L'introduction en Chine des techniques européennes de l ... - AFEC

L'introduction en Chine des techniques
européennes de l'industrie de la soie,
de la guerre de l'Opium au début du xx e siècle
Mau Chuan-Hui 1
La Chine est le berceau du travail de la soie. Depuis l'Antiquité, la qualité
supérieure de sa soie et de ses soieries a fait l'objet d'un commerce avec
l'étranger. Désireux de bénéficier des avantages financiers liés à cette
activité, les souverains de plusieurs pays tentèrent de pénétrer les secrets
de cette industrie typiquement chinoise. De nombreux voyageurs,
missionnaires et marchands recueillirent les traités chinois de sériciculture *
et effectuèrent des enquêtes sur place. Cette recherche atteignit son sommet
avec la publication par Stanislas Julien, en 1837, du Résumé des principaux
traités chinois sur la culture des mûriers et l'éducation des vers à soie 2 ,
1 Mau Chuan-Hui termine à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales,
sous la direction du professeur Louis Bergeron, une thèse de doctorat intitulée
« Les échanges techniques, stylistiques et commerciaux entre les industries
françaises et chinoises de la soie de la fin du XVIII e siècle au début du XX e
siècle ». Elle remercie vivement son directeur de thèse, les professeurs Georges
Métailié et Pierre-Etienne Will pour leurs conseils ainsi que Michel Plain,
Jérôme Kerlouégan et Colette Diény pour les corrections linguistiques de son
texte.
2 Pour cet ouvrage de traduction, Julien avait été engagé par le ministre des
Travaux publics, de l'agriculture et du commerce en 1835.
* Les astérisques renvoient au lexique, cf. infra. p. 228.
Etudes chinoises, vol. XX, n° 1-2, printemps-automne 2001

Mau Chuan-Hui
ouvrage traduit en plusieurs langues européennes dès sa publication, qui
fit connaître trois traités chinois de sériciculture : le Tiangong kaiwu de
Song Yingxing (1637), leNongzheng quanshu de Xu Guangqi (1639) et le
Qinding shoushi tongkao (1742). Le rédacteur de la préface, Camille
Beauvais, indiquait qu'il avait personnellement pratiqué la sériciculture
suivant deux méthodes chinoises qui lui avaient permis d'obtenir des
résultats plus satisfaisants qu'avec les méthodes françaises 3 .
On sait que les échanges commerciaux génèrent, à moyen et long terme,
des échanges techniques plus ou moins approfondis. Mais, la sériciculture
chinoise et les techniques afférentes ayant été beaucoup plus avancées que
leurs homologues européennes, on peut se demander pourquoi, et à partir
de quel moment, les Chinois ont éprouvé le besoin d'adopter des techniques
européennes. Pour répondre à cette question, il faut tout d'abord préciser
le terme de « techniques européennes ». Dans quelles conditions et par
quelles voies ont-elles été introduites en Chine ? De quelle manière les
sériciculteurs et artisans chinois ont-ils réagi à cette introduction ?
Le recours aux techniques européennes est une conséquence des guerres
de l'Opium, qui, en contraignant les autorités chinoises à lever les barrières
commerciales à rencontre des Occidentaux, ont suscité une évolution de
la pensée économique. Cette transformation peut être subdivisée en trois
phases : une première qui débute avec la première guerre de l'Opium (1840)
et dure jusqu'à la fin de la seconde, en 1860; unedeuxiemephase.de 1861
à la veille de la guerre sino-japonaise en 1894 ; et une dernière, de 1894 à
la chute de l'empire en 1911. Cette subdivision correspond à la signature
de plusieurs traités importants dont le contenu a exercé une grande influence
sur l'économie et l'industrie en Chine.
3 Julien, op. cit., préface. Expérimentateur pratiquant des élevages dans sa ferme
nommée « Bergerie de Senart », où il donnait des cours de sériciculture, Camille
Beauvais joua un rôle important dans la diffusion des nouvelles techniques et
l'industrialisation de la sériciculture en France grâce à l'installation de
magnaneries modèles. Il fut le promoteur de la Société Séricicole, fondée à
Paris en 1837.
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Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
Entre les deux guerres de l'Opium : 1840-1860
L'évolution de 1 ' industrie chinoise de la soie est en fait indirectement liée à
celle de la culture et de l'industrie du coton. Mal acclimaté au départ, le
coton a bénéficié de l'évolution des techniques et de ses avantages
intrinsèques sur la soie, sa solidité et son coût modique qui le mettait à la
portée du plus grand nombre. Son développement culmina à la fin de la
dynastie des Ming, particulièrement sous le règne de Jiajing (1522-1566),
lorsque beaucoup de provinces traditionnellement séricicoles délaissèrent
peu à peu la production de soie pour la culture du coton. Seule la région de
la vallée du bas-Yangzi, et quelques régions du Sichuan et du Shandong
dont les sols et le climat étaient peu favorables au coton, restèrent fidèles à
la sériciculture. Les taxes très importantes imposées par 1 ' État étaient telles
que seul l'élevage des vers à soie permettait aux paysans de doubler les
revenus de l'activité agricole t
Au début du xvm e siècle, la pression démographique s'accrut et devint
une des premières préoccupations des souverains des Qing 5 . Sous le règne
de Yongzheng (1723-1735), l'agriculture vivrière et les cultures industrielles
destinées à la production de textiles furent encouragées pour tenter de
4 Cf.PengZeyi,Zhongguojindaishougongyeshiziliao, 1840-1949, vol. I,p. 210
qui cite un passage de la monographie de la préfecture de Huzhou sous
Qianlong : [la culture du coton] « commence à l'époque des Song et des Yuan.
Les régions de douanes frontières et les provinces du Shaanxi, Fujian et
Guangdong en bénéficient les premières. Pendant les règnes de Hongwu ( 1368-
1398) et Yongle (1403-1424), comme les profits obtenus par le coton étaient
cent fois supérieurs à ceux de la soie et de la ramie, elle se répandit dans tout
l'Empire. Dès lors, la population occupée à la sériciculture diminua. Mais la
région de Huzhou, en raison de sa situation géographique basse et humide (di
beishi), n'est pas favorable au coton. Quand la terre est stérile et que les taxes
sont lourdes (tianji shuizhong), on ne peut que gagner à se consacrer à la
sériciculture ».
5 Dès la seconde moitié du XVI e siècle, la croissance considérable de la population
chinoise fut l'un des facteurs qui poussa les Ming à ouvrir les provinces côtières
du Sud-Est au commerce maritime. Cf. Zhang Bincun, « Shiliu-shiba shiji
Zhongguo haimao sixiang de yanjin », p. 49-51.
203

