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Demain Sera Bleu

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C. Vinccenti<br />

<strong>Demain</strong> <strong>Sera</strong> <strong>Bleu</strong>


TABLE des MATIERES<br />

Chapitre1 – Retour en France -------------------------------------------------------------- p3<br />

Chapitre 2 – Première descente au Nautilus ----------------------------------------------p10<br />

Chapitre 3 – Bienvenue à Fric City --------------------------------------------------------p14<br />

Chapitre 4 – Une affaire de chœur ---------------------------------------------------------p17<br />

Chapitre 5 – Une mécanique bien huilée --------------------------------------------------p23<br />

Chapitre 6 – Rencontre avec une diva -----------------------------------------------------p28<br />

Chapitre 7 – <strong>Demain</strong> sera bleu --------------------------------------------------------------p32<br />

Chapitre 8 – Pause café ----------------------------------------------------------------------p34<br />

Chapitre 9 – Week-end ----------------------------------------------------------------------p37<br />

Chapitre 10- Une soirée en Afrique --------------------------------------------------------p49<br />

Chapitre 12 - C’est l’plombier --------------------------------------------------------------p57<br />

Chapitre 13 – Une initiative malheureuse -------------------------------------------------p63<br />

Chapitre 14 – Le concert de Noël ----------------------------------------------------------p66<br />

Chapitre 15 – Et vous pensez avoir fini quand ? -----------------------------------------p69<br />

Chapitre 16 - Une situation embarrassante -----------------------------------------------p71<br />

Chapitre 17 – Joyeux Noël ------------------------------------------------------------------p74<br />

Chapitre 18 – A nos 20 ans ! ---------------------------------------------------------------p80<br />

Chapitre 19 – Concert de printemps -------------------------------------------------------p83<br />

Chapitre 20 – Pratiques abusives -----------------------------------------------------------p86<br />

Chapitre 21 – Dany fait une tentative ------------------------------------------------------p88<br />

Chapitre 22 – La pensionnaire de Saint-Joseph ------------------------------------------p91<br />

Chapitre 23 – Irrésistible désir --------------------------------------------------------------p97<br />

Chapitre 24 – Une offre de dépannage tardive ------------------------------------------p100<br />

Chapitre 25 – Une soliste très douée -----------------------------------------------------p106<br />

Chapitre 26 – Petits cadeaux entre amis -------------------------------------------------p109<br />

Chapitre 27 – Les fantômes du passé ----------------------------------------------------p112<br />

Chapitre 28 – Un début de vie de famille -----------------------------------------------p116<br />

Chapitre 29 – Contretemps médical ------------------------------ -----------------------p120<br />

Chapitre 30 – Une évidence accablante --------------------------------- ----------------p123<br />

Chapitre 31 – Nouvelle donne ------------------------------------------------------------p127<br />

Chapitre 32 – Le choix de Gianni --------------------------------------------------------p129<br />

Chapitre 33 – Baisse de tension -----------------------------------------------------------p132<br />

Chapitre 34- L’invité surprise ------------------------------------------------------------p136<br />

Chapitre 35 – Livraison de chantier ------------------------------------------------------p141<br />

Chapitre 36 – Secrets -----------------------------------------------------------------------p147<br />

Epilogue--------------------------------------------------------------------------------------p152<br />

2


CHAPITRE 1 – RETOUR EN FRANCE<br />

« Mesdames et Messieurs, nous entamons notre descente vers l’aéroport de Paris<br />

Charles de Gaulle. Veuillez regagner vos sièges et boucler vos ceintures de sécurité. »<br />

Le vol de nuit qui la ramenait de New-York touchait à sa fin. Un peu comme la queue<br />

des quinze personnes qui avaient pris d’assaut les cabinets de toilette situés au milieu<br />

de l’appareil, afin de se rafraîchir avant d’arriver à Paris. Lisa avait patiemment<br />

attendu avec sa petite trousse I love NY, derrière la trousse Chanel, elle-même<br />

précédée de la trousse Dilbert, qui suivait deux trousses sans style particulier plutôt<br />

vieillissantes et ternes, à l’image de leurs propriétaires sans distinction ni expression.<br />

La plus rapide des trousses à atteindre les réduits si convoités avait été –bien entendu-<br />

celle de Harry Potter. C’était sûrement d’ailleurs pour ce genre de petite magie à<br />

l’usage du quotidien que ce type d’article devait faire des ravages. En tout cas, c’est<br />

toujours ainsi. Alors que New-York était enfin arrivée devant la porte verrouillée,<br />

sans aucune autre trousse pour s’interposer désormais entre elle et la porte des<br />

sanitaires, il avait fallu que l’hôtesse se ligue à son tour pour l’inciter à faire demitour.<br />

C’était bien mal connaître New-York qui, contrairement à Chanel sortie en toute<br />

hâte pour retrouver son siège, des fois que des passagers seraient montés en cours de<br />

route et lui auraient piqué la place, s’enferma dans le réduit pour procéder à une<br />

toilette sommaire. Elle peigna ses cheveux qui bien que coupés courts n’en étaient pas<br />

moins rebelles, mais surtout soulagea sa vessie que les huit verres de liquide<br />

régulièrement offerts par le personnel pendant le vol – la psychose des thromboses<br />

avait manifestement fait son oeuvre- avaient dilatée jusqu’à un point proche de<br />

l’éclatement.<br />

Le soulagement grandissant était visible sur le visage de New-York au fur et à mesure<br />

que le liquide chaud s’écoulait entre ses cuisses. Elle fut bien perturbée par une ou<br />

deux secousses de l’appareil mais l’opération fut presque totalement maîtrisée. Puis<br />

Lisa nettoya sommairement les rebords de la cuvette, se lava bien les mains et rinça le<br />

lavabo avant de regagner son siège, ainsi que le préconisait l’enseigne lumineuse qui<br />

semblait la fixer d’un air de reproche. Chanel avait eu le réflexe de pulvériser<br />

copieusement une senteur assez lourde mais qui avait le mérite de couvrir celles<br />

moins raffinées de l’endroit, malgré le déodorant mis à disposition par la compagnie.<br />

Quand Lisa arriva dans le couloir, la plupart des gens étaient assis mais certaines<br />

personnes continuaient à s’agiter près de leur siège ou à farfouiller dans les<br />

compartiments de bagages à main. On rangeait à qui les jeux des enfants, à qui le<br />

tricot de grand-mère, ou encore l’ordinateur de monsieur qui avait préparé son<br />

compte-rendu de mission pendant le vol, avant de reprendre la routine stressante et<br />

bien remplie du travail et de la vie de famille.<br />

Lisa avançait régulièrement entre les rangées de sièges pour rejoindre sa place. Toute<br />

à sa progression le long du couloir, elle ne vit pas venir le danger. Tout se passa très<br />

vite. Alors qu’elle arrivait à hauteur de Chanel, qui avait dû oublier de se parfumer<br />

depuis au moins deux minutes, la main qui tenait le flacon se leva et lâcha un jet<br />

puissant d’aérosol qui n’atteignit que partiellement le cou empâté qui constituait sa<br />

cible initiale, mais réussit à embrumer d’un coup la vue de New-York. Le contact<br />

agressif du liquide pulvérisé sur ses prunelles déclencha un flot immédiat de larmes<br />

que filtraient ses cils avant de les laisser s’écouler sur sa joue. Lisa ne sut pas si le pire<br />

était cette brûlure intense dans les yeux ou bien cette odeur pesante qui n’était plus<br />

mise en valeur par celle de l’urine. Elle fit un demi-tour réflexe pour aller se rincer les<br />

3


yeux , sans prêter attention à son agresseur, après avoir poussé un « ah » de douleur et<br />

en essayant de ne pas trop gémir. Ses mains, tendues en avant, tâtonnaient dans l’allée<br />

pour l’aider à baliser son avancée. Entre deux fauteuils, elle toucha un nounours<br />

qu’agitait sans complaisance un enfant et plus loin effleura le tissu du pantalon d’un<br />

homme qui se hissait pour enfourner un dernier bagage et sembla apprécier, une fois<br />

la surprise passée, cette caresse involontaire et délicate sur sa croupe bombée.<br />

Une hôtesse voulut raccompagner Lisa illico à son siège puis s’empressa, au vu des<br />

circonstances, de la prendre en charge afin qu’elle puisse se rincer les yeux avec un<br />

sérum puisé dans la trousse d’urgence de la compagnie. Le contact du liquide froid<br />

apaisa rapidement le feu. New-York était sauvée et le voile se dissipait peu à peu.<br />

Néanmoins, elle gardait un certain ressentiment pour la poupée vieillissante et<br />

pseudo-grand luxe qui non seulement l’avait momentanément handicapée mais de<br />

plus semblait ne s’être rendu compte de rien. Plus de peur que de mal pour New-<br />

York, plus de coquetterie bas de gamme à en juger par son parfum que de raffinement<br />

et d’éducation du côté de son agresseur.<br />

Lisa avait enfin pu regagner son siège, les yeux encore rougis par sa mésaventure, en<br />

prenant garde d’éviter toute autre rencontre hasardeuse. La vision déformée du décor,<br />

encore troublée par les larmes abondantes que le corps étranger avait fait perler de ses<br />

yeux, commençait maintenant à se stabiliser. Heureusement que sa copine Léa venait<br />

la chercher à l’aéroport. Cette perspective agréable lui changea un peu les idées.<br />

Léa était la complice et la confidente de ses années de lycée et elle avait hâte de la<br />

retrouver après son escapade américaine.<br />

Léa l’avait bien prévenue qu’elle avait un peu grossi ces derniers temps mais quand<br />

Lisa débarqua dans le terminal, elle ne put cacher sa surprise.<br />

- Léa ! Bonjour ! Elle agitait sa main fine et menue en direction de son amie qui<br />

n’avait pas exagéré au sujet de sa prise de poids. Seulement, celle-ci semblait<br />

très localisée. Tu ne m’avais pas dit ? Mais c’est qui ? Et depuis quand ? Oh,<br />

je suis si heureuse de te revoir. Elle ne détachait pas le regard de ce ventre<br />

rond sur lequel elle n’osait pas poser la main. Pourtant la tentation était forte.<br />

En même temps, pour qui connaissait Léa, ces choses-là devaient bien finir par<br />

arriver.<br />

- Salut ma chérie. Heureuse de te revoir moi aussi. C’était bien ce stage aux<br />

US ? Tu as brisé le cœur de combien de petits stagiaires perdus comme toi<br />

dans cette grande ville et qui cherchaient le réconfort d’un joli minois et d’un<br />

popotin aussi bien roulé que le tien ? Oh, raconte-moi s’il te plaît, je veux tout<br />

savoir !…<br />

Elle avait accompagné ce geste d’une bonne tape sur les fesses de Lisa qui poussa un<br />

petit cri en riant, heureuse de retrouver sa bonne vieille copine dont la présence lui<br />

avait parfois vraiment manqué pendant ces dix mois.<br />

Léa était une camarade de lycée qui avait bifurqué vers la fac de médecine pendant<br />

que Lisa entreprenait des études de commerce avec option informatique. A l’époque<br />

Lisa habitait avec son père mais supportait de plus en plus mal la présence de sa bellemère,<br />

qu’elle avait toujours considérée comme responsable de la séparation de ses<br />

parents. Aussi essayait-elle le plus souvent possible d’aller passer les week-ends dans<br />

le studio que les parents de Léa lui avaient trouvé pour qu’elle puisse poursuivre ses<br />

études. Léa était alors une fille brillante mais qui semblait encore se chercher. Lisa<br />

4


n’avait pas eu des résultats scolaires aussi impressionnants – la situation houleuse<br />

entre ses parents pendant les années qui avaient précédé n’avait d’ailleurs rien fait<br />

pour arranger les choses - mais elle compensait par une détermination et une<br />

obstination farouches au travail.<br />

Après le bac, les soirées passées entre copines dans ce petit studio comptaient parmi<br />

les plus beaux souvenirs de Lisa. Léa avait toujours des tas d’anecdotes à raconter sur<br />

les étudiants en médecine. Elle faisait aussi profiter Lisa de toutes les farces qu’elle<br />

jouait à ses collègues d’amphithéâtre, de ses expérimentations sur le comportement<br />

masculin et n’hésitait pas à raconter les détails les plus salaces de ses apparemment<br />

nombreuses expériences sexuelles à Lisa, qui était véritablement impressionnée par<br />

les dires de son amie.<br />

Elle-même n’avait eu jusqu’alors que quelques petits copains et s’était limitée à des<br />

échanges de baisers ainsi qu’à des caresses exploratoires balisées par la ceinture<br />

serrée de ses jeans. Non pas qu’elle n’ait jamais eu envie de faire le grand saut. Elle<br />

avait eu pendant longtemps le béguin pour un grand qui avait presque trois ans de plus<br />

qu’elle et qu’elle trouvait infiniment beau avec ses cheveux sombres et ses grands<br />

yeux verts. Il s’appelait Luc et portait souvent un long manteau qui allongeait encore<br />

sa silhouette filiforme. Il peinait dans la classe supérieure –les études n’étaient pas<br />

manifestement son point fort mais c’était secondaire quand on était capable de faire<br />

fantasmer la moitié des filles du lycée. Bien entendu il n’avait jamais remarqué Lisa.<br />

Par contre, il avait réussi à focaliser ses émotions les plus intimes, en un mot à<br />

presque la désintéresser de tout autre garçon. Puis Luc avait enfin réussi à décrocher<br />

son bac et Lisa avait bossé d’arrache-pied pour l’obtenir à son tour, avec une mention<br />

Assez Bien qui avait fait la fierté de toute la famille. Lisa avait ensuite intégré une<br />

classe préparatoire et fixé son dévolu sur une autre icône, François, hybride du grand<br />

Claude du même nom pour le physique et d’un monastique pour les choses plus<br />

légères de leur âge. Il mobilisait les pulsions fantasmagoriques de Lisa et libérait ainsi<br />

son intellect qu’elle utilisait pleinement pour faire face à la masse de travail<br />

décourageante qu’on leur infligeait quotidiennement.<br />

Pleinement sollicitée par ses devoirs et sa fixation, Lisa attendait avec impatience les<br />

fins de semaine avec Léa, où certes elle devait travailler encore, mais surtout pendant<br />

lesquelles elles s’octroyaient une petite sortie le samedi soir, qui se finissait<br />

inexorablement par des heures de bavardage au lit et de grands éclats de rire avant de<br />

s’endormir.<br />

Chaque escapade au studio avait été une bouffée d’air frais pour Lisa, hors de<br />

l’atmosphère tendue qui flottait dans l’appartement où s’était installée Josie avec son<br />

père, depuis dix longues années déjà. Son vrai nom, c’était Josette, mais comme<br />

l’intéressée ne l’aimait pas, elle avait opté depuis longtemps pour ce diminutif plus<br />

doux. Pour Lisa, ce surnom n’était qu’une tromperie supplémentaire dans le tableau<br />

de cette femme insupportable qui avait détrôné sa mère et du même coup fichu en<br />

l’air sa vie tranquille de petite fille et compromis l’innocence de ses jeunes années.<br />

Lisa était restée en contact étroit avec sa mère qu’elle adorait, mais celle-ci avait fait<br />

le choix de déménager dans le Sud de la France afin de retrouver du travail et une<br />

autre qualité de vie. Lisa avait eu l’occasion depuis de comprendre qu’un certain Jean-<br />

Michel avait grandement contribué à cette qualité de vie et elle avait fini par accepter<br />

l’éclatement de sa famille, comme on accepte toutes les grandes douleurs inéluctables<br />

de la vie, par force mais aussi avec courage. Lisa était restée, avec l’accord de sa mère<br />

et après de longues discussions de famille parfois houleuses, avec son père qu’elle<br />

adorait également. Cette décision lui permettait de maintenir son environnement<br />

scolaire, garder ses copines et pouvoir continuer les leçons avec son professeur de<br />

5


chant, ce qu’elle affectionnait particulièrement. Lisa avait une voix très pure de<br />

soprano et sa mère savait combien cette activité était importante pour<br />

l’épanouissement de sa fille.<br />

Lisa allait donc désormais dans le midi pour passer les vacances et un contact<br />

maternel régulier était maintenu par des appels téléphoniques et quelques lettres<br />

échangées.<br />

Et puis, Lisa avait eu cette opportunité d’intégrer une école de commerce, couronnant<br />

deux années d’efforts sanctionnées par des concours difficiles mais finalement<br />

libérateurs. Son cursus incluait un stage de six à dix mois en entreprise, qu’elle avait<br />

décidé d’effectuer à l’étranger afin de consolider sa pratique, déjà très honorable, de<br />

l’anglais. Comme toute bonne mélomane qu’elle était, Lisa avait une oreille fine qui<br />

lui était également précieuse pour la pratique de langues étrangères. Ainsi, en plus de<br />

l’italien qui était la langue de ses origines familiales et du français qui était sa langue<br />

d’adoption, elle maîtrisait bien l’anglais et avait même de solides bases en allemand.<br />

Un véritable atout à l’âge où elle allait se jeter sur le marché du travail.<br />

Elle avait pu se perfectionner en américain pendant ce stage providentiel à New-York<br />

et espérait maintenant pouvoir intégrer une filiale du groupe implantée dans la région,<br />

ainsi qu’on lui en avait laissé entrevoir la possibilité, au vu des excellentes capacités<br />

techniques et d’adaptation dont elle avait fait preuve au cours de sa première<br />

expérience, que ses responsables de stage avaient trouvée très prometteuse.<br />

Elle comptait bien raconter tout ceci et un tas d’autres choses à Léa autour d’un café<br />

croissants, à défaut de Donuts, beignets qu’elle avait appris très vite à apprécier le<br />

matin avec son verre de café clairet, comme les Américains en ont le secret.<br />

Léa préféra quitter l’aéroport au plus vite et dès que Lisa eut récupéré ses bagages,<br />

elles partirent vers la file de taxis. Le temps était à la pluie mais Lisa était si heureuse<br />

de rentrer qu’elle ne pouvait s’empêcher de regarder béatement, presque de façon<br />

stupide, le ciel couvert et triste de Paris. Léa aurait dû venir avec sa propre voiture<br />

mais elle était en réparation suite à un petit accrochage et elle avait finalement pris le<br />

bus pour venir accueillir sa bonne amie. Elle pensa que le retour serait plus rapide<br />

avec un taxi et surtout « trop classe » pour célébrer le retour de Lisa. Une dizaine de<br />

personnes attendaient en ligne. Les filles se postèrent bien sagement à la fin de la<br />

queue pour attendre leur tour. Celà ne faisait pas trente secondes que Lisa et Léa<br />

étaient là, lorsque soudain Léa posa sa main sur son ventre et commença à se plier en<br />

avant tout en poussant des gémissements. Pour Lisa commença une minute de<br />

panique totale, car elle se sentait complètement impuissante face à la nouveauté de la<br />

situation, qui plus est totalement encombrée et donc inutile avec ses deux gros sacs<br />

qui semblaient avoir eux-mêmes enfanté une multitude de petits paquets de toutes les<br />

couleurs. Heureusement, des gens charitables intercédèrent immédiatement pour<br />

porter secours à la future maman, à qui on proposa de prendre le prochain taxi qui<br />

déjà s’avançait et pourrait l’amener vers l’hôpital le plus proche. Léa était confuse et<br />

remerciait timidement les gens, tandis que Lisa aidée du chauffeur tentait de<br />

rassembler sa ribambelle de paquets dans le coffre. Enfin les filles s’installèrent à<br />

l’arrière du véhicule qui démarra avec douceur - ce qui était suffisamment rare pour<br />

un taxi dans le coin pour qu’on le remarque, creusant de fins sillons sur l’asphalte<br />

mouillée.<br />

Dès que la voiture s’était mise à rouler, Léa semblait s’être détendue et rassurait Lisa,<br />

qui avait davantage de mal à se remettre de ses émotions. Elles donnèrent au<br />

6


chauffeur l’adresse de Léa, où Lisa avait décidé de passer quelques heures avant de<br />

réintégrer l’appartement paternel tristement occupé par celle que Lisa surnommait<br />

« l’autre ». Le chauffeur, manifestement étranger et qui se présenta comme un père de<br />

famille nombreuse, avait bien tenté d’objecter qu’il serait peut-être prudent de les<br />

déposer à une clinique au cas où la jeune dame commencerait le travail. Léa l’assura<br />

que tout irait bien s’il se contentait de conduire sans brusquerie jusqu’à destination.<br />

La route se passa effectivement sans encombre et le chauffeur les déposa dans la<br />

ruelle calme où habitait Léa. Lisa insista pour payer le taxi, ce que Léa refusa<br />

catégoriquement, puis elles se firent aider pour décharger les bagages de Lisa. Celle-ci<br />

se préparait psychologiquement à l’idée de devoir affronter les trois étages sans<br />

ascenseur avec sa multitude de bagages, lorsqu’elle vit Léa se pencher et saisir un<br />

gros sac d’une main et trois paquets plus petits de l’autre. Le chauffeur était déjà<br />

reparti et Lisa voulut la dissuader pour éviter tout risque inutile. C’est à ce moment<br />

précis que Léa éclata de rire et se hâta dans le hall d’entrée du petit immeuble, où elle<br />

ouvrit l’imperméable qui la protégeait des intempéries, révélant ainsi aux yeux ébahis<br />

de Lisa le coussin, objet de la supercherie. Lisa, qui était encore dehors, semblait<br />

scotchée dans le décor et pendant quelques secondes demeura immobile sous la fine<br />

pluie qui recommençait à l’instant à tomber. Où Léa allait-elle pêcher ses idées pour<br />

toujours épater les gens ? Lisa était interloquée et hésita entre éclater de rire et<br />

sermonner Léa sur l’inconvenance de certains sujets de plaisanterie. En fait, elle était<br />

surtout vexée de s’être laissée berner une fois de plus par son amie, elle qui était<br />

censée si bien la connaître. C’est de bon cœur qu’elle opta finalement pour le fou-rire<br />

et les rares personnes qui passaient dans la rue constatèrent avec plaisir qu’il y avait<br />

encore du bonheur à partager pour la jeunesse du quartier.<br />

En montant les affaires de Lisa, elles croisèrent la voisine du premier palier qui sortait<br />

avec sa petite fille, une vraie poupée habillée à la mode et coiffée savamment avec<br />

toutes sortes de petites barrettes multicolores dans les cheveux. Un vrai présentoir de<br />

salon de coiffure à elle toute seule, nota mentalement Léa. Lisa trouva l’enfant<br />

adorable et lui adressa un gentil sourire tandis que Léa disait du bout des lèvres<br />

bonjour à la mère, le strict minimum requis pour entretenir les relations de bon<br />

voisinage.<br />

Ce fut un plaisir presque voluptueux de pouvoir prendre à nouveau une douche et<br />

changer de vêtements. Lisa pouvait enfin évacuer de façon définitive ce relent<br />

écoeurant de pseudo-Chanel bon marché et la fatigue de chacun des muscles de ses<br />

membres semblait se laisser absorber par les gouttelettes qui caressaient son corps de<br />

haut en bas avant de s’évanouir dans un glou-glou impatient par la bonde de la<br />

douche. Le parfum de l’adoucissant sur la serviette prêtée par Léa fut une autre<br />

réminiscence de leur complicité passée et toujours intacte. Une culotte et des<br />

chaussettes propres, un jean fait à son corps, puis un T-shirt surmonté d’un sweat-shirt<br />

avaient suffi à lui redonner une sensation de confort maximal. Lisa n’avait pas mis de<br />

soutien-gorge, sa poitrine plutôt menue quoique ferme et joliment modelée appréciant<br />

de temps à autre une liberté de mouvement supplémentaire et la caresse du coton en<br />

contact direct sur sa peau.<br />

Puis Léa et Lisa sortirent jusqu’au petit café du coin, « chez Bernard », où elles<br />

allaient dans le temps siroter un Irish coffee le samedi soir avant de gagner un endroit<br />

plus branché ou de rentrer discuter dans le studio de Léa. Les croissants étaient frais et<br />

servis tièdes. Le beurre fondait au fur et à mesure qu’on l’étalait. Lisa ne voulut pas<br />

de confiture pour mieux apprécier la saveur de la viennoiserie. Mais ce qu’elle<br />

apprécia par-dessus tout ce fut le café serré qu’on lui servit dans une grande tasse.<br />

7


Enfin elle retrouvait l’arôme puissant de ce breuvage qui l’avait tant aidée pendant ses<br />

dernières années d’études. Rien à voir avec le succédané de café que l’on servait outre<br />

Atlantique.<br />

Et, soumise au questionnement de Léa, Lisa commença à raconter New-York, le<br />

studio qu’elle avait partagé avec une danseuse de revue, la société de crédit dans<br />

laquelle elle avait travaillé et surtout les espoirs qu’elle avait de pouvoir peut-être<br />

trouver un poste dans la branche parisienne de l’entreprise, forte des<br />

recommandations du responsable du secteur marketing de l’agence de New-York.<br />

- Et à part ça ? demanda d’un air coquin Léa. Personne de bien intéressant qui<br />

aurait pu faire vibrer ma copine du GRAND amour ?<br />

- Oh, tu sais, je ne crois pas. Il y a bien eu un copain de troupe de ma colocataire,<br />

mais ça n’a pas duré au-delà de la soirée. En fait, nous avions tous<br />

bu comme des trous avec d’autres collègues à eux pour fêter un contrat qu’ils<br />

avaient décroché pour un spectacle, en tant que membres du corps de ballet. Il<br />

était assez mignon, il s’appelait Carter, mais il voulait absolument me culbuter<br />

et moi je n’en avais pas une envie débordante, surtout dans les toilettes de la<br />

boîte. Et comme il était hors de question de le ramener à l’appart, après une<br />

demi-douzaine de patins et la certitude que je ne descendrais pas aux toilettes<br />

pour autre chose qu’aller faire pipi, il a préféré aller draguer une blondasse qui<br />

elle s’est laissée convaincre sans difficulté de disparaître avec lui dans les<br />

sous-sols.<br />

- Ah le mufle ! Moi aussi je déteste les blondes, mais il faut leur reconnaître un<br />

mérite, elles nous évitent de nous coltiner trop longtemps les types qui n’en<br />

valent pas la peine! Bon et c’est tout ou tu gardes le meilleur pour la fin ?<br />

- J’ai quand même réussi une liaison un peu plus romantique.<br />

- Un gars du bureau ? Il paraît que près de la moitié des hommes n’hésiteraient<br />

pas à avoir une aventure, même extra-conjugale, avec une collègue de bureau.<br />

Alors que seulement une femme sur trois pourrait l’envisager.<br />

- J’ai toujours entendu dire qu’il valait mieux s’abstenir de mélanger le boulot et<br />

le perso et honnêtement, je pense que c’est vrai.<br />

- Où l’as-tu trouvé alors ton type si ce n’est pas au boulot ?<br />

- Mais au travail, justement. Je fais désormais partie de ces trente-trois pour cent<br />

de femmes qui cèdent à la tentation de la proximité.<br />

- Et quel est le bilan ?<br />

- Pas trop mal. Un stagiaire canadien, Stan, était arrivé avant moi dans la boîte<br />

et il m’a, disons, bien aidée pour que je ne me sente pas trop seule et perdue<br />

dans mon nouvel environnement.<br />

- Et … tu l’as fait ?<br />

- Je ne vois vraiment pas de quoi tu veux parler… Au simple souvenir de ce<br />

garçon plein d’humour et aux mains si douces, ses joues avaient légèrement<br />

rosi, ce qui avait suffi à Léa pour tirer toutes le conclusions les plus hardies<br />

que son imagination débordante élaborait avec une facilité déconcertante.<br />

Sans savoir pourquoi, Lisa la laissait dire, car elle n’avait absolument pas envie de<br />

parler de Lucas de Bès, ce responsable de la branche parisienne qui venait tous les<br />

mois passer quelques jours dans la maison mère de New-York. Elle n’avait dû passer<br />

en tout et pour tout que quelques heures avec lui, en comptant les réunions, les repas<br />

au café du coin qui servait de self au personnel de la boîte et les quatre fois où ils<br />

avaient pris simultanément l’ascenseur pour atteindre le 47 ème étage. Pourtant il<br />

dégageait une telle impression de sérieux, de compétence et d’inaccessible que Lisa<br />

8


avait été immédiatement subjuguée par cet homme encore jeune, très grand et svelte,<br />

secret et ambitieux, mais qui ne souriait pas beaucoup. Elle priait intérieurement pour<br />

qu’il fasse partie de la moitié de ces hommes qui ne seraient pas a priori contre une<br />

relation personnelle avec une collègue de travail, pourvu que ce fût elle, bien sûr. Ce<br />

vœu pieu était totalement surréaliste et elle doutait que Dieu, avec qui elle ne<br />

s’entretenait pas de façon assidue malgré les origines italiennes et l’éducation<br />

catholique de sa famille, ait le temps de se pencher sur ses petits soucis alors que le<br />

sort du monde autour d’elle semblait déjà requérir toutes les énergies divines afin de<br />

ne pas sombrer totalement dans le marasme et le chaos.<br />

9


CHAPITRE 2 – PREMIERE DESCENTE AU NAUTILUS<br />

Après un rapide coup de téléphone à son père et le sursis de quelques heures qu’elle<br />

s’était accordé chez Léa, il avait fallu rallier le domicile paternel et affronter les<br />

retrouvailles avec Josie. Une bonne et une mauvaise nouvelles attendaient Lisa. La<br />

mauvaise, c’était que les dix mois qui venaient de s’écouler semblaient avoir marqué<br />

son père comme autant d’années. Lui qui était auparavant si jovial et plein d’entrain<br />

semblait maintenant incroyablement calme, presque éteint. La bonne surprise, du<br />

moins pensait Lisa, c’était que Josie avait déclenché ce vieillissement prématuré en<br />

décidant de le quitter. La décision avait été récente et la mise à exécution immédiate.<br />

Carlo était pourtant resté un compagnon attentionné et fidèle, qui n’avait rien vu venir<br />

et semblait à présent détruit par la brusquerie et l’injustice de cette décision. A bien y<br />

réfléchir, Lisa se dit qu’elle aurait préféré retrouver son père avec sa bonne humeur<br />

légendaire quitte à devoir encore supporter la proximité de « l’autre ». Aujourd’hui,<br />

les ravages laissés par cette…poufiasse lui faisaient mal et son aversion primitive<br />

pour cette femme faussement sophistiquée laissa place à une haine sourde.<br />

Le départ de « l’autre » (Lisa s’était promis de ne plus prononcer son nom) avait<br />

néanmoins eu une conséquence heureuse. Daniela, dite Dany, la grande sœur de Lisa,<br />

passait régulièrement voir leur père et elle se trouvait à la maison pour accueillir Lisa.<br />

C’est d’ailleurs elle qui avait ouvert la porte à sa sœur. Elles s’étaient jetées dans les<br />

bras l’une de l’autre après avoir lancé un « Ciao bella ! » et s’étaient ensuite écartées<br />

pour se regarder mutuellement. Dany avait une affection toute particulière pour sa<br />

sœur, dont elle s’était beaucoup occupée jusqu’au moment de la séparation de leurs<br />

parents. Elle venait à l’époque de se marier avec Hervé, un mariage malheureux ainsi<br />

que l’avait confirmé la suite des événements, mais qui lui avait permis à l’époque<br />

d’échapper à l’atmosphère de plus en plus pesante du foyer familial, alors en cours de<br />

désintégration.<br />

Lisa regardait sa sœur et voyait au-dessus de son sourire, qu’elle avait magnifique, le<br />

même voile de tristesse qui couvrait son regard depuis maintenant plus de dix ans.<br />

Elle ne faisait plus attention depuis longtemps à la longue cicatrice qui bordait l’aile<br />

droite de son nez mais le renoncement du regard de Dany émouvait toujours sa sœur.<br />

Dany trouva instantanément sa sœur changée et mûrie. Le départ de France avait<br />

manifestement été bénéfique pour Lisa. La petite fleur s’était épanouie et le parfum<br />

délicat qui émanait d’elle devait faire tourner bien des têtes dans son entourage.<br />

Dany avait mis Lisa au courant de la situation de leur père et la cadette s’était<br />

empressée d’aller le retrouver, alors qu’il l’attendait dans le salon de l’appartement.<br />

Carlo adorait ses deux filles mais Lisa avait toujours eu sa préférence. Il s’était levé<br />

du fauteuil pour accueillir sa « chiara mia » dans ses bras.<br />

Puis ils s’étaient assis afin d’entendre Lisa raconter son expérience new-yorkaise.<br />

Dany avait préparé un bon café qu’elle avait servi avec de la crème et quelques<br />

cigarettes russes. Connaissant la petite faiblesse de sa sœur pour ces friandises, elle en<br />

avait acheté deux paquets qu’elle avait apportés chez leur père.<br />

- Comment te sens-tu, papa ?<br />

- Beaucoup mieux, maintenant que je te vois. Mais plutôt que de parler de ton<br />

vieux père, raconte-nous plutôt comment tu vivais à « NiouYork ».<br />

- Oh tu sais, raconter la vie là-bas, c’est un peu comme essayer de décrire un<br />

désert de sable à un Inuit. Il aura beau être familier avec les étendues vides et<br />

hostiles, les animaux sauvages qu’il faut débusquer, la rigueur du climat, et<br />

10


entendre décrire la sensation de chaleur écrasante pendant la journée ainsi que le<br />

contraste saisissant des nuits glaciales, il ne pourra pas pour autant ressentir ce<br />

qu’est la vie des Touaregs. Pour moi, habiter à New-York, c’était un peu comme<br />

être une esquimau qui débarque au Sahara. J’avais beau connaître et avoir pratiqué<br />

les grandes villes, parler Anglais et avoir vu des tas de films qui se passaient làbas,<br />

j’ai quand même été soufflée en y arrivant, je veux dire à Manhattan. Tous<br />

ces gratte-ciel les uns à côté des autres qui rivalisent de tonnes d’acier et de mètres<br />

carrés de vitres plus ou moins teintées où se reflètent leurs écrasants voisins, le<br />

bruit incessant des voitures qui passent, klaxonnent, des gens qui s’interpellent<br />

dans toutes sortes de langues ou se croisent dans la plus grande indifférence, les<br />

odeurs même de gaz d’échappement auxquelles se mêle l’air iodé de la mer si<br />

proche, tout semble différent quand on est là-bas.<br />

- Et tu ne t’es pas sentie trop perdue pendant ton séjour ?<br />

- Au début comme vous le savez, je n’avais que les contacts que j’avais obtenus<br />

par mon école, c’est-à-dire l’adresse de l’entreprise où j’allais effectuer mon<br />

stage et l’adresse d’un meublé qui louait des chambres au mois pour un prix<br />

raisonnable, pas très loin en prenant le métro. Et puis après quelques jours, des<br />

collègues du bureau m’ont indiqué comment prospecter pour trouver des colocations,<br />

dans l’espoir de me rapprocher de la boîte. C’est comme ça que j’ai<br />

rencontré Stacy sur le net, danseuse qui travaillait à Broadway, le soir et la<br />

nuit, et cherchait une autre fille pour partager le loyer de son deux pièces.<br />

Dans l’ensemble on se voyait peu mais au moins comme ça on n’a pas eu de<br />

mal à cohabiter !<br />

Lisa n’avait pas jugé utile de préciser que c’était suite aux conseils d’un certain<br />

stagiaire Canadien qu’elle avait pris la décision de déménager, lui espérant qu’elle se<br />

rapprocherait de lui et elle essayant d’éviter toute tentative excessive d’intrusion dans<br />

sa vie intime depuis qu’elle avait croisé le fascinant Lucas de Bès.<br />

- Et ce travail, alors ? Tiens.<br />

Sa sœur lui avait rapproché le plateau des cigarettes qui à l’instar des rouleaux de<br />

tabac qu’elles plagiaient, semblaient s’être consumées pendant la conversation jusqu’à<br />

la disparition quasi totale. Dany s’était glissée jusqu’à la cuisine et revenait avec le<br />

reste du paquet sur le petit plateau, pendant que Lisa décrivait avec enthousiasme ses<br />

premières impressions professionnelles. Elle parla avec force détails des différentes<br />

personnes qu’elle avait été amenée à côtoyer, des activités commerciales de la<br />

Progressive Bank of Credit (la PBC) et de la branche française avec laquelle elle<br />

espérait pouvoir continuer à titre d’employée et non plus comme stagiaire.<br />

L’après-midi était bien avancée lorsque Lisa eut fini de répondre aux questions<br />

nombreuses de Carlo et Dany. Dany devait d’ailleurs partir car comme tous les soirs<br />

du jeudi au samedi, elle était de service en soirée au Neptune. Marie-Claire, sa fille de<br />

dix ans, avait passé la journée chez son amie Sarah et y resterait également pour<br />

dormir. Cette solution avait le mérite de lui éviter de dépenser en garde d’enfant<br />

l’argent qu’elle gagnait en servant au Neptune .<br />

Elle proposa à Lisa de partir avec elle et de passer prendre un verre. Avant de s’en<br />

aller, Dany réchauffa un reste de soupe pour leur père et lui prépara le couvert. Puis<br />

après l’avoir toutes deux embrassé tendrement, elles prirent leurs affaires et partirent<br />

ensemble, non sans avoir averti que Lisa rentrerait sûrement tard et que leur père ne<br />

devait pas s’en inquiéter. Dany attendait d’être seule avec sa sœur pour prendre des<br />

nouvelles plus intimes de sa cadette.<br />

- Et comment vont les amours, chiara mia ? Tu n’as pas laissé trop de cœurs<br />

brisés derrière toi ?<br />

11


Lisa répondit par un gros éclat de rire.<br />

- Je ne dois pas encore être prête, parce que si je l’ai rencontré, je n’ai pas su le<br />

reconnaître. Et puis tu sais la priorité pour moi maintenant, c’est vraiment de<br />

trouver un travail stable avant de pouvoir construire quelque chose de concret.<br />

Elle avait pris une voix pincée en faisant une mimique qui démentait le sérieux de son<br />

ton. Son imitation de Josie n’avait pas été parfaite mais suffisante pour que Dany la<br />

reconnaisse et pouffe de rire avec elle. Elle avait d’ailleurs répondu sur le même ton :<br />

- Tu as raison, l’important, c’est de te trouver un bon travail pour gagner ta vie<br />

et entretenir ton père et ta grande sœur, ainsi que ta nièce préférée.<br />

- Dis-moi, répondit Lisa qui avait soudain repris son sérieux, pourquoi lui a-telle<br />

fait ça ?<br />

Elle revoyait encore l’expression abattue de son père qui lui avait fait si mal quand<br />

elle était rentrée dans le salon tout à l’heure.<br />

- Je ne sais pas Lizzy –elle s’était mise spontanément à utiliser le surnom<br />

qu’elle employait à l’époque du divorce de leurs parents- peut-être un autre<br />

homme, peut-être plus fortuné, mais quoi qu’il en soit aujourd’hui elle n’est<br />

plus là et papa en souffre. C’est à nous de l’aider à passer le cap et ton retour<br />

est la meilleure des thérapies pour adoucir son chagrin.<br />

Elle avait spontanément caressé la joue de sa sœur et son beau regard était empreint<br />

d’un amour presque maternel que Lisa sut déchiffrer et reçut avec reconnaissance.<br />

C’était la première fois que Lisa revenait au Nautilus. Elle fut de nouveau sensible à<br />

l’atmosphère douillette du café. Malgré de nombreux clients l’endroit spacieux ne<br />

semblait pas enfumé et une agréable musique un peu rétro était distillée dans les<br />

différentes salles depuis un magnifique juke-box, que le patron avait acquis<br />

d’occasion quelques années plus tôt et qu’il avait complètement restauré. Les chromes<br />

étaient rutilants et semblaient briller de mille feux malgré l’éclairage tamisé de<br />

l’endroit. Lisa était restée près du bar afin de pouvoir parler avec sa sœur. Elle avait<br />

retrouvé Stéphanie, dite Steffi, qui travaillait tous les soirs dans le bar. Dany elle se<br />

contentait de compléter son mi-temps de secrétaire par une permanence les soirs de<br />

fin de semaine. Curieusement, et bien qu’elle ne soit présente que trois jours par<br />

semaine, c’est Dany qui avait toute la confiance du patron, Monsieur Pierre, et qui<br />

avait la charge de l’endroit quand elle était présente. Monsieur Pierre, qui avait<br />

maintenant passé la soixantaine, profitait de sa présence responsable et compétente<br />

pour rester avec son épouse.<br />

Il est vrai que Steffi était une collègue très souriante et agréable mais qui ne semblait<br />

pas avoir mûri sur tous les plans de façon égale. Et si elle était à l’écoute des clients et<br />

fournissait un service agréable, souriant aux allusions plus ou moins masquées de<br />

certains clients encouragés par l’alcool et par ses sourires, il semblait moins évident<br />

que le développement de son sens de la responsabilité ait suivi la même courbe que<br />

celle de sa libido. C’est pourquoi, en l’absence de Monsieur Pierre, Dany assurait ellemême<br />

la fermeture. Les habitués du Nautilus la respectaient pour son sérieux et son<br />

efficacité, et bien qu’elle fût toujours aimable avec la clientèle, pas un ne se permettait<br />

de privauté ou de remarque allusive en sa présence, sauf peut-être Paulo qui marquait<br />

à sa façon son amitié à ce joli brin de fille. Elle avait malgré sa simplicité une classe<br />

naturelle qui, renforcée par un voile nostalgique permanent dans le regard, dissuadait<br />

de toute plaisanterie déplacée. Lisa avait pu constater tout ceci en une seule soirée et<br />

elle éprouvait une fierté débordante pour sa sœur. En même temps, l’absence d’un<br />

homme dans sa vie semblait être toujours d’actualité et Lisa regrettait ce gâchis d’une<br />

vie si riche d’amour sans personne d’autre que sa fille avec qui le partager. Elle avait<br />

12


ien soulevé la question avec sa sœur, mais Dany avait eu une réponse résignée et<br />

sans ambigüité :<br />

- tu sais de nos jours et à mon âge, c’est une grande chance d’avoir l’amour<br />

d’une fille comme Marie-Claire, du travail pour nous faire vivre toutes les<br />

deux et une maison où nous avons tout le confort. Et puis la vie m’a appris<br />

qu’il vaut mieux être seule que mal accompagnée. Dis-moi, puisque Marie-<br />

Claire ne dort pas à la maison ce soir, ça te dirait de me tenir compagnie<br />

jusqu’à la fermeture et de venir dormir à la maison ?<br />

Lisa avait voulu appeler son père pour le prévenir mais Dany lui avait dit qu’il<br />

vaudrait mieux attendre le lendemain car il se couchait tôt et elle risquerait de le<br />

réveiller. Par contre, elle promettait de l’appeler dès son réveil le lendemain matin<br />

afin qu’il ne s’inquiète pas.<br />

Le lendemain, les brumes opaques du sommeil étaient denses et pesantes lorsque<br />

Dany réveilla Lisa. Elle devait sortir et laissa un double de ses clés à sa sœur, en lui<br />

faisant promettre de revenir la voir quand elle se sentirait un peu à l’étroit dans<br />

l’appartement avec leur père. Marie-Claire serait aussi ravie de revoir sa tante<br />

préférée. Lisa objecta alors, en articulant faiblement dans un demi-sommeil, qu’elle<br />

était la seule tante de Marie-Claire, puisque Hervé n’avait pas de sœur, ce qui fit<br />

confirmer par Dany que Lisa était bien par conséquent et sans objection possible la<br />

tante préférée de l’enfant. Puis elle déposa un baiser sur son front, avant de disparaître<br />

dans le couloir et de fermer sans bruit la porte d’entrée, ce pour quoi Lisa lui fut<br />

reconnaissante. Il n’était que sept heures et elle ne souhaitait pas être arrachée de<br />

façon trop brutale à la chaleur de la couette ni aux rêves érotiques qu’elle faisait<br />

régulièrement depuis qu’elle avait croisé la route de Lucas de Bès et qu’elle<br />

s’endormait en imaginant toutes sortes d’intrigues le lui faisant rencontrer, séduire et<br />

aimer. Elle voulait surtout prendre son temps avant de rejoindre son père et les<br />

souvenirs plus ou moins heureux qu’elle retrouverait immanquablement dès son<br />

retour dans l’appartement familial.<br />

13


CHAPITRE 3 – BIENVENUE A FRIC CITY<br />

Après avoir contacté la personne que ses anciens responsables de stage à New-York<br />

lui avaient indiquée, Lisa avait réussi à décrocher un entretien pour la semaine<br />

suivante. Ce traitement accéléré n’avait été possible que grâce à certaines<br />

recommandations et intercessions dont Lisa avait fait l’objet mais qu’elle ignorait<br />

totalement.<br />

Elle se présenta le jour dit, vêtue sobrement d’une jupe droite noire qui cachait ses<br />

genoux et d’une veste sombre de coupe classique. Seul son chemisier vert amande<br />

donnait une note plus fraîche et juvénile à sa mise.<br />

Crédit-Fians, branche française de la PBC, occupait deux étages dans un immeuble<br />

du quartier de la finance. Les locaux étaient assez spacieux et bien éclairés par la<br />

lumière du jour. Seules les salles d’archives, les photocopieuses, les toilettes et les<br />

coins cuisine où les employés pouvaient préparer du café et réchauffer leur repas ne<br />

bénéficiaient pas d’éclairage naturel.<br />

L’emploi du temps de cette journée allait être chargé pour Lisa. Elle devait attaquer<br />

dès neuf heures avec le responsable des ressources humaines. Elle savait que malgré<br />

la qualité du travail qu’elle avait pu réaliser lors de son stage à New-York et les<br />

félicitations qu’elle avait reçues, cela n’avait pu servir qu’à décrocher ce rendez-vous<br />

et tout restait à faire pour qu’elle puisse obtenir un poste ici en France. Elle devrait<br />

refaire connaissance avec une équipe, montrer ses compétences et afficher son sangfroid,<br />

convaincre de sa motivation et laisser affleurer l’étendue de ses possibilités,<br />

dans un milieu où seuls comptent les résultats, le rendement et les idées qui peuvent<br />

faire rapporter toujours plus.<br />

Mr Dairtal n’était pas à proprement parler un homme séduisant qui incitait à ce qu’on<br />

se livre ouvertement pendant les entretiens. Au-delà de son physique qu’il avait plutôt<br />

ingrat, le regard qui s’échappait de ses yeux plissés indiquait l’acuité de l’attention<br />

avec laquelle il détaillait ses interlocuteurs, tout en dégageant un air vaguement<br />

malsain qui incitait à la prudence. Il avait sûrement des qualités d’analyse et de<br />

discernement essentielles pour sa fonction de recruteur, néanmoins Lisa ne put<br />

s’empêcher d’éprouver une sensation désagréable face à cet homme. Après avoir<br />

brièvement accueilli Lisa et lui avoir demandé de se présenter, il commença à poser<br />

une série de questions sur son parcours, ses ambitions et ses projets autant<br />

professionnels que privés. Lisa se rendit assez vite compte que tous ses propos étaient<br />

repris et reformulés de façon à dégager une impression négative de ce qu’elle venait<br />

d’exprimer. Elle prit soin systématiquement de re-phraser à son tour chacune de ses<br />

réponses afin de mettre en évidence ce qui avait été détourné de son sens initial et de<br />

le redire d’une façon positive qui ne pourrait être utilisée contre ses intérêts.<br />

Finalement, au bout d’une heure de cet entretien qui se déroula de bout en bout<br />

suivant le même schéma, Mr Dairtal sembla satisfait de leur discussion et lui annonça<br />

la suite des réjouissances. Trois autres entretiens avaient été initialement prévus. Le<br />

grand patron Monsieur Sens n’était finalement pas disponible mais Lisa verrait ses<br />

deux adjoints principaux.<br />

Mme Mélinda Begals était responsable du service des contentieux. Elle avait par<br />

ailleurs fait partie des personnes à avoir anticipé le développement du Net et avait mis<br />

en place une équipe spécialisée sur le traitement des litiges puis de toutes les autres<br />

demandes de financement par Internet. Elle se montra particulièrement intéressée par<br />

le projet que Lisa avait mené à terme pour l’agence de New-York. Il s’agissait d’un<br />

14


site qu’elle avait développé pour l’équipe du Marketing, qui présentait les produits<br />

financiers de l’entreprise, la structure et les résultats du groupe, permettait d’effectuer<br />

des simulations de crédit et permettait de placer des demandes de crédit en ligne sous<br />

couvert d’un code d’accès délivré aux clients. Lisa était très enthousiaste et fière de<br />

pouvoir parler de son projet, qui avait nécessité qu’elle prenne connaissance en détail<br />

des besoins et atouts de l’entreprise et qui lui avait permis de mettre en application ses<br />

compétences en informatique. Elle répondit avec force détails à toutes les questions<br />

de son interlocutrice et fut surprise à la fin de leur discussion de constater que plus<br />

d’une heure s’était écoulée. Elle n’était pourtant pas au bout de ses épreuves. La<br />

suivante ne fut pas la moindre. Elle avait souvent repensé à lui, espéré avoir une<br />

occasion de l’entrevoir au cours de cette journée, mais maintenant qu’elle se trouvait<br />

assise dans son bureau et qu’il l’observait tout en jetant un regard rapide sur son<br />

Curriculum Vitae, elle se sentait presque mal à l’aise. Il l’impressionnait par sa<br />

prestance, son calme, son sérieux. Il était beau et la sobriété avec laquelle il semblait<br />

traiter toute chose lui était très seyante. Lisa la douce ne pouvait s’empêcher de voir<br />

en lui un Monsieur Darcy. Mais l’heure n’était pas aux digressions romantiques et elle<br />

devait se ressaisir très vite. Lisa la business woman en devenir eut l’air presque<br />

naturelle et détendue pendant tout l’entretien. Alors que Mme Begals avait semblé<br />

intéressée par la récente expérience de Lisa, c’étaient son futur et ses ambitions qui<br />

motivaient les questions de Lucas de Bès. Son regard sembla soudain attiré par une<br />

mention à la fin du CV de Lisa.<br />

- Votre curriculum indique que vous chantez, dans quel pupitre ?<br />

- Je suis soprano, mais cela fait plusieurs mois que je n’ai pas rechanté. J’ai<br />

l’intention de m’y remettre ; en fait dès que mes finances me le permettront.<br />

- On peut trouver de bonnes chorales pour une participation annuelle modique,<br />

avait-il répondu.<br />

Puis d’autres questions avaient suivi, brèves et ciblées, avant que Lucas ne mette un<br />

terme à leur discussion.<br />

Lisa avait ensuite rejoint Monsieur Dairtal qui l’attendait pour aller se restaurer. Ce<br />

dernier rendez-vous était également dangereux. Bien qu’en apparence les entretiens<br />

soient terminés, elle sentait toujours le regard inquisiteur du responsable des<br />

Ressources Humaines et ses questions se faisaient plus incisives. Il importait de<br />

donner le change sans rien dévoiler de personnel à cet homme qui ne lui inspirait pas<br />

confiance.<br />

Au bout de trois quarts d’heure qui lui semblèrent interminables et pendant lesquels il<br />

questionna Lisa sur les discussions de la matinée, elle put enfin prendre congé de<br />

Monsieur Dairtal, non sans lui avoir demandé sous quel délai elle serait informée des<br />

résultats de ses entretiens.<br />

Elle n’eut pas à attendre bien longtemps. Deux jours plus tard, la secrétaire de<br />

Monsieur Dairtal la contactait pour l’inviter à venir prendre connaissance de la<br />

proposition de contrat qui lui était faite. Six jours plus tard, elle débutait sa vie<br />

professionnelle chez Crédit-Fians. C’est finalement une équipe de Mélinda que Lisa<br />

allait intégrer. Elle ne travaillerait pas exclusivement sur les contentieux mais<br />

viendrait renforcer l’équipe spécialisée sur les affaires exclusivement traitées par<br />

Internet. On lui avait présenté Jean-Luc Belachi qui chapeautait l’équipe et rapportait<br />

directement à Mélinda, ainsi que Serge Amantin qui était en charge de l’autre équipe<br />

de Mélinda, spécialisée dans le juridique et le droit. Elle ne put s’empêcher de<br />

remarquer la beauté grecque presque trop parfaite de Serge et fut ravie de faire équipe<br />

avec Jean-Luc qui était moins photogénique mais semblait plus jovial et accessible.<br />

15


Après avoir effectué les premières démarches administratives, on la dirigea vers son<br />

bureau. Il était déjà occupé partiellement par une jeune femme qui se révéla<br />

rapidement pétillante et avec un franc-parler rafraîchissant, qui semblait presque en<br />

décalage dans ce milieu.<br />

- Bonjour, je m’appelle Karine et je travaille aux contentieux.<br />

- Bonjour, je suis Lisa et je commence aujourd’hui.<br />

Au premier coup d’œil, les deux jeunes femmes sympathisèrent. Pendant que Lisa<br />

arrangeait sur le bureau les quelques affaires qu’elle avait apportées, Karine lui fit<br />

à sa demande un descriptif rapide et précis du décor. La galerie de portraits qu’elle<br />

dressa fut concise et sans pitié. Elle conclut par un :<br />

- Bienvenue à Fric City, où seuls comptent l’argent que tu rapportes à la boîte et<br />

celui que tu lui fais économiser. J’espère que tu as pu bien négocier ton arrivée<br />

parce que pour évoluer en interne, ce n’est pas simple. Enfin, c’est vrai que je<br />

ne suis peut-être pas très objective mais fais confiance à mes douze ans<br />

d’ancienneté. Ici, il y a deux sortes d’employés ; ceux qui sont mal vus des<br />

patrons et ceux qui sont mal vus des collègues. En se débrouillant bien, on<br />

peut faire partie du clan très fermé de ceux qui sont mal vus des deux. Il faut<br />

que tu saches que suivant le clan que tu pourras rallier, tu auras soit des<br />

augmentations minables, soit des augmentations inexistantes.<br />

- Et quelles autres choses devrais-je savoir ?<br />

- La machine à café qui se trouve dans la kitchenette au fond à gauche du<br />

couloir donne un breuvage sensiblement meilleur que le distributeur de<br />

boissons qui se trouve à l’étage au-dessus. Puis elle rajouta après un court<br />

silence : Par contre, tu as moins de chances d’y croiser Monsieur De Bes.<br />

Elle venait de voir le regard de Lisa, suivant à travers la vitre la haute silhouette qui<br />

s’éloignait dans le couloir. Lisa se sentit stupidement prise en faute, et assura Karine<br />

qu’elle n’avait aucune raison de souhaiter croiser Monsieur De Bes. La conviction<br />

qu’elle mit dans le ton fut amplement démentie par le fard qui rosit ses joues. Elle<br />

apprécia néanmoins la délicatesse avec laquelle Karine se hâta de changer de sujet.<br />

16


CHAPITRE 4 – UNE AFFAIRE DE CHŒUR<br />

Le premier souci de Lisa après avoir décroché un job avait été de prospecter pour<br />

louer un studio. D’une part elle souhaitait par commodité se rapprocher de son lieu de<br />

travail. Par ailleurs, la perspective de devoir s’installer à plus long terme chez son<br />

père, voire même chez sa copine Léa, lui aurait semblé pesante.<br />

Elle avait donc prospecté pour chercher un logement suffisamment agréable, en<br />

espérant pouvoir par la suite trouver dans les environs une chorale où elle pourrait à<br />

nouveau s’adonner au plaisir de chanter. Dénicher un appartement fut en soi une<br />

épreuve.<br />

Lisa avait cherché dans les petites annonces locales, sur le net, dans les boulangeries<br />

et pharmacies de quartier mais les offres qui cadraient avec son budget étaient plutôt<br />

rares et souvent prises d’assaut. Elle pensa un instant qu’elle devrait peut-être, comme<br />

à New-York, partager son loyer avec une co-locataire, mais elle ne retint pas cette<br />

option, pour la même raison qui l’avait incitée à ne pas s’installer avec Léa. Elle<br />

souhaitait des bases neuves et une indépendance totale.<br />

Après quelques heures de recherches vaines, des coups de fil sans résultat et un moral<br />

légèrement découragé, elle finit par tomber sur une petite annonce qui avait été<br />

scotchée sur la porte d’une épicerie modeste. Une dame louait une chambre à l’étage,<br />

qui avait été autrefois celle de la bonne. La dame avait fermé l’accès par l’escalier<br />

depuis l’intérieur de son appartement afin de rendre la pièce totalement indépendante<br />

d’accès par la cage d’escalier de l’immeuble. Ceci lui permettait de louer le réduit et<br />

ainsi de complémenter sa retraite qu’elle avait par ailleurs fort maigre. L’endroit<br />

n’était pas bien grand mais suffisant pour Lisa. Le coin toilette, un lavabo placé à côté<br />

d’une douche et d’un sanitaire, était fonctionnel bien que restreint. Le tout était sobre<br />

et exigu mais propre. L’immeuble aussi était petit, ce qui plaisait à Lisa. Lorsque la<br />

propriétaire l’autorisa à repeindre la pièce à son goût ainsi qu’à déduire les frais de<br />

peinture de son loyer, Lisa n’hésita plus et signa le bail avec Mme Corlier, qui était<br />

elle-même ravie de sa nouvelle et aimable locataire.<br />

C’est en redescendant avec sa nouvelle propriétaire qu’elle croisa sur leur palier<br />

