Les tribulations d'un sinophile dans la Chine républicaine Le ... - AFEC
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<strong><strong>Le</strong>s</strong> <strong>tribu<strong>la</strong>tions</strong> <strong>d'un</strong> <strong>sinophile</strong><br />
<strong>dans</strong> <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> <strong>républicaine</strong><br />
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
Gabriele Goldfuss 1<br />
<strong>Le</strong> pédagogue allemand Alfred Westharp (vers 1880-?), seul étranger à<br />
être devenu l'ami intime du penseur réformateur Liang Shuming (1893-<br />
1988), et qui connut un destin exceptionnel, est resté jusqu'à présent<br />
presque totalement ignoré de <strong>la</strong> recherche sinologique 2 .<br />
Entre 1921 et 1926, Alfred Westharp dirigea à Taiyuan, <strong>dans</strong> le<br />
Shanxi, une école expérimentale, l'École des <strong>la</strong>ngues étrangères (Waiguo<br />
wenyan xuexiao), qui avait été ouverte en septembre 1919 sur l'initiative<br />
de Yan Xishan (1883-1960), seigneur de <strong>la</strong> guerre et gouverneur de <strong>la</strong><br />
province. L'établissement devait assurer une solide éducation aux interprètes,<br />
traducteurs, secrétaires et diplomates destinés au service du gou-<br />
1 Gabriele Goldfuss, qui a étudié <strong>la</strong> philosophie et <strong>la</strong> théologie à l'Université de<br />
Tiïbingen, prépare actuellement une thèse de troisième cycle nouveau régime à<br />
l'INALCO concernant le renouveau du bouddhisme à <strong>la</strong> fin de l'époque impériale,<br />
sous <strong>la</strong> direction de Catherine Despeux. L'auteur tient à remercier Catherine<br />
Despeux, Jean-Pierre Diény, Vincent Durand-Dastès et Valérie Lavoix ainsi que<br />
les lecteurs anonymes pour leurs réflexions et suggestions stimu<strong>la</strong>ntes.<br />
2 À part quelques notes sur Alfred Westharp <strong>dans</strong> l'ouvrage de Guy Alitto (Alitto<br />
[1986]), p. 56, 144-145, 152, 163 et 342 sq., <strong>la</strong> seule étude proprement dite est<br />
celle de Bettina Gransow (Gransow [1989]).<br />
Études chinoises, vol. XII, n° 2, automne 1993
Gabriele Goldfuss<br />
vemement de Yan 3 . Peu de temps auparavant, Westharp, ou encore, pour<br />
l'appeler par le nom chinois qu'il s'était choisi, Wei Xiqin (« Luth<br />
d'Occident »), qu'il changea plus tard en Wei Zhong (« Protecteur de <strong>la</strong><br />
<strong>Chine</strong> »), avait occupé un poste de professeur de musique <strong>dans</strong> une école<br />
de Baoding, où il avait passé le plus c<strong>la</strong>ir de son temps à se faire expliquer<br />
les C<strong>la</strong>ssiques confucéens par son disciple et ami Yang Ziqing (dates non<br />
connues) 4 . Par ses activités pédagogiques et l'écho que pourraient en<br />
donner des intellectuels chinois de grand renom comme Liang Shuming,<br />
Westharp aspirait à participer au « renouveau spirituel » de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> à<br />
partir de son patrimoine confucéen.<br />
Des talents multiples au service de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong><br />
Né vers 1880 <strong>dans</strong> une riche famille prussienne, Alfred Westharp fit au<br />
tournant du siècle des études apparemment très disparates : il aurait<br />
abordé des disciplines aussi diverses que <strong>la</strong> médecine, <strong>la</strong> philosophie,<br />
l'économie, l'histoire et <strong>la</strong> musique, avant de soutenir une thèse en musi-<br />
3 La <strong>Chine</strong> des années 1920 était divisée en nombreux « États » (régions et<br />
provinces) quasi autonomes, dirigés par des généraux, les seigneurs de <strong>la</strong> guerre<br />
(dujun, junfa). Chacun de ces États avait son propre système économique,<br />
militaire et éducatif. A cause des combats fréquents entre les jurtfa, le pays tout<br />
entier vivait alors plongé <strong>dans</strong> une situation très instable.<br />
4 Nous utiliserons comme sources quelques-uns des articles que Westharp publia<br />
<strong>dans</strong> les années 1920 et dont nous donnerons de <strong>la</strong>rges extraits. Westharp écrivait<br />
en français, se vou<strong>la</strong>nt en effet francophile à l'instar de beaucoup d'intellectuels<br />
allemands modernes en rupture avec le militarisme et l'autoritarisme prussiens.<br />
Chaque fois qu'il se <strong>la</strong>nce <strong>dans</strong> des réflexions comparatistes, <strong>la</strong> France est le point<br />
de référence auquel il confronte ce qu'il perçoit des réalités chinoises. En règle<br />
générale, nous avons maintenu l'orthographe, <strong>la</strong> ponctuation et <strong>la</strong> grammaire originales<br />
des écrits de Westharp. Nous nous servirons en outre de divers textes de<br />
Liang Shuming, de Yan Fu et de Ji Fanwu, un ancien élève de Westharp,<br />
professeur émérite au Département des <strong>la</strong>ngues étrangères de l'Université de<br />
Taiyuan. De ce dernier, nous avons recueilli de précieux témoignages, lorsque<br />
nous l'avons interviewé en 1989 chez lui, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> banlieue de Pékin.<br />
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<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
cologie 5 . Pour approfondir ses connaissances, il se rendit ensuite en<br />
France, où il demeura quatre ou cinq ans tout en faisant plusieurs séjours<br />
en Angleterre.<br />
<strong>Le</strong> jeune Westharp, musicien chevronné et surtout excellent pianiste,<br />
se mit à l'école de Debussy (1862-1918). Il passait son temps à jouer du<br />
piano. Suivant <strong>la</strong> mode de son époque, il s'enthousiasma aussi pour <strong>la</strong><br />
musique de l'Extrême-Orient (voir Annexe). Il s'essaya lui-même à <strong>la</strong><br />
composition, vou<strong>la</strong>nt intégrer <strong>dans</strong> ses propres œuvres des éléments<br />
harmoniques et rythmiques empruntés à l'Asie. Cependant, ni les concerts<br />
qu'il donna ni ses conférences sur <strong>la</strong> musique ne reçurent un écho particulièrement<br />
favorable auprès des cercles des « amis de l'Orient », alors<br />
très courus. Ses considérations théoriques partaient, certes, d'analyses<br />
musicologiques mais entraient presque aussitôt <strong>dans</strong> des réflexions sociopsychologiques<br />
volontiers comparatistes 6 .<br />
Dès son arrivée en <strong>Chine</strong> en 1913, Westharp défend plus vigoureusement<br />
encore l'idée qu'Orient et Occident ont grand besoin l'un de<br />
l'autre, et qu'il importe de relever les aspects les plus positifs des deux<br />
héritages culturels afin de les réunir. Il constate l'existence <strong>d'un</strong>e culture<br />
structurée par <strong>la</strong> science du côté de l'Europe, et du côté de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>, <strong>dans</strong><br />
sa musique comme <strong>dans</strong> sa philosophie, l'existence de valeurs telles que<br />
l'harmonie, le sentiment ou « l'intériorité ». Cette « sagesse orientale »,<br />
Westharp ne veut pas seulement <strong>la</strong> faire partager aux Occidentaux, mais<br />
avant tout <strong>la</strong> promouvoir auprès des Chinois eux-mêmes, ramenant ainsi<br />
<strong>dans</strong> son pays d'origine une image de l'Orient de facture occidentale ; un<br />
réformateur « conservateur » comme Liang Shuming — le « dernier<br />
confucéen » — saura se servir <strong>d'un</strong>e semb<strong>la</strong>ble image en forgeant son<br />
idéologie néo-traditionaliste.<br />
5 Nous n'avons pu jusqu'à présent établir avec plus de précision <strong>la</strong> nature de ses<br />
études.<br />
6 Cf. Westharp (1911) et Westharp (1912). D'autres opuscules non datés (Westharp<br />
[a] et Westharp [b]) nous semblent, d'après quelques indications <strong>dans</strong> le<br />
texte, également appartenir à cette période. Certaines brochures furent seulement<br />
publiées après que Westharp eut quitté l'Europe : ce sont celles que nous avons<br />
référencées comme Westharp (1913) et Westharp (1914?).<br />
95
Gabriele Goldfuss<br />
Outre sa curiosité pour <strong>la</strong> musique et l'Extrême-Orient, Westharp<br />
s'était intéressé également très tôt, lors de son séjour en France, à <strong>la</strong> pédagogie<br />
moderne (dite réformée ou « progressive »), en particulier aux<br />
théories développées par Maria Montessori (1870-1952), <strong>la</strong> célèbre<br />
pédagogue italienne 7 , sur l'évolution libre de l'enfant au sein du projet<br />
éducatif, idées qu'il reprit plus tard <strong>dans</strong> son projet d'enseignement à<br />
l'école de Taiyuan. Montessori considérait que l'école secondaire ordinaire<br />
gâchait le meilleur de l'énergie individuelle et qu'elle était également<br />
un obstacle au développement physique. (Elle établit un mythe de<br />
l'enfant souffrant de <strong>la</strong> société tel le Christ et par<strong>la</strong> à ce sujet d'« ecce<br />
homo ».) L'éducation n'était qu'une « via dolorosa » pour l'enfant.<br />
Partant de cette hypothèse, l'éducateur devait redéfinir son activité et<br />
<strong>la</strong>isser libre cours à « l'individualité biologique de l'enfant ». <strong>Le</strong> seul<br />
guide étant <strong>la</strong> personnalité même de l'enfant, l'éducateur responsable de<br />
son développement devait uniquement soutenir celui-ci 8 .<br />
Westharp qui s'était exilé de son plein gré de l'Allemagne resta<br />
néanmoins tributaire de <strong>la</strong> discussion qui s'était instaurée autour du<br />
concept de « Bildung » (culture, formation, éducation) 9 . Ses prises de<br />
position, avant même son arrivée en <strong>Chine</strong> où les débats autour de l'éducation<br />
battaient leur plein, s'expliquent par l'intérêt extrême qui fut porté<br />
à <strong>la</strong> question par l'ensemble du monde moderne occidental. La notion de<br />
« Bildung » avait pris en allemand son nouveau sens pédagogique et<br />
idéaliste <strong>dans</strong> <strong>la</strong> seconde moitié du XVIII C siècle, mais <strong>la</strong> première référence<br />
remontait à <strong>la</strong> mystique de maître Eckhart (vers 1260-1327) chez<br />
qui « bilden » renvoie encore à <strong>la</strong> formation <strong>d'un</strong> « nouvel homme intérieurement<br />
libre par <strong>la</strong> grâce de Dieu ». La modernisation du système<br />
éducatif en Allemagne entre 1770 et 1830 fit du terme « Bildung » le mot<br />
d'ordre pour « l'autodétermination normative des idées » de <strong>la</strong> nouvelle<br />
couche sociale dirigeante, <strong>la</strong> bourgeoisie. Elle trouva son apogée <strong>dans</strong> les<br />
7 Cf. son livre fondamental, // metodo délia pedagogia scientifica (1909). Westharp,<br />
outre ses concepts de base, emprunta aussi le nom de cet ouvrage en appe<strong>la</strong>nt<br />
« pédagogie scientifique » ses propres théories et activités pédagogiques.<br />
8 Cf. Montessori (1992). <strong>Le</strong> livre de Hildegard Holtstiege (Holtstiege [1986])<br />
constitue une bonne étude sur Montessori, pourvue <strong>d'un</strong>e riche bibliographie.<br />
9 Cf. Ritter, éd. (1971), vol. 1, p. 921-937.<br />
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<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
écrits de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), qui revendiquait une culture/éducation<br />
capable d'assurer le développement harmonieux de toutes<br />
les facultés de l'homme afin que celui-ci puisse épanouir sa nature<br />
individuelle (et non pas seulement acquérir un savoir étendu). Mais <strong>la</strong><br />
«culture-savoir » (Bildungswissen), issue des décrets administratifs visant<br />
à promouvoir une culture générale, symbole pour <strong>la</strong> bourgeoisie de son<br />
statut social, fut de plus en plus attaquée au cours du xrx 5 siècle. Nietzsche<br />
(1844-1900) ne l'appe<strong>la</strong>it-il pas en 1873 « l'état préa<strong>la</strong>ble à <strong>la</strong> barbarie»<br />
et Paul de Lagarde (1827-1891), <strong>la</strong> même année, « <strong>la</strong> forme spécifiquement<br />
allemande de <strong>la</strong> civilisation » ? Suite à cette critique se développa<br />
une nouvelle conception de <strong>la</strong> fonction de l'école et de l'éducation, plus<br />
« entière », orientée vers l'expérience et qui, sur <strong>la</strong> base des idées de<br />
Humboldt et Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), donnait <strong>la</strong> formation<br />