Mau Chuan-Hui
résoudre les problèmes de subsistance 6 . Depuis la fin de la dynastie des
Ming, l'actif commerce maritime, dont les soieries constituaient les
principales marchandises, offrait à la main-d'œuvre des campagnes en
surnombre des moyens de subsistance 7 . Avec l'exportation de la soie, une
quantité considérable d'argent métal affluait en Chine. Par rapport à la
consommation intérieure chinoise, la soie exportée ne représentait qu'une
petite partie de la fabrication chinoise. L'industrie chinoise de la soie
fabriquait une gamme très vaste de produits qui correspondait à des besoins
allant des plus somptueux aux moins coûteux. Les habits en soie n'étaient
pas réservés à la seule classe des notables et des riches ; ils étaient portés
également par des gens de condition peu aisée, à l'exclusion Au petit peuple,
les paysans et les gens de la campagne*. Les soieries étaient d'un très
large usage dans la tradition chinoise. La Cour 9 s'approvisionnait auprès
de l'industrie de la soie, tant pour son usage propre que pour se procurer
un matériau essentiel aux tenues des fonctionnaires et aux uniformes des
soldats, mais aussi pour offrir ou vendre des articles précieux prisés par les
pays tributaires dont elle se servait comme monnaie d'échange en matière
de défense. Conformément à l'adage traditionnel : « les hommes labourent
et les femmes tissent » (nangeng nùzhi), les lettrés considéraient volontiers
l'éducation des vers à soie comme un symbole de vertu féminine 10 .
La soie jouait un rôle important sur les plans social, économique et
politique. Dans leur commerce avec le Xinjiang, entre 1760 et 1853, les
autorités chinoises échangeaient, par exemple, les soieries du Jiangnan
contre les chevaux indispensables à la défense de l'Empire. Ce commerce
6 Pierre-Etienne Will, « Développement quantitatif et développement qualitatif
en Chine à la fin de l'époque impériale », p. 863-902.
7 ZhangBincun, art. cit., p. 49-51.
8 Du Halde, Description géographique, historique, chronologique, politique, et
physique de la Chine, 1736, t. II, p. 247.
9 Sun E-Tu Zen, « Sericulture and Silk Textile Production in Ch'ing China »,
p. 79-84 énumère les usages de la soie tant à la Cour que dans le peuple.
10 Indépendamment de son utilité pratique, le travail de la soie symbolisait la
frugalité et la diligence. Cf. Francesca Bray, « Le travail féminin dans la Chine
impériale, l'élaboration de nouveaux motifs dans le tissu social », p. 788-789.
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Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
permettait au gouvernement des Qing de limiter ses dépenses tout en
renforçant ses relations avec les tribus n . Sériciculture et culture du coton
étaient donc fortement encouragées, en fonction des conditions climatiques
propres à chaque région. Sous le règne de Qianlong (1736-1795), dans
l'espoir de fournir de nouveaux moyens de subsistance au peuple, la
promotion de la sériciculture fut activement conduite dans des régions
pauvres où elle n'était encore que marginale, entre autres au Fujian n .
Dans les années 1830, sous le règne de Daoguang (1821-1850), les
importations d'opium provoquèrent une importante hémorragie de capitaux,
que les modalités du traité de Nankin ne feront qu'aggraver. Les autorités
chinoises considérèrent alors l'exportation du thé et de la soie comme le
meilleur moyen d'améliorer la situation financière de l'Empire. Le principe
établi visait à favoriser l'agriculture vivrière et textile, considérée comme
fondamentale (ben), tout en accordant moins d'importance au commerce
et à l'artisanat, considérés comme accessoires (mo) 13 .
Une fois le commerce entre la Chine et les puissances étrangères
régularisé par le traité de Nankin, les exportations de soie chinoise
augmentèrent rapidement 14 . Cette croissance s'observe surtout après 1853,
dans le commerce avec l'Europe et les États-Unis, et s'explique par la
conjugaison de plusieurs événements.
Dès la première moitié du xix e siècle, la fabrication de soieries s'était
développée rapidement en Europe de l'Ouest et aux États-Unis. Les
demandes de soie grège * avaient augmenté considérablement. Mais, après
1853, les maladies des vers à soie (la pébrine * et la flacherie *) qui avaient
nui aux séricicultures de France et d'Italie favorisèrent la soie asiatique,
qui, dès lors, commença à supplanter la soie italienne dans les fabriques
11 Lin Yongkuang et Wang Xi, « Qianlong shiqi neidi yu Xinjiang Hasake de
maoyi » ; Fan Jinmin et Jin Wen, Jiangnan sichou shi yanjiu, p. 341-348 et
p. 388.
12 Pierre-Etienne Will, art. cit., p. 897-898.
13 Pour les concepts de ben et mo, ibidem, p. 875-882.
14 « AHistoryofExternalTradeof China, 1834-1881 »,China : Impérial Maritime
Customs,/ Statisticalséries :n°6, DecennialReports, 1922-1931, vol. I, p. 16 ;
Natalis Rondot, Commerce de la France avec la Chine, p. 10.
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Mau Chuan-Hui
lyonnaises. Les marchands occidentaux se ruèrent dans les ports chinois
pour s'approvisionner en matières premières nécessaires, provoquant ainsi
une concurrence très vive dans le commerce de la soie 15 .
La rébellion des Taiping joua une influence importante dans l'augmentation
des exportations de soieries. Leur occupation en 1853 de Nankin où
se trouvait la plus importante manufacture impériale de soieries, causa l'exil
puis la disparition des tisserands de la ville. Les Taiping pénétrèrent
progressivement dans la région du Jiangnan et occupèrent, en 1860 et 1861,
Suzhou et Hangzhou où se trouvaient les deux autres manufactures
impériales de soieries. Durant cette période, les commandes impériales
diminuèrent avant d'être totalement arrêtées. Les destructions provoquèrent
un effondrement de la consommation intérieure de soie 16 . Par ailleurs,
poussé par ses besoins d'approvisionnement en munitions des armes, le
gouvernement des Taiping encouragea le commerce de la soie sur son
territoire 17 . Le comte de Beauvoir nous apprend que pendant les
événements, des maisons de commerce de la concession anglaise livrèrent
aux rebelles des « caisses de Bibles », pleines, en fait, de revolvers ; on
découvrit dans leurs entrepôts des ballots portant l'étiquette « parapluies »
contenant des carabines rayées 18 . Jusqu'à la répression des Taiping en 1865,
la soie produite était exportée en Europe, faute d'acheteurs nationaux. Mais,
même après, le rétablissement des activités de production des étoffes fut
long. Dans le même temps, les autorités provinciales encouragèrent la
diffusion de la sériciculture dans de nouvelles régions. Cela favorisa
l'exportation des soies du Jiangnan.
15 Hao Yen-p ' ing, The Commercial Révolution in Nineteenth-Century China, The
Rise of Sino-Western Mercantile Capitalism, p. 171.
16 Lilian M. Li, China's Silk Trade : Traditional Industry in the Modem World
1842-1937, p. 105.
17 Xu Xinwu, Zhongguo jindai saosi gongye shi, p. 86-87.
18 Comte de Beauvoir, Pékin, Yeddo, San Francisco, Paris, 1872, p. 21, cité in
Ch.B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la concession française de Changhai,
p. 170.
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Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
Par les articles 3 et 8 du Traité de Nankin, les Occidentaux avaient
obtenu l'ouverture de cinq ports (Canton, Shanghai, Fuzhou, Amoy
[Xiamen], Ningbo) et la liberté de voyager à l'intérieur de l'Empire, ce qui
leur permit d'enquêter de manière plus approfondie sur l'industrie de la
soie. Les comptes rendus de ces enquêtes nous offrent de précieux
témoignages sur le niveau des techniques de l'époque.
Au xvni e siècle, dans la Description de Du Halde, qui contient les
premiers témoignages occidentaux sur la fabrication des soies et soieries
en Chine, la « simplicité des instruments » avec lesquels les artisans chinois
fabriquaient « les plus belles étoffes » avait étonné le rapporteur 19 . Après
une longue période de silence, la Mission Lagrenée (1843-1846) est à
nouveau surprise par l'« archaïsme » des outillages utilisés. Isidore Hedde
(1801-1880), délégué de l'industrie de la soie française attaché à cette
mission, admira l'habileté des tisserands chinois capables d'élaborer des
produits très raffinés sur leurs métiers traditionnels (tour à tirer la soie * et
métiers à tisser), toujours semblables à ceux représentés dans les traités
antérieurs au xvm e siècle 20 . Par ailleurs, l'ingéniosité des appareils chinois
continua à inspirer l'industrie française pour le perfectionnement de ses
métiers : le tour Marin, appareil pour tirer la soie des cocons, présentant
l'avantage de supprimer quatre étapes du travail habituel des fileurs français,
fut inventé en s'inspirant des procédés chinois 21 .
À la fin des années 1850, deux Italiens, les comtes Castellani et Freschi,
bénéficièrent de l'aide du gouvernement français 22 pour la réalisation d'une
série d'expériences en Chine et en Italie, destinées à résoudre les problèmes
dus aux maladies des vers à soie. Castellani installa en 1859 une
magnanerie * à Huzhou, ville réputée pour la qualité supérieure de sa soie.
Il embaucha des éleveurs locaux pour effectuer des élevages comparés entre
19 Du Halde, op.cit., t. II, p. 247.
20 Isidore Hedde, Description méthodique des produits divers recueillis dans un
voyage en Chine, p. 145.
21 Ibidem, p. 147.
22 Cette expédition était patronnée par le gouvernement autrichien et soutenue
par les représentants de France et d'Angleterre. Cf. Duseigneur-Kléber, Le
cocon de soie, p. 105.
207