Monsieur et Madame Beille, voisins d’étage de Madame Corlier, qui s’apprêtaient à<br />

sortir. Celle-ci en profita pour leur présenter Lisa. Monsieur et Madame Beille<br />

formaient un couple sympathique. Sportif de taille moyenne, Monsieur était taillé en<br />

V, avec ses larges épaules et sa taille étroite. Madame était également taillée en V,<br />

mais inversé. Sa morphologie typiquement féminine exaltait deux frêles épaules<br />

surplombant un ventre généreux venant lui-même s’appuyer sur un bassin très<br />

confortable. En les voyant ainsi debout l’un à-côté de l’autre, ils ressemblaient à deux<br />

morceaux de lego prêts à s’emboîter. Monsieur Beille avait le cœur lent, pour<br />

Madame c’était plutôt le cerveau. Elle avait néanmoins la grande qualité de ne pas<br />

avoir compensé cette lenteur intellectuelle par un développement exagéré de la<br />

fonction parole et en particulier dans le domaine des ragots. Ce qui faisait d’elle une<br />

voisine aimable, discrète et surtout en admiration totale devant son mari. Lui-même<br />

avait pour son épouse des petits gestes tendres et attentionnés qui montraient que cette<br />

affection était largement réciproque. Ils avaient un fils étudiant en histoire de l’art,<br />

Paul-Aimé, qui habitait sur le même étage que Lisa mais qui venait de partir en<br />

voyage d’études en Toscane. Son retour se ferait sous huitaine et il serait sûrement<br />

enchanté de découvrir sa ravissante nouvelle voisine.<br />

17


Puis après les quelques banalités d’usage, Lisa avait pris congé et Madame Corlier<br />

était rentrée dans son appartement. Les présentations n’étaient pas pour autant<br />

terminées. La voisine du premier qui habitait sous l’appartement des Beille, Madame<br />

Saraut, rentrait de courses. Elle salua d’un ton poli quoiqu’ un peu sec et ne manqua<br />

pas de détailler Lisa de la tête aux pieds. L’examen devait être satisfaisant, puisqu’elle<br />

la gratifia même d’un sourire quand celle-ci précisa qu’elle allait déménager très<br />

prochainement au-dessus de chez Madame Corlier. C’est arrivés en bas du petit<br />

immeuble que les Beille avouèrent à Lisa en chuchotant, par discrétion, que Madame<br />

Saraut travaillait aux impôts et qu’elle était d’un soutien précieux et très coopératif en<br />

cas de questions pour la déclaration, malgré un abord un peu austère. Lisa apprendrait<br />

par la suite que c’était surtout la délicieuse Mme Cambet, octogénaire habitant sous<br />

l’appartement de Madame Corlier et donc voisine de palier de Madame Saraut, qui<br />

sollicitait régulièrement son aide chaque année quand il s’agissait de remplir sa<br />

déclaration de revenus, surtout depuis que son cher mari l’avait précédée dans l’audelà,<br />

huit ans plus tôt.<br />

Repérer une chorale à proximité de son lieu de travail et de son nouveau domicile<br />

avait heureusement été pour Lisa une opération bien plus aisée. Il lui avait suffi de<br />

consulter les pages jaunes puis le net, pour découvrir les contacts du Chœur Saint<br />

Antoine. Elle avait appelé le numéro indiqué et laissé un message avec ses<br />

coordonnées. Monsieur Jacquin l’avait rappelée le lendemain, au moment de la pause<br />

repas. Le brouhaha dans le self n’était pas propice à la discussion mais Lisa avait pu<br />

néanmoins obtenir quelques informations supplémentaires sur le répertoire –<br />

d’inspiration classique ainsi que le nom du chœur le laissait supposer. Ils avaient<br />

convenu d’une audition avant la prochaine séance qui se tenait le lendemain mercredi<br />

soir de 20h à 22 heures, dans la salle jouxtant l’église éponyme.<br />

Elle s’y était donc rendue le jour dit une demi-heure en avance sur l’horaire de début<br />

des répétitions, afin que Monsieur Jacquin puisse la rencontrer et la faire chanter,<br />

évaluer son niveau, déterminer s’il pouvait l’accepter dans le chœur puis enfin<br />

confirmer le pupitre où elle aurait éventuellement sa place. Monsieur Jacquin était a<br />

priori sceptique sur l’auto-évaluation des candidats et souhaitait faire son propre<br />

diagnostic. Lisa laissa ses affaires dans le réduit qui servait manifestement de vestiaire<br />

puis s’avança dans la salle de répétition. C’était une salle rectangulaire assez vaste,<br />

d’environ huit mètres sur dix. Un piano Steinway & Sons occupait un angle assez<br />

large de la pièce à côté du pupitre que le chef de chœur utilisait pour poser ses<br />

partitions. Des chaises étaient empilées dans un coin à proximité d’autres pupitres à la<br />

disposition des choristes.<br />

Monsieur Jacquin était un homme d’une cinquantaine d’années, peu bavard mais<br />

néanmoins courtois, qui ne supportait pas la médiocrité dans la musique. Lisa allait<br />

vite remarquer le niveau d’exigence qu’il avait vis-à-vis des choristes, du pianiste<br />

mais aussi de lui-même. Le pianiste, elle ne l’avait pas vu tout de suite. Il était<br />

absorbé par le déchiffrage d’une partition et ne leva les yeux que lorsqu’elle se<br />

présenta à Monsieur Jacquin.<br />

- Bonjour, je suis Lisa Carmetti et je viens pour l’audition. Sa voix était claire<br />

mais elle n’était pourtant pas aussi à l’aise qu’elle voulait bien le montrer.<br />

- Bonjour, Claude Jacquin, chef du chœur Saint Antoine, et voici Gianni<br />

Bartello, notre pianiste.<br />

En entendant ce nom à consonance italienne, Lisa avait spontanément souri. Gianni,<br />

jeune homme châtain clair d’une vingtaine d’années, lui avait tout aussi spontanément<br />

rendu un sourire franc et amical, qui l’avait tout de suite mise en confiance.<br />

18


Claude Jacquin commença par faire effectuer quelques gammes au pianiste, en<br />

demandant à Lisa de se chauffer la voix. Puis quelques exercices un peu plus<br />

complexes, destinés à évaluer la tessiture de sa voix et les capacités de mémorisation<br />

de Lisa suivirent. Elle éprouvait un tel plaisir de rechanter à nouveau qu’elle avait<br />

oublié toute sensation de trac, encouragée en silence par le regard de Gianni qui<br />

semblait fier de la prestation de la jeune recrue italienne. Pourtant elle avait perdu en<br />

pratique et savait qu’elle aurait pu faire mieux que cela il y a seulement un an. Elle<br />

avait toujours été très exigeante pour elle-même, mais au bout d’une vingtaine de<br />

minutes et après avoir sollicité Lisa sur toutes sortes d’exercices, mêlant stacchato<br />

legato piano subito et forte, Monsieur Jacquin sembla satisfait.<br />

Lisa était si absorbée par cet examen de passage qu’elle n’avait pas remarqué que les<br />

autres choristes arrivaient peu à peu et se massaient dans le vestiaire afin de ne pas<br />

déranger pendant l’audition. Une personne surtout, grande et surplombant les autres,<br />

semblait ne pouvoir détacher son regard de la scène. Son oreille avait été touchée par<br />

la pureté de la voix de Lisa et il ne pouvait détacher le regard de la bouche qui<br />

produisait ces merveilleux sons que pour constater, agacé, une attention pour la<br />

chanteuse qu’il jugea excessive dans les yeux du pianiste. Ce n’est que lorsque<br />

Monsieur Jacquin interrompit la séance pour faire rentrer les choristes et reprendre le<br />

cours normal de la séance, ce n’est qu’une fois que la voix merveilleuse s’interrompit,<br />

que Lucas de Bès réalisa qu’il bandait.<br />

Puis le verdict de Claude Jacquin était tombé, après qu’il ait rapidement présenté Lisa<br />

au groupe. Elle ferait partie du pupitre des Soprano 1, les voix les plus aigües. On<br />

pouvait sentir dans la voix de Monsieur Jacquin une satisfaction à peine dissimulée.<br />

Cette recrue était décidément très prometteuse.<br />

La première répétition fut un réel moment de bonheur pour Lisa. Le chant lui avait<br />

terriblement manqué pendant ces quelques mois par ailleurs très occupés aux Etats-<br />

Unis . Ses nouvelles collègues de pupitre, pour certaines un peu méfiantes face à la<br />

nouvelle arrivante, s’avérèrent dans l’ensemble plutôt sympathiques et même ravies<br />

d’avoir un renfort de qualité dans le groupe. Les partitions posées sur un pupitre lui<br />

avaient permis de suivre avec sa voisine Flora Le Sanctus de Berlioz que le chœur<br />

travaillait en ce moment. Ce fut presque par hasard qu’elle remarqua la présence de<br />

Lucas de Bès dans le pupitre des ténors. Elle croisa son regard, se sentit stupidement<br />

rougir, puis détourna les yeux après lui avoir transmis un léger mouvement de tête en<br />

guise de salut.<br />

Elle était à cent lieues d’imaginer le tourbillon d’émotions qu’elle était en train de<br />

susciter dans le coeur et le bas-ventre du mélomane Lucas et jusque dans la tête de<br />

l’apparemment imperturbable Monsieur de Bès. Elle fixa consciencieusement son<br />

attention sur Monsieur Jacquin - que les autres appelaient Claude - et sur Gianni qui<br />

s’avéra très discret et efficace pour suivre les désirs de Claude et soutenir tour à tour<br />

les différents pupitres.<br />

A la fin de la répétition, Lisa voulut parler avec Monsieur Jacquin.<br />

- Je voulais vous remercier de m’accepter dans votre chœur, j’ai vraiment passé<br />

un bon moment ce soir.<br />

- Il n’y a pas de quoi Lisa, je pense que vous vous intègrerez très vite. Mais<br />

appelez-moi donc Claude, comme les autres, puisque vous faites maintenant<br />

partie de la famille. Il continuait tout en lui parlant à ranger ses affaires.<br />

19


- En fait, j’aurais un service à vous demander. Voilà, je prenais autrefois des<br />

cours de chant et je me demandais si vous sauriez à qui je pourrais m’adresser<br />

pour m’y remettre, si possible pas trop loin d’ici.<br />

- Moi je sais, répondit Gianni qui finissait de ranger ses partitions dans sa<br />

sacoche.<br />

- Bien, alors je vous laisse en discuter tous les deux, bonsoir et à mercredi<br />

prochain 20 heures».<br />

Monsieur Jacquin était manifestement pressé de rentrer chez lui après les répétitions,<br />

ainsi que Lisa pourrait le constater au fil des semaines suivantes. Pourtant Gianni le<br />

retint par la manche et lui demanda de l’attendre quelques secondes. Puis il glissa<br />

rapidement à Lisa :<br />

- Je connais une ancienne cantatrice qui donne maintenant des cours de chant<br />

individuels. Je pense que ça pourrait te convenir et je suis sûr qu’elle serait<br />

contente de t’avoir pour élève.<br />

- Bien, mais a-t-elle encore des disponibilités, surtout en début soirée ou en<br />

week-end car je travaille. Et puis il faudrait que je voie ses tarifs pour décider<br />

de la fréquence de mes cours.<br />

- Quel est ton budget ?<br />

- Pour l’instant j’aimerais ne pas dépasser les mille francs par mois.<br />

- Tiens, je te note ici son adresse et son numéro de téléphone, répondit Gianni<br />

après avoir cherché une feuille dans sa sacoche. Je la connais bien, je la<br />

préviendrai que tu passeras, mettons demain soir vers 20 heures si ça te<br />

convient. C’est une petite maison située à seulement dix minutes d’ici à pied.<br />

Elle t’écoutera chanter, et les détails administratifs se règleront ensuite. Ciao<br />

Lisa.<br />

- Bien. Merci. Ciao Gianni.<br />

Lisa avait été déconcertée par la rapidité avec laquelle la question semblait se régler.<br />

Pendant qu’elle discutait, les autres choristes avaient rempilé les chaises dans un coin<br />

de la salle puis s’éclipsaient en lançant des « bonsoir, à la semaine prochaine » à la<br />

cantonade. Elle ramassa ses affaires pour regagner son petit appartement qui n’était<br />

qu’à une petite quinzaine de minutes à pied. Une bonne marche lui ferait du bien et lui<br />

permettrait de savourer encore le plaisir qu’elle avait eu à chanter à nouveau dans un<br />

groupe.<br />

En sortant, elle eut la surprise de voir Lucas de Bès qui semblait attendre quelque<br />

chose ou quelqu’un.<br />

- Bonsoir Monsieur de Bès, je ne savais pas que vous chantiez vous aussi. Le<br />

chœur est formidable.<br />

- Bonsoir Lisa, appelez-moi Lucas. Pour moi aussi ça a été une surprise. Vous<br />

aimez la musique, cela se voit. Elle vous…transfigure.<br />

Monsieur de Bès, tout en cherchant ses mots, semblait repartir en faisant quelques<br />

pas avec elle et Lisa comprit avec étonnement que c’était bien elle qu’il avait ainsi<br />

attendue.<br />

- Oui, je dois dire que ça faisait longtemps que je n’avais pas passé une aussi<br />

bonne soirée. Peut-être la meilleure depuis ma dernière séance de « free-go ».<br />

- De frigo ? qu’entendez-vous par là ?<br />

- Je vous demande pardon, dit-elle en pouffant, de « FREE-GO » reprit-elle en<br />

articulant bien distinctement.<br />

Devant la mine étonnée et curieuse de Lucas, elle s’était arrêtée pour prononcer ce<br />

nom avec l’accent américain approprié. Elle continua ses explications, tout en restant<br />

immobile sur le trottoir où ils se retrouvaient seuls:<br />

20


- C’est un jeu auquel nous jouions avec quelques camarades lorsque j’étais à<br />

New-York. Nous nous installions dans une pièce, dans la pénombre de préférence, et<br />

là chacune à notre tour nous exposions nos projets, nos envies, nos frustrations, nos<br />

fantasmes, et ça finissait généralement en gros éclats de rire. Moi j’aimais bien fermer<br />

les yeux et visualiser les scènes que les autres racontaient. Elle avait spontanément<br />

clos ses paupières au souvenir de ces folles soirées. Elle fut tirée de son souvenir<br />

délirant par une caresse furtive déposée sur sa joue.<br />

Toute à son explication sur ce que pouvait donner une séance de free-go, elle avait<br />

perdu pied avec la réalité. Si elle n’avait pas fermé les yeux, elle aurait vu Monsieur<br />

de Bès complètement hypnotisé par sa bouche alors qu’elle débitait des âneries<br />

d’étudiante encanaillée. Lui ne voyait qu’un instrument merveilleux dont émanaient<br />

des sons harmonieux qui le touchaient profondément. Il déposa un simple baiser sur<br />

sa joue et ce n’est qu’après ce léger contact, quand Lisa se tut subitement et alors qu’il<br />

emportait quelques effluves de son parfum fleuri, qu’il réalisa son audace.<br />

- Excusez-moi et veuillez considérer ceci comme un remerciement pour le<br />

plaisir que j’ai eu à vous écouter chanter tout à l’heure. La belle musique a de<br />

fait une importance capitale à mes yeux, mais je ne sais pas si vous pouvez<br />

comprendre.<br />

- Oui, bien sûr, je comprends.<br />

Elle avait répondu machinalement tout en le fixant, avec dans le regard une certaine<br />

incompréhension muette qui contredisait ses paroles. Sa bouche restée entrouverte et<br />

aux lèvres humides était dangereusement attirante et Lucas réalisa douloureusement<br />

qu il était bien difficile de résister à la tentation d’y déposer un autre type de baiser.<br />

Mais Lisa travaillait avec lui et la vie au bureau était assez compliquée sans cela.<br />

L’émoi l’avait complètement perturbé et pour la première fois de sa vie, Lucas eut<br />

l’impression qu’il n’avait pas le contrôle et ne savait que faire. Alors, maladroitement,<br />

il lui dit bonsoir et s’éloigna, à moins qu’il n’ait tenté de fuir.<br />

Lisa, plantée par Monsieur de Bès, n’eut pas vraiment le temps de repenser à ce qui<br />

venait de se passer. Gianni apparut presque par magie et lui expliqua qu’il avait dû<br />

discuter de certaines œuvres que Claude pensait faire prochainement chanter au<br />

groupe et qu’il devrait lui-même travailler avant les prochaines séances. Elle s’était<br />

d’abord demandée si Gianni avait assisté à la scène incongrue qui venait de se<br />

dérouler entre elle et Lucas, mais le fait que Gianni n’y fasse pas allusion l’avait<br />

rassurée. Elle ne souhaitait pas, à peine débarquée dans ce groupe choral, prêter le<br />

flanc à des ragots sur les histoires à caractère intime que pouvaient lier entre eux les<br />

choristes. Surtout qu’il n’y avait eu après tout entre le (presque) inaccessible Lucas et<br />

elle qu’un simple baiser sur la joue, un baiser somme toute très insignifiant, suivi<br />

d’une fuite qui elle semblait significative.<br />

- Il commence à faire vraiment froid ! avait-elle lancé avec un sourire pour<br />

éviter un silence embarrassant.<br />

- Nous approchons de l’époque où j’aimerais pouvoir hiberner ! répondit-il pour<br />

acquiescer.<br />

- La meilleure méthode pour combattre le froid, c’est de boire une bonne tisane<br />

et de se masser tous les membres avec une huile essentielle dynamisante avant<br />

de se coucher sous une bonne couette épaisse et chaude. Moi je fais ça quand<br />

je suis gelée et généralement le sommeil d’une seule nuit est suffisamment<br />

réparateur.<br />

- Merci pour le conseil. Bonne nuit Lisa et à très bientôt.<br />

Gianni accompagna son « à très bientôt » d’un énigmatique sourire. Lisa était atterrée<br />

par les conseils consternants qu’elle avait pu débiter sur le sujet du « comment une<br />

21


célibataire attardée peut en une soirée combattre la rigueur du froid», mais l’important<br />

était d’avoir eu l’air naturel, quitte à ce que ce soit en débitant des platitudes<br />

affligeantes de vieille fille. Lisa aurait sûrement été encore plus consternée<br />

d’apprendre que son compatriote italien n’avait rien perdu de ce qui venait de se<br />

passer entre elle et le ténor. Car son sourire détaché n’avait rien laissé deviner de la<br />

contrariété qu’il avait ressentie en voyant cet homme déjà mûr, réservé et peu<br />

chaleureux, embrasser cette jeune fille si gaie et dont la voix attachante lui avait<br />

semblé si douce.<br />

22


CHAPITRE 5– UNE MECANIQUE BIEN HUILEE<br />

De retour au bureau, Lisa était bien décidée à agir comme si rien ne s’était passé entre<br />

elle et Monsieur de Bès. D’ailleurs, à bien y réfléchir, il ne s’était effectivement rien<br />

passé. Des enfants de cinq ans se donnent déjà d’innocents baisers, et parfois même<br />

sur la bouche, sans qu’on en fasse tout un plat. De plus, la façon dont Lucas de Bès<br />

avait disparu ne suggérait pas qu’il ait eu envie de donner suite à leur entrevue<br />

surréaliste. En fait, il ne s’était rien passé et Lisa, grisée par une overdose de bien-être<br />

choral assaisonné d’un froid sec enivrant qui l’avait cueillie à la sortie, avait tout<br />

bonnement dû rêver que l’homme qui l’avait tant impressionnée et qu’elle avait<br />

retrouvé par hasard ce soir-là avait simplement remarqué qu’elle existait.<br />

- Bonjour Karine. Tu es matinale ce matin.<br />

- Salut, Lisa. Je suis de corvée.<br />

Elle avait la bouche pleine d’un beignet qu’elle avait acheté en chemin et qu’elle<br />

avalait tout en vérifiant des bilans hebdomadaires qu’elle devait préparer à la<br />

demande de Melinda. Il s’agissait d’un résumé statistique des recettes et contentieux<br />

de la semaine, qui cumulés aux résultats des semaines précédentes permettait de<br />

mesurer les risques et profits de la branche de la société. La réunion qui permettait à<br />

Monsieur Sens, Lucas de Bès et Melinda de s’assurer des bons résultats et de rectifier<br />

le tir si nécessaire en jouant sur les objectifs de marketing et les conditions<br />

d’attribution des prochains crédits se tenait traditionnellement le jeudi en fin d’aprèsmidi<br />

et pouvait dans certains cas finir très tard. Heureusement, le personnel subalterne<br />

n’y était pas convié et la pression pour eux se faisait sentir surtout en début de<br />

journée, quand il fallait finir de préparer tous les éléments de discussion du triumvirat<br />

dirigeant, qui lui-même devait rendre des comptes réguliers, en fin de mois, au comité<br />

de direction du groupe.<br />

Lisa n’avait pas encore été impliquée dans ce travail de préparation mais Melinda<br />

s’était promis de la solliciter rapidement, dès que sa connaissance des affaires de la<br />

compagnie lui permettrait d’être autonome. Elle espérait aussi pouvoir à cette<br />

occasion se passer progressivement des services de Karine, dont elle appréciait la<br />

compétence autant qu’elle détestait son franc-parler. Il faut dire que Melinda était un<br />

chef efficace dans les affaires mais qui ne s’encombrait pas de considérations<br />

parasitaires d’ordre humain. Elle considérait que les gens qui travaillaient dans la<br />

société devaient s’estimer privilégiés d’appartenir à cette famille et recevaient un<br />

salaire en compensation de leurs efforts. Par conséquent toute déviation de la routine,<br />

ne fut-ce que la moindre allusion à des prétentions sur les conditions de travail ou une<br />

aspiration fût-elle légitime à une reconnaissance au-delà des cadres pré-établis<br />

devenait vite intempestive pour ne pas dire mal considérée. Et peu importait que le<br />

plaignant, puisque c’est ainsi qu’on considérait alors l’employé, ait fait preuve de<br />

résultats particulièrement probants. Tout ce qui compliquait la routine de sa direction<br />

était inévitablement voué aux brimades voire aux sanctions disproportionnées dès que<br />

les objectifs assignés n’étaient plus assurés dans leur intégralité. Fric City se devait<br />

d’appliquer une discipline exigeante pour assurer les marges de profit, les résultats de<br />

la direction et, in fine, le contentement des actionnaires.<br />

Mais tout ceci, Lisa l’ignorait, baignée de l’innocence de son âge sur les réalités<br />

implacables du panier de crabes de la finance et leurrée par une vision idéaliste et<br />

naïve du monde du travail et de ses protagonistes. Elle souhaitait être impliquée dans<br />

de nouveaux projets et apprendre autant de choses que possible. Elle croyait encore<br />

que les efforts sont toujours et pour tout le monde récompensés à hauteur des résultats<br />

23


obtenus et qu’il suffisait pour chacun de faire son travail de son mieux. Quant au<br />

reste, les augmentations et autres promotions, cela suivrait naturellement son cours<br />

puisque c’était le rôle des dirigeants d’y veiller et ces dirigeants n’avaient pu être euxmêmes<br />

sélectionnés que pour leur compétence à diriger, c’est-à-dire aussi pour leur<br />

aptitude à gérer d’autres personnes. Le respect de l’entreprise reposait d’ailleurs a<br />

priori sur ce concept d’aptitude à recruter les bonnes personnes aux bons postes. Ne<br />

l’avait-on pas choisi elle-même pour ses qualités prometteuses d’efficacité et de<br />

flexibilité, sans oublier sa capacité à produire des résultats positifs concrets ?<br />

Il lui aurait pourtant suffi de quelques conversations choisies avec Karine pour avoir<br />

un échantillon significatif des coups durs et remarques plus ou moins dégueulasses<br />

qui lui avaient été infligés depuis qu’elle avait intégré la société Crédit-Fians.<br />

Mais pour l’instant, Karine avait à cœur de sortir ce fichu bilan au plus vite afin de le<br />

porter à Melinda qui le voulait prêt pour dix heures (pour une réunion qui ne<br />

commencerait pas avant dix-sept heures!), après quoi le reste de la journée devrait être<br />

moins stressant.<br />

Sentant son désir d’en terminer rapidement, Lisa avait proposé son aide pour aider<br />

Karine à vérifier ce qui était déjà imprimé. Elle plaida que celà lui permettrait de<br />

s’imprégner du sujet en même temps qu’elle jetterait un œil extérieur à même de<br />

débusquer d’éventuelles incohérences. Karine accepta sans plus discuter. Elle aussi ne<br />

demandait qu’à se débarrasser au plus vite de ce fardeau hebdomadaire.<br />

Lisa avait très vite saisi la structure du rapport. D’abord, il y avait un récapitulatif des<br />

objectifs financiers et commerciaux du groupe. Suivaient les données techniques : les<br />

valeurs des indices à court, moyen et long termes, les taux d’intérêt pratiqués,<br />

amortissements, les impayés et autres contentieux, les liquidités disponibles, les<br />

placements et d’autres données que Lisa ne comprit pas immédiatement.<br />

Une section entière était consacrée à l’évolution du e-business, secteur que Melinda<br />

avait eu le nez creux de prendre sous sa coupe dès les prémices de développement du<br />

net.<br />

La dernière partie du rapport, que préparait Melinda elle-même ainsi que le lui<br />

expliqua Karine, définissait les plans d’actions pour limiter les pertes liées aux<br />

contentieux (la tendance au surendettement des ménages donnant lieu à un grand<br />

nombre de situations délicates nécessitant des procédures de recouvrement par les<br />

sociétés de crédit) et précisait certaines recommandations et orientations<br />

commerciales afin de satisfaire les objectifs stratégiques du groupe.<br />

L’objectif de la réunion du jeudi était d’ailleurs pour Monsieur Sens de réconcilier ce<br />

rapport avec les conclusions que fournissait Monsieur de Bès pour son propre secteur<br />

d’activités.<br />

Une fois que Karine eut fini son travail laborieux de préparation et quand Lisa eut à<br />

son tour fini de parcourir les feuillets, elle lui dit :<br />

- Tu sais, je devrais pouvoir t’aider à automatiser l’élaboration de ces planches.<br />

Comme je suppose que tu dois toujours récupérer les mêmes informations aux<br />

mêmes endroits, ça doit être faisable de développer une macro qui t’économise<br />

du temps…et du stress.<br />

- Tu crois que c’est possible ?<br />

- Bien sûr, il faut regarder plus en détail, mais pour tout te dire, ça m’étonne que<br />

Melinda ne te l’ait pas déjà demandé, elle qui est si sensible à l’efficacité dans<br />

le travail. Ca te laisserait plus de temps pour traiter les irrégularités et impayés<br />

et faire les relances.<br />

24


- Surtout que depuis quelque temps, j’ai du mal à m’en sortir. Heureusement<br />

cette semaine Chloé est chez son père et je vais pouvoir m’avancer dans mon<br />

travail pour finir tôt demain après-midi. Tu vois quelque part, je me demande<br />

si ça n’arrange pas Melinda que je galère autant. Quand on a du boulot, on n’a<br />

pas de temps pour discuter avec elle et crois-moi, moins on discute avec elle<br />

et mieux ça se passe.<br />

- Tu sais moi je viens d’arriver alors toutes ces histoires, je ne les comprends<br />

pas vraiment.<br />

- Tu as raison, excuse-moi. C’est un vieux contentieux entre elle et moi, qui<br />

remonte à l’époque de ma séparation d’avec le père de Chloé, mais qui ne<br />

risque pas de se régler de si tôt.<br />

- Du genre ?<br />

- Elle-même avait des ennuis dans son couple à ce moment-là mais je crois<br />

qu’au lieu de la rendre plus compréhensive, ça l’a encore plus endurcie, si<br />

c’était possible. Je pense qu’elle m’en a voulu de savoir exactement ce qu’elle<br />

devait endurer. Elle était mariée à un Suisse pendant quelques mois mais ça<br />

n’a pas marché et ils ont divorcé. Il faut dire que ça ne doit pas être commode<br />

de vivre tous les jours avec Mademoiselle. En fait, j’étais plus que le témoin<br />

involontaire de son malheur, j’étais devenue le reflet de son échec matrimonial<br />

et je suppose qu’elle voyait à travers ma détresse un rappel insupportable de<br />

ses propres difficultés. Et crois-moi, elle m’a fait payer pour ça la garce.<br />

Enfin laissons tomber ces vieilles histoires, tu as raison ça ne te concerne pas.<br />

Je porte le dossier à Mademoiselle et je nous rapporte du café, en<br />

remerciement pour ton aide spontanée et redoutablement efficace.<br />

Après le départ de Karine, Lisa venait de s’absorber dans la lecture de documents<br />

lorsqu’un coup léger tapé sur la vitre de la porte lui fit lever la tête.<br />

- Bonjour Lisa.<br />

- Bonjour Monsieur de Bès. Que puis-je pour vous ?<br />

Elle tentait de prendre un air dégagé mais sentait son cœur qui commençait à accélérer<br />

dans sa poitrine.<br />

- Je cherche Melinda, c’est au sujet de la réunion de ce soir.<br />

- Si elle n’est pas dans son bureau maintenant, je peux dès son retour l’informer<br />

que vous êtes passé la voir.<br />

- Non merci, c’est inutile. Je lui passerai un petit coup de fil. Au fait, vous êtes<br />

bien rentrée hier soir ?<br />

- Très bien, je vous remercie.<br />

- Il faudrait que je vous voie, pour le travail. Vous êtes disponible en début<br />

d’après-midi ?<br />

- Oui, sans problème.<br />

- Bien. Alors à quatorze heures dans mon bureau.<br />

Il avait semblé hésiter puis avait fait demi-tour dans le couloir avant de s’éloigner vers<br />

les ascenseurs. Karine revint peu après.<br />

- Tu ne devineras jamais qui j’ai croisé dans l’ascenseur ?<br />

- Je ne sais pas, Elvis Presley?<br />

- Mieux, et en moins décomposé. Le séduisant Monsieur de Bès.<br />

- Ah oui, il est passé dans le coin, il cherchait Melinda.<br />

Lisa se sentait encore empourprée et avait bien vite repiqué du nez dans sa lecture peu<br />

passionnante mais qui avait le mérite de lui donner une contenance.<br />

25


- Tiens c’est curieux, il l’appelle toujours sur son portable en cas de besoin. Ca<br />

doit être bigrement important pour qu’il ait pris la peine de venir jusqu’ici. Au<br />

fait, j’ai justement vu Melinda dans la kitchenette et je lui ai parlé de ta<br />

proposition d’automatiser la préparation du rapport hebdomadaire. Elle est<br />

d’accord !<br />

- Tu sais, il n’était pas utile de lui en parler. Je voulais juste te rendre service.<br />

- Oui, je sais, répondit-elle gentiment à Lisa. Mais je sais aussi que<br />

Mademoiselle aime bien être au courant de tout, et malheur à qui se permet<br />

des initiatives sans avoir sollicité sa bénédiction. Et ça je te le donne comme<br />

un conseil d’une collègue qui t’aime bien et veut te mettre en garde. N’oublie<br />

jamais que Melinda finit toujours par tout savoir.<br />

Lucas et son équipe étaient basés, ainsi que Monsieur Sens, à l’étage supérieur, avec<br />

le secteur administratif et les ressources humaines. L’équipe de Melinda s’étant<br />

développée depuis la création des activités e-business, elle avait été déménagée à<br />

l’étage inférieur, au 17 ème , où se trouvaient le département informatique, plusieurs<br />

salles de réunion ainsi que deux kitchenettes et une petite salle où pouvaient se<br />

retrouver les fumeurs en mal de nicotine.<br />

Ce retour à l’étage 18 rappela à Lisa son entretien d’embauche. Seulement quelques<br />

semaines s’étaient écoulées et pourtant, beaucoup de choses avaient changé depuis.<br />

Elle avait bien sûr décroché cet emploi, trouvé un mini-appartement confortable,<br />

intégré une chorale et retrouvé le plaisir du chant, sans parler des cours qu’elle allait<br />

peut-être commencer dès ce soir avec Madame Iliachi, dont Gianni lui avait donné les<br />

coordonnées. Tout semblait s’organiser dans sa vie, mais une certaine confusion<br />

persistait cependant sur son présent amoureux, qui semblait la priver de repères<br />

essentiels.<br />

Après avoir timidement frappé à la porte qui était restée entrouverte, elle fut invitée à<br />

rentrer et à s’asseoir sur l’une des deux chaises en cuir qui faisaient face au bureau.<br />

Celui-ci était jonché de papiers, probablement le rapport que Monsieur de Bès devrait<br />

présenter tout à l’heure à Monsieur Sens.<br />

- Merci d’être venue. Comme vous le savez, nous nous réunissons tous les<br />

jeudis avec Melinda et Monsieur Sens afin de faire un bilan de nos activités et<br />

d’envisager nos prochaines actions. Melinda m’a dit que vous vous étiez<br />

proposée d’automatiser l’édition de son rapport hebdomadaire et j’aurais<br />

voulu voir avec vous ce qu’il était possible de faire pour le dossier que je dois<br />

moi-même préparer pour la même réunion.<br />

Bigre, les nouvelles circulaient vite.<br />

- Je ne connais pas le contenu particulier de votre rapport mais en général il<br />

suffit d’identifier les données nécessaires et les bases d’où on doit les extraire.<br />

Dans la plupart des cas, quelques macros et des manipulations ciblées<br />

permettent de limiter le travail. J’ai moi-même pas mal de choses en cours<br />

mais si vous le souhaitez, je pourrais expliquer ça à quelqu’un dans votre<br />

groupe, Gilbert par exemple, je suis sûre qu’il comprendrait très vite.<br />

- Vous avez déjà travaillé avec Gilbert Dulac?<br />

- Oui, non, en fait, je n’ai pas vraiment travaillé avec lui mais nous discutons de<br />

temps en temps au travail et je pense qu’il pourrait le faire.<br />

Sans savoir pourquoi, elle s’était sentie gênée. Gilbert Dulac était un quadragénaire<br />

divorcé, bon père de famille et boute-en-train qui avait vite repéré Lisa lors d’une<br />

pause déjeûner et avait depuis sympathisé et discuté plusieurs fois avec elle,<br />

26


notamment lorsqu’ils se retrouvaient près de la machine à café. Gilbert était très<br />

compétent dans son domaine (le marketing) et de bon conseil dans l’équipe de<br />

Monsieur de Bès. L’informatique était sa marotte. Sa bonne humeur semblait parfois<br />

détonner dans la rigidité et le sérieux qui étaient de rigueur dans la boîte, mais Lisa<br />

comprenait intuitivement que la bonne humeur au travail n’était pas un signe<br />

d’inadaptation même en travaillant chez les financiers et elle appréciait sa compagnie,<br />

qui de toute façon restait limitée à quelques discussions de couloir.<br />

- Je suis pour les mécaniques bien huilées. Et puis Gilbert a d’autres<br />

responsabilités. Je souhaiterais que ce soit vous qui vous en chargiez, afin<br />

d’assurer une homogénéité avec le format que vous proposerez pour Melinda,<br />

elle est d’accord. Si vous l’êtes aussi, nous en reparlerons demain après-midi,<br />

j’ai du travail maintenant.<br />

- Oui, bien sûr. Et c’est tout ?<br />

- Oui pourquoi ? Vous souhaitiez me parler d’autre chose ?<br />

- Non. Alors …au revoir.<br />

- A demain Lisa.<br />

Lisa se leva mais avant de partir, elle se retourna et vit que Lucas semblait renvoyer<br />

un sourire satisfait aux papiers étalés sur son bureau. Certes c’était un sourire qui<br />

n’était pour personne d’autre que lui-même, mais qui tranchait néanmoins avec<br />

l’apparente sécheresse de son ton. Lucas était ainsi, Lisa devait en prendre son parti,<br />

mais cette pensée qu’il n’y avait aucune intention personnelle de la blesser la soulagea<br />

quelque peu.<br />

27


CHAPITRE 6 – RENCONTRE AVEC UNE DIVA<br />

Lisa avait quitté le travail vers dix-huit heures après avoir vérifié qu’on n’aurait plus<br />

besoin d’elle avant le lendemain. Puis elle était rentrée chez elle, avait pris une<br />

douche rapide et enfilé un pantalon et un pull ample dans lesquels elle se sentait à<br />

l’aise. Elle avait avalé un yaourt et une tasse de thé, afin de ne pas avoir le ventre<br />

creux dans la soirée sans pour autant trop manger, ce qui n’aurait pas été compatible<br />

avec la leçon de chant. Lisa ne savait pas à quoi s’attendre pour ce premier rendezvous<br />

mais elle espérait bien avoir l’occasion de faire quelques exercices d’<br />

échauffement afin de pouvoir faire évaluer sa voix et de pouvoir elle-même mesurer<br />

ce qu’elle avait perdu au cours des derniers mois passés à New-York sans cours de<br />

chant ni pratique sérieuse. L’adresse laissée par Gianni correspondait à une rue située<br />

à environ trois arrêts de bus. Lisa se promit de récupérer et remettre en état son vélo<br />

qui était resté dans la cave chez son père, afin de circuler plus facilement. En<br />

attendant, malgré la fraîcheur de ce mois d’octobre, elle décida d’y aller à pied, en<br />

ayant pris soin de s’emmitoufler au préalable dans une large écharpe et après avoir<br />

ajusté un chapeau en feutre. Ainsi l’air frais ne viendrait pas altérer la résonance de<br />

ses sinus alors que la marche lui donnerait un peu d’exercice, pratique qu’elle avait dû<br />

réduire depuis qu’elle avait commencé à travailler.<br />

Elle arriva deux minutes avant vingt heures à la maison de Madame Iliachi. C’était<br />

une petite construction simple avec un étage et qui avait dû être repeinte assez<br />

récemment. Un petit jardinet sur le côté jouxtait un carré potager et une lanterne<br />

marine surmontant le pas de porte accueillait les visiteurs. Curieusement pour<br />

l’époque, la serrure du portillon n’était jamais fermée à clé.<br />

Lisa frappa à la porte qui s’ouvrit presque instantanément, comme si on avait guetté<br />

son approche.<br />

- Bonjour Lisa, entre.<br />

- Gianni ? Bonsoir mais… Comment se fait-il que tu sois ici ?<br />

- En fait je suis le pianiste attitré –pour ne pas dire préféré- de Madame Iliachi.<br />

Je lui ai parlé de toi et elle te prendra en main d’ici cinq petites minutes.<br />

Passe-moi tes affaires et mets-toi à l’aise. Le chapeau te va bien, dit-il en l’en<br />

débarrassant. Elle finit une séance de yoga, avait-il rajouté en baissant la voix,<br />

comme pour ne pas trahir un secret. Je ne te propose rien à boire, du moins pas<br />

avant la leçon de chant.<br />

Il faisait incroyablement bon dans la maison, qui sembla bientôt presque surchauffée à<br />

Lisa. Elle avait volontiers quitté manteau et écharpe et regrettait presque d’avoir<br />

choisi ce pull molletonné qui recouvrait un simple caraco enfilé à la va-vite et qu’elle<br />

ne pouvait donc décemment pas enlever. Elle nota mentalement que si elle s’entendait<br />

avec Madame Iliachi et devait venir prendre ses leçons de chant dans cette annexe de<br />

sauna, elle serait avisée de prévoir un tee-shirt léger pour se mettre à l’aise et ne pas<br />

avoir l’impression de jouer le canari en papillote. D’ailleurs Gianni ne portait luimême<br />

qu’une chemise fine entrouverte sur une sorte de marcel blanc, preuve qu’il<br />

connaissait les habitudes thermiques de la maison. Il fallait voir le côté positif, les<br />

atmosphères chaleureuses étaient plus propices pour le chant, elle l’avait maintes fois<br />

expérimenté sous des douches quasi brûlantes, environnée par la vapeur qui dilatait<br />

ses résonateurs et lissait le vibrato naturel de sa voix quand elle grimpait dans les<br />

aigus.<br />

Une petite forme, sortie d’une pièce contigüe à ce qui sembla à Lisa être la salle-àmanger,<br />

passa discrètement en saluant la jeune fille, pour aller dans la cuisine se<br />

28


servir un verre d’eau. Alors qu’elle revenait en sens inverse, Gianni, la prit<br />

délicatement par le bras et la présenta à Lisa.<br />

- Mamita, je te présente Lisa, qui chante dans la chorale de Monsieur Jacquin,<br />

c’est une excellente soprano. Il avait légèrement forcé la voix, ce qui laissait<br />

supposer que Mamita commençait à être victime d’un durcissement de la<br />

feuille. Lisa, voici Mamita, la mère de Madame Iliachi, qui vit également dans<br />

cette maison.<br />

- Bonjour Madame, enchantée de faire votre connaissance, répondit Lisa avec<br />

un sourire poli mais néanmoins sincère.<br />

- Bonjour Mademoiselle. Es muy guapa, avait répondu Mamita en se tournant à<br />

nouveau vers Gianni, qui l’avait raccompagnée avec douceur jusqu’au canapé.<br />

Mamita avait bien essayé de protester –elle n’était pas encore impotente, loin<br />

s’en fallait- mais elle était toujours aussi touchée par l’aimable sollicitude de<br />

son « petit » Gianni, qui la dépassait malgré tout de deux bonnes têtes.<br />

L’escalier en bois grinça légèrement. Lisa tourna la tête et put apprécier la descente de<br />

marches majestueuse et droite de Madame Iliachi. Elle portait un ensemble pantalon<br />

noir ample qui mincissait ses formes généreuses mais point trop. Elle portait la<br />

cinquantaine épanouie, avec l’assurance des femmes qui ont du chien et savent<br />

qu’elles plaisent aux hommes. Ses cheveux étaient retenus en un chignon élaboré sur<br />

la nuque et son regard fixait Lisa avec une acuité pénétrante. Seules ses mains, dont<br />

l’une caressait la rampe en accompagnant sa descente, trahissaient l’écho à présent<br />

dépassé de la jeunesse, parées de bagues dorées et scintillantes à presque chaque<br />

doigt. Tout en Madame Iliachi semblait prédisposé à susciter une forte impression.<br />

C’est en tout cas ce que Lisa ressentit spontanément. Elle attendit que Madame Iliachi<br />

ait rejoint le rez-de-chaussée pour se présenter simplement.<br />

- Bonjour Madame Iliachi, je suis Lisa Carmetti et je souhaiterais prendre des<br />

leçons de chant, avec vous peut-être si l’essai de ce soir est concluant pour<br />

nous deux.<br />

- Bonsoir Mademoiselle, Gianni m’a parlé de vous. Montez et commencez à<br />

vous échauffer, je vous rejoins dans une minute.<br />

- Vien Lisa.<br />

Gianni avait passé sa main dans le dos de Lisa pour l’inciter à emprunter l’escalier et<br />

monter au premier étage. Une vaste pièce, qui devait à l’origine constituer deux ou<br />

trois chambres, avait été aménagée pour les répétitions. Un énorme piano à queue<br />

avait été hissé on ne savait trop comment dans la pièce, dont les murs semblaient<br />

capitonnés et les vitrages doublés. Au moins, il y avait peu de risque que les voisins se<br />

plaignent des fausses notes des élèves. Seule une autre petite pièce, donnant par deux<br />

portes sur le palier et dans l’immense salle de travail, venait compléter l’étage. Gianni<br />

expliqua brièvement à Lisa que Madame Iliachi s’en servait de boudoir voire de loge<br />

lorsqu’elle donnait des concerts pour ses amis proches.<br />

- Je ne savais pas que Madame Iliachi était une professionnelle en exercice, ça<br />

risque de me coûter une fortune de prendre des leçons avec elle, surtout si je<br />

dois en plus rémunérer le pianiste !!<br />

- Normal que tu ne le saches pas, je ne te l’avais pas dit. Quant au pianiste,<br />

disons qu’il est prêt à travailler de façon bénévole, du moins si l’élève<br />

démontre les capacités que Monsieur Jacquin a cru déceler en elle.<br />

- Sinon ?<br />

- Sinon, tu seras obligée en dédommagement de me faire des massages aux<br />

huiles essentielles dynamisantes pour m’aider à passer les froides soirées<br />

29


d’hiver, il paraît que tu as une méthode infaillible contre les grosses fatigues et<br />

les envies d’hibernation.<br />

- Alors je te conseille de te rabattre sur la tisane pour te réchauffer parce que je<br />

n’ai pas l’intention de ne pas m’appliquer pour mes leçons de chant !<br />

- Excellente décision, vous avez fini votre échauffement, mademoiselle<br />

Carmetti ?<br />

La voix de Madame Iliachi, qui avait réussi la prouesse de remonter l’escalier sans<br />

faire grincer les marches – à moins que Lisa ait été trop absorbée par sa discussion<br />

avec Gianni pour le remarquer, fit sursauter la jeune fille qui s’était retournée dans un<br />

volte-face.<br />

- Presque, Madame Iliachi.<br />

- J’en déduis que vous aimez les exercices a capella, c’est tout à votre honneur.<br />

Mais il se trouve que nous avons à notre disposition un excellent pianiste, il<br />

serait donc dommage de se priver de ses services. Gianni, repasse les exercices<br />

d’ échauffement Rossini, en accord majeur puis en mineur, que je puisse voir<br />

pour la tessiture et la justesse. Mademoiselle Carmetti, je vous écoute.<br />

Gianni semblait bien rodé aux attentes de Madame Iliachi. Il développa un<br />

enchaînement d’exercices d’abord simples puis avec des phrases de plus en plus<br />

longues afin de permettre à la diva d’évaluer les capacités de mémorisation et de<br />

restitution de Lisa. Lisa, impressionnée au début par Madame Iliachi, se tourna peu à<br />

peu inconsciemment vers le pianiste qui, elle le sentait, faisait de son mieux pour la<br />

soutenir alors qu’elle devait affronter les accords de plus en plus complexes et<br />

difficiles techniquement à chanter. Les montées dans les aigus ne devaient pas lui<br />

faire oublier de soutenir dans les descentes. Le piège était classique mais plus d’un s’y<br />

laissait prendre. Elle gardait les épaules baissées, concentrée sur sa respiration<br />

abdominale. Son regard ne quittait plus Gianni, bien qu’elle ne le vît pas, tant elle<br />

était absorbée par l’écoute des sons harmonieux qui s’élevaient en de successifs défis<br />

de la caisse de résonance du piano. Il y eut quelques hésitations, la main secourable de<br />

Gianni qui lui redonnait la séquence, quelques sons un peu coincés dans les aigus et<br />

quelques abandons dans les graves mais au bout du compte, quand le piano cessa de<br />

jouer, Lisa se rendit compte qu’elle était en nage. La pendulette posée dans un<br />

renfoncement –également capitonné- du mur indiquait huit heures vingt cinq. Elle<br />

venait de passer quinze minutes ininterrompues à chanter sa joie de renouer avec le<br />

chant. Quand elle se retourna enfin pour regarder Madame Iliachi, le regard qu’elle<br />

sentit posé sur elle lui laissa l’impression qu’elle était nue. Elle venait une à une de<br />

livrer ses imperfections, son envie, ses erreurs et leur réparation sans aucune pudeur<br />

ni aucune retenue, simplement guidée par les mains magnifiques et habiles de Gianni<br />

sur le piano. Elle attendait maintenant le verdict du professeur. Elle était partagée<br />

entre la crainte d’un diagnostic sévère et celle, plus grande encore, de ne pas avoir été<br />

à la hauteur. Mais à la hauteur de quoi ? Elle était là après tout pour apprendre et il<br />

n’y a rien de plus naturel pour un apprenti que de ne pas tout savoir. Le verdict tomba,<br />

bref, et laissa Lisa interdite.<br />

- Si vous êtes d’accord, nous commencerons les leçons dès la semaine<br />

prochaine. Je vous propose de commencer à travailler en tant que mezzo<br />

soprano. Je pense que le registre classique sera dans un premier temps le plus<br />

adapté mais je n’exclus pas de compléter avec du lyrique assez rapidement.<br />

Pour les détails d’ordre administratif, je vous laisse en discuter avec mon fils.<br />

Bonsoir, mademoiselle Carmetti.<br />

Puis Madame Iliachi quitta la pièce , laissant Lisa plantée avec Gianni et sa propre<br />

stupeur.<br />

30


- Gianni, c’est ta mère ?<br />

- Oui pourquoi, ça pose un problème ?<br />

- Non, bien sûr, mais tu aurais dû me le dire.<br />

- Qu’est-ce que ça aurait changé ?<br />

- Je ne sais pas. Mais je pensais venir prendre des cours de chant et je me<br />

retrouve plongée dans ton intimité, dans ta maison, avec ta mère…<br />

- N’oublie pas ma grand-mère, j’y tiens beaucoup. Si ça peut te rassurer, je<br />

considère que le fait que tu prennes des cours de chant avec ma mère et que tu<br />

salues ma grand-mère, fut-ce dans notre maison, ne te laisse aucune<br />

prérogative sur la découverte de mon intimité. Tu as envie de chanter et j’aime<br />

jouer du piano, c’est tout. Si tu es d’accord, nous pouvons fixer les conditions<br />

et horaires pour les prochaines fois. Mais tu restes libre de ne pas t’engager si<br />

tu ne le souhaites pas.<br />

Il referma le couvercle du piano. Elle espérait ne pas l’avoir blessé et en même temps<br />

regretta que la magie des minutes précédentes de complicité musicale se soit<br />

disloquée. Gianni était un garçon bien et surtout un merveilleux pianiste et elle<br />

désirait continuer ses cours avec lui, c’est-à-dire bien entendu avec Mme Iliachi, à<br />

condition que cela reste dans la limite de ses moyens.<br />

- Combien ? demanda simplement Lisa.<br />

- Pour quatre cents francs par mois, je peux te proposer deux séances de<br />

quarante minutes par semaine, les mardi et jeudi si ça te convient. Je te ferais<br />

travailler le mardi et ma mère s’occuperait de toi le jeudi.<br />

- Tu serais là aussi le jeudi ?<br />

- Bien sûr, n’oublie pas que je suis son pianiste attitré et préféré.<br />

- Il faut dire que c’est une femme de goût !<br />

- Et une vraie mère italienne de surcroît, conclut-il dans un clin d’oeil.<br />

Ce n’est qu’après avoir quitté la maison de Madame Iliachi que Lisa réalisa que le<br />

sentiment d’angoisse quelle avait éprouvé quelques minutes auparavant, après avoir<br />

fini sa première audition, n’était pas tant dû à l’anxiété dans l’attente du jugement de<br />

Madame Iliachi qu’à la crainte de n’avoir pas été à la hauteur des attentes de Gianni.<br />

Elle ressentait confusément que son talent vocal ne pouvait que s’épanouir grâce aux<br />

compétences musicales du jeune homme mais surtout en s’appuyant sur la confiance<br />

qu’il semblait placer dans ses capacités.<br />

31


CHAPITRE 7 – DEMAIN SERA BLEU<br />

Au bureau, Lucas semblait s’intéresser de près au mini-projet d’automatisation des<br />

rapports, que Lisa réalisait en plus de ses tâches usuelles. Elle le rencontrait désormais<br />

tous les lundis avec Melinda pour un point d’information sur ses progrès, au cours<br />

desquels elle pouvait éventuellement réclamer certains moyens techniques ou la<br />

coopération d’autres services afin de se faire expliquer certaines données spécifiques<br />

ainsi que les systèmes d’information utilisés pour gérer ces données. Elle avait aussi<br />

remarqué que Lucas passait tous les vendredis dans son bureau pour s’enquérir de ses<br />

difficultés éventuelles et accessoirement prendre de ses nouvelles. Karine avait bien<br />

tenté d’expliquer à Lisa que ce projet devait être sacrément important à ses yeux pour<br />

qu’il ait ainsi augmenté la fréquence de ses visites au 17 ème étage. Malgré la gentille<br />

ironie de sa collègue, Lisa l’assurait qu’elle se faisait beaucoup trop de films dans sa<br />

tête et que ses relations avec Monsieur de Bès (elle l’appelait toujours ainsi au travail)<br />

étaient purement professionnelles. Certes elle avait un jour laissé malencontreusement<br />

échapper qu’ils avaient également des relations musicales, mais Karine, bien que<br />

soufflée d’apprendre que Monsieur de Bès passait ses mercredis soir à faire le ténor<br />

dans une chorale de quartier, lui qu’elle ne pouvait qu’imaginer en train de travailler à<br />

fabriquer de l’argent, avait bien gardé pour elle le secret et n’avait jamais cherché à le<br />

divulguer.<br />

C’était ainsi pour les activités préférées de Lisa semaine après semaine ; elle voyait<br />

Lucas les lundis mercredis et vendredis, et chantait accompagnée de Gianni les<br />

mardis, mercredis et jeudis. Bien qu’elle ait le loisir tous les mercredis de chanter en<br />

compagnie de Lucas, les jeudis soirs étaient probablement ses préférés, depuis que<br />

Gianni lui avait proposé, après la leçon de chant avec Madame Iliachi, de rester pour<br />

boire un bol de chocolat chaud. Le professeur de chant était très exigeante et laissait<br />

Lisa en nage après chaque séance. Mais malgré la fatigue, Lisa était toujours ravie<br />

d’avoir découvert de nouveaux exercices et surmonté de nouvelles difficultés. Elle<br />

sentait qu’elle avait presque retrouvé tous les automatismes et le niveau de chant<br />

qu’elle avait avant de partir aux Etats-Unis. Elle s’autorisait donc sans se faire prier<br />

cette pause sucrée pendant laquelle elle pouvait librement discuter avec Gianni.<br />

Mamita se joignait parfois aux jeunes gens mais préférait avaler une camomille<br />

pendant que Gianni et Lisa dosaient la poudre chocolatée avant de la dissoudre dans le<br />

liquide blanc crémeux et fumant, que Mamita surnommait « la leche del deseo », le<br />

lait du désir. A la grande surprise de Lisa, il s’était avéré que les origines italiennes de<br />

Gianni du côté de sa mère étaient mélangées à une souche espagnole incarnée par<br />

Mamita.<br />

La délicieuse dame parlait un assez bon français, bien qu’elle s’adressât spontanément<br />

dans sa langue maternelle à Gianni. Lisa avait été très impressionnée quand elle avait<br />

réalisé que Gianni était donc au moins trilingue, sans oublier le langage de la musique<br />

qui se rajoutait aux français, espagnol et italien.<br />

Mamita s’appelait en réalité Luz. Elle avait à l’époque épousé par amour un jeune<br />

marin italien qu’elle avait rencontré lors d’un concours d’habaneras, chansons<br />

typiques de marine, alors qu’il était de passage du côté de Barcelone. Le coup de<br />

foudre avait été immédiat et réciproque et la demoiselle ibère avait rapidement décidé<br />

de suivre son amour en Italie, au risque de briser le cœur de son cher père, dont elle<br />

était la « lumière » affective ainsi que le rappelait son prénom. Mais en père aimant, il<br />

avait consenti à donner sa bénédiction au jeune couple.<br />

32


La vieille dame s’était vite révélée une conteuse inspirée des faits du temps jadis,<br />

sachant restituer tout le piment des vieilles histoires de famille et la profonde<br />

humanité de leurs protagonistes. L’amour des Italiens pour leur propre mère n’était<br />

pas seulement une légende et elle ne manquait jamais d’humour quand elle évoquait<br />

les années passées en cohabitation avec sa belle-mère dans la région de Gênes, et<br />

comment la promiscuité de leur habitat exigu rendait parfois difficile<br />

l’accomplissement total de leur union. Comme l’avait finalement bien résumé Gianni<br />

« quand il y a de la Gênes, il n’y a pas de plaisir ! ».<br />

Mamita apparaissait ainsi comme une femme incroyablement libre malgré son grand<br />

âge et des capacités physiques naturellement restreintes par le cumul des années.<br />

Mais plus que tout, ce qui émerveillait Lisa, c’était son incroyable optimisme et sa<br />

bonté inconditionnelle.<br />

Ce jeudi-là, Lisa avait été particulièrement fatiguée et peut-être moins souriante qu’à<br />

son habitude. Luz lui avait alors expliqué que dans sa jeunesse, sa propre mère, qui<br />

savait qu’elle adorait la couleur bleue de la mer, lui disait souvent pour la rassurer ou<br />

lui donner du courage « No te preocupes, mañana sera azul » , « ne t’inquiète pas,<br />

demain sera bleu ». Puis sa mère était morte, mais ses paroles d’espoir lui étaient<br />

restées et elle les avait emportées jusqu’en Italie. Elle se souvenait encore du jour où<br />

sa belle-mère était en colère à cause d’une robe à laquelle il y avait un accroc. Luz lui<br />

avait spontanément proposé de la repriser, scandant son offre d’un « Mañana sera<br />

azul » que la belle-mère avait gratuitement complété d’un « O non sara », « ou ne sera<br />

pas », dont la triste perspective l’avait à l’époque beaucoup affectée. Elle n’avait<br />

d’ailleurs plus jamais utilisé cette devise depuis ce jour, autrement que pour ellemême.<br />