de « l'esprit moderne » comme le moyen de sauver l'homme de<br />
l'oppression du monde industriel et de l'éloignement de soi-même. Suivant<br />
<strong>la</strong> phrase de Wilhelm Dilthey (1833-1911) pour qui <strong>la</strong> pédagogie est<br />
«<strong>la</strong> fleur et le but de toute philosophie véritable », le mouvement réformateur<br />
pédagogique se mit à revendiquer pour elle le rôle <strong>d'un</strong>e<br />
« science » littéraire.<br />
Entre 1890 et 1933, <strong>la</strong> pédagogie réformée fit aussi bien l'expérience<br />
<strong>d'un</strong>e éducation « naturelle » (par exemple Herrmann Lietz [1868-1919]<br />
et le mouvement des écoles à <strong>la</strong> campagne — Landschulheim) que celle<br />
<strong>d'un</strong>e éducation davantage orientée vers l'intégration sociale— l'autodétermination<br />
(Selbstbestimmung), l'activité (Selbsttâtigkeit) et <strong>la</strong> démocratisation<br />
côtoyaient des concepts où primaient <strong>la</strong> direction pédagogique et<br />
le p<strong>la</strong>nning didactique. La première période de son développement (de<br />
1890 à 1914), celle qui nous intéresse ici, vit <strong>la</strong> naissance <strong>dans</strong> plusieurs<br />
pays occidentaux de projets éducatifs articulés autour de l'art, de <strong>la</strong><br />
nature, du travail ou de <strong>la</strong> communauté organisée, ainsi que de projets<br />
inspirés par <strong>la</strong> psychologie individuelle de Montessori, et vit <strong>la</strong> création<br />
d'écoles de <strong>dans</strong>e. Ces divers projets coexistèrent, s'ignorèrent ou se<br />
combattirent. C'est à certaines des idées qui émergèrent au cours de cette<br />
période remarquablement féconde que Westharp devait se référer un peu<br />
plus tard une fois en <strong>Chine</strong>, lorsqu'il anima l'école de Taiyuan 10 .<br />
10 H s'ensuivit, jusqu'au milieu des années 1920, une seconde période de concer-<br />
97
Gabriele Goldfuss<br />
Des premières activités de Westharp en <strong>Chine</strong> à sa participation<br />
au colloque des éducateurs de Taiyuan<br />
De l'Europe, Westharp était d'abord parti vers les États-Unis, mais n'y<br />
rencontrant pas davantage le succès espéré, il se tourna vers l'Asie. Son<br />
voyage l'amena en Inde et au Japon, où ses idées musicales ne suscitèrent<br />
guère plus d'enthousiasme. Enfin, il débarqua en <strong>Chine</strong>. Westharp passa<br />
ses deux premières années à aller de ville en ville (Shanghai, Nankin,<br />
Tianjin, Pékin) en donnant des conférences. Lui qui s'était « réfugié » en<br />
<strong>Chine</strong> pour fuir <strong>la</strong> civilisation occidentale qu'il considérait comme trop<br />
matérialiste et froide, ne manqua pas de pester contre l'occidentalisation<br />
excessive qu'il rencontrait chez les Chinois des grandes villes. Au bout<br />
de deux ans pourtant, il commença à s'y résigner. Il l'admettait à <strong>la</strong><br />
condition que le peuple fût éduqué de façon « à prendre pleinement conscience<br />
de sa force et de ses capacités, en vue d'assimiler ensuite sans<br />
dommage des apports étrangers » n . Ainsi il découvrit sa vocation de<br />
« sauveur » de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>. La pédagogie montessorienne devait l'aider <strong>dans</strong><br />
sa tâche. Nous verrons en effet comment il pensa mettre en pratique ses<br />
intentions.<br />
Mais Westharp dut faire face d'abord à une situation matérielle plus<br />
que précaire : à <strong>la</strong> veille de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale, se retrouvant<br />
<strong>dans</strong> un extrême dénuement, il eut l'idée de faire appel à Yan Fu (1852-<br />
1921), l'ancien réformateur, célèbre pour avoir été le premier grand<br />
traducteur moderne d'ouvrages occidentaux. Yan avait notamment fait<br />
connaître au public chinois des auteurs tels que Montesquieu, Smith ou<br />
Huxley. Westharp pensa en son for intérieur que <strong>la</strong> traduction <strong>d'un</strong> de ses<br />
tation, de radicalisation et de globalisation des projets éducatifs : de <strong>la</strong> réforme<br />
de <strong>la</strong> vie on vou<strong>la</strong>it passer à <strong>la</strong> réforme de <strong>la</strong> société. Puis, durant <strong>la</strong> dernière<br />
période, on révisa et on critiqua <strong>la</strong> pédagogie de <strong>la</strong> vie, défendant une pédagogie<br />
culturelle. Cf. Oelkers (1992). La périodisation développée par Wilhelm A.<br />
Flitner, lui-même un des protagonistes de <strong>la</strong> pédagogie réformée, est contestée<br />
par Jiirgen Oelkers. Westharp devait n'avoir qu'une connaissance très vague de<br />
ces développements , une fois en <strong>Chine</strong>.<br />
11 Cf. Liang Shuming (1927), p. 142-143.<br />
98
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
essais par Yan Fu ne manquerait pas de lui assurer un certain renom et<br />
pourrait l'aider à obtenir un emploi stable.<br />
Au printemps de 1914, plus précisément, le 17 e jour du 2 e mois (soit<br />
le 13 mars), Yan Fu note <strong>dans</strong> son journal une visite de Westharp 12 . Un<br />
mois plus tard, <strong>dans</strong> le numéro 17 de <strong>la</strong> revue Yongyan, publiée par Liang<br />
Qichao (1873-1929) et p<strong>la</strong>teforme des discussions intellectuelles de l'époque,<br />
paraissait <strong>la</strong> traduction par Yan Fu <strong>d'un</strong> « Essai sur l'éducation<br />
chinoise » (« Zhongguo jiaoyu yi ») de Westharp.<br />
Dans <strong>la</strong> préface qu'il rédigea pour cet article, Yan Fu rappelle les<br />
circonstances qui l'amenèrent à le publier. Lors de leur première entrevue,<br />
Westharp lui avait fait une curieuse impression : l'étranger brû<strong>la</strong>it du<br />
désir de sauver <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> et se sentait incompris. Il craignait de surcroît<br />
que ses idées ne passent pour ridicules si elles n'étaient pas présentées<br />
au public chinois par un prestigieux traducteur de sa trempe. Aussi avaitil<br />
insisté pour lui <strong>la</strong>isser plusieurs de ses textes. Peu après, Yan Fu retomba<br />
par hasard sur l'un deux et le lut : il avait trait à l'histoire de l'éducation<br />
chinoise, et c'est précisément ce texte qu'il traduisit. Yan Fu était<br />
loin de partager toutes les idées de Westharp, en particulier le jugement<br />
positif porté par celui-ci sur les doctrines de Confucius et leur valeur pour<br />
le monde contemporain. Cependant, il note que :<br />
[Westharp] prône le développement personnel, <strong>la</strong> liberté et le refus de l'imitation,<br />
ainsi qu'une éducation s'adressant à l'âme par le biais des sens. Il met<br />
ces principes sur le même p<strong>la</strong>n que « l'unité du savoir et de l'action » [zhixing<br />
heyi] à <strong>la</strong>quelle appe<strong>la</strong>it Wang Yangming. Voilà une thèse que l'on aurait tort<br />
de négliger de nos jours ! Je lui ai fait savoir que j'étais prêt à traduire son<br />
article. Même si ses théories ne peuvent complètement satisfaire les besoins<br />
des éducateurs du temps présent, il me tient à cœur de les porter à <strong>la</strong> connaissance<br />
de tous ceux qui aiment <strong>la</strong> culture et <strong>la</strong> réflexion : si elles pouvaient<br />
les aider à mieux juger des avantages et des inconvénients des théories et des<br />
pratiques, le profit pour le pays ne serait déjà pas mince. 13<br />
12 Cf. Yan Fu (1986), vol. 5, p. 1516. D'après les « Mémoires manuscrits » (1971)<br />
de Liang Shuming, Westharp se serait d'abord adressé par écrit à Yan Fu.<br />
Comme celui-ci ne répondait pas, il l'aurait menacé de se suicider s'il ne<br />
consentait pas à traduire son essai. Yan ne mentionne pas de pareilles circonstances.<br />
Cités <strong>dans</strong> Gransow (1989), p. 197, n. 13.<br />
13 Cf. Yan Fu (1914).<br />
99
Gabriele Goldfuss —<br />
Et Yan Fu de conclure f<strong>la</strong>tteusement son propos par une citation de<br />
Montesquieu.<br />
Peu après, on offrit à Westharp un poste de professeur de musique à<br />
l'École normale de Baoding (Baoding gaoshi). Il occupait ce poste lorsque<br />
nous le retrouvons à Taiyuan participant à un colloque d'éducateurs<br />
(fin 1920-début 1921). C'est à cette occasion que Westharp fit <strong>la</strong> connaissance<br />
de Liang Shuming, très jeune mais déjà célèbre professeur à l'Université<br />
de Pékin. Liang connaissait Westharp de nom grâce à son article<br />
sur l'éducation, lequel avait fait grande impression au sein des cercles<br />
lettrés, alors que, en dépit des nombreux voyages de l'Allemand à travers<br />
le pays depuis plusieurs années, l'influence de ses théories était restée<br />
limitée 14 .<br />
Westharp participa à <strong>la</strong> conférence de Taiyuan pour mieux faire<br />
connaître ses idées sur l'introduction <strong>d'un</strong>e nouvelle pédagogie en <strong>Chine</strong>.<br />
Sa prestation lors de <strong>la</strong> conférence ne se limita pas à un discours. Il<br />
présenta également ses élèves, venus interpréter un morceau de musique<br />
traditionnelle chinoise, puis fit lui-même une apparition spectacu<strong>la</strong>ire, que<br />
Liang Shuming nous rapporte en détail :<br />
Jamais je n'avais écouté de bonne musique. M. Westharp étant à Taiyuan un<br />
spécialiste en matière musicale, il mit en musique quelques morceaux du Livre<br />
des Odes [Shijing]. D n'en avait pas lui-même composé les mélodies, mais les<br />
avait empruntées à l'encyclopédie Yongle dadian. Il avait spécialement<br />
entraîné une c<strong>la</strong>sse de ses étudiants à interpréter <strong>la</strong> musique chinoise. Lors du<br />
colloque de l'Association nationale pour l'éducation de Taiyuan pendant<br />
l'hiver 1920-1921, M. Westharp fit jouer par ses élèves cette musique du<br />
Shijing. M. Chen Zhusu qui participait au colloque disait en rentrant du<br />
concert : « Cette musique exprime vraiment l'esprit du peuple chinois ! De<br />
toute ma vie, je n'ai écouté chose pareille ! Mais maintenant que je l'ai entendue,<br />
je ne pourrai plus jamais l'oublier. » [...] J'ai [aussi] écouté M. Westharp<br />
jouer de <strong>la</strong> musique occidentale. Son interprétation ne peut qu'être admirée.<br />
Il jouait sur un piano à queue des sonates de Beethoven. Mais avant son récital<br />
il lui fal<strong>la</strong>it des préparatifs minutieux. L'auditoire devait s'installer <strong>dans</strong> une<br />
salle obscure ou peu éc<strong>la</strong>irée pour éviter d'être distrait par <strong>la</strong> lumière : c'est<br />
seulement ainsi qu'il pouvait écouter avec toute son attention. Ensuite,<br />
14 Cf. Liang Shuming (1926), p. 105-106.<br />
100
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
Westharp se dissimu<strong>la</strong>it derrière une tenture pour ne pas être vu des gens. Il<br />
lui fal<strong>la</strong>it en effet jouer tout nu afin que l'étoffe de ses vêtements ne le<br />
dérangeât pas. Puis il disait : « Ne toussez pas pendant que je joue, sinon je<br />
piquerai une terrible colère. » Ce<strong>la</strong> vou<strong>la</strong>it dire que lorsqu'il jouait, il était<br />
corps et âme en activité : le moindre obstacle rencontré l'aurait mis <strong>dans</strong> une<br />
irrépressible colère. À <strong>la</strong> fin de son récital, il était tout couvert de sueur et<br />
devait se <strong>la</strong>ver aussitôt. La musique qu'il interprétait était majestueuse,<br />
vigoureuse et représentait parfaitement les œuvres d'esprit occidental. Mais<br />
moi, étant un Chinois — <strong>d'un</strong> état d'âme paisible et doux —, j'avais<br />
l'impression, tandis que j'écoutais cette musique exprimant tellement l'esprit<br />
occidental, de ne pas être tout à fait sur <strong>la</strong> même longueur d'onde, de ne pas<br />
savoir <strong>la</strong> recevoir totalement et de ne pas en retirer une parfaite satisfaction.<br />
En dépit de sa valeur, ni moi ni les autres auditeurs ne purent éprouver de<br />
satisfaction. 15<br />
Outre qu'il fît cette prestation mémorable, Westharp prononça sur <strong>la</strong><br />
pédagogie réformée et les défauts de l'éducation chinoise d'alors un<br />
discours <strong>d'un</strong> esprit très pacifiste qui ne manqua pas d'agacer quelque peu<br />
un auditoire de politiciens et d'intellectuels unis par un ardent nationalisme<br />
non dénué d'intentions belliqueuses 16 . C'est néanmoins à l'issue de<br />
ce colloque que Yan Xishan le nomma directeur pédagogique et administratif<br />