Mau Chuan-Hui
les graines chinoises et des graines piémontaises infectées importées exprès
pour cet usage. Malgré son mépris des Chinois, Castellani reconnut que les
éducateurs chinois obtenaient des résultats supérieurs à ceux auxquels luimême
parvenait en Chine Z3 . La simplicité des outillages était compensée
par le soin et l'expérience des éleveurs et certains procédés semblaient
même plus ingénieux que ceux utilisés en Europe. Malheureusement, les
maladies des vers à soie qui faisaient des ravages en Europe furent
introduites en Chine dans le sillage des expériences de Castellani 24 . Elles
faillirent anéantir cette vieille activité chinoise à la fin du xix e siècle.
Hedde expédia en France de nombreux échantillons de produits chinois :
des graines, des plantes et des dessins de mûriers et d'arbres servant de
nourriture aux Bombyx mon, des graines et échantillons de chaque étape
du développement des vers à soie domestiques et sauvages, des soies grèges,
ouvrées et teintes, toutes sortes d'étoffes unies et façonnées, dont il précisait
les prix, des substances tinctoriales, des métiers et ustensiles employés pour
la production et la fabrication de la soie et des soieries, des illustrations
figurant les diverses opérations du travail de la soie 25 pour les soumettre à
des analyses et des études. À la suite de ce travail, les manufactures de
soieries françaises conçurent plusieurs nouveaux procédés et produits
inspirés des modèles chinois. Des analyses de teinture furent effectuées sur
les échantillons, en particulier pour le vert de Chine (Lo-kao) [liijiao], très
recherché. La Chambre de commerce de Lyon organisa même un concours
sur ce thème 26 .
23 Claudio Zanier, Alla ricerca del seméperduto, sulla via délia seta tra scienza
e speculazione (1858-1862), p. 105-112.
24 Ibidem. La pébrine et la flacherie qui ravagèrent la sériciculture européenne
dès le milieu du xix e siècle, existaient, en fait, déjà en Chine. Certaines
caractéristiques des papillons, décrites par Wang Zhen, qui recommandait de
les exclure du grainage, correspondent aux symptômes de la pébrine. Cf. Wang
Zhen, Nongshu. Toutefois, Castellani remarqua que le taux des vers malades
était limité au dessous de 10 %. Cf. Duseigneur-Kléber, op. cit., p. 105.
25 Au retour de la mission, plusieurs expositions furent organisées, à Paris en
1846, à Lyon en 1847 et à Saint-Étienne en 1848.
26 Natalis Rondot, Notice du vert de Chine et de la teinture en vert chez les Chinois,
p. 13.
208

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
Les tentatives de réformes : 1861-1893
Avec le Traité de Tianjin (1858) et la Convention de Pékin (1860), de
nouveaux ports furent ouverts. Les Occidentaux insistèrent sur l'application
du droit de circuler librement à F intérieur de la Chine. Les droits de douane
furent fixés à 2,5 % sur les produits étrangers importés en Chine et sur les
matières premières chinoises destinées à l'exportation 27 . Désormais, les
industries occidentales purent donc s'approvisionner en soie grège et en
cocons. Les prix bas permettaient aux marchands occidentaux d'exporter
en Chine leurs produits manufacturés (lainage et cotonnades dans le domaine
textile) qui bénéficiaient de taxes inférieures à celles des produits indigènes.
Comme la mécanisation de la production européenne avait fait de grands
progrès, les produits manufacturés occidentaux concurrencèrent avec
succès, en Chine même, les produits chinois.
Pendant cette période, l'introduction de techniques européennes
concerna essentiellement la filature *. La mécanisation de l'industrie
européenne de la soie nécessitait une soie de qualité plus homogène. Les
historiens modernes fixent généralement la date de la mécanisation du tissage
de la soie à la fin du xvm e siècle, qu'ils font coïncider avec la mécanisation
de l'industrie du coton au moment de la révolution industrielle en Angleterre.
Si la mise au point du métier Jacquard a permis aux industriels du tissage
de la soie la suppression du tireur de lacs pour la confection des façonnées,
ce n'est pourtant que vers le milieu du xix e siècle que la mécanisation du
tissage permit d'obtenir des résultats exploitables dans l'industrie et sa
véritable diffusion ne se fit que vers 1860 28 . Par ailleurs, avant la mise au
point de la teinture en pièce * au cours du xix e siècle, l'industrie des soieries
occidentales n'utilisait que les soies ouvrées et la soie grège n'était utilisée
27 Au sujet des conditions très favorables obtenues par les puissances occidentales
par les divers traités, cf. Huang Yuepo, Zhongwai tiaoyue huibian (Recueils
des traités chinois et étrangers), cité in Li Wenzhi, Zhongguo jindai nongye shi
ziliao, p. 542-545.
28 Maurice Daumas, Histoire générale des techniques, L 'expansion du
machinisme : 1725-1860, t. 3, p. 674.
209

Mau Chuan-Hui
que pour la fabrication de certains types de gaze et de bas de soie. C'est
surtout pour répondre au besoin du moulinage, dont la fabrication mécanique
avait émergé au Moyen-Âge en Italie, que les industriels occidentaux
demandaient une soie homogène.
À la fin de cette période, la manufacture française qui avait conservé
certains métiers à tisser artisanaux pour les produits haut de gamme devint
la clientèle essentielle des soies chinoises. Quand les ravages des maladies
des vers à soie furent surmontés grâce aux recherches de Pasteur (1822-
1895) 29 , la soie italienne revint progressivement sur le marché et
concurrença la soie chinoise. Dès le début des années 1870, la soie japonaise
commença à entrer sur le marché mondial où elle devint une rivale non
négligeable des soies chinoises. Pour s'adapter au marché occidental, les
fabriques chinoises durent impérativement mécaniser le tirage des cocons *.
Cette adaptation fut commencée par plusieurs groupes d'industriels,
occidentaux et chinois.
La compagnie anglaise Jardine, Matheson & C° établit en 1862 une
filature mécanique à Shanghai, la Silk Reeling Establishment, mais cet
établissement dut fermer quatre ans plus tard, en 1866, à cause des difficultés
d'approvisionnement en quantité suffisante de cocons de qualité. En fait,
dans l'organisation traditionnelle du travail de la soie, le tirage des cocons
appartenait à la filière de la sériciculture, et non à celle de la filature 30 .
Cette organisation subissait les contraintes relatives à la conservation des
29 Après plusieurs années de lutte vaine contre les maladies des vers à soie, Armand
Bénie, ministre de l'Agriculture, du Commerce, et des Travaux publics, demanda
à l'empereur Napoléon III de nommer une commission chargée de rechercher
des remèdes. Louis Pasteur, membre de l'Académie des Sciences, se rendit en
1865 dans le Gard, département où la sériciculture était la plus importante de
France et où les maladies sévissaient avec le plus d'intensité. En 1867, il montra
que la pébrine était héréditaire et que les graines issues de papillons exempts
de corpuscules donnaient naissance à des vers sains ; Pasteur découvrit alors
la méthode du grainage cellulaire* permettant d'obtenir des graines saines.
Mais il fallut encore attendre plusieurs années avant que ses découvertes soient
acceptées.
30 Shi Minxiong, Qingdai sizhi gongye defazhan, p. 59.
210

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
cocons : les chrysalides se métamorphosent en papillons en perçant leurs
cocons pour en sortir dix jours environ après la montée* 31 . Comme les
cocons frais donnent une soie de meilleure qualité, les éducateurs ne
disposent que d'un délai restreint pour tirer la soie, aussi la vente de soie
brute était-elle beaucoup plus avantageuse que celle des cocons. Les éleveurs
paysans n'écoulaient que les cocons qu'ils n'arrivaient pas à tirer, souvent
les moins beaux.
Pour résoudre ce problème, la compagnie envoya des compradores
chinois installer dans les régions séricicoles des « agences de cocons »
(jianhang) équipées de fours, pour acheter les cocons aux éleveurs et les
étouffer dans les plus brefs délais 32 . Cette division du travail permettant
de décharger les éleveurs des soucis techniques du tirage de la soie qui
entravaient le développement de la sériciculture, attira de nouveaux éleveurs,
alléchés par les profits intéressants de la vente des cocons. Après la révolte
des Taiping, Wuxi devint le nouveau centre de la sériciculture qui fournissait
des cocons aux filatures mécaniques.
Cependant, en raison de la forte demande du marché intérieur qui
absorbait encore une quantité considérable de soie, les foyers d'éleveurs
pratiquant les techniques supérieures du tirage de la soie, dont le prix était
beaucoup plus élevé que la vente des cocons, refusèrent de vendre leurs
cocons à ces agences. D'autre part, les acheteurs occidentaux, qui
privilégiaient les régions où une qualité de soie supérieure était produite,
faisaient monter les prix.
31 Les cocons percés n'ont plus de valeur. S'il existait bien en Chine des techniques
pour étouffer les chrysalides, elles altéraient la qualité de la soie et n'étaient
pas d'une grande fiabilité. L'absence d'une technique efficace fut un obstacle
à la séparation des activités d'élevage et de tirage, donc à l'industrialisation de
la filature. Malgré son efficacité, la technique d'étouffement des chrysalides
au moyen d'un four a pour inconvénient d'enlever une partie considérable du
grès que les tisserands chinois utilisaient pour donner des effets particuliers
aux soieries.
32 Ces cocons étaient par la suite envoyés à Shanghai pour approvisionner les
filatures installées, pour la plupart, par les Occidentaux.
211