Et sa belle-mère avait fini par partir, ainsi qu’un de ses fils pris par la mer, puis<br />

enfin vint le tour de son mari, emporté par la maladie. Mais à présent elle était fière et<br />

heureuse de son petit-fils pour qui aujourd’hui, demain et les autres jours seraient<br />

toujours bleus. C’était une promesse autant qu’une certitude.<br />

33


CHAPITRE 8 –PAUSE CAFE<br />

Ce vendredi là, Lucas n’était pas passé dans leur bureau et bien que Lisa ait feint une<br />

indifférence totale, Karine n’avait pas été dupe. Elle avait d’ailleurs spontanément<br />

proposé à Lisa d’aller faire une pause café à la machine du 18 ème étage, bien qu’elle ait<br />

toujours préféré le café qu’elle préparait elle-même dans la kitchenette située un peu<br />

plus loin dans le couloir du 17ème. Elle avait calculé que Lisa pourrait ainsi peut-être<br />

apercevoir cet homme dont elle sentait bien, sans pour autant la comprendre tant elle<br />

était elle-même insensible à la beauté froide de ce bourreau de travail, qu’il opérait<br />

une étrange fascination sur sa collègue et amie.<br />

La pause café avait réellement été animée. Lisa avait aperçu Gilbert et s’était<br />

spontanément rapprochée de lui afin d’entamer une conversation. Elle avait ensuite<br />

constaté un peu surprise que Gilbert et Karine, qui étaient pourtant tous deux depuis<br />

de nombreuses années dans la boîte, ne se parlaient pratiquement pas. Ils avaient bien<br />

assisté à de nombreuses réunions en commun, pendant lesquelles Karine prenait<br />

généralement tout un tas de notes, mais au cours desquelles il était impossible<br />

d’échanger des propos plus personnels. Par ailleurs, elle avait toujours soigneusement<br />

évité d’être présente aux sacro-saintes soirées annuelles offertes par la boîte à<br />

l’occasion des fêtes de Noël, étant toujours comme un fait exprès obligée d’aller<br />

récupérer le jour même sa fille Chloé pour son tour de garde. Karine se retrouva donc<br />

engagée dans une conversation ouverte et plaisante qui lui fit du bien. A un moment,<br />

baissant le ton et le regard, Gilbert murmura :<br />

- Vingt-deux les filles, v’là BDL.<br />

Bérénice Dreux-Louret venait effectivement de tourner à l’angle du couloir, les bras<br />

chargés de dossiers. Elle était assez grande et plutôt maigre, avec de longs cheveux<br />

clairs retenus par un catogan et portant une robe unie rouge qui lui garantissait de ne<br />

pas passer inaperçue. Son visage aurait pu être assez joli s’il n’avait été figé dans une<br />

telle raideur. Le soin qu’elle mettait dans sa démarche et son air hautain illustraient<br />

assez bien le souci qu’elle avait de se faire remarquer sans pour autant porter ellemême<br />

une attention excessive aux autres.<br />

Elle passa devant le groupe et se contenta de tourner légèrement la tête vers Gilbert et<br />

d’esquisser une grimace lorsqu’il lui lança :<br />

- Bonjour Bérénice, ça va comme tu veux?<br />

L’air pincé et arrogant de Bérénice avait suffi à exaspérer Karine, alors que Lisa se<br />

retenait de pouffer suite au passage de la jeune femme, qui venait de disparaître vers<br />

le bureau de Mr Dairtal.<br />

- On raconte qu’elle aurait eu de l’avancement grâce à certaines faveurs<br />

consenties au DRH, c’est vrai ? demanda naïvement Lisa.<br />

- C’est qu’elle aura sûrement des talents cachés, mais vraiment bien cachés<br />

alors. Vous voulez savoir pourquoi je la surnomme BDL ?<br />

- Pas très sorcier pour qui connaît son nom, répliqua Karine, un tantinet agacée<br />

de voir que la conversation qui quelques secondes auparavant traitait des<br />

vacances de Noël à venir semblait s’enliser sur un sujet aussi consternant que<br />

Bérénice et son fichu caractère.<br />

- Laisse-moi deviner, répondit Lisa qui adorait jouer avec les lettres, que ce soit<br />

en mots croisés, sigles inventifs ou anagrammes. BDL comme… Belle Dinde<br />

Lubrique ?<br />

- Pas mal du tout, répondit Gilbert, impressionnant même dirais-je. Mais non, ce<br />

n’est pas ça. Et toi Karine, une petite idée ou tu donnes ta langue au chat ?<br />

34


- Je préfère garder ma langue pour l’instant si vous n’y voyez pas<br />

d’inconvénient, et le sujet ne me passionne pas au point de me rendre créative.<br />

Alors à part Beurk, Dégleu et La ferme, elle ne m’inspire pas grand chose.<br />

- Bien, Karine ! Vous êtes toutes les deux très inspirées mais j’avoue<br />

honteusement que mon surnom était moins élaboré. En fait je l’appelle BDL<br />

pour « Belle De Loin ». Mais de vous à moi, et il avait baissé la voix encore<br />

d’un demi-ton, le surnom complet est « Belle De Loin, mais loin d’être<br />

belle ».<br />

Lisa avait pu suivre sur le visage de Karine un certain agacement, surtout lorsque<br />

Gilbert avait répété la première partie du surnom. Elle s’était légèrement détendue<br />

lorsqu’il avait révélé la suite moins flatteuse. Gilbert avait curieusement réalisé au<br />

même instant que Karine avait un très beau sourire. Comment avait-il pu ne pas<br />

remarquer plus tôt cette jeune femme, aux formes raisonnablement généreuses et<br />

agréablement appétissantes, qui de plus possédait l’énorme avantage d’être elle-même<br />

divorcée et de comprendre a fortiori les difficultés et les contraintes de sa propre<br />

situation ? Il y avait là matière à creuser et lorsque le groupe se sépara pour retourner<br />

au travail, Gilbert se surprit à siffloter comme il ne l’avait pas fait depuis bien<br />

longtemps au travail.<br />

Outre la discussion relaxante avec Lisa et Gilbert, cet intermède avait apporté une<br />

deuxième satisfaction à Karine, celle de constater qu’à défaut d’apercevoir Monsieur<br />

de Bès dans les couloirs, Lisa avait semblé contente de rencontrer Gilbert avec qui<br />

elle avait une complicité naturelle assez évidente.<br />

Puis la journée avait fini de se consumer entre les dossiers, rendez-vous et coups de<br />

téléphone. Melinda ne s’était pas montrée de la journée, probablement occupée en<br />

réunion avec Monsieur de Bès et Monsieur Sens ou peut-être avec des intervenants<br />

extérieurs. Lisa s’apprêtait à quitter le bureau avec un sentiment d’inachevé qui<br />

n’avait pas échappé à Karine, lorsque la porte du bureau s’ouvrit, laissant place à<br />

Lucas, surpris de trouver encore les deux jeunes femmes à cette heure relativement<br />

avancée.<br />

- J’allais partir, conclut Karine afin de couper court à toute discussion. Elle<br />

attrapa sa veste et cligna de l’œil vers Lisa avant de s’éclipser dans un « Bon<br />

week-end » jovial.<br />

- Vous alliez peut-être partir vous aussi ?<br />

- Pas de souci, je peux rester encore un moment. Vous voulez voir une maquette<br />

du format pour le rapport hebdomadaire? J’ai proposé de combiner quelques<br />

résultats dans un même tableau mais les modifications peuvent être revues si<br />

ça ne vous convient pas, à vous ou à Melinda.<br />

- Oui, c’est d’accord, faites-moi une impression papier, j’y jetterai un coup<br />

d’œil d’ici lundi. Au fait…<br />

- Oui ?<br />

- Ma demande va peut-être vous sembler incongrue mais j’ai à la maison des<br />

morceaux que je voudrais vous faire écouter. Et, peut-être, s’ils vous plaisent,<br />

pourrions nous les proposer à Claude Jacquin, pour les étudier avec le chœur ?<br />

- De quelles oeuvres s’agit-il ?<br />

- Oh, il y en a plusieurs que je souhaiterais vous faire entendre, mais j’ai une<br />

affection particulière pour la Misa Criolla de Ramirez et...<br />

- Mais je connais très bien cette pièce, oui, c’est très musical et entraînant. Je<br />

pense que Claude doit aussi la connaître, en tout cas je vous soutiens<br />

moralement pour votre suggestion.<br />

- Ah ! Bien…<br />

35


Lucas avait été quelque peu déçu de voir que Lisa connaissait déjà l’œuvre et de la<br />

façon tiède dont elle l’avait encouragé. Il n’eut soudain plus envie de lui proposer<br />

d’autres titres en espérant trouver celui qu’il pourrait lui faire découvrir. Sa mine<br />

dépitée avait alerté Lisa, qui ajouta timidement :<br />

- Mais si vous souhaitez partager d’autres suggestions, je suis ouverte à toute<br />

nouvelle expérience !<br />

- Oui bien sûr, peut-être une autre fois. Ma mère m’a communiqué la passion de<br />

la grande musique mais j’avoue avoir développé un goût plus varié<br />

voire…éclectique. Pour tout vous dire, dit-il en baissant la voix, j’ai même<br />

vibré au rythme des chants traditionnels africains!<br />

- Ah vraiment ? Lisa appréciait également toutes sortes de folklores, mais le<br />

seul fait d’imaginer Monsieur de Bès en pagne et en transe, enveloppé par les<br />

fumées des feux de camp et les sons de mystérieux chants tribaux, avait<br />

quelque chose d’irrationnel et de cocasse qui la déconcerta. Je serais curieuse<br />

d’entendre ça, rajouta-t-elle comme pour elle-même.<br />

- Disons donc lundi prochain, vers 20 heures ? J’ai d’autres engagements d’ici<br />

là mais nous pourrions faire une présélection lundi et préparer nos suggestions<br />

pour la prochaine séance chorale.<br />

- Oui, pourquoi pas ?<br />

Ce n’est qu’une fois que Lucas fut sorti qu’elle réalisa qu’ils venaient de prendre<br />

rendez-vous et qu’elle n’avait aucune idée de l’endroit où ils devraient se<br />

retrouver. A moins que d’ici là, Lucas de Bès n’ait changé d’avis…<br />

36


CHAPITRE 9 – WEEK-END<br />

Aujourd’hui samedi, comme tous les autres samedis, Lisa considérait avec une<br />

certaine tristesse la longue étendue de désert que seraient ces deux jours de week-end<br />

à venir sans voir Lucas ni sans chanter.<br />

Elle devait s’y résoudre, elle le savait, mais curieusement la perspective de chaque fin<br />

de semaine, au lieu de lui sembler un moment privilégié de détente et de distraction,<br />

prenait pour Lisa des allures de chemin de croix. Heureusement, après la solitude<br />

dominicale viendrait immanquablement le regain dès lundi. Elle retrouverait son<br />

idole, son presque demi-Dieu, au hasard des couloirs ou plus simplement dans son<br />

bureau lorsqu’il viendrait avec Melinda pour confirmer les activités et rendez-vous de<br />

la semaine. Mais en attendant de ressusciter, il fallait se résoudre à dépérir à petit feu<br />

tout en languissant pendant ces longues heures de soi-disant repos et de détente.<br />

Heureusement, le calvaire de l’attente serait adouci cette fin de semaine par une soirée<br />

entre copains, si gentiment proposée par Christophe, un ancien camarade de lycée, qui<br />

avait appris par Dany le retour de sa soeur Lisa. Il avait proposé de se retrouver avec<br />

d’autres anciens amis de collège et du lycée, au Nautilus, leur bar de prédilection, et<br />

Lisa en profiterait pour voir sa soeur. Elle pourrait ainsi siroter un Irish coffee,<br />

reparler du bon vieux temps et qui sait peut-être finir dans une boîte où la musique<br />

étourdissante rendrait toute conversation impossible mais lui donnerait au moins<br />

l’illusion qu’elle n’était pas si seule.<br />

Lisa avait décidé que cette journée qui ne s’annonçait donc pas trop mal, malgré<br />

l’absence de Lucas, serait une bonne journée. Et pour bien la commencer, elle irait<br />

s’acheter une nouvelle robe, sexy de préférence. Elle sortit de son appartement puis,<br />

tout en descendant les escaliers, salua Madame Corlier qui discutait avec madame<br />

Saraut. Un peu plus bas dans l’escalier, elle entendit le fils Beille, rentré d’Italie, qui<br />

croisait l’adorable, bien que sourde comme un pot, madame Cambet et son<br />

inséparable chien.<br />

- Bonne bourre, madame. Alors, toujours aussi con ce chien ?<br />

- Oh oui, il est toujours mignon et dévoué, mon Ministre.<br />

- Salut, Sinistre.<br />

Déjà l’impertinent grimpait et arrivait à hauteur de Lisa, mais il semblait y avoir en lui<br />

si peu de respect pour les gens qu’il côtoyait et une telle absence de maturité qu’elle<br />

avait dès la première fois décidé de l’ignorer avec application. Elle garda donc la tête<br />

levée et le regard plongé droit devant elle quand il passa à sa hauteur.<br />

- « Pimbêche, mais jolie », fut le compliment dont il la gratifia avant de<br />

remonter encore deux étages pour s’enfermer dans ce qui aurait dû être, selon<br />

Lisa, une maison de redressement si l’on avait voulu espérer la moindre<br />

évolution positive dans ce comportement irrespectueux quand il n’était pas<br />

sauvage.<br />

C’était à se demander comment des gens aussi charmants que les Beille avaient pu<br />

engendrer ce monstre d’égocentrisme et d’irrévérence.<br />

En tout cas, aucun doute d’après sa mine tirée et ses cheveux en bataille, il rentrait se<br />

coucher à l’heure où les gens civilisés commençaient à sortir.<br />

Lisa avait maintenant rejoint madame Cambet, qui s’obligeait malgré son âge avancé<br />

à descendre plusieurs fois quotidiennement les dix-huit marches qui la séparaient du<br />

rez-de-chaussée, afin que Ministre puisse allègrement arroser les caniveaux<br />

environnants. Il fallait bien reconnaître que Ministre et sa patronne avaient du savoir<br />

37


vivre. Point de saletés laissées sur les trottoirs, car Madame Cambet, de son petit nom<br />

Amandine, maniait avec dextérité la pelle à crotte et le sac en plastique qu’elle ne<br />

manquait jamais de faire suivre pour leurs sorties.<br />

- Bonjour madame Cambet, vous allez bien ? demanda Lisa d’une voix un peu<br />

forcée, qui aurait ainsi assez de portée pour traverser les pavillons encombrés<br />

d’Amandine.<br />

- Bonjour jeune fille, répondit avec un sourire la vieille dame qui avait<br />

manifestement envie de prolonger une conversation qui était vouée à tourner<br />

court par manque d’audition d’une part et par empressement manifeste de<br />

l’autre. Ils ont annoncé une belle journée, un peu froide mais avec du soleil.<br />

- Promenez-vous bien et bonne journée, au revoir Ministre! avait répondu Lisa<br />

dans un sourire.<br />

Madame Cambet regarda passer la jeune fille, qui semblait se déplacer avec une grâce<br />

aérienne sur ses deux adorables jambes moulées dans des bas noirs et que mettait en<br />

valeur une jupette au-dessus du genou. Les fines chevilles étaient apparentes audessus<br />

des souliers à talons plats, plus pratiques pour courir quand on essaye<br />

d’attraper un bus ou pour rattraper un indélicat qui aurait arraché le sac à main d’une<br />

vieille dame, nota mentalement Madame Cambet.<br />

Amandine voyait avec nostalgie sa propre jeunesse qui s’éloignait d’un pas soutenu et<br />

ne put réprimer un petit gazouillis au souvenir des prétendants qu’elle aussi avait su<br />

charmer, à son époque, mais sans le recours précieux d’une mode qui se contentait<br />

alors d’éveiller les sens par le pouvoir de suggestion, bien avant le temps des « Pou<br />

pou bi dou »…<br />

Lisa connaissait quelques boutiques à la fois branchées mais sans excentricité, où elle<br />

espérait dénicher une petite robe simple et chic, qui la mettrait en valeur sans la<br />

ruiner. Elle dut cependant faire le même constat que l’année précédente quand elle<br />

s’était choisi un nouveau maillot de bain, à savoir que la grosseur de l’étiquette<br />

semblait inversement proportionnelle à la quantité de tissu utilisée. La vendeuse du<br />

premier magasin fit preuve d’une patience à toute épreuve les premières vingt<br />

minutes, ce qui fut toujours plus que la performance de celles des deux magasins<br />

suivants, où la quantité d’affaires essayées à replacer en rayon frisa la provocation.<br />

Surtout que Lisa essayait sans relâche mais ne trouvait toujours rien à son goût et qui<br />

l’avantageât. Peut-être que Léa aurait été une bonne conseillère pour trouver des<br />

fringues, mais Lisa avait les idées un peu embrouillées en ce moment et n’avait pas<br />

franchement envie de parler avec son amie de ses soucis actuels. Au quatrième<br />

magasin, après avoir dû renoncer à un petit bijou de robe sur le cintre mais qui frisait<br />

au ridicule sur ses hanches – à croire que les maisons de prêt-à-porter ignorent que la<br />

majorité de la clientèle féminine n’a pas des mensurations avoisinant les 90-50-80,<br />

Lisa commençait à désespérer d’arriver à conclure un achat lorsque son portable<br />

sonna. Une petite folie pour son budget serré mais dont elle ne pouvait plus se passer<br />

depuis son séjour aux Etats-Unis.<br />

- Allo ?<br />

- Ciao Lisa, c’est moi, Gianni. Je ne te dérange pas ?<br />

- Bonjour Gianni. Non, pas du tout, j’essaye juste depuis deux heures de<br />

m’acheter une robe et pour tout dire, je n’arrive pas à trouver mon bonheur.<br />

- Ecoute, je t ‘appelle parce que nous ne pourrons pas maintenir la leçon de<br />

mardi prochain. Est-ce que tu pourrais venir à la place lundi, à la même<br />

heure ?Je te ferai faire des vocalises et on fera un peu de technique, disons à<br />

partir de 19 :30.<br />

38


Le lundi ? Bien sûr que ça poserait un problème, puisque Lucas lui avait proposé de<br />

lui faire découvrir d’autres œuvres. D’un autre côté, il travaillait toujours assez tard et<br />

finissait rarement avant vingt heures.<br />

- <strong>Sera</strong>it-il possible d’avancer exceptionnellement le cours à dix-neuf heures ? Je<br />

viendrais pour m’échauffer dès que possible après le travail.<br />

- Ok, lundi cours à dix-neuf heures. Je te note dans mon carnet. Que fais-tu<br />

maintenant ?<br />

- Je te l’ai dit, je n’arrive pas à trouver une robe.<br />

- Tu as mangé ou ça te dit qu’on se retrouve pour grignoter quelque chose ?<br />

- Ma foi, je meurs de faim !<br />

Elle avait aussi besoin de compenser sa frustration de ne pas avoir pu dépenser les<br />

francs qu’il lui restait après avoir payé comme chaque mois son loyer, les frais de<br />

nourriture, les factures et sans oublier les leçons de chant.<br />

- Ca te dit un tex mex ? Elle venait de balayer du regard les enseignes des<br />

restaurants qu’on apercevait à travers la vitrine du magasin.<br />

- Si tu es d’accord et que tu n’es pas trop loin, je te propose plutôt de passer à la<br />

maison, je te ferai des spaghettis al pesto. Ma mère n’est pas là, ce sera juste<br />

entre toi, Mamita et moi. En plus si tu es sage, je te montrerai après le repas<br />

une petite boutique que ma mère affectionne particulièrement, où on trouve<br />

des vêtements sympas pour un prix très raisonnable. Du moins c’est ce que dit<br />

ma mère.<br />

- Bon d’accord, je devrais en avoir pour environ vingt minutes avant d’arriver,<br />

tu peux mettre l’eau à chauffer, avait-elle répondu après avoir consulté sa<br />

montre. A tout à l’heure. Elle raccrocha. Le fait que Madame Iliachi n’ait pas<br />

été là avait sûrement contribué à sa réponse positive.<br />

- Ciao Lisa, avait-il rajouté en chuchotant après avoir entendu le changement de<br />

tonalité qui indiquait qu’elle venait de raccrocher.<br />

Gianni reposa son téléphone puis se dirigea d’un pas alerte vers la cuisine, où<br />

l’attendait Mamita. Il attrapa un fait-tout et y versa plusieurs litres d’eau, de quoi cuire<br />

des kilos de spaghettis, qui pourraient rassasier Mamita, Lisa, Gianni et tous les<br />

membres de la chorale, si seulement ils avaient été conviés. Mamita, qui avait capté<br />

l’air soudainement joyeux de son petit-fils, ne put s’empêcher de songer que l’amour<br />

avait des effets bien contraires sur les êtres. Quand certains pourraient passer des jours<br />

sans manger en tombant amoureux, son Gianni aurait pu en cet instant dévorer le<br />

monde entier à pleines dents.<br />

Lisa avait été surprise par la proposition de Gianni, car après tout ils parlaient peu<br />

pendant les leçons avec Madame Iliachi et les échanges étaient quasi impossibles<br />

pendant les répétitions de la chorale. Bien qu’ils aient pris l’habitude de prendre un<br />

bol de chocolat chaud le jeudi soir chez Gianni après sa leçon avant que Lisa ne<br />

reparte chez elle, il s’exprimait relativement peu et se contentait souvent de l’écouter<br />

attentivement, en l’encourageant parfois d’un sourire pour qu’elle continue à discuter.<br />

Il est vrai, à bien y réfléchir, que Gianni se montrait d’une patience infinie, avec elle<br />

comme avec tout le reste du chœur pendant les répétitions chorales du mercredi,<br />

même s’il devait reprendre vingt fois de suite certains passages plus ou moins<br />

difficiles mais sur lesquels buttaient un ou plusieurs pupitres. Un autre détail que Lisa<br />

avait pu observer en plus de son incroyable patience, c’était la beauté de ses mains,<br />

qu’elle voyait caresser le piano quand elle prenait ses leçons avec sa mère. Les mains<br />

de Gianni fascinaient Lisa. Elles pouvaient dégager une énergie surprenante ou une<br />

force envoutante, comme susciter les émotions les plus douces. Ses doigts étaient<br />

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longs et fins mais les mains semblaient puissantes. La peau était lisse et légèrement<br />

brune, les ongles courts et impeccables. Ces mains semblaient vouloir exprimer<br />

tellement de nuances et raconter tant d’histoires qu’elles étaient décidément dignes de<br />

leurs origines italiennes. Perdue dans ses pensées, le temps avait vite passé et Lisa<br />

s’était retrouvée subitement devant la petite maison devenue familière.<br />

Après la contrariété d’être sortie bredouille des commerces, la compagnie de Gianni<br />

et Mamita avait d’abord été apaisante, puis franchement plaisante.<br />

Le repas avait été gai et Lisa avait pu observer que la grand-mère de Gianni avait<br />

malgré son âge avancé un pétillement dans le regard et un humour dans ses propos qui<br />

laissaient deviner la drôle de jeune fille qu’elle avait dû être dans sa jeunesse. Luz<br />

s’était assise avec eux dans la cuisine, se contentant de discuter car, disait-elle, son<br />

appétit n’était plus aussi exigeant que par le passé. D’ailleurs, elle ne faisait plus<br />

depuis longtemps cet exercice qui leur donnait si faim avec son époux quand elle était<br />

plus jeune, avait-elle conclu dans un petit rire et sur un clin d’œil. Oui, Luz était<br />

résolument et de façon incongrue d’une modernité paradoxale. Malgré des habits<br />

noirs sévères qu’elle ne quittait visiblement plus depuis la perte de son cher mari, son<br />

esprit semblait léger et serein, sans prise au temps qui passe ni aux circonstances<br />

malheureuses de la vie. Cet optimisme inépuisable était sûrement le secret de son<br />

excellente santé, qui elle-même se traduisait par une activité linguistique soutenue dès<br />

qu’elle avait l’occasion de parler avec quelqu’un.<br />

Ils avaient échangé toutes sortes de propos pendant le repas, sur l’Espagne du siècle<br />

dernier et le séjour de Lisa aux Etats-Unis, la musique, le monde du travail<br />

contemporain ou la vie des pêcheurs sur la côte gênoise. Chacun de ces sujets,<br />

d’actualité ou d’une époque révolue, avait été prétexte à plaisanterie et conversation<br />

agréable. Par ailleurs, les spaghettis au pesto de Gianni avaient révélé un autre de ses<br />

talents et les deux jeunes gens s’étaient resservis copieusement plusieurs fois. Au<br />

moins, si Lisa ne pouvait plus rentrer dans aucun vêtement à l’essayage, elle saurait<br />

pourquoi !<br />

Puis Mamita s’était retirée pour aller se reposer et le repas s’était terminé de façon<br />

bien plus calme. Pourtant, les silences qui s’étaient progressivement installés<br />

n’avaient jamais été pesants. Il leur était même arrivé d’entamer au même moment<br />

des phrases de la même façon, ce qui les avait fait sourire. Gianni avait fait couler de<br />

l’eau pour faire la vaisselle et Lisa avait noté qu’il enfilait des gants en latex pour<br />

protéger ses jolies mains d’artiste. Elle avait attrapé un torchon pour essuyer les<br />

verres, couverts et assiettes que Gianni lui tendait l’un après l’autre. Ils avaient ainsi<br />

fait la course et Lisa avait dû déclarer forfait quand Gianni avait réussi à mettre les<br />

couverts et deux assiettes en attente alors qu’elle essuyait toujours avec application le<br />

deuxième verre.<br />

Gianni avait ensuite amené Lisa dans une petite boutique du quartier où une<br />

couturière, d’origine italienne elle aussi, créait des modèles inspirés des catalogues de<br />

mode et de son imagination. Elle les vendait à des prix raisonnables, pour le bonheur<br />

des femmes coquettes du quartier dont les moyens financiers ne leur permettaient pas<br />

de faire des folies à répétition. Lisa n’avait pas tardé à orienter son choix sur une robe<br />

à la coupe simple et droite, mais qui présentait un décolleté inattendu dans le dos. Elle<br />

avait disparu derrière le rideau de la cabine d’essayage installée dans un recoin du<br />

petit magasin. Elle finissait d’enfiler le vêtement lorsque son téléphone sonna à<br />

nouveau. Dans sa précipitation et la tête encore coincée dans la robe, elle eut du mal à<br />

attraper son mobile au fond du sac. Après avoir tâtonné, elle attrapa l’appareil et lâcha<br />

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une onomatopée d’agacement encore empêtrée dans sa robe. Quand sa tête finit par<br />

émerger du tissu, elle ne put reconnaître le numéro affiché sur l’écran.<br />

Elle finit par décrocher et resta interdite dès qu’elle reconnut la voix si vénérée dans<br />

l’écouteur.<br />

- Bonjour Lisa, c’est Lucas de Bès, je ne vous dérange pas ?<br />

Comment aurait-il pu la déranger, alors qu’il était l’air même qui gonflait sa poitrine<br />

et le flux sanguin qui affolait son pouls, les fourmillements qui agaçaient ses jambes<br />

et la douce chaleur qui irradiait jusque dans sa nuque ? Elle savait cependant que<br />

Lucas n’apprécierait pas des minauderies de midinette. Il fallait rester sans faille,<br />

montrer sa surprise mais ne pas laisser deviner son émotion. Lucas de Bès n’aurait<br />

définitivement pas aimé.<br />

- C’est inattendu, mais ça me fait plaisir de vous entendre. Que se passe-t-il ?<br />

- Je ne pourrai pas vous recevoir lundi soir comme je vous l’avais proposé.<br />

- Décidément, c’est la journée des rendez-vous annulés.<br />

- Pardon ?<br />

- Non rien excusez-moi, je comprends.<br />

- Je vais devoir repartir au bureau de New-York la semaine prochaine mais si<br />

vous êtes libre, ça me ferait plaisir que vous passiez ce soir.<br />

- Ce soir ? Vous voulez dire… aujourd’hui, ce soir ?<br />

- Ecoutez je suis désolé de vous prévenir si tard et je comprendrais que vous<br />

ayez autre chose de prévu. Je me suis dégagé de mes autres contraintes, mais<br />

laissons tomber si ça ne vous arrange pas.<br />

- Pas du tout, au contraire, ce soir, c’est parfait ! A quelle heure voulez-vous<br />

que je passe.<br />

- Est-ce que vingt heures vous conviendrait ?<br />

- Eh bien…. Lisa fit mine de vérifier son agenda ultra chargé dont les pages<br />

week-end étaient d’habitude vierges… sauf pour ce soir !<br />

- C’est parfait, je n’avais rien de prévu. Où souhaitez-vous qu’on se retrouve ?<br />

- Ah oui, c’est vrai que vous ne savez pas où j’habite.<br />

Elle aurait pu lui dire qu’elle avait pourtant cherché dans les pages blanches de<br />

l’annuaire et sur Internet, qu’elle n’avait pas réussi à localiser son lieu de domicile qui<br />

semblait figurer sur liste rouge, que même Karine qui savait pourtant presque tout des<br />

collègues de travail et qu’elle avait essayé d’interroger subtilement avait<br />

lamentablement séché sur la réponse. Elle opta pour une réponse finalement plus<br />

sobre.<br />

- Non, je ne sais pas.<br />

- Le plus simple est peut-être que je vous récupère près de chez vous et que je<br />

vous accompagne, l’endroit n’est pas facile à trouver quand on ne connaît pas.<br />

Bien entendu je me chargerai également de vous raccompagner. Où habitezvous<br />

?<br />

Sans savoir pourquoi, quelque chose l’avait retenue de donner son adresse et elle<br />

s’était permis d’insister.<br />

- Je pense qu’avec une adresse un bon chauffeur de taxi devrait pouvoir<br />

débusquer votre domicile.<br />

- Alors je vous attends au 18 rue des sœurs, à vingt heures.<br />

- D’accord, 18 rue des sœurs, à vingt heures, c’est noté. A ce soir.<br />

Comme à son habitude, il avait été bref. A moins qu’elle ne l’ait contrarié en refusant<br />

de lui donner son adresse, d’où son agacement et l’arrêt brutal de leur conversation.<br />

Lisa calcula combien de temps elle pourrait passer au Nautilus pour saluer sa sœur et<br />

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ses amis avant de s’éclipser pour son rendez-vous musical, à défaut d’être galant, chez<br />

monsieur de Bès. Elle venait de raccrocher quand Gianni vint aux nouvelles.<br />

- Comment va-t-elle ?<br />

- Qui ça ?<br />

- Ben, la robe.<br />

- Ah oui, la robe. Je ne sais pas. Peut-être. Qu ‘est-ce que tu en penses, toi ?<br />

Lisa en avait presque oublié d’interroger le miroir, qui lui renvoya un reflet sobre et<br />

élégant. Au cas où elle aurait pu encore douter, le regard de Gianni l’aurait<br />

immédiatement rassurée. Elle n’hésita donc que par réflexe puis confirma à la<br />

couturière qu’elle prenait sa création. Un bon choix, en vérité. Tandis que la<br />

délicatesse de ses genoux apparaissait sous la jupe relevée sur le devant et que<br />

surplombaient une taille cintrée et des épaules marquées, l’étoffe s’évasait derrière en<br />

une jupe ample jusqu’aux mollets, que Lisa avait délicatement ciselés.<br />

Lisa n’avait plus en tête maintenant que de remercier Gianni et de rentrer chez elle<br />

pour avoir le temps de se préparer avant d’aller retrouver ses anciens camarades de<br />

lycée, préambule à ce qui devrait être le clou de cette fin de semaine, une rencontre<br />

inespérée avec Lucas. Une première pour un week-end ! A peine sortie du magasin,<br />

elle le remercia donc pour ce moment de détente et partit en trottinant d’un pas léger<br />

après lui avoir effleuré la joue d’un baiser, sans même lui laisser le temps d’y<br />

répondre.<br />

Elle avait pris une douche fraîche pour être tonique, avait lavé et huilé ses cheveux,<br />

choisi le slip brésilien bleu marine qui se ferait invisible sous la robe près du corps.<br />

Elle sécha sa crinière brune dans une serviette puis attacha quelques mèches rebelles<br />

dans une barrette colorée avant d’enfiler sa dernière acquisition.<br />

Le Nautilus était un bar de quartier très prisé par ses habitués, pour son ambiance<br />

feutrée, son juke-box et surtout pour le charmant duo de serveuses qui faisaient<br />

l’unanimité autour d’elles. Steffi savait par son entrain indémontable et d’un mot<br />

gentil mettre les clients à l’aise. Beaucoup se mettaient en quatre pour attirer<br />

l’attention de ce joli brin de fille qui était aussi simple que joyeuse. Dany, bien que<br />

peu loquace, avait une beauté tragique et une élégante discrétion qui la rendait<br />

efficace au service. On aurait presque pu penser qu’elle n’était pas à sa place derrière<br />

ce comptoir, à moins que ce ne fût au titre de patronne. Il est vrai que M. Pierre, le<br />

propriétaire de l’établissement, n’avait eu qu’à se louer de son dévouement et de son<br />

sérieux et n’aurait pas hésité, s’il avait eu un fils, à envisager un autre type d’alliance<br />

à Dany. Pourtant cette femme ne semblait pas particulièrement attirée par une<br />

présence masculine à ses côtés. Bien qu’elle ne fût pas avare de sourires quand les<br />

circonstances l’y engageaient, elle gardait le plus souvent un masque grave, le regard<br />

baissé et la tête légèrement tournée de trois-quarts, dans une posture machinale qui<br />

dissimulait en partie la cicatrice disgracieuse qui courait le long de sa jour droite dans<br />

le renfoncement du nez avant de s’écarter en deux petits bâtonnets, tel un Y inversé.<br />

Mr Pierre n’avait jamais su ce qui avait pu arriver à Dany mais il avait toujours eu la<br />

délicatesse de ne pas chercher à savoir. Elle avait toujours été ponctuelle, avait su<br />

proposer des aménagements pour les locaux et depuis bientôt cinq ans qu’il l’avait<br />

embauchée, Mr Pierre n’avait jamais eu à regretter sa décision. Depuis bientôt cinq<br />

ans qu’il la connaissait , il ne l’avait d’ailleurs jamais vue avec aucun homme.<br />

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Cependant Dany avait une fille, elle n’avait donc pas toujours dû être opposée à une<br />

présence masculine. En tous cas, malgré les tentatives désespérées de Steffi de caser<br />

Dany les premiers mois qui avaient suivi son arrivée dans le bar, tentatives que Dany<br />

tout comme Mr Pierre avaient d’ailleurs suivies avec une neutralité amusée, personne<br />

n’avait vu la jeune femme se soucier d’une personne autre que Marie-Claire, sa fille.<br />

Une bien gentille petite, cette Marie-Claire, pour laquelle Mr Pierre se sentait parfois<br />

la tendresse d’un grand oncle à défaut de pouvoir prétendre à celle d’un grand-père.<br />

Ce soir-là, comme la plupart des samedis soir, Marie-Claire était allée dormir chez<br />

son amie d’école Sarah, pendant que sa mère assurait la permanence au Nautilus avec<br />

Steffi. Mr Pierre avait eu récemment quelques alertes cardiaques sérieuses et Dany<br />

avait réussi à obtenir de lui qu’il ne reste plus au-delà de dix-huit heures. Steffi et elle<br />

arrivaient à gérer toutes seules sans difficulté la clientèle du samedi soir et Dany<br />

s’occupait de la fermeture du local.<br />

Il était environ dix-neuf heures quand Lisa avait rejoint le Nautilus et quelques<br />

anciens camarades qu’elle était heureuse de revoir. Christophe était venu avec sa sœur<br />

Cécile, qui fêtait ce soir-là ses dix-huit ans -et deux jours exactement. Il y avait aussi<br />

Seb, un ancien flirt de Lisa qui avait su d’autant plus garder de bons rapports avec elle<br />

que leur histoire n’avait duré que le temps d’une attente dans une file au fast-food,<br />

Sammy un collègue de faculté de Christophe, Sylviane qui visiblement était<br />

maintenant avec Christophe mais avec qui Lisa se sentait toujours aussi peu<br />

d’affinités que quand elles étaient ensemble au lycée, et Loris une amie de Sylviane<br />

qui semblait présenter autant d’intérêt que sa camarade –c’est-à-dire pas grand chose.<br />

Ils attendaient encore Franck, un ami récent que Christophe appréciait et qu’il avait<br />

invité malgré leur différence d’âge. C’était un passionné de moto, qui était allé voir<br />

son père en maison de repos, comme toutes les fins de semaine. Il n’arriverait que<br />

plus tard.<br />

Steffi était venue prendre leur commande puis Lisa s’était levée un moment pour aller<br />

discuter avec Dany. Malgré son amitié pour Christophe, elle supportait plutôt mal la<br />

conversation platuche de Sylviane ainsi que les oeuillades à peine voilées de Loris<br />

vers Seb. Et puis les occasions pour elle de pouvoir discuter avec sa sœur étaient<br />

toujours les bienvenues. Certes, il n’aurait tenu qu’à elle de se déplacer plus souvent<br />

vers la banlieue où habitaient Dany et sa fille, mais les semaines étaient chargées pour<br />

Lisa, surtout depuis qu’elle consacrait ses soirées à ses rêves pour Lucas et le chant, et<br />

Dany était prise du Jeudi au samedi au Nautilus. C’était finalement un bon compromis<br />

pour les deux sœurs de se retrouver en de telles circonstances.<br />

- Comment vas-tu grande sœur ?<br />

- Ca va bien, je te remercie.<br />

- Et comment va ma nièce préférée ?<br />

- Marie-Claire est un peu perturbée en ce moment mais je crois qu’elle a surtout<br />

besoin de vacances et de repos. J’essaierai de prendre quelques jours avec elle,<br />

elle a besoin de moi et besoin de parler, c’est toujours un peu difficile pour<br />

elle.<br />

- Est-ce qu’elle te pose toujours autant de questions au sujet de son père ?<br />

C’était aussi pour Lisa un moyen détourné d’essayer de comprendre ce qui avait bien<br />

pu se passer avec Hervé, que Dany avait quitté sur une décision subite au tout début<br />

de sa grossesse. Mais Dany était trop fine pour tomber dans le panneau et elle fournit<br />

une réponse directe qui n’apporta finalement aucun éclaircissement à sa sœur. Lisa<br />

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acceptait pourtant que Dany garde son secret. Quelque chose de terrible avait dû se<br />

passer pour que sa grande sœur, autrefois si gaie et si aimante, cesse du jour au<br />

lendemain de soutenir un mari dont elle semblait pourtant éprise. Oui, quelque chose<br />

de terrible, pour qu’elle disparaisse pendant de longs mois après avoir formellement<br />

interdit à sa famille de rester en contact avec cet homme que de toute évidence elle<br />

avait définitivement rayé de sa vie, dans l’instant.<br />

- Je n’ai jamais caché à Marie-Claire que je ne lui dirai que plus tard, quand elle<br />

sera en âge de comprendre, qui est son père et surtout pourquoi il était<br />

important pour elle et pour moi de préserver notre vie. Vous désirez<br />

Monsieur ?<br />

Un client s’était approché du comptoir et Steffi était occupée à prendre une<br />

commande. L’homme n’était pas un habitué et il réprima un mouvement de surprise<br />

lorsque Dany tourna la tête vers lui. Il commanda un double whisky et se tourna vers<br />

Lisa qu’il dévisagea avec un léger sourire approbateur. Elle était manifestement à son<br />

goût. Il en fut à ses frais puisque les deux sœurs reprenaient leur conversation et firent<br />

preuve d’un mépris total pour l’homme qui n’eut plus qu’à chercher autour de lui une<br />

autre personne que la sienne pourrait intéresser davantage.<br />

- Et toi, comment va ta nouvelle vie dans ton nouvel appartement et ton<br />

nouveau boulot ? Est-ce que tu as déjà fait chavirer le cœur d’un gentil voisin<br />

ou intimidé un petit stagiaire qui se meurt déjà d’amour pour toi ?<br />

Elle avait pris une telle mine en taquinant sa sœur que Lisa eut franchement envie de<br />

rire. Elle était même fière de pouvoir lui faire une réponse qui prouverait à sa grande<br />

sœur qu’elle n’était plus depuis longtemps la petite fille que Dany ne cessait de voir<br />

en elle.<br />

- Mieux que ça. Mes compétences professionnelles ont suscité l’intérêt d’un des<br />

chefs de la boîte – mais un pas trop vieux rassure-toi, peut-être même un peu<br />

plus jeune que toi, ma vieille sœur !<br />

- Et je suppose que tu as du même coup suscité quelques envieux ou envieuses<br />

autour de toi…<br />

- Ca ce n’est pas impossible, mais peut-être pas pour les raisons que tu crois.<br />

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu ne couches pas avec lui tout de même ?<br />

- En fait nous n’avons pas vraiment de « relation » quoique la musique nous<br />

rapproche par certains côtés. Mais rien de plus. Et ma chef a l’air plutôt<br />

contente du travail que je fais pour elle. En plus je pique régulièrement des<br />

fous-rires carabinés avec ma voisine de bureau.<br />

- N’essaye pas de changer de sujet. Comment s’appelle cette perle de<br />

discrétion qui a cacheté ton cœur et timbré ton esprit?<br />

- Lucas, presque comme la ville où papa et maman s’étaient connus, c’est un<br />

bon présage non ? Oh la la, bientôt huit heures, il va falloir que je file.<br />

Justement ce soir il m’a proposé de le retrouver pour discuter musique ; c’est<br />

qu’en plus d’être beau et très classe, il est mélomane ! Il a d’habitude<br />

beaucoup de travail mais a du temps ce week-end. Bon je file, prends soin de<br />

toi, je repasserai te voir un de ces jours.<br />

- Ma chérie, amuse-toi mais fais aussi très attention. Je ne voudrais pas qu’il te<br />

lâche avec un cœur brisé quand il aura épuisé tout intérêt à votre relation. Les<br />

histoires de bureau ne sont jamais simples à gérer quand elles naissent, mais<br />

crois-moi c’est pire encore quand elles finissent.<br />

- Tu m’avais caché que tu avais une expérience dans ce domaine ! Il faudra tirer<br />

ça au clair, une autre fois.<br />

44


Dany lui envoya un baiser du bout des lèvres puis vit Lisa deviser deux minutes avec<br />

les amis qu’elle n’avait finalement que très peu vus, avant de partir pour son rendezvous<br />

galant. Elle était inquiète et à la fois heureuse pour sa petite sœur. Elle avait<br />

oublié à quel point l’attrait d’un homme peut sublimer le moindre instant d’attente<br />

quand il se fait promesse d’un moment de partage.<br />

Steffi l’avait rejointe derrière le comptoir et rinçait des verres à cocktail. Elle aurait<br />

bientôt besoin d’un autre chiffon et Dany s’accroupit pour attraper dans le placard<br />

situé sous le comptoir un carré de tissu sec et propre. Le juke-box distillait la voix<br />

grave et sensuelle du King, qui appelait à l’aimer tendrement, tandis qu’un nouveau<br />

client pénétrait dans l’antre du Nautilus. Il referma la porte avec soin, bien qu’il ait eu<br />

les mains encombrées d’un casque et d’une grosse paire de gants. Il embrassa la salle<br />

d’un regard puis longea le comptoir avant de se diriger vers la table où discutaient<br />

avec vivacité Christophe et ses amis. Il gratifia au passage Steffi d’un bonsoir peu<br />

sonore mais qui mobilisa toute son attention. Si ce garçon était aussi drôle qu’il était<br />

séduisant, elle voulait bien mourir de rire sur l’instant. Elle ne put s’empêcher d’en<br />

faire profiter Dany, qu’elle était sûre cette fois d’intéresser plus que de coutume.<br />

- Dany, je crois que l’homme de notre vie vient à l’instant de nous retrouver,<br />

après des années de recherche éperdue à travers tout l’univers.<br />

- Eh bien quand il aura récupéré de sa fatigue, tu pourras peut-être lui demander<br />

s’il accepterait de réparer la petite fuite d’eau que nous avons au lavabo des<br />

toilettes pour hommes?<br />

- Je pense en effet que ça devrait être suffisamment romantique pour une entrée<br />

en matière. Et ensuite, tu le mets de corvée de plonge pour les verres ?<br />

- Absolument, autant le tester d’entrée. Un homme qui ne sait pas faire la<br />

vaisselle ainsi qu’un minimum de plomberie est à proscrire de tout<br />

engagement durable.<br />

- Très bien, je vais de ce pas le lui demander.<br />

Dany aimait cette façon désinvolte dont Steffi parlait des hommes et elle l’enviait elle<br />

aussi, un peu comme sa sœur Lisa, de pouvoir s’enthousiasmer aussi facilement en<br />

croisant le regard du premier inconnu qui venait à entrer dans le bar, alors qu’elle<br />

n’avait réussi à voir au cours des cinq dernières années écoulées que le reflet d’une<br />

femme sérieuse et sans plus de fantaisie, renvoyé inlassablement par le miroir qui<br />

ornait le mur derrière le comptoir.<br />

L’arrivée de Franck avait déclenché l’enthousiasme de Christophe et les miaulements<br />

de Sylviane et Loris, qui avait cessé séance tenante toute conversation avec Seb pour<br />

mieux se concentrer sur l’arrivée du motard. Une fois son gros blouson ôté, ses gants<br />

et son écharpe rangés dans le casque, l’homme apparaissait vêtu simplement d’un jean<br />

moulant qui mettait en valeur ses jambes assez longues et ses cuisses musclées. Sous<br />

le sweat-shirt sombre dépassait le col d’une chemise à carreaux blancs et bleus et<br />

deux bottes en cuir contribuaient à lui donner presque une allure de cow-boy. A<br />

défaut de lasso, il lui aurait suffi de lancer un sourire pour attraper à coup sûr sa proie.<br />

Pourtant il ne semblait pas dégager les ambitions d’un prédateur et c’est presque<br />

timidement qu’il avait choisi la chaise la plus reculée avant de s’asseoir. Il faut dire<br />

que l’endroit était stratégique puisqu’il permettait d’accéder rapidement au juke-box<br />

et qu’on avait de plus un point de vue sur la plus grande partie du bar. Seul un<br />

renfoncement de la pièce en forme de demi-lune était dissimulé derrière le comptoir.<br />

Franck commanda une bière blonde, pendant que Cécile piaffait sur sa chaise au son<br />

de la musique, toute à son impatience d’aller danser. Il faut dire qu’après avoir<br />

45


présenté le nouvel arrivant, Christophe et Seb s’étaient relancés dans leurs souvenirs<br />

de vieux combattants et la discussion risquait de s’enliser pendant deux plombes.<br />

Seules Loris et Sylviane semblaient bader leurs héros respectifs, complètement<br />

insensibles aux minutes qui défilaient et qui semblaient autant de tourbillons perdus<br />

pour Cécile. Franck participait assez peu à la conversation, celle entre Seb et<br />

Christophe étant orientée sur des personnes qu’il connaissait assez peu, celle de Loris<br />

lui semblant creuse et moins bénéfique que le silence. Mais il était trop correct pour<br />

trahir son ennui et faisait de son mieux pour donner la réplique à la jeune fille dont il<br />

avait déjà oublié le prénom. En fait, il observait les autres convives et éprouvait pour<br />

Cécile une certaine compassion à la voir gigoter sur son siège, dans l’indifférence<br />

quasi totale des autres.<br />

Pendant qu’il vidait tranquillement son demi tout en soutenant le semblant de filet de<br />

conversation de sa voisine, Franck avait surpris avec intérêt des bribes de discussion à<br />

une table voisine.<br />

- Avoue que si tu avais une femme comme ça, tu n’éprouverais pas le besoin de<br />

t’échapper au bistro dès que tu rentres chez toi.<br />

- C’est vrai qu’elle est pas mal mais ce n’est pas tout à fait mon style. Trop<br />

sérieuse, trop … pas assez…<br />

- Ah ça, c’est vrai qu’elle est plutôt très …(les gestes de ses mains suivaient les<br />

courbes d’un corps féminin imaginaire) …, mais en même temps si fluide, si<br />

…<br />

- Elle est quand même un peu marquée (et il se frotta la joue de son index droit)<br />

…<br />

- Oui, c’est sûr. En tout cas moi, une femme comme ça, tu auras beau dire ce<br />

que tu voudras, j’en ai pas croisé beaucoup dans ma vie.<br />

Puis il leva une main pour appeler la serveuse et passer commande. Dany intercepta<br />

son geste du regard et comme Steffi était occupée à une autre table, elle abandonna<br />

provisoirement son comptoir pour rejoindre l’homme qui était manifestement un<br />

habitué.<br />

- Qu’est-ce que je vous sers messieurs ?<br />

- Deux rouge, un demi pression et une Suze.<br />

- Ce sera tout ?<br />

- Oui enfin presque. Dany, est-ce que tu veux m’épouser ?<br />

- Paulo, tu sais que je t’aime bien , mais il faudra que tu commences par arrêter<br />

de fumer et ensuite cesser de reluquer le derrière de toutes les femmes qui<br />

passent à ta portée. Quand tu auras passé avec succès cette double épreuve, il<br />

te restera juste à demander la permission à ta femme et sincèrement je doute<br />

qu’elle te la donne jamais. Je reviens de suite avec votre commande messieurs.<br />

Franck n’avait qu’entraperçu la serveuse qui ne s’était pas laissée démonter mais il<br />

entendait encore clairement résonner sa voix belle et grave. Elle s’éloignait d’un pas<br />

léger pendant que les collègues de Paulo se payaient copieusement sa tête.<br />

Après avoir tranquillement vidé la moitié de son demi, Franck quitta sa chaise et<br />

s’approcha du comptoir pour demander le chemin des toilettes. Dany le regarda à<br />

peine en lui indiquant d’un mouvement de tête l’angle de la pièce à l’opposé du jukebox.<br />

Il remercia poliment et continua jusqu’à une porte qui elle-même donnait sur un<br />

petit hall, desservant trois pièces. Les pancartes, dans un style naïf, représentaient<br />

respectivement une coquille Saint-Jacques dont émergeait une sirène qui semblait nue<br />

et dont les cheveux couvraient pudiquement les seins, un bateau surmonté d’un bras<br />

tatoué avec une ancre marine bien en évidence sur la peau rebondie du biceps, et enfin<br />

la troisième portait une simple mention, « Réservé au personnel ».<br />

46


Il ne manqua pas de remarquer, après s’être soulagé, que le lavabo où il se lava les<br />

mains fuyait légèrement au niveau de la colonne. Il nota mentalement, en bricoleur<br />

averti qu’un joint vétuste devait être à l’origine de la fuite et s’arrêta au comptoir pour<br />

en faire la remarque avant de regagner sa chaise. Steffi prit l’air tout à fait surprise, le<br />

remercia d’un sourire plus engageant que ne le nécessitait l’information fournie et<br />

l’assura que le nécessaire serait fait dès la semaine prochaine, quand il serait possible<br />

de trouver un plombier pour réparer les dégâts.<br />

En s’approchant de la table, Franck croisa le regard de Loris qui le fixait, sûrement<br />

depuis l’instant où il avait réapparu dans la salle –si elle avait pu, elle l’aurait même<br />

probablement fixé de sa vue bionique à travers les murs, quand il était occupé sur<br />

l’urinoir. Ses jambes trouvèrent machinalement une déviation sur la gauche et le<br />

menèrent tout droit jusqu’au juke-box, qui était régulièrement alimenté par les clients<br />

et qui résonnait maintenant du Stand By Me de Ben E. King. Pas de toute première<br />

jeunesse, mais comme dit le dicton, « oldies but goodies ». Il se pencha d’un air<br />

absorbé sur la machine puis repassa systématiquement l’ensemble des titres bien<br />

rangés sur les étiquettes manuscrites. L’un d’entre eux sembla attirer son attention. Il<br />

continua de parcourir la liste, puis mit la main dans la poche de son jean, chercha une<br />

pièce qu’il trouva et introduisit dans le juke-box. Il pianota sur les boutons, puis revint<br />

vers la table où la conversation semblait toujours aussi vive entre les garçons et aussi<br />

inexistante entre les filles. Sylviane fumait sans arrêt, Cécile bouillait littéralement sur<br />

sa chaise, quant à Loris… ah Loris, il osait à peine la regarder. Il enleva son pull, puis<br />

appela Cécile à se lever et à le rejoindre. Le temps qu’elle arrive, il se rapprochait du<br />

juke-box, déplaçait quelques chaises ou invitait des clients à se décaler jusqu’à libérer<br />

un petit espace. Quand Cécile arriva, les premières notes du mythique Rock Around<br />

the Clock s’échappaient des haut-parleurs. Franck l’avait agrippée par la taille, il avait<br />

saisi sa main droite et l’avait enlacée par la taille. Il la maintenait fermement tandis<br />

qu’en souplesse, son corps imprégnait les mouvements, les balancements et les<br />

figures à sa partenaire d’abord un peu surprise puis très vite conquise par cette danse<br />

improvisée, qui réveillait ses muscles endormis et assouvissait sa frustration d’avoir<br />

passé les deux dernières heures le postérieur rivé sur sa chaise.<br />

C’était assez inhabituel de voir des gens danser dans le Nautilus, en fait Dany ne se<br />

souvenait pas d’en avoir jamais vu. Elle regardait la jeune fille manifestement ravie<br />

par cette invitation inattendue. Celle-ci semblait reconnaissante et rayonnait. Tous les<br />

regards étaient maintenant rivés sur ce couple qui semblait prendre un plaisir égal à la<br />

danse. Dany essayait de se rappeler la dernière fois qu’elle-même avait ainsi<br />

tourbillonné. Impossible à dire avec précision, en tout cas pas depuis la naissance de<br />

Marie-Claire. Pourtant elle aussi avait adoré s’abandonner au plaisir du rock et<br />

d’autres danses qu’elle affectionnait particulièrement. Au début de leur relation,<br />

Hervé avait montré un certain talent lors de leurs premiers bals. C’était d’ailleurs au<br />

cours de l’un d’eux qu’ils s’étaient rencontrés. Mais tout ceci lui semblait lointain<br />

désormais. Elle ne dansait plus et devait se contenter de suivre du regard les<br />

ondulations du danseur et les pirouettes de sa partenaire.<br />

Un deuxième rock succéda au précédent et Franck ne lâcha pas Cécile, qui n’avait pas<br />

même songé à se détacher de son nouveau dieu, le Dieu du Rock. Car ils ne se<br />

connaissaient pratiquement pas, n’avaient jamais dansé ensemble, mais Franck guidait<br />

à la perfection et savait faire passer en douceur les indications sur les mouvements<br />

qu’ils allaient exécuter. Après la deuxième chanson, quelques clients les avaient<br />

encouragés de la voix et même applaudis. Les danseurs allaient se rasseoir, lorsqu’un<br />

autre morceau –programmé par un client manifestement ravi du spectacle- avait<br />

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démarré. Ils dansèrent ainsi pendant quatre chansons puis demandèrent grâce, fatigués<br />

et heureux, le temps d’aller se rasseoir et de se rafraîchir.<br />

Grâce à Franck, Cécile avait assouvi son envie de danser, au-delà sûrement de ses<br />

espérances. Il était rare de trouver un partenaire de cette qualité. Sans se prendre pour<br />

une pro, elle avait eu l’occasion de danser avec suffisamment d’hommes au cours de<br />

ses soirées danse de salon –sa grande passion- pour tomber sur des timides, des<br />

machos, des ringards, des nerveux, des violents même. Mais celui-là, pour sûr, c’était<br />

un bon. Et plus elle le regardait, plus ses yeux distillaient une reconnaissance<br />

ineffable.<br />

La soirée s’était prolongée au Nautilus, Franck avait refait danser Cécile et les clients<br />

du bar avaient encore plébiscité ce couple qui prenait un plaisir évident à virevolter et<br />

à régaler ses spectateurs. Franck avait depuis un moment quitté sa chemise et ne<br />

gardait qu’un tee-shirt qui laissait deviner ses épaules droites et bien taillées. Cécile<br />

avait elle aussi réduit les épaisseurs de vêtement et dansait le buste moulé dans un<br />

débardeur échancré. Steffi avait suivi chaque danse comme un Texan suivrait un<br />

rodéo, comme hypnotisée par les évolutions bondissantes des deux danseurs. A y<br />

regarder de plus près, elle devait surtout en observer un plus que l’autre. Elle avait<br />

essayé d’en plaisanter avec Dany, qui n’avait pas embrayé sur ses allusions à peine<br />

déguisées au sujet du jeune homme. Pourtant, elle avait bien vu que Dany suivait, elle<br />

aussi, les évolutions du couple, malgré ses tentatives d’observer sans se faire<br />

remarquer. La discrétion était plus que jamais sa marque de fabrique.<br />

48


Chapitre 10 - UNE SOIREE EN AFRIQUE (Novembre 2000)<br />

Lisa avait quitté le Nautilus dans un état quasi-second. Lucas de Bès lui avait proposé<br />

de le rejoindre pour lui faire écouter des morceaux de musique particuliers qu’il<br />

souhaitait lui faire découvrir. La vérité est que Lisa ne savait pas vraiment à quoi<br />

s’attendre et commençait même à se demander comment cette soirée allait tourner.<br />

