SJf^) se voulant apolitique. Mêlant esthétique<br />

traditionnelle et modernisme occidental, le courant moderniste des<br />

années 1960, dont le poète Yu Guangzhong est l'un des initiateurs, cherche<br />

à défier la culture conformiste dominante tout en continuant à considérer<br />

la Chine comme le centre auquel se référer. Né lui aussi d'un sentiment<br />

d'insatisfaction à l'égard de la politique, le mouvement « nativiste »<br />

(xiangtu), dans les années 1970, rompt avec cette idéologie sinocentriste,<br />

attaque l'élitisme des modernistes et rejette l'Occident comme une menace<br />

envers l'identité nationale. Les nativistes de gauche dont Chen Yingzhen<br />

615


Comptes rendus<br />

traitent courageusement de sujets tabous comme celui des victimes de la<br />

Terreur Blanche dans les années 1950. Les « localistes » (bentu ^i.),<br />

quant à eux, apparaissent comme les véritables précurseurs du mouvement<br />

de construction d'une littérature nationale taiwanaise.<br />

L'ouvrage analyse ensuite le rôle non négligeable joué par les suppléments<br />

littéraires (fitkan §!f-f!|) dans la création d'une littérature répondant<br />

aux goûts des classes moyennes. Les fukan, qui accueillent essentiellement<br />

des genres littéraires courts tels que prose traditionaliste et essais<br />

familiers, manifestent une résistance à un contrôle politique déclaré et<br />

effacent les frontières entre culture d'élite et culture populaire. En parallèle,<br />

le Nouveau Cinéma se développe avec Hou Hsiao-hsien, qui refuse<br />

toute prise de position politique et contribue à définir une identité taiwanaise<br />

indépendante.<br />

Dans les années 1980, la création littéraire reflète une certaine aspiration<br />

à une culture élitiste, phénomène que révèle particulièrement la<br />

personnalité multiple de Zhu Tianwen, qui, par son attention aux émotions<br />

de la vie quotidienne, reste proche de la « littérature de boudoir » (guixiu<br />

wervcue M^^C^, représentée par Yuan Qiongqiong), tout en l'élevant à<br />

un autre niveau et en s'inspirant de l'esthétique de l'ordinaire propre à<br />

Zhang Ailing. Durant cette période, les auteurs qualifiés de «néonativistes<br />

» (xin xiangtu ^ffMi.) restent fidèles au nativisme en identifiant<br />

Taiwan comme leur patrie. Dans les années 1990, le post-modernisme, le<br />

post-colonialisme, la nouvelle gauche, et le pluralisme intellectuel avec le<br />

mouvement du Petit Théâtre, ont renforcé l'autonomie d'une littérature qui<br />

n'est plus guère soumise aujourd'hui qu'à la force dominante du marché,<br />

commune aux sociétés capitalistes avancées. À l'opposé de l'idéologie<br />

culturelle sinocentriste qui prévalait dans les années 1950 et 1960, l'esprit<br />

« localiste » persiste : Taiwan est désormais un centre à la culture hybride<br />

et multi-ethnique.<br />

Envisioning Taiwan explore également la construction de l'identité<br />

taiwanaise de la décolonisation japonaise à nos jours, tout en se concentrant<br />

essentiellement sur la littérature « nativiste » à la fin des années 1960<br />

et dans les années 1970 et sur le Nouveau Cinéma taiwanais dans les an-<br />

616


Comptes rendus<br />

nées 1980 et en s'interrogeant sur leur rôle dans cette évolution de la conscience<br />

de soi comme d'une entité distincte. Tous deux fascinés par les<br />

spécificités socio-historiques de l'île, Huang Chunming, écrivain « nativiste<br />

», et Hou Hsiao-hsien, chef de file du Nouveau Cinéma, ont contribué<br />

à façonner la nouvelle image de Taiwan. La littérature xiangtu, représentée<br />

essentiellement par Wang Tuo, Chen Yingzhen, Huang Chunming<br />

ou Wang Zhenhe, s'attache aux aspects humains et sociaux plutôt que<br />

formels ou esthétiques et s'enracine dans la terre d'Extrême-Orient, alors<br />

que le modernisme cherche son inspiration en Occident, comme le souligne<br />

un Chen Yingzhen en forçant le trait.<br />

Avec le mouvement « néonativiste », la conscience nationale se développe<br />

encore davantage : un auteur comme Zhu Tianwen se défait peu à<br />

peu de son « obsession » pour une Chine mythique et se tourne vers la<br />

réalité taiwanaise contemporaine, tout en nouant des liens étroits avec le<br />

Nouveau Cinéma. Cet intérêt, que reflètent également le mouvement de la<br />

peinture de plein air et le goût pour les chansons populaires locales, se<br />

retrouve également dans les films du Nouveau Cinéma Taiwanais, en<br />

particulier dans La Cité des douleurs ou Le Maître de marionnettes de Hou<br />

Hsiao-hsien, dans lesquels la mémoire insulaire joue un rôle crucial.<br />

L'accent y est mis sur la diversité linguistique ainsi que sur la culture<br />

populaire, de même que dans le roman de Huang Chunming intitulé Le<br />

Gong, dont les qualités « cinématographiques » sont par ailleurs indéniables.<br />

L'auteur rappelle que, comme nombre d'écrivains de l'époque du<br />

Quatre Mai en Chine, les écrivains xiangtu rejettent la vie urbaine et<br />

s'identifient davantage à la ruralité, dépositaire des coutumes populaires et<br />

de la culture locale, et qui peut être comparée à la notion de Heimat dans<br />

la littérature allemande des années 1960.<br />

Le Nouveau Cinéma cherche à créer un nouveau langage visuel en<br />

se dégageant du modèle occidental et traite également de la dualité villecampagne<br />

avec Les Garçons de Fengkui ou Poussière dans le vent. Avec<br />

La Fille du Nil en 1987, puis des films ultérieurs comme Goodbye South,<br />

Goodbye en 1996, Hou Hsiao-hsien situe l'action dans la ville moderne de<br />

Taipei ouverte à des influences variées. Tout au long de son œuvre, le<br />

réalisateur brosse un portrait de Taiwan hétérogène et multiple en rompant<br />

617


Comptes rendus<br />

avec l'idée du modèle cohérent et stable qui prévalait par le passé et le<br />

décrit non pas comme une entité organique, unifiée, stable, mais comme le<br />

lieu d'une culture hybride, cosmopolite et multilinguistique, que l'auteur<br />

désigne du néologisme de « dissémi-nation ». Avec l'expérience de l'exil,<br />

la révolution sexuelle et féministe et l'essor du capitalisme mondial, Taiwan<br />

se compose un visage nouveau. Alors que l'opposition entre la politique<br />

et l'esthétique prédominait par le passé, les forces du marché jouent<br />

désormais un rôle de tout premier plan. J. Yip suggère enfin de briser les<br />

classifications et les catégories traditionnelles de l'enseignement académique,<br />

à la recherche d'une prétendue « authenticité » culturelle, en<br />

s'intéressant à une production hybride influencée par la modernité et<br />

l'Occident.<br />

Véritables mines d'informations, ces deux ouvrages très stimulants<br />

privilégient l'étude d'œuvres portant en elles la marque d'une quête de<br />

l'identité taiwanaise et devraient, à ce titre, passionner autant les historiens<br />

que les spécialistes de littérature ou de cinéma.<br />

618<br />

Marie Laureillard<br />

Université Paris IV-Sorbonne

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