Mau Chuan-Hui
~.Y* acHon
Z' a.cfion
Croiiure à U Ckambon
ou en X
A5PLE5
Fig. 1 : Croisure à la Chambon. D'après H. Bertrand, « L'évolution de la filature
française », Les soieries de Lyon, Revue Technique des Industries de la soie, n° 10,
16 mai 1919, p. 158.
mi*»»
OMfM»6t!lll*MÏ.-A-b=*>
Ç=9
Fig. 2 : Première invention de Chen Qiyuan. D'après Peng Zeyi, Zhongguo jindai
shougongye shiziliao, 1840-1949, Pékin, 1984, vol. 1, p. 19.
212

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
En 1878, la compagnie américaine Russell & C° relança une filature
mécanique, la Kee Chong [Qichang] Filatures Association. Par comparaison
avec l'expérience précédente, celle-ci évolua favorablement. La filature
était équipée sur le modèle des filatures européennes. Un technicien français,
Paul Brunat (1840-1903) 33 , fut d'ailleurs invité à initier les ouvriers au
tirage des cocons. Cette firme américaine connut la prospérité et s'agrandit
considérablement, au début de 1880.
La première filature créée par un entrepreneur chinois fut la filature
Jichanglong, établie en 1872 à Nanhai dans la province du Guangdong 34 .
C'était l'œuvre d'un marchand cantonnais, Chen Qiyuan, qui s'inspira des
techniques françaises de tirage des cocons. Parmi les innovations,
l'adaptation d'un nouveau système de croisure *, la croisure à la Chambon
(fig. 1) 35 , et l'usage de la vapeur, permirent l'amélioration de la soie tirée.
Chen utilisait un appareil équipé d'un chaudron (fig. 2) 36 , de tuyaux et de
robinets qui introduisaient la vapeur pour chauffer l'eau des bassines. Ce
système permettait d'obtenir une température plus stable et évitait que la
cendre du combustible ne salisse la soie tirée ; un seul chaudron
approvisionnait plusieurs bassines, permettant ainsi une économie de
chauffage 37 . Simultanément, l'atmosphère de la salle d'opération était
chauffée par le même générateur qui aidait les brins dévidés à sécher plus
rapidement. Dans cette installation, le mouvement de l'asple * (ou dévidoir)
n'était plus imprimé par les fileuses qui pouvaient dès lors se concentrer
sur le tirage des cocons permettant d'obtenir un fil de soie mieux tiré.
33 Brunat fut embauché par la Russell and C° après la fin d'un contrat au Japon
en 1875. Cf. Shito Akira, Shinmomu sanshigyô ippan, p. 73.
34 Nanhai xianzhi [Xuantong], j. 21, « Chen Qiyuan ». Plusieurs études ont
démontré que la filature entra véritablement en fonction en 1874. Cf. Alain Y.
So, The South China District: Local Historical Transformation and World-
System Theory, p. 107-109.
35 Ce système fut inventé par Vaucanson en 1744 et modifié dans la première
moitié du siècle suivant par Chambon qui lui donna son nom.
36 Chen Qiyuan est l'auteur d'un Cansangpu (Traité de sériciculture).
37 L'illustration ne représente pas le système d'entraînement, probablement mu
par une machine à vapeur (mais je n'ai pas trouvé de document permettant
d'étayer ce point).
213

Mau Chuan-Hui
r*fli*£i*,è*ô* *«$«#.*
ttfi.fc$ffl
Fig. 3 : Tour modifié de Chen Qiyuan. D'après Peng Zeyi, Zhongguo jindai
shougongye shi ziliao, 1840-1949, Pékin, 1984, vol. 1, p. 19.
Fig. 4 : Tour pour tirer la soie utilisé à Canton. Tingqua, 144 Dessins relatifs à
l'Industrie de la Soie en Chine, ms., s. 1. n. d. Album commandé par le délégué de la
Mission Lagrenée (1843-1846), Isidore Hedde. Avec l'aimable autorisation de la
Bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Paris.
214

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
Mais, en 1881, la filature Jichanglong se heurta à la résistance des
artisans traditionnels, qui, redoutant qu'elle ne les prive de leur moyen de
subsistance, organisèrent une émeute. La fabrique fut fermée sur ordre du
magistrat de la sous-préfecture. Par la suite, Chen Qiyuan perfectionna
encore l'équipement (fig. 3). Tout en gardant la croisure à la Chambon, il
réduisit la taille du tour qui fut actionné par une pédale, permettant ainsi de
libérer les mains des fileuses qui pouvaient se consacrer uniquement au
tirage de la soie. Par rapport au tour traditionnellement utilisé dans la région
du Guangdong (fig. 4), dont le mouvement de l'asple était imprimé par la
fileuse, le tour de Chen permettait d'obtenir une soie d'une qualité supérieure
qui se vendait à meilleur prix. Grâce au coût modique de la construction de
ce tour et à ses avantages, cette modification fut rapidement adoptée dans
la région de Canton. En fait, l'émeute de 1881 n'avait pas arrêté la diffusion
et le développement de filatures dans le delta de la Rivière des Perles ; le
centre de filatures se déplaça de Nanhai à Shunde. En 1906, on comptait
dans la région de Canton cent soixante-seize filatures, dont cent vingtquatre
à Shunde, et seulement quarante-cinq à Nanhai 38 . Il faut noter
qu'avant la dernière décennie du xix e siècle, les machines équipant les
filatures étaient fabriquées uniquement à l'intérieur du Guangdong.
En 1882, une autre filature mécanique portant le nom de Gongheyong
ou Chang Kee [Changji] Filature fut créée à Shanghai par un Chinois, Huang
Zuoqing 39 . Il fit venir d'Europe des équipements 40 et partagea les services
d'un technicien italien avec les deux autres filatures fondées par des
entrepreneurs occidentaux 41 . De 1882 à 1887, à cause du manque de
38 Chen Tsu-yu, The Silklndustry of Modem China, 1860-1945, p. 167.
39 Originaire de Guian dans le Zhejiang, Huang Zuoqing travailla pendant des
années à Shanghai. Cf. North-China Herald, 1882, vol. 28, p. 63, cité in Sun
Yutang, Zhongguojindai gongyeshi ziliao, vol. I, p. 69-70 ; Nongshanggongbao
(Journal de l'agriculture et du commerce), n° 16, 1915, p. 14, cité in Wang
Jingyu, Zhongguo jindai gongyeshi ziliao, vol. II, p. 953.
40 Xu Xinwu, op. cit., p. 140.
41 Cf. Quan Hansheng, « Shanghai zai jindai Zhongguo gongyehua zhong de
diwei », p. 468-469.
215

Mau Chuan-Hui
capitaux, de techniciens et de f ileuses expérimentés, la Gongheyong traversa
une période difficile, avant de devenir prospère vers 1900 42 .
Jusqu'en 1894, huit filatures, dont les équipements et les techniques
furent importés d'Italie 43 , furent fondées à Shanghai par des entrepreneurs
chinois, employant cinq mille huit cent cinquante personnes et possédant
en tout deux mille cinq cent soixante-seize bassines, de quatre à six filières *
par bassine 44 .
La diffusion de la sériciculture
Parallèlement, les autorités locales s'engagèrent dans une politique
d'encouragement de la sériciculture, organisant même parfois des
distributions de pieds de mûrier et de traités séricicoles. Des sériciculteurs
expérimentés originaires de régions réputées, souvent de Huzhou, furent
envoyés en tournées d'information. Après la rébellion des Taiping, la
sériciculture fut largement employée par les autorités locales comme moyen
de réhabilitation de la région du Jiangnan. Celles-ci recherchaient l'aide
des hobereaux locaux qui contribuèrent au développement de la sériciculture
en établissant des relations avec des Occidentaux pour le commerce de
cocons. À la fin du xix e siècle, la création de nombreuses filatures à Shanghai
accrut rapidement la demande en cocons et permit l'essor de nouvelles
régions séricicoles, telles que Gaoyou, Wuxi et Dantu 45 . Wuxi devint ainsi
un nouveau centre de cocons secs. Dans les années 1890, il existait à Wuxi
une centaine de maisons de cocons, dont les plus importantes possédaient
plus de quatre-vingts fours, et les plus modestes, une trentaine 46 .
42 Ibidem ; Xu Xinwu, op. cit., p. 140.
43 Lilian M. Li, op. cit., p. 29.
44 Giovanni Federico, An Economie History of the Silk Industry, 1830-1930,
p. 119-120.
45 Li Wenzhi, op. cit., 1.1, p. 426-428.
46 Ibidem. Chen Tsu-yu, op. cit., p. 26, évalue le nombre de ces établissements à
80 à la fin du xix e siècle et à 140 en 1911.
216