Elle était montée machinalement dans le bus, toute à ses pensées.<br />

Certes, Lucas de Bès était un homme séduisant, avec une belle situation au service<br />

financier de la société, mais tout bien considéré, elle-même ne présentait pas grand<br />

intérêt pour un homme puissant et qui semblait déjà bien installé dans sa vie.<br />

Oui vraiment, à bien y réfléchir, mis à part l’attrait du neuf et le fait qu’ils chantaient<br />

dans la même chorale de quartier, il n’avait a priori pas de grande raison de<br />

s’intéresser outre mesure à une débutante confirmée, quand de nombreuses autres<br />

jeunes femmes plutôt bien de leur personne et avec davantage d’ancienneté qu’elle<br />

dans la compagnie ne semblaient pas avoir réussi à captiver son attention de façon<br />

durable. C’était du moins ce que ses conversations avec Karine lui avaient permis de<br />

déduire.<br />

Ou alors, on pouvait peut-être imaginer que Lucas de Bès avait développé avec talent<br />

une vie cachée, insoupçonnée de tous, avec une maîtresse, voire plusieurs, et que le<br />

fait qu’il l’ait invitée à partager un moment pseudo-culturel ne serve en réalité qu’à<br />

faire d’elle sa énième conquête.<br />

Lisa se sentait impressionnée par cet homme discret et attirant, mais la voix de Dany<br />

faisait écho dans son oreille à un instinct avisé ; il est dangereux de s’engager dans<br />

une relation au travail, surtout quand la relation en question occupe une place d’où il<br />

peut potentiellement influer sur notre propre position et qu’on n’a aucune assurance<br />

de la nature de son intérêt à notre égard.<br />

Et d’ailleurs, Lucas de Bès avait-il témoigné le moindre intérêt pour Lisa depuis qu’ils<br />

s’étaient revus en France? En toute franchise ? Peut-être que oui, il avait bien cherché<br />

à lui parler après sa première réunion de chorale et il avait eu l’air réellement<br />

bouleversé. Après tout, pourquoi n’aurait-elle pas réussi à l’émouvoir ? Et sous son<br />

apparence parfois rigide, peut-être cachait-il un cœur avide de tendresse et porteur<br />

d’amour ? Mais si c’était le cas, comment s’assurer qu’une seule femme en aurait<br />

l’exclusivité ? Et qui plus est que cette femme serait Lisa ? Tenterait-il de la séduire et<br />

viendrait-elle rejoindre sans pouvoir le vérifier un chapelet éparpillé de groupies en<br />

attente de ses faveurs, ou bien aurait-il la prudence de mieux dissimuler son jeu en lui<br />

servant des allusions sans jamais se découvrir totalement, ou encore oserait-il<br />

seulement une mouvement tendre, ou bien….Mais que faisaient ces pensées tordues et<br />

contradictoires à se bousculer dans sa pauvre tête ?<br />

Lisa venait de descendre à l’arrêt le plus proche du domicile de Lucas de Bès. Elle<br />

n’avait plus que cinq minutes de marche pour se dégriser dans la fraîcheur du soir<br />

avant d’arriver chez lui. Lisa devait laisser ses pensées romanesques, voire légèrement<br />

théâtrales, vagabonder pour d’autres circonstances. La vue de la demeure,<br />

impressionnante et austère, où habitait son rendez-vous, finit de la ramener sur terre.<br />

Tout l’ensemble était en harmonie avec la personne de Lucas de Bès. L’architecture<br />

massive bien qu’agréablement proportionnée présentait de grandes fenêtres<br />

agrémentées de rideaux, qui ne laissaient rien deviner de la vie intérieure.<br />

Elle avait sonné et la porte s’était ouverte sur un intérieur d’une chaleur insoupçonnée<br />

et une décoration de style plutôt classique. Le mobilier ancien et de grands tableaux<br />

ornant les murs témoignaient de l’opulence ancienne dans cette demeure, tandis que<br />

des objets manifestement rapportés de voyages lointains étaient mis en valeur par un<br />

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éclairage moderne. Lucas de Bès était naturellement élégant dans un pantalon bleu<br />

marine en velours côtelé surmonté d’un pull gris clair à col roulé.<br />

Lisa était impressionnée par les lieux et leur maître mais il réussit instantanément à la<br />

mettre à l’aise. Il venait juste de finir de revoir un dossier urgent et ils allaient pouvoir<br />

écouter toutes sortes de disques, en prenant un dîner simple que la gouvernante avait<br />

préparé.<br />

La soirée se déroula comme dans un rêve. La discothèque de Lucas était<br />

effectivement très variée et les différents styles de musique se succédèrent en autant<br />

de surprises. Le dîner aussi fut un enchantement. Les mets étaient incroyablement<br />

simples et raffinés, à moins que ce ne soit la magie de l’instant qui ait transformé le<br />

velouté de légumes et le rôti de veau froid en sublime festin. Lucas se révélait<br />

incroyablement fin et amusant, en plus d’être intarissable sur toutes sortes d’anecdotes<br />

collectées au cours de ses nombreux voyages. Le clou de la soirée avait<br />

incontestablement été l’escapade au cœur de l’Afrique noire.<br />

- Qu’est-ce qui pousse un financier accompli à partir chasser le fauve en plein<br />

cœur de l’Afrique ?<br />

- Vous l’avez dit…le goût de la chasse. Mais là, il n’est plus question d’argent.<br />

Tout se passe entre les bêtes sauvages, la nature et vous.<br />

- Vous semblez oublier les carabines. C’est un détail qui a son importance dans<br />

le rapport de force entre les bêtes sauvages, la nature, et vous, comme vous le<br />

dîtes si bien.<br />

- Evidemment. Mais le plaisir de la chasse n’est pas essentiellement dans la<br />

mise à mort…<br />

- Je suis d’accord avec vous. Quel intérêt d’aller tirer sur ces pauvres bêtes<br />

quand on peut se contenter de les regarder évoluer dans leur environnement<br />

naturel?<br />

Il leva les yeux vers la magnifique paire de cornes de buffle qui coiffait la<br />

cheminée allumée et se sentit tel un enfant pris la main dans le pot de confiture.<br />

- Tu as sans doute raison.<br />

Il se tourna vers elle et la gratifia d’un sourire qui la désarma. Pour un peu, elle<br />

aurait presqu’omis de remarquer qu’il l’avait tutoyée.<br />

Alors qu’une voix féminine et grave scandait des mélopées poignantes, elle s’était<br />

levée pour aller regarder dans la vitrine des objets rapportés des quatre coins du<br />

monde. Elle ne put s’empêcher de s’extasier devant un sujet sculpté dans un bois<br />

sombre.<br />

- C’est un objet africain, qui représente la force mâle, symbole de puissance et<br />

de pouvoir. Celui-ci a été monté sur une petite brosse. Ils sont souvent vendus<br />

par paire, l’autre symbolisant la douceur féminine et la fécondité. Parfois les<br />

amoureux les gardent en gage de leur attachement mutuel.<br />

- Il est magnifique.<br />

- Il vous plaît ?<br />

- Oui, beaucoup.<br />

Elle remarqua le retour du vouvoiement.<br />

- Je vous le donne.<br />

- Mais je ne peux pas accepter.<br />

- Mais si vous pouvez. Si nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur un<br />

morceau à proposer à notre ami Claude, au moins ne pas vous avoir fait perdre<br />

complètement votre soirée.<br />

Il se tenait debout, tout près d’elle, et ne la quittait pas des yeux.<br />

50


- Mais il ne me vient pas un seul instant à l’esprit que j’aie pu perdre ma soirée.<br />

Elle avait chuchoté ces quelques mots, sans détacher son regard de ces yeux<br />

qui semblaient refléter les flammes et les braises incandescentes du feu de<br />

cheminée. Elle était envoûtée, elle était en Afrique, et cet homme sorcier la<br />

tenait en son pouvoir.<br />

- Le dessert est servi.<br />

La gouvernante venait avec quatre mots de la libérer du sort qui l’avait assaillie.<br />

Lisa n’était pas sûre de lui en être reconnaissante.<br />

Le reste de la soirée se passa tout aussi agréablement et ce n’est que passé minuit<br />

que Lisa se força à s’extirper de la chaleureuse atmosphère de la maison de Lucas<br />

pour regagner son mini-appartement.<br />

Ils s’étaient finalement mis d’accord pour suggérer à Monsieur Jacquin de<br />

travailler la Misa Criolla de Ramirez. Les chants africains, bien qu’ayant leur<br />

préférence, resteraient leur secret.<br />

En rentrant chez, elle, elle constata que l’objet africain, tant admiré dans la vitrine,<br />

s’était retrouvé comme par magie dans la poche de son manteau avec un petit<br />

mot : « En souvenir de notre voyage en Afrique. »<br />

Lisa sourit aux anges tandis que son cœur se mettait à nouveau à battre au rythme<br />

des tam-tams.<br />

51


Chapitre 11 - UN DERNIER ROCK ?<br />

A une heure du matin, le Nautilus fermait ses portes. Steffi avait d’abord commuté<br />

plusieurs fois les interrupteurs de lumière afin de signifier que l’heure de la fermeture<br />

approchait. Elle se disait qu’elles devraient peut-être opter pour une cloche, à<br />

l’anglaise, dont le carillon serait moins agressif que les éclairs de néon. Puis elle avait<br />

fait le tour des tables afin d’inviter les clients à gagner la sortie. Elle avait aussi<br />

beaucoup discuté avec un client sympathique avec lequel elle souhaitait<br />

manifestement faire plus amplement connaissance. Le fait qu’il ait été plutôt beau<br />

gosse et beau parleur avait probablement été déterminant dans sa décision. Dany, à<br />

qui les projets de Steffi n’avaient pas échappé, avait commencé à nettoyer le comptoir<br />

en lui proposant de ne pas l’aider ce soir pour la fermeture. Steffi savait combien<br />

derrière son apparente sévérité et sobriété (pas une seule aventure connue en cinq<br />

ans !), Dany pouvait être compréhensive pour tout ce qui pouvait créer du bonheur<br />

aux autres. Elle ne portait aucun jugement sur le style de vie de sa collègue, du<br />

moment qu’elle faisait bien son travail et pour cela aussi, Steffi l’estimait.<br />

Les clients se levaient donc, à contre-cœur pour la plupart car l’ambiance intimiste du<br />

Nautilus faisait contraste avec le froid sec de cette nuit d’octobre.<br />

Loris dut s’accrocher au bord de la table car à force d’avoir siroté de la bière en<br />

badant son rockeur favori, elle avait outrepassé son seuil de maîtrise du concept de la<br />

ligne droite.<br />

Au passage, le pull qu’elle avait accroché à la taille heurta le casque de Franck, qui<br />

bougea et serait tombé si elle n’avait, dans un réflexe insoupçonné, réussi à éviter sa<br />

chute. Elle savait que la chute du casque, critique pour la sécurité de son porteur,<br />

aurait immédiatement signifié la sienne dans l’estime de son idole. Loris ne vit pas<br />

qu’un des gants de Franck s’était échappé et qu’elle l’avait expédié par un<br />

mouvement du pied sous la banquette qui longeait le mur à cet endroit de la pièce.<br />

Le bar s’était donc vidé et le groupe d’amis faisait maintenant cercle autour de la 650<br />

Kawasaki de Franck, une réplique de la Bonneville, dont les airs rétro enchantaient les<br />

filles, tandis que les garçons commentaient ses performances techniques. Cécile<br />

insistait pour que le groupe se décide enfin à rejoindre la boîte où elle espérait tant<br />

s’amuser. Elle fut extrêmement déçue quand Franck préféra les laisser pour rentrer<br />

chez lui. Il avait du travail à faire le lendemain dans sa maison et préférait ne pas se<br />

coucher trop tard. Ainsi ce bel homme avait son petit chez-soi qu’il retapait pendant<br />

les week-ends? Comme c’était romantique !<br />

Les stores du Nautilus étaient maintenant baissés, et quand ses amis eurent pris congé,<br />

Franck commença à s’emmitoufler pour affronter les vingt minutes qu’il allait passer<br />

sur sa mécanique, en prise au vent glacé de la nuit, avant de pouvoir regagner sa<br />

maison. Il ne lui fallut pas longtemps avant de réaliser qu’un gant était manquant à<br />

l’appel. Après avoir fouillé, par acquis de conscience, les poches de son blouson dans<br />

lesquelles il ne les rangeait de toute façon jamais et dans lesquelles, effectivement, il<br />

ne trouva rien du tout, il s’approcha de la porte du Nautilus et tenta de l’ouvrir pour<br />

aller vérifier si son gant n’était pas resté bien au chaud (le traître !) pendant que lui<br />

commençait à trouver l’air mordant entre ses doigts. Il appuya lourdement sur la<br />

poignée de la porte mais celle-ci résistait crânement, lorsque le bruit d’une clé dans la<br />

52


serrure indiqua clairement qu’elle allait s’ouvrir de l’intérieur. Il se trouva nez-à-nez<br />

avec Steffi et lui expliqua rapidement qu’il souhaitait aller vérifier si son gant n’était<br />

pas resté à l’intérieur. Après une très brève hésitation, elle le fit entrer et lui demanda<br />

de se dépêcher et de refermer la porte derrière lui –elle était attendue et elle pensait<br />

d’ailleurs que c’était son ami qui avait tenté de rentrer, sinon elle n’aurait<br />

probablement pas rouvert, mais bon il fallait qu’elle y aille et elle lui souhaitait bonne<br />

chance pour le gant. Elle trottina jusqu’à la porte donnant sur les locaux privés du bar,<br />

héla qu’elle s’en allait et en oublia même de parler de la présence de Franck, tant son<br />

esprit semblait déjà occupé ailleurs. Franck avait été amusé par la précipitation de la<br />

jeune (et plutôt jolie !) jeune femme qui semblait bien pressée de retrouver son ami.<br />

Franck était à genoux entre chaises et banquettes lorsque Dany revint dans la salle<br />

principale. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il y ait quelqu’un et naturellement sursauta<br />

lorsque Franck se releva, triomphant, avec son gant retrouvé bien serré dans sa main.<br />

- Oh mon Dieu vous m’avez fait peur. Qu’est-ce que vous faîtes ici et puis<br />

d’abord comment êtes-vous rentré ?<br />

- Je suis désolé, je ne voulais pas vous effrayer mais j’avais perdu…<br />

- Mais je vous reconnais, c’est vous le danseur, là tout à l’heure, dans le coin à<br />

côté du juke-box avec la jeune fille.<br />

- Bon, je suis démasqué, alors j’avoue tout. C’était bien moi, c’est vrai, mais la<br />

fille était consentante, je vous assure, elle n’a même pas crié, ou alors je pense<br />

que c’était plutôt de contentement. Mais je n’avais pas remarqué que vous<br />

regardiez ça avec désapprobation, en fait je ne pensais pas que vous regardiez<br />

du tout, sinon vous pensez bien que j’aurais tout de suite arrêté. A propos…<br />

Vous dansez, vous aussi ?<br />

Son air faussement contrit de petit garçon pris en flagrant délit d’amusement la fit<br />

sourire. Mais il était tard, elle avait encore du travail et elle ne tenait pas à<br />

prolonger cet entretien, pour aussi agréable et enjôleuse que puisse être la voix de<br />

cet homme. D’ailleurs, maintenant qu’elle n’était plus perchée derrière son<br />

comptoir, elle pouvait constater qu’il était plus grand qu’elle ne l’aurait pensé. Si<br />

tant est qu’elle ait eu le temps de penser aux tailles des hommes qui fréquentaient<br />

le Nautilus. Pourtant, il insista.<br />

- Vous n’aimez pas danser, de temps en temps ?<br />

- Cela fait bien longtemps que je ne pratique plus. Elle semblait hésiter à le<br />

regarder dans les yeux, la tête légèrement tournée de côté. Franck décida que<br />

cette timidité cachait peut-être une envie inavouable de ré-essayer.<br />

- Oh mais ça c’est comme le vélo, Madame, ça ne s’oublie pas. Le juke-box est<br />

encore allumé, en plus je constate qu’on peut l’écouter gratuitement après la<br />

fermeture (Dany avait glissé quelques pièces dans la fente et en avait posé<br />

d’autres sur le rebord de la machine afin de faire la fermeture en musique).<br />

- Ecoutez, c’est vraiment très gentil mais je dois ranger les chaises, faire le<br />

ménage, regarder l’ampleur des dégâts aux toilettes - que vous avez d’ailleurs<br />

eu la gentillesse de signaler à ma collègue tout à l’heure – et diagnostiquer si<br />

je puis réparer ou si je dois faire appel à un plombier, et ensuite j’ai encore de<br />

la marche à faire alors vraiment, non merci. Si vous avez retrouvé<br />

votre…gant, je vais vous ouvrir la porte et vous souhaiter une bonne fin de<br />

soirée.<br />

Franck ne s’avoua pas aussi facilement vaincu. Non seulement parce qu’il aimait<br />

danser, mais parce que l’obstination de cette femme avait quelque chose de<br />

fascinant. Peut-être aussi n’avait-il pas l’habitude de rencontrer autant de<br />

résistance à son égard, et la douceur de ce visage semblait démentir l’apparente<br />

53


austérité de ses mots. La jeune femme commençait à renverser les chaises sur les<br />

tables afin de dégager le sol et ne le regardait déjà plus.<br />

- Ecoutez, j’ai une proposition à vous faire –honnête, je tiens à le préciser. Au<br />

fait je m’appelle Franck. Et ce faisant, Franck s’était mis lui aussi à retourner<br />

les chaises sur les tables. Je vous aide à ranger les chaises, je regarde la fuite<br />

aux toilettes pendant que vous faites le gros du ménage, ce qui nous permet de<br />

garder du temps pour une petite danse et ensuite, je peux vous ramener chez<br />

vous. Enfin, seulement si vous le souhaitez.<br />

Dany eut le pressentiment que le temps qu’elle passerait à palabrer avec cet<br />

homme serait du temps perdu. Elle n’avait pas l’habitude que l’on discute ses<br />

décisions –c’était un des avantages à vivre seule avec sa fille- et pourtant elle<br />

n’était pas franchement agacée. Elle était plutôt tentée par cette fameuse danse,<br />

parce que ses pieds n’avaient plus eu l’occasion de retrouver cette insouciance<br />

depuis bien longtemps, et en même temps elle avait l’impression bizarre qu’elle<br />

devait se méfier de l’apparente facilité avec laquelle elle semblait prête à céder à<br />

la proposition – même si elle était réellement honnête !- de cet homme. Quoi qu’il<br />

n’avait pas l’air agressif. Elle l’avait observé discrètement tout au cours de la<br />

soirée, comme elle le faisait parfois avec certains nouveaux clients qu’elle essayait<br />

de cibler. Avait-il le profil d’un futur habitué du Nautilus, qui se laisserait prendre<br />

à cette ambiance vaguement rétro et intimiste, ou bien serait-il juste de passage<br />

comme l’étoile filante traverse le ciel et continue de se consumer en embrasant<br />

d’autres horizons ? Elle en était là de ses réflexions, lorsqu’elle réalisa qu’il n’y<br />

avait plus de chaises à soulever et que l’homme avait enlevé son blouson et posé<br />

son casque. Il se tenait face à elle et lui demanda poliment de l’excuser pendant<br />

qu’il allait effectuer son diagnostic dans les toilettes des messieurs. Ce qui était<br />

vraiment troublant pour Dany, c’est que pas une fois elle ne l’avait surpris en train<br />

de la dévisager et elle se demandait vraiment s’il avait réalisé que sa joue droite<br />

était marquée, dans la trace du sillon nasal. Tout le monde était surpris la première<br />

fois qu’on la voyait, et ça lui semblait normal. Lui n’avait marqué aucune<br />

émotion. A se demander s’il l’avait seulement regardée. Dany elle-même avait<br />

presque fini par se convaincre qu’elle s’était habituée à cette trace qui de fait<br />

cachait une meurtrissure bien plus profonde. Pourtant en ce moment, elle<br />

éprouvait un indéfinissable malaise. Et le plus difficilement acceptable pour elle<br />

était bien de se sentir aller à de quelconques états d’âme. Tout ceci devenait<br />

ridicule et il était temps de renvoyer ce charmant monsieur à l’extérieur du bar, et<br />

à l’extérieur de son espace à elle. Elle se retrouva face à lui alors qu’elle venait de<br />

se retourner pour aller le débusquer et le prier de prendre congé. Il était là,<br />

détendu et souriant. Elle se retrouva stoppée dans son élan.<br />

- Bonne nouvelle. La fuite est identifiée, semble minime et facilement réparable<br />

avec les bons outils. Je peux même vous proposer de m’en occuper mais il<br />

faudra que je revienne. J’ai oublié ce soir de mettre ma caisse à outils dans la<br />

sacoche de la moto quand je me suis préparé à sortir. D’habitude je prévois<br />

presque toujours tout, mais là je me suis fait prendre au dépourvu. Si vous<br />

voulez, je peux arranger ça demain en début de matinée, ça devrait prendre<br />

une petite demi-heure au maximum.<br />

- Ecoutez c’est très gentil de votre part mais je ne pense pas que ce soit<br />

nécessaire. Je connais un plombier…<br />

- …qui viendra vous faire la réparation d’ici dix jours pour une somme<br />

scandaleuse alors que je pourrais faire aussi bien que lui sous vingt-quatre<br />

heures pour un prix dérisoire !<br />

54


- Vous savez, ce bar n’est pas à moi et je ne paierai de toute façon pas la<br />

réparation.<br />

- Parfait, je n’ai donc pas à vous convaincre. Bien, on peut le faire maintenant<br />

ce petit rock ?<br />

Il avait glissé une pièce dans la fente, sélectionné deux morceaux avec<br />

préméditation et déjà revenait vers elle. Il enleva son pull sans s’arrêter de<br />

s’approcher, et déjà enserrait sa hanche gauche d’une main ferme tandis qu’il<br />

nouait ses doigts de la main droite. Il se tenait droit devant elle puis lâcha sa<br />

hanche et l’attrapa délicatement par le menton afin qu’elle cesse de tourner le<br />

visage et le regarde droit dans les yeux. C’est alors qu’il sembla voir avec<br />

précision la marque au creux de la joue de Dany et il marqua un moment d’arrêt.<br />

Elle se sentit blessée par cette réaction, presque humiliée.<br />

- Incroyable, ne put-il s’empêcher de murmurer.<br />

- Je vous avais dit que ce n’était pas une bonne idée de danser. Elle tentait déjà<br />

de se dégager.<br />

- Non attendez. Regardez, il faut que je vous montre quelque chose.<br />

Dans un geste totalement incongru, il commença à soulever sa chemise et le Tshirt<br />

qu’elle recouvrait, révélant la peau mate et lisse de son torse. Elle ne vit<br />

d’abord que ce torse puissant décoré d’une mince parure de poils bouclés entre les<br />

pectoraux, ce qui déclencha un émoi insoupçonné de sa nuque jusqu’au creux des<br />

reins. Et puis, comme hypnotisée, suivant du regard le doigt qu’il posait près de<br />

son cœur, elle vit à son tour ce qu’il voulait lui révéler et comprit la vraie nature<br />

de l’émotion qu’il avait exprimée quelques secondes plus tôt. C’était vraiment<br />

incroyable, troublant même, et un sentiment étrange de déjà vu l’envahissait<br />

pendant qu’elle fixait l’incroyable marque qui pointait vers le cœur de cet homme.<br />

La nature avait en vérité eu la fantaisie de doter ces deux êtres de traces<br />

parfaitement symétriques mais inversées. Alors que la cicatrice de Dany pointait<br />

vers le bas, la tâche qui ornait le flanc de Franck semblait viser son cœur.<br />

- Incroyable, finit-elle par articuler.<br />

- Bien, dit-il en rebaissant son T-shirt, maintenant que les signes ont montré leur<br />

parfait accord, il ne nous reste plus qu’à danser vite avant que les chansons ne<br />

se terminent.<br />

Il l’entraîna dans un tourbillon de rythme et de gaîté qui déclencha chez Dany une<br />

série de rires qui à elle seule dépassait le volume de bien-être qu’elle avait pu<br />

ressentir au cours des douze derniers mois. Elle ne tenta pas de résister quand il la<br />

supplia de lui accorder deux autres danses (ce serait le prix à payer pour qu’il<br />

effectue la réparation de la plomberie) et elle se laissa aller au plaisir de sensations<br />

qu’elle s’était interdites depuis trop longtemps. Franck était arrivé à temps pour<br />

l’aider à éviter l’assèchement total du terrain de ses émotions. Elle espérait<br />

simplement que le torrent qu’il avait déclenché ne ravinerait pas son cœur après<br />

avoir emporté les derniers espoirs qu’il avait suscités, espoir de pouvoir à nouveau<br />

respirer librement, sans plus aucune oppression, sans cette boule au ventre qui ne<br />

l’avait pas lâchée depuis cette terrible nuit. Pouvoir revivre, enfin, avec un<br />

sentiment de paix. A défaut d’insouciance.<br />

Dany s’était aisément laissée convaincre de se faire raccompagner lorsque Franck lui<br />

avait proposé le casque qu’il gardait toujours dans le top-case. Elle aussi était très à<br />

cheval sur les principes de sécurité. Sa fille, Marie-Claire, commençait à avoir des<br />

camarades qui roulaient en scooter et elle croyait profondément à la nécessité des<br />

mesures de sécurité basiques.<br />

55


La balade n’avait duré que quelques minutes et la fraîcheur de la nuit n’avait pas eu le<br />

temps de la saisir. Elle baignait encore dans son nuage de tiède euphorie quand il la<br />

déposa devant chez elle. Il avait enlevé son casque, récupéré celui que Dany lui<br />

tendait et le rangeait dans sa sacoche. C’est tout naturellement qu’il lui donna rendezvous<br />

pour le lendemain matin. Il passerait la chercher. Aller jusqu’au Nautilus et<br />

réparer la fuite ne durerait pas plus d’une heure. Il se pencha spontanément et déposa<br />

un baiser furtif sur sa joue. Puis il remit son casque et redémarra, sans manquer de lui<br />

faire un petit signe de la main en s’éloignant. Dany était groggy. Elle ouvrit sa porte et<br />

fit comme un automate tous les gestes qui l’amenèrent jusqu’à son grand lit. Elle<br />

esquissa un dernier pas de danse avant de se glisser dans les draps et de sombrer dans<br />

un sommeil profond. Elle sentait encore flotter autour d’elle un peu de l’odeur de cet<br />

homme qui en la faisant danser avait soulevé le drap austère et pesant de rigueur et de<br />

renonciation dont elle s’était enveloppée depuis trop longtemps.<br />

56


Chapitre 12 – C’EST L’PLOMBIER<br />

Quand Franck revint le lendemain matin, Marie-Claire jouait dans le jardin. Elle ne<br />

sembla pas surprise de le voir s’arrêter et sonner pour annoncer son arrivée.<br />

- Bonjour, vous êtes qui ?<br />

- Bonjour mademoiselle. C’est l’plombier ! répondit Franck dans un sourire.<br />

- Ah c’est toi le plombier qui répare les lavabos?<br />

- Oui, je répare les lavabos, mais je peux faire aussi beaucoup d’autres choses.<br />

- Ah . Tu peux faire le papa aussi ?<br />

- Ca, je ne sais pas. En tout cas ta maman m’attend aujourd’hui pour que je<br />

répare un lavabo.<br />

- Bonjour Franck !<br />

Dany était apparue sur le palier, revêtue d’un pantalon en velours et d’un coupe-vent<br />

bicolore, beige et marine, qui laissait entrevoir le col d’un sous-pull crème. Ses<br />

cheveux étaient retenus par un catogan ce qui donnait à son visage dégagé une allure<br />

sportive.<br />

- Marie-Claire, je te présente Franck, dont je t’ai parlé tout à l’heure, et qui va<br />

venir réparer le lavabo au Nautilus. Nous ne serons pas partis plus d’une<br />

heure, tu restes bien fermée dans la maison, je t’ai laissé de quoi déjeûner à la<br />

cuisine.<br />

- Et après, il viendra réparer l’évier de la cuisine ?<br />

- Marie-Claire, Franck n’est pas venu pour réparer l’évier de la cuisine, dit-elle<br />

en baissant la voix et avec un regard réprobateur.<br />

- Mais je croyais qu’il était plombier ?<br />

- C’est juste un ami qui vient pour me rendre service.<br />

- Tu le connais depuis longtemps ton ami?<br />

- Non mais… qu’est-ce que c’est que toutes ces questions ?<br />

- C’est rien, sauf que quand il sera ton ami depuis assez longtemps il pourra<br />

peut-être aussi réparer l’évier de la cuisine. A tout à l’heure maman, salut<br />

Franck.<br />

Puis Marie-Claire sortit de la maison. Le clac du verrou tourné deux fois indiqua que<br />

l’enfant s’était barricadée en attendant le retour de sa mère.<br />

- Tu sais si tu veux, je pourrai au retour jeter un coup d’œil à l’évier. Autant<br />

profiter de ma caisse à outils.<br />

- Commençons par le Nautilus, on verra bien si la réparation est aussi rapide<br />

que tu le penses. Et puis je ne veux pas que tu aies l’impression que je<br />

t’exploite.<br />

- Ou alors tu ne veux pas m’être redevable. C’est vrai après tout, je pourrais en<br />

profiter pour t’extorquer d’autres danses…<br />

- Il y a un peu de ça. Allons-y, je ne souhaite pas laisser Marie-Claire toute<br />

seule trop longtemps.<br />

Elle avait saisi et enfilé le casque que Franck lui tendait, puis avait enfourché la moto,<br />

se tenant raide sur le siège pour éviter de trop s’accoler à lui. Le trajet était court, il<br />

sembla prendre plaisir à pousser son bolide dans les rues encore vides, en deux ou<br />

trois accélérations qui finissaient de la plaquer sur son dos. Puis il adopta une allure<br />

réduite pour rejoindre le quartier plus passant du Nautilus.<br />

Dany avait pris soin de prévenir le propriétaire du bar, qui les attendait et leur ouvrit<br />

les grilles qui barraient la porte d’entrée du local. Il embrassa Dany et ne put réprimer<br />

un petit sifflement devant la belle mécanique que Franck avait garée près de la porte.<br />

- Vous n’avez pas peur de vous le faire voler, ce petit bijou ?<br />

57


- Bonjour monsieur, non, il y a une alarme et un coupe-circuit installés,<br />

impossible de bouger la machine sans que ça couine.<br />

- Allez, ne restez pas dehors, je vais vous faire un petit café, Dany m’a dit que<br />

vous veniez dépanner les lavabos des toilettes.<br />

- Oh ce n’est qu’une petite fuite, rien de bien méchant, je pense que je devrais<br />

pouvoir arranger ça assez vite.<br />

- Bonjour. Je suis Monsieur Pierre.<br />

- Je m’appelle Franck.<br />

Après avoir récupéré sa mallette à outils, il avait tendu une main cordiale et à la<br />

poigne ferme au cafetier avant de disparaître dans les toilettes des hommes.<br />

Monsieur Pierre l’avait jaugé en même temps que la moto et revenait près du bar<br />

après avoir refermé la porte à double tour. Dany avait enlevé sa parka et<br />

s’occupait déjà machinalement à passer un coup de balai. Monsieur Pierre lui<br />

servit un jus bien noir, sans la quitter du coin de l’œil.<br />

- Comment tu te sens Dany ?<br />

- Bien, merci.<br />

- Et la petite ?<br />

- Elle va bien aussi, merci. Il faut s’occuper d’elle après l’école parce que les<br />

devoirs ne la passionnent pas toujours mais, dans l’ensemble, on s’en sort<br />

plutôt bien.<br />

- Tu as du mérite, mais c’est quand même beaucoup de travail et de<br />

responsabilités pour toi toute seule.<br />

- Tu sais ça fait dix ans que je m’en sors, et en grande partie grâce à ce travail et<br />

à toi. La petite est bien avec moi et c’est tout ce qui compte.<br />

- Tu penses à elle et c’est bien. Mais qui est là pour prendre soin de toi Dany, à<br />

part moi évidemment ?<br />

- Ecoute Jean –elle l’appelait ainsi lorsqu’ils étaient tous les deux- tu n’as pas à<br />

t’inquiéter pour moi. Je suis une grande fille et je sais me débrouiller.<br />

Elle sentait que Monsieur Pierre voulait aborder un sujet plus précis, mais<br />

curieusement, malgré toute la tendresse qu’elle avait pour lui, elle ne souhaitait pas lui<br />

faciliter les choses. La question suivante fut pourtant plus directe et les mots se<br />

bousculèrent dans ses oreilles alors qu’ elle avalait une gorgée de café.<br />

- Et le plombier, qu’est-ce qu’il fait au juste ? Il ne répare que les fuites d’eau<br />

ou il peut aussi réparer ton coeur ?<br />

- Franck est juste un ami. Il m’a proposé son aide et on en reste là.<br />

- Oui je vois. Ca fait longtemps que tu le connais ?<br />

- Ecoute Jean. Je ne le connais certes pas depuis longtemps mais je sens que je<br />

peux lui faire confiance, au moins pour réparer ton lavabo. De toute façon ceci<br />

n’a aucune importance, tu n’as pas à t’inquiéter pour moi. Je ne prendrai<br />

aucun risque.<br />

- Ce qui veut dire ?<br />

- Que je ne suis pas encore prête à lâcher ma vie de mère célibataire.<br />

Monsieur Pierre avait levé les yeux par-dessus son épaule et elle sut avant de se<br />

retourner que Franck les avait rejoints. Elle ne pouvait dire s’il avait entendu ses<br />

derniers propos, elle rougit en espérant qu’il n’en était rien.<br />

- Combien je vous dois jeune homme ? demanda Monsieur Pierre.<br />

- Je vous remercie mais Madame a réglé d’avance. Au fait vous saviez que<br />

Dany danse le rock à merveille ? Puis Franck fouilla dans sa poche avant d’en<br />

extraire une pièce.<br />

58


- Non Franck, s’il-te-plaît, il faut rentrer maintenant, dit Dany en se levant de<br />

son siège pour se rhabiller avant de sortir.<br />

- Vous avez raison, elle a l’air impatiente de me faire une démonstration, rajouta<br />

Monsieur Pierre avec une lueur coquine dans le regard. Il longea le comptoir<br />

puis alla vers le juke-box qu’il alluma non sans lui avoir lancé un petit sourire<br />

entendu.<br />

Dany n’en croyait pas ses oreilles, tout ceci commençait à ressembler à une véritable<br />

conspiration. Franck avait déjà sélectionné deux titres et enlevé son pull. Il revenait<br />

rapidement vers elle pour ne pas perdre les premières mesures. Machinalement et<br />

avec une grimace d’impuissance, elle se laissa entraîner par Franck qui repoussa une<br />

table au passage pour dégager l’espace de danse. Monsieur Pierre avait enfourché une<br />

chaise et semblait ravi du spectacle qui allait s’offrir à lui. La chanson des Forbans<br />

n’était pas sa favorite, pourtant elle se laissa gagner rapidement par son rythme. Le<br />

chanteur avait d’ailleurs raison, ce petit brin de rock était vraiment sympa et chouette.<br />

Dany avait fini la chanson dans un grand sourire, tout en se tournant vers Monsieur<br />

Pierre et en agitant son tee-shirt, pour signaler qu’elle avait chaud. Elle n’avait pas<br />

fini de reprendre son souffle que déjà Franck la récupérait pour le morceau suivant.<br />

L’échauffement gentillet était terminé, on passait au niveau supérieur avec l’excellent<br />

Dany Brillant et ses rythmes effrénés. A deux reprises elle avait mal interprété la<br />

consigne muette de son cavalier, qui déjà la reprenait dans ses bras pour recommencer<br />

la figure en la guidant avec quelques mots en appui des gestes. En trois minutes, Dany<br />

le chanteur et Franck le rockeur avaient réussi à lui faire faire une abstraction totale de<br />

son univers de mère célibataire faisant deux métiers pour élever sa fille. Elle était<br />

projetée plus de quinze ans en arrière, lorsqu’elle se démenait insouciante dans les<br />

petits bals de quartier au son des musiques endiablées qui survoltaient les jeunes filles<br />

de son âge.<br />

Quand le morceau s’épuisa, Dany finit sa course entre les bras souples et puissants de<br />

son cavalier. Il lui fallut quelques secondes pour retrouver son équilibre puis elle<br />

s’écarta de Franck non sans lui avoir lancé un franc sourire qui disait à lui tout seul le<br />

plaisir qu’elle avait eu à se laisser entraîner dans la danse. Puis elle se tourna<br />

instinctivement vers Monsieur Pierre en soulevant légèrement les épaules et lâcha<br />

dans un sourire contenu :<br />

- C’est bien parce que vous m’y avez obligée !<br />

Puis elle remit en place la table, ramassa sa parka et l’enfila dès que sa respiration eut<br />

retrouvé un rythme plus normal.<br />

- Il faut que j’y aille, Marie-Claire m’attend. A jeudi. Elle déposa un baiser sur<br />

la joue de son patron.<br />

- Au revoir Monsieur Pierre, dit Franck en lui serrant la main.<br />

- Appelez-moi Jean. Mais vous n’avez même pas pris de café, lui répondit le<br />

vieil homme.<br />

- C’est vrai, mais j’ai eu mieux que ça, vous en conviendrez. Une prochaine<br />

fois, peut-être.<br />

- C’est d’accord, la prochaine fois. Et encore merci pour tout Franck.<br />

- Ce n’était qu’une toute petite fuite vous savez, pas de quoi faire une histoire.<br />

Mais monsieur Pierre ne pensait plus à la fuite du lavabo. Le vrai miracle du plombier<br />

amateur avait bien été de restaurer sur le doux visage de Dany un sourire et<br />

l’expression d’une joie sincère comme Monsieur Pierre ne lui en avait jamais vus<br />

depuis qu’il l’employait au Nautilus. Et il espérait bien que les autres appréhensions<br />

de Dany ne résisteraient pas à la douceur de ce garçon, qu’il avait deviné très sensible<br />

malgré son apparente réserve et son indéniable virilité.<br />

59


- Tu es fier de toi, j’espère ? avait lancé Dany avec provocation dès qu’ils<br />

avaient été seuls sur le trottoir.<br />

- Je pense que maintenant, je n’ai plus le choix. Il faut absolument que j’aille<br />

réparer ton évier sinon tu déclareras avoir dansé avec moi à fonds perdus.<br />

- Soit, mais à condition que tu restes pour manger, pour que nous soyons<br />

quittes.<br />

- Tu me laisseras faire la cuisine ?<br />

- Certainement pas, monsieur a déjà oublié qu’il avait un évier à réparer. Il n’y a<br />

pas très loin un petit marché de quartier bien fourni, j’aimerais aller chercher<br />

quelques légumes et fruits pour ce midi. Je te guiderai.<br />

C’était en effet un adorable endroit où la couleur des fruits et légumes sur les étalages<br />

semblait refléter les couleurs vivaces des tentes. Les parfums aussi marquaient les<br />

sens. Franck avait garé la moto sur un terre-plein et ils avaient parcouru tous deux<br />

quelques allées pour aller trouver des marchands bien précis que semblait connaître<br />

Dany.<br />

- Bonjour Paul, tu me donnes quelques tomates et des champignons pour ce<br />

midi s’il-te-plaît ?<br />

Franck reconnut moins le visage que la voix pittoresque du maraîcher, qu’il avait<br />

entendue la veille au Nautilus. Il remarqua aussi que la patronne s’était rapprochée de<br />

son mari dès qu’elle l’avait aperçu discutant avec Dany. Il restait en recul et observait<br />

d’un air amusé les mimiques enjôleuses de Paul, systématiquement contrecarrées par<br />

les remarques acides de sa Cerbère d’épouse. Puis ils étaient allés plus loin pour<br />

choisir une salade et quelques pamplemousses.<br />

Dany expliqua qu’elle aimait beaucoup venir ici pour chercher ses fruits et légumes à<br />

cause de la qualité des produits mais aussi pour l’atmosphère accueillante qui habitait<br />

ce marché. Mais cela faisait déjà plus d’une heure qu’ils avaient quitté Marie-Claire et<br />

Dany n’avait pas souhaité s’attarder plus longtemps.<br />

La fillette n’avait pas semblé surprise de voir Franck rester après avoir déposé sa<br />

mère.<br />

- Je suis revenu pour réparer l’évier, avait-il expliqué à Marie-Claire. Et après si<br />

tu es d’accord, je peux rester pour manger avec vous.<br />

- J’aime bien quand des gens mangent avec nous à la maison, mais souvent<br />

maman ne veut pas, parce qu’elle dit qu’elle n’a rien dans le frigo. Toi<br />

aujourd’hui tu as de la chance.<br />

- Ca je le sais, mais il faudra d’abord que je répare l’évier. Tu saurais me<br />

montrer où est la cuisine et m’expliquer pourquoi l’évier ne marche plus ?<br />

Marie-Claire, ravie de pouvoir faire le guide, emmena Franck jusque dans la cuisine.<br />

La maison n’était pas grande mais très lumineuse grâce à ses murs clairs et aux<br />

grandes fenêtres. Le mobilier était simple et confortable. On accédait par le couloir à<br />

la cuisine à l’américaine, qui donnait sur le coin salle-à-manger. Dans le<br />

prolongement, le salon s’organisait autour d’une table basse en rotin vert foncé. La<br />

télévision, surplombant un petit meuble rempli de cassettes, trônait dans un angle du<br />

salon. Le sol était carrelé et Marie-Claire avait d’emblée prévenu Franck qu’il était<br />

interdit de porter les chaussures à l’intérieur, pour ne pas salir. Il s’était donc<br />

déchaussé et appréciait la tiédeur du carrelage à travers ses chaussettes.<br />

- Voilà, expliqua Marie-Claire, c’est l’évier de gauche qui ne s’écoule pas très<br />

bien. J’ai voulu un jour aider maman à faire la cuisine mais les apprenties<br />

n’ont pas été très sérieuses et elles ont laissé tomber un ustensile au fond du<br />

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trou. Depuis, l’eau ne s’écoule pas très bien mais surtout maman ne veut plus<br />

que les apprenties nous aident à faire la cuisine.<br />

- Et qui sont ces…apprenties ?<br />

- Je te présente Mélissa et Doris, dit fièrement Marie-Claire en fourrant ses deux<br />

poupées sous le nez de Franck.<br />

- Enchanté, mesdemoiselles.<br />

Il ouvrit les deux robinets, vérifia les vitesses d’écoulement dans les deux bacs. Puis il<br />

s’agenouilla devant l’évier, ouvrit les placards, trouva et ferma l’arrivée d’eau et<br />

demanda sérieusement :<br />

- Quels ustensiles les apprenties ont-elles égaré dans le conduit ?<br />

- C’est un secret, répondit Marie-Claire à voix basse pour que sa mère ne puisse<br />

pas l’entendre.<br />

Pendant ce temps, Dany était allée se changer.<br />

- Je vais préparer le repas, expliqua-t-elle en revenant dans la cuisine.<br />

Elle faillit trébucher sur Franck qui était allongé par terre et dont la tête disparaissait<br />

dans le meuble. Elle déclencha un froissement de sourcils chez Marie-Claire qui<br />

montait la garde auprès du plombier de service et qui posa son index sur la bouche<br />

pour que sa mère fasse silence. Dany se replia donc dans la salle de bains avec la<br />

salade, les champignons et les tomates, qu’elle nettoya soigneusement après avoir<br />

coupé l’arivée d’eau et avant de revenir dans la salle-à-manger pour disposer les<br />

aliments dans des plats. Pendant plusieurs minutes, le silence des femmes ne fut<br />

interrompu que par quelques bruits de frottements métalliques et certaines respirations<br />

plus fortes, suscitées par un effort soutenu de la part de l’intervenant. Finalement,<br />

après une opération parfaitement maîtrisée, Franck se releva victorieux, tenant en<br />

main un mocassin doré en plastique et un bout d’écharpe détrempée, sans lesquels<br />

Doris et Mélissa auraient pu s’enrhumer. Marie-Claire les avait immédiatement<br />

récupérés non sans avoir remercié Franck pour son fabuleux travail de sauvetage, puis<br />

elle avait filé dans sa chambre. Franck secoua machinalement les cheveux pour<br />

disperser les poussières et saletés qui l’avaient arrosé pendant son intervention. Dany<br />

lui proposa de prendre une douche pour être plus à l’aise, pendant qu’elle finirait de<br />

préparer le repas. Il accepta volontiers.<br />

Dany remit l’eau et le guida vers le couloir qui desservait deux chambres et une salle<br />

de bains. Elle lui proposa une chemise propre, vestige d’une présence masculine dans<br />

la maison. A l’époque, Hervé avait emporté ses affaires lorsqu’ils s’étaient séparés<br />

puisque Dany gardait la maison et qu’il n’y mettrait jamais plus les pieds mais dans la<br />

précipitation, certains objets avaient été oubliés. Elle s’était contentée alors de les<br />

mettre de côté dans un carton sans jamais y toucher. Aujourd’hui et pour la première<br />

fois, elle avait rouvert le carton du souvenir, sans hésitation, presque heureuse de<br />

pouvoir le faire pour une occasion, c’était inespéré, aussi agréable. Car elle ne pouvait<br />

plus feindre de l’ignorer. C’était presque difficile pour elle de l’admettre, mais<br />

Franck, sans rien tenter que de la dépanner ou la faire danser, avait incroyablement<br />

perturbé ses certitudes. Se pouvait-il qu’elle se soit trompée toutes ces années, en<br />

érigeant autour de sa fille et elle une muraille rassurante et trouvant tous les moyens<br />

possibles pour dissuader tout homme de s’y infiltrer ?<br />

Elle était perdue dans ses pensées et n’avait pas réalisé qu’elle était revenue vers la<br />

salle de bains, s’appuyant contre le chambranle de la porte, alors que Franck, qui avait<br />

commencé à enlever sa chemise et son tee-shirt, attendait qu’elle lui tende le vêtement<br />

de rechange. Il la voyait, là et absente, et lui dit doucement en tendant la main:<br />

- Merci.<br />

- Avec plaisir.<br />

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Puis elle rougit, en revoyant ce torse qui l’avait déjà tourmentée la nuit précédente et,<br />

réalisant qu’elle était restée plantée face à lui, fit un volte-face soudain en lançant :<br />

- Prends ton temps, le repas sera prêt d’ici un quart d’heure.<br />

Le déjeûner avait été enjoué, tous les convives ayant des motifs de satisfaction.<br />

Marie-Claire avait récupéré les accessoires de sa poupée, Franck réglé sa dette en<br />

dépannant Dany, qui elle se réjouissait de la facilité avec laquelle sa fille semblait<br />

accepter la présence de cet homme dans la maison. Oh bien sûr, il n’était pas question<br />

de voir en lui un nouveau prétendant, elle avait depuis de nombreuses années déjà<br />

prouvé qu’elle n’avait besoin de personne, mais il était quelque part rassurant de<br />

pouvoir côtoyer un homme qui savait rester à sa place et lui offrait une compagnie<br />

agréable sans s’imposer au-delà de ce qu’elle-même était prête à concéder. Elle avait<br />

beau sentir confusément en elle un trouble face à la gentillesse désarmante de Franck,<br />

elle n’en était pas moins résolue à maintenir autant que possible la distance nécessaire<br />

pour ne pas gâcher cette douce amitié naissante.<br />

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Chapitre 13 – UNE INITIATIVE MALHEUREUSE<br />

Le dimanche avait à peine suffi à Lisa pour se repasser cent fois le film de son voyage<br />

imaginaire au cœur des étendues sauvages s’étirant des plateaux du Kenya jusqu’aux<br />

chutes du Zambèze. Elle avait ressorti un vieil Atlas et revisité ces contrées où elle<br />

n’avait jamais mis les pieds, mais qu’elle avait pourtant la sensation d’avoir<br />

parcourues au fil des descriptions pittoresques et flamboyantes de Lucas de Bès.<br />

Elle se sentait pleine d’une énergie nouvelle et arriva particulièrement tôt lundi au<br />

travail. Lisa avait décidé de tester son programme avec des données réelles. Cette<br />

semaine verrait sa réalisation prendre forme, il n’était plus question que de quelques<br />

tests et une présentation générale, avant de former les quelques utilisateurs<br />

destinataires du programme.<br />

Elle fut surprise de voir le coupé Mercedes gris argent (c’était de circonstance!) de<br />

Melinda, garé au parking en cette heure matinale. Il y avait encore très peu de monde,<br />

à en juger par la Clio verte et la BMW noire isolées sur cette mer de places de<br />

stationnement encore vides.<br />

Lisa badgea, appela l’ascenseur et débarqua triomphante dans son bureau. Le monde<br />

appartient à ceux qui se lèvent tôt, n’est-ce pas ? Elle démarra son ordinateur, enleva<br />

son pardessus, puis décida d’aller voir Mélinda de suite afin de lui parler des tests<br />

« grandeur nature » qu’elle souhaitait entreprendre.<br />

Le bureau de Mélinda était bien éclairé, son ordinateur allumé, son parfum capiteux<br />

flottant dans l’air, mais point de Mélinda à l’horizon. Un rapide coup d’œil sur l’écran<br />

montra à Lisa que Mélinda était justement en train de consulter le fichier type dont<br />

elle avait besoin pour les tests. Faisant preuve d’initiative, elle détacha la clé USB<br />

qu’elle portait autour du poignet, la brancha directement sur l’ordinateur puis copia le<br />

fichier de données afin de pouvoir enfin valider le programme sur lequel elle avait<br />

travaillé depuis plusieurs semaines. Elle récupéra la clé et voulut laisser un mot<br />

d’avertissement à Mélinda. Ne trouvant aucun post-it sur le bureau de sa patronne,<br />

elle revint dans le sien et y trouva, à sa grande surprise, Karine, elle aussi très<br />

matinale.<br />

- Bonjour Karine ! Décidément, tout le monde est tombé du lit ce matin !<br />

- Bonjour Lisa. Déjà active, à ce que je vois.<br />

Elle regardait la clé USB que tenait Lisa, qui lui expliqua qu’elle était revenue<br />

chercher un post-it pour expliquer à Mélinda qu’elle avait effectué un prélèvement de<br />

données réelles pour ses tests.<br />

- Quoi ? Répète un peu ? lui demanda Karine, abasourdie. Tu veux dire que tu<br />

viens d’aller chez le boss et de repiquer des infos directement sur son PC, sans<br />

son autorisation ?<br />

- Je ne vois pas où est le problème, nous avons convenu à la dernière réunion<br />

que nous pouvions commencer des tests et Mélinda m’a demandé de venir la<br />

voir pour me fournir les infos correspondantes.<br />

Karine s’était levée et ferma précautionneusement la porte de leur bureau.<br />

- Ma chérie, sans vouloir t’inquiéter, on est dans la merde. Enfin, surtout toi.<br />

Même si pour moi… ça risque de ne pas tarder non plus.<br />

- Mais enfin, qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai pas violé un secret d’état, tout<br />

ceci a été agréé, je t’assure, il n’y a aucun problème….<br />

- Bon, il y a peut-être encore un moyen de s’en sortir. Tu es sûre que personne<br />

ne t’a vue toucher à l’ordi du boss ?<br />

- Ben non, personne, mais puisque je te dis…<br />

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- OK, il n’y a pas de problème. Je vais nous chercher deux cafés bien serrés,<br />

j’en ai besoin et toi aussi, même si tu ne le sais pas encore. D’ici là sois<br />

gentille, reste assise ici. Et quoiqu’il arrive, quoi qu’on puisse te demander, tu<br />

n’es pas sortie de ce bureau depuis ton arrivée ce matin. Compris ?<br />

Quand Karine revint après quelques longues minutes, elle trouva Lisa<br />

déconcertée.<br />

- Je ne comprends pas pourquoi tu me fais tout un plat de cette histoire.<br />

- Ecoute-moi bien ma chérie. J’en ai vu d’autres se faire virer pour moins que<br />

ça. Tu viens de toucher sans permission au PC du boss. C’est du viol. Un viol<br />

de la loi, du règlement intérieur, du code élémentaire de survie. Donc si tu<br />

veux continuer à bosser ici tu as deux choses à faire. D’abord, tu vas aller voir<br />

Mélinda et lui demander les infos qu’elle est censée te fournir pour faire tes<br />

tests, en prenant soin d’oublier que tu es déjà venue faire ton petit marché dans<br />

ses fichiers.<br />

- Et ensuite ?<br />

- Ensuite, tu vas prier pour qu’elle n’apprenne jamais ce que tu viens de faire. Et<br />

moi aussi d’ailleurs.<br />

Elle absorba une gorgée de café et continua :<br />

- Sinon, le résultat risque de ne pas être à la hauteur de tes espérances.<br />

- Quelles espérances ?<br />

- Oh, bonjour Mélinda.<br />

L’intrusion du chef dans leur bureau fut aussi soudaine qu’inattendue. Karine en<br />

profita pour reboire une autre gorgée de café et se donner une contenance.<br />

- J’expliquais justement à Lisa qu’elle devrait voir avec vous comment tester<br />

son nouveau programme avec des données réelles, sinon…<br />

- Parce que c’est vous maintenant l’expert en informatique du groupe?<br />

- Oh, bien sûr que non, mais j’ai préparé suffisamment de rapports<br />

hebdomadaires pour savoir qu’on a vite fait de s’emmêler avec les chiffres.<br />

Et…on n’a pas vraiment le droit à l’erreur dans ce domaine, dit-elle dans un<br />

sourire à moitié forcé<br />

- En effet, vous avez raison, on n’a pas le droit à l’erreur. Lisa venez dans mon<br />

bureau d’ici cinq minutes s’il vous plaît.<br />

Puis Mélinda disparut sans refermer la porte, ce que s’empressa de faire Lisa.<br />

- Et maintenant ? demanda Lisa.<br />

- Tu vides ta clé USB et tu te débrouilles pour qu’elle ne sache jamais.<br />

La discussion avec Mélinda fut brève.<br />

- Vous pouvez me fournir les données réelles pour mes tests ? demanda Lisa.<br />

- Vous savez où les trouver, non ?<br />

- Ben…Je pensais que c’était vous qui deviez me les fournir, mais… Dites-moi<br />

où je peux les trouver et je me débrouillerai.<br />

Mélinda la fixait, son visage avait une expression dure. Lisa ne cilla pas. La boss<br />

finit par dire :<br />

- Allez voir Serge, il vous les fournira. Vous pouvez disposer.<br />

Lisa récupéra plus tard dans la matinée les fameuses données envoyées après une<br />

brève discussion par e-mail par Serge, qu’elle ne put s’empêcher de trouver plus<br />

distant que d’habitude. A moins qu’elle ne se fasse des idées. Oui, Karine, lui avait<br />

vraiment fichu la trouille. Mais il fallait éviter de tomber dans la paranoïa. La clé USB<br />

qu’elle avait mise dans la poche de son pardessus serait déchargée sur son portable<br />

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personnel et ensuite, elle pourrait oublier cet épisode insignifiant et si ridiculement<br />

monté en épingle.<br />

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Chapitre 14 - LE CONCERT DE NOEL<br />

Claude Jacqin avait souhaité, comme chaque année, donner un concert avant les fêtes<br />

de Noël. Les répétitions du Sanctus de Berlioz s’étaient intensifiées et ce n’est que<br />

lorsque Lisa se sentit prête qu’elle parla du concert à Léa et Dany. Toutes deux<br />

avaient été ravies par la proposition et s’étaient retrouvées début décembre avec<br />

Marie-Claire, également venue pour écouter chanter sa tante.<br />

La petite église offrait une bonne acoustique, mais le chauffage était insuffisant. Bien<br />

avant l’arrivée des spectateurs, le chœur s’était réuni pour la mise en voix et les<br />

derniers petits réglages de circonstance. Lisa se sentait un peu nerveuse. Quant à<br />

Lucas de Bès, il semblait très concentré et s’était isolé dans un coin de la sacristie où<br />

les choristes se changeaient. Gianni s’approcha de Lisa pour s’assurer que l’élève de<br />

Madame Iliachi mettait en application les conseils de la diva pour se détendre.<br />

- En forme ?<br />

- Un peu tendue, mais je tâcherai de faire honneur à mon professeur de chant.<br />