de l'École des <strong>la</strong>ngues étrangères qu'il venait de créer deux ans<br />
auparavant et dont il était lui-même président 17 . Cette décision pourrait<br />
15 Cf. Liang Shuming (1940), p. 118-119 (« Tan yinyue » [À propos de <strong>la</strong><br />
musique], p. 117-119).<br />
16 L'intitulé exact de son discours n'a pas été préservé <strong>dans</strong> nos sources. Il est<br />
probable que ce discours ressemb<strong>la</strong>it à celui que Westharp avait prononcé peu<br />
avant à Pékin et dont le texte est conservé à <strong>la</strong> Bibliothèque nationale de Pékin,<br />
car il y est question des idées centrales de <strong>la</strong> pédagogie réformée soutenues par<br />
l'Allemand. Cf. Westharp (1920).<br />
17 Depuis le début de l'année 1920 au moins, Westharp était à <strong>la</strong> recherche <strong>d'un</strong><br />
poste de professeur de français, comme en témoigne une lettre du recteur de<br />
l'Université de Pékin datant du 13 février. Cai Yuanpei (1868-1940), <strong>dans</strong> cette<br />
lettre, encourage Westharp à présenter sa candidature. Cependant, nous ignorons<br />
<strong>la</strong> suite de <strong>la</strong> démarche ; vraisemb<strong>la</strong>blement, elle n'aboutit pas. Cf. Cai<br />
Yuanpei (1984), vol. 3, p. 388. Westharp demandait entre autres choses un<br />
sa<strong>la</strong>ire mensuel de cent vingt yuan et avait joint à sa postu<strong>la</strong>tion un programme<br />
de cours (qui ne nous est pas parvenu).<br />
101
Gabriele Goldfuss<br />
surprendre, mais l'attitude inconditionnellement prochinoise de Westharp<br />
ainsi que sa volonté de réformer l'éducation traditionnelle furent probablement<br />
bien plus déterminantes <strong>dans</strong> le choix du seigneur de <strong>la</strong> guerre<br />
que son pacifisme 18 .<br />
L'École des <strong>la</strong>ngues étrangères de Taiyuan<br />
L'école secondaire que dirigea Westharp était privée, ce qui rendit l'expérience<br />
indépendante de tout contrôle administratif direct, et son financement<br />
temporaire 19 .<br />
La disparition, au début du siècle, des cadres de l'éducation traditionnelle<br />
rendait nécessaire et urgente une réforme en profondeur du système<br />
sco<strong>la</strong>ire. Cependant, les troubles politiques du temps en retardèrent <strong>la</strong><br />
mise en œuvre et <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> réforme éducative resta <strong>d'un</strong>e brû<strong>la</strong>nte<br />
actualité tout au long de <strong>la</strong> période <strong>républicaine</strong>. La discussion sur les<br />
réformes <strong>dans</strong> le secteur éducatif fut <strong>la</strong> plus vive à l'époque du Mouvement<br />
du Quatre Mai et de <strong>la</strong> visite de 1919 à 1921 du philosophe pragmatiste<br />
américain John Dewey (1859-1952) 20 . Prenant <strong>la</strong> suite des réformes<br />
du secteur éducatif engagées par Zhang Zhidong (1837-1909), homme<br />
politique très influent à <strong>la</strong> fin des Qing et gouverneur du Hebei et du<br />
Hunan (entre 1889 et 1907), et développées par Cai Yuanpei, ministre de<br />
<strong>la</strong> culture sous Sun Yatsen, puis recteur de l'Université de Pékin 21 , Yan<br />
18 Cf. Shanxisheng (1987), p. 112.<br />
19 Ibid., p. 110. L'école se trouva d'abord <strong>dans</strong> <strong>la</strong> Bugongjie à Taiyuan et<br />
déménagea vers 1924 <strong>dans</strong> <strong>la</strong> résidence privée de Yan, <strong>dans</strong> le nord de <strong>la</strong> ville<br />
(Qianba lingqiao donghuayuan). Yan s'intéressait vivement au devenir de<br />
l'école ; il continua, une fois que Westharp en fut nommé directeur, à imposer<br />
ses principes éducatifs, tel un entraînement paramilitaire, non sans se heurter au<br />
pacifisme de l'Allemand. Cf. Ji Fanwu (1981), p. 130.<br />
20 Sur ce sujet, que nous ne saurions développer <strong>dans</strong> le cadre limité de cet article,<br />
nous nous permettons de renvoyer aux nombreux travaux existants, comme<br />
ceux de Marianne Bastid et de Ruth Hayhoe (Bastid [1971], Bastid et Hayhoe,<br />
éds. [1987], Hayhoe [1991]).<br />
21 Sur Cai Yuanpei, voir le livre de William Duiker (Duiker [1977]).<br />
102
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
Xishan modernisa l'enseignement <strong>dans</strong> toute <strong>la</strong> province et demanda sans<br />
trop hésiter à un pédagogue étranger, Westharp, de diriger sa propre<br />
école.<br />
L'expérience de Taiyuan s'inscrit donc <strong>dans</strong> le contexte <strong>d'un</strong> vaste<br />
mouvement de réforme du secteur éducatif, bien qu'elle s'en démarque<br />
par une organisation originale fondée sur les idées <strong>d'un</strong>e « pédagogie<br />
nouvelle » défendues par Westharp. <strong>Le</strong> caractère très particulier de ce<br />
projet, allié à l'intransigeance de son directeur, priva cette expérience<br />
<strong>d'un</strong> retentissement sur le p<strong>la</strong>n national.<br />
Mais revenons à l'organisation de l'école : chaque district du Shanxi<br />
pouvait y envoyer tous les ans deux adolescents, filles ou garçons, ayant<br />
entre quatorze et seize ans. Ceux-ci étaient logés, vêtus et nourris<br />
gratuitement, mais s'occupaient <strong>dans</strong> leur temps libre de <strong>la</strong> maison et du<br />
jardin, ce qui faisait partie du programme éducatif. L'enseignement devait<br />
durer neuf ans, suivis <strong>d'un</strong> séjour de perfectionnement à l'étranger à<br />
l'issue duquel les diplômés entreraient au service du gouvernement de<br />
Yan Xishan 22 .<br />
Des détails précieux sur l'organisation et le fonctionnement de l'école<br />
de Westharp nous ont été confiés par l'un de ses anciens élèves, M. Ji<br />
Fanwu, qui vit aujourd'hui chez son fils <strong>dans</strong> <strong>la</strong> banlieue nord de Pékin.<br />
Il suivit son enseignement pendant six ans, à partir de 1921, et étudia le<br />
français <strong>dans</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse « Paris » (une deuxième c<strong>la</strong>sse de français fut<br />
nommée « Genève »). Il existait parallèlement deux autres options<br />
linguistiques avec les c<strong>la</strong>sses « Hamburg » et « Miinchen » pour l'enseignement<br />
de l'allemand, et « London », « New York » et « New Zea<strong>la</strong>nd »<br />
pour l'ang<strong>la</strong>is. L'école compta d'abord environ deux cents élèves, mais<br />
comme Westharp négligeait l'enseignement des mathématiques et de <strong>la</strong><br />
physique, plusieurs dizaines d'élèves se p<strong>la</strong>ignirent auprès de Yan Xishan<br />
qui fonda pour eux une autre école privée ayant un caractère plus<br />
scientifique (Jinshan zhongxue) 23 .<br />
22 Comme l'école ferma ses portes en 1926, les élèves obtinrent prématurément<br />
leur diplôme de fin d'études et ne partirent pas à l'étranger, un fait que regretta<br />
vivement M. Ji Fanwu.<br />
23 À l'origine, Yan Xishan avait prévu l'existence de trois c<strong>la</strong>sses seulement.<br />
103
Gabriele Goldfuss<br />
<strong><strong>Le</strong>s</strong> élèves de Westharp étaient répartis selon les affinités de tempérament<br />
et <strong>la</strong> compatibilité physiognomonique qu'ils possédaient en commun<br />
avec le « caractère national » du pays de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue à apprendre. Cette<br />
façon de procéder était en accord avec le principe de « l'assimi<strong>la</strong>tion de<br />
<strong>la</strong> nature » selon <strong>la</strong> nouvelle pédagogie de Westharp, qui visait à faciliter<br />
l'apprentissage <strong>d'un</strong>e culture et <strong>d'un</strong>e <strong>la</strong>ngue étrangères à partir des<br />
prédispositions naturelles de l'enfant :<br />
Il faut que les sens de tous ceux qui se servent de <strong>la</strong> nouvelle éducation,<br />
élèves, professeurs, etc. etc. soient assez puissants pour pouvoir transformer,<br />
inconsciemment et automatiquement, <strong>la</strong> soumission et l'abandon de l'homme<br />
à <strong>la</strong> nature en absorption et assimi<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> nature par l'homme [...]. À ce<br />
moment d'abandon à <strong>la</strong> nature, les moyens dont nous pouvons nous servir<br />
pour le support de nos élèves doivent être des plus simples et des plus primitifs,<br />
parce que l'abandon à <strong>la</strong> nature est une fonction très primitive du corps<br />
et celle qui doit être produite par une élimination aussi complète d'idéalisation<br />
ou de spiritualisation que l'abandon à <strong>la</strong> religion, de son côté, doit être<br />
basée sur l'élimination de <strong>la</strong> profanité et de <strong>la</strong> banalité. On voit ainsi que non<br />
seulement l'élimination du banal, mais aussi celle de l'idéal peut devenir un<br />
devoir de l'éducateur <br />
Westharp encouragea les étudiants à choisir par eux-mêmes leurs sujets<br />
de rédaction, à écrire des récits de voyage et à discuter librement entre<br />
eux. M. Ji se souvient que les élèves et les professeurs pouvaient débattre<br />
chaque soir du programme d'étude du lendemain. Westharp privilégia<br />
l'enseignement de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue parlée sur celui de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue écrite. Pour<br />
établir un meilleur rapport entre l'enseignement des <strong>la</strong>ngues et sa mise en<br />
pratique, les élèves étaient tenus de les parler tout au long de <strong>la</strong> journée,<br />
<strong>dans</strong> les dortoirs, au travail, lors des jeux ou des sorties. Des scènes de<br />
dialogue, des chants et des <strong>dans</strong>es improvisés occupaient une p<strong>la</strong>ce<br />
Avec l'arrivée de Westharp, l'organisation de l'école fut transformée de fond<br />
en comble. Pour l'aider <strong>dans</strong> sa tâche, il avait emmené un certain nombre de ses<br />
anciens élèves de Baoding, qui devinrent alors ses col<strong>la</strong>borateurs pédagogiques<br />
et administratifs. Après le départ <strong>d'un</strong>e partie des élèves, le nombre de c<strong>la</strong>sses<br />
fut de nouveau réduit à trois. Cf. Ji Fanwu (1981), p. 129-130.<br />
24 Cf. Westharp (1926a), p. 24-25.<br />
104
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
importante <strong>dans</strong> l'enseignement. <strong><strong>Le</strong>s</strong> yeux, <strong>la</strong> bouche, les mains et le cerveau,<br />
le corps entier devait y « participer ». Westharp écrivit pour les<br />
élèves de petites pièces de théâtre à partir des œuvres de B<strong>la</strong>ke, Shelley,<br />
Goethe, Maupassant, Maeterlinck, Baude<strong>la</strong>ire et Rousseau, Shakespeare 25 .<br />
Westharp préférait cette approche active à l'éducation livresque :<br />
Toute action non sortie du jeu est artificielle et ne se forme que par contrainte<br />
ou pour des raisons extérieures [...]. C'est l'invention et <strong>la</strong> création spirituelle<br />
qui devraient constituer les bases de <strong>la</strong> vie sociale et de <strong>la</strong> civilisation ; mais<br />
il n'y a que très peu de gens qui se rendent compte du fait que l'invention<br />
et <strong>la</strong> création mentale sont rendues à peu près impossibles ou du moins exceptionnelles,<br />
parce qu'il y a toujours des parents ou des éducateurs qui<br />
séparent les jeux des tout jeunes de leurs actions et continuent de renseigner<br />
les enfants tout jeunes à tout instant du jour et de <strong>la</strong> nuit sur ce qu'il « faut<br />
faire » et ce qu'il « ne faut pas faire », sans attendre le résultat naturel de <strong>la</strong><br />
mise en re<strong>la</strong>tion des sens de l'enfant avec <strong>la</strong> nature.<br />
<strong>Le</strong> système d'éducation de <strong>la</strong> Doctoresse italienne Montessori déjà fait<br />
dériver toutes les activités de <strong>la</strong> vie de famille des jeux des enfants ; en <strong>Chine</strong>,<br />
nous devrions en faire dériver aussi toute l'agriculture, l'industrie, le commerce,<br />
<strong>la</strong> science et même <strong>la</strong> littérature et l'art. C'est ce qui formera <strong>la</strong><br />
procédure fondamentale de <strong>la</strong> nouvelle éducation scientifique. 26<br />
Westharp suivit <strong>dans</strong> ses grandes lignes les conseils pour l'éducation de<br />
l'adolescent é<strong>la</strong>borés par Maria Montessori. Il fal<strong>la</strong>it p<strong>la</strong>cer l'enfant au<br />
«cœur du projet éducatif », et, en l'aidant à développer ses potentialités<br />