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
En même temps, les régions traditionnellement productrices de soie,
par exemple Huzhou, connurent un déclin de la sériciculture après les
Taiping. La disparition de sériciculteurs expérimentés en était sans doute
une des raisons essentielles, mais la pauvreté engendrée par les troubles ne
donnait plus aux paysans les moyens d'assurer les conditions requises pour
un bon élevage 47 . Par ailleurs, les lourdes charges les poussaient à se lancer
dans des élevages trop importants par rapport à l'espace des chambres et la
quantité de mûriers à leur disposition. Selon le témoignage d'un ingénieur
japonais, dans la dernière décennie du xix e siècle **, les éleveurs de la région
du Jiangnan ne respectaient plus les pratiques exigées dans les traités
traditionnels de sériciculture. Une densité trop élevée de mûriers et de
maisons d'élevages accélérait l'extension des maladies des vers à soie.
En 1889, F. Kleinwâchter 49 , ancien commissaire de douane de
Zhenjiang, écrivit un mémoire pour exposer les ravages des maladies des
vers à soie en Chine. Il suggérait aux autorités centrales d'envoyer quelqu'un
en France pour apprendre les « nouvelles techniques » séricicoles et fonder
un établissement d'études pour l'amélioration et la diffusion de la
sériciculture en Chine 50 . Confronté à l'inertie des autorités chinoises,
Klenwàchter prit l'affaire en main. En 1887 et 1888, il engagea un éleveur
chinois, Jiang Shengjin, pour pratiquer des élevages expérimentaux à la
résidence de la douane maritime de Ningbo. Jiang fut envoyé en France
accompagné d'un interprète, Jin Bingsheng. Ce dernier, sélectionné par le
Bureau des travaux publics (Gongbu ju), était « le meilleur étudiant » de
47 Huzhou fuzhi [Tongzhi],y«a« 30.
48 Nongxuebao, n° 8, août 1897 (ci-après NXB).
49 Cet Allemand entra en 1865 dans les services de la douane maritime chinoise.
L'année suivante, il fut nommé commissaire à Zhenjiang. Sa carrière se poursuit
à Ningbo, Shantou et au Guangdong jusqu'en 1889, année où il démissionne.
Pendant toutes ces années, il se consacra à l'amélioration de la sériciculture
chinoise et rédigea plusieurs textes pour inciter les autorités centrales des Qing
à adopter certaines techniques de sériciculture européennes.
50 F. Kleinwâchter, Canwu tiaochen, p. 4b-8b.
217

Mau Chuan-Hui
l'école attachée à ce bureau 51 . Mais les résultats de leur apprentissage ne
furent pas satisfaisants à cause de l'insuffisance de leurs connaissances en
sciences naturelles 52 . Leur formation se limita donc à l'étude des méthodes
de Pasteur utilisant la microscopie pour obtenir des œufs sains dans le
grainage *. La formation de Jiang Shengjin ne suscita que peu d'intérêt de
la part des autorités chinoises qui ne réagirent qu'après la défaite dans la
guerre avec les Japonais en 1894.
Du conflit sino-japonais à la chute de l'Empire : 1894-1911
La défaite de la Chine dans la guerre sino-japonaise fit prendre conscience
de l'échec du mouvement de modernisation, Ziqiang yundong ou Yangwu
yundong, entrepris après 1860 et incita à réagir. Par le traité de Shimonoseki
en mai 1895, les firmes étrangères obtinrent le privilège de s'installer à
l'intérieur même de la Chine, ce qui leur permit de concurrencer directement
l'industrie chinoise. Les autorités lancèrent un appel pour « promouvoir
l'économie » (zhenxing shiye) en mobilisant les élites lettrées dans chaque
province. Sans chercher à monopoliser les industries mécaniques, elles
encouragèrent les hobereaux locaux à investir dans la fabrication mécanique
et promurent la création d'instituts de formation de spécialistes dans le
domaine de la fabrication industrielle.
Depuis le début des années 1880, l'exportation de la soie avait connu
une chute sérieuse entraînant une perte importante pour les fiscs centraux
et régionaux 53 . Selon Kleinwàchter, les ravages causés en Chine par les
maladies des vers à soie avaient conduit à une baisse de qualité des cocons
et une hausse des prix. Toutefois, ce commissaire de douane allemand
semble avoir « négligé » la demande en matières premières des
manufactures chinoises qui représentait un marché beaucoup plus important
que celui des exportations. Dès la répression des Taiping en 1865, la
production de soieries dans la région du Jiangnan commença à se redresser
51 Ibid., p. 20a.
52 Ibid., p. 21a.
53 F. Kleinwàchter, Canwu tushuo, p. 3a-b.
218

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
pour se rétablir presque complètement vers le dernier quart du xix e siècle 54 .
Par ailleurs, selon Albert Rondot, « depuis 1868, la soie, tant européenne
qu'asiatique, a baissé d'environ 40 % » 55 , conséquence de plusieurs
facteurs : l'ouverture du Canal de Suez, l'utilisation de la télégraphie et
l'augmentation considérable de la production mondiale de soie grâce aux
découvertes de Pasteur.
La sériciculture japonaise qui, depuis 1870, avait adopté les techniques
européennes de sériciculture et de fabrication de la soie augmentait sa
productivité, tout en améliorant la qualité. Ses exportations de soie grège
s'accrurent progressivement. En 1897, elles représentaient 70 % des
exportations chinoises et les dépassèrent en 1903. Les Chinois sentaient
l'urgence d'adopter les techniques occidentales afin d'augmenter les récoltes
de cocons et améliorer la qualité de la soie pour répondre à la demande du
marché occidental.
Les fonctionnaires provinciaux furent les premiers à promouvoir la
mécanisation. Le gouverneur provincial du Zhejiang de 1877 à 1879, Mei
Qizhao, appliqua les méthodes occidentales et acquit des équipements pour
fonder une filature. Malheureusement, le projet fut abandonné lorsqu'il fut
appelé à la capitale et les équipements furent rachetés par la filature
Gongping au bas prix de 700 yuan 56 . En 1894, le gouverneur général du
Huguang, Zhang Zhidong (1837-1909), eut à son tour l'idée de créer une
filature mécanique. L'année suivante, quand il fut promu gouverneur général
du Liangjiang, il fonda une autre filature mécanique à Suzhou et poussa à
l'installation d'un établissement à Wuxi, qui, après des débuts difficiles,
rencontra le succès en 1904. Avec le soutien du gouvernement, la filature
mécanique se développa rapidement dans la région du Jiangnan.
À la fin du xix e siècle, l'adoption des sciences et techniques étrangères
en Chine entra dans une nouvelle étape ; elle devint non seulement plus
étendue mais aussi plus systématique, particulièrement pour la diffusion
54 China : Impérial Maritime Customs, /. Statistical Séries : n" 6, Decennial
Reports, 1922-1931, p. 128.
55 Albert Rondot, Essai sur le commerce de la soie en France, p. 27.
56 ZhuXinyu, Zhejiang sichou shi, p. 134.
219

Mau Chuan-Hui
de nouvelles techniques séricicoles et l'introduction des métiers à tisser
mécaniques.
Le recours aux techniques étrangères pour la sériciculture
À l'appel des autorités locales, l'introduction des techniques séricicoles
débuta par la création d'une école de sériciculture s'inspirant des projets
de Kleinwâchter. Au début de l'année 1896, après sa nomination de
gouverneur général du Liangjiang, Zhang Zhidong transmit à l'empereur
les pétitions des hobereaux de la province du Jiangxi qui demandaient
l'autorisation de prendre une série de mesures destinées à développer le
commerce 57 . Mais le projet ne vit pas le jour, malgré l'accord de l'empereur.
Les lettrés du Jiangnan s'appliquaient également à introduire et à diffuser
des nouvelles techniques en créant des sociétés savantes et en publiant des
ouvrages et des revues de sériciculture. Mais, malgré ces efforts, les
nouvelles techniques ne purent franchir les portes des foyers d'éleveurs
traditionnels.
La première école de sériciculture, Canxueguan, fut créée en 1897 par
le préfet de Hangzhou, Lin Qi (1839-1900) 58 . Des historiens modernes
ont attribué la création de cette école à l'encouragement de Kleinwâchter 59
qui démissionna en 1889. Mais dans son rapport, Lin Qi cita les arguments
de cet ancien commissaire de douane qu'il trouva dans l'ouvrage de celuici
et expliqua comment il avait cherché partout (sixiang tanfang) pour
obtenir enfin un traité japonais de sériciculture (Riben canshu) et celui de
Kleinwâchter 60 .
57 Cf. Yang Jialuo, Gujin tushu jicheng xubian chugao. Shihuodian, p. 326.
58 Zhu Xinyu, Qiu Liangru, « Canxue guan - Zhongguo diyisuo fangzhi xuexiao »,
p. 37-43
59 Lilian M. Li, op. cit., p. 190.
60 NXB, n° 41, 1898, « Zhejiang canxueguan biao » (Tableau concernant
l'organisation de l'école séricicole du Zhejiang) ; Xiao Zhou, « Lin Qi », Sichou
shiyanjiu, 1985, vol. II, n° 3, p. 37
220