- Tu fais déjà la fierté de son pianiste. Bonne chance ! avait-il rajouté dans un<br />

sourire, en prenant dans sa main sur celle de Lisa.<br />

Elle frissonna à ce contact. La chaleur de sa main mettait en évidence la fraîcheur<br />

relative de la pièce. Elle avait suivi des yeux Gianni qui s’éloignait pour s’installer au<br />

piano, et croisa le regard de Lucas qui n’avait rien manqué de la scène depuis sa<br />

position de repli. Elle lui sourit spontanément. Il lui rendit son sourire et ses yeux se<br />

firent moins durs.<br />

L ‘église s’était peu à peu remplie et il fut vite l’heure pour le chœur de faire son<br />

entrée. Claude Jacquin salua le public, présenta l’œuvre, puis il se tourna vers les<br />

chanteurs et attaqua : trois, quatre, et….<br />

Dany était ravie par la musique, Marie-Claire trouvait que sa tante était la plus jolie de<br />

toutes les filles du chœur, quant à Léa, elle était tout simplement subjuguée par le<br />

pianiste. Le bol que Lisa avait de voir ce superbe mec toutes les semaines ! Pour sûr,<br />

si on lui avait dit plus tôt qu’il existait des mannequins mélomanes, elle ne serait pas<br />

allée se perdre en fac de médecine !<br />

Le concert s’était fini trop tôt, elle aurait pu rester toute la soirée à se rincer l’œil.<br />

Quand Monsieur Jacquin avait présenté les musiciens à la fin du concert, elle avait<br />

bien imprimé dans sa mémoire le doux nom du pianiste. La plus belle des musiques<br />

tenait en cinq syllabes : Gian-ni Bar-tel-lo !Aussi, dès que Monsieur Jacquin eut<br />

convié les spectateurs au verre de l’amitié après le spectacle, Léa n’eut de cesse de<br />

retrouver son amie afin de glaner d’autres informations sur le sublime pianiste.<br />

Après une attente qui lui sembla interminable, Lisa finit par les rejoindre. Elle fut<br />

heureuse de retrouver sa sœur et sa nièce et leur demanda sans attendre leurs<br />

impressions sur le concert. Léa fut directe, ainsi qu’à son habitude :<br />

- Super le concert. Dis donc Lisa, il est drôlement canon le pianiste !<br />

- Qui ça, Gianni ?<br />

- Ben ouais, y’en avait pas trente-six, il me semble.<br />

- C’est vrai, il est très gentil.<br />

- Comment ça, gentil ? Je te dis canon et tu me réponds gentil ? Mais t’es<br />

devenue aveugle ou quoi ? Et il est casé ?<br />

- Je n’en sais rien. Mais tiens justement le voilà, tu n’as qu’à le lui demander.<br />

Léa commençait à l’agacer.<br />

- Gianni, viens par ici, j’ai une admiratrice à te présenter.<br />

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- Les amies de Lisa sont toujours les bienvenues. Bonjour mademoiselle.<br />

- Un merveilleux pianiste et incroyablement galant, rien que ça ! Je suis Léa,<br />

enchantée. Et dites-moi, depuis combien d’années jouez-vous du piano ?<br />

Léa avait passé son bras sous celui de Gianni et l’avait emmené avec elle au travers de<br />

la foule pour partager en sa compagnie le verre de l’amitié.<br />

- On dirait qu’il lui a tapé dans l’œil, commenta Dany, amusée.<br />

- Ouais, super les amies qui viennent vous soutenir et se barrent avec le pianiste<br />

à la première occasion.<br />

- En tout cas, moi je trouve que t’étais la plus jolie et que c’est toi qui chantais<br />

le mieux, déclara Marie-Claire avec conviction.<br />

- Heureusement que j’ai de vrais fans qui m’aiment, répondit Lisa amusée.<br />

- Et le monsieur qui fait que te regarder, tu crois qu’il t’aime aussi ?<br />

- Où ça ? demandèrent les deux sœurs en un écho.<br />

- Eh discrétos, les filles. Là-bas, près de l’affiche verte au mur, mais regardez<br />

pas tout de suite.<br />

Elles avaient attendu d’interminables secondes avant de tourner la tête, juste assez<br />

pour ne plus trouver qu’un espace vide à l’endroit indiqué.<br />

- Et voilà, c’est bien ma chance. J’avais peut-être un admirateur et je l’ai déjà<br />

perdu. Allons plutôt boire quelque chose.<br />

- Un verre de cidre ? Jus d’orange ?<br />

Lisa n’en revenait pas. L’arrivée de Lucas de Bès et des trois verres qu’il tenait dans<br />

les mains était providentielle. Elle fit rapidement les présentations, en espérant ne rien<br />

laisser paraître de son trouble.<br />

- Lucas, un collègue de bureau. Dany, ma sœur, et sa fille Marie-Claire.<br />

- Enchantée, j’ai beaucoup entendu parler de vous.<br />

- Vraiment ? demanda Lucas en se tournant vers Lisa.<br />

- Oui, j’ai dit à ma sœur que nous étions à la même chorale et que je travaille<br />

aussi pour vous.<br />

- Votre sœur a une voix remarquable et je suis sûr qu’elle ne tardera pas à se<br />

faire remarquer au bureau aussi pour ses talents, ajouta-t-il en se tournant vers<br />

Dany.<br />

- Je sais qu’elle se donne à fond dans tout ce qu’elle fait, c’est dans sa nature.<br />

- Et…que faites-vous Lucas pour les fêtes de Noël ? demanda Lisa qui<br />

souhaitait qu’on parle d’autre chose que d’elle.<br />

- J’irai sûrement passer quelques jours au ski en Suisse, j’y vais chaque année.<br />

Et puis je resterai un peu chez moi. Et vous ?<br />

- J’irai sûrement faire un tour à la patinoire, j’y vais aussi chaque année. Et puis<br />

je resterai chez moi, et j’irai peut-être même chez ma sœur, si elle m’invite.<br />

- Oh oui, dit Marie-Claire, on mangera des châtaignes et on fera des beignets<br />

aux pommes.<br />

- Tout ça donne envie d’arriver aux vacances. Vous viendrez Lisa à la fête de<br />

Noël du bureau Jeudi prochain ?<br />

- J’essaierai. J’ai un cours de chant au même moment et je risque d’arriver en<br />

retard.<br />

- Pour une fois, vous ferez bien une exception.<br />

- On verra.<br />

- Alors je compte sur vous. Mesdames, enchanté.<br />

Lucas de Bès avait à peine tourné les talons que Gianni revenait avec Léa pour<br />

prendre aussitôt congé.<br />

- Je vous ramène votre amie. Merci d’être venues nous écouter. A bientôt Lisa.<br />

67


Puis il s’était éclipsé pour rejoindre une autre jeune fille que Lisa ne connaissait pas,<br />

laissant Léa encore sous le charme.<br />

- C’était lui qui te regardait tout à l’heure, révéla Marie-Claire.<br />

- Gianni ? C’est vrai qu’il est beau garçon, répondit sa mère.<br />

- Mais non, l’autre, le serveur avec tous les verres.<br />

- Lucas de Bès ? répéta Lisa, interloquée.<br />

- Entre les deux, y’a pas photo. Je mise sur le pianiste à trois contre un. La<br />

boutade de sa sœur déplut profondément à Lisa.<br />

- Non mais tu te crois où, à Paris turf ? Assure-toi d’abord de te trouver<br />

quelqu’un dans ta vie et peut-être qu’ensuite tu pourras après te permettre de<br />

faire des suggestions aux autres. Allez il se fait tard, merci d’être venues, moi<br />

je rentre. Bye.<br />

Elle les embrassa toutes les trois et les planta là sans plus attendre. Dany, Léa et<br />

Marie-Claire restèrent interdites. Léa ne comprenait pas pourquoi Lisa s’était cabrée<br />

quand on avait parlé du pianiste. Dany accusa le coup sans ciller. Quant à Marie-<br />

Claire, elle regardait le monsieur qui avait porté les verres suivre du regard sa tante<br />

pendant qu’elle traversait la salle pour s’en aller.<br />

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Chapitre 15 – ET VOUS PENSEZ AVOIR FINI QUAND ?<br />

Lisa avait été sollicitée depuis quelques jours par sa patronne pour tout un tas de petits<br />

boulots administratifs qui ne lui incombaient pas, mais dont elle s’était acquittée avec<br />

patience. Le départ en vacances de la secrétaire de Mélinda pouvait largement<br />

expliquer ce surcroît ponctuel de travail. A moins, comme le pensait Karine en ellemême,<br />

qu’il ne s’agisse de mesures de rétorsion suite à l’incident récent qui n’avait<br />

pas dû échapper à Mélinda, concernant les données requises pour tester le nouveau<br />

programme d’extraction de données et de préparation des rapports.<br />

La conséquence était que Lisa n’avait pas pu effectuer ses essais et prenait donc du<br />

retard sur son planning initial de mise en œuvre.<br />

Elle décida de rattraper une partie de ce retard en effectuant quelques tests chez elle<br />

sur son portable, pendant le week-end. Elle avait récupéré la clé USB dans la poche<br />

de son manteau, déchargé les données, déroulé ses tests, puis comparé les résultats<br />

avec les rapports hebdomadaires précédents qu’elle avait stockés en mémoire sur sa<br />

clé. Curieusement, le programme semblait aller chercher les données requises mais les<br />

résultats étaient totalement incohérents quand on les comparait aux éditions<br />

précédentes. Si Lisa n’arrivait même pas à restituer l’historique des rapports<br />

précédents, on ne pourrait bien entendu pas faire confiance à son programme pour<br />

produire les tendances actuelles et les projections. Le samedi après-midi fila, puis la<br />

soirée se passa sans que Lisa puisse trouver ce qui clochait dans son programme. Elle<br />

ne pouvait que constater les différences entre les résultats de son travail et l’historique<br />

de référence qu ‘elle ne parvenait pas à reproduire.<br />

Elle décida de faire un break le dimanche, qu’elle mit à profit pour aller voir sa copine<br />

Léa. Comme il pleuvait, elles avaient décidé de rester chez elle et de préparer de la<br />

pâte à crêpes. Il fallait s’y attendre, Léa n’avait eu d’autre sujet de conversation que le<br />

beau Gianni. Lisa avait bien essayé de lui parler de ses petits soucis de travail, elle<br />

n’avait reçu en écho que de nouvelles questions sur l’adorable pianiste et ses grands<br />

yeux clairs. Quand elles avaient flambé les crêpes, Léa avait encore parlé du sublime<br />

Gianni et de son talent unique pour faire aimer la musique. Puis en fin d’après-midi,<br />

gavée par les crêpes et les délires en boucle de Léa sur Gianni le magnifique, elle<br />

avait battu en retraite, prétextant un travail à terminer. Elle rentra, prit une douche<br />

chaude, et se coucha tôt avec un livre. Il fallait qu’elle se repose et soit d’attaque pour<br />

la quinzaine à venir. Il y avait encore pas mal de choses à terminer avant la trêve de<br />

Noël. D’ailleurs pour elle, il était encore trop tôt pour prétendre à de vrais congés.<br />

Lisa était arrivée très tôt pour reprendre ses tests et essayer de comprendre ce qui ne<br />

fonctionnait toujours pas dans son programme.<br />

Mélinda aussi était matinale. Elle avait besoin d’un café et s’arrêta au passage dans le<br />

bureau de Karine et Lisa.<br />

- Bonjour Mélinda, passé un bon week-end ?<br />

- Bonjour Lisa. Alors il sera bientôt prêt ce produit miracle qui doit nous<br />

économiser des heures de travail hebdomadaire ?<br />

- J’ai bien avancé la programmation et je dois maintenant effectuer quelques<br />

tests.<br />

- Et vous pensez avoir fini quand ?<br />

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- C’est un peu tôt pour le dire précisément mais ça ne devrait plus être long. Et<br />

puis je dois intégrer le passage à l’Euro. Disons que d’ici le début de l’année<br />

prochaine on devrait pouvoir l’utiliser.<br />

- Eh bien attelez-vous à la tâche. Maintenant qu’on en a parlé à tout le monde y<br />

compris au dix-huitième étage, il ne s’agit pas de ne pas livrer le programme<br />

attendu. Je compte sur vous.<br />

Elle avait quitté la pièce sur cette remarque glaciale. Les locaux n’étaient jamais bien<br />

chauds le lundi matin, le passage de Mélinda ne contribuait en rien à réchauffer<br />

l’atmosphère.<br />

Mélinda avait zappé le café pour à la place foncer droit au dix-huitième étage, dans le<br />

bureau de Lucas de Bès. Elle ferma derrière elle la porte et vint s’asseoir sur le coin<br />

de son bureau.<br />

- Je viens de voir Lisa. Apparemment elle est en retard sur la mise au point de<br />

son programme. Tu as une idée sur la raison de ce retard ?<br />

- Elle m’a dit la semaine dernière que tu lui avais confié certaines tâches qui<br />

l’ont mise en retard. Mais à part ça je n’ai pas détecté d’inquiétude<br />

particulière. Tu penses qu’il y a un risque quelconque?<br />

- Je ne sais pas. Au fait, je crois que quelqu’un a trafiqué mon PC il y a deux<br />

semaines mais impossible de savoir qui c’était. Et je ne me fie à personne. Je<br />

t’en parle pour que toi aussi tu sois vigilant, je ne voudrais pas d’histoire dans<br />

le service. Et pour les rapports automatisés, j’espère que cette petite garce ne<br />

nous mettra pas dans la panade.<br />

- Tu ne crois pas que c’est un petit peu excessif ? Le travail n’est pas si simple,<br />

il faut de plus qu’elle intègre tous les aspects du passage à l’Euro, et elle a<br />

beau être pleine de bonne volonté, il faut du temps pour faire les choses.<br />

- Ma parole, si je ne te connaissais pas si bien, je jurerais que tu prends sa<br />

défense.<br />

- Ne sois pas ridicule, il ne s’agit pas de ça. Restons calmes et tout ira bien.<br />

- Bien, comme tu voudras. Mais je ne te laisserai pas compromettre nos<br />

performances par excès de bienveillance envers cette fille. Alors reste sur tes<br />

gardes.<br />

La menace était à peine voilée. Et Lucas n ‘était pas sûr que l’avertissement soit<br />

purement limité au cadre des affaires. Il aurait juré avoir noté une pointe de cynisme<br />

dans les propos de sa consoeur. Et si c’était le cas, il était important de faire cesser<br />

immédiatement toute attitude pouvant contribuer à une perception erronée de sa<br />

relation envers Lisa.<br />

70


Chapitre 16 - UNE SITUATION EMBARRASSANTE<br />

Ce soir là Karine était restée bien plus tard que de coutume. Le reste de l’étage avait<br />

été déserté, la seule personne susceptible d’être encore là devant finir sa réunion à<br />

l’étage supérieur. Les couloirs étaient sombres. Elle jeta un regard sur la photographie<br />

de sa fille Chloé, posée en retrait sur le bureau à peine éclairé par la lueur de son<br />

écran d’ordinateur, et qui lui renvoya un sourire malicieux. Elle devait cependant se<br />

recentrer sur son travail et avancer le plus possible si elle voulait le lendemain<br />

Vendredi partir tôt dans l’après-midi. Elle avait prévu de faire une virée avec une<br />

amie dans la campagne champenoise mais devrait être rentrée dimanche en début<br />

d’après-midi pour récupérer Chloé. Pas de chance, elle commençait à avoir ses petits<br />

désagréments mensuels et les quelques migraines qui allaient souvent de pair. A<br />

moins que ce ne soient les bilans de Mélinda qui lui flanquent ce mal de tête. Elle se<br />

leva de son siège pour faire une pause aux toilettes. Elle longea le couloir sombre et<br />

désert, passa la salle de la photocopieuse, puis la machine à café et rentra dans les<br />

toilettes. Elle n’avait pas réalisé qu’il était si tard et c ‘est alors que Chloé l’avait<br />

appelée sur son portable. Elle traversait une période où elle avait besoin tous les soirs<br />

de parler à son père et à sa mère avant de s’endormir. Karine avait été surprise dans<br />

une position défavorable et elle avait demandé à Chloé de raccrocher pour pouvoir la<br />

rappeler dans une minute, dès qu’elle aurait fini le truc très important qu’elle était en<br />

train de faire. Chloé avait sagement raccroché et Karine s’était dépêchée de se<br />

reboutonner, tirer la chasse et de se laver les mains avant de rappeler Chloé. Puis elle<br />

s’était assise contre le mur, à côté des lavabos, et avait rappelé sa fille à qui elle avait<br />

longuement expliqué combien elle l’aimait et qu’elle était contente qu’elle ait plein<br />

d’amies à l’école. Au bout de dix minutes, elle avait senti la voix de Chloé qui<br />

fléchissait et après l’avoir embrassée une bonne dizaine de fois, elle avait fini dans un<br />

murmure en raccrochant. Puis elle s’était levée, encore baignée par la tendresse de son<br />

enfant, avait ouvert et refermé sans bruit la porte des toilettes pour prolonger dans<br />

l’obscurité du couloir l’intimité de cette conversation tendre avec sa fille.<br />

Mélinda avait entendu la chasse mais personne n’étant finalement sorti des toilettes,<br />

elle en avait déduit que l’isolation phonique entre les étages ne devait pas être si<br />

bonne. De plus les couloirs étaient sombres et les bureaux depuis longtemps désertés.<br />

Et puis plus que tout, elle avait envie de sentir en elle la virilité de son amant. La<br />

réunion qui venait de se finir avait été tendue, les résultats étaient en légère baisse par<br />

rapport aux objectifs du groupe et ses propres affaires devraient être momentanément<br />

mises en veille. Elle avait retrouvé son partenaire au 17 ème étage et lui avait trouvé<br />

l’air fatigué. Il importait de le motiver sur le champ, pas le temps de l’emmener chez<br />

elle, sans quoi son instinct le lui soufflait, il rentrerait chez lui directement et elle<br />

n’aurait pas sa dose de sauvage affection. Car c’était cela qu’elle aimait ressentir avec<br />

lui, leurs étreintes farouches, la puissance de ses membres, son apparent détachement<br />

et en même temps l’ascendant qu’elle avait sur lui. Elle était une femme de pouvoir et<br />

jusque dans sa façon de faire l’amour, elle devait avoir le dessus. Elle était prête à<br />

donner le change, elle serait même capable pour lui de susurrer de vulgaires mots<br />

tendres s’il le lui demandait, mais par dessus tout elle avait besoin qu’il soit là pour<br />

elle, quand elle le voulait. C’était une relation purement sexuelle et à vocation<br />

symbiotique. Ils avaient besoin l’un de l’autre pour des raisons différentes mais leurs<br />

deux solitudes s’étaient vite accomodées l’une à l’autre. Il y avait essentiellement les<br />

71


jeux du pouvoir et le besoin de séduction pour l’une et les séquelles d’une enfance<br />

rigide et trop peu tendre pour l’autre.<br />

Mélinda l’avait donc entraîné dans la salle de la photocopieuse prétextant dupliquer<br />

quelques documents. Il l’avait suivie sans mot dire, préparant peut-être une excuse<br />

pour s’éclipser au plus vite. Mais elle n’avait pas l’intention de le laisser faire. Il avait<br />

allumé la lumière dans la salle, elle s’était empressée de l’éteindre, en repoussant la<br />

porte de la pièce.<br />

- Je te trouve tendu ce soir. Laisse-moi m’occuper de toi.<br />

Elle s’était rapprochée de lui, avait posé sa main sur le pli de son pantalon et malaxait<br />

le membre qu’elle souhaitait sentir gonfler entre ses doigts. Il avait tenté de protester<br />

qu’il était fatigué, alors elle s’était accroupie pour défaire sa ceinture, les boutons et<br />

écarter le dernier pan de tissu. Elle lui conseilla une dernière fois de se détendre avant<br />

de passer à l’attaque. Il tenta de lutter contre l’idée d’un rapport qu’il ne souhaitait pas<br />

ce soir. Trop de soucis, trop d’images dans sa tête, trop de fatigue dans tout son corps.<br />

Mais il savait que Mélinda n’abandonnerait pas si facilement et sa bouche<br />

besogneuse avait déjà réveillé le traître qui s’était dressé sous les assauts répétés de sa<br />

langue experte. Alors pour en finir au plus vite, parce qu’il savait qu’il n’aurait pas la<br />

force de se refuser à cette étreinte, il la repoussa en arrière, souleva sa jupe et<br />

découvrit ses bas retenus par des porte-jarretelles. Ses mouvements étaient secs, il<br />

contenait à peine sa fureur de ne pas contrôler ses propres envies et la brutalité de ses<br />

gestes eut pour effet de décupler l’excitation de sa partenaire. Il la souleva et l’assit<br />

sur la table jouxtant la photocopieuse. Les rames de papier à photocopier offraient un<br />

matelas surélevé et ferme. Puis sans prendre la peine de descendre son string, il se<br />

contenta d’écarter le mince filet de dentelle avant de la pénétrer sans égards. Elle avait<br />

spontanément allongé le reste de son corps sur la table et enroulé ses pieds autour du<br />

bassin de cet homme qui lui donnait aujourd’hui encore un plaisir nouveau. Pour une<br />

fois, elle se sentait dominée et elle aimait ça. Il lui avait placé une main sur sa bouche,<br />

comme pour l’empêcher de crier. Elle l’avait poussé à bout, c’était à lui maintenant<br />

d’imposer sa voie. Le coït fut assez bref mais les gémissements étouffés qu’avait<br />

poussés Mélinda étaient révélateurs du plaisir fulgurant qu’il lui avait donné. Elle se<br />

remettait à peine de la vague de plaisir chaud dont il l’avait gratifiée que lui,<br />

rapidement rhabillé, quittait déjà la salle précipitamment après avoir lancé un rapide<br />

« Bonsoir Mélinda », sans un seul regard en arrière.<br />

Karine aurait donné dix ans de sa vie pour ne pas se trouver à cet endroit à cet instant.<br />

Elle avait été sortie de la douce rêverie qui avait accompagné sa conversation avec sa<br />

fille par la voix rauque et haletante, si différente et pourtant si caractéristique, de sa<br />

patronne. Et puis, après la panique, c’est un sentiment de curiosité qui avait pris le<br />

dessus. Les deux hommes les plus séduisants de la boîte étaient sans contestation<br />

possible Serge Amantin et Gilbert Dulac. Mélinda savait sans nul doute s’entourer et<br />

manifestement récompenser les efforts fournis, s’il s’agissait bien de Serge. Cet<br />

éphèbe à l’air toujours un peu lointain devait exciter la convoitise de sa patronne. Par<br />

contre, s’il s’agissait de Gilbert, cela expliquait pourquoi Mélinda n’hésitait pas à<br />

monter au 18 ème étage dès que l’occasion se présentait. Pourtant Gilbert était<br />

quelqu’un d’ouvert et agréable et elle n’arrivait pas à l’imaginer en train de copuler<br />

avec une folle telle que Mélinda dans la salle de la photocopieuse. D’un autre côté, il<br />

n’avait tout comme elle la garde des enfants qu’une semaine sur deux. Et puis, pour<br />

être tout à fait honnête, Mélinda avait beau être une garce de première, Karine devait<br />

néanmoins convenir que c’était une très belle garce, avec de vrais atouts pour séduire<br />

la gent masculine, pour peu qu’on aime la maturité de la quarantaine, les femmes de<br />

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tête, les tailleurs chics et moulants, les petits seins pointus, les chignons sages sur la<br />

nuque, et pas d’aversion pour les dents longues à rayer les parquets. Ce dernier détail<br />

l’amusa presque quand elle pensa aux dégâts potentiels lors de toute intervention<br />

buccale.<br />

Karine avait pensé un moment ramper le long du couloir pour passer l’obstacle de la<br />

salle à photocopier mais se ravisa en gardant sa position de repli dans la kitchenette.<br />

La porte entrouverte laissait filtrer les modulations variées des gémissements qui<br />

trahissaient sans équivoque l’identité de Mélinda. Malheureusement, son partenaire<br />

était plus discret et Karine n’arrivait toujours pas à trancher : Serge ou Gilbert ?<br />

Gilbert ou Serge ? Ce n’est que lorsque l’homme avait quitté le réduit en prenant<br />

congé de Mélinda que Karine, reculant dans la kitchenette, avait finalement reconnu<br />

la voix du 18 ème étage. Elle n’arrivait pas à croire que ça puisse être lui. Elle n’était<br />

pourtant pas au bout de ses épreuves. Il lui fallait maintenant attendre que son boss<br />

reprenne la maîtrise de ses sens et s’éloigne à son tour. Elle irait vers son bureau, dans<br />

la direction opposée à celle de la kitchenette et Karine pourrait enfin s’en aller. Mais<br />

le sort s’acharnait. Mélinda semblait prendre un temps infini pour se remettre de ses<br />

ébats et sa respiration ne paraissait revenir à un rythme moins précipité que trop<br />

lentement. Pour finir de compliquer la situation, Mélinda avait soif. Elle émit un léger<br />

raclement de la gorge qui augura de la suite des événements. Le bruit amplifié dans la<br />

pénombre des vêtements qu’elle rajustait précéda celui de ses pas qui s’approchaient<br />

de la kitchenette. Dans un réflexe désespéré, Karine regarda autour d’elle et se glissa<br />

dans le recoin où elle manqua buter dans la poubelle en plastique. Elle la rattrapa in<br />

extremis et resta haletante, plaquée contre la paroi. Mélinda s’était approchée de<br />

l’interrupteur qu’elle actionna. La violence de la lumière éblouit Karine et Mélinda,<br />

qui l’éteignit instantanément. Maintenant que leurs yeux avaient été momentanément<br />

neutralisés, l’acuité de leur sens auditif semblait décuplé dans l’obscurité et Karine se<br />

demanda comment elle n’avait pas encore été repérée, alors qu’il lui semblait que les<br />

battements de son propre cœur remplissaient en un écho entretenu les couloirs de tout<br />

l’étage. Elle fut carrément tétanisée lorsque la sonnerie du portable retentit dans les<br />

ténèbres. Elle ne put esquisser le moindre geste, paralysée par la crainte d’être<br />

découverte. Un sentiment de panique la traversa néanmoins, d’autant qu’elle ne<br />

reconnaissait pas la mélodie. Elle ne réalisa pas tout de suite que ce n’était pas son<br />

téléphone mais celui de Mélinda qui avait sonné. En récupérant l’appareil, le bras de<br />

Mélinda frôla la main de Karine qui retint sa respiration alors qu’elle entendait les pas<br />

s’éloigner tranquillement hors du recoin cuisine puis dans le couloir. La voix avait<br />

retrouvé toute sa fermeté et diminuait peu à peu tandis que des tremblements<br />

commençaient à secouer Karine. Elle glissa le long du mur jusqu’à s’asseoir par terre<br />

puis elle tenta de se calmer. L’urgence pour elle était maintenant, de toute évidence,<br />

de quitter la cuisine puis le bureau sans qu’on remarque sa présence. Elle se releva,<br />

groggy, puis rasa les murs jusqu’à son ordinateur, qu’elle éteignit sans prendre la<br />

peine de fermer les programmes en cours. Elle se félicita de ne pas avoir laissé de<br />

lumière allumée sur sa table, saisit son pardessus qui était resté accroché sur le dossier<br />

de sa chaise puis fila jusqu’à la cage d’escalier qu’elle préféra prendre ce soir plutôt<br />

que l’ascenseur. Les dix-sept étages lui semblèrent interminables mais lui permirent<br />

de retrouver la maîtrise de sa respiration et des idées plus claires. Ce qu’elle venait de<br />

voir devait rester secret ou bien son quotidien au bureau deviendrait un enfer. Mélinda<br />

avait déjà largement démontré sa capacité de nuisance, et lors de circonstances bien<br />

moins embarrassantes que celle-ci. En ce moment, Karine venait peut-être tout<br />

simplement d’éviter de perdre son job.<br />

73


Chapitre 17 – JOYEUX NOEL !<br />

Jeudi soir, Lisa quitta le bureau pus tôt que d’habitude, non sans avoir prévenu Karine<br />

qu’elle rejoindrait l’équipe au repas de Noël après sa leçon de chant.<br />

- Je te garderai une place à côté de moi, viens vite nous rejoindre.<br />

Lisa trouvait très sympa de la part de sa collègue de vouloir la mettre à l’aise pour<br />

mieux profiter de la fête. Ce que Lisa ne savait pas, c’est que c’était la première fois<br />

en douze ans de boîte que Karine allait participer à cet événement. Elle se demandait<br />

d’ailleurs encore comment elle avait pu se laisser convaincre d’accepter ce dîner. Lisa<br />

et Gilbert avaient beaucoup insisté en prétextant qu’ils resteraient entre eux et<br />

s’amuseraient comme des petits fous. Elle les appréciait tous deux beaucoup, et au vu<br />

des récents événements elle ne verrait plus les participants avec le même regard,<br />

d’accord, mais de là à dire oui…Ce qui était sûr, c’est qu’elle aurait probablement<br />

autant besoin de la présence de Lisa ce soir que Lisa ne comptait sur sa compagnie.<br />

Le froid de décembre avait cueilli Lisa à la sortie du bureau. Il faisait déjà nuit mais le<br />

ciel était chargé de nuages et on ne voyait pas d’étoiles. Les rues fourmillaient de gens<br />

occupés à faire leurs achats.<br />

Elle avait raté de peu l’autobus et avait trotté une bonne partie du trajet. Elle était<br />

finalement arrivée hors d’haleine chez Madame Iliachi, mais pas en retard.<br />

Gianni lui avait ouvert la porte et l’avait accompagnée sans parler dans la salle du<br />

premier étage, après l’avoir débarrassée de son manteau.<br />

Madame Iliachi était d’ordinaire exigeante. Elle se montra particulièrement difficile à<br />

satisfaire ce soir-là. Puis elle disparut comme à l’accoutumée à la fin de la leçon,<br />

après avoir pris congé de façon laconique. Lisa se tourna alors vers Gianni et lui<br />

annonça qu’elle était forfait ce soir-là pour le bol de chocolat chaud. Elle devait<br />

retrouver ses collègues pour la fête annuelle de Noël et ne souhaitait pas arriver trop<br />

en retard.<br />

- Lisa, il faut que je te dise quelque chose. Maintenant.<br />

- Ca peut pas attendre la semaine prochaine ?<br />

- Je vais partir Lisa.<br />

- Quoi ?<br />

- On m’a fait une proposition pour accompagner une tournée et c’est une bonne<br />

opportunité pour me faire une expérience internationale. Et puis rien ne me<br />

retient ici.<br />

- Mais pour aller où ? Et tu pars quand ?<br />

- Je pars dès la semaine prochaine. La tournée démarre pendant les fêtes en<br />

Allemagne puis nous irons en Autriche et nous pousserons ensuite jusqu’à<br />

Prague.<br />

- Et tu reviens quand ? Et la chorale Saint-Antoine ?<br />

- Claude est prévenu, il cherche un autre pianiste. Je serai absent pendant<br />

environ trois mois.<br />

- Oh, alors ça passera vite. Bon eh bien, joyeux Noël, bonnes fêtes et…bons<br />

concerts. Elle plaqua deux bises sonores sur ses joues et descendit en trombe<br />

les escaliers, récupéra son manteau et disparut dans la nuit froide après avoir<br />

lancé au passage un « Bon Noël Mamita ».<br />

Mais Mamita avait vu le visage fermé de Gianni et elle savait que rien de bon ne<br />

viendrait dans les prochaines semaines.<br />

74


Crédit-Fians avait réservé tout une trattoria pour célébrer avec ses employés les fêtes<br />

de Noël qui approchaient. Quand Lisa arriva, elle lança un joyeux « bonsoir » à la<br />

ronde. Elle chercha des yeux Karine et Gilbert, croisa le regard de Mr Sens, Mélinda<br />

et Lucas de Bès qu’elle gratifia tour à tour d’un geste de la tête, de le main et d’un<br />

sourire, puis se dirigea vers la chaise vide que lui réservait Karine. L’ambiance était<br />

détendue et les convives semblaient apprécier la cuisine simple et savoureuse.<br />

- Allez viens par ici la Callas, lui lança Karine.<br />

- Tu chantes ? demanda Gilbert, apparemment ignorant de la passion de Lisa<br />

pour le chant choral.<br />

- Tu plaisantes ? Non seulement elle chante, mais en plus rudement bien. Un<br />

vrai petit canari des îles, à la voix colorée et chaleureuse. Elle lui plaqua un<br />

baiser sur la joue. Tu m’as manqué, je finissais par croire que tu ne viendrais<br />

pas.<br />

- Mon cours de chant n’est pas à côté, mais tu sais que pour rien au monde je<br />

n’aurais raté tout ça ! Elle embrassait du regard les lampions qui décoraient la<br />

salle et lorgnait vers le buffet chargé de petits fours, pizzas et douceurs variés.<br />

- Super, on a notre première candidate pour le karaoké de ce soir, décréta<br />

Gilbert, ravi de sa trouvaille.<br />

- Comment ça un karaoké ? demanda Karine.<br />

- Ben…. le karaoké…. Tu sais, on te donne un micro, il y a de la musique et des<br />

paroles qui s’affichent sur l’écran, et tu chantes les paroles écrites dans le<br />

micro.<br />

- Super… dit Lisa.<br />

- …ringard ! corrigea Karine, qui se demandait de plus en plus ce qu’elle était<br />

venue faire dans cette galère.<br />

- En tant que chargé de l’animation, je suis consterné du manque<br />

d’enthousiasme de mes collègues préférées. Et je ne vois à ce stade qu’un seul<br />

moyen de surmonter cette déception : chianti ! Il se saisit de la bouteille,<br />

remplit les trois verres et trinqua avec ses amies : je porte un toast à<br />

l’animateur de soirée le plus super…ringard ! Et c’est les yeux plantés dans<br />

ceux de Karine que Gilbert siffla son verre.<br />

Le tintement d’un couteau contre un verre leur fit tourner la tête. Le grand patron<br />

venait de se lever, prêt à faire un discours.<br />

- Mesdames et Messieurs, mes chers collaborateurs…<br />

- Oh non, pitié…murmura Karine.<br />

- Je sens qu’on vient de trouver une animation pire que le karaoké, commenta<br />

Gilbert dans un clin d’œil. Allez, un autre petit anti-dépresseur.<br />

- …Je suis heureux de vous compter si nombreux ce soir pour ce repas qui<br />

scelle une année de travail soutenu mais aussi couronnée de succès pour notre<br />

groupe. Comme vous le savez tous, nous fêterons prochainement les 20 ans de<br />

notre groupe et….<br />

L’intervention de M Sens menaçait de s’éterniser et Karine se laissa verser un<br />

troisième verre de chianti. Lisa était moins pressée de vider son verre, trop<br />

occupée à écouter le discours de ce grand chef qu’elle ne voyait pour ainsi dire<br />

jamais, et à observer en douce ses voisins de table, la froide Mélinda qui semblait<br />

exceptionnellement détendue ce soir et le fascinant Lucas de Bès.<br />

L’ambiance se réchauffait à mesure que le vin remplissait les verres et la bonne<br />

humeur semblait avoir gagné tout le monde, même Karine qui ne songeait plus<br />

qu’à s’amuser des remarques tantôt coquines et parfois acides que glissait Gilbert<br />

sur quelques convives éloignés.<br />

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- Savez-vous pourquoi le primaire Monsieur Dairtal s’occupe du recrutement ?<br />

- Pare que c’est le DRH ? essaya Lisa.<br />

- Explication facile et toute faite. Non, moi je vous parle de la vraie raison.<br />

- Aucune idée, rien, je ne vois pas, niente, répondit Karine avec un léger<br />

flottement dans la voix. Le chianti était redoutablement agréable.<br />

- Presque ! En fait, s’il s’occupe de tout c’est qu’il n’est spécialiste de rien, sauf<br />

en un mot du néant.<br />

- Quel est le rapport ? demandèrent les filles d’une voix.<br />

- Eh bien, c’est l’homme du néant, Dairtal !<br />

Lisa faillit s’étrangler de rire en avalant son vin, quant à Karine, elle partit peu<br />

après dans un rire sonore qui fit tourner plusieurs têtes dans leur direction.<br />

Gilbert comprit qu’il était temps de bouger sous peine de voir les effets du Chianti<br />

devenir dévastateurs.<br />

- Si vous voulez bien m’excuser, je pense qu’il est temps de passer aux choses<br />

sérieuses.<br />

Il se leva et alluma une sono qu’il avait apportée et installée dans un coin du<br />

restaurant. Les quelques enregistrements qu’il avait préparés lui éviteraient de<br />

faire le disc-jockey. Il aurait regretté ce soir de ne pas pouvoir profiter de la danse<br />

avec ses amies.<br />

Les premières notes canalisèrent l’attention de l’assemblée, mais comme personne<br />

ne se levait pour aller danser, il alla chercher Karine et poussa un collègue à<br />

inviter Lisa. C’est ainsi que devant une cinquantaine de paires d’yeux rivés sur<br />

eux, ils s’élancèrent dans des trémoussements rythmés qui devinrent rapidement<br />

contagieux. Mélinda s’était levée et venait les rejoindre avec Serge Amantin pour<br />

profiter d’une samba qu’ils exécutèrent à la perfection.<br />

- On dirait qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai, murmura Karine à l’oreille<br />

de Gilbert.<br />

- C’est le fruit d’un long entraînement, à chaque repas de fin d’année. Tu vois,<br />

si tu étais venue régulièrement toi aussi, comment tu danserais maintenant.<br />

- Oui mais elle a un cavalier… on dirait un pro, lui !<br />

- Tu vas voir ce que je peux faire, moi, et en une seule soirée ! Il l’avait serrée<br />

au plus près et chaloupait au rythme des trompettes et des maracas.<br />

Lisa avait eu moins de chance avec son partenaire, très gentil mais finalement<br />

assez peu doué pour la danse. Elle s’était donc repliée vers le buffet où elle<br />

réfléchit quelques instants avant de saisir un moelleux au chocolat.<br />

- Vous vous amusez bien Lisa?<br />

La voix grave l’avait surprise. Flagrant délit de gourmandise. Elle se retourna, le<br />

rose aux joues. Nul n’aurait pu dire si c’était le vin ou la danse, mais elle avait ce<br />

regard brillant qui la rendait particulièrement jolie.<br />

- Bonsoir Lucas. Oui, c’est très réussi comme soirée. Dommage qu’on ne puisse<br />

pas trop prolonger, sinon demain le réveil risque d’être difficile.<br />

- La semaine est presque finie, détendez-vous. Je constate que non seulement<br />

vous êtes mélomane, mais en plus vous dansez de façon charmante.<br />

- Oh merci, c’est beaucoup dire, mais j’aime bien.<br />

- Alors profitez-en. Il opta pour un ramequin de tiramisu et rejoignit sa chaise. Il<br />

lui sembla encore plus beau et inaccessible que d’habitude.<br />

Lisa était allée chercher refuge aux toilettes pour se redonner une contenance. Elle en<br />

profita pour se brosser les cheveux avec la brosse « Lucas » qui ne quittait plus son<br />

76


sac. Elle fit un sourire à sa patronne qui venait de rejoindre les commodités, se lava<br />

les mains puis regagna la salle.<br />

La soirée s’était prolongée assez tard et Karine et Lisa étaient restées jusqu’au bout<br />

pour aider Gilbert à ranger son matériel hi-fi. Il n’y avait finalement pas eu de<br />

karaoké, les convives ayant largement plébiscité la danse. Pendant qu’ils<br />

débranchaient les câbles et voulant profiter des connaissances de Gilbert, Lisa lui<br />

soumit les difficultés qu’elle avait rencontrées en voulant effectuer chez elle les tests<br />

sur son nouveau programme.<br />

- Je ne comprends pas pourquoi au boulot ça marche alors que chez moi je<br />

n’arrive pas à reproduire les bons chiffres.<br />

- Et qu’est-ce qui est différent au boulot de ce que tu fais chez toi ? demanda<br />

Gilbert, concentrant toute l’attention qui lui restait sur la question de Lisa,<br />

malgré l’heure avancée et la fatigue qui se faisait pesante. .<br />

- Eh bien, en fait, je ne sais pas si ce sont bien les mêmes données.<br />

- Tu sais, il y a des back-up de tous les systèmes informatiques et souvent nous<br />

ne travaillons que sur une copie de la base qui est réactualisée chaque nuit.<br />

- Et qui a accès au système central, celui à partir duquel sont recopiées toutes<br />

les informations ?<br />

- A ma connaissance le big boss, Mélinda, Lucas, et peut-être Serge. Mais je ne<br />

vois pas pourquoi les données que tu utilises au travail seraient différentes de<br />

celles que tu utilises chez toi.<br />

- Bon et bien voilà, nous avons fini de tout ranger et maintenant nous allons<br />

arrêter de parler travail et rentrer chez nous pour aller nous coucher, coupa<br />

Karine qui ne souhaitait pas voir déraper la discussion sur l’initiative<br />

malheureuse de Lisa copiant un fichier sur l’ordinateur de son chef.<br />

- Tu as raison. Lisa, tu veux que je te ramène ? De toute façon je vais aussi<br />

raccompagner Karine.<br />

- Volontiers. Tu auras besoin d’aide pour décharger ton matériel ?<br />

- Je m’en charge, coupa Karine. Maintenant, il urge de rentrer, le réveil sonnera<br />

bien assez tôt au matin.<br />

Le retour se fit dans le silence. Lisa s’était assoupie quand Gilbert l’arrêta au bas de<br />

son immeuble. Elle remercia dans un sourire, souhaita bonne nuit à ses amis, puis<br />

s’engouffra par la porte ouverte grâce au sésame magique du digicode.<br />

Quand ils arrivèrent au domicile de Gilbert, Karine savait déjà qu’en acceptant de<br />

l’aider à décharger son matériel, elle avait accepté l’idée de rester chez lui pour<br />

terminer la nuit.<br />

Après avoir monté tous les cartons, elle lui demanda la permission de squatter le<br />

canapé. Il lui laissa galamment sa chambre et elle s’affala sans tarder sur la couette et<br />

l’oreiller, avant de sombrer dans un sommeil lourd.<br />

Les fêtes de Noël avaient été calmes. Les bureaux étaient presque vides et Mélinda<br />

avait pris soin de laisser une grande quantité de dossiers à trier, compléter et classer,<br />

ce qui assurait quelques journées bien chargées à Lisa.<br />

Elle avait passé Noël avec son père chez Dany et Marie-Claire. Elle avait reçu un<br />

appel de Gianni, qui lui racontait sa tournée allemande. Il donnait un concert ce soir-là<br />

à Hambourg. Le fond de l’air était gelé et la plupart des gens qui se promenaient<br />

revêtaient casquettes et chapeaux bien enfoncés jusqu’aux oreilles. Même les coureurs<br />

faisant dans l’après-midi leur footing en plein centre ville autour de l’Alster, ce grand<br />

lac cerné d’une auréole de verdure, portaient un bonnet pour se protéger des morsures<br />

77


du froid. Elle était contente de l’entendre. Il avait l’air heureux de découvrir le nord<br />

de l’Europe, lui dont les origines l’avaient toujours amené à prendre ses vacances<br />

dans le sud, parfois en Espagne, sinon en Italie. Il lui demanda comment ça allait, si<br />

les répétitions à la chorale se passaient bien. En fait un nouveau pianiste était<br />

intervenu pendant une séance, puis la trêve des vacances avait interrompu le cycle des<br />

répétitions. De même, elle ne retournerait pas chanter chez Madame Iliachi avant le<br />

début du mois de Janvier. Le professeur maintenait ses cours malgré l’absence de son<br />

pianiste, mais Lisa n’y allait plus qu’une fois par semaine. Elle lui souhaitait de<br />

profiter de la tournée et l’embrassait bien fort. Lui comptait sur elle pour progresser<br />

encore en chant et l’émerveiller quand il rentrerait. Il l’embrassait aussi. De tout son<br />

coeur.<br />

Puis retour au bureau, avec son lot de dossiers à classer, et toujours ces chiffres<br />

qu’elle n’arrivait pas à aligner et faire coïncider dès qu’elle s’attelait à tester son<br />

nouveau programme. Cette sensation d’échec était nouvelle pour elle, et troublante.<br />

Enfin le réveillon de la Saint Sylvestre était venu. Il avait lui aussi apporté sa surprise.<br />

Lisa avait accepté l’invitation de Léa, qui l’avait emmenée dans une soirée organisée<br />

par des copains de la fac. La réputation de noceurs des étudiants en médecine n’était<br />

pas usurpée. Lisa s’était bien amusée, presque autant que Léa qui semblait avoir<br />

complètement oublié le beau Gianni dans les bras d’un apprenti dentiste en herbe. Il<br />

avait pris d’assaut la jeune fille et semblait par ses baisers prolongés et inquisiteurs<br />

vouloir lui faire un détartrage en règle, sans autre outil que son muscle buccal<br />

particulièrement entreprenant.<br />

Lisa n’avait pas manqué de soupirants. Elle avait mis sa robe noire (le modèle<br />

« Gianni ») , portait une veste rose qui mettait en valeur son teint et des boucles<br />

d’oreille diamant qui faisaient illusion.<br />

La musique était bonne, l’atmosphère très enfumée, mais le jardin de la maison offrait<br />

une agréable et bien moins sonore alternative. Ce garçon qui la fixait depuis deux<br />

bonnes minutes avait fini par s’approcher et lui demander du feu.<br />

- Désolée je ne fume pas.<br />

- Ca tombe bien, je voulais arrêter. Tu es venue seule ?<br />

- Non, accompagnée.<br />

- Et pourquoi n’est-il pas avec toi ? A sa place, je ne prendrais pas le risque de<br />

te laisser seule.<br />

- Tu veux dire à la portée du premier venu ? Pas de problème, je n’ai plus peur<br />

du loup depuis longtemps.<br />

- Tu es aussi en médecine ?<br />

- Non, je travaille.<br />

- Dans quoi ?<br />

Le téléphone de Lisa sonna ce qui lui permit d’interrompre un échange qu’elle ne<br />

souhaitait pas prolonger.<br />

- Excuse-moi s’il te plaît. Allo ?<br />

- …..<br />

- Oh, bonsoir Lucas. Comment ça va ?….Elle s’éloigna de quelques pas pour<br />

être plus tranquille, puis susurra : oui je suis avec des amis, enfin, plein de<br />

gens que je ne connais pas, pour être plus exacte. …Je vous remercie. Moi<br />

aussi je vous souhaite une bonne fin de soirée. Et bonne année ! Puis elle<br />

raccrocha, encore grisée par la surprise. Elle sentit la présence de l’autre<br />

derrière son dos et tenta de s’en défaire une bonne fois pour toutes.<br />

78


- Moi aussi je t’aime mon amour, à tout à l’heure, dit-elle dans le téléphone.<br />

Puis elle le rangea dans son sac.<br />

- C’était ton mec ?<br />

- Ben oui. Bon, contente de t’avoir connu…<br />

- Steph.<br />

- Contente donc de t’avoir connu…Steph, et bonne année !<br />

Il fallait qu’elle rentre. Elle avait besoin de calme pour revivre en boucle ces quelques<br />

secondes de bonheur. Lucas était rentré de Suisse, Lucas pensait à elle, Lucas venait<br />

de l’appeler et Lucas lui manquait en ce moment plus que tout.<br />

Ce n’était pas évident de retrouver Léa dans cette cohue, mais elle avait repéré le<br />

jaune citron de la chemise de mister détartrage, ce qui lui permit de rejoindre Léa et<br />

de lui expliquer très sobrement que la soirée était super mais qu’elle devait rentrer et<br />

qu’elle l’appellerait le lendemain chez elle.<br />

Elle avait d’abord marché pour retrouver ses esprits et pris un taxi pour échapper à la<br />

nuit froide. Elle venait à peine de rentrer chez elle quand minuit sonna. Elle laissa la<br />

chambre éteinte et se prit à rêver, en regardant les lumières de la ville en fête, que son<br />

âme sœur était en ce moment avec elle. Elle sentait ses bras, sa chaleur, sa force, sa<br />

douceur, et elle s’endormit portée par un songe d’amour et de bien-être. 2001<br />

commençait sous les meilleurs auspices.<br />

79


Chapitre 18 – A NOS 20 ANS !<br />

La secrétaire de Mélinda était rentrée, mais Lisa était toujours sollicitée sur des tâches<br />

qui ne lui incombaient pas en temps normal. Mélinda l’avait initiée à la relance<br />

clients, prétextant ainsi diversifier son expérience. En fait, si elle avait souhaité que<br />

Lisa n’aboutisse pas dans ses propres objectifs, elle n’aurait pas opéré autrement.<br />

Karine était vraiment inquiète et se demandait dans quelle mesure sa patronne ne<br />

préparait pas un argumentaire pour démontrer que Lisa ne remplissait pas son rôle. Il<br />

restait deux mois de période d’essai à Lisa et ce n’était pas le moment de se faire<br />

rétamer pour objectifs non atteints, quand par ailleurs on lui faisait faire un travail<br />

considérable dont elle s’acquittait au demeurant fort bien.<br />

Janvier s’était étiré, long et glacial, puis février avait pris la relève, presqu’aussi long<br />

et largement aussi froid.<br />

Heureusement pour Karine, sa vie avait changé depuis qu’elle s’était rapprochée de<br />

Gilbert. Elle n’avait pas forcément fait les choses dans le bon ordre, à commencer par<br />

dormir dans son lit même si lui n’y était pas. Mais il s’était avéré d’une douceur et<br />

d’une patience infinies. Et plus que tout, il était incroyablement drôle. Alors ils se<br />

voyaient régulièrement, prenaient leurs repas ensemble et se consultaient pour des<br />

achats importants, du genre choisir la lampe de chevet pour la table de nuit ou le<br />

bibelot pour remplacer le vase cassé par une amie de Chloé dans le salon.<br />

Ils allaient parfois ensemble au cinéma quand ils n’étaient pas de garde pour les<br />

enfants.<br />

- Pourquoi t’es-tu séparé ? avait demandé Karine, intriguée qu’un homme aussi<br />

bon et solide ne soit pas resté en ménage.<br />

- C’est ma femme qui souhaitait divorcer. Elle avait cessé de travailler à la<br />

naissance des garçons. Après trois ans d’interruption, elle a repris un boulot<br />

d’assistante et après tout a basculé.<br />

- Pourquoi ?<br />

- Je suppose que son nouveau patron a réussi à la convaincre qu’elle avait un<br />

potentiel et qu’elle méritait mieux comme projet, comme carrière, comme vie.<br />

- Et donc probablement aussi comme mari.<br />

- Probablement.<br />

- Je ne sais pas ce que vaut son patron, mais moi je sais ce que toi tu vaux. Tu es<br />

un merveilleux….Elle s’approcha de son oreille et lui glissa dans un sourire :<br />

organisateur de soirée chianti. Il sourit.<br />

- Alors je comprends mieux.<br />

- Quoi ?<br />

- Que ça n’ait pas suffi à retenir ma femme.<br />

- Alors tant pis. Ou plutôt tant mieux.<br />

Elle se tenait à quelques centimètres de son visage et le fixait intensément de ses yeux<br />

bleu-vert. Gilbert était adorable, mais excessivement prudent. Jamais il ne tentait le<br />

moindre geste ou la moindre allusion qui aurait pu trahir une envie de sauter le pas,<br />

entre une relation amicale et la passion amoureuse. Il fallait qu’il sache qu’elle avait<br />

apprécié son amitié rassurante et apaisante. Mais aujourd’hui, à l’instant présent,<br />

Karine venait de comprendre que ça ne lui suffirait plus. Elle prenait donc les devants<br />

pour forcer leur destin et donner à cet homme l’audace de l’aimer et de la rendre<br />

pleinement heureuse.<br />

80


Crédit –Fians se préparait à fêter ses 20 printemps, ce qui se traduirait concrètement<br />

par un pot organisé par la direction et un nouveau discours obséquieux et rasoir de M<br />

Sens à tout le personnel. Mi-mars arriva, catapulté entre les giboulées et les nouvelles<br />

offres de crédit pour le printemps. Donnez vie à vos envies, ne vous privez pas, vous<br />

méritez d’être heureux, faites-vous plaisir…. Le recours au prêt avait le vent en<br />

poupe, les demandes et dossiers s’accumulaient, et Crédit-Fians tenait à renforcer sa<br />

part du gâteau. Il fut donc énorme, le croquant chocolat mousse de fruits exotiques,<br />

que le personnel put admirer pendant le laïus de Monsieur Sens.<br />

Ce discours là fut à la hauteur de toutes les attentes, et même au-delà. Le personnel<br />

commençait à avoir la bouche sèche et se demandait comment leur patron pouvait<br />

parler aussi longtemps sans se déshydrater.<br />

Lisa, Karine et Gilbert se tenaient dans un coin de la cafétéria où avait été dressé le<br />

buffet avec les coupes de champagne et le fameux gâteau d’anniversaire.<br />

- A nos 20 ans !…Et nous espérons tous bâtir avec la même passion et la même<br />

réussite, ensemble avec nos collègues américains et asiatiques, les vingt<br />

prochaines années de notre groupe. Santé et prospérité à Crédit-Fians et à son<br />

personnel! Monsieur Sens avait saisi une coupe de champagne, qu’il leva en<br />

direction de l’auditoire, avant de la porter à ses lèvres.<br />

- On croise les doigts, avait lancé Lisa, presque mécaniquement.<br />

- Vous êtes superstitieuse Lisa ? demanda Mélinda qui se trouvait juste assez<br />

près pour avoir saisi la remarque. Les gens s’étaient massivement rapprochés<br />

de la table et se mélaient aux conversations naissantes.<br />

- Non, oui, enfin, c’était une façon de parler. Pour souhaiter bonne chance au<br />

groupe et à ses employés.<br />

- Moi je ne crois pas à la chance. Je ne crois qu’au travail. Et à la loyauté.<br />

- Ce sont d’excellentes valeurs, en effet. Lisa acquiesçait, mais ne voyait<br />

vraiment pas où Mélinda voulait en venir.<br />

- Vous savez sûrement que les niveaux de superstition dans les groupes sociaux<br />

sont inversement proportionnels à leur niveau d’évolution. Autrement dit, les<br />

peuples les plus superstitieux sont aussi les plus primitifs.<br />

- Cela semble logique, même si j’avoue ne pas avoir une grande connaissance<br />

en peuples primitifs. La discussion commençait à prendre un tour surréaliste.<br />

- Je suis allée plusieurs fois en Afrique. Beaucoup de peuplades plus ou moins<br />

sauvages ont toutes sortes de superstitions et vivent suivant les traditions<br />

millénaires de leurs ancêtres.<br />

- Ce qui ne les empêche probablement pas de croire aux valeurs du travail et de<br />

la loyauté, tout comme vous. Mélinda ignora sa remarque qui frisait presque<br />

l’impertinence.<br />

- Imaginez que certaines tribus pensent même que par certains objets, on peut<br />

s’attacher des personnes durablement. Mon ami m’avait offert l’un de ces<br />

objets au cours d’un de nos voyages. Comme si la magie pouvait nous assurer<br />

un attachement éternel. Qu’en pensez-vous ? Vous croiseriez les doigts pour<br />

un tel destin ? En disant cela, elle avait détaché puis remis en place sa<br />

chevelure tenue par une longue épingle en bois.<br />

- Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, Mélinda. Vous souhaitez<br />

une coupe de champagne ? Elle était saisie d’un malaise indéfinissable et<br />

aurait plus que tout souhaité ouvrir une fenêtre et respirer un peu d’air frais.<br />

- Oui, vous avez raison. Nous sommes là pour célébrer les 20 ans de Crédit-<br />

Fians. Et la fin de votre période d’essai. Bienvenue parmi le personnel du<br />

groupe.<br />

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- Merci Mélinda. Lisa trouva la force de lui servir un sourire béat, avant de<br />

s’excuser et de tourner les talons pour rejoindre la tranquillité des toilettes, qui<br />

seraient une fois de plus salvatrices et lui permettraient de dissimuler son<br />

paradoxal désarroi, alors même qu’on venait de l’accueillir définitivement au<br />

sein de la société.<br />

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Chapitre 19- CONCERT DE PRINTEMPS<br />

Les dernières répétitions avec Claude Jacquin avaient été particulièrement soutenues.<br />

Il souhaitait que l’interprétation de la merveilleuse Misa Criolla que Lisa et Lucas lui<br />

avaient proposée pour le répertoire du chœur soit parfaite.<br />

- « Tu solo altissimo Jesu Cristo » lançaient les alti, aussitôt repris en écho par<br />

les soprani.<br />

Il y avait de la joie et du dépaysement dans ce chant à la gloire du Créateur. Grâce à<br />

son exigence et au soutien de Gianni au piano, rentré de sa tournée hivernale, Claude<br />

commençait à percevoir toutes les nuances qu’il attendait au niveau de l’exécution par<br />

sa troupe. La date du concert approchait, il ne restait que peu de temps pour corriger<br />

les toutes dernières petites imperfections.<br />

- Nadège, moins lourd. Les ténors, bien ensemble. Jean-Jacques, tu démarres un<br />

poil trop tôt.<br />

Ils avaient fini plus tard ce soir-là. La générale était prévue pour le samedi après-midi<br />