physiques et psychiques, suivre au plus près, pour y répondre le mieux<br />
possible, l'ensemble des besoins de <strong>la</strong> croissance et de <strong>la</strong> vie. Westharp<br />
25 D'après M. Ji, une visite de Rabindranâth Tagore fut programmée lors du séjour<br />
en <strong>Chine</strong> de ce dernier, en 1924. Westharp adapta à cette occasion pour ses<br />
élèves une pièce de l'auteur indien. La visite fut finalement annulée, mais <strong>la</strong><br />
pièce fut représentée devant <strong>la</strong> communauté étrangère de Taiyuan.<br />
26 Cf. Westharp (1926a), p. 28-30. En dépit de sa préférence pour <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue parlée<br />
quotidienne, Westharp n'exclut pas de l'enseignement des <strong>la</strong>ngues <strong>la</strong> lecture.<br />
Pour les débutants, il rédigea — également à partir de textes d'auteurs fameux<br />
— des manuels d'étude. Quand les étudiants furent suffisamment avancés, il<br />
passa aux œuvres originales, telles que Macbeth, <strong><strong>Le</strong>s</strong> fleurs du mal ou Faust.<br />
Voir Ji Fanwu (1981), p. 132.<br />
105
Gabriele Goldfuss<br />
vou<strong>la</strong>it intégrer ces idées <strong>dans</strong> son projet. Ici, l'éducation signifiait une<br />
réforme de <strong>la</strong> vie et, de là, une réforme de <strong>la</strong> société. Dans un milieu<br />
sco<strong>la</strong>ire adéquat, des données fondamentales de l'homme mais niées par<br />
l'éducation traditionnelle, comme <strong>la</strong> sensualité (qui ne signifiait en aucun<br />
cas pour lui libertinage ou sexualité), <strong>la</strong> sensibilité et le sentiment développés<br />
par <strong>la</strong> musique, comme <strong>la</strong> communauté égalitaire ou l'environnement<br />
naturel, devaient rendre les élèves aptes à se réaliser pleinement<br />
<strong>dans</strong> <strong>la</strong> vie. Westharp écrivait alors :<br />
Ce qu'il faudrait obtenir maintenant c'est une réforme de <strong>la</strong> vie chinoise par<br />
<strong>la</strong> réforme de iéducation, parce que c'est l'éducation qui est le champ<br />
d'action de <strong>la</strong> jeunesse, tandis que <strong>la</strong> vie est celui des adultes [...]. La jeunesse<br />
étant plus capable de recevoir l'enseignement de <strong>la</strong> « nouvelle trinité » 27 que<br />
le reste de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion, il faudrait en faire profiter d'abord l'éducation. Mais<br />
pour produire vraiment une réforme de <strong>la</strong> vie, il serait indispensable d'éliminer<br />
de cette éducation toutes les traces de son caractère livresque, dont elle<br />
ne se débarrasse qu'avec difficulté et de rendre possible <strong>la</strong> réforme <strong>la</strong> plus<br />
intense de <strong>la</strong> vie des élèves <strong>dans</strong> les écoles mêmes par <strong>la</strong> réforme des sujets<br />
et des méthodes d'étude, afin de transp<strong>la</strong>nter plus tard les nouvelles habitudes<br />
de vie <strong>dans</strong> <strong>la</strong> vie publique, au dehors des écoles. Cette ré-éducation des<br />
sens produite à <strong>la</strong> suite <strong>d'un</strong>e ré-éducation de <strong>la</strong> vie par <strong>la</strong> vie pour <strong>la</strong> vie<br />
changera naturellement non seulement l'aspect extérieur des écoles, mais<br />
aussi tout l'arrangement de <strong>la</strong> vie quotidienne des élèves et des professeurs,<br />
en se basant, à chaque pas, sur une nouvelle psychologie d'éducation et une<br />
nouvelle philosophie de <strong>la</strong> vie, toutes deux délivrées des superstitions les plus<br />
funestes de l'éducation superstitieuse du passé, qui sont, comme nous le<br />
savons, après l'avoir appris en France : l'abnégation et l'abrutissement. 28<br />
27 II s'agit de <strong>la</strong> « sensualité », de <strong>la</strong> « sensibilité » et du « sentiment ». Sur<br />
l'exemp<strong>la</strong>ire conservé au Musée Guimet, le terme « sensualité » est systématiquement<br />
corrigé à <strong>la</strong> main en « sensorialité », <strong>d'un</strong>e écriture qui ressemble<br />
fort à celle <strong>d'un</strong>e dédicace apposée par Westharp sur d'autres documents.<br />
28 Cf. Westharp (1926a), p. 17-18. Pour Westharp, les réformes de Cai Yuanpei<br />
<strong>dans</strong> le secteur de l'éducation al<strong>la</strong>ient précisément <strong>dans</strong> le sens qu'il visait luimême.<br />
Dans son « Esquisse », dont il déc<strong>la</strong>re qu'elle a été inspirée par le retour<br />
en <strong>Chine</strong> de Cai Yuanpei après un voyage en France, il dit : « [...] <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>rité<br />
de M. Tsai n'est qu'un résultat du fait que ce Monsieur a été un réformateur de<br />
<strong>la</strong> vie avant de devenir un réformateur de l'éducation. » Cf. Westharp (1926a),<br />
p. 17.<br />
106
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
Montessori proposait l'instal<strong>la</strong>tion <strong>d'un</strong>e « École expérimentale de vie<br />
sociale » 29 , où, par un travail de préférence en plein air, les élèves<br />
pourraient acquérir une indépendance économique et psychique. Ils<br />
vendraient ensuite leurs produits <strong>dans</strong> <strong>la</strong> « boutique » de l'école afin<br />
d'établir un contact avec <strong>la</strong> société. Dénué de compétition, le travail,<br />
s'effectuant <strong>dans</strong> un cadre scientifique, permettrait aux multiples talents,<br />
aussi bien intellectuels que physiques, de se révéler en préparant l'enfant<br />
à <strong>la</strong> vie professionnelle.<br />
Westharp encouragea de même ses élèves à l'indépendance : ils<br />
s'occupaient de <strong>la</strong> cuisine, des réparations, de l'hygiène, du jardinage ou<br />
des travaux <strong>dans</strong> les ateliers de l'école (menuiserie, couture, cordonnerie).<br />
Il instal<strong>la</strong> également une boutique (xuexiao gongmaishï), symbole de<br />
sociabilité, où les élèves assuraient aussi <strong>la</strong> vente. Cette col<strong>la</strong>boration<br />
devait contribuer à développer l'harmonie sociale. Westharp privilégiait<br />
<strong>la</strong> connaissance mutuelle des professeurs et des élèves, afin d'arriver à<br />
une bonne cohabitation entre individus de tempéraments différents.<br />
Conformément aux conceptions de Montessori, il n'y avait pas de vacances<br />
à l'école des <strong>la</strong>ngues, mais des « changements d'occupation ». <strong><strong>Le</strong>s</strong><br />
élèves et les professeurs partaient ensemble en voyage pour étudier in situ<br />
<strong>la</strong> géographie, <strong>la</strong> biologie, l'histoire, les coutumes locales ou encore <strong>la</strong><br />
peinture à partir des monuments ou des paysages. Liang Shuming, qui<br />
visita l'école, constata que Westharp avait organisé les élèves et les enseignants<br />
en petites unités où ces derniers tenaient <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de « chefs de<br />
famille » 30 . Dans cette tâche, les maîtres étaient entraînés par le dynamisme<br />
de Westharp qui s'occupait lui-même in<strong>la</strong>ssablement des besoins<br />
vitaux de ses élèves. Au sein de l'école existaient de multiples activités :<br />
des ateliers pour <strong>la</strong> fabrication de chaussures et de friandises, un atelier<br />
de réparation, une boutique où on vendait tout ce dont on avait besoin à<br />
l'école, de <strong>la</strong> maroquinerie jusqu'au riz et au sel. <strong><strong>Le</strong>s</strong> élèves en portaient<br />
29 Cf. Montessori (1992), p. 123.<br />
30 L'école avait beaucoup de visiteurs. Quand deux ans se furent écoulés, Westharp<br />
invita également les parents de ses élèves à une réunion {kenqinhui) et leur<br />
expliqua le fonctionnement de l'école. D'après M. Ji, les réactions furent<br />
enthousiastes. Cf. Ji Fanwu (1981), p. 133.<br />
107
Gabriele Goldfuss<br />
<strong>la</strong> responsabilité et les enseignants ne faisaient que les regarder. Même<br />
l'administration de l'école avait été confiée aux élèves. D'après Westharp,<br />
faire confiance à ces derniers était <strong>la</strong> seule méthode pour que<br />
s'épanouisse leur force vitale. On pouvait même leur imposer de lourdes<br />
tâches, mais il ne fal<strong>la</strong>it pas avoir d'exigences démesurées, ni aller trop<br />
vite en besogne ou procéder de façon trop brusque. Développer les forces<br />
vitales des adolescents était l'unique tâche de l'enseignant 31 .<br />
<strong><strong>Le</strong>s</strong> élèves pratiquaient aussi les « arts chinois » : le tir à l'arc, les arts<br />
martiaux, <strong>la</strong> <strong>dans</strong>e de l'épée ou encore l'équitation. En musique, « nous<br />
n'entendions pas toujours cette "musique de marche" occidentale », se<br />
rappelle M. Ji Fanwu, « mais nous nous occupions de musique chinoise,<br />
d'opéras locaux, d'instruments traditionnels. M. Wei nous disait toujours<br />
que <strong>la</strong> musique occidentale sortait des jambes, mais que <strong>la</strong> musique<br />
chinoise venait de l'âme. <strong>Le</strong> seigneur Yan venait parfois écouter M. Wei<br />
jouer pour nous sur son piano à queue. Nous aimions à nous répéter que<br />
même les écoles américaines ne pouvaient pas être meilleures que <strong>la</strong><br />
nôtre. »<br />
L'enseignement par <strong>la</strong> musique, les travaux artistiques, l'éducation<br />
morale, les <strong>la</strong>ngues, l'étude des sciences de <strong>la</strong> terre et les mathématiques<br />
(bien que assez négligées à l'école de Westharp), l'alternance de phases<br />
d'activité et de calme, un entraînement sportif régulier ainsi qu'une<br />
nourriture bonne et équilibrée devaient ouvrir <strong>la</strong> voie aux possibilités<br />
d'expression personnelle des élèves et ainsi faciliter le développement de<br />
leur personnalité 32 . On espérait de <strong>la</strong> sorte répondre aux éléments créateurs<br />
de l'être psychique tout en jetant un pont en direction de <strong>la</strong> civilisation<br />
présente. Westharp résumait ces principes par <strong>la</strong> formule « assimiler<br />
les objets du monde extérieur pour développer l'énergie créatrice ».<br />
Westharp ne perdit pas de vue son idée centrale de renforcer par<br />
l'éducation de l'individu l'ensemble de <strong>la</strong> culture chinoise 33 . Pour lui, <strong>la</strong><br />
sensualité, le sentiment ainsi que <strong>la</strong> spiritualité distinguaient <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> de<br />
31 Cf. Liang Shuming (1927), p. 136-137. Liang reprit certaines de ces structures<br />
<strong>dans</strong> une école qu'il organisa trois ans plus tard <strong>dans</strong> le Shandong.<br />
32 Cf. Montessori (1992), p. 141 sq.<br />
33 Cf. Westharp (1920), p. 1-4.<br />
108
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
l'Occident matérialiste. D aboutit à ce constat, alors que le comparatisme<br />
culturel, à l'époque un véritable sport développé à l'échelle mondiale,<br />
battait son plein. Bien qu'il se fût joint à <strong>la</strong> critique culturelle des protagonistes<br />
du Quatre Mai, il ne revendiquait ni l'occidentalisation qu'il abhorrait<br />
ni l'abandon de <strong>la</strong> culture chinoise, mais plutôt le rétablissement des<br />
origines authentiques de celle-ci, se rapprochant ainsi des tentatives de<br />
nombreux « conservateurs » de l'époque, parmi lesquels on peut compter<br />
Liang Shuming 34 . Dans cette optique, Westharp demanda à ses élèves de<br />
porter des tenues chinoises traditionnelles, et, raconte encore M. Ji, de se<br />
rendre tous les dimanches au « service » du temple confucéen près de<br />
l'école. Westharp portait toujours des vêtements et des chaussures chinois,<br />
ne mangeait jamais à l'occidentale et n'entretenait aucun rapport<br />
avec les autres étrangers de <strong>la</strong> ville, pour <strong>la</strong> plupart des missionnaires.<br />
Il assurait de plus lui-même l'enseignement des C<strong>la</strong>ssiques chinois.<br />
Pour ce<strong>la</strong>, il devait avoir recours à ses col<strong>la</strong>borateurs enseignant à l'école,<br />
car, bien que par<strong>la</strong>nt correctement le chinois quotidien, il ne lisait ni<br />
n'écrivait les caractères. Il tenait à commenter lui-même les C<strong>la</strong>ssiques,<br />
pour pouvoir les interpréter <strong>dans</strong> son sens, et éliminait sans scrupules les<br />