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
Les premiers mois, le professeur principal fut Jiang Shengjin qui
enseignait l'utilisation de la microscopie dans le grainage et les nouvelles
méthodes d'élevage des vers à soie. Bientôt cependant, il démissionna et
l'enseignement par la suite fut assuré par des Japonais 61 . Dès lors, ce furent
les techniques perfectionnées par ces derniers qui furent enseignées. Dans
les années qui suivirent, plusieurs étudiants de cette école furent envoyés
au Japon pour approfondir leurs connaissances.
Dès son ouverture, l'école de sériciculture se lança dans des élevages
expérimentaux de graines en provenance de France, d'Italie, du Japon et
de l'intérieur du Zhejiang, afin de sélectionner les meilleures espèces.
Simultanément, plusieurs ouvrages spécialisés dans la sériciculture furent
traduits en chinois. Des microscopes de puissance 600x furent importés
pour le grainage dans le but d'appliquer les améliorations obtenues grâce
aux méthodes de Pasteur. Au lieu de ne placer sur une toile que les œufs
pondus par un couple de papillons, on imagina de faire pondre plusieurs
couples de papillons sur un même papier divisé en plusieurs quadrillages,
en emprisonnant chaque couple dans un cercle. Si au microscope, on trouvait
des papillons porteurs de maladies, on éliminait les œufs en découpant une
partie du papier. En même temps, des thermomètres furent importés du
Japon pour faciliter le contrôle de la température de la chambre.
La diffusion des techniques était un des objectifs essentiels de l'école.
En 1901, la Canxueguan envoya ses diplômés fonder des écoles annexes
dans plusieurs districts de la province du Zhejiang, Yuhang, Jiaxing, Huzhou,
Ningbo et Shaoxing 62 . Cependant, des maisons traditionnelles de grainage,
se croyant menacées par la nouvelle méthode extensive du grainage,
s'allièrent à des notables pour réclamer la fermeture au gouverneur du
Zhejiang, Ren Daorong 63 . Une comparaison d'élevages, entre ceux menés
61 NXB, n° 11 et 41 ; Zhu Xinyu et al., « Zhongguo cansi jiaoyu shi », p. 2
62 Zhu Xinyu et al, op. cit., p. 4.
63 Plusieurs études donnent le nom Ren Dao mais il doit s'agir du gouverneur
provincial du Zhejiang en 1901, Ren Daorong. Cf. Qian Shifu, Qingdai zhiguan
nianbiao (Tableau chronologique des fonctionnaire de la dynastie des Qing),
221

Mau Chuan-Hui
par les éleveurs selon la manière traditionnelle et ceux des élèves de l'école,
fut cependant organisée en 1902 à Hangzhou et tourna à l'avantage de
ceux qui suivaient les nouvelles techniques 64 . L'école put alors continuer
à fonctionner en bénéficiant des subventions des autorités locales.
Après ce lancement, plusieurs autres écoles du même type furent fondées
dans d'autres provinces, au Hubei, au Fujian et au Shandong 65 . Les
programmes d'études de ces établissements accordaient une place aussi
importante aux méthodes de perfectionnement de la fabrication de la soie
qu'à celles concernant la sériciculture. Par ailleurs, la publication en 1904
de décrets mettant les études séricicoles au rang des principales matières
d'enseignement dans les écoles techniques élémentaires et secondaires,
favorisa le progrès des techniques séricicoles 66 .
Parallèlement, on ouvrit dans plusieurs provinces des magnaneries
expérimentales bénéficiant d'équipements modernes, qui appliquaient les
nouvelles méthodes de grainage et d'élevages des vers à soie. L'élevage
traditionnellement pratiqué au sein même de l'habitation des paysans, dans
des pièces aménagées à cet effet de manière saisonnière, fut dès lors pratiqué
dans un local spécialisé. Mais du fait de la situation financière précaire des
éleveurs et de la faible diffusion des nouvelles techniques, l'expérience ne
franchit pas le stade expérimental.
Traditionnellement, les gouverneurs chinois encourageaient la
sériciculture en finançant la publication et la distribution des traités et des
illustrations des techniques séricicoles. À la fin du xix e siècle, le contenu et
la manière de représenter les outils évolua.
On se lança dans la traduction des livres spécialisés étrangers, plus
particulièrement des ouvrages japonais, dont l'accès était plus facile. Quant
aux traités occidentaux, leur traduction fut assurée soit en collaboration
avec des Occidentaux, soit à partir des traductions en japonais. La traduction
Beijing, Zhonghua shuju, 1980, t. II, p. 1740-1741 ; China : Impérial Maritime
Customs, Decennial Reports, 1892-1901, vol. II, « Hangchow », p. 6.
64 Zhu Xinyu et Qiu Liangru, op. cit., p. 39.
65 Li Pingsheng, « Lun wanqing cansiye gailiang », p. 93.
66 Ibid.
222

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
de l'ouvrage italien Storia deibachida setagovernati coinuovi metodi nel
1816 nel regno Lombardo- Veneto de Dandolo 67 , réalisée par John Fryer et
Wang Zhensheng d'après la version anglaise 68 , fut publiée en 1898. Elle
marque une étape intéressante dans la diffusion et l'amélioration des
techniques chinoises en Italie, qui passant par la France et l'Angleterre
finirent par revenir en Chine.
La première revue d'agriculture, Nongxuebao (Journal d'agronomie),
fut lancée en 1897 par la Société d'agronomie, Nongxue hui ou Wunong
hui 69 , fondée en 1896 par des lettrés réformistes à Shanghai. Dans sa préface
au premier numéro, Liang Qichao (1873-1929) appelle de ses voeux « la
traduction et la publication d'ouvrages et de revues » (yiyin shubao),
meilleur moyen, selon lui, d'introduction des nouvelles méthodes dans
l'agriculture chinoise, parce que « les lettrés (fangling jubuzhe) ne savent
pas distinguer le blé des légumineuses, [...] et que les gens travaillant dans
les champs (yi nanmu zhe) ne connaissent même pas un mot ». Les statuts
abrégés de la Société {Wunong hui luezhang) se donnaient pour objectif de
« traduire toutes sortes d'ouvrages et de revues agricoles européens,
américains et japonais, lancer des revues, dans le but d'instruire les lettrés
chinois (Zhongguo shifu) » 70 . La diffusion de cette revue fut soutenue par
les autorités locales qui en ordonnaient la lecture à leurs subordonnés et y
abonnaient toutes les écoles traditionnelles (shuyuan) 71 . Le contenu des
différents numéros témoigne de l'intérêt marqué par les élites novatrices
aux techniques étrangères et au commerce mondial de la soie.
À la fin du règne de Guangxu, avec 1 ' appel à « promouvoir l'économie »,
les bureaux spécialisés furent intégrés dans l'organisation ministérielle. En
1898, un ministère de l'agriculture, de l'industrie et du commerce
(Nonggong shangju) fut créé pour aider chaque province à effectuer « le
67 Le même ouvrage avait été traduit en français par Fontaneilles (1819).
68 Yidali canshu, préface.
69 La Société d'agronomie fut fondée par Luo Zhenyu (1866-1940) et Jiang Fu.
La revue de cette société s'appelait également Nongxue huibao (Journal de
l'Association agronomique).
70 NXB, n° 1, 1897.
71 NXB, n°5;n° 13, 1897.
223