à quatorze heures, le concert ne commencerait qu’à vingt et une heures.<br />

Lisa avait convié Dany et Marie-Claire à venir assister à la représentation. Elle en<br />

avait aussi parlé au bureau. Karine et Gilbert avaient semblé intéressés, d’autant<br />

qu’aucun d’entre eux ne devait garder les enfants ce week-end là.<br />

Finalement, le public avait été présent au rendez-vous. La petite église était bondée et<br />

les chaises supplémentaires qui avaient été rajoutées suffisaient à peine à assurer une<br />

place assise pour tout le monde. L’air était encore froid à l’extérieur, mais cette fois-ci<br />

le chauffage de la chapelle suffisait à faire oublier les frimas persistants de cette fin<br />

d’hiver. La foule compacte contribuait aussi à réchauffer l’atmosphère.<br />

Le chef de chœur était apparu, très élégant, en costume noir et nœud papillon<br />

fantaisie, tandis que les choristes étaient tous en noir et blanc : chemises blanches et<br />

costumes noirs pour les hommes, blouses claires et jupes longues ou pantalons<br />

sombres pour les dames.<br />

Deux guitaristes et un percussionniste étaient venus soutenir le pianiste.<br />

Lisa avait vu sa sœur arriver, accompagnée de sa fille et d’un ami, plutôt beau garçon.<br />

Elle avait aussi adressé un petit geste de reconnaissance à Karine et Gilbert, venus<br />

tous deux pour l’encourager. Elle était heureuse que ces deux-là se soient trouvés, ils<br />

allaient vraiment bien ensemble. La surprise fut par contre totale quand elle aperçut<br />

Mélinda assise au troisième rang. Elle n’aurait jamais pensé que sa patronne puisse<br />

s’intéresser à ses activités extra-professionnelles, au point de venir l’écouter chanter<br />

avec sa chorale. Elle lui adressa un sourire discret. Elle balaya la salle du regard puis<br />

vit Gianni lui adresser un clin d’œil. Elle détourna la tête à cet instant et croisa le<br />

regard de Lucas, posé sur elle. Il lui sourit, elle lui renvoya la même forme<br />

d’encouragement avant d’attaquer les premières notes.<br />

Le concert fut très réussi. Les applaudissements fournis du public avaient conforté<br />

l’appréciation que Claude avait portée sur la prestation de qualité de ses chanteurs. A<br />

la fin de l’œuvre, après que la toute dernière note se soit tue, il leur avait adressé un<br />

sourire de satisfaction avant de se tourner ver le public pour leur annoncer qu’un pot<br />

de l’amitié était organisé dans la salle du presbytère, attenant à l’église.<br />

Lisa avait rejoint ses amis et s’était fait présenter Franck. Elle l’avait immédiatement<br />

trouvé sympathique, sans manquer de remarquer ses attentions discrètes pour Dany.<br />

Comment sa sœur pouvait-elle renvoyer une telle quasi-indifférence pour les égards<br />

dont il les couvrait avec Marie-Claire ? Il leur avait cherché des boissons, s’assurait<br />

83


qu’ils n’étaient pas trop bousculés malgré la promiscuité dans cet endroit exigu. Dany<br />

le remerciait poliment mais focalisait son attention sur Lisa et ses collègues. Jusqu’à<br />

ce que Gianni les rejoigne.<br />

- Dany, tu te souviens de Gianni ?<br />

- Bien sûr, tu nous avais présentés au concert de Noël.<br />

Dany sut instantanément à sa façon de la regarder ce que Lisa semblait ignorer. Ce<br />

garçon était amoureux d’elle, sans aucun doute possible. Comment ne l’avait-elle pas<br />

deviné ? Pire, comment pouvait-elle résister à ce regard intelligent et à son sourire<br />

craquant ?<br />

Marie-Claire eut à ce moment un besoin pressant, Franck partit l’aider à trouver les<br />

toilettes. Gilbert et Karine étaient allés saluer Lucas. Une jeune femme s’était<br />

approchée de Gianni et avait lancé une discussion animée. Les deux sœurs s’étaient<br />

subitement retrouvées comme en tête-à-tête au milieu de la foule qui discutait en<br />

sirotant et grignotant.<br />

- Félicitations ma chèrie.<br />

- Merci, alors le concert t’a plu ?<br />

- Oui, bien sûr, c’était vraiment très réussi. Mais Lizzy…je ne parlais pas que<br />

du concert.<br />

- Comment ça ?<br />

- Je te félicite aussi pour le pianiste. Il est charmant.<br />

- Qui ça, Gianni ? Mais qu’est-ce que ça vient faire ici ?<br />

- Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué comment il te regarde. Dany avait au<br />

même instant tourné ses yeux vers le jeune homme, très absorbé par sa<br />

conversation.<br />

- Ecoute, je t’arrête tout de suite. Ce n’est pas ce que tu crois. On aime la<br />

musique, on chante ensemble, on s’amuse bien tous les deux, mais c’est tout.<br />

- A mon avis, si tu veux faire plus que t’amuser avec lui, n’hésite pas, il semble<br />

tout à fait prêt.<br />

- Tu deviens lourde, Dany. Et puis d’ailleurs qu’est-ce que tu y connais, toi, à ce<br />

que veulent les hommes ?<br />

- Ne te fâche pas Lisa, ce garçon me semble très bien et je suis contente pour<br />

toi, c’est tout.<br />

- Et Franck, c’est qui pour toi ?<br />

- Il ne s’agit pas de Franck, c’est un ami, ça n’a rien à voir.<br />

- Mais si, au contraire, ça a tout à fait à voir. Tu crois que je n’ai pas remarqué<br />

moi, comment il te regarde ?<br />

- Je t’assure qu’il n’y a rien et qu’il n’est pas question de quoi que ce soit entre<br />

nous.<br />

- Vu la froideur avec laquelle tu le traites, y’a pas de surprise. Je te<br />

soupçonnerais même de tout faire pour le décourager<br />

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Le ton de Dany s’était durci.<br />

- Rien. Mais au lieu de m’expliquer comment m’y prendre dans ma vie<br />

amoureuse, je pense que tu devrais balayer devant ta porte et laisser y rentrer<br />

un homme. Après seulement tu pourras me donner tes conseils.<br />

Lisa tourna les talons et rejoignit ses collègues, en pleine discussion avec Mélinda et<br />

Lucas de Bès.<br />

Dany fut très contrariée par cette conversation. Elle ne voyait pas souvent Lisa et<br />

regrettait cet accrochage. D’autant que c’était le deuxième du genre en de telles<br />

circonstances. Elle donna le change quand Franck et Marie-Claire la rejoignirent.<br />

Surtout, elle s’attacha à être plus attentive et agréable envers Franck. Il ne fallait pas<br />

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que lui aussi, par un sursaut d’humeur, se mette à lui renvoyer son manque de chaleur<br />

à la figure. Elle ne l’aurait pas supporté.<br />

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Chapitre 20 - PRATIQUES ABUSIVES<br />

Lisa avait renoncé à comprendre pourquoi son programme marchait au bureau avec<br />

les données envoyées par Serge Amantin alors que chez elle, elle ne pouvait<br />

reproduire l’historique des données rassemblant l’ensemble des crédits, sommes<br />

versées et restant dû par les clients. La version avait néanmoins été soumise en l’état à<br />

Mélinda et Lucas, qui n’avaient pas semblé remarquer une quelconque anomalie et<br />

avaient même été satisfaits par son travail. Ce qui lui avait valu d’autres demandes.<br />

Maintenant que Gianni était de retour, Lisa espérait reprendre les cours de chant bihebdomadaires<br />

et aussi retrouver avec un réel plaisir les chocolats chauds et leurs<br />

conversations du jeudi soir. Peut-être même bientôt changer d’habitude et passer au<br />

bol de chocolat froid. Mamita semblait fatiguée par le passage à l’heure d’été mais<br />

très heureuse d’avoir retrouvé son petit-fils.<br />

Karine et Gilbert semblaient filer le parfait amour, mais restaient discrets au travail<br />

sur l’évolution de leur relation. On les savait bons camarades tous trois avec Lisa et<br />

personne n’avait besoin de savoir qu’ils avaient décidé d’emménager ensemble pour<br />

refonder une vraie famille. Seule Lisa, qui les avait mis en présence, était dans la<br />

confidence et elle se réjouissait de leur amour sincère et sans complication.<br />

Ce samedi-là, Chloé était invitée à un anniversaire qui ne se terminerait que dans trois<br />

bonnes heures et les amoureux avaient profité de la météo clémente pour aller au<br />

square avec les garçons de Gilbert. Le soleil franc apportait les premières nuances de<br />

chaleur et les enfants profitaient du parc pour courir et se dépenser.<br />

Karine et Gilbert étaient assis sur un banc et lézardaient au soleil. Il faisait bon, ils<br />

étaient bien, attentifs aux jeux des enfants et sereins.<br />

Leur attention fut attirée par une conversation entre deux gamins, non loin du banc où<br />

ils étaient assis.<br />

- Alors tu me le donnes mon fric ?<br />

- J’peux pas, mon père m’a baissé l’argent de poche et j’ai pas assez.<br />

- Et alors, comment je le récupère mon blé ? Déconne pas avec moi, ou j’te fais<br />

des ennuis graves.<br />

- Je peux peut-être te payer un peu moins cette semaine et pour les autres on<br />

verra.<br />

- Combien ?<br />

- Disons dix francs au lieu de trente ?<br />

Après un rapide calcul, le prêteur décréta :<br />

- Alors écoute. OK pour baisser à dix francs mais tu devras me payer jusqu’à<br />

l’été.<br />

- Quoi, mais c’est du vol, ça fait quarante francs! avait décrété le débiteur, après<br />

avoir compté sur ses doigts.<br />

- Et comment tu crois qu’elles font les banques ? Ou tu me files mon fric<br />

maintenant, ou tu payes pour avoir un délai, c’est tout.<br />

Karine s’était redressée sur le banc, comme mue par un ressort.<br />

- Ca va ? lui demanda Gilbert, surpris par la brusquerie de son mouvement.<br />

- Je crois que je viens d’avoir une idée.<br />

- A quel sujet ? Le repas de ce soir ? La date de notre mariage ? Comment<br />

vaincre la faim dans le monde?<br />

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- Peut-être pas vaincre la faim dans le monde, mais peut-être expliquer ce qui<br />

cloche dans les comptes de Lisa. Il y a quelque chose d’important que je dois<br />

te dire.<br />

Et elle lui expliqua comment Lisa avait récupéré sans penser à mal des données<br />

sur le PC de Mélinda, et comment elle-même avait pu constater que ces données<br />

ne collaient pas du tout avec les comptes qu’ils retravaillaient chaque semaine<br />

pour faire les rapports de status des crédits en cours.<br />

- Qu’est-ce que tu essayes de me dire ?<br />

- Voilà ce que je crois. Et la théorie qu’elle exposa le laissa sidéré.<br />

- Rien que ça ? Mais enfin Karine, tu te rends compte de ce que tu dis ? Ca n’a<br />

pas de sens !<br />

- Je sais. Pourtant, je n’ai pas d’autre explication. Et la seule façon de savoir,<br />

c’est de tout reprendre mais avec un autre point de vue.<br />

- Mais c’est dingue !<br />

- C’est possible. Mais je veux en avoir le cœur net.<br />

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Chapitre 21 - DANY FAIT UNE TENTATIVE<br />

Les semaines s’étaient succédées encore plus rapidement depuis l’arrivée du<br />

printemps. Au rythme des jours qui rallongeaient, la vie de Dany avait trouvé une<br />

nouvelle ampleur. Non pas qu’elle eût fait plus de choses qu’auparavant, mais une<br />

sorte de sérénité semblait l’avoir gagnée. Elle voyait de temps en temps Franck quand<br />

il venait au Nautilus siroter une bière tout en lui tenant compagnie.<br />

Ils avaient découvert au hasard de l’une de leurs discussions qu’ils avaient tous deux<br />

habité dans le Loiret avant de déménager vers la région parisienne, ce qui les avait<br />

rapprochés d’une certaine façon. Il arrivait exceptionnellement à Franck, en fin de<br />

semaine, de s’attarder jusqu’à la fermeture mais la plupart du temps il repartait au<br />

bout d’une heure ou deux. Il avait des travaux de réfection conséquents en cours et ne<br />

pouvait se permettre de veiller tard systématiquement. En fait, cela faisait longtemps<br />

qu’il avait commencé à retaper cette bicoque. Il y vivait maintenant depuis plusieurs<br />

années. Sa vie alternait entre son travail de décorateur qui le monopolisait pendant les<br />

semaines, tandis que les travaux occupaient ses soirées.<br />

Il semblait être doué dans son métier. Il avait fini par se faire un nom, une clientèle, et<br />

il avait finalement pris la décision de monter sa propre entreprise. Il avait pour cela<br />

aménagé la grande pièce de sa maison, celle qui correspondait anciennement à la<br />

salle-à manger. Il avait restauré la pierre apparente, poncé puis reverni les poutres du<br />

plafond leur rendant ainsi leur beauté d’origine, puis replâtré une partie des murs qu’il<br />

avait peints en blanc. L’ensemble était sobre mais merveilleusement éclairci par une<br />

verrière qu’il avait installée, agrandissant l’emplacement dévolu au velux d’origine.<br />

Le carrelage posé de biais et qu’enrichissait une frise centrale était fonctionnel et<br />

donnait à l’ensemble un caractère à la fois rustique et sophistiqué. C’est dans cette<br />

pièce que Franck accueillait ses clients, présentait les échantillons, préparait ses<br />

compositions et ses devis ou encore éditait ses factures et réglait ses fournisseurs.<br />

Hormis le coin salle de bains où il se rafraîchissait et la pièce où il avait installé son<br />

lit, il passait l’essentiel de sa vie dans cette pièce vaste et claire, quand il n’était pas à<br />

l’œuvre sur des chantiers.<br />

C’est en intervenant sur l’un de ces chantiers qu’il avait d’ailleurs fait la connaissance<br />

quelques mois plus tôt de Christophe. Ce jeune garçon si sûr de lui et du bonheur que<br />

la vie réserve lui avait été d’emblée sympathique. Au-delà de son jeune âge, Franck<br />

voyait en lui le jeune homme plein de vie et d’insouciance qu’il n’avait pu rester. Très<br />

ouvert, toujours d’humeur blagueuse, Christophe était un jeune homme de compagnie<br />

agréable. Franck avait bien sûr été surpris qu’il lui propose de l’accompagner un soir<br />

pour une soirée entre copains, car malgré son corps resté mince et son esprit ouvert,<br />

Franck avait plus de dix années de plus et cette proposition lui avait au départ semblé<br />

incongrue. Puis, n’ayant aucun travail de prévu pour ce soir-là qui ne pût attendre le<br />

lendemain, il avait accepté par sympathie pour le jeune homme. Comme il était<br />

heureux aujourd’hui d’avoir accepté sa proposition. Il avait pu ainsi découvrir le<br />

Nautilus, rencontrer Dany et faire la connaissance de sa fille Marie-Claire, mais plus<br />

que tout il lui semblait à nouveau s’être ouvert à la vie. Et curieusement, c’est au<br />

contact de la réserve et de la prudence de Dany qu’il sentait son propre appétit de la<br />

vie décupler. Plus il la sentait sur la défensive et plus lui reprenait l’envie de<br />

reconstruire lui aussi ce qu’il avait interrompu. Il devinait que Dany avait sa propre<br />

souffrance, il n’en était pas responsable et ne pourrait peut-être pas l’aider à la<br />

surmonter aussi complètement qu’il l’aurait souhaité. C’était une fille bien qui<br />

méritait qu’on la respecte et qu’on l’aide, mais pas au-delà de l’espace qu’elle<br />

préservait pour elle et sa fille. Elle avait bâti autour d’elles un mur réconfortant<br />

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d’autarcie affective et ne semblait pas prête à lâcher du terrain au libre échange de<br />

l’affection. Curieusement, c’est dans le reflet de cette souffrance déguisée que Franck<br />

s’était enfin réveillé. Il avait compris l’inutilité de cette voie et le gâchis qu’il pourrait<br />

faire de sa propre vie. Camille n’était plus là et ne reviendrait plus. Mais il avait une<br />

vie, qu’il avait le choix d’enrichir d’expériences partagées au-delà de celles de son<br />

travail accaparant et de la tendresse résignée avec laquelle il s’occupait de sa famille.<br />

Et d’un seul coup, sa maison lui avait semblé devenir le symbole de cette conscience<br />

retrouvée. Alors Franck s’était mis au travail, jusque tard certains soirs, retouchant les<br />

dessins et modifiant les perspectives, cassant une cloison ici ou rajoutant une<br />

extension par là. Au bout de quelques mois, il savait qu’il avait enfin terminé. La<br />

définition des plans touchait à la perfection de ses attentes.<br />

C’était d’ailleurs à cette époque, alors que mai annonçait la saison des cerises et des<br />

fraises et que les jours s’étiraient délicieusement, que Dany avait demandé à Franck<br />

de lui décrire sa maison. Il était volontairement resté évasif.<br />

Dany argumenta que ce n’était pas juste de sa part, puisque lui était déjà venu chez<br />

elle et qu’il connaissait bien la sienne.<br />

- C’est vrai, jusque dans les moindres recoins sous les lavabos, avait répondu<br />

Franck de façon taquine.<br />

- Quelque chose me dit que tu vas me le faire regretter encore longtemps, avait<br />

répondu Dany, l’air faussement contrariée.<br />

- Tu as raison, il faut que tu viennes à la maison sinon tu ne me laisseras aucun<br />

répit tant que tu n’auras pu juger par toi-même.<br />

- Je vois que tu as une grande opinion de ma patience, répliqua Dany toujours<br />

d’un ton badin mais légèrement agacé. Cette fois Franck perçut la subtilité du<br />

changement de ton et ne chercha plus à la provoquer. Il lui répondit<br />

simplement :<br />

- En fait, c’est depuis que je t’ai rencontrée que j’ai eu l’idée de repenser et<br />

d’aménager cette maison. Pour qu’elle me soit plus qu’un lieu de travail, un<br />

vrai lieu de vie à partager avec mes amis.<br />

- Ne me dis pas que tu n’avais pas d’amis avant de me rencontrer ? répondit<br />

Dany sur un ton limite sec, presque méfiante par l’apparente absurdité de cette<br />

révélation. Franck était merveilleux, il ne pouvait pas ne pas avoir des tas<br />

d’amis. Et pourtant c’était vrai qu’il venait généralement seul au bar.<br />

- Pourquoi es-tu en apparence si dure alors que tes yeux me disent autre chose ?<br />

Les yeux de Dany n’avaient pourtant pas vraiment laissé paraître sa véritable<br />

affection pour ce garçon si calme et si patient. C’est du moins ce qu’elle<br />

pensait, ce à quoi elle s’appliquait sans relâche quand elle était avec lui. Alors<br />

comment faisait-il pour mettre à terre en quelques mots ses défenses ? Et<br />

d’abord comment faisait-elle encore pour avoir la force de se défendre de<br />

vouloir éprouver autre chose que de l’amitié, même sincère et profonde, pour<br />

cet homme si posé et si rassurant ?<br />

- Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser, mes mots ont dépassé ma pensée.<br />

- Je te fais la promesse que quand ma maison sera terminée, vous serez les<br />

premières avec Marie-Claire à y être invitées.<br />

Dany avait souri, heureuse qu’il pense à associer sa fille à l’invitation et réalisant du<br />

même coup qu’il la considérait en tant que mère autant qu’en tant que femme.<br />

- Une pendaison de crémaillère en perspective alors ?<br />

- Ma foi pourquoi pas. C’est une bonne idée.<br />

89


- Tu inviteras toutes tes fans ? Elle ne savait comment aborder le sujet et se<br />

sentait maladroite sous son regard surpris.<br />

- Je ne suis pas certain d’avoir bien compris la question. Il ne faisait rien pour<br />

lui faciliter le travail. Le bar était presque vide et c’était peut-être après tout le<br />

bon moment pour lancer le sujet de façon plus explicite.<br />

- Je suppose que tu dois avoir d’autres copines à qui tu voudras faire découvrir<br />

ta nouvelle maison une fois tes travaux de rénovation terminés.<br />

- Je ne manquerai pas de convier tous ceux qui comptent pour moi, mes<br />

copines, mes bons amis et mes proches.<br />

- Super idée… Elle était toujours sur sa faim.<br />

- Ouais, super idée. Il n’en dirait pas plus aujourd’hui.<br />

Ils étaient restés silencieux. Puis, alors qu’il vidait sa chope et semblait prêt à partir,<br />

dans une tentative pour le retenir un peu plus longtemps, elle lui proposa de passer<br />

samedi à la maison, Marie-Claire serait très contente de le voir.<br />

- Je te remercie mais j’ai autre chose de prévu. Embrasse ta fille pour moi. En<br />

disant cela, il s’était penché et l’avait embrassée sur les joues, après avoir<br />

écarté du bout des doigts une mèche rebelle qui descendait sur ses yeux, tout<br />

en la fixant de son incroyable regard vert jaune. Elle aimait le parfum discret<br />

de cet homme, sa délicatesse, elle aimait sa présence physique et elle se<br />

défendait de trop y penser mais elle détestait de plus en plus ces moments où<br />

elle le voyait partir sans savoir quand il repasserait la voir. L’air de rien elle<br />

demanda :<br />

- Quand est-ce que tu comptes repasser ?<br />

- Sûrement bientôt, au revoir.<br />

Puis il était parti avec un sourire et Dany, sans trop savoir comment, s’était retrouvée<br />

dans la salle du personnel à pleurer stupidement, seule sur sa chaise.<br />

90


Chapitre 22 - LA PENSIONNAIRE DE SAINT-JOSEPH<br />

Ce samedi là, Franck s’était levé assez tôt pour pouvoir parcourir les quatre-vingt<br />

kilomètres qui le séparaient de La Maison Saint-Joseph et arriver avant dix heures. Il<br />

avait pris une douche fraîche, inaugurant ainsi le bac à douche qu’il avait fini<br />

d’installer la veille ainsi que les branchements d’eau de sa nouvelle salle de bains. Il<br />

était venu en voiture, le trajet aurait été trop long en moto mais ils auraient plus tard<br />

dans la journée l’occasion de faire chauffer le moteur de sa Kawasaki.<br />

Quand il arriva à destination, il alla directement au parking. Il croisa un membre du<br />

personnel qui le reconnut et lui confirma qu’il était attendu dans le parc. Franck<br />

escalada deux à deux les marches du perron, puis traversa le grand hall jusqu’à la<br />

porte donnant sur l’immense jardin. Dans un recoin, à l’ombre de grands marronniers,<br />

se tenaient quelques personnes en train de jouer aux cartes. Un peu à l’écart, sur un<br />

banc ombragé par des chênes centenaires, il la vit tranquillement assise, offrant son<br />

doux visage aux caresses pénétrantes du soleil.<br />

Anna lui semblait de plus en plus belle et fragile, et il s’en voulait de ne pas lui avoir<br />

consacré plus de temps jusqu’à présent. Bien sûr, le travail l’avait accaparé mais Anna<br />

aurait valu qu’il passe plus de temps avec elle. Elle n’avait jamais rien demandé se<br />

contentant des moments qu’il lui offrait. Leur histoire n’avait pas toujours été facile<br />

mais ils avaient tenu ensemble contre les blessures de la vie et restaient finalement<br />

unis dans un amour toujours présent. Il s’était approché sans bruit et elle n’avait pas<br />

bronché quand il s’était penché vers elle pour l’embrasser doucement. Elle avait<br />

simplement passé ses bras autour de son cou et murmuré « c’est bon que tu sois là ».<br />

Son eau de toilette fruitée, mise en valeur par sa peau de pêche, surpassait les senteurs<br />

fleuries du jardin. Franck s’assit sur le banc à côté d’Anna pour lui rendre son<br />

étreinte, puis ils se levèrent tous les deux et filèrent jusqu’à la voiture, l’un contre<br />

l’autre, en prenant soin de contourner le bâtiment pour profiter au maximum du<br />

jardin.<br />

- Alors, où est-ce que tu m’amènes aujourd’hui ? demanda-t-elle en rajustant<br />

ses lunettes de soleil et en se tournant vers lui. Après lui avoir ouvert la<br />

portière et attaché sa ceinture avec beaucoup de galanterie, il revenait à la<br />

place du conducteur et répondit avec un air faussement mystérieux :<br />

- Surprise !<br />

- D’accord, c’est une surprise. Anna savait qu’en arrêtant là la conversation,<br />

Franck ne tiendrait pas longtemps sans avoir envie de donner des détails<br />

supplémentaires. Elle ne s’était pas trompée.<br />

- En fait, je t’emmène dans un endroit que tu connais déjà mais qui est nouveau.<br />

- Oh, une énigme, j’adore les énigmes ! Puis elle avait battu des mains telle une<br />

enfant ravie à qui l’on va faire un tour de magie. Et, m’y as-tu souvent<br />

emmenée dans cet endroit ?<br />

- Euh…oui…<br />

- Est-ce près de chez toi ?<br />

- Euh… très près…<br />

- Est-ce que par hasard ce serait…chez toi ?<br />

- Mais comment fais-tu pour trouver si vite ?<br />

- Facile… Tu m’emmènes toujours chez toi !<br />

Puis ils étaient partis tous deux dans un grand éclat de rire. Anna écoutait Franck rire<br />

et elle pensa que ce serait de bon augure pour la journée. Elle aimait ce rire franc qui<br />

91


collait si bien à son nom. Elle pensait à leurs complices fous rires et au visage encore<br />

enfantin sous les mèches bouclées qu’elle aimait si tendrement.<br />

Le trajet ne prendrait pas plus d’une heure mais cela lui donnait largement le temps de<br />

discuter avec Franck et d’essayer de deviner ce qui le mettait dans cette joie si<br />

rafraîchissante.<br />

Quand ils arrivèrent et que Franck la fit descendre de façon presque théâtrale de la<br />

voiture afin de découvrir sa « nouvelle maison », Anna saisit mieux les raisons de sa<br />

fierté. Au-delà de toutes les modifications que Franck avait envisagées et menées à<br />

bien et qu’il lui décrivait avec forces détails, c’est l’atmosphère même du bâtiment qui<br />

était changée et qui toucha la jeune femme. Les plantations en bordure avaient éclos<br />

et le parfum délicat des fleurs caressait la paroi nasale de ses effluves subtils. Anna<br />

pensa en elle-même que c’était l’âme de la maison qui était en train de se révéler.<br />

Franck prit le temps de décrire chaque détail de chaque recoin, de révéler les étapes de<br />

sa démarche ayant abouti à la refonte de l’ensemble du plan de la maison ainsi qu’à la<br />

renaissance de chaque pièce. Anna était suspendue à la voix qu’elle chérissait et<br />

s’appuyait avec tendresse sur le bras de Franck qui la guidait pour cette visite<br />

découverte. Puis il proposa à Anna de l’emmener dans un bon restaurant, mais elle<br />

répondit qu’elle préfèrerait rester avec lui dans la maison et manger quelque chose de<br />

simple. C’est alors que Franck eut une idée.<br />

- Il y a un marché, pas très loin d’ici, où je voudrais t’emmener. Les couleurs<br />

sont saisissantes, mais c’est surtout les parfums des fruits qui se mêlent aux odeurs<br />

des légumes et aromates qui devraient te plaire. Es-tu tentée par une petite balade en<br />

moto ? Comme ça tu pourras te cramponner bien fort à moi. En disant cela, il avait<br />

relâché son bras et s’était enroulé sur lui-même jusqu’à ce que son dos barre le<br />

passage de la jeune femme. Puis il avait délicatement saisi les deux bras d’Anna qu’il<br />

avait enroulés autour de sa taille. La jeune femme rit de plaisir et abandonna sa tête<br />

contre l’omoplate de Franck.<br />

Le marché était à une dizaine de minutes et le trajet fut agrémenté d’un petit air frais<br />

bien agréable. La dernière fois qu’il était revenu à ce marché, Franck avait<br />

machinalement parcouru les allées en reproduisant fidèlement le chemin qu’ils<br />

avaient suivi avec Dany. Il pensait souvent à elle mais il la sentait souvent distante en<br />

dépit des bons moments qu’ils avaient passés ensemble et du plaisir qu’elle semblait<br />

avoir quand il venait la saluer au Nautilus. Mais aujourd’hui il était avec Anna et sa<br />

présence douce lui faisait du bien. Il lui était reconnaissant pour l’amour qu’elle lui<br />

portait en silence et qu’il lui rendait volontiers. En ce dimanche ensoleillé et par cette<br />

heure plus très matinale, le marché grouillait d’une foule bigarrée. Passants et<br />

marchands s’apostrophaient dans la bonne humeur et les bassines en plastique<br />

colorées passaient de main en main tandis que billets et pièces s’échangeaient en<br />

retour. Anna avait passé son bras autour de celui de Franck, qui la guidait doucement<br />

à travers la foule. Elle sentait la chaleur des rayons de soleil à travers les verres noirs<br />

de ses lunettes, mais elle était plus que tout sensible aux parfums qui l’entouraient.<br />

Parmi tous, elle sentait l’eau de toilette discrète de Franck qui se mêlait au parfum<br />

plus viril du cuir de son blouson. Elle se sentait fière d’être à son bras et remerciait<br />

Dieu pour ce moment de pur bonheur.<br />

Marie-Claire avait réussi non sans peine à convaincre Dany de se lever tôt ce jour-là.<br />

Dany avait la veille effectué seule la fermeture du Nautilus. Depuis quelque temps<br />

Monsieur Pierre, dont les affaires prospéraient bien –« grâce à ta gestion efficace »,<br />

répétait-il souvent à Dany- lui parlait de projets d’agrandissement, ou plus exactement<br />

92


d’extension. Il envisageait de réinvestir en ouvrant un autre bar et il comptait bien<br />

entendu sur Dany pour l’aider à démarrer ce projet. Dany lui avait déjà conseillé de<br />

profiter avec sa femme des fruits du travail de toute une vie. Il avait consacré<br />

tellement de temps à ce bar qu’il méritait maintenant de se reposer en famille tant<br />

qu’il était encore en relativement bonne santé. Mais Monsieur Pierre semblait ne pas<br />

l’entendre de cette oreille. Il voyait beaucoup plus son épouse depuis que Dany l’avait<br />

efficacement secondé au Nautilus et s’il était encore en forme, c’était grâce au travail<br />

qui le maintenait alerte. De toute façon il voyait bien quand il partait quatre semaines<br />

en été, pour que sa femme puisse se requinquer en thalassothérapie puis se reposer en<br />

bord de mer, qu’il lui tardait de reprendre ses habitudes citadines. Dany savait aussi<br />

que Monsieur Pierre s’était attaché et qu’il appréciait en elle la fille attentionnée,<br />

courageuse et fiable qu’il n’avait jamais pu avoir par filiation.<br />

Dany n’avait donc plus argumenté contre ce projet d’extension mais avait au contraire<br />

demandé à Monsieur Pierre comment elle pourrait l’aider.<br />

- J’ai repéré un petit local pas très loin d’ici. Il y aurait bien des travaux de<br />

rénovation mais je pense qu’on pourrait en faire quelque chose de chaleureux<br />

et accueillant.<br />

- Si tu veux j’irai jeter un coup d’œil avec toi et si j’ai des idées d’aménagement<br />

ou de décoration, je t’en parlerai. Tiens, tu sais qui ça pourrait intéresser ? ditelle<br />

comme subitement inspirée. Franck, il est décorateur, mais je ne sais pas<br />

s’il est disponible en ce moment. Je lui demanderai si tu veux.<br />

- Ah oui, Fred Astaire. Non, pas encore, je préfère d’abord revoir le local et en<br />

discuter avec toi. Après nous aviserons.<br />

- Tu sais, Fred Astaire était un monsieur charmant mais qui ne faisait pas le<br />

décorateur…<br />

- Non, peut-être, mais comme tu dis il était charmant et toutes ces dames en<br />

étaient dingues. Si j’avais vingt ans, y’a pas à dire, j’apprendrais à danser pour<br />

les faire tomber toutes !<br />

- Allons, Jean, tu trouves parfois qu’une femme c’est bien encombrant, que<br />

ferais-tu si tu en avais plusieurs ? dit-elle en posant sa main affectueusement<br />

sur son épaule.<br />

- Par instinct de préservation, je choisirais l’alternance. Enfin uniquement si je<br />

n’avais pas rencontré quelqu’un comme Marcelle. Ou comme toi. Il lui avait<br />

gentiment caressé la joue et Dany l’avait gratifié d’un baiser, tout en<br />

continuant à essuyer quelques verres.<br />

L’idée que Monsieur Pierre allait peut-être bouleverser les rouages de son<br />

organisation bien rôdée l’avaient empêchée de s’endormir de suite. Qu’allait-il se<br />

passer ? Devrait-elle définitivement quitter le Nautilus ou alterner entre deux<br />

établissements ? Et ce nouveau bar, devrait-elle aider à superviser les travaux ? Quand<br />

pourrait-elle en parler à Franck ? Franck ! Elle revoyait son regard vert jaune briller<br />

au-dessus d’un verre de bière, elle l’entendait lui raconter quelques anecdotes sur son<br />

travail. Elle repensait au bien-être qu’elle ressentait en sa compagnie, à ses mains sur<br />

son dos et ses hanches quand il la faisait danser, à sa tête disparaissant sous l’évier<br />

qu’il était venu réparer. A sa voix plutôt grave, son regard si profond et à son sourire<br />

si doux. Mais en y repensant, elle ne savait pas grand chose de lui. Il ne s’était pas<br />

étendu sur sa vie, restant discret sur son passé, elle supposait qu’il était libre mais en<br />

fait elle n’en savait rien. D’ailleurs était-ce important ? Etait-elle prête elle-même et<br />

disponible pour un autre homme dans sa vie ? Pourtant ce regard vert jaune la fixait<br />

jusque dans la pénombre de sa chambre et elle n’avait réussi à s’endormir qu’en<br />

93


s’abandonnant à la pensée de ses bras enserrés autour de sa taille, la tête enfoncée<br />

dans l’oreiller comme dans un creux d’épaule.<br />

Le réveil avait été difficile après une nuit courte et sans rêve. Marie-Claire avait<br />

préparé le petit-déjeûner puis avait entrebaîllé la porte pour vérifier si sa maman<br />

dormait toujours. Alors, ayant vu Dany s’étirer et suivant le rituel du dimanche, elle<br />

était venue se blottir sous les draps et câliné avec sa mère, avant de dégénérer vers<br />

une partie de chatouilles qui avait fini par sortir Dany du lit.<br />

Elles avaient finalement décidé de fêter cette belle journée de fin de printemps en<br />

préparant un repas haut en couleurs et en saveurs. Un rapide coup d’œil dans le frigo<br />

presque vide avait permis de dresser la liste des ingrédients manquants : des asperges<br />

pour l’entrée, des haricots verts frais en garniture, quelques échalotes, une bavette et<br />

quelques fraises que Dany mettrait à tremper dans un fond de jus d’oranges.<br />

Après une douche rapide, Dany avait enfilé une robe simple et légère qui mettait en<br />

valeur sa silhouette fine comme celle d’une collégienne, une veste en maille et une<br />

paire de sandalettes plates. Marie-Claire portait son jean fétiche, un T-shirt blanc que<br />

quelqu’un qui l’aimait très fort (en l’occurrence sa grand-mère) lui avait rapporté de<br />

Barcelone et son indéboulonnable paire de chaussures de sport.<br />

Dany avait opté pour la voiture en prévision des paquets à porter. Elle s’était garée à<br />

une centaine de mètres du marché, tant les abords étaient encombrés. Elle se sentait<br />

bien. Le temps était agréable, elle était avec Marie-Claire et elle pensait à Franck.<br />

Encore lui…Franck ! Elle venait de se figer sur place, une main posée dans le carré<br />

des piments doux, apercevant dans la travée suivante le visage si familier. Etait-ce d’y<br />

avoir pensé si fort, une illusion de son esprit ? Elle s’apprêtait à l’appeler, toute à la<br />

joie de le retrouver de façon si inattendue, quand elle la vit. Elle était si belle et<br />

rayonnante, ses cheveux soyeux offraient des reflets cuivrés au soleil. Elle souriait,<br />

enserrant de ses deux mains le bras de Franck. Seuls ses yeux cachés derrière des<br />

verres fumés restaient dissimulés. Mais on devinait qu’ils devaient être beaux et<br />

délicats, comme le reste de son visage.<br />

Dany se sentit devenir livide, incapable de bouger. Son ventre lui faisait mal, elle<br />

n’aurait jamais cru qu’elle puisse avoir mal ainsi. Marie-Claire restée un temps en<br />

arrière s’était approchée du comptoir et venait elle aussi d’apercevoir Franck. Dans sa<br />

naïveté d’enfant, elle n’avait pas assimilé la présence féminine à son bras et déjà elle<br />

appelait d’une voix forte le sauveur de Jessica, sa poupée préférée.<br />

- Regarde maman, c’est Franck ! Marie-Claire s’était avancée pour contourner<br />

l’étalage et se rapprocher de lui. Dany avait essayé en vain de la retenir.<br />

Trop tard, Franck avait déjà tourné la tête et avait souri en reconnaissant la fillette qui<br />

déjà s’approchait et lui sautait au cou. Ce n’est qu’au dernier moment que celle-ci<br />

réalisa que Franck n’était pas seul. Instinctivement, elle se retourna vers sa mère.<br />

Franck suivit son regard et découvrit Dany dont le visage semblait anormalement pale<br />

et grave. A moins que… Déjà elle s’avançait en affichant un sourire, sans oser le<br />

quitter des yeux, de peur de trahir sa gêne en regardant l’objet de son émoi… ou de sa<br />

jalousie.<br />

- Bonjour Dany, avait dit Franck simplement en se penchant pour l’embrasser.<br />

Il n’avait pas fait un geste pour lâcher la jeune femme qui s’agrippait toujours<br />

à son bras, dans ce qui semblait être un instinct de possession marquée qui<br />

agaça Dany. Je suis content de vous voir, c’est une bonne surprise. Anna, je te<br />

présente Dany et Marie-Claire.<br />

- Enchantée.<br />

- De même, répondit Dany d’un air faussement enjoué. La garce, comment<br />

faisait-elle pour sembler aussi délicieuse alors qu’elle devait de toute évidence<br />

94


jubiler de sa position de force au bras de Franck ? En plus, elle n’avait même<br />

pas la courtoisie d’enlever ses épaisses lunettes de soleil. Encore une qui<br />

devait se la jouer star. Comment un gars aussi simple et gentil que Franck<br />

pouvait-il rechercher ce genre de compagnie ? Elle s’était encore<br />

lamentablement plantée sur lui, décidément les hommes ce n’était plus pour<br />

elle…<br />

- Dany, répéta lentement Franck, voyant que la jeune femme était perdue dans<br />

ses pensées. Je te présente Anna. Puis il marqua une pause avant de continuer :<br />

Anna est ma grande sœur.<br />

Comment peut-on faire pour disparaître à dix pieds sous terre quand on se sent écrasé<br />

par le ridicule ?<br />

- Franck m’a beaucoup parlé de vous. Excusez-moi de ne pas enlever mes<br />

lunettes, ce n’est pas par manque de courtoisie mais mes yeux ne supportent<br />

pas la luminosité. En fait, je suis incapable d’aller où que ce soit si Franck ne<br />

me sert pas de guide.<br />

Sa voix était douce, enjouée aussi et Dany se sentit d’autant plus minable.<br />

- Que faites-vous, une simple promenade ou des courses ? Nous n’avons rien<br />

de prévu de particulier mais si vous souhaitez vous joindre à nous …<br />

- Oh oui Franck, dis oui s’il te plaît. La spontanéité de Marie-Claire était l’atout<br />

le plus persuasif que Dany aurait pu espérer. Franck consulta néanmoins sa<br />

sœur pour s’assurer que ce changement de programme lui convenait.<br />

- Si ça ne fait pas trop de travail en plus pour Dany, je suis partante.<br />

- Bien, il suffira de revoir les quantités prévues ! C’est une excellente chose que<br />

vous puissiez manger avec nous. Si vous voulez, je vais vous conduire vers<br />

nos commerçants attitrés. Marie-Claire, tu devrais porter les sacs dans la<br />

voiture et nous rejoindre à la boucherie.<br />

- Je t’accompagne, dit Franck en dégageant doucement la main de sa sœur et en<br />

la posant sur le bras de Dany. Je te laisse dans la meilleure des compagnies. Il<br />

déposa un baiser sur la main de sa sœur et la posa sur le bras de Dany. Je te la<br />

confie. Le regard qu’il lui adressa bouleversa la jeune femme. Elle sut à cet<br />

instant précis qu’elle s’était attachée à cet homme plus qu’à aucun autre depuis<br />

l’échec de son mariage, dix ans plus tôt.<br />

- Vous êtes sûre que cela ne va pas vous occasionner trop de travail ? reprenait<br />

Anna de sa vois légère et chantante.<br />

- C’est une vraie bonne surprise, répondit Dany qui reprenait le contrôle de ses<br />

émotions. Je ne savais pas que Franck avait une sœur. Il est très discret sur sa<br />

famille.<br />

- La vie lui a porté son lot de blessures. Il n’est pas toujours très loquace mais<br />

pour qui sait l’apprivoiser, Franck est un homme bien et droit. J’ai beau être sa<br />

grande sœur, je sais aussi le voir avec des yeux de femme. Enfin, quand je dis<br />

« voir », c’est une façon de parler bien entendu.<br />

- Tu étais aveugle de naissance ? demanda Dany en adoptant spontanément le<br />

tutoiement.<br />

- Non, c’est à la suite d’un accident de voiture il y a environ dix ans. Je sens que<br />

nous arrivons près du stand de poissons, ajouta-t-elle en faisant une petite<br />

grimace du nez .<br />

- Absolument, répondit Dany, et pourtant il est frais, ton odorat est remarquable.<br />

- Le fruit d’un long apprentissage, répondit Anna, mais certaines odeurs se<br />

repèrent plus vite que d’autres.<br />

95


Chapitre 23 - IRRESISTIBLE DESIR<br />

Puis ils étaient tous rentrés, Dany et Anna en voiture. Marie-Claire avait été<br />

exceptionnellement autorisée à rentrer avec Franck en moto. Elle jubilait, fièrement<br />

accrochée au pilote, le casque un peu grand tombant sur ses oreilles. Pour rien au<br />

monde elle n’aurait cédé sa place.<br />

Dany avait installé une table dans le jardin afin d’y servir l’apéritif. Anna s’y était<br />

installée après que Marie-Claire lui eût fait faire le tour du propriétaire. Franck les<br />

avait d’abord accompagnées puis il était revenu en cuisine pour aider Dany. Il était<br />

entré en silence et avait repoussé la porte. Quand elle s’était retournée, Dany n’avait<br />

pas eu l’air surprise de le voir. Il avait posé son beau regard sur elle, elle avait reposé<br />

les pêches sur la table. Quand il s’était approché d’elle, elle n’avait pas reculé. Peutêtre<br />

même avait-elle levé la tête vers lui pour qu’il comprenne qu’elle aussi attendait<br />

avec ardeur ce contact.<br />

Franck dégagea lentement la mèche qui était retombée encore une fois sur le front de<br />

Dany. Il ne voulait pas la heurter. Il sentait que cette femme l’appelait, aussi fort que<br />

lui-même la désirait depuis des mois. Pourtant la vie lui avait appris à savourer<br />

chaque instant et il ne voulait pour rien au monde gâcher la magie de ce moment par<br />

un excès de précipitation. Il leva les mains jusqu’à attraper son visage, caressant avec<br />

douceur son front, les tempes puis ses joues. Puis il vit la bouche entrouverte qui<br />

appelait son baiser. Alors il la saisit, baisant d’abord les lèvres puis répondant à la<br />

caresse douce et tiède de Dany en un échange de plus en plus profond. Franck<br />

embrassait divinement bien. Sans relâcher son étreinte, il l’emmena doucement contre<br />

l’évier puis quand elle ne put reculer davantage, il continua à avancer jusqu’à presser<br />

la bas de son corps contre le sien, tout en enserrant ses épaules contre son torse<br />

puissant. Elle sentait son désir au creux de son ventre et l’encouragea à continuer ses<br />

caresses en glissant sa main sur la peau de son dos. Déjà une des mains de Franck<br />

avait quitté le visage aimé et caressait son cou jusqu’au creux de l’épaule. Il suivit sur<br />

sa robe le relief d’un sein, descendit jusqu’à la taille puis sur la chute des reins et<br />

remonta le tissu de la robe jusqu’à ce qu’il dévoile la cuisse, douce et tendue comme<br />

tout le reste de son corps par un désir trop longtemps refoulé. Dany en oubliait les<br />

vœux de vie chaste et solitaire que les échecs de sa vie maritale lui avaient fait<br />

formuler. Elle aurait voulu glisser jusque par terre pour donner libre cours à son désir<br />

exacerbé. Mais la voix de Marie-Claire se fit entendre et Franck se détacha d’elle non<br />

sans la fixer intensément. Comme il était beau et désirable et comme elle souffrait de<br />

ne pouvoir s’abandonner maintenant à cette envie de lui. Elle se retourna, s’aspergea<br />

le visage d’eau et accueillit sa fille qui rentrait dans la cuisine avec un sourire.<br />

- Ca y est ? On peut prendre l’apéritif ?<br />

- Bientôt ma chérie, Franck est venu m’aider mais le repas n’est pas encore tout<br />

à fait prêt.<br />

- Je vais porter les amuse-gueules et rester avec Anna, dit Franck avant de<br />

s’éclipser dans un sourire.<br />

D’une certaine façon, Dany pensa qu’il était heureux que Marie-Claire se soit<br />

interposée à cet instant. Autrement, c’est d’une douche froide dont elle aurait pu avoir<br />

besoin pour retrouver ses esprits.<br />

Le repas avait été un moment de détente pour tout le monde. Franck était heureux<br />

d’avoir pu faire part concrètement de son attirance à Dany et de son consentement<br />

96


manifeste quand il l’avait embrassée. Cette femme qui semblait parfois si distante le<br />

rendait fou de désir. Il avait mis dix ans à trouver celle avec qui il avait envie de<br />

recommencer une vie de couple, mais elle en valait la peine.<br />

Anna, dont les autres sens avaient décuplé depuis qu’elle avait perdu la vue, avait<br />

senti les vibrations amoureuses liant ces deux êtres. Pourtant Dany, dont l’intellect et<br />

le réfléchi avaient repris le dessus, ne pouvait s’empêcher de repenser avec horreur<br />

qu’elle se serait volontiers laissée prendre sur le parterre de sa cuisine même sans<br />

aucune protection, ce qui n’aurait pas été très raisonnable pour toutes sortes de<br />

raisons. En fait, il fallait qu’elle passe au Nautilus et qu’elle demande à Steffi de la<br />

dépanner, à moins de trouver une pharmacie de garde. Elle avait bien à une époque<br />

prévu l’équipement de survie pour ce genre de situation, mais depuis le temps les<br />

protections caoutchoutées se seraient effritées dans l’armoire à pharmacie de la salle<br />

de bains si elle ne les avait pas déjà jetées à la poubelle depuis belle lurette. Elle avait<br />

bien pensé récemment à les renouveler, mais elle ne l’avait pas fait, peut-être par<br />

superstition. Un peu comme le fait d’emporter un parapluie préserve généralement des<br />

ondées. Et aujourd’hui elle s’en mordait les doigts.<br />

Le repas, grâce à la fraîcheur des produits, avait été à la hauteur des attentes.<br />

Marie-Claire avait été ravie de prendre ce qui ressemblait à un vrai repas de famille.<br />

Comble de bonheur, sa copine Violette venait d’appeler pour l’inviter à passer<br />

l’après-midi chez elle. Franck se proposa pour l’escorter. Violette vivait à cinq cents<br />

mètres de là mais Marie-Claire accepta fièrement la proposition de se faire conduire<br />

en moto. Pendant ce temps Dany, après l’avoir accompagnée aux toilettes, installa<br />

Anna sur une chaise longue, à l’abri d’un parasol qui lui permettrait de profiter de la<br />

chaleur naissante de la saison sans se laisser brûler.<br />

- Merci Dany pour tout ce que vous faîtes pour nous.<br />

- Tu sais, ce n’était qu’un repas finalement très simple.<br />

- Je parle aussi de Franck. Il y a des années que je ne l’avais pas senti aussi<br />

serein, j’espère que toi aussi il te rend heureuse. En tout cas ce qui est sûr c’est<br />

qu’il adore la petite, il m’en parle très souvent.<br />

- Ah oui, la petite aussi l’adore, répondit Dany. C’est encore très nouveau pour<br />

moi tout ça et j’essaye de faire au mieux. Ca n’a pas toujours été très facile<br />

pour Marie-Claire et moi et mes choix doivent être bons pour nous deux… ce<br />

qui n’a malheureusement pas toujours été le cas.<br />

- Tu sais, Franck a lui aussi beaucoup souffert et il mérite de retrouver le<br />

bonheur. Alors si tu éprouves réellement pour lui ce que je crois ressentir en<br />

toi, ne le repousse pas. Il a beaucoup d’amour et de tendresse à donner et c’est<br />

un garçon travailleur et loyal.<br />

- Et incroyablement beau, rajouta Dany dans un sourire.<br />

- Et incroyablement bon, compléta Anna. Tiens, j’entends Franck qui revient, tu<br />

devrais le mettre à la vaisselle, il a toujours adoré ça. Moi pendant ce temps je<br />

vais me reposer un peu.<br />

- Excellente idée ! Franck déposa un baiser sur le front de sa sœur puis saisit la<br />

main de Dany qu’il baisa avant de prendre le chemin de la cuisine.<br />

- Laisse la vaisselle Franck je la mettrai à tremper, viens te reposer plutôt. Elle<br />

s’était levée sans conviction et l’avait suivi dans la maison pour le dispenser<br />

de corvée de plonge.<br />

A peine eut-elle passé la porte d’entrée qu’elle sentit sa main se poser sur sa<br />

bouche comme pour l’interdire de crier, tandis que de l’autre main il repoussait la<br />

porte afin de la fermer. Elle le sentait contre son dos et l’odeur subtile de son eau<br />

97


de toilette mêlée à celle de sa peau l’envahissait comme un aphrodisiaque<br />

puissant. Elle ferma les yeux et s’arc-bouta contre son corps tandis que de sa main<br />

libre il explorait les reliefs de ses hanches et remontait vers sa gorge, tout en<br />

déposant des petits baisers terriblement excitants sur sa nuque.<br />

Evanouies les sages décisions d’abstinence sécuritaire prises pendant le repas. Elle<br />

voulut protester dans un dernier sursaut de raison mais le mouvement de ses lèvres<br />

contre ses doigts provoqua une nouvelle caresse de la main sur sa bouche. Alors<br />

elle se mit délicatement à lécher puis prendre entre ses lèvres le doigt le plus<br />

hardi, tout en se remémorant le baiser passionné qu’ils avaient échangé avant le<br />

repas. Cet homme faisait naître en elle des instincts érotiques insoupçonnés. Elle<br />

tourna lentement la tête de côté et ne laissa s’échapper le doigt de son amant que<br />

lorsqu’il plaqua à nouveau sa bouche experte contre la sienne. Elle se sentait<br />

comme une adolescente, le corps en feu. Par réflexe elle chercha du regard la<br />

chambre qui semblait incroyablement loin, hors d’atteinte. Sentant son<br />

mouvement, Franck se dégagea pour l’interroger du regard. Elle murmura :<br />

- Viens ne t’arrête pas.<br />

La pièce la plus proche était la salle de bains. Sans cesser de s’embrasser ni de se<br />

caresser, ils avaient réussi à s’y introduire et refermé la porte pour se laisser aller au<br />

désir qu’ils avaient l’un de l’autre. Dany ne se reconnaissait plus, elle ne maîtrisait<br />

plus rien. Elle avait réussi sans trop savoir comment à desserrer la ceinture de Franck,<br />

il l’avait aidée en dégrafant son pantalon puis excité par la nudité de son propre corps,<br />

il avait défait la fermeture de sa robe juste assez pour baisser les bretelles. Elle ne<br />

portait pas de soutien-gorge et poussa un gémissement quand il saisit un sein dressé<br />

par le désir. Elle avait une envie si forte de cet homme qu’elle aurait pu hurler. Les<br />

caresses exploratoires de Franck entre ses jambes se faisaient précises et la faisaient<br />

presque défaillir. Elle avait beau avoir conscience du peu de romantisme du décor,<br />

elle n’en avait cure et jubilait tandis que son amant porté par le désir franchissait les<br />

ponts de plus en plus reculés de son intimité. C’est ainsi que Dany eut le premier<br />

véritable orgasme de sa vie, à trente-neuf ans, dans sa salle de bains. Aussi intenses<br />

que l’explosion de plaisir qu’ils s’étaient donné, les minutes suivantes furent d’une<br />

infinie tendresse dans une étreinte silencieuse. Non seulement son homme était un<br />

sacré bon coup mail il savait lire en elle chacune de ses attentes et les satisfaire sans<br />

qu’elle ait un mot à dire.<br />

Franck avait raccompagné Anna en milieu d’après-midi, non sans avoir promis à<br />

Dany de repasser en soirée au Nautilus. Il devrait d’ailleurs lui annoncer qu’un<br />

important chantier ne lui laisserait que peu de temps libre dans les semaines à venir.<br />

Avant de partir, Anna aussi avait dû promettre à Dany de revenir, pour partager des<br />

souvenirs de son enfance avec Franck.<br />

En voyant s’éloigner le regard vert jaune et les lunettes fumées, bien que restée seule,<br />

Dany se sentit incroyablement sereine. Elle alla prévenir Maria la voisine que Marie-<br />

Claire rentrerait un peu plus tard, probablement après qu’elle-même soit partie pour le<br />

Nautilus. Maria était une aide précieuse pour Dany et une présence rassurante pour sa<br />

fille.<br />

98


Chapitre 24 - UNE OFFRE DE DEPANNAGE TARDIVE<br />

Steffi était déjà active quand Dany arriva au Nautilus.<br />

- Salut Dany, Monsieur Pierre te cherche, il voudrait te montrer quelque chose.<br />

- Ah, très bien merci.<br />

Elle avait un air anormalement jovial et léger qui surprit Steffi dans l’instant.<br />

- Tout va bien Dany, la journée s’est bien passée ?<br />

- Ah, très bien merci. Ce sourire inhabituel, béat, voire quasi stupide qui ne la<br />

quittait pas ne laissait aucun doute. Steffi, avec sa franchise coutumière, n’y<br />

alla pas par quatre chemins.<br />

- Et… il baise bien ?<br />

- Ah, très bien merci ! répondit-elle d’un air absent.<br />

- Alors ça y est, vous avez fait le grand saut ? Félicitations ma chérie, ça faisait<br />

longtemps que tu méritais ça.<br />

- Pardon, de quoi parles-tu ? Dany, perdue dans ses pensées, n’avait pas<br />

vraiment suivi la conversation et commençait à réaliser qu’elle avait manqué<br />

un épisode critique du dialogue.<br />

- C’est bien de Franck qu’il s’agit ? ré-attaquait Steffi.<br />

- Je vais voir Monsieur Pierre. Merci de t’occuper du service en attendant mon<br />

retour. Elle voulait que Jean soit le premier à être informé de son nouveau<br />

bonheur mais elle ne savait pas encore comment elle allait le lui dire.<br />

En fait Monsieur Jean souhaitait également partager une grande nouvelle avec Dany.<br />

En profitant de l’activité encore réduite dans le bar, ils auraient vite fait de rouler<br />

jusqu’au local qu’il venait d’acquérir et qu’il souhaitait rénover en tenant compte des<br />

suggestions de sa protégée. Elle avait du goût tout en étant une gestionnaire très<br />

raisonnable. Elle saurait comment mettre en valeur l’espace sans compromettre la<br />

faisabilité financière du projet par un luxe excessif ou déplacé.<br />

Dany ne s’attendait pas à une telle démarche (la journée était décidément riche en<br />

surprises !) mais elle pensa surtout que le trajet fournirait une occasion idéale pour<br />

être seule avec Monsieur Pierre et lui parler de son bonheur tout neuf. Elle se lança, à<br />

peine installée dans la voiture.<br />

- Jean, il faut que je te dise quelque chose.<br />

- Bien, je suis toute ouïe. A sa mine épanouie, il ne craignit aucune mauvaise<br />

nouvelle.<br />

- Je crois que je suis amoureuse. J’ai à nouveau l’impression d’avoir vingt ans.<br />