passages qui ne lui convenaient pas. Westharp, qui se vou<strong>la</strong>it « avocat du<br />
confucianisme », se référait <strong>dans</strong> ses discours de préférence à Confucius<br />
pour renforcer sa propre pensée. <strong>Le</strong> « nouvel homme », le junzi des<br />
C<strong>la</strong>ssiques, devait, en suivant l'enseignement de L'invariable milieu,<br />
d'abord « parfaire sa propre nature afin de parfaire <strong>la</strong> nature des autres »<br />
(Zhongyong 22 et 25) 35 . Ainsi, il libérerait sa force créatrice pour communiquer<br />
avec le monde. C'était les professeurs de son époque qui<br />
portaient <strong>la</strong> responsabilité d'éveiller <strong>la</strong> nouvelle génération chinoise. Mais<br />
ceux-ci, critiquait Westharp, ne pratiquaient pas l'harmonie telle qu'elle<br />
est enseignée <strong>dans</strong> les Entretiens de Confucius (par exemple, Lunyu 1/12),<br />
car, d'après lui, ils ne traitaient pas les élèves comme leurs égaux. Ils leur<br />
apprenaient seulement <strong>la</strong> crainte et non <strong>la</strong> liberté, un savoir trop théorique<br />
34 Un résumé bref et c<strong>la</strong>ir des conceptions des divers protagonistes de cette<br />
discussion en <strong>Chine</strong> se trouve <strong>dans</strong> Alitto (1986), p. 75 5*7.<br />
35 Ce passage se réfère à Westharp (1920), p. 6-8.<br />
109
Gabriele Goldfuss<br />
et non <strong>la</strong> vie. Pour lui, les études et <strong>la</strong> pratique étaient inséparables (Lunyu<br />
17/7). Pour réussir l'éducation, il était nécessaire, grâce à <strong>la</strong> « nouvelle<br />
pédagogie scientifique », de tirer profit des principes confucéens, qui à<br />
l'origine visaient à l'épanouissement de l'être humain.<br />
De plus, toujours selon Westharp, pour renforcer <strong>la</strong> culture chinoise<br />
<strong>dans</strong> son ensemble, il fal<strong>la</strong>it que les Chinois comprennent que leur faiblesse<br />
en tant que nation venait aussi de leur gaucherie corporelle 36 . <strong>Le</strong>ur<br />
activité spirituelle, malgré son intensité, ne communiquait pas avec l'extérieur.<br />
Conscients de ce manque et avides d'égaler « <strong>la</strong> force » de <strong>la</strong><br />
culture occidentale, les Chinois misaient sur l'imitation de ses composantes<br />
— <strong>la</strong> science, <strong>la</strong> démocratie, <strong>la</strong> philosophie ou le mode de vie — au<br />
lieu de chercher <strong>dans</strong> leur propre nature les vraies causes de leur faiblesse.<br />
Aux yeux de Westharp, cette tentative était vouée à l'échec, car il fal<strong>la</strong>it<br />
commencer toute réforme de l'homme par son éducation afin qu'il s'épanouisse<br />
et décide de façon autonome de son destin autant que de celui de<br />
<strong>la</strong> société à <strong>la</strong>quelle il appartient 37 :<br />
L'énergie sensorielle de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> qui n'a, au cours de toute l'histoire Chinoise,<br />
jamais été suffisamment pourvue de matériaux naturels, demande maintenant,<br />
avec une intensité stupéfiante, une possibilité de manifestation ; [...] une agriculture,<br />
une industrie, un commerce et une science naturelle créatrices. Ce<br />
36 Westharp impute également <strong>la</strong> faiblesse de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> à des facteurs climatiques<br />
et géographiques. Pour lui, <strong>la</strong> prédominance de l'élément terrestre sur l'élément<br />
aquatique rendrait les Chinois moins mobiles et moins commerçants que les<br />
riverains de <strong>la</strong> Méditerranée, constamment confrontés à l'appel du <strong>la</strong>rge. <strong><strong>Le</strong>s</strong><br />
grands fleuves, Changjiang et Huanghe, auraient nourri une société agricole, de<br />
tout temps immuable et habitée par des hommes lents. Cf. Liang Shuming<br />
(1927), p. 138-139. Cette vision du monde chinois comme pris <strong>dans</strong> une torpeur<br />
immémoriale dont il importe de le tirer vigoureusement a traversé tout le xx e<br />
siècle. Ainsi on retrouve un écho récent de ce délire « géoculturel » <strong>dans</strong> <strong>la</strong> série<br />
d'émissions Heshang (Élégie du Fleuve) qui agita le monde intellectuel chinois<br />
en 1988-1989. <strong><strong>Le</strong>s</strong> Chinois y sont présentés comme un peuple passivement<br />
englué <strong>dans</strong> les boues du fleuve Jaune et jamais capable de se tourner vers les<br />
eaux libres de <strong>la</strong> haute mer. Cf. en particulier l'émission « Mingyun » (Destin).<br />
37 Cf. Liang Shuming (1927), p. 138-142.<br />
110
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
seraient là des expressions visibles et tangibles d'énergie intérieure de<br />
F Orient. 38<br />
Dans cette optique <strong>d'un</strong>e réforme globale de <strong>la</strong> société chinoise, Westharp<br />
postu<strong>la</strong>it une réforme radicale des méthodes d'éducation traditionnelles<br />
tout en préservant leur contenu — ou du moins ce qu'il prenait pour tel 39 .<br />
Cette éducation était paralysée par le principe de l'imitation, ennemie<br />
intime de l'autonomie individuelle prêchée par Westharp :<br />
L'imitation produit une sorte d'activité falsifiée qui n'a aucune re<strong>la</strong>tion avec<br />
les instincts créateurs de l'individu et n'exprime ni sa force sensorielle ni sa<br />
force psychique. [...] <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>, pendant des milliers d'années, n'a eu d'autre<br />
principe moral que celui de l'imitation des sages du passé [...]. Cette imitation,<br />
en éducation, empêche d'enseigner au Chinois quoi que ce soit de Chinois ou<br />
d'original ou de nouveau, et n'arrive même pas à mettre le Chinois en re<strong>la</strong>tion<br />
intime avec les éléments essentiellement « créateurs » de <strong>la</strong> civilisation<br />
Occidentale, c'est-à-dire avec l'esprit de recherche <strong>dans</strong> le domaine de <strong>la</strong><br />
science naturelle et d'invention <strong>dans</strong> le domaine de <strong>la</strong> technologie [...]. On<br />
pourrait dire que si un Chinois est né, c'est pour ne faire et pour ne penser<br />
que des choses et des idées qui ne sont pas Chinoises. Parce que son but est<br />
tout à fait étranger à lui-même, il compte que le moyen le meilleur et le plus<br />
rapide pour acquérir les choses et les idées étrangères, c'est non seulement<br />
d'imiter ces choses et ces idées mais d'imiter même les méthodes d'après<br />
lesquelles ces choses et ces idées sont produites en Occident. 40<br />
Westharp résume ici le but de ses efforts pédagogiques : s'il faut transformer<br />
<strong>la</strong> société, il ne sert à rien d'imiter le modèle que l'on a pris, il<br />
faut soi-même réaliser les conditions <strong>d'un</strong>e création autonome. Westharp<br />
pensait à l'individu autant qu'à l'ensemble de <strong>la</strong> société : <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> devait<br />
acquérir librement sa propre culture. Croyant <strong>dans</strong> <strong>la</strong> force de <strong>la</strong> culture<br />
de l'homme jeune, Westharp misait sur les procédés de <strong>la</strong> pédagogie<br />
montessorienne. Mais <strong>la</strong> pédagogie n'était qu'un premier pas vers <strong>la</strong><br />
formation <strong>d'un</strong>e nouvelle société chinoise. C'est cette volonté de tout<br />
38 Cf. Westharp (1927b), p. 4 et 5.<br />
39 Sur ce point et sur <strong>la</strong> « scientificité » de sa méthode, voir Westharp (1924).<br />
40 Cf. Westharp (1927b), p. 4.<br />
111
Gabriele Goldfuss<br />
embrasser que Westharp exprimera en se référant à son établissement<br />
comme l'« École de <strong>la</strong> Parfaite Communication » (Datong xuexiao) 41 .<br />
On mesure combien Westharp fut déçu de voir l'enseignement chinois,<br />
<strong>dans</strong> sa tendance moderniste, privilégier l'étude des <strong>la</strong>ngues étrangères.<br />
Cet enseignement favorisait comme mode d'apprentissage l'imitation<br />
et négligeait les acquis de <strong>la</strong> pédagogie réformée que Westharp avait<br />
essayé justement d'introduire en <strong>Chine</strong>, et comme il s'en p<strong>la</strong>ignit en<br />
1926:<br />
Nos élèves Chinois sont affamés et <strong>la</strong> faim de choses nouvelles et<br />
impressionnantes, qu'ils manifestent à toute heure du jour et de <strong>la</strong> nuit, est<br />
insatiable ! C'est probablement parce que les éducateurs ordinaires ont<br />
toujours peur de se fatiguer outre-mesure [...]. Tout le monde de l'enseignement<br />
s'imagine que <strong>la</strong> chose <strong>la</strong> plus importante pour produire l'unité des<br />
nations et des civilisations est l'enseignement des <strong>la</strong>ngues étrangères ! On<br />
produit assez de perroquets ang<strong>la</strong>is en <strong>Chine</strong> en ce moment pour qu'il ne soit<br />
pas désireux d'en produire d'autres ! [...] C'est <strong>la</strong> réforme de l'homme qu'il<br />
nous faut d'abord ! Après l'homme vient l'œuvre ! Et ce qu'il faudrait, pour<br />
le reste, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> plupart des cas, c'est non <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue étrangère, qui forme<br />
maintenant l'objet d'importation le plus commode en matière d'éducation,<br />
mais plutôt le « silence » de Hamlet." 2<br />
Il n'est donc pas étonnant que Westharp ait jugé par <strong>la</strong> suite très sévèrement<br />
le contexte de <strong>la</strong> politique éducative chinoise du moment, et même<br />
l'activité qu'il avait lui-même développée en tant que pédagogue :<br />
Si <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> ajoute à ses propres livres, <strong>dans</strong> ces nouvelles bibliothèques, les<br />
livres étrangers, et fait usage des bibliothèques modernes comme elle a fait<br />
usage des études traditionnelles des professeurs Chinois, s'attachant à <strong>la</strong> lettre<br />
et méprisant l'expérience, l'activité, les sens et <strong>la</strong> nature, <strong>la</strong> singerie des<br />
41 Liang Shuming (1927), p. 133. D'après Ji Fanwu (1981), p. 130 et 134, Yan<br />
Xishan ne permit pas à Westharp d'appeler officiellement l'école : Datong<br />
xuexiao. Peu avant <strong>la</strong> fermeture, ils se mirent d'accord sur le nom : Sili Shanxi<br />
Datong gaoji zhongxuexiao (École du Shanxi de <strong>la</strong> Parfaite Communication,<br />
école privée secondaire du deuxième cycle).<br />
42 Cf. Westharp (1926a), p. 16-17.<br />
112
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
bibliothèques ajoutée à celle des <strong>la</strong>boratoires de sciences et à celle des écoles<br />
de <strong>la</strong>ngues étrangères, comme celle que j'ai dû diriger pendant six ans <strong>dans</strong><br />
<strong>la</strong> province du Shansi, aboutira à une loi par <strong>la</strong>quelle l'invention et toutes<br />
sortes de créations seront condamnées au bûcher et les génies déc<strong>la</strong>rés ennemis<br />
de l'humanité.<br />
<strong><strong>Le</strong>s</strong> professeurs <strong>dans</strong> les écoles sont depuis très longtemps et <strong>dans</strong> tous<br />
les pays du monde, arrivés à <strong>la</strong> conclusion qu'un élève génial qui adore <strong>la</strong><br />
nature et méprise les <strong>la</strong>boratoires et les bibliothèques, aussi bien que <strong>la</strong><br />
discipline militaire et toute sorte de contrainte, est un être dangereux.<br />
Sensualité, sensibilité, sentiment, compréhension et création spirituelle,<br />
toutes les déités de notre nouvelle éducation scientifique, sont repoussées et<br />
rendues non existantes par l'éducation traditionnelle. 43<br />
Malgré son programme ambitieux, l'école de Taiyuan dut fermer ses<br />
portes après huit années de fonctionnement à peine. Nos sources ne nous<br />
ont pas permis d'établir si cette fermeture fut <strong>la</strong> conséquence <strong>d'un</strong> conflit<br />
entre Westharp et son protecteur Yan Xishan, ou si l'évolution de <strong>la</strong><br />
situation politique 44 obligea le seigneur de <strong>la</strong> guerre à mettre fin à une<br />
expérience qui avait pourtant semblé lui tenir à cœur. Lorsqu'il quitta<br />
Taiyuan, Westharp voulut connaître un mode de vie plus indépendant. Il<br />
partit pour Pékin où il vécut pendant plus <strong>d'un</strong> an avec son ami Liang<br />
Shuming sans activité particulière 45 . Ce dernier, tout en rapportant que<br />
Westharp considérait son expérience comme ayant échoué, resta convaincu<br />