Mau Chuan-Hui
redressement de l'agriculture et encourager le développement des métiers
artisanaux » n . Les gouverneurs de chaque province furent appelés à
mobiliser les élites lettrées pour qu'elles s'engagent en faveur de l'adoption
des techniques chinoises et occidentales.
Par ailleurs, des mesures d'encouragement à l'industrie furent publiées,
accordant des primes aux inventeurs et innovateurs ainsi qu'à ceux qui
introduisaient de l'étranger de nouveaux procédés 73 , et même aux auteurs
d'ouvrages présentant de nouvelles sciences et techniques. Les mécènes
qui fondaient des bibliothèques, des musées, des écoles et les créateurs
d'industries purent bénéficier de ces primes 74 .
Avec la conscience de la nécessité de la formation de personnels
spécialisés dans l'agriculture, l'industrie et le commerce, l'enseignement
des sciences et des techniques fut inséré dans le programme administratif 75 .
Du tissage artisanal au tissage mécanique
Le développement du commerce de la soie avec les Occidentaux qui
entraînait une hausse importante du prix des soies priva les artisans chinois
des matières premières de qualité. Les prix élevés obligèrent les intendants
des manufactures à modifier l'organisation de travail afin de pouvoir
répondre à la demande de la Cour. Après la répression des Taiping, la plupart
des soieries destinées à la Cour furent confectionnées sur des métiers
privés 76 . Les restrictions financières de la Cour firent fondre les budgets
consacrés aux soieries et la manufacture impériale de Nankin (Jiangning
zhizao) fut fermée en 1904 77 . Cette mesure signifiait une réduction
72 Qingchao xu wenxian tongkaojuan 378, p. 11239.
73 Wang Jingyu, op. cit., t. I, p. 638-639.
74 Ibid., p. 640-646.
75 Qingchao xu wenxian tongkaojuan 378, p. 11239.
76 Fan Jinmin et Jin Wen, op. cit., p. 174-186.
77 Cette manufacture avait subi de grands dégâts lors de la rébellion de Taiping.
Avec le retour de la paix, le gouverneur Zeng Guofan (1811-1872) s'efforça de
rétablir l'industrie de la soie dans la ville de Nankin, mais elle continua à
décliner. Cf. Jiangning fuzhi [Xuzuan], juan 6, p. 4.
224

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
importante du marché intérieur pour l'industrie des soieries du Jiangnan.
L'importation d'étoffes étrangères, mélangeant souvent à la soie des fibres
moins coûteuses qui mettaient sur le marché intérieur des produits à des
prix beaucoup plus bas que ceux des produits chinois, concurrençait
directement les soieries chinoises. De plus, le Japon et la Corée progressaient
aussi dans les techniques de tissage de la soie ; les Japonais fabriquaient
leurs métiers en s'inspirant du métier Jacquard.
Le « métier Jacquard » était un métier à tisser équipé d'une navette
volante * pour des soieries à petites façonnées *, dont le tireur de lacs,
remplacé par un chapelet de cartons perforés *, permettait de confectionner
des soieries de grande largeur, de se passer du tireur de lacs et d'augmenter
la production en diminuant le coût de revient.
Toutefois les manufactures de Suzhou, par l'intermédiaire des maisons
de soieries (chouzhuang) de Shanghai, continuaient à recevoir des
commandes des Anglais, en particulier de soieries changeantes * (shanduan)
et de soieries dites de Ningchou * 78 . Dans l'ensemble pourtant, le marché
extérieur des soieries chinoises se rétrécissait, contraignant les tisserands
chinois à trouver de nouveaux moyens et de nouveaux produits pour rester
compétitifs.
Les fabriques de Suzhou et de Hangzhou créèrent de nouveaux motifs
décoratifs pour répondre au goût du marché occidental 79 . Selon les
documents officiels, les métiers à la tire mécanique furent introduits sous
le règne de Xuantong (1909-1911) 80 par la compagnie Weicheng de
Hangzhou 81 . A Suzhou, le gérant de la manufacture Yongxingtai wenji,
Xie Ruisan, envoya secrètement en 1907 un émissaire à Shanghai pour se
procurer des métiers Jacquard d'occasion, modifiés par les Japonais 82 .
78 Song Boyin, « Suzhou sizhi shougongye lishi de diaocha », p. 104.
79 Guanwu shangbao, 1910, vol. 24, p. 32.
80 Cf. « Suzhou shiyeting zi di 65 hao gonghan », in Suzhoushi sichou gongyezhi,
1986, tome III, p. 312-313.
81 Citation d'une lettre officielle du 1 er août 1919, reproduite dans les Archives
municipales de Suzhou.
82 Cf. Témoignage oral de Xie Ruisan, cité dans l'enquête de Song Boyin, op.
cit., p. 86-120.
225

Conclusion
Mau Chuan-Hui
Ses échecs dans les guerres avec les puissances occidentales et japonaise
mirent la Chine dans une position semi-coloniale. Les traités qui lui furent
imposés, au terme des deux guerres de l'Opium, en déséquilibrant sa balance
commerciale, l'ont amenée à considérer la soie comme un élément majeur
de ses exportations. Pour compenser le déficit de son commerce avec les
Occidentaux, financer les remboursements des crédits et des indemnités de
guerre, elle fut obligée d'augmenter ses exportations de soie et de se plier
aux critères imposés par les industries occidentales. Le pays, qui jadis avait
inventé la soie, en vint donc à importer, étudier et utiliser les techniques
européennes de fabrication. Les premiers promoteurs de cette lente évolution
furent des particuliers, occidentaux ou chinois. Par ses atermoiements face
à la menace d'une monopolisation de l'industrie de filature de la soie par
les entrepreneurs étrangers installés sur le sol national, le gouvernement,
en laissant passer la conjoncture favorable, fit perdre à la Chine l'occasion
de s'enrichir.
Les innovations techniques introduites de l'étranger, l'usage des
équipements mécaniques, l'introduction du microscope et du thermomètre
dans la sériciculture et l'utilisation de la vapeur dans le tirage des cocons,
facilitaient les manipulations et maintenaient les conditions convenables
pour ces activités. Mais elles bouleversaient les comportements traditionnels
du travail, basés essentiellement sur l'habileté et les soins des artisans,
principe qui avait fait ses preuves mais ralentissait la diffusion des
techniques. Des résistances à la mécanisation qui ne diffèrent pas
sensiblement de celles que connut l'industrie de la soie lyonnaise.
Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, la Chine s'est laissé
surprendre par l'irruption de facteurs économiques venus de l'extérieur
concurrencer le fleuron de son activité traditionnelle. Comme les Japonais
— dont la concurrence se fit sentir dès la fin du xix e siècle — les Chinois
acceptèrent en totalité les critères de qualité occidentaux, critères
complètement différents des leurs. À force d'augmenter ses exportations
de soie grège grâce à l'adoption de la filature mécanique, la Chine vit son
tissage menacé. Ses tisserands, confrontés à une pénurie croissante de
226

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
cocons, subirent une hausse de leurs coûts de revient qui les contraignit,
soit à cesser leurs activités, soit à les mécaniser.
De plus, les progrès des cotonnades et des autres textiles, la découverte
de la soie artificielle mirent progressivement fin à l'importance
plurimillénaire de la soie. Ce déclin fut d'autant plus remarquable que
parallèlement d'autres industries prenaient une importance grandissante
dans les échanges économiques mondiaux. Malgré les efforts du
gouvernement chinois, l'industrie de la soie fut incapable de retrouver son
prestige passé.
227

Mau Chuan-Hui
Lexique
Asple ou dévidoir : Support destiné à recevoir la soie tirée, auquel on imprime
un mouvement de rotation continue.
Bave : Sécrétion produite par les deux glandes soyeuses du ver. Au contact
de l'air, ces sécrétions se solidifient et ne forment plus qu'un seul
brin.
Cartons perforés : Installation conçue d'abord par Bouchon et Falcon dans
le but de remplacer les tireurs de lacs des métiers à tisser les étoffes
façonnées *. Au début du xix e siècle, Jacquard synthétisa les acquis
de Falcon et Vaucanson et parvint à commander le mouvement des
fils de chaîne pour réaliser des motifs à l'aide de chapelet de cartons
perforés et d'un ensemble d'aiguilles et de crochets.
Changeant : Se dit d'un tissu dont la chaîne et la trame sont de coloris
contrastés. Selon l'incidence de la lumière, le tissu donne des reflets
de coloration différente.
Croisure : Croisement de fils de soie sortis de filières *, soit entre deux fils,
soit sur eux-mêmes, pour former un auto-croisement. L'existence
d'une croisure permet aux brins de mieux adhérer entre eux pour
former un fil aussi rond que possible, tout en en éliminant l'humidité.
Décreusé : Fil de soie dont le grès est complètement dépouillé.
Écru : Fil de soie dans l'état où il sort de la filature *.
Façonné : Étoffes décorées de motifs obtenus pendant le tissage par
croisement des fils de chaîne et de trame. Lorsque les motifs se
répètent au moins deux fois dans la largeur du tissu, on parle de
« petit façonné ».
Filature : Établissement où se déroulent les opérations de dévidage mécanique
des cocons.
Filière : Anneau placé au-dessus de la bassine pour recevoir un nombre
déterminé de brins issus des cocons pour former le fil de soie.
Flacherie : Maladie contagieuse du ver à soie, dite aussi Maladie des mortsflats,
provoquée par un vibrion bacillaire, le Bacillus sotto Isbiwata.
La propagation se fait essentiellement par la nourriture. Elle atteint
en général des vers proches de leur maturité, notamment au cinquième
âge, et même à la montée *. Le Bacillus sotto Isbiwata demeure
essentiellement dans les organes digestifs des vers qui deviennent
languissants, lèvent souvent la tête avant de s'étendre puis de
228