- C’est Fred Astaire le responsable, je suppose ?<br />

- Oui, c’est bien lui.<br />

- Il en a mis du temps celui-là à se déclarer. Mais bon, l’essentiel c’est qu’il l’ait<br />

fait, alors je suis heureux pour vous. Tu mérites d’être heureuse et c’est un<br />

garçon sérieux.<br />

Dany était un peu étonnée que Jean se soit fait une idée aussi précise de Franck alors<br />

qu’elle ne les avait vus ensemble qu’une seule fois. Il n’avait pas l’air surpris de la<br />

tournure que prenaient les événements. Elle était soulagée qu’il prenne la nouvelle<br />

aussi bien.<br />

- Tu sais, ça ne changera rien entre nous, tu pourras toujours compter sur moi<br />

pour le bar.<br />

- Mais j’y compte bien et doublement même, puisque je compte m’agrandir.<br />

Je ne pourrais pas faire ça sans ton aide.<br />

99


La récente acquisition de Monsieur Pierre n’était qu’à sept minutes du Nautilus.<br />

L’allée était bordée de mûriers-platanes et Dany aima d’emblée ce cadre arboré. Une<br />

autre surprise l’attendait à l’intérieur. La façade côté rue était assez étroite mais une<br />

fois passé le seuil du local, il s’évasait et une deuxième pièce en enfilade donnait sur<br />

un jardinet aux proportions suffisantes et harmonieuses.<br />

- Cette terrasse sera très agréable pendant les beaux jours. On pourrait<br />

presque…<br />

- Quoi donc ? demanda-t-il à Dany qui n’avait pas terminé sa phrase.<br />

- Non rien, c’était une idée incongrue. Comment expliquer à Monsieur Pierre<br />

qu’elle avait vu à la place de son bar un adorable petit restaurant, où elle<br />

s’imaginait sans peine faisant la cuisine, au lieu d’essuyer les verres et servir<br />

des bières comme au Nautilus?<br />

Ils avaient fait un examen détaillé des lieux, évaluant l’état de la terrasse, la vétusté<br />

des sanitaires, la plomberie et l’installation électrique.<br />

- Qu’est-ce qu’il y avait avant dans cet endroit?<br />

- Plusieurs commerces se sont succédés : un salon de coiffure, un institut de<br />

toilettage canin, un pressing … Cet endroit a même servi de garde-meubles.<br />

- Le convertir en bar ne devrait donc pas être un problème !<br />

Puis Dany et Jean avaient rejoint le Nautilus. Le patron était parti retrouver son<br />

épouse Marcelle tandis que Dany allait seconder Steffi au comptoir. La clientèle<br />

s’était densifiée et Steffi avait été soulagée de retrouver du soutien pour le service.<br />

Elle espérait aussi pouvoir en apprendre davantage sur le changement manifeste qui<br />

s’était produit dans la vie de Dany. Elle n’était pourtant pas du genre à s’étaler sur sa<br />

vie privée mais Steffi avait un sixième sens pour tirer les vers du nez.<br />

- Ca fait plaisir de te voir en forme Dany. Tu es…rayonnante ! Ca faisait<br />

longtemps qu’on attendait tous ça.<br />

- Merci Steffi.<br />

- Si tu as besoin de quoi que ce soit, surtout, n’hésite pas à me solliciter :<br />

capotes en tous genres, je serai heureuse de te dépanner ! Elle lui avait fait un<br />

gros clin d’œil et repartait apporter leur commande à une tablée de clients.<br />

Un préservatif ! Dany y repensait pour la première fois depuis ce merveilleux début<br />

d’après-midi. Non pas qu’elle ait pu craindre une grossesse tardive ; elle avait<br />

toujours eu des cycles irréguliers, les consultations auprès d’un spécialiste dix ans<br />

auparavant avaient confirmé une fécondité ultra limitée et le seul fait d’avoir attendu<br />

et mené à terme sa grossesse pour Marie-Claire avait en soi relevé du miracle.<br />

Mais même si sécurité ne rimait pas avec romantisme, la prudence impliquait<br />

désormais de se protéger systématiquement. Elle se demandait encore comment elle<br />

avait pu commettre la folie de céder à ses instincts et prendre ainsi des risques qui<br />

pouvaient compromettre non seulement sa santé et son avenir mais aussi peut-être<br />

celui de sa fille. Dany était partagée entre son nouveau bonheur et une inquiétude<br />

sourde.<br />

Franck passa au Nautilus après avoir raccompagné Anna à la maison Saint-Joseph. Il<br />

attendait avec impatience de rejoindre Dany. Il avait sa voix dans la tête et son parfum<br />

ne l’avait pas quitté. Il était simplement heureux de la retrouver. Il ne changea rien à<br />

ses habitudes et s’installa au comptoir, près du juke-box. Dany l’avait rejoint, comme<br />

100


de coutume, et il perçut rapidement une tension retenue dans ses propos. Elle faisait<br />

de réels efforts pour masquer une évidente contrariété mais il s’en aperçut, sans<br />

arriver à cerner la raison de ce tracas. Il essayait de discuter avec elle mais elle<br />

esquivait ses questions et se dérobait dans un demi-sourire. Il avait essayé de lui<br />

parler de son nouveau chantier, de lui expliquer qu’il serait assez peu disponible dans<br />

les prochaines semaines, mais elle semblait distraite, comme ailleurs. Alors il lui<br />

avait dit bonsoir et s’était levé pour partir. Elle avait dû réaliser à ce moment-là qu’il<br />

allait disparaître et qu’elle ne savait pas quand elle pourrait le revoir. Elle l’avait suivi<br />

par réflexe sur le bord du trottoir. Il souffrait de l’avoir si près de lui sans oser la<br />

toucher, il ne voulait rien tenter qui puisse la contrarier.<br />

- Est-ce que j’ai fait quelque chose qui t’a fait de la peine ou du mal ? demandat-il<br />

dans une dernière tentative avant de repartir avec ce doute insoutenable sur<br />

l’avenir de leur relation.<br />

- Ecoute Franck, je tenais à te dire que ce que j’ai vécu aujourd’hui a été pour<br />

moi à la fois merveilleux et inespéré. Seulement…<br />

- Seulement quoi, Dany ? Quelque chose te tracasse et tu n’arrives pas à m’en<br />

parler.<br />

- C’est difficile ici d’en parler.<br />

- Peut-on espérer aller plus loin ensemble si tu n’oses pas me parler de ce qui te<br />

préoccupe ?<br />

Il avait passé sa main gentiment sur sa joue et le contact de sa peau lui donna le<br />

courage de parler de ce qui lui semblait à la fois si important et si dérisoire à dire.<br />

- En fait je suis inquiète parce que notre relation … n’a pas été …protégée. Je<br />

veux dire sans préservatif et…ce n’est pas que je doute de toi, mais je ne peux<br />

pas m’empêcher de penser que s’il m’arrivait quoi que ce soit… je ne sais pas<br />

qui s’occuperait de Marie-Claire et elle a besoin de moi.<br />

Franck lui avait laissé chercher ses mots, sans la brusquer. Il était essentiel d’être<br />

honnête avec elle et pragmatique.<br />

- Je n’ai pour ma part aucune raison d’être inquiet mais je te promets de faire au<br />

plus vite des analyses afin de nous rassurer tous les deux. D’accord ? Je pense<br />

d’ailleurs que toi aussi tu devrais faire des analyses. Après tout, j’ai peut-être pris un<br />

risque énorme en me laissant violer dans ta salle de bains.<br />

Dany n’avait pas imaginé un seul instant qu’elle aurait pu représenter le même genre<br />

de menace pour son partenaire. Le regard légèrement taquin que lui renvoya Franck<br />

finit de la rassurer. C’était une bonne idée, en fait la seule chose raisonnable à faire.<br />

Elle prendrait rendez-vous dès lundi et cesserait désormais de se tracasser inutilement.<br />

- Oui, tu as raison. Quand est-ce que je te reverrai ?<br />

Franck était sidéré. Elle semblait n’avoir rien retenu de ce qu’il lui avait annoncé un<br />

peu plus tôt, dans le café. Elle n’avait pas enregistré qu’il serait très pris par son<br />

nouveau contrat et qu’il ne pourrait pas la voir aussi souvent qu’il en avait envie. Il<br />

préféra pourtant ne pas polémiquer, Dany avait été manifestement perturbée par les<br />

événements de la journée –et il y avait de quoi- et c’est de repos dont elle semblait<br />

avoir besoin maintenant, le temps de remettre ses idées en ordre.<br />

- Je t’appelle dès que je peux. Maintenant il faut que j’y aille.<br />

Il l’avait saisie derrière la nuque et attirée contre lui. Elle savoura toute la tendresse de<br />

ce baiser, ignorant les paires d’yeux qui les fixaient depuis l’intérieur du bar. Puis elle<br />

le regarda enfourcher sa 650cc et le suivit du regard jusqu’à ce que la moto ait disparu<br />

de son champ visuel.<br />

101


Steffi avait été incroyablement discrète pour le reste de la soirée. Elle n’avait pas<br />

éprouvé le besoin de poser d’autres questions. Ce qu’elle avait vu lui avait suffi. Elle<br />

n’était pas d’un naturel jaloux et se réjouissait du bonheur tout neuf de Dany. Elle<br />

avait remarqué sa gravité, sa façon de l’envelopper du regard quand elle bougeait<br />

derrière le comptoir, sa fougue quand il l’avait attirée à elle, la manière dont il l’avait<br />

embrassée et surtout la façon dont elle s’était laissé faire, bien que ça ne soit pas dans<br />

ses habitudes de se laisser aller en public. Elle qui rencontrait tellement d’hommes,<br />

vivant toutes les aventures qui se présentaient, elle dont la vie sexuelle lui avait<br />

jusqu’alors semblée si active et donc pleine, réalisait à quel point le vide de ces<br />

rencontres éphémères ne réussirait jamais à combler un besoin d’absolu comme celui<br />

que Franck pouvait offrir à Dany.<br />

Franck avait rappelé trois jours plus tard, trois interminables journées pendant<br />

lesquelles Dany avait été présente à son poste de secrétariat à mi-temps, sans pour<br />

autant arriver à se concentrer sur son travail autant qu’elle l’aurait voulu. Elle avait eu<br />

beaucoup de frappe en retard à rattraper pour l’étude, l’autre personne à mi-temps qui<br />

venait habituellement en fin de semaine ayant eu un décès dans sa famille.<br />

Les actes de vente, donations et autres affaires de succession s’étaient enchaînés sans<br />

répit mais le visage de Franck semblait prendre un malin plaisir à se promener entre<br />

les lignes des documents, venant ainsi troubler sa concentration pendant la journée. Le<br />

soir et le mercredi après-midi, il y avait Marie-Claire pour occuper agréablement son<br />

esprit et le téléphone qui sonnait parfois, mais le plus souvent pour sa fille. Dany avait<br />

beau savoir que c’est l’âge où les pré-ados ont quantité de choses importantes et<br />

insignifiantes à se raconter, elle la suppliait d’abréger ses discussions espérant ainsi<br />

libérer la ligne, au cas où Franck appellerait. Elle s’était juré de ne pas faire le premier<br />

pas, il devait appeler d’abord. Elle avait mis si peu de résistance à se laisser séduire<br />

qu’elle voulait maintenant en avoir le cœur net. Peut-être après tout que Franck ne<br />

manifesterait plus le même enthousiasme, on ne savait jamais avec les hommes et son<br />

expérience sur les amours décevantes était déjà trop longue à son goût. Pourtant, pour<br />

la première fois, en réalisant combien Marie-Claire monopolisait le téléphone de la<br />

maison, elle avait presque envisagé de prendre un portable. Puis le miracle avait eu<br />

lieu. Marie-Claire était au lit, elle-même se sentait terriblement fatiguée et s’apprêtait<br />

à s’allonger avec ses rêves et sa frustration de ne pas avoir de nouvelles. Le téléphone<br />

avait sonné, enfin, pour elle ! Elle avait décroché le combiné et éteint la lumière. Il<br />

était si doux d’entendre la voix de Franck en s’enroulant dans les draps, c’était un peu<br />

comme se coucher à ses côtés. Elle voulait lui dire qu’il lui manquait terriblement, qu’<br />

elle ne pensait qu’à lui et qu’elle avait une envie incroyable de refaire l’amour encore<br />

et encore avec lui. Il devait lire dans ses pensées ou bien être en parfaite osmose avec<br />

elle, car les mots qu’il prononçait étaient ceux qu’elle lui destinait. Mais était-il bien<br />

nécessaire pour elle de parler ? N’était-il pas bien plus merveilleux de s’emplir de ses<br />

mots à lui et de son amour ?<br />

- Franck, tu me manques, murmurait-elle. Raconte-moi ce que tu fais, ce que tu<br />

veux, le son de ta voix me manque… J’ai besoin de t’entendre me parler. Dismoi<br />

que tu ne peux pas te passer de moi, et que toi aussi tu languis de pouvoir<br />

me retrouver et me serrer dans tes bras...<br />

Elle avait à nouveau dix-sept ans, quand elle avait connu ses premiers émois. A<br />

l’époque ses parents ne la laissaient pas téléphoner trop longtemps, cela coûtait cher et<br />

le téléphone devait donc être utilisé avec discernement. Et puis il y avait déjà de l’eau<br />

dans le gaz entre eux et l’atmosphère à la maison était assez morose. Alors elle se<br />

rattrapait en lisant les lettres idéalistes et enflammées que lui écrivait Hervé, enhardi<br />

102


par quelques baisers très chastes qu’ils avaient échangés à la sortie du lycée où le<br />

jeune homme venait parfois l’attendre. A l’époque toutes ces choses étaient très<br />

nouvelles pour Dany. Elle n’avait pas eu beaucoup de temps à elle pour découvrir les<br />

surprises sensorielles qui accompagnent l’arrivée et l’épanouissement de<br />

l’adolescence. Elle avait toujours été très studieuse et soucieuse d’aider à la maison,<br />

surtout les dernières années. Leur père était souvent accaparé par son travail de<br />

représentant et leur mère se fatiguait vite, malgré son extraordinaire volonté. Même<br />

les rares soirs où son père était avec elles, il semblait absent. Dany avait compris<br />

depuis longtemps que quelque chose ne tournait pas rond dans leur couple, mais cela<br />

restait indéfinissable. C’était ainsi, c’est tout. Elle s’occupait au maximum de sa petite<br />

sœur Lisa ; l’aidant à faire ses devoirs. Puis au fil des mois et des années, l’ambiance<br />

avait fini de se dégrader et leurs parents s’affrontaient de façon ouverte en présence<br />

des filles. Alors Dany avait décidé de se préserver et Hervé avait été la solution qui<br />

s’était imposée comme une évidence. Hervé était fou d’elle et elle n’avait eu aucune<br />

difficulté à le convaincre de l’épouser. Il avait trouvé un travail de représentant, ce qui<br />

n’avait pas ravi Dany, pour qui l’exemple paternel n’avait pas été probant. Mais<br />

c’était juste en dépannage, en attendant de trouver autre chose. Elle-même avait<br />

dégoté un emploi de vendeuse dans une boutique de chaussures, pas vraiment le pied<br />

ainsi qu’elle l’avait annoncé avec humour à Hervé, mais suffisant pour leur permettre<br />

de louer un deux-pièces où ils avaient passé quelques mois avant de déménager.<br />

Hervé avait d’abord changé de patron. Il s’était beaucoup investi dans le démarchage<br />

à domicile, ce qui lui avait permis de rapporter de bonnes primes. Il s’était distingué<br />

en réalisant plusieurs mois de suite les meilleurs bénéfices de l’entreprise. Il était<br />

souvent parti sur les routes, parfois plusieurs jours de suite, mais les fins de mois<br />

avaient aidé à oublier ces sacrifices. Et puis, consécration suprême, son patron,<br />

Monsieur Coulard, les avait tous deux invités à dîner pour récompenser les excellents<br />

résultats d’Hervé et discuter ensemble d’avenir et de responsabilités accrues. A bien y<br />

réfléchir, c’est à partir de ce moment là que leurs problèmes avaient réellement<br />

commencé.<br />

Mais ce n’était pas le moment de gâcher cet instant magique par des souvenirs lourds<br />

qu’elle avait jusqu’à présent si bien gardés tassés au fond de son être.<br />

Franck prenait de ses nouvelles et c’était merveilleux. Elle lui expliqua qu’elle avait<br />

été assez perturbée et manquait de concentration au travail, prétendant n’avoir aucune<br />

idée de ce qui avait pu la mettre dans un état pareil…Ils riaient tous deux comme des<br />

enfants et cela lui faisait un bien fou. Elle l’avait pressé de questions sur son nouveau<br />

chantier, ce rival déloyal qui le tenait éloigné d’elle. Il lui donna quelques grandes<br />

lignes de son projet et ses paroles réveillèrent en elle les idées folles qu’elle avait<br />

eues avec Monsieur Jean quand ils avaient visité son nouveau local. Alors subitement,<br />

elle eut envie de parler à Franck de la nouvelle acquisition son patron, avoir son avis<br />

sur les aménagements possibles et lui expliquer pourquoi elle aurait très bien vu ce<br />

futur bar aménagé en petit restaurant de quartier, à la cuisine familiale simple et<br />

généreuse. Et pourquoi elle pensait que Franck devrait jeter un coup d’œil au projet.<br />

Elle attaqua le sujet dès qu’il acheva sa phrase en cours. Il venait de décrire comment<br />

il espérait dans son nouveau travail mettre en valeur les volumes et jouer avec les<br />

matières, elle lui détailla comment de son côté on pourrait tirer partie de la clarté du<br />

local de Monsieur Jean et restaurer une âme accueillante et conviviale pour cet<br />

endroit. Franck écoutait Dany attentivement, heureux de son enthousiasme. Pendant<br />

les six premiers mois où il l’avait connue sans ouvertement révéler son affection et<br />

son attirance prononcée pour elle, il avait eu tout le temps de l’observer. Jamais elle<br />

n’avait montré autre chose qu’une aimable réserve, contrôlant ses émotions sans<br />

103


elâche et s’appliquant à mettre une distance entre elle et tout ce qui pourrait déroger à<br />

ses habitudes et sa vie bien réglée. Du moins jusqu’à leur premier baiser dans la<br />

cuisine, où elle avait ouvert une brèche dans ses remparts et lui avait permis de<br />

s’immiscer jusque dans son coeur. Et voilà que depuis, il lui semblait découvrir une<br />

autre femme. Certes la Dany inquiète et pragmatique avait refait surface en mesurant<br />

les risques qu’elle avait pu prendre en s’oubliant sans protection contraceptive dans<br />

les bras de Franck, mais il retrouvait ce soir au téléphone la nouvelle pétillante et<br />

toujours incroyablement désirable Dany.<br />

Toutefois, au-delà des mots qu’il captait dans l’écouteur, il lui semblait entendre un<br />

message d’une simplicité déroutante. Une évidence que peut-être Dany elle-même<br />

n’avait pas encore formulée consciemment dans son esprit mais qui semblait logique<br />

au vu de la vie professionnellement chargée et difficile qu’elle avait dû affronter seule<br />

pour élever sa fille. Dany aspirait à faire désormais autre chose qu’un mi-temps de<br />

secrétariat assorti d’un autre mi-temps dans un bar de quartier, à ouvrir des bouteilles<br />

et rincer des chopes. Malgré toute l’estime, la loyauté et la reconnaissance qu’elle<br />

pouvait avoir pour monsieur Pierre, elle aspirait désormais à une vie réglée plus<br />

classique et stable. Le plaisir qu’elle avait à faire la cuisine ne pouvait pas à lui seul<br />

expliquer cette incroyable idée de gérer un restaurant, qu’il ne commettait pas l’erreur<br />

de prendre pour une lubie sans fondement.<br />

Et puis il dut interrompre subitement leur conversation, mais il promit de rappeler un<br />

peu plus tard dans la soirée. Dany se sentit terriblement frustrée sur le moment et<br />

l’excitation de l’attente de son prochain coup de fil la força à se relever. Seule sa voix<br />

pourrait à nouveau l’apaiser.<br />

104


Chapitre 25 – UNE SOLISTE TRES DOUEE<br />

Léa souhaitait fêter dignement son anniversaire. C’est à dire qu’elle voulait sortir,<br />

boire, s’amuser, s’oublier. On n’a pas tous les jours 24 ans, et une énorme peine de<br />

cœur à évacuer après s’être fait larguer pour une bimbo typée mexicaine.<br />

Lisa avait trouvé pour Léa le cadeau idéal qui cumulait plaisir des yeux et des oreilles.<br />

Son pianiste préféré lui avait proposé deux billets pour un concert unique avec soliste.<br />

Elle espérait ainsi faire oublier monsieur détartrage à son amie et se réjouissait<br />

d’entendre Gianni le virtuose sublimer Mozart.<br />

Elle était passée prendre Léa chez elle. Elles avaient pris un petit apéro, histoire de<br />

bien commencer la soirée, puis avaient filé en taxi (ça faisait partie du cadeau de Lisa)<br />

à la salle de spectacle.<br />

Le rideau s’était ouvert sur un décor de toile noire tendue, agrémentée de petites<br />

lumières qui scintillaient comme autant d’étoiles par une nuit d’été. Les musiciens<br />

portaient des fracs, la soliste une robe longue noire à la fois sobre et très élégante. Une<br />

orchidée dorée égayait le revers de son boléro.<br />

Les places n’étaient pas dans les premiers rangs mais elles étaient suffisamment près<br />

de la scène pour suivre toutes les émotions sur le visage de l’interprète. L’acoustique<br />

était satisfaisante et les morceaux commencèrent à s’élever, mélancoliques puis<br />

joyeux.<br />

- Trop classe ! avait lancé Léa, presque sans voix.<br />

- C’est vrai qu’il est particulièrement élégant, avait approuvé Lisa tout aussi<br />

doucement.<br />

- Quelle beauté ! Elle était subjuguée.<br />

- Remets-toi. Je savais qu’il te plaisait, mais tu n’en faisais pas des tonnes la<br />

dernière fois que tu l’as vu.<br />

- A tomber. D’ailleurs heureusement qu’il est assis.<br />

- Je ne vois pas le rapport.<br />

- Et quelle harmonie !<br />

- Oui.<br />

- Quelle voix !<br />

- Mais de quoi tu parles ? Ce n’est pas sa voix, c’est un piano. T’es déjà<br />

beurrée, ou quoi ?<br />

- Mai non, elle. Regarde-la.<br />

- Tu t’intéresses aux filles maintenant ?<br />

- Et lui, regarde-le. Comme il la regarde.<br />

Lisa fut plus attentive à détailler les contours délicats de ce visage expressif qui<br />

produisait ces sons merveilleux. Certes, cette fille était belle. Ou plutôt non. Elle était<br />

magnifique, magnétique. Elle rayonnait. Elle captait l’attention, elle attirait tous les<br />

regards. Elle monopolisait SON regard.<br />

Ses mains couraient sur le clavier, accrochaient les touches et distribuaient les notes<br />

avec légèreté voire avec désinvolture. Mais ses yeux semblaient ancrés dans le profil<br />

de la sublime soliste. Perfide Kaa qui emberlificote Mowgli. Dangereux joueur de<br />

pipeau qui les entraîne tous à sa suite pour mieux les noyer.<br />

Il fallait se rendre à l’évidence. Lisa n’aimait pas cette fille. Trop douée pour être<br />

aimable. Trop belle pour être honnête. Il faudrait d’ailleurs qu’elle en touche deux<br />

mots à Gianni. Il ne pouvait rester dupe.<br />

105


Léa se délecta jusqu’au dernier soupir, jusqu’à la dernière ronde. Les autres<br />

spectateurs avaient aussi apprécié et applaudissaient à tout rompre. Pas moins de 4<br />

rappels firent revenir la soliste en scène. Lisa était stupéfaite. Non mais, pour qui se<br />

prenait-elle pour se permettre ces sourires aussi ouvertement aguicheurs ?<br />

Léa remercia Lisa avec effusion pour ce merveilleux moment qui touchait à la<br />

perfection. Lisa se réjouit, mais nota qu’au moins deux verres avaient été de trop et<br />

qu’il était temps d’aller manger, avant de continuer la soirée. Son téléphone sonna.<br />

C’était Gianni.<br />

- Ciao, Gianni. Et félicitations pour ce concert, c’était magique.<br />

- Content que ça t’ait plu. Tania, la soliste, est extraordinaire, n’est-ce pas ?<br />

- Oui absolument, Léa aussi est ravie.<br />

Non mais il n’allait pas s’y mettre lui aussi avec cette prétentieuse !<br />

- Vous voulez que je vous la présente ?<br />

- Nous présenter la soliste ?<br />

- Oh oui ! piaffa Léa.<br />

- Elle est sûrement déjà très sollicitée, essaya Lisa pour se sortir de ce mauvais<br />

tour.<br />

- Oui c’est vrai, mais si je le lui demande, elle se fera un plaisir de vous<br />

rencontrer.<br />

Voyez ça, quelle chance. On tombait dans la pure mièvrerie. Au secours, sauvez-moi.<br />

- Bon eh bien deux minutes alors.<br />

- Oh super, merci.<br />

Non pitié Léa, n’en rajoute pas.<br />

- Retrouvez-moi dans les coulisses, côté cour. A de suite Ciao.<br />

Gianni avait raccroché. Impossible de faire marche arrière.<br />

Les coulisses étaient bondées. Léa fut très efficace pour se frayer un chemin jusqu’à<br />

la loge de la star de la soirée. Lisa suivit de mauvaise grâce.<br />

- Toc toc, lança-t-elle, toute émoustillée à l’idée d’approcher les artistes.<br />

- Entrez. Bonjour Léa. Je vous présente Tania Lenkova. Tania, ce sont les amies<br />

dont je t’ai parlé, Léa et Lisa.<br />

- Enchantée. Les amis de Gianni sont toujours les bienvenus. Elle avait une<br />

douceur dans le regard et une bienveillance dans la voix que Lisa ne put<br />

s’empêcher de trouver sirupeuses.<br />

- Comment vous êtes-vous connus ? demanda Léa.<br />

- Nous avons travaillé ensemble pendant la tournée en Allemagne cet hiver, et<br />

nous avons décidé de continuer notre…coopération. Tout en parlant avec un<br />

léger accent slave, elle s’était rapprochée de Gianni et avait posé sa main sur<br />

son épaule avec délicatesse.<br />

- C’est un honneur et un plaisir de jouer avec Tania. C’est une grande artiste<br />

dans son pays, vous savez. Il avait à son tour posé sa main sur celle de la<br />

chanteuse, et enveloppé son compliment d’un sourire aimable.<br />

- Et c’est quoi son pays ? avait demandé Lisa à Gianni, frisant les limites de la<br />

bienséance, à deux doigts d’ignorer la présence de sa rivale. Car c’était bien<br />

cela dont il s’agissait. Tania la douce, Tania la sublime, Tania la grande artiste<br />

dans son pays, risquait de mettre le grappin sur le merveilleux, le très beau,<br />

l’enchanteur pianiste, qui partirait faire tout un tas de tournées avec elle et<br />

abandonnerait leur petite chorale de Saint Antoine. La garce !<br />

- Je viens d’Estonie, répondit gentiment Tania. Là où je vis, beaucoup d’enfants<br />

chantent et font de la musique, ça fait partie de notre vie.<br />

106


C’était donc ça, le secret de ce teint clair, ces pommettes saillantes et ces grands yeux<br />

bleus. Lisa ne s’avouait pas vaincue. Elle arriverait à la faire sortir de ses gonds. Il<br />

fallait que Gianni voie bien qu’elle n’était pas comme il y paraissait. Il ne devait pas<br />

se laisser embobiner.<br />

- Et où ça se trouve, l’Estonie ? demanda-t-elle en espérant la vexer.<br />

- C’est au nord-ouest de la Russie, un petit territoire au bord de la Baltique.<br />

- Voilà quelque lacune en géographie qu’il faudra songer à combler, avança<br />

Gianni, un tantinet agacé par le manège de Lisa.<br />

- Mais c’est tout petit Gianni, il est normal que beaucoup de gens n’en aient pas<br />

entendu parler.<br />

Tania se montrait conciliante et apaisante. C’était écoeurant. C’était trop. Lisa déclara<br />

forfait et annonça que Léa et elle avaient plein de choses à fêter encore et qu’elles<br />

devaient hélas déjà partir mais qu’elles avaient adoré le spectacle et qu’elle espérait<br />

que beaucoup d’autres grandes chanteuses viendraient encore d’Estonie. Et au revoir.<br />

Gianni la suivit dans le couloir, hors de la loge et la saisit par le bras.<br />

- Lisa, qu’est-ce qui se passe ?<br />

- Comment ça ? Aïe, tu me fais mal.<br />

- Excuse-moi. Il la lâcha. Ce fut encore plus douloureux. Je ne t’avais encore<br />

jamais vue aussi… agressive.<br />

Tu veux dire limite méchante.<br />

- Pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai un peu bu ce soir. Et puis… c’est<br />

vrai elle est très belle, très talentueuse. Et vous êtes mignons tous les deux<br />

quand elle pose sa main sur ton épaule, et que tu la couves du regard.<br />

Gianni la fixait étrangement. Ce fut plus qu’elle ne pouvait en supporter.<br />

- Allez Léa, on s’arrache.<br />

- Ciao Gianni et félicitations, c’était gé-nial !<br />

- Ciao Léa. Au revoir Lisa.<br />

Elle lui avait fait un signe de la main en partant, sans même se retourner.<br />

Gianni se demandait si Lisa n’était pas un tantinet jalouse du succès de Tania. Il en<br />

éprouva un sentiment indéfinissable. Il la suivit du regard tandis qu’elles gagnaient la<br />

sortie. Puis il retourna dans la loge, retrouver sa partenaire entourée d’autres<br />

admirateurs venus la féliciter. Même quand elle se mettait en colère, Lisa était<br />

décidément très jolie.<br />

107


Chapitre 26 – PETITS CADEAUX ENTRE AMIS<br />

La préparation du passage à l’Euro commençait à demander beaucoup d’attention et<br />

de préparation côté européen, mais aussi des visites régulières de coordination avec<br />

les filiales asiatique et américaine du groupe. Lucas de Bès s’était absenté<br />

régulièrement ces derniers mois, et devrait repartir prochainement aux Etats–Unis. Il<br />

devait y aller avec Mélinda et demanda à Gilbert d’assurer son remplacement pour un<br />

certain nombre de rendez-vous et de réunions qui devraient être maintenus en son<br />

absence.<br />

- Voilà globalement ce que j’attends de vous. Pour les relevés hebdomadaires,<br />

le programme de Lisa permet d’extraire rapidement les informations et de<br />

préparer le tableau de bord pour la revue avec Monsieur Sens.<br />

- Pour les accès au système central, y a-t-il besoin de codes ?<br />

- A priori vous n’en avez pas besoin.<br />

- Oui c’est vrai, sauf si, comme le mois dernier, les sauvegardes ne fonctionnent<br />

pas et qu’il faut intervenir manuellement. C’est juste au cas où, mais si ça vous<br />

pose un problème, on se débrouillera sans les données.<br />

- Oui bien sûr. Je vous laisserai aussi les codes. Mais en cas de problème,<br />

référez-vous à Serge Amantin, l’adjoint de Mélinda. Il sera de bon conseil en<br />

toute situation.<br />

- Vous pouvez compter sur moi.<br />

D’autres consignes, nombreuses, avaient suivi. Puis Lucas avait pris congé de Gilbert<br />

pour pouvoir terminer ses affaires en cours et notamment préparer sa conférence<br />

téléphonique avec Mélinda et l’état-major de New-York, en vue de leur prochain<br />

voyage.<br />

Mélinda était surbookée avant son départ à New-York et avait chargé Lisa de mille<br />

corvées à terminer pendant son absence. Un dossier présentait une incohérence<br />

d’échéance de remboursement, et Lisa voulut demander conseil à sa chef. Elle en<br />

profiterait pour lui emprunter sa méga-agrafeuse qui permettait de relier les grosses<br />

liasses de feuilles, alors qu’elle-même ne disposait que d’une mini qui était juste<br />

bonne à épingler un maximum de cinq feuillets.<br />

Lisa toqua à la porte du bureau, mais Mélinda ne s’y trouvait pas. Elle repoussa la<br />

porte, entra dans la pièce puis avisa le tiroir du meuble entrouvert qui laissait<br />

apparaître la méga-agrafeuse qui lui serait si utile. Elle avança de deux pas, s’enhardit<br />

jusqu’au tiroir qu’elle ouvrit plus complètement, retira précautionneusement la mégaaccroche-tout<br />

et utilisa l’objet convoité pour donner un aspect plus rangé au dossier<br />

qu’elle devait traiter pour cause de délai de paiement. Et hop, je t’agrafe les clauses<br />

du contrat, et paf, je rassemble les courriers au client, et toc j’épingle les nouveaux<br />

échéanciers, et vite je remets la méga-agrafeuse dans le tiroir avant que ma chef ne me<br />

prenne en flag en train de fouiller son tiroir et….mince alors !: Qu’est-ce que c’est<br />

que ce truc au fond du tiroir ? Il ne s’agit que d’un bout de bois sculpté et pourtant<br />

quelque chose interpelle Lisa . Et voilà que malgré elle, alors qu’elle mesure les<br />

risques qu’elle encourt à fouiller dans les affaires de son boss, une force inconnue<br />

pousse Lisa à ouvrir plus en avant le tiroir pour dégager l’objet si curieux. Elle<br />

regarde sans la toucher cette épingle à cheveux, ou plutôt ce peigne pour retenir les<br />

mèches rebelles. Elle l’a vu plusieurs fois émerger de la chevelure de Mélinda,<br />

retenant en chignon sa tignasse épaisse. Mais elle n’avait jamais pu jusqu’à présent<br />

regarder la beauté stupéfiante de l’objet. Une sculpture à la fois sobre et délicate, une<br />

108


forme élancée et ronde à la fois. Un bois sombre avec des marbrures, comme des<br />

veines. Un motif à la fois original et pourtant déjà vu. Voilà ça y est. Ca lui revient.<br />

C’était il y a quelques mois, elle suivait un exposé détaillé sur le folklore, les<br />

croyances et l’artisanat africain. On lui avait expliqué les pouvoirs magiques qui<br />

poussaient deux êtres partageant certains objets à connaître un attachement sans faille.<br />

En fait, cet objet ressemblait à s’y méprendre au cadeau que lui avait fait Lucas. La<br />

brosse montée sur une monture en bois sculpté était assortie au peigne que Mélinda<br />

utilisait régulièrement pour retenir sa chevelure. Etait-il possible que Lucas offre à<br />

toutes ses collègues de travail ses souvenirs de voyage ? Elle repoussa le tiroir, perdue<br />

dans ses pensées, et retourna pensive et un peu déconfite dans son bureau. Karine nota<br />

son air sombre et lui demanda la raison pour cette petite mine triste alors qu’il faisait<br />

si beau dehors.<br />

- Je crois que Lucas et Mélinda sont amis. Du moins, suffisamment pour se faire<br />

des petits cadeaux.<br />

- ….<br />

- Tu le savais ?<br />

- Je savais quoi ? Qu’ils sont amis ou qu’ils se font des petits cadeaux ?<br />

- ….<br />

- Tu sais, ça n’a pas grande importance. Ce sont les chefs de cette boîte, ils ont<br />

certaines relations, et nous ne faisons pas partie de leur monde.<br />

- Mais Lucas est différent. Je veux dire, il peut être si gentil…<br />

- Ne m’en veux pas si je suis un peu trop directe, mais Lucas de Bès n’est pas<br />

très gentil. Même si vous chantez dans la même chorale, même s’il t’a aidée<br />

depuis que tu es arrivée chez Crédit-Fians, crois-moi cet homme n’est pas ce<br />

que j’appellerais un gars gentil.<br />

- Mais pourquoi elle ?<br />

- Parce que c’est une collègue dont il est assez proche. Elle est ambitieuse,<br />

intelligente. Et les hommes aiment les salopes.<br />

- Tu exagères, il ne s’agit que d’une épingle à cheveux.<br />

Karine ne se voyait pas raconter à Lisa la partie de jambes en l’air sur la<br />

photocopieuse ni les gémissements de Mélinda sous les assauts répétés de Lucas de<br />

Bès. A quoi bon torturer cette petite ? La vie devait lui réserver suffisamment d’autres<br />

bonnes surprises pour ne pas s’appesantir sur les hasards sordides du destin. Tomber<br />

amoureuse d’un chef qui couche avec son propre supérieur, c’était d’un banal<br />

affligeant et ça ne durerait qu’un temps. Lisa finirait bien par trouver son Gilbert et<br />

laisser aux oubliettes l’énigmatique Lucas de Bès.<br />

- Tu as raison. Si encore ça avait été un diamant de dix carats, on aurait pu en<br />

faire des gorges chaudes. Mais pour une barrette à cheveux, y’a vraiment pas<br />

de quoi se taper le derrière par terre. Alors voilà ce que je te propose. Ce soir<br />

on boucle à dix-sept heures trente, et tu nous accompagnes avec Gilbert au<br />

cinéma.<br />

- C’est gentil mais c’est mardi et j’ai mon cours de chant.<br />

- Alors, si tu vas chanter avec ton pianiste, je n’essaye même pas de te retenir.<br />

Karine lui avait lancé un clin d’œil accompagné d’un geste du poignet qui signifiaient<br />

j’ai compris, on ne fait pas le poids avec ton beau gosse, vas-y à fond et profite.<br />

Ce soir-là au cinéma, avant le début de la séance, Gilbert expliqua à Karine qu’il était<br />

chargé de préparer le prochain rapport hebdomadaire pour M Sens.<br />

- Avec le programme de Lisa, c’est devenu un jeu d’enfant, même toi tu devrais<br />

y arriver sans trop de difficultés, ajouta-t-elle, taquine.<br />

109


- Tu as raison. Et puis, j’ai les codes pour accéder aux données centrales, au cas<br />

où il y aurait un problème de down-load comme le mois dernier. Il avait lancé<br />

cette information de façon anodine, en gobant son pop-corn avec application.<br />

Karine avait instantanément retrouvé son sérieux.<br />

- Tu veux dire que tu vas pouvoir chercher ce qui cloche dans les données<br />

extraites par Lisa sur le PC de Mélinda ?<br />

- Disons que j’aurai accès au fichier central et que je peux procéder à certaines<br />

vérifications qui permettront de peaufiner le programme de ta collègue.<br />

- Tu sais ce que tu risques, s’ils découvrent que tu te mêles de ce qui dépasse le<br />

cadre de tes responsabilités ?<br />

- Eh bien, après mûre réflexion, je pense que je risque d’un côté un blâme avec<br />

absence d’augmentation pendant un bon bout de temps - ce qui ne m’effraie<br />

pas plus que ça maintenant que j’ai trouvé une femme qui peut m’entretenir….<br />

- N’y compte pas trop si tu veux mon avis….<br />

- ..d’un autre côté, c’est une opportunité unique pour aider ta collègue non<br />

seulement à régler son problème de programmation, mais aussi à voir plus<br />

clair dans la personnalité du fascinant patron du dix-huitième étage…<br />

- Si seulement ça pouvait l’en guérir ! Je n’ai pas eu le courage de lui dire que<br />

Mélinda et lui sont amants.<br />

- Inutile. Et j’adore l’idée d’être le seul avec toi à connaître cette anecdote<br />

croustillante.<br />

Le noir se fit dans la salle et la séance commença. Karine se délectait à l’avance du<br />

film à venir. Celui sur l’écran, mais aussi et surtout de celui qui raconterait la chute et<br />

décadence de patrons véreux dans une banque très chic à envergure internationale.<br />

110


Chapitre 27 - LES FANTOMES DU PASSE<br />

Franck avait préparé des émaux et la cuisson s’avèrerait délicate. Ces essais lui<br />

permettraient de choisir définitivement les formes et couleurs des motifs dont il<br />

souhaitait décorer la voûte de la pièce centrale. Alors qu’il ouvrait la porte du four de<br />

cuisson pour retirer les godets emplis de matière en fusion, le souffle chaud fit<br />

remonter en lui d’autres souvenirs. Ses vieux fantômes bien-aimés revenaient<br />

régulièrement le hanter pendant les nuits glacées de solitude. Et maintenant que son<br />

cœur recommençait lentement à se réchauffer, ils se rebellaient et remontaient à la<br />

surface. Pourtant il n’avait rien renié et payé sa peine d’un oubli de soi total pendant<br />

dix longues années. Les voix du passé avaient été conciliantes tant qu’il avait continué<br />

à avancer seul vers l’avenir. Mais aujourd’hui il entrevoyait une lueur d’espoir qui<br />

éclairait à nouveau le couloir de sa vie et il entendait continuer à progresser vers la<br />

lumière, même si au départ il devait être quelque peu aveuglé par le contraste de<br />

luminosité. Une partie de lui essaierait bien sûr de le dissuader à s’exposer, pour<br />

retrouver le confort sécurisant de l’obscurité et du renoncement. Mais cette fois-ci, il<br />

ne se laisserait pas faire. Il ferait ce qui serait nécessaire pour apaiser ses vieux<br />

démons et les faire taire définitivement.<br />

Il alla droit vers le placard, sortit la boîte de gâteaux décorée en fer qu’il avait<br />

toujours gardée précieusement depuis cette nuit terrible. Puis il s’assit, regarda les<br />

photos, caressa plusieurs fois le visage de Camille, saisit le carré de tissu qu’elle avait<br />

brodé avec tant d’amour et le pressa sur son visage. Il y avait longtemps que toute<br />

odeur avait disparu de ces objets, mais le souvenir et la douleur avaient été tenaces.<br />

Il se rappelait encore maintenant combien elle était douce et fragile et qu’il l’avait<br />

aimée depuis son enfance. Tout petits, ils avaient déjà partagé une tendre complicité<br />

et jouaient à imiter la vie des grands qui les entouraient avec bienveillance. Camille<br />

était la joie et la vie et son cœur était plein des fous rires de gosse qu’ils avaient<br />

partagés. Un hasard de voisinage les avait mis en présence depuis tout petiots et rien<br />

ne semblait pouvoir les séparer jamais. En grandissant, leur amitié complice avait fait<br />

part à une grande confiance. Même à l’école, ils n’avaient que peu de temps pour<br />

d’autres amis, tant ils avaient besoin de se retrouver après chaque cours. Ils avaient<br />

toujours quelque chose à se raconter mais savaient aussi passer de longs moments<br />

sans rien se dire, en dégustant leurs silences partagés. Ils avaient parfois été séparés,<br />

le temps des vacances d’été puis quand la maman de Camille avait été très malade et<br />

qu’elle avait dû aller passer quelques semaines chez une tante, dans une bourgade<br />

située à une vingtaine de kilomètres. Franck avait alors un nouveau vélo, qui s’était<br />

avéré providentiel. Il avalait sans regret matin et soir de chaque fin de semaine les<br />

kilomètres qui le séparaient de la douce Camille. C’est à ce moment-là que les adultes<br />

autour d’eux comprirent qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, avant qu’eux-mêmes ne<br />

le réalisent. Seule sa grand-mère, qui adorait Franck, ne voyait toujours en lui qu’un<br />

enfant. Franck rendait bien son affection à sa grand-mère et parlait parfois avec elle<br />

de ses plans de vie commune avec Camille. Car il lui devenait évident qu’elle serait la<br />

femme de sa vie.<br />

Dès quatorze ans, Franck était déjà grand et bien charpenté. Il faut dire qu’il aidait<br />

beaucoup son père à bricoler à la maison et sa mère à travailler au jardin. Puis l’état<br />

de santé de la mère de Camille avait fini de se détériorer. La petite boule était devenue<br />

vilaine tumeur avant de broyer définitivement la mère de Camille dans la douleur, son<br />

père dans le chagrin et la jeune fille dans une inconsolable séparation. Quand son<br />

111


épouse avait été reprise par la terre, son veuf n’avait pu rester dans la maison qui lui<br />

rejetait jour après jour les images du bonheur disparu. C’est ainsi que Camille partit<br />

loin alors qu’elle n’avait pas treize ans, arrachée à son enfance insouciante et heureuse<br />

et à son bien-aimé complice depuis l’enfance. C’est ainsi que Franck avait perdu<br />

Camille une première fois.<br />

Il avait travaillé pour grandir plus vite et gagner l’autonomie de retrouver sa « petite<br />

sœur » de coeur. Ses parents se réjouissaient de son entrain au travail, mais c’était sa<br />

grande sœur Anna qui en avait compris la première les vrais raisons.<br />

Alors elle avait longuement discuté avec son frère, qu’elle adorait par-dessus tout.<br />

Malgré leurs cinq années de différence, elle s’était toujours sentie proche et<br />

responsable de l’épanouissement de son cadet, dans une maison où personne n’avait<br />

jamais manqué d’amour mais où les vies bien réglées et simples de leurs parents ne<br />

pourraient suffire à répondre aux aspirations des jeunes adultes qu’Anna et Franck<br />

devenaient.<br />

Franck continuait à construire sa vie pour Camille, pour la retrouver. Ils ne<br />

s’appelaient que de temps en temps mais s’écrivaient régulièrement. Pendant les<br />

vacances, Franck aidait ses parents à la maison, quant à Camille elle avait eu des<br />

velléités de revenir, toujours empêchée d’une façon ou d’une autre par son père qui ne<br />

voulait plus entendre parler de ce qui pouvait faire ressurgir un lien aussi ténu soit-il<br />

avec les longs mois d’agonie et de souffrance de son épouse défunte mais toujours<br />

bien aimée. Le temps passait, parfois interminable puis occasionnellement plus<br />

rapide. Franck avait eu son baccalauréat et avait à son tour entrepris des études qui lui<br />

permettraient de garder le contact avec les activités manuelles qu’il affectionnait, tout<br />

en gagnant suffisamment sa vie. L’architecture était une voie prenante mais qui le<br />

passionnait et il avait décidé de s’y investir à plein temps. Il occupait en semaine une<br />

chambre exigüe simplement meublée d’un bureau et d’une chaise, qui lui permettaient<br />

de se dédier pleinement à l’étude des matériaux et de la décoration. Il rentrait en fin<br />

de semaine pour retrouver sa famille et écrire à Camille, en attendant que la vie les<br />

réunisse à nouveau.<br />

D’un coup, l’année de ses vingt ans, tout s’était accéléré. Sa grand-mère était morte,<br />

emportant avec elle les derniers vestiges de l’enfance simple et heureuse de Franck.<br />

Camille avait atteint sa majorité et quitté son père, se passant de son accord pour<br />

pouvoir retrouver enfin celui dont elle voulait être l’ombre, l’écho de son propre<br />

souffle. Avec l’accord de sa famille, Franck avait accueilli Camille chez eux en<br />

promettant de l’épouser dès la fin de ses études. Elle occuperait la chambre de la<br />

grand-mère en attendant l’officialisation de leur union, c’était la seule condition<br />

qu’avaient mis les parents de Franck pour qu’elle puisse rester. Elle était la force qui<br />

le poussait à travailler dur pendant la semaine et le doux réconfort auprès duquel il<br />

s’abandonnait avec confiance dès qu’il pouvait rentrer à la maison.<br />

Franck et Camille respectèrent le pacte de ne jamais s’aimer sous le toit des parents de<br />

Franck avant leur mariage, que l’on pourrait célébrer dès l’été prochain. Mais l’amour<br />

le plus pur et le plus innocent ne mène-t-il pas logiquement à la fusion totale de deux<br />

jeunes êtres quand ceux-ci ont tant à partager et déjà si longtemps attendu ? Les<br />

longues promenades que Camille et Franck avaient entreprises dès leurs retrouvailles<br />

leur avaient permis de retrouver une intimité propice pour se raconter de vive voix<br />

leurs histoires et leurs frustrations d’avoir été si longtemps séparés. Leurs mains unies<br />

pour ce contact nécessaire qui leur avait tant fait défaut, ils marchaient dans la<br />

campagne environnante, jusqu’à trouver un caillou plat ou une souche d’arbre sur<br />

lesquels ils pouvaient se poser et mélanger leurs regards heureux.<br />

112


Ils avaient alors vingt et dix-huit ans, mais avaient gardé, comme suspendus hors du<br />

temps, l’innocence de l’époque où ils n’en avaient encore que douze et quatorze,<br />

avant que la terrible maladie de la mère de Camille ne les arrache l’un à l’autre.<br />

Cela avait presqu’un côté surnaturel, cette façon de se sentir si bien avec l’autre tout<br />

en ayant le sentiment que quelque chose avait réellement changé et qu’il y avait dans<br />

leur équation un nouveau paramètre. La connaissance du visage aimé était<br />

délicieusement troublée par ce changement subtil qui transforme une fillette en jeune<br />

femme et un adolescent en homme. Mais plus encore que les hormones en mutation,<br />

c’était bien le temps et la séparation qui avaient fait mûrir en eux ce désir qu’ils<br />

découvraient, troublés, sans chercher à le cacher l’un à l’autre.<br />

Camille avait la peau douce et ses yeux noisette, si rieurs au-dessus de ses tâches de<br />

rousseur, avaient reflété une extraordinaire gravité quand il s’était approché d’elle<br />

pour l’embrasser dans cette clairière déserte. Elle avait su avant lui qu’il leur serait<br />

impossible de se détacher avant d’aller au bout de leur désir, qui de lancinant était<br />

devenu dévastateur par le simple échange de leurs regards assoiffés l’un de l’autre.<br />

Camille avait immédiatement senti au plus profond d’elle-même qu’elle portait le<br />

fruit de son amour. Elle ne savait pas comment le dire à Franck, mais comme toujours<br />

il avait été merveilleux avec elle. Il prenait la nouvelle comme un cadeau du ciel et<br />

redoublait de douceur, si c’était encore possible, avec la future maman. Au début,<br />

Franck avait demandé à Anna d’assister Camille pour une visite de confirmation. Il<br />

était important de bien suivre la grossesse dès le début mais il préférait être sûr de la<br />

nouvelle avant d’informer ses parents, qui risquaient d’être un peu bousculés par<br />

l’annonce et qu’il avait à cœur de ménager.<br />

Anna avait été incroyablement chouette et efficace. Elle avait prétexté une journée de<br />

shopping entre jeunes pour les emmener tous les deux, un samedi matin, chez une<br />

gynécologue. Franck avait insisté pour être là et pour que le spécialiste n’exerce pas à<br />

moins de cinquante kilomètres, afin d’être sûr de ne croiser personne de connu qui<br />

puisse vendre la mèche avant qu’eux-mêmes ne décident d’informer la famille.<br />

L’examen s’était révélé concluant. La découverte du minuscule haricot sur l’écran de<br />

l’échographie avait été particulièrement émouvante. Le soir même, alors que la<br />

douceur de mai avait fleuri les vergers, Franck avait parlé à ses parents. Ils avaient été<br />

visiblement contrariés d’apprendre que la naissance prévue pour décembre précèderait<br />

de six bons mois le mariage qu’ils commençaient déjà à organiser, épargnant mois<br />

après mois une somme qu’ils avaient de réserve pour Anna mais qu’ils ne pensaient<br />

pas investir si tôt pour leur cadet qu’ils trouvaient encore si jeune.<br />

Pour sa dernière année d’études de célibataire, Franck mit les bouchées doubles, en<br />

acceptant un emploi de gardiennage de nuit, qui lui permettait pendant la semaine de<br />

bûcher ses cours tout en gagnant un peu d’argent qu’il mettait de côté pour installer<br />

prochainement sa famille. Les fins de semaine, il prenait à peine le temps de se<br />

reposer pour profiter au maximum de sa famille et surtout de Camille. La deuxième<br />

échographie en juillet leur avait permis de connaître le sexe de l’enfant, mais ils<br />

n’avaient rien dit pour préserver la surprise jusqu’au moment de la naissance. La<br />

venue du bébé serait un merveilleux cadeau pour le Noël de ses vingt et un ans. Après<br />

la douceur nostalgique de septembre, octobre était venu avec ses palettes de vert jaune<br />

et orangé que seul novembre sait transformer en un flamboiement doré, rouge puis<br />

brun foncé. Les nuits étaient fraîches et humides et le ventre de Camille avait gonflé<br />

jour après jour, comme pour préserver l’environnement doux et serein de l’été pour le<br />

bébé. Camille était de plus en plus belle, transfigurée par son amour pour Franck et<br />

par l’enfant qu’ils élèveraient ensemble. Le bébé était à son aise, il commençait à lui<br />

113


comprimer les côtes déclenchant quelques douleurs qui l’empêchaient certaines nuits<br />

de trouver un sommeil réparateur.<br />

Ce samedi de novembre, Franck avait dû écourter son week-end et comme tous les<br />

soirs suivant son départ de la maison, il avait appelé pour dire qu’il était bien arrivé.<br />

Camille était inquiète de nature et n’avait pas l’esprit tranquille jusqu’au coup de fil<br />

de Franck.<br />

Camille étant à la fin de son huitième mois de grossesse, il fallait être prêt à toute<br />

éventualité. Sa valise pour la maternité était faite et les numéros d’urgence bien en<br />

vue sur la commode de l’entrée, à côté du téléphone, en cas de besoin.<br />

Aucun numéro n’aurait pu l’aider ce soir-là dans la vision terrifiante qui l’avait<br />

secouée pendant son sommeil. Elle se voyait, assise dans un wagon, regardant le<br />

paysage verdoyant qui défilait par la fenêtre. Ce n’était pas son visage et elle n’était<br />

pas enceinte, mais elle savait que c’était elle, qui se trouvait dans ce wagon qui<br />

subtilement, s’était détaché du train qui le tractait, pour emprunter une autre voie. Les<br />

autres personnes dans le compartiment ne voyaient pas que le paysage était en train de<br />

changer, que le wagon prenait de la vitesse. Elle voulait les prévenir mais elle ne<br />

pouvait pas parler et le wagon allait toujours plus vite, le paysage devenait<br />

terriblement désolé, de plus en plus sombre. Elle savait qu’ils allaient atteindre un<br />

tunnel sombre à l’issue duquel ils déboucheraient immanquablement sur un ravin<br />

vertigineux, mais personne ne semblait se soucier de la vitesse toujours plus affolante<br />

ni de l’isolement de ce wagon devenu fou. L’angoisse l’oppressait, elle restait<br />

pourtant muette, et le tunnel ouvrait sa bouche sinistre et menaçante alors que les<br />

autres passagers continuaient à deviser de façon anodine. Au moment d’être happés<br />

par l’obscurité, Camille avait vu à travers la vitre un visage immobile et impuissant<br />

qui la fixait, réalisant la situation mais sans pouvoir l’aider. Alors elle s’était réveillée<br />

en sursaut, moite d’angoisse, et la douleur qui l’oppressait en rêve dans la poitrine<br />

semblait avoir durci son ventre, qui commençait à se raidir. Elle avait allumé la lampe<br />

et levé des yeux interrogatifs vers le tableau qui renvoyait le regard à la fois doux et<br />

lointain de la grand-mère de Franck, ce même regard qui la fixait quelques secondes<br />

auparavant de façon insistante et inutile dans son rêve.<br />

Camille avait immédiatement appelé Franck, n’osant réveiller personne autour d’elle<br />

à cause d’un cauchemar idiot. La voix de Franck l’avait immédiatement apaisée, elle<br />

lui avait raconté ce rêve horrible et se reprochait de s’être laissé impressionner, mais<br />

le durcissement qui reprenait dans son ventre lui avait indiqué qu’il faudrait abréger<br />

cette conversation et songer à réveiller Anna. Elle avait raccroché en lui disant qu’elle<br />

l’aimait et qu’elle lui donnerait des nouvelles dès que possible. C’était la dernière<br />

fois qu’il avait parlé avec Camille, c’était il y a presque onze ans. Déjà.<br />

Sa décision était prise. Après quelques minutes d’un dialogue silencieux, Franck finit<br />

par se lever, rangea la boîte en fer et tous les objets précieux qu’elle contenait puis<br />

enfila son blouson et sortit.<br />

114


Chapitre 28 - UN DEBUT DE VIE DE FAMILLE<br />

Quand il la rappela enfin, Dany poussa un soupir de soulagement. Il y avait eu des<br />

bruits dans le lotissement et elle n’aurait pu fermer l’œil sans entendre à nouveau sa<br />

voix chaude et rassurante:<br />

- J’ai cru que tu ne rappellerais pas…<br />

- Je suis désolé, j’avais des choses à faire qui ne pouvaient pas attendre. Tu<br />

sais…J’ai bien vu que tu étais inquiète l’autre jour et je voulais te dire aussi<br />

que j’ai fait faire mes analyses. J’ai eu les résultats, tout est normal, si tu veux<br />

je te montrerai les résultats dès qu’on pourra se revoir.<br />

- Je m’en veux, tu sais, j’ai dû te sembler stupide, je ne voulais pas être<br />

désagréable avec toi. En fait, personne ne m’avait fait autant de bien que toi<br />

depuis très longtemps, mais je crois que j’ai eu peur. C’est tellement soudain,<br />

je me suis sentie dépassée un moment et j’ai paniqué. Mais maintenant tout va<br />

bien… En fait, j’ai acheté des préservatifs dès lundi parce que… j’ai très envie<br />

de refaire l’amour avec toi.<br />

- Et tu ne voudrais pas me transmettre une éventuelle maladie que tu aurais pu<br />

attraper, répondit Franck doucement pour la taquiner un peu.<br />

- Tu as raison, je ne m’étais pas posé la question dans ce sens. Mais ma vie<br />

sentimentale a été un désert total depuis tellement d’années que je ne pensais<br />

pas pouvoir présenter un quelconque danger pour le redoutable séducteur que<br />

tu es !<br />

- J’aurais tellement envie de te séduire en ce moment…Sa voix était<br />

enveloppante, presque hypnotique et c’était la seule chose tangible à laquelle<br />

elle souhaitait se raccrocher.<br />

- Et moi donc…tu me manques tellement Franck. Tu m’as fait connaître un<br />

sublime bonheur et je me sens maintenant perdue loin de toi.<br />

- Moi je suis dehors et je regarde le ciel. Je cherche une étoile filante qui<br />

pourrait exaucer mes vœux les plus chers….<br />

- Attends, je mets mes chaussons et je vais aller dans le jardin pour regarder le<br />

ciel comme toi. Ces téléphones sans fil étaient une trouvaille, ils permettaient<br />

une réelle liberté de mouvement.<br />

- Je souhaite pouvoir à nouveau te serrer fort entre mes bras, ajouta-t-il dans un<br />

souffle …tu vois, ça marche !<br />

Dany venait d’ouvrir la porte d’entrée quand elle découvrit la moto sur béquille et<br />