qu'il y avait fait ses armes de bon pédagogue. Tous les vendredis, les<br />
deux amis se réunissaient avec trois disciples et futurs col<strong>la</strong>borateurs de<br />
43 Ibid., p. 37. En tant qu'ancien élève, M. Ji déplore que Westharp ait perdu,<br />
semble-t-il, tout intérêt à enseigner les <strong>la</strong>ngues étrangères au cours des années.<br />
En disant que les élèves devaient désormais « évoluer librement <strong>dans</strong> l'étude de<br />
<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue », il se tourna davantage vers l'enseignement de ses propres théories.<br />
M. Ji critique le fait que, sur <strong>la</strong> base <strong>d'un</strong>e connaissance sommaire <strong>d'un</strong>e <strong>la</strong>ngue<br />
étrangère, les élèves ne soient pas arrivés à gérer cette trop grande liberté et, par<br />
conséquent, qu'ils n'aient pas obtenu les meilleurs résultats. Voir Ji Fanwu<br />
(1981), p. 134.<br />
44 <strong>Le</strong> 1 er juillet 1926, avait commencé <strong>la</strong> campagne du Nord (beifa), une expédition<br />
militaire contre les seigneurs de <strong>la</strong> guerre en vue <strong>d'un</strong>e réunification du<br />
pays. Elle devait durer trois ans et impliqua également Yan Xishan.<br />
45 Cf. Liang Shuming (1927), p. 123.<br />
113
Gabriele Goldfuss<br />
Liang, Huang Genyong, Wang Pingshu et Zhang Chuzhi, pour discuter 46 .<br />
Par <strong>la</strong> suite, Westharp et Liang fondèrent à Canton un institut consacré<br />
à <strong>la</strong> recherche sur <strong>la</strong> nouvelle psychologie et <strong>la</strong> pédagogie réformée 47 .<br />
C'est là que <strong>la</strong> trace de Westharp se perd. Selon certaines sources, il<br />
serait encore resté à Canton jusqu'au début des années 1930 avant de<br />
gagner Shanghai, se serait marié avec une Chinoise, dont il n'aurait pas<br />
eu d'enfants. Puis, Westharp aurait été arrêté par les occupants japonais<br />
qui lui reprochaient <strong>la</strong> publication de pamphlets hostiles à leur pays. En<br />
captivité, il aurait tenté de se suicider en se jetant à <strong>la</strong> mer depuis le<br />
bateau qui l'emmenait <strong>dans</strong> l'archipel nippon. Il aurait été repêché sur <strong>la</strong><br />
côte japonaise par un moine <strong>d'un</strong> monastère Zen, où il aurait fini ses<br />
jours. Mais avec ce dernier trait, l'histoire de Westharp entre probablement<br />
<strong>dans</strong> <strong>la</strong> légende... 48<br />
Westharp et Liang Shuming : opinions et influences<br />
L'échange des idées en matière d'éducation entre les amis proches que<br />
furent Liang Shuming et Westharp nous paraît très instructif. De 1920 à<br />
1926, Liang fut à <strong>la</strong> recherche <strong>d'un</strong> programme d'action pour réformer<br />
46 Cf. Liang Shuming (1926), p. 105.<br />
47 Cf. Gransow (1989), p. 198. D'après M. Ji, Westharp aurait ouvert à Canton un<br />
« champ expérimental de pédagogie active » (dong de jiaoyu shiyanchang). Cf.<br />
Ji Fanwu (1981), p. 136. Westharp avait peut-être déjà fondé en 1926 à Pékin<br />
un « Laboratoire pour <strong>la</strong> recherche psycho-physiologique » ; c'est ce que l'on<br />
peut déduire <strong>d'un</strong>e charte pour ledit <strong>la</strong>boratoire (Westharp [1926c]) où il<br />
développe plus avant son projet de réforme de <strong>la</strong> société chinoise.<br />
48 Cf. Alitto (1986), p. 342-343 (basé sur une série d'interviews avec Liang<br />
Shuming en 1980 et 1984), et Gransow (1989), p. 198-199 (également d'après<br />
les souvenirs de Liang Shuming et <strong>d'un</strong> autre élève de Westharp) : Westharp<br />
aurait été emprisonné pendant huit ans par les Japonais et serait mort au Japon.<br />
M. Ji dit que Westharp serait retourné encore deux fois à Taiyuan au début des<br />
années 1930 et qu'il ignore ce qu'est devenu son ancien professeur après son<br />
mariage à Canton et son engagement <strong>dans</strong> <strong>la</strong> lutte antijaponaise.<br />
114
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
<strong>la</strong> <strong>Chine</strong>, qui mettrait en pratique les propositions théoriques formulées<br />
<strong>dans</strong> son chef-d'œuvre <strong><strong>Le</strong>s</strong> cultures orientales et occidentales et leurs<br />
philosophie^ 9 . De cette période, où l'éducation se trouvait au centre de<br />
ses préoccupations 50 , date précisément son amitié avec le pédagogue.<br />
Comme lui, Liang critiqua les nouvelles méthodes d'éducation occidentales<br />
(par exemple l'apprentissage des <strong>la</strong>ngues étrangères) qui privilégiaient<br />
uniquement l'acquisition de savoirs et de techniques au détriment<br />
de l'épanouissement de l'élève. Ajoutées aux défauts du système<br />
chinois, elles ne rendraient jamais les élèves aptes, en sortant de l'école,<br />
à affronter <strong>la</strong> vie 51 . Lorsque Liang entreprit à son tour une expérience<br />
pédagogique — à l'automne de 1924, il ouvrit au Shandong l'École<br />
secondaire du deuxième cycle de Caozhou (Caozhou gaoji zhongxue) —<br />
son programme éducatif rejoignit, semble-t-il, très <strong>la</strong>rgement, que ce<strong>la</strong> fût<br />
voulu ou non, celui de Westharp à l'École de Taiyuan. Guy Alitto, le<br />
biographe de Liang, décrit le projet de Caozhou de <strong>la</strong> manière suivante :<br />
Ln a sensé, the reforms Liang instituted at the middle school were a kind of<br />
microcosm of the method he was seeking for the reformation of society in<br />
gênerai. At the center was his chiang-hsueh [jiangxue] idea, which would<br />
combine moral and intellectual improvement through the mutual interaction,<br />
encouragement, and criticism experienced in small student teacher groups.<br />
Thus in contrast to the mechanical intellectual training one received in<br />
Western-style schools, Liang's school was dedicated to providing éducation<br />
for the whole man — emotional and moral guidance as well as intellectual<br />
nourishment. 52<br />
Nous y trouvons précisément des méthodes qu'il avait admirées, comme<br />
nous l'avons vu, lors de sa visite à l'école de Westharp : les petites unités,<br />
l'interaction et l'encouragement auprès des élèves à développer une vaste<br />
49 Cf. Liang Shuming (1921). <strong>Le</strong> livre issu des conférences données par Liang<br />
connut un succès formidable, surtout auprès des jeunes intellectuels chinois.<br />
Liang devint un héros national en tant que « défenseur de <strong>la</strong> culture chinoise ».<br />
Cf. Alitto (1986), p. 75.<br />
50 lbid., p. 135-153.<br />
51 Cf. Liang Shuming (1930). Voir également Liang Shuming (1924a).<br />
52 Cf. Alitto (1986), p. 150.<br />
115
Gabriele Goldfuss<br />
panoplie de facultés. Dans son Banxue yijian shuliie (Précis d'éducation)<br />
qui contient les principes de son initiative pédagogique à Caozhou et date<br />
de l'année de l'ouverture de celle-ci, Liang appelle le professeur à traiter<br />
les jeunes en amis, comme le veulent également Montessori et Westharp.<br />
Liang écrit qu'il importe non seulement d'apporter aux élèves des<br />
connaissances, mais de les amener à une culture générale et de développer<br />
corps et esprit. <strong>Le</strong> professeur doit comprendre véritablement (zhen<br />
liaojie), c'est-à-dire <strong>dans</strong> son entière personnalité, tout élève en tant<br />
qu'individu, chacun différant de par son caractère, son humeur, ses talents<br />
et sa constitution. Dans l'amitié mutuelle, le professeur ne fait qu'aider<br />
l'adolescent à faire son chemin <strong>dans</strong> <strong>la</strong> vie 53 . Bien que Westharp et Liang<br />
ne se soient fréquentés vraiment assidûment que lorsqu'ils habitèrent<br />
ensemble à Pékin vers 1926-1927, il nous semble hautement probable que<br />
Liang Shuming ait beaucoup emprunté à Westharp dès l'époque de<br />
Caozhou. Rappelons seulement le vif enthousiasme manifesté par Liang<br />
à <strong>la</strong> suite <strong>d'un</strong>e visite de l'établissement de Westharp peu après son<br />
ouverture :<br />
Tout ce qu'on y voyait sortait de l'ordinaire, et chaque chose et chaque acte<br />
visaient à instruire et éc<strong>la</strong>irer. C'était tout simplement admirable ! Et lorsque<br />
je vis <strong>dans</strong> quel esprit M. Westharp pourvoyait aux besoins de plus de cent<br />
élèves, songeant au moindre détail, se dévouant sans ménager sa peine, je ne<br />
me tins plus d'admiration. Chacun des cent dix élèves avait <strong>la</strong> mine épanouie<br />
et l'oeil pétil<strong>la</strong>nt. Quelle différence avec l'air amorphe et éteint des élèves des<br />
écoles que j'avais pu voir ! Mais les élèves de Westharp étaient aussi gras et<br />
replets que lui-même était maigre. On pouvait lire sur son visage les fatigues<br />
et les rigueurs qu'il s'infligeait : il n'était pas simplement maigre mais franchement<br />
souffreteux. 54<br />
En effet, <strong>dans</strong> son article sur les différences entre les Orientaux et les<br />
Occidentaux <strong>dans</strong> l'éducation publié peu après le colloque de Taiyuan,<br />
Liang avait exposé c<strong>la</strong>irement des idées très proches de celles de<br />
Westharp 55 . Dans <strong>la</strong> ligne des concepts de ce dernier sur l'éducation<br />
53 Cf. Liang Shuming (1924a), p. 74-77.<br />
54 Cf. Liang Shuming (1926), p. 106.<br />
55 Cf. Liang Shuming (1922).<br />
116
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
chinoise, Liang y défendait les « véritables » valeurs de <strong>la</strong> tradition<br />
pédagogique de son pays. Celle-ci, prenant pour base les exigences et les<br />
dispositions de <strong>la</strong> vie même, développe les qualités affectives de l'homme<br />
et l'engage à mener une vie raisonnable :<br />
L'enseignement de Confucius ne consistait pas en des maximes arides, mais<br />
en un art de vivre proposé aux hommes. Il se servait des rites et de <strong>la</strong> musique<br />
pour harmoniser <strong>la</strong> vie affective. 56<br />
Liang continuait en disant que cet enseignement s'est perdu avec le<br />
temps. Il convient donc de le renouveler et de renoncer à des méthodes<br />
dites confucéennes, comme celle « de <strong>la</strong> récompense et de <strong>la</strong> punition »<br />
(shangfà), qui en réalité empêchent le libre développement des facultés<br />
naturelles de l'homme. Westharp exprima cette même vive critique à<br />
rencontre de l'enseignement traditionnel qui procédait précisément par<br />
l'attribution de châtiments et récompenses 57 .<br />
Liang avait également rendu compte de sa re<strong>la</strong>tion avec Westharp et<br />
déc<strong>la</strong>ré l'intérêt qu'il portait à ses idées <strong>dans</strong> un petit article inséré <strong>dans</strong><br />
un recueil d'essais et de notes intitulé Entretiens matinaux (Zhaohua). Il<br />
y dissertait sur le rôle central que, d'après son point de vue « confucéen »,<br />
devrait jouer <strong>la</strong> musique lors de <strong>la</strong> « renaissance chinoise », mais regrettait<br />
au passage le manque d'ouvrages musicologiques sur <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> :<br />
Je crois que le renouveau de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> dépend nécessairement du renouveau<br />
des rites et de <strong>la</strong> musique. La société idéale telle que je l'imagine serait chose<br />
morte s'il n'y avait ni rites ni musique. C'est pourquoi j'attends impatiemment<br />
l'apparition de génies musicaux, sans quoi tout sera sans issue. Mon ami<br />
Westharp disait : « <strong>Le</strong> toucher est des cinq sens de l'homme le moins<br />
important, tandis que l'ouïe prévaut sur les autres, car ses expressions sont les<br />
plus variées. Elle est le plus proche de l'âme et influe sur les transformations<br />
de <strong>la</strong> nature humaine avec un maximum de vitesse et de force. » 58<br />
56 Cf. Liang Shuming (1924b), p. 111.<br />
57 Cf. Ji Fanwu (1981), p. 134.<br />
58 Cf. Liang Shuming (1940), p. 117-118.<br />
117
Gabriele Goldfuss<br />
Westharp, qui n'avait nullement abandonné sa première vocation<br />
d'« avocat de <strong>la</strong> musique orientale » 59 , crut même pouvoir donner une<br />
explication théorique à ce « manque de génie » :<br />
C'est justement le conflit entre <strong>la</strong> « Musique » et les « Lois de Conduite »<br />
qui produirait l'âme et <strong>la</strong> musique calmes que <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> vénère [...]. Mais <strong>la</strong><br />