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
s'immobiliser. La mort survient rapidement. Les morts-flats
deviennent mous, noircissent à partir de leurs 4 e , 5 e et 6 e anneaux.
Quand tout le corps est gagné, ils se putréfient et dégagent une odeur
fétide. Certains vers, infectés d'une manière moins sévère, peuvent
tisser leur cocon avant de mourir sur la bruyère ou à l'état de
chrysalide, mais en se putréfiant, ils salissent le cocon. Il n'existe
pas de remède à la flacherie, mais l'observation attentive des vers
anormaux permet de prévenir la contamination rapide des vers sains.
L'aération régulière de la chambre, un nettoyage fréquent des litières,
l'espace suffisant, ainsi qu'une alimentation saine et pas trop
abondante diminuent les risques d'apparition de la maladie. Par
ailleurs, les maladies des vers arpians ou gattinés, des lucettes, des
clairettes se manifestent avec des symptômes analogues.
Grainage : Suite d'opérations ayant pour objectif d'obtenir des graines (œufs
des vers à soie) pour le prochain élevage. Un nombre égal de cocons
mâles et femelles sont mis à part parmi les mieux formés et réservés
pour ne pas subir le tirage * : après l'accouplement des papillons, on
les place sur une toile ou un papier spécial, afin que la femelle y
ponde ses œufs.
Grainage cellulaire : Technique créée par Pasteur en 1867 après la découverte
de la transmission héréditaire de la pébrine, permettant d'éliminer
les graines produites par des papillons infectés, après examen
microscopique.
Magnanerie : Local conçu spécialement pour l'élevage des vers à soie.
Montée : Opération consistant à disposer les vers ayant atteint la maturité
sur une cabane, ou bruyère, pour qu'ils tissent leur cocon.
Navette volante : Dispositif inventé par John Kay en 1733 qui consiste à
imprimer, par un jeu de ficelles appelé « fouet », un mouvement de
va-et-vient pour introduire le fil de trame. Cette invention permet à
un seul ouvrier (au lieu de deux) de tisser de larges étoffes.
Ningchou : Littéralement « soieries de Nankin », lieu d'origine de ces tissus
unis ou façonnés *, tissés avec une chaîne décreusée * et une trame
écrue *. Ultérieurement, on produisit également les Ningchou à
Suzhou, Hangzhou et au Sichuan.
Pébrine : Maladie héréditaire et contagieuse du ver à soie, provoquée par
des protozoaires Nosema Bombycis Nageli. Les vers infectés ne
grossissent pas ; leur développement devient irrégulier, inégal. Au
bout d'un certain temps, le corps se couvre de taches noires. Certains
229

Mau Chuan-Hui
vers infectés parviennent au stade de la montée et tissent leur cocon.
D'autres arrivent même à se métamorphoser en papillons, souvent
mal formés. L'examen microscopique révèle que des corpuscules
ovoïdes remplissent l'organisme. La maladie peut se transmettre dès
le stade de l'embryon ou par la nourriture. Des espèces peu robustes,
des feuilles mal formées, un mauvais réglage de la température et de
l'humidité favorisent l'apparition de la pébrine. Il n'existe pas de
traitement. Le grainage * des œufs sains, la désinfection des graines,
l'hygiène de la chambre d'élevage et des ustensiles, une surveillance
rigoureuse des vers pendant l'élevage sont des mesures efficaces de
prévention dans la magnanerie.
Sériciculture : Branche de production de la soie qui comporte traditionnellement
la préparation de la nourriture des vers, leur élevage et le
tirage de la soie des cocons. Lors du développement des filatures *,
le dévidage des cocons, jusqu'alors assuré dans les foyers d'éleveurs,
devint une branche indépendante de l'industrie de la soie.
Soie grège : Fil de soie obtenu par tirage (ou dévidage) des cocons.
Généralement ce terme désigne la soie fabriquée par les filatures.
Teinture en pièce : Se dit des étoffes de soie qui subissent la teinture après le
tissage.
Tirage de la soie : Opération consistant à tirer la soie des cocons pour obtenir
le fil de soie, en dissolvant partiellement le grès qui adhère aux brins
de soie. Pour ce faire, il faut tremper un nombre déterminé de cocons
dans une bassine d'eau chauffée à une température donnée. Par la
suite, on tire les baves * une à une par leur extrémité et on les fait
passer par la filière 'jusqu'à l'asple * en passant par la croisure * et le
va-et-vient (cf. Tour pour tirer la soie). Au contact de l'air, grâce aux
débris de grès restant sur la soie, les baves adhérent entre elles pour
former un seul fil.
Tour pour tirer la soie : Dispositif servant à tirer la soie des cocons. Il
comprend généralement une bassine d'eau chaude dans laquelle on
trempe un nombre déterminé de cocons pour en dissoudre le grès,
une filière * pour rassembler les brins en un seul fil, une croisure *
qui permet aux baves d'adhérer entre elles, un va-et-vient qui a pour
but de disposer d'une manière égale les fils de soie sur l'asple *.
230

Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
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Caractères chinois
236
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Tiangong kaiwu ^ X PS #5
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Les techniques européennes et l'industrie de la soie en Chine
Résumé
MAU Chuan-Hui : L'introduction en Chine des techniques européennes de l'industrie
de la soie, de la guerre de l'Opium au début du xx c siècle
À la suite de la première guerre de l'Opium et la signature du traité de Nankin, la
Chine commence à s'ouvrir aux puissances occidentales. La signature successive
d'autres traités cause en Chine un changement de circonstances politiques et
économiques qui provoque l'évolution de la pensée chinoise. Cette étude de synthèse
tente d'analyser les conséquences de l'introduction des techniques européennes de la
soie et les causes qui poussèrent les Chinois à les adopter. Pourquoi les Chinois
abandonnèrent-ils la fierté de leur industrie traditionnelle et comment adoptèrent-ils
des techniques et des équipements européens ? Cet article se présente en trois phases :
I) de la première guerre de l'Opium (1840) à la fin de la seconde guerre de l'Opium
(1860), période où s'intensifient les exportations de soie grège chinoise vers l'Europe ;
II) de 1861 à la veille de la guerre sino-japonaise ( 1894) : l'implantation des filatures
mécaniques par les occidentaux et les Chinois ; III) de 1894 à la chute de la dynastie
des Qing en 1911 : les recherches spontanées des Chinois pour introduire des
techniques séricicoles et le métier mécanique.
Abstract
MAU Chuan-Hui : The introduction of the European silk techniques to China from
the Opium War to the beginning of the 20 ,h Century
After the first Opium War and the signature of the Nankin Treaty, China began to
open its doors to Western Powers. The successive signing of other treaties caused a
big change in Chinese political and économie circumstances, and brought out the
évolution of Chinese thinking. This synthesis study aims to analyze the conséquences
of the introduction of European silk techniques and the reasons that induced the
Chinese to adopt them. Why were the Chinese no longer proud of their traditional
industry and how instead did they adopt European techniques and equipments? This
article is divided into three parts: I) from the first Opium War (1840) to the end of
the second Opium War (1860), period during which exports of the Chinese raw silk
to Europe were intensified; II) from 1861 to the eve of the Sino-Japanese War ( 1894):
the establishment of spinning mills in China by Westerners and Chinese; III) from
1894 to the end of the Qing dynasty in 1911 : the Chineses' spontaneous research to
adopt the European sericultural techniques and the Jacquard loom.
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