<strong>Chine</strong> ancienne [...] évite le conflit, qu'elle est hors d'état d'éliminer [...],<br />
prenant refuge <strong>dans</strong> un compromis. Ce compromis élimine, à un certain degré,<br />
le conflit, mais il rend LA CRÉATION D'UNE ÂME VRAIMENT PURE<br />
AUSSI IMPOSSIBLE, DANS LA CHINE ANCIENNE, QUE CELLE<br />
D'UNE MUSIQUE PURE. 60<br />
Déjà <strong>dans</strong> <strong><strong>Le</strong>s</strong> cultures orientales et occidentales et leurs philosophies,<br />
Liang avait insisté sur l'importance que revêtent musique et rites chinois<br />
pour cultiver chez l'individu les sentiments et le caractère. Dans sa<br />
perspective, ce sont eux qui, à l'avenir, remp<strong>la</strong>ceront <strong>dans</strong> le monde entier<br />
<strong>la</strong> loi occidentale 61 . Et c'est en vue <strong>d'un</strong> dialogue entre l'Est et l'Ouest<br />
que Westharp assigna alors un rôle fondamental à <strong>la</strong> musique <strong>dans</strong> <strong>la</strong><br />
<strong>Chine</strong> contemporaine :<br />
[...] l'établissement de <strong>la</strong> République Chinoise a permis, pour <strong>la</strong> première fois,<br />
<strong>la</strong> manifestation de l'état véritable de <strong>la</strong> vie intérieure Chinoise [...]. La<br />
renaissance de l'âme Chinoise par Yabandon des compromis intérieurs est,<br />
d'après ce qu'il nous semble, une des nécessités les plus urgentes vers <strong>la</strong><br />
réalisation de <strong>la</strong>quelle tous ceux qui tiennent à cœur l'établissement de bonnes<br />
re<strong>la</strong>tions entre <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> et l'Occident, devraient diriger leur attention. C'est<br />
à ce point que <strong>la</strong> renaissance musicale [...] touche aux questions les plus<br />
importantes de l'actualité politique de l'Extrême-Orient. 62<br />
Ainsi se rencontrèrent en Liang et Westharp deux « défenseurs » de <strong>la</strong><br />
culture chinoise. En plus de l'école secondaire de Caozhou, Liang avait<br />
prévu <strong>la</strong> fondation <strong>d'un</strong>e université à Qufu, le lieu de naissance de<br />
Confucius, afin de contribuer au renouveau national chinois <strong>dans</strong> l'esprit<br />
59 Cf. Westharp (1913).<br />
60 Cf. Westharp (1926b), p. 18.<br />
61 Cf. Liang Shuming (1921), p. 196.<br />
62 Cf. Westharp (1926b), p. 19.<br />
118
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
de <strong>la</strong> véritable tradition confucéenne. Ce projet ne fut jamais réalisé, et<br />
Liang retourna en 1925 à Pékin 63 . Il est intéressant de constater combien<br />
se ressemb<strong>la</strong>ient <strong>la</strong> pensée confucianiste (ainsi que sa mise en pratique)<br />
de Liang et les visions de Westharp pour une <strong>Chine</strong> nouvelle 64 . Nous<br />
présumons que Liang n'était certainement pas insensible au fait que son<br />
unique ami occidental partageait, voire renforçait ses propres idées.<br />
Westharp, de son côté, professait <strong>la</strong> plus vive admiration pour Liang.<br />
Il appréciait grandement ses activités réformatrices ainsi que le rôle<br />
important qu'il jouait <strong>dans</strong> <strong>la</strong> société chinoise de son temps. Dans un texte<br />
intitulé L'esprit national chinois, tel qu'il est reflété <strong>dans</strong> <strong>la</strong> littérature,<br />
Westharp présenta au public occidental le « monde inconnu » des intellectuels<br />
chinois, al<strong>la</strong>nt du réformateur radical au traditionaliste confucéen.<br />
On y trouve le nom de Kang Youwei (1858-1927), chez qui il estimait<br />
surtout <strong>la</strong> nouveauté des idées utopiques telles qu'elles sont développées<br />
<strong>dans</strong> le Datong shu (Livre de <strong>la</strong> Grande Communauté), « quoique ce livre<br />
apparaisse, à présent, à <strong>la</strong> jeunesse et aux modernistes plutôt comme une<br />
momie », et ceux de Liang Qichao, Zhang Shizhao (1882-1973), Wu Mi<br />
(1894-1978) et Hu Shi (1891-1962). À propos de Liang Shuming, il dit:<br />
M. Liang Shu-ming, l'auteur dont les conférences ont été <strong>la</strong> cause de cette<br />
étude générale de <strong>la</strong> situation littéraire de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> Nationaliste, a eu <strong>la</strong> bonne<br />
chance de ne pas avoir fait ses études en Occident et de pouvoir exploiter,<br />
en paix, l'héritage psychique que son père, le patriote fervent [...], lui a <strong>la</strong>issé.<br />
Sa ma<strong>la</strong>die d'enfance psychique a été le Bouddhisme. Malheureusement<br />
il est encore aujourd'hui végétarien. À l'âge <strong>d'un</strong> peu plus de 20 ans, grâce<br />
à son père et au culte de l'âme <strong>la</strong> plus absolue du Bouddhisme, il a eu <strong>la</strong><br />
sensibilité sublime de découvrir, en <strong>Chine</strong>, <strong>la</strong> nouvelle science Française<br />
dynamique du Dr. <strong>Le</strong> Bon. C'est à <strong>la</strong> suite de cette découverte que M. Tsai<br />
Yuan-pei a nommé M. Liang Shu-ming, à l'âge de 25 ans, professeur à<br />
l'Université Nationale de Pékin. L'âme consciente produit un rythme inébran<strong>la</strong>ble<br />
et ordonné d'absorption des impressions extérieures par l'organisme du<br />
corps.<br />
63 Cf. Alitto (1986), p. 151-152.<br />
64 Sur l'importance du confucianisme pour <strong>la</strong> pédagogie moderne chinoise, voir<br />
Westharp (1920), p. 6-7.<br />
119
Gabriele Goldfuss<br />
Voilà <strong>la</strong> profession de foi littéraire de M. Liang Shu-ming, qui est à <strong>la</strong><br />
veille de sa pleine éclosion à l'âge de 35 ans seulement et s'est montré capable<br />
d'attirer vers lui, dimanche dernier, plusieurs centaines d'élèves [...]. Son<br />
corps délicat va-t-il être en état de lui permettre d'ouvrir les voies <strong>d'un</strong>e<br />
évolution libre et calme à l'agriculture, à l'industrie et au commerce de <strong>la</strong><br />
nouvelle <strong>Chine</strong> ? Va-t-il assister a <strong>la</strong> spiritualisation de <strong>la</strong> science occidentale,<br />
qui seule rendra possible l'apparition <strong>d'un</strong> génie scientifique Chinois, et <strong>d'un</strong>e<br />
nouvelle science naturelle Chinoise ? Va-t-il devenir le grand prêtre <strong>d'un</strong><br />
nouveau culte du corps et de <strong>la</strong> nature en faveur de <strong>la</strong> renaissance de <strong>la</strong> vie<br />
intérieure desséchée de l'ancienne <strong>Chine</strong> ? 65<br />
L'intérêt pour l'œuvre de Gustave <strong>Le</strong> Bon manifesté par Liang Shuming,<br />
et que saluait — et partageait — Westharp, remontait déjà, au<br />
moment où parut l'article, à une dizaine d'années. Il convient de noter que<br />
ce n'est pas sa théorie des masses, mais ses recherches en psychologie et<br />
celles concernant l'éther qui firent alors de Gustave <strong>Le</strong> Bon (1841-1931)<br />
un auteur estimé des penseurs-philosophes de <strong>la</strong> jeune République chinoise,<br />
tels que Liang, Zhang Shenfu (1893-1986), qui lui en avait recommandé<br />
<strong>la</strong> lecture, ou encore Xiong Shili (1885-1968), le « père » du néoconfucianisme<br />
moderne. Mais Westharp exprimait ici avant tout sa<br />
conviction que Liang Shuming était le personnage-clé qui pourrait, en<br />
dépit de « son corps délicat » réaliser <strong>la</strong> « renaissance » de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> selon<br />
ses propres théories de l'assimi<strong>la</strong>tion des forces intérieures se traduisant<br />
<strong>dans</strong> l'épanouissement de l'individu, puis de <strong>la</strong> société (économie,<br />
commerce, etc.). Il serait étonnant que Liang Shuming, qui vécut à cette<br />
époque avec Westharp, ait ignoré les intentions de son ami quant à sa<br />
personne et au rôle de « grand prêtre » que le pédagogue allemand lui<br />
attribuait.<br />
65 Cf. Westharp (1927a), p. 4. D'autres écrits pédagogiques de Westharp que nous<br />
n'avons pu consulter furent publiés en chinois, par exemple un petit livre<br />
intitulé Xin jiaoyu lun (La nouvelle pédagogie), un autre, Xin jiaoyu de<br />
yuandongli (La force créatrice de <strong>la</strong> nouvelle pédagogie), ainsi qu'une série<br />
d'articles parus <strong>dans</strong> <strong>la</strong> revue Xinlixue zazhi (La psychologie). Il prononça<br />
divers discours sur <strong>la</strong> « force créatrice » de <strong>la</strong> musique, de <strong>la</strong> peinture et de <strong>la</strong><br />
poésie. Cf. Ji Fanwu (1981), p. 134.<br />
120
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
Liang disait de Westharp qu'il était un homme en avance sur son<br />
temps, et, non sans référence à Nietzsche, il l'appe<strong>la</strong>it même un « surhomme<br />
» 66 . Idéaliste, fou généreux, pédagogue « utopiste » inflexible,<br />
Westharp suscitait des émotions fortes — fascination ou exaspération —<br />
chez les gens qu'il approchait. Liang était sans doute sous le charme de<br />
cet homme doué <strong>d'un</strong> grand charisme, et <strong>la</strong> proximité de certains de ses<br />
points de vue avec les siens l'attirait encore davantage 67 . De plus, Liang<br />
avait en <strong>Chine</strong> l'influence et l'écho que Westharp, lui, n'obtenait pas, il<br />
pouvait lui servir d'interlocuteur et de porte-parole. De fait, Liang fit<br />
l'effort de présenter les idées de son ami. Mais il finit par se tourner vers<br />
des activités <strong>d'un</strong>e portée politique et sociale plus grande et plus pragmatique,<br />
autour de <strong>la</strong> « restructuration du pays par <strong>la</strong> campagne » (xiangcun<br />
jianshe). <strong><strong>Le</strong>s</strong> deux hommes s'éloignèrent l'un de l'autre.<br />
Déjà à l'époque où ils vivaient sous le même toit, Liang avait reproché<br />
à Westharp d'être trop abstrait <strong>dans</strong> sa pensée, il voyait là une des<br />
causes de <strong>la</strong> position marginale de son ami, venant s'ajouter à un problème<br />
de <strong>la</strong>ngue jamais résolu. Il déplorait que Westharp, pour professer<br />
ses opinions, s'embarrassât de néologismes ma<strong>la</strong>droits et ne s'adressât<br />
jamais aux Chinois sans les <strong>la</strong>isser perplexes ou provoquer leur hi<strong>la</strong>rité 68 .<br />
De même, M. Ji regrette que Westharp, malgré l'aisance avec <strong>la</strong>quelle il<br />
s'exprimait <strong>dans</strong> le quotidien, ait eut un discours souvent obscur dès qu'il<br />
abordait <strong>la</strong> philosophie. Westharp, qui craignait fort le ridicule et qui avait<br />
précisément fui les pays où il ne trouvait pas le succès auquel il aspirait,<br />
ne vou<strong>la</strong>it certainement pas se <strong>la</strong>isser conseiller sur ce point par ses amis<br />
chinois. Liang déplorait encore que les idées de Westharp aient trop<br />
divergé de celles du monde intellectuel chinois contemporain et que ce<br />
dernier soit resté trop éloigné de lui 69 .<br />
66 Cf. Liang Shuming (1927), p. 123-124.<br />
67 Cf. l'éloge de Westharp par M. Ji, <strong>dans</strong> Ji Fanwu (1981), p. 136.<br />
68 Cf. Liang Shuming (1927), p. 121-122.<br />
69 Idem.<br />
121
Gabriele Goldfuss<br />
Conclusion<br />
Westharp ne parvint pas à <strong>la</strong> « parfaite communication » (datong) qui<br />
était pourtant l'un des principaux buts de <strong>la</strong> philosophie qui sous-tendait<br />
son action, et sa pensée n'eut guère d'écho. Ses tentatives proprement<br />
pédagogiques, plus concrètes mais de moindre portée à ses yeux, entravées<br />
par l'idéologie trop prégnante qui les animait, échouèrent avec cette<br />
même idéologie. En s'en tenant à sa vocation de pédagogue, Westharp<br />
aurait peut-être réussi à promouvoir les utopies concrètes de <strong>la</strong> pédagogie<br />
réformée de Montessori, Lietz ou Flitner. Cette pédagogie connaît de nos<br />
jours une « renaissance » <strong>dans</strong> les milieux éducatifs occidentaux, mais<br />
elle constitue <strong>dans</strong> <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> contemporaine une alternative toujours<br />
négligée. Westharp, « simple » pédagogue de l'école réformée, aurait<br />
ainsi pu être un interlocuteur plus constructif pour les éducateurs chinois,<br />
à l'instar <strong>d'un</strong> Dewey qui lui aussi prônait en partie des idées inspirées<br />
de <strong>la</strong> « progressive éducation », tel un développement de l'enfant sans<br />
téléologie externe. Coupé de l'Occident auquel il s'adressait pourtant<br />
comme un missionnaire de <strong>la</strong> cause chinoise, coupé des débats qui s'y<br />
tenaient sur <strong>la</strong> pédagogie, Westharp s'enlisa trop <strong>dans</strong> ses visions interculturelles<br />
et socio-psychologiques pour pouvoir faire longtemps des<br />
concessions aux besoins éducatifs concrets de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> de son époque. Au<br />
delà de ses réelles capacités, il se considérait comme un pur génie. C'est<br />
précisément son intransigeance qui l'empêcha de renouveler ailleurs ce<br />
qu'il avait entrepris à Taiyuan, et non tant <strong>la</strong> situation politique qui<br />
s'opposait, certes, <strong>d'un</strong>e manière générale à toute expérience prolongée<br />
en matière éducative mais n'entravait pas des projets moins ambitieux. À<br />
l'heure où les théories du « Nouvel-Âge » 70 remettent à <strong>la</strong> mode l'idée<br />
<strong>d'un</strong>e grande synthèse entre l'Orient et l'Occident, l'échec re<strong>la</strong>tif de<br />
Westharp pourrait servir à mettre en garde certains de nos contemporains<br />
contre le danger qu'il y a d'emprunter de trop sommaires raccourcis sur<br />
<strong>la</strong> route du voyage intellectuel entre les philosophies qu'ils ont l'un et<br />
l'autre fécondées.<br />
70 Cf. Vemette (1990).<br />
122
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
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126
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
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quelques réflexions suggérées par le retour de France de M. Tsai<br />
Yuan-pei, Recteur de l'Université Nationale de Pékin », La politique<br />
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(1986), vol. 2, p. 341.<br />
° J IËr ii£<br />
Caractères chinois<br />
128<br />
dong de jiaoyu shiyanchang<br />
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Hu Shi ^ " *<br />
Huang Genyong<br />
Huanghe --^ff j-aj"<br />
Ji Fanwu ' £ J*^<br />
jiangxue |jE ^<br />
Jinshan zhongxue *0L*<br />
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Liang Qichao JSL &.<br />
Liang Shuming ~~Jh :àt- zrs<br />
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Qufu ^_|_<br />
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Sun Yatsen ^ ij> O?<br />
Taiyuan ic ^<br />
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Waiguo wenyan xuexiao<br />
*Y m * f _^.<br />
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<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
129<br />
xiangcun jianshe &î?}î ^ t|t f!^<br />
Xm jiaoyu de yuandongli<br />
Xin jiaoyu lun<br />
Xinlixue zazhi ,<br />
Xiong Shili #î<br />
xuexiao gongmaishi<br />
Yan Fu &<br />
R *
Gabricle Goldfuss<br />
COMPLAINTE<br />
Annexe : La « Comp<strong>la</strong>inte » et les « Notes explicatives » qui l'accompagnent sont<br />
extraites de Westharp, 1911.<br />
130
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Wesiharp<br />
NOTES EXPLICATIVES<br />
pour l'interprétation des aix*s Japonais<br />
Comme nous Tarons annoncé au courant de l'article précédent :<br />
<strong>Le</strong>» sona isolés sont marqués '^ > ^, c'est-à-dire : l'intensité ae décharge et<br />
décroît, pour être suivie <strong>d'un</strong>e interruption.<br />
<strong><strong>Le</strong>s</strong> sons parents aont marqués de deux façons :<br />
^U 3 ^, c'est-à-dire : l'intensité se décharge sur le premier ton du groupe,<br />
tandis que le deuxième prend naissauce au point le plus faible de cette intensité ;<br />
ce deuxième son est plus faible de sa nature et finit brusquement;<br />
ou s^y^, c'est-à-dire : l'intensité a son point culminant sur le deuxième son<br />
du groupe et décroît lentement.<br />
Ces deux signes peuvent être répartis sur trois sons ou plus, comme on le Toit<br />
<strong>dans</strong> les exemples.<br />
<strong><strong>Le</strong>s</strong> bsrreB intercalées entre les notes — qui rappellent les anciennes barres de<br />
mesure — signifient seulement une séparation prououcée ; les doubles barres<br />
signifient une séparation encore plus importante,<br />
Chaque portée marque une certaine phase du développement de l'œuvre. Cette<br />
phase augmente d'importance si <strong>la</strong> portée est fermée par une barre ou par deux.<br />
Il y a un courant logique du tempa et de l'intensité, dont seuls les points les<br />
plus caractéristiques aont marqués parles indications ; vivace, lento, etc.. ; f, AT,<br />
etc.<br />
En général^ il est intéressant d'observer que le son le plus aigu des groupes<br />
n'est en même temps le plus intense que lorsqu'il exprime une disposition tourmentée.<br />
Selon <strong>la</strong> règle principale de l'interprétation musicale, moins les intervalles sont<br />
harmoniques, plus ils sont expressifs. Mille nuances de <strong>la</strong> faconde jouer découlent<br />
de l'observation de cette règle ; <strong>la</strong> notation doit renoncer à représenter ces nuances,<br />
mais le sentiment musical les produira bientôt de lui-même après quelque exercice.<br />
<strong>Le</strong>* matériaux de ces trois airs japonais ont été tirés de La Plume du 15 avril<br />
1892. Je ne crois pas nécessaire d'y ajouter le moindre détail extra-musical.<br />
Je les ai trouvés par l'intermédiaire de M. Edouard C<strong>la</strong>very, Consul de France,<br />
Secrétaire Général de <strong>la</strong> Société Franco-Japonaise, que j'ai à nouveau l'agréable<br />
devoir de remercier de son infatigable obligeance, à propos de <strong>la</strong> publication de<br />
cet article,<br />
Je profite de cette occasion pour rendre grâce aussi à M. Arcambeau, bibliothécaire<br />
de <strong>la</strong> Société Franco-Japonaise, à M. Deshayes, Conservateur du Musée<br />
d'Ennery, à M. Dupont, bibliothécaire du Musée Guïniet, à M. Kené Jean, bibliothécaire<br />
de <strong>la</strong> bibliothèque de M. Doucet et à M. Brice, Secrétaire de <strong>la</strong> Japan<br />
Society de Londres. La liste des livres que je publie à <strong>la</strong> fin de cet essai est un<br />
hommage éloquent rendu à leur amabilité et à leur science.<br />
131
Gabriele Goldfuss<br />
Résumé<br />
Gabriele GOLDFUSS : <strong><strong>Le</strong>s</strong> <strong>tribu<strong>la</strong>tions</strong> <strong>d'un</strong> <strong>sinophile</strong> <strong>dans</strong> <strong>la</strong> <strong>Chine</strong> <strong>républicaine</strong>.<br />
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
Alfred Westharp naquit en Allemagne vers 1880. Au cours de ses études, il<br />
s'initia aux théories de <strong>la</strong> pédagogue italienne Maria Montessori (1870-1952). <strong>Le</strong><br />
jeune érudit et pianiste se passionna pour l'étude des musiques de l'Extrême-<br />
Orient, et se convainquit peu à peu des capacités régénératrices que rece<strong>la</strong>ient les<br />
civilisations orientales. Westharp serait sans doute demeuré un obscur original<br />
parmi tant d'autres amateurs des choses de l'Orient si sa venue en <strong>Chine</strong> en 1913<br />
ne lui avait permis de rencontrer des personnages tels que les penseurs réformistes<br />
Yan Fu (1852-1921) et Liang Shuming (1893-1988) ou le seigneur de <strong>la</strong> guerre<br />
Yan Xishan (1883-1960), lui offrant l'occasion de mettre en pratique certaines de<br />
ses idées. H se consacra aux tâches éducatives, dirigeant de 1921 à 1926 une école<br />
expérimentale de <strong>la</strong>ngues étrangères à Taiyuan <strong>dans</strong> <strong>la</strong> province du Shanxi, qu'il<br />
organisa suivant des principes de <strong>la</strong> pédagogie progressive (d'inspiration essentiellement<br />
montessorienne). Il espérait que cette pédagogie scientifique et novatrice<br />
serait à même de restituer à <strong>la</strong> jeunesse chinoise le sens de ses véritables<br />
origines orientales, lui permettant de poser les fondations <strong>d'un</strong> monde libre et<br />
nouveau. Bien que les expérimentations personnelles de Westharp se fussent finalement<br />
révélées des échecs, plusieurs de ses théories imprimèrent profondément<br />
leur marque <strong>dans</strong> l'esprit du philosophe Liang Shuming au cours des années 1920.<br />
Liang vit en Westharp le seul ami étranger qu'il eût jamais. Il est intéressant<br />
d'observer combien les idées des deux hommes se rapprochèrent au cours de leurs<br />
re<strong>la</strong>tions. Lors de <strong>la</strong> guerre contre le <strong>la</strong>pon, Westharp épousa <strong>la</strong> cause de <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>.<br />
<strong><strong>Le</strong>s</strong> circonstances exactes de sa disparition restent entourées de mystère.<br />
Abstract<br />
Gabriele GOLDFUSS: The Adventures of a Sinophile Gentleman in Republican<br />
China. The Musician and Educator Alfred Westharp<br />
Alfred Westharp was born in Germany around 1880. As a suident he learnt about<br />
the théories of the Italian educator Maria Montessori (1870-1952). The young<br />
scho<strong>la</strong>r and fervent pianist also got interested in Far-Eastern music and became<br />
convinced of the "créative energy" of Eastem civilization. Westharp would<br />
probably hâve remained one among several little known orient-minded eccentrics,<br />
132
<strong>Le</strong> musicien et pédagogue Alfred Westharp<br />
but his move to China in 1913 and his subséquent eneounters with characters like<br />
reformist thinkers Yan Fu (1852-1921) and Liang Shuming (1893-1988), and<br />
warlord Yan Xishan (1883-1960), gave him a chance to put in practice some of<br />
his ideas. He dedicated himself to the question of éducation and from 1921 to<br />
1926 directed an expérimental foreign <strong>la</strong>nguage school in Taiyuan, Shanxi<br />
province, which he organized by the principles of progressive éducation (mainly<br />
with Montessorian features). He hoped that by tlùs new and scientific form of<br />
éducation, the <strong>Chine</strong>se youth could become conscious of their true oriental origins<br />
and recreate a free, unspoilt <strong>la</strong>nd. Though his personal endeavours met eventually<br />
with failure, some of his concepts hâve left a deep impression on the philosopher<br />
Liang Shuming in the 1920s. Liang considered Westharp as his only foreign<br />
friend. The article also examines how close some of their ideas grew during their<br />
friendship. Westharp took part in the anti-Japanese résistance. The circumstances<br />
of his death remain shrouded in mystery.<br />
Zusammenfassung<br />
Gabriele GOLDFUSS: Irrungen und Wirrungen. Der Musiker und Pâdagoge Alfred<br />
Westharp im China der Republikzeit<br />
Alfred Westharp wurde um 1880 in Deutsch<strong>la</strong>nd geboren.Wâhrend seiner<br />
Ausbildung lernte er die Theorien der italienischen Reformpàdagogin Maria<br />
Montessori (1870-1952) kennen. Der junge Gelehrte und Pianist begann sich<br />
ebenfalls fur die femôstliche Musik zu interessieren und begeisterte sich fur die<br />
» kreativen Energien « der ôstlichen Zivilisationen. Sehr wahrscheinlich wâre<br />
Westharp heute einer der vielen unbekannten, exzentrischen Orientliebhaber, hatte<br />
er nicht durch seine Ùbersiedlung nach China im Jalire 1913 und durch die<br />
Bekanntschaft mit aussergewôhnlichen Zeitgenossen wie den Reformem Yan Fu<br />
(1852-1921) und Liang Shuming (1893-1988) sowie mit dem Warlord Yan<br />
Xishan (1883-1960) die Môglichkeit erhalten, seine Ideen in die Praxis<br />
umzusetzen. Er widmete sich hinfort ganz der Frage der Erziehung und leitete von<br />
1921 bis 1926 in Taiyuan (Shanxi) eine experimentelle Sprachenschule, die er<br />
nach den Prinzipien der Reformpâdagogik gestaltete (insbesondere nach den<br />
Vorstellungen Montessoris). Es war sein Wunsch, durch dièse neue<br />
» wissenschaftliche « Form der Erziehung, bei der chinesischen Jugend das<br />
Bewusstsein ihrer wahren, fernôstlichen Ursprtinge zu wecken, um in der Folge<br />
eine freie, unverdorbene Zivilisation gestalten zu kônnen. Obgleich seine<br />
Anstrengungen nicht von sonderlichem Erfolg gekrônt waren, beeindruckten doch<br />
in den 20er Jahren einige seiner Ideen den Denker Liang Shuming. Liang<br />
133
Gabriele Goldfuss<br />
betrachtete Westharp als seinen einzigen auslândischen Freund.<br />
Interessanterweise fand in der Zeit ihrer Bekanntschaft eine re<strong>la</strong>tive Annâherung<br />
mancher ihrer Vorstellungen statt. Westharp war spàter im antijapanischen<br />
Widerstand aktiv. Danach verlieren sich seine Spuren im Dunkeln.<br />
134