Franck debout devant le portail, tenant d’une main son casque et de l’autre le portable<br />

avec lequel il lui parlait. Elle resta sans voix. Elle ne se rappela ni avoir raccroché, ni<br />

lui avoir ouvert le portail, ni avoir refermé la porte de la maison, ni avoir regagné la<br />

chambre. Elle sut seulement qu’elle recommençait à vivre alors qu’il la prenait dans<br />

ses bras.<br />

- Salut Franck, bien dormi ? Tu veux goûter mes céréales ?<br />

Marie-Claire n’avait pas eu l’air surprise de voir son plombier préféré débarquer dans<br />

la cuisine à sept heures du matin alors qu’il était censé habiter à une dizaine de<br />

kilomètres de chez elles. Il avait pris une douche rapide qui devait lui donner l’énergie<br />

nécessaire pour traverser une journée remplie quand on vient de passer une nuit sans<br />

sommeil.<br />

Il l’embrassa sur la joue et lui caressa les cheveux, en avouant qu’il avait plus que tout<br />

besoin d’un grand café. Il en servit un deuxième bol pour Dany, qui ne tarda pas à les<br />

rejoindre. Elle était enveloppée d’un peignoir et d’un halo de bonheur qui la<br />

115


transfigurait. Marie-Claire jugea néanmoins plus prudent de ne pas le relever par une<br />

remarque qui pourrait tomber à plat. Après avoir avalé deux tartines de pain beurré<br />

avec de la confiture –grand luxe pour lequel il ne prenait pas le temps d’habitude-<br />

Franck alla chercher son blouson puis revint dans la cuisine pour dire au revoir.<br />

Marie-Claire ne put retenir sa question :<br />

- Tu reviens ce soir ?<br />

Franck et Dany échangèrent un regard après avoir observé la fillette. Elle avait l’air<br />

heureuse de cette présence masculine, qui faisait ressembler enfin cette maison à celle<br />

d’une famille ordinaire. Et puis surtout elle n’oubliait pas que Franck était au besoin<br />

un secouriste hors pair pour ses poupées et leurs accessoires divers.<br />

- On verra, répondit-il pour ne pas s’engager.<br />

En fait il était venu sur une impulsion mais il n’avait pas vraiment réfléchi à une<br />

organisation à plus long terme. Et il ne voulait surtout pas brusquer Dany qui avait<br />

peut-être encore besoin d’un peu de temps.<br />

Il sortit dans le jardin, suivi de près par la jeune femme.<br />

- Tu sais, tu peux revenir quand tu veux. Même ce soir, si ton travail te le<br />

permet. La petite t’aime bien.<br />

- Tu ne risques pas de me trouver… envahissant ?<br />

- Je ne sais pas, il faut peut-être prendre ce risque.<br />

- Si je m’installe ici, il faudra au moins prévoir une brosse à dents pour moi.<br />

- Si c’est ta seule exigence, je m’en charge dans la journée.<br />

Puis il se pencha vers elle et l’enlaça tendrement. Il faisait déjà bon malgré l’heure<br />

matinale mais rien ne valait la chaleur de ses bras. Elle souleva la tête pour chercher<br />

un baiser puis le laissa partir à son chantier. Elle aurait aimé qu’il restât jusqu’après le<br />

départ de Marie-Claire pour l’école mais elle appréciait sa chance d’avoir pu l’avoir<br />

auprès d’elle toute la nuit. Elle regagna l’intérieur de la maison en chantonnant et sa<br />

fille pensa que le bonheur allait bien à sa maman.<br />

Les choses étaient allées très vite. Franck était très absorbé par le chantier. Il avait<br />

décidé d’apporter des modifications à ses plans initiaux. Il en avait parlé assez<br />

longuement avec son client, usant de tous les arguments pour orienter les travaux et la<br />

décoration vers le projet revu et amélioré qu’il peaufinait jour après jour dans sa tête<br />

et dans ses plans. Après avoir craint un surcoût conséquent du projet, il avait réussi à<br />

démontrer qu’on pouvait rester dans la même enveloppe budgétaire, déjà conséquente,<br />

en ventilant différemment les dépenses. Il était partout, à la définition du projet, au<br />

choix des matériaux, des artisans, il faisait des essais dans sa maison-laboratoire et<br />

mettait la main à la pâte au chantier pour dégager les décombres, nettoyer ou encore<br />

déplacer du matériel.<br />

Il faisait preuve d’une énergie incroyable. Pourtant, depuis qu’il s’était installé chez<br />

Dany et Marie-Claire, les trajets supplémentaires et le peu de sommeil que laissaient<br />

leurs nuits d’amour auraient dû le harasser de fatigue.<br />

Quant à Dany, rassurée par les analyses de Franck, elle était maintenant plus détendue<br />

et acceptait sans question ce bonheur nouveau qui lui était donné.<br />

Le mois de juin s’était déroulé comme dans un rêve et juillet lui succèderait avec le<br />

même empressement. Marie-Claire descendrait dans le midi, chez sa grand-mère et ne<br />

reviendrait que début août. Puis Dany l’amènerait, comme chaque année, passer une<br />

quinzaine de jours en camping en Auvergne. A moins que Franck n’arrive à les<br />

convaincre de partir avec lui au bord de la mer. Mais pour cela, il fallait bien avancer<br />

son chantier et il ne rentrait que fort tard retrouver Dany. Elle n’avait souvent pas la<br />

116


force de l’attendre et il la trouvait toujours endormie quand il rentrait en début de<br />

semaine. Elle adorait qu’il la réveille par une brise de baisers légers qui effleuraient sa<br />

peau tels les ailes d’une multitude de papillons. Elle feignait souvent un<br />

endormissement prolongé afin de mieux profiter du contact doux de ses lèvres sur son<br />

corps engourdi. Ils ne faisaient pas toujours l’amour, mais rien n’était aussi bon que<br />

de se lover contre lui et se laisser emplir de sa force et de son calme. Etait-ce la<br />

chaleur excessive de ce début d’été, les nuits sans sommeil ou bien son âge –elle allait<br />

avoir quarante ans !- mais les horaires décalés des fins de semaine au Nautilus la<br />

fatiguaient maintenant. Elle aurait aimé rester au lit à attendre Franck soir après soir.<br />

Mais Jean avait besoin d’elle en cette période de l’année où il réalisait une bonne<br />

partie de son chiffre. Il faut dire qu’elle avait eu l’idée, deux ans plus tôt, de lui faire<br />

ajouter un stand de glaces qui attirait une clientèle conséquente en période de grosse<br />

chaleur. Et cette année apporterait sûrement la preuve que son intuition avait été<br />

bonne et s’avèrerait payante.<br />

Dany s’allongeait pendant l’après-midi, tous volets fermés, pour échapper à la<br />

canicule qui avait enveloppé toutes les grandes villes. Elle était heureuse que Marie-<br />

Claire puisse profiter de ses prochaines vacances dans le midi, et s’empêchait de<br />

culpabiliser à l’idée que pour la première fois, elle serait presque soulagée de<br />

l’amener à l’aéroport quand les vacances d’été débuteraient. Non pas que s’occuper<br />

de sa fille lui coûte en quoi que ce soit, de plus la voisine Maria les avait toujours bien<br />

dépannées et elle savait pouvoir compter sur son affection quasi-maternelle pour sa<br />

fille. Mais elle était heureuse d’avoir bientôt Franck pour elle toute seule. Bien sûr,<br />

elle était ravie de voir qu’ils s’entendaient avec sa fille au-delà de toutes ses<br />

espérances. Elle le laissait même l’appeler « Marie » tout court, alors qu’elle n’avait<br />

jamais supporté auparavant que qui que ce soit écorchât son prénom.<br />

Il l’emmenait parfois faire un tour en moto et elle était fière de pouvoir s’accrocher à<br />

lui comme à un fiancé adolescent. Il faut dire que Franck avait une sacrée allure et se<br />

montrait d’une gentillesse et d’une patience à toute épreuve, jouant avec Doris et<br />

Mélissa, les poupées préférées de Marie-Claire, pendant que Dany faisait des lessives<br />

ou préparait un de ces petits repas simples et succulents dont elle avait le secret.<br />

Ils étaient un jour partis chercher Anna à la résidence Saint-Joseph, pour qu’ils<br />

puissent passer le dimanche tous ensemble. C’était le seul jour de la semaine où<br />

Franck ne travaillait pas à son chantier, qui progressait maintenant assez bien<br />

La journée avait été très agréable. Dany avait préparé un pique-nique et ils avaient fait<br />

du canotage sur un bras de rivière à une petite heure de la maison. Curieusement,<br />

Dany qui avait habité cet endroit depuis plus de dix ans ne connaissait pas cet endroit<br />

si proche de chez eux mais qui semblait hors du temps. Franck lui avouerait plus tard<br />

que c’était un artisan qu’il avait rencontré sur son chantier qui lui avait indiqué ce lieu<br />

enchanteur.<br />

Le déjeûner sur l’herbe, les guinguettes au fil de l’eau, la journée s’était déroulée<br />

comme une succession d’impressions sur la toile d’un peintre.<br />

Il y avait eu aussi quelques confidences d’Anna sur leurs jeunes années avec son<br />

frère.<br />

Puis Franck avait raccompagné sa sœur à sa résidence et Dany avait repensé à cette<br />

belle journée en attendant son retour. Elle avait été ravie par la multitude des couleurs,<br />

la fraîcheur des sous-bois qui longeaient le cours d’eau, mais plus que tout par cette<br />

sensation nouvelle de sérénité voire de perfection. Elle n’avait plus à anticiper<br />

constamment, organiser savamment et décider de tout, il lui suffisait aujourd’hui de se<br />

laisser porter et de garder le cap du bonheur sur le chemin de sa vie. Elle abandonnait<br />

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volontiers le gouvernail aux bras puissants et protecteurs de Franck. Elle ne savait pas<br />

si leur route commune serait longue ni vers quelles terres d’aventure ils accosteraient<br />

ensemble. Elle ne voulait pas y songer, seul comptait le moment présent. Il était là et<br />

elle se sentait elle-même, à sa place ; pour la première fois de sa vie de femme.<br />

118


Chapitre 29 - CONTRETEMPS MEDICAL<br />

Lucas et Mélinda étaient partis tous deux dès le lundi. Elle avait espéré que le voyage<br />

leur permettrait de se redécouvrir et surtout de resserrer des liens qui semblaient être<br />

menacés par la petite bécasse qu’elle se félicitait moins d’un an plus tôt d’avoir<br />

employée.<br />

Mais Lucas avait semblé fuir toute confrontation, en arrivant aussi peu de temps que<br />

possible avant le vol, en ne décollant pas de son portable jusqu’à l’embarquement,<br />

puis en suivant un film pendant l’apéritif et le repas qui avaient été servis peu de<br />

temps après le décollage. Mélinda avait bien tenté d’échanger quelques propos avec<br />

lui, sur les mets et sur l’intrigue du Woody Allen, mais il avait répondu d’une façon<br />

laconique qui avait eu raison de ses tentatives. Il avait ensuite immédiatement troqué<br />

ses écouteurs pour le masque et les boules Quiès qui lui assureraient un isolement<br />

propice au sommeil. Mélinda était encore mise sur la touche et fulminait de ce qu’elle<br />

interpréta comme du mépris. C’était grossier de sa part et elle n’était pas prête à lui<br />

pardonner de sitôt.<br />

Gilbert avait beaucoup de travail cette semaine là. Non seulement parce qu’il devait<br />

faire son propre boulot et une partie du back-up de Lucas de Bès, mais aussi parce que<br />

plusieurs collègues avaient sollicité l’aide de Monsieur Dépannages en tous genres<br />

suite à une nouvelle fantaisie du système informatique. Au moins avait-il en<br />

l’occurrence une occasion rêvée pour aller mettre son nez dans les chiffres et vérifier<br />

jusqu’à quel point les hypothèses ubuesques de Karine pouvaient se révéler fondées.<br />

Bien qu’il ait beaucoup de mal à imaginer que cela puisse être possible.<br />

Il passa par acquis de conscience voir Serge Amantin, afin de l’informer qu’il devrait<br />

se connecter directement au système central pour récupérer quelques données<br />

essentielles à l’établissement du bilan hebdomadaire. Serge n’était pas dans son<br />

bureau. Il avait bien tenté de l’appeler sur son portable, mais il était déjà en ligne. Il<br />

lui laissa donc un message bref sur post-it et repartit dans son bureau, d’où il procéda<br />

à un déchargement complet des données annuelles pour pouvoir établir le bilan<br />

actualisé de la semaine et vérifier la cohérence de l’historique avec ses archives.<br />

Il n’avait que quarante huit heures avant la réunion avec Monsieur Sens et il avait à<br />

cœur de bien faire son travail. Lorsque son téléphone sonna, Gilbert venait de finir<br />

son down-load. La voix de Madame Rosières sembla incongrue à cette heure de la<br />

journée.<br />

- Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger. Je vous appelle au sujet de<br />

Clovis.<br />

- Qu’est-ce qui se passe ?<br />

- Il se plaint depuis la fin de la matinée de grosses douleurs abdominales. Nous<br />

l’avons emmené à l’infirmerie mais je crois qu’il serait bon que vous<br />

l’ameniez rapidement chez le docteur. Il vient de vomir.<br />

- Ah…. Et ça veut dire quoi ? Il y a des gastros à l’école et vous souhaitez éviter<br />

la contagion ?<br />

- On ne peut être sûr tant qu’il n’a pas vu un médecin, mais ça pourrait être plus<br />

grave. En fait on pense à une possibilité d’appendicite.<br />

Gilbert réfléchissait au travail qui lui restait, à l’urgence médicale pour son fils et<br />

prit très vite ses décisions.<br />

- Ok. Je viens récupérer mon fils. Laissez-moi le temps d’arriver, disons d’ici<br />

une demi-heure. Puis il raccrocha, fit une copie des données sur sa clé USB,<br />

119


appela Karine pour lui expliquer la situation et lui demander de récupérer<br />

Emilien à l’école pendant que lui filait aux urgences avec son aîné.<br />

Il prit le temps d’éteindre son PC et filait par l’ascenseur, lorsque la porte des<br />

escaliers s’ouvrit pour laisser place à Serge Amantin qui filait droit vers son<br />

bureau.<br />

- Où est Gilbert ? aboya Serge qui semblait excédé.<br />

- Il vient de partir en urgence, un souci avec son fils à l’école et il est de garde<br />

cette semaine.<br />

- Dites-lui de me rappeler immédiatement dès qu’il revient.<br />

- C’est pas dit qu’il repasse avant demain, voire jeudi.<br />

- Je veux qu’il vienne me voir dès qu’il remet les pieds dans ce bureau, c’est<br />

compris ? Et s’il téléphone, qu’on me le passe sur ma ligne directe.<br />

- Il y a un problème ?<br />

- Mêle-toi de tes oignons et contente-toi de faire ce que je t’ai demandé.<br />

- C’est comme si c’était fait.<br />

Serge tourna les talons et repartit aussi fulminant qu’il était arrivé. Jacques, le<br />

collègue de Gilbert qui avait eu le malheur de réceptionner Serge en pleine rage, ne<br />

put s’empêcher de commenter :<br />

- Si tu crois que tu m’impressionnes avec tes grands airs, tu ferais mieux<br />

d’apprendre à être aimable tiens.<br />

Il avait failli prendre la peine de laisser un post-it sur l’écran de Gilbert, mais à quoi<br />

bon le stresser ? Vu l’état de Serge, il était inutile de lui renvoyer illico Gilbert en<br />

pâture. Autant le préparer avec un bon café, dès que le problème de son gosse serait<br />

réglé. En bon père de famille, il savait où étaient les vraies priorités.<br />

Clovis avait été rassuré quand son père était venu le récupérer à l’école, mais son teint<br />

blafard trahissait sa fatigue et les douleurs aigües qui transperçaient son ventre avaient<br />

rendu impossible toute manifestation de soulagement.<br />

Ils avaient donc filé aux urgences, et après une bonne heure d’attente, un médecin<br />

avait pu prendre l’enfant en charge.<br />

Le verdict avait été rapide. Les infirmières de l’école avaient bien intuité le<br />

diagnostic. L’urgence était maintenant de réhydrater Clovis afin de pouvoir l’opérer<br />

dès le lendemain matin. L’enfant fut dirigé vers une chambre et son père partit lui<br />

acheter un pyjama et une brosse à dents dans les commerces avoisinants. Quant il<br />

revint, son fils semblait apaisé par le calmant que distillait la perfusion et avait trouvé<br />

un répit dans le sommeil. Gilbert en profita pour sortir de la chambre et communiquer<br />

les dernières nouvelles à Karine. Elle venait de récupérer Emilien et sortait d’une<br />

boulangerie où il avait choisi une énorme meringue pour avoir l’estomac bien calé le<br />

temps que Karine lui explique ce que faisait son papa avec son frère. Elle proposa à<br />

Gilbert de passer à la clinique pour que les deux frères puissent se voir avant<br />

l’ntervention du lendemain.<br />

- Je pense que ça ferait plaisir à Clovis et ça démystifierait la situation pour<br />

Emilien.<br />

- Ok. Puis Gilbert rajouta : ça te dérangerait de passer au bureau et de me<br />

rapporter mon PC portable ? Il faut que j’essaye d’avancer ce soir et je ne suis<br />

pas sûr demain de pouvoir retourner au boulot. Et autant que je sois utilement<br />

occupé pendant que Clovis sera au bloc.<br />

- Pas de souci, je le récupère et je te le rapporte. On est avec vous d’ici une<br />

petite heure. Gros bisous mon cœur.<br />

120


Karine et Emilien étaient passés à la clinique, avec l’ordinateur de Gilbert.<br />

Les garçons avaient été heureux de se revoir, mais Clovis était las et Karine repartit<br />

bientôt avec son frère, en promettant de repasser dès le lendemain soir. Elle irait<br />

coucher chez Gilbert avec Emilien, pendant que son père resterait avec Clovis à<br />

l’hôpital.<br />

121


Chapitre 30 - UNE EVIDENCE ACCABLANTE<br />

Gilbert avait fait prévenir les ressources humaines qu’il serait absent jusqu’à jeudi<br />

mais qu’il serait bien là pour la revue du bilan avec Monsieur Sens. On l’avait averti<br />

que de nombreux messages avaient été laissés à son attention, mais il expliqua<br />

poliment quoique fermement que tout ceci attendrait son retour au bureau et que sa<br />

priorité pour l’instant, c’était son fils. Puis il avait filtré ses appels sur son mobile.<br />

Gilbert avait opté par facilité pour le plateau repas dans la chambre. Le tout fut vite<br />

avalé, sans grand enthousiasme. L’urgence maintenant que son fils dormait était de se<br />

remettre au travail et de préparer le bilan habituellement présenté par Lucas de Bès.<br />

Il alluma son ordinateur, ouvrit le fichier qu’il avait sauvegardé sur sa clé USB et<br />

plongea dans la mer de chiffres qui s’étalait sous ses yeux. Etait-ce la fatigue ou la<br />

grande quantité de nombres qui défilaient sous ses yeux, les colonnes semblaient<br />

onduler comme autant de vagues qui ne parvenaient pas à s’aplanir ni à s’aligner<br />

comme elles auraient dû. Il avait ressorti les bilans précédents et ne parvenait toujours<br />

pas à s’expliquer pourquoi certains chiffres revenaient fidèlement d’un rapport sur<br />

l’autre quand d’autres ne collaient absolument pas avec les résultats des formules<br />

qu’il se contentait d’appliquer avec rigueur et méthode.<br />

Il était tard, il était fatigué, mais il devait avancer. Il se frotta longuement les yeux et<br />

se leva pour aller s’asperger le visage d’eau dans le cabinet de toilette qui était mis à<br />

disposition pour les occupants de la chambre. Le contact froid sur sa peau lui fit<br />

l’effet d’un bref électrochoc.<br />

Il se rappela les incertitudes et les questionnements de Lisa, ses incompréhensions<br />

malgré tous ses efforts pour peaufiner son travail de programmation. Mais plus que<br />

tout, il se rappelait chacun des mots de la conversation au parc avec Karine et tout ce<br />

qui lui revenait en mémoire sembla prendre sa place, comme une évidence. Elle avait<br />

été d’une incroyable clairvoyance. Mais avant de partager avec elle ses propres<br />

conclusions, il importait de préparer au mieux la réunion du prochain jeudi avec<br />

Monsieur Sens. De plus il était tard. Il choisit donc de ne pas rappeler à la maison afin<br />

de laisser dormir tranquillement les deux êtres aimés.<br />

Clovis fut amené au bloc vers dix heures le lendemain matin. L’intervention se passa<br />

sans difficulté et il fut heureux au réveil de retrouver son père qui le veillait dans la<br />

chambre.<br />

- Tout va bien mon garçon, c’est fini maintenant. Maman a appelé et te fait de<br />

gros bisous. Elle passera demain et t’amènera chez elle pour que tu puisses te<br />

reposer pendant quelques jours.<br />

- Et toi ?<br />

- Moi je suis là et je m’occuperai de toi jusqu’à demain, quand maman viendra<br />

prendre le relais. Repose-toi encore un peu.<br />

Karine et Emilien étaient repassés mercredi soir pour prendre des nouvelles du jeune<br />

opéré. Il avait déjà meilleure mine et profita de la visite de son jeune frère pour<br />

l’épater avec tout un tas de termes médicaux, sans omettre le récit de la pré-anesthésie<br />

et de la salle de réveil. Un sujet fascinant pour le petit Emilien qui se mit à écouter<br />

religieusement son frère qui faisait figure de véritable héros à ses yeux.<br />

122


Pendant ce temps, Gilbert avait amené Karine prendre un café et lui avait livré le<br />

résultat de ses investigations. Elle n’en revenait pas d’être tombée si juste.<br />

- Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle, inquiète.<br />

- Ce que je dois faire.<br />

- Tu as pensé aux conséquences ? Et si tu perdais ton boulot ? Je me sentirais<br />

responsable.<br />

- Ne t’inquiète pas, j’y ai bien réfléchi. Et je ne prendrai aucun risque<br />

inconsidéré. Je te demande seulement de faire comme si tout ceci t’était<br />

complètement étranger. Tu ne sais rien, tu n’as jamais rien su et tu ne sauras<br />

jamais rien.<br />

- Sans blague ? Tu ne me raconteras pas comment ça s’est passé?<br />

- J’ai dit « tu fais comme si ». De toute façon, j’ai du mal à imaginer que rien ne<br />

se passe, dans un sens ou dans l’autre, après la réunion de demain après-midi.<br />

- Sois prudent, je tiens à toi. Et…quoiqu’il puisse se passer, je suis fière de toi.<br />

Son ex-femme n’avait pu se libérer avant midi et ce n’est donc qu’en début d’aprèsmidi<br />

que Gilbert était arrivé jeudi au bureau. Sa table était jonchée de petits messages<br />

en tous genres et de toutes les couleurs de post-it imaginables. Jacques lui avait<br />

gentiment demandé des nouvelles de Clovis et s’était réjoui que tout se soit bien<br />

déroulé. Il lui avait proposé un café, que Gilbert déclina poliment en raison de la<br />

quantité de choses qu’il lui restait à faire. Jacques n’eut donc d’autre alternative que<br />

de lui transmettre sans détour la sollicitation arrogante et quasi-militaire de Serge<br />

Amantin. Garde à vous !<br />

- Merci Jacques, je m’en occupe. Puis Gilbert alluma son ordinateur et<br />

commença à trier les petits papillons.<br />

- Tu ne vas pas le voir maintenant ?<br />

- Non merci. Je dois le voir en réunion avec M Sens à cinq heures et je suppose<br />

qu’il a été inquiet de me voir disparaître. Mais comme j’ai eu le temps de tout<br />

préparer, il n’a plus aucun souci à se faire.<br />

- Ah bon. En tout cas, il a lourdement insisté et …<br />

- Ne t’en fais pas Jacques. Tu sais comment il est dès que Mélinda le laisse aux<br />

commandes pour quelques jours…<br />

Serge Amantin déboula dans le bureau à cet instant.<br />

- Ah tu es là enfin. Je voulais te voir.<br />

- Bonjour Serge.<br />

- Il faut qu’on se parle. Allons dans mon bureau, ça ne prendra pas beaucoup de<br />

temps.<br />

- Parlons ici, ça prendra encore moins de temps. J’ai encore plusieurs choses à<br />

terminer avant la réunion avec M Sens. Ou alors on peut se voir plus tard.<br />

- Tu as pu préparer le bilan ? Je souhaiterais le voir.<br />

- Oui bien sûr, tiens j’ai préparé une première version, mais je voudrais essayer<br />

de le rendre plus complet et ça, ça va me demander tout mon temps d’ici 5<br />

heures.<br />

- Qu’est-ce que tu veux modifier ?<br />

- Allons ne sois pas impatient.<br />

- A quoi tu joues Dulac ? Lucas de Bès est au courant de ton initiative ?<br />

- Je ne joue pas Amantin, je fais mon boulot. Quant à Lucas de Bès, je l’ai eu au<br />

téléphone ce midi, comme tous les jours de cette semaine, et il s’est très<br />

gentiment préoccupé de la santé de mon fils. Courtoisie qui n’a manifestement<br />

123


pas cours au dix-septième étage. Alors tu m’excuseras mais pour l’instant j’ai<br />

à faire. A tout à l’heure chez M Sens. Et tâche d’être à l’heure.<br />

Serge avait déjà tourné les talons, emportant les feuillets préparés par Gilbert. Ce<br />

dernier lança un clin d’œil complice à Jacques, qui commençait à émerger de<br />

derrière son écran, puis se remit au travail avec application. Il n’y avait pas un<br />

instant à perdre.<br />

A cinq heures précises, Serge et Gilbert se retrouvèrent assis de part et d’autre de la<br />

table de réunion où présidait M Sens.<br />

La revue du bilan financier tel que Gilbert l’avait partagé avec Serge se fit sans<br />

remarque majeure. Celui-ci d’ailleurs semblait se détendre au fur et à mesure que la<br />

réunion avançait. Gilbert avait fait du bon boulot, en temps et en heure malgré les<br />

soucis informatiques de la semaine et le pépin de santé de son fils. Il s’en voulait de<br />

s’être emporté et ne manquait pas d’acquiescer pour valider tous les résultats<br />

retranscrits dans le bilan. Il serait quitte de lui proposer une bonne bière en<br />

remerciement de son efficacité. L’inquiétude de Mélinda qui l’avait appelé deux fois<br />

par jour n’était donc pas fondée. Pourtant, son instinct la trompait rarement. C’était<br />

d’ailleurs l’une des choses qui le fascinaient particulièrement chez elle, au-delà de son<br />

corps parfait et de son assurance en toute circonstance.<br />

La réunion était pratiquement terminée, lorsque Gilbert prit la parole et demanda à<br />

Monsieur Sens la permission de lui présenter un projet de nouveau format pour le<br />

rapport hebdomadaire.<br />

- Ca attendra le retour de Lucas et Mélinda, je préfère leur laisser le choix de ce<br />

genre d’initiative.<br />

- Sauf votre respect Monsieur Sens, je pense que ce que j’ai à vous montrer<br />

devrait vous intéresser au premier degré.<br />

- Aïe, c’est les emmerdes qui commencent, pensa Serge en se calant dans le<br />

dossier de sa chaise dans une attitude de repli défensif.<br />

- De plus Monsieur Sens, ça ne vous prendra que quelques minutes pour<br />

comprendre l’intérêt des trois colonnes que j’ai rajoutées au rapport<br />

- Qu’est-ce à dire ? demanda le directeur, surpris par cette digression non<br />

prévue à l’agenda.<br />

- C’est très simple. La colonne 6 représente le nombre de mensualités réelles<br />

que les clients remboursent. Vous constaterez certaines différences avec la<br />

colonne 4, qui elle représente l’échéancier récupéré sur les bilans précédents.<br />

Quant à la colonne 7, elle indique le cumul total des sommes versées par nos<br />

débiteurs. D’où la colonne 8, qui représente le delta entre la colonne 5, c’est-àdire<br />

le cumul des sommes d’après l’historique, et la colonne 7.<br />

- Enfin Gilbert, où voulez-vous en venir ? demanda Monsieur Sens qui ne<br />

comprenait pas un traître mot de ce que l’adjoint de Lucas de Bès essayait de<br />

lui expliquer. D’ailleurs que diable n’était-il pas là en ce moment, c’était<br />

tellement plus simple avec lui, les revues hebdomadaires des bilans financiers.<br />

- Voilà Monsieur Sens. Je crois qu’il y a une double comptabilité. Les données<br />

sur le système central correspondent aux échéanciers initiaux. Les crédits<br />

renégociés sur des remboursements plus faibles sont alignés sur des promos de<br />

taux et sont allongés en durée, mais au-delà de ce que nécessite le nouveau<br />

taux. Ainsi le surplus des mensualités permet de générer un capital qui<br />

n’apparaît pas sur les données déchargées quotidiennement dans nos fichiers<br />

de travail, puisque les sommes remboursées au-delà de la mensualité requise<br />

124


estent bloquées. Ce qui permet aux seules personnes habilitées à connaître le<br />

taux initial et la durée de prêt renégociée d’estimer le montant du surplus<br />

engrangé au-delà de la durée théorique requise de remboursement.<br />

- Etes-vous en train de suggérer que des pratiques frauduleuses ont cours dans<br />

cet établissement ?<br />

- Hélas oui Monsieur. C’est la conclusion à laquelle je suis parvenu en ayant<br />

accès au fichier central.<br />

- Et qui à part vous deux, Mélinda et Lucas a accès au système central ?<br />

- Personne. A part vous Monsieur, répondit Gilbert.<br />

- Bien. Je vous remercie Gilbert pour votre démonstration. Vous aviez raison.<br />

Elle a retenu toute mon attention. Et ça aurait difficilement pu attendre le<br />

retour de mes adjoints.<br />

- Que dites-vous de tout cela Serge ? Vous n’étiez pas au courant je suppose ?<br />

- Oh non Monsieur, bien entendu. Les renégotiations de prêts sont l’apanage du<br />

service de Monsieur de Bès. Nous nous contentons au dix-septième de gérer<br />

les litiges et de développer les offres sur Internet ainsi que l’Intranet de<br />

l’agence.<br />

- Je vous remercie, vous pouvez disposer. Non vous Gilbert, restez avec moi.<br />

Pendant près d’une heure, l’emploi du temps de Monsieur Sens, généralement réglé<br />

tel un mécanisme d’horlogerie suisse, connut un décalage ordinairement réservé aux<br />

graves urgences ou cas exceptionnels. En l’occurrence, les deux s’appliquaient. Les<br />

révélations de Gilbert pouvaient être lourdes de conséquences pour lui-même et pour<br />

son agence. Il importait donc de prendre rapidement des décisions. Le coup de fil<br />

qu’il devait passer serait décisif.<br />

Serge contacta sans tarder Mélinda. Sa matinée avait été éprouvante mais elle avait<br />

brillamment réussi à convaincre la branche américaine de la PBC d’abandonner leur<br />

vieux système informatique pour utiliser à leur tour et ainsi optimiser le type de<br />

réseau développé dans son propre service en France. Tom Perkins avait été le plus<br />

difficile à convaincre mais elle avait gagné. Ce qui lui permettait de faire faire des<br />

économies considérables à la boîte tout en valorisant son travail, réalisant ainsi un<br />

investissement sûr pour son avenir.<br />

Linda fut heureuse d’entendre la voix de Serge. Elle voyait toujours en lui un<br />

lieutenant solide qui méritait toute sa confiance. Il s’était à l’occasion montré un<br />

amant très convenable et elle envisageait très sérieusement une option de<br />

remplacement à plus longue durée. Quand Serge lui rapporta la situation, tous ses sens<br />

furent en alerte.<br />

Il avait chargé sans complexe le service de Lucas et elle l’en félicita. C’était la bonne<br />

tactique. Elle se faisait fort d’avoir la confiance totale de son supérieur et promit de<br />

les sortir tous deux de ce mauvais pas. Quant à Lucas…il n’était plus à la hauteur de<br />

ses espérances depuis un bout de temps déjà et il ne devrait compter que sur lui-même<br />

pour se sortir de ce mauvais pas.<br />

125


Chapitre 31 - NOUVELLE DONNE<br />

Quand Lucas de Bès fut convoqué pour samedi matin dans le bureau de Monsieur<br />

Sens dès son retour de New-York, il n’envisagea pas une seconde que cela puisse être<br />

pour une autre raison que d’obtenir une synthèse des résultats des négociations pour le<br />

partage des nouveaux marchés entre la PBC et Crédit-Fians. Il était fier de pouvoir<br />

faire valoir un accroissement de leur prévisionnel de plus de 90% à moins de deux<br />

ans. Cela lui vaudrait sans aucun doute une belle promotion.<br />

Il n’eut pas la présence d’esprit d’appeler Gilbert pour vérifier si tout s’était bien<br />

passé depuis leur dernière conversation jeudi dernier, car il avait eu connaissance du<br />

bilan préparé par son adjoint. Il aurait pourtant dû être surpris que Mélinda ne soit pas<br />

conviée simultanément pour le debrief de mission, ainsi que Monsieur Sens le faisait<br />

d’ordinaire.<br />

- Bonjour Lucas. Asseyez-vous.<br />

- Bonjour Georges. Content de vous voir.<br />

- Je vais avoir besoin que vous m’expliquiez deux ou trois petites choses qui ont<br />

été portées à ma connaissance pendant votre absence.<br />

- Mais bien sûr. De quoi s’agit-il ?<br />

- Oh pas grand chose. Juste une accusation de détournement de fonds et de<br />

malversations dont je soupçonne mes plus proches collaborateurs.<br />

- Où est Mélinda ?<br />

- Pouquoi Mélinda ? Vous savez à son sujet quelque chose que je devrais<br />

connaître ?<br />

- …..Non mais…Nous faisons équipe tous les deux, vous le savez bien.<br />

- Je sais que vous travaillez tous deux pour moi depuis plus de dix ans. Je sais<br />

que je plaçais mon entière confiance en vous deux. Je sais que je vous ai laissé<br />

toute latitude pour gérer les affaires au mieux de l’intérêt du groupe. Mais je<br />

sais aussi maintenant que, même après plus de dix ans, la nature humaine peut<br />

nous ménager quelques surprises pour le moins…déplaisantes.<br />

- Où voulez-vous en venir ?<br />

- Avez-vous, oui ou non, détourné depuis bientôt trois ans l’équivalent de trois<br />

millions et quatre cent mille euros ? Et qu’avez-vous fait de l’argent ?<br />

- Mais enfin qu’est-ce qui vous prend ? Et comment aurais-je pu faire<br />

disparaître une telle somme ?<br />

Cette conversation ressemblait en tous points à un mauvais rêve. On ne pouvait pas le<br />

soupçonner d’être le cerveau d’une telle escroquerie. Il ne comprenait pas comment<br />

un tel détournement était possible. De plus, chaque semaine, il revoyait les bilans avec<br />

Mélinda et… Mélinda ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Depuis qu’elle<br />

avait monté sa division, elle avait demandé un accès totalement ouvert à toutes les<br />

données informatiques de la maison. De là à supposer qu’avec son homme de main au<br />

profil d’éphèbe elle ait magouillé un détournement à grande échelle…Il n’y avait pas<br />

un grand pas à franchir. Mais comment justifier que lui, homme réputé si brillant et<br />

visionnaire, n’ait absolument rien vu venir ?<br />

Alors, avec toute la classe qui le caractérisait et la certitude que d’autres banques<br />

s’arracheraient sa compétence, Lucas de Bès ramassa son attaché-case, se leva<br />

lentement de son fauteuil et répondit :<br />

- Vous voulez ma démission ? Vous l’aurez sous vingt-quatre heures. J’assume<br />

ma part de responsabilité dans toute difficulté que pourrait connaître l’agence<br />

si de tels faits se trouvaient avérés. Pour ma part, si vous me permettez ce<br />

126


dernier conseil, je vous encourage à l’avenir à choisir avec encore plus de soin<br />

vos prochains collaborateurs.<br />

- Merci Lucas, je n’en attendais pas moins de vous. Vous recevrez une<br />

indemnité équivalant à un an de salaire, quoique je reste persuadé que vous<br />

retrouverez très facilement du travail, vos compétences n’étant pas à<br />

démontrer.<br />

- J’aurais souhaité que mon intégrité ne soit pas davantage remise en question.<br />

Monsieur Sens, ce fut un honneur et un plaisir pour moi de travailler pour<br />

Crédit Fians au cours de ces douze années à vos côtés.<br />

- Au revoir Lucas. Laissez-moi vous raccompagner.<br />

Georges avait à cet instant l’intime conviction qu’en laissant partir Lucas, il perdait un<br />

atout majeur pour son entreprise mais surtout un homme digne de sa confiance. Mais<br />

la gravité de la situation avait exigé un sacrifice et Lucas lui-même l’avait compris.<br />

Quant à Mélinda, l’urgence était de l’éloigner de son établissement et il avait déjà pris<br />

ses dispositions.<br />

127


Chapitre 32 - LE CHOIX DE GIANNI<br />

Le temps était à l’orage. L’atmosphère pesante et humide. Gianni frissonna magré lui<br />

sous le souffle chaud du vent du sud. C’était la dernière répétition avant la trève<br />

estivale. Les juillettistes partiraient bientôt envahir les plages, les villages de vacances<br />

en tous genres et les gîtes champêtres. Quels étaient les projets de Lisa ? Savait-il luimême<br />

ce qu’il allait faire ? La proposition de Karl Wolberg lui trottait dans la tête, par<br />

intermittence. Ses mots revenaient comme un écho à sa mémoire : « c’est une<br />

excellente opportunité…Votre mère est fière de vous, elle a toujours voulu le meilleur<br />

pour son fils… Rien ne vous retient de tenter cette carrière internationale… Tania sera<br />

comblée d’être accompagnée par un pianiste qui sublime si bien sa sensibilité… ».<br />

Tania ! Comment ne pas succomber à ce seul argument ! La jeune fille avait une voix<br />

d’ange. Elle était si douce et si patiente. Elle travaillait sans relâche jusqu’à maîtriser<br />

de façon impeccable ses partitions, de la première note jusqu’au dernier soupir.<br />

Toujours en quête de perfection. C’était cela, le mot qui la décrivait le mieux.<br />

Perfection. Il repensa à son visage lumineux, ses yeux azurés, ses lèvres roses<br />

délicatement ciselées, jusqu’à ses oreilles finement ourlées qu’elle laissait apparaître<br />

lorsqu’elle relevait ses cheveux. Parfaite ! « La barbe avec la perfection». Le<br />

commentaire narquois de Lisa s’imposait dans les souvenirs de Gianni. Son minois<br />

rebelle surgissait en surimpression sur le profil délicat de Tania et semblait vouloir le<br />

chasser. Une excellente opportunité… Il avait marché sans réfléchir et se retrouva<br />

devant Saint Antoine. Il aimait cette église voisine qui avait donné son nom au<br />

choeur. Plus que son nom, son âme. Grand classicisme, sérénité, inspiration… Il en<br />

avait rudement besoin en ce moment. La décision n’était pas facile à prendre.<br />

Un petit groupe de choristes bavardait à l’extérieur de la salle de répétition, profitant<br />

des dernières heures plus clémentes d’une journée à la chaleur écrasante. Gianni<br />

arriva près du porche puis les entraîna dans son sillage vers l’intérieur. D’autres<br />

membres du chœur étaient en train d’installer les chaises et les pupitres. Lisa n’était<br />

pas encore là. La répétition commencerait d’ici cinq petites minutes. Il ne pourrait<br />

donc lui parler avant la fin de la soirée.<br />

La séance commença à l’heure, mais sans Lisa. Au bout de deux minutes, la porte<br />

s’ouvrit. Gianni tourna la tête. Claude Jacquin ne put s’empêcher de regarder Gianni.<br />

C’était la première fois qu’il prenait son pianiste en flagrant délit de distraction.<br />

Laurence s’excusa en silence pour son retard avec un petit sourire contrit et rejoignit<br />

le pupitre des alti.<br />

Déjà dix minutes que l’échauffement avait débuté. Et si Lisa ne venait pas ? Pourquoi<br />

ne l’avait-elle pas averti qu’elle ne viendrait pas ? Il fallait absolument qu’il la voie. Il<br />

ne pouvait prendre sa décision sans lui parler. Et il devrait donner sa réponse le<br />

lendemain. Karl Wolberg lui avait peut-être fait une offre en or, mais il lui avait laissé<br />

très peu de temps. Trop peu. Il devait lui parler. Mais où était-elle ?<br />

Les minutes s’égrenaient, les voix se mêlaient, les harmonies se créaient. Gianni<br />

désespérait. A 20h48, la porte s’ouvrit une nouvelle fois. Une apparition, enfin. Merci<br />

seigneur. Ou plutôt deux. Lisa entra, rose de confusion d’être en retard. A sa suite, un<br />

autre retardataire. Cet arrogant imbécile de ténor. Chacun fila rejoindre son pupitre.<br />

Plus d’autre interruption jusqu’à la fin de la séance. Claude Jacquin était soulagé que<br />

ce fût la dernière de la saison. La chaleur moite accablait les choristes, qui se<br />

démobilisaient immanquablement quand arrivaient les dernières minutes avant la<br />

trêve. Incroyable, même Gianni ce soir avait été déconcentré.<br />

128


- Je vous souhaite à tous de bonnes vacances, et souhaite vous retrouver en<br />

pleine forme dès le mois de septembre.<br />

- Bonnes vacances, lui répondirent trente cinq choristes, heureux comme des<br />

écoliers le jour de la remise des prix.<br />

Les chaises et pupitres étaient soulevés pour regagner leur coin de rangement. De<br />

petits groupes se formaient, pour partager les dernières conversations avant la<br />

séparation. Gianni informa Claude qu’il le contacterait le lendemain au sujet d’une<br />

affaire en cours, puis disparut après avoir lancé un « Bonnes vacances à tous » à toute<br />

la troupe. Il devait parler à Lisa. Elle avait déjà disparu. Il sortit donc en courant et ne<br />

s’arrêta qu’après l’avoir rattrapée. Elle marchait assez vite, perdue dans ses pensées.<br />

- Lisa, attends.<br />

- Tiens, salut Gianni.<br />

- Il faut que je te parle.<br />

- Ca ne peut pas attendre demain, quand je viendrai chez ta mère ?<br />

- Il faut qu’on parle maintenant. On m’a fait une offre pour repartir en tournée<br />

mondiale avec Tania. Pour un an. C’est vraiment une grande opportunité pour<br />

moi, mais je voulais savoir ce que toi tu en penses.<br />

- Super…Elle se retourna. Décidément tout le monde d’en va, dit-elle à part<br />

comme pour elle-même.<br />

C’était un cri d’amertume, qu’il interpréta comme un encouragement.<br />

- Tu crois vraiment que je dois saisir ma chance ?<br />

- Si c’est bien pour toi, fais-le.<br />

- C’est vraiment ce que tu veux que je fasse ?<br />

- Ecoute, je ne sais pas où tu veux en venir. Tu as une occasion en or de te faire<br />

une renommée internationale et de partager ce succès avec une femme<br />

exceptionnelle. Alors je ne vois pas de quel droit je pourrais t’en empêcher.<br />

Elle était lasse et n’avait plus la force de se battre. Elle venait d’apprendre une heure<br />

plus tôt que Lucas avait démissionné. Mélinda serait bientôt mutée, mais ça en y<br />

réfléchissant bien, c’était plutôt à classer au rang des bonnes nouvelles. Léa ne<br />

donnait plus de nouvelles depuis qu’elle s’était dégoté un autre petit ami à une soirée<br />

infirmières. Et maintenant c’était Gianni, son pianiste et complice expert es-chocolat<br />

chaud, qui allait s’envoler. Tous ses repères éclataient et elle se sentait seule. Seule et<br />

abandonnée.<br />

- Lisa, un mot de toi et je peux renoncer à tout ça.<br />

- Quoi ? Tu veux dire que tu serais assez idiot pour renoncer au succès et au<br />

bonheur avec Tania parce que je te dirais de ne pas partir ? Mais ce serait<br />

monstrueux de ma part. Je n’ai pas le droit de t’empêcher de vivre ton rêve.<br />

Parce que tu en rêves n’est-ce pas de la faire cette tournée. Et moi je n’ai pas<br />

le droit de te détourner de ton destin.<br />

- Alors tu ne m’aimes pas ? La question avait été posée simplement, sans<br />

animosité, mais avec un voile de tristesse qui déchira le cœur de Lisa. La peine<br />

qui alourdissait sa poitrine était trop forte et elle éclata en sanglots. Gianni fut<br />

surpris, désolé de la voir submergée par la tristesse et l’enserra spontanément<br />

entre ses bras afin qu’elle puisse se laisser aller et se vider de sa peine. Elle<br />

parlait, les mots entrecoupés de sanglots :<br />

- Comment peux-tu dire que je ne t’aime pas… quand je ne veux que ce qu’il y<br />

a de mieux pour toi ?…Tu crois que c’est facile pour moi… de savoir qu’une<br />

autre fille… qui plus est une fille parfaite… est entrée dans ta vie, a dû boire<br />

plein de chocolats chauds avec toi…. et que je ne suis pas de taille à lutter<br />

contre elle ?…. Je fais tout de travers… Même au boulot…Je voulais faire de<br />

129


grandes choses et tout ce que j’ai fait,… c’est mettre un bazar énorme ! Alors<br />

je ne veux pas en plus semer la zizanie dans ta vie… Je t’aime trop pour ça. Il<br />

s’écarta légèrement d’elle pour la regarder dans ses yeux rougis et gonflés. Il<br />

était incroyablement calme et sacrément beau.<br />

- Moi aussi je t’aime Lisa .<br />

- C’est…c’est vrai ? Plus que Tania ?<br />

- Tania est une amie, rien de plus. Pour tout te dire, elle s’est même fiancée avec<br />

Pavel, un violoniste de la troupe qu’elle connaît depuis plusieurs années. Et<br />

sache que jamais je ne lui ai préparé le moindre chocolat chaud. Ni à elle, ni à<br />

aucune autre.<br />

- C’est vrai de vrai ?<br />

- Lisa, tu es unique pour moi.<br />

- Alors fais la cette tournée. Pour nous deux. Je t’attendrai. Et à ton retour, tu<br />

seras épaté par tous les progrès que j’aurai faits en chant en ton absence.<br />

- Tâche de ne pas t’amouracher de ton pianiste pendant les leçons.<br />

Elle sourit.<br />

- Aucun risque. Je pense que Madame Iliachi n’arrivera pas à dénicher une perle<br />

à la hauteur du talent de son fils. Et si par hasard elle trouvait malgré tout un<br />

remplaçant, Mamita ne le laissera jamais me préparer un chocolat chaud dans<br />

sa cuisine.<br />

- Tu as raison. Elle t’aime beaucoup et elle sait combien tu comptes pour moi.<br />

- Depuis longtemps ?<br />

- Avant même je crois que je ne le réalise moi-même vraiment.<br />

- Et comment tu le sais ? Vous en avez parlé ? Et qu’est-ce qu’elle a dit ?<br />

- Ce qu’elle dit toujours quand tu dois venir et qu’elle est heureuse.<br />

- C’est à dire ?<br />

- <strong>Demain</strong> sera bleu.<br />

130


Chapitre 33 - BAISSE DE TENSION<br />

En ce soir de treize Juillet, il y avait une clientèle dense et bruyante au Nautilus. La<br />

terrasse était bondée et la chaleur à l’intérieur du bar était étouffante, bien qu’on ait<br />

laissé ouvertes toutes les fenêtres afin de bénéficier du moindre souffle d’air. Il<br />

faudrait songer sérieusement à installer la climatisation.<br />

Steffi semblait très en forme, d’autant qu’elle prendrait quelques jours de congés dès<br />

la semaine suivante. Dany avait eu de bonnes nouvelles de Marie-Claire, qui semblait<br />

enchantée de son séjour chez Mamie. Franck avait promis de rejoindre Dany plus tôt<br />

ce soir. Il était dans les temps pour terminer son ouvrage et avait promis d’être présent<br />

pour assister au feu d’artifice. Ils pourraient même aller faire un tour au bal et faire<br />

ensemble quelques rocks si Dany en avait envie.<br />

Franck fit la surprise de ne pas venir seul ce soir- là. Il avait quelques jours plus tôt<br />

croisé Christophe, qui venait de rompre avec sa jeune amie. Il avait manifestement<br />

besoin de se changer les idées et Franck lui avait proposé de passer la soirée ensemble<br />

au Nautilus. Il lui devait bien ça, c’était quand même grâce à lui qu’il avait rencontré<br />

la divine Dany ! Christophe hésita un moment puis se laissa finalement convaincre.<br />

Quand ils arrivèrent au Nautilus, quelque chose n’allait pas. Il y avait une agitation<br />

que ce seul soir de fête ne pouvait expliquer à lui tout seul. Quand Steffi vit Franck,<br />

elle lui fonça dessus.<br />

- Viens vite, Franck, Dany vient de faire un malaise. Monsieur Pierre est auprès<br />

d’elle et les secours ne devraient pas tarder. Il faut dire qu’il fait une chaleur à<br />

crever et …elle a l’air très fatiguée depuis quelques jours. Le manque de<br />

sommeil peut-être.<br />

Il n’y avait aucune ironie dans ses propos, mais une angoisse certaine qui pointait au<br />

détour des mots. Elle guida Franck jusque vers le réduit « Privé » puis resta en retrait,<br />

bientôt rejointe par Christophe qui n’avait pas saisi ce qui venait de se passer.<br />

- Allez viens, lui dit-elle, je t’offre un café.<br />

Comme Dany avait été inspirée de suggérer à Monsieur Pierre d’embaucher du<br />

personnel supplémentaire pour cette fin de semaine. Steffi, malgré toute son énergie et<br />

sa bonne volonté, aurait eu beaucoup de difficultés à faire face seule à la foule<br />

assoiffée qui avait pris d’assaut le bar.<br />

Quand Franck entra dans la pièce, Dany avait repris connaissance et voulait retourner<br />

à son poste. Il fallut toute l’autorité persuasive de Monsieur Pierre pour qu’elle restât<br />

immobile tant qu’on ne l’aurait pas examinée. Il chargea Franck de veiller sur elle<br />

puis retourna dans la salle afin d’aider Steffi. Quand Dany vit son amour entrer dans<br />

la pièce, elle eut un sourire penaud de petite fille prise en flagrant délit la main dans le<br />

bocal de bonbons. Pourtant Franck n’avait pas la mine sévère, mais un air inquiet qui<br />

en disait long sur son attachement à la jeune femme. Inconsciemment, il s’en voulait<br />

de l’avoir privée de précieux sommeil pendant les semaines précédentes, elle qui avait<br />

un rythme de vie si prenant. Peut-être aussi que c’était la fatigue de toutes ces années<br />

difficiles, dont elle s’ouvrait à lui peu à peu, qui refaisait surface et la rattrapait alors<br />

qu’elle commençait à baisser la garde. Il souffla délicatement sur ses cheveux pour<br />

tenter de la rafraîchir et caressa son front. Puis il mit son index devant la bouche<br />

quand elle fit mine de vouloir parler.<br />

131


- Il ne faut pas te fatiguer, quelqu’un va venir et t’examiner.<br />

- Mais ça va, c’est passé, dit-elle en essayant de se lever.<br />

- Pas question, ma jolie, tu restes ici avec moi.<br />

Ils restèrent tous les deux silencieux et pendant que Dany reposait en fermant les<br />

yeux, de vieilles images brouillées remontèrent à la surface et emplirent la mémoire<br />

de Franck, comme un écho de déjà vu.<br />

L’ambulance du SAMU arriva rapidement et on ausculta Dany sans tarder. Le verdict<br />

tomba rapidement, sans grande surprise pour Franck. La jeune femme était victime<br />

d’une chute de tension soudaine et il préférait la garder sous surveillance pendant<br />

quelques heures. Alors qu’on emmenait Dany sur une civière, Franck rattrapa<br />

l’infirmier pour se faire confirmer l’adresse de la clinique où elle serait gardée. Il se<br />

présenta comme le fiancé de la patiente et posa une autre question à laquelle<br />

l’infirmier répondit en le regardant droit dans les yeux :<br />

- C’est possible mais avec cette chaleur les gens tombent comme des mouches.<br />

C’est notre huitième intervention ce soir. Passez à la clinique d’ici une heure ou deux<br />

le temps qu’on lui fasse un examen plus approfondi, je pense qu’elle devrait pouvoir<br />

sortir rapidement.<br />

- Merci, répondit Franck toujours plongé dans ses pensées.<br />

Il rejoignit l’intérieur du bar et se fit servir un café par Monsieur Pierre. Il aurait<br />

besoin de deux ou trois autres tasses, car la nuit promettait d’être longue et l’attente<br />

insoutenable. Pourtant, il ne pouvait s’en ouvrir à personne et il était inquiet de la<br />

réaction de Dany. Elle qui voulait toujours tout contrôler… les choses ne tourneraient<br />

pourtant pas toujours comme elle l’avait prévu.<br />

Franck proposa à Christophe de le raccompagner avant d’aller lui-même à la clinique.<br />

Steffi proposa gentiment de le ramener dès qu’elle aurait fini son service, Franck<br />

devant se rendre au plus vite auprès de Dany. Il accepta sans trop discuter et remercia<br />

Steffi en l’embrassant. Puis il promit à Christophe de se revoir bientôt, salua<br />

Monsieur Pierre et sortit du Nautilus avec un étrange sentiment. Se pouvait-il que la<br />

vie se répète et si oui, jusqu’à quel point ? Il enfourcha sa Kawasaki 650 et disparut<br />

dans les rues animées en cette veille de fête nationale.<br />

Franck avait fait un détour par la maison de Dany et récupéré deux tee-shirts, des<br />

sous-vêtements de rechange et une paire de pantoufles. Il avait ensuite trouvé la<br />

clinique sans aucune difficulté. Dany était encore en salle d’examen mais on lui<br />

indiqua la chambre où elle serait alitée. Il préféra attendre dans le couloir qu’on<br />

ramenât Dany. Il y avait une pile de revues sur la table basse, dont quelques vieux<br />

magazines de moto qui l’aidèrent à tuer le temps.<br />

L’horloge murale semblait égrener les minutes avec la lenteur d’un limaçon<br />

vieillissant. Franck eut soif et se dirigea jusqu’au distributeur de boissons auprès<br />

duquel d’autres personnes s’étaient rassemblées en attendant d’avoir des nouvelles<br />

d’un proche hospitalisé.<br />

- Drôle de fête du 14 juillet, lança un jeune homme à l’attention d’une<br />

adolescente qui avait l’air dépassée par les événements.<br />

- Ca, tu peux le dire ! répondit-elle dans un faible écho.<br />

Les conversations étaient rares, les mines préoccupées.<br />

Puis des portes s’étaient ouvertes et deux jeunes étaient sortis avec des pansements<br />

sur les bras et le visage. Ils étaient accompagnés par une infirmière qui se dirigea vers<br />

le groupe d’ados qui s’était levé en apercevant leurs camarades.<br />

132


- Pour eux il n’y a que quelques blessures superficielles. Il serait avisé de les<br />

raccompagner chez eux. Avec un chauffeur sobre, bien entendu.<br />

- Et Steve, rien de grave ?<br />

- Pour lui, c’est différent. Il a été éjecté de la voiture et il a une bonne fracture<br />

de l’épaule. Pas de traumatisme crânien détecté mais nous avons dû prévenir<br />

ses parents. Nous le gardons sous surveillance par mesure de précaution<br />

jusqu’à demain.<br />

Le groupe s’était éloigné vers la sortie et leur conversation se perdit, absorbée par les<br />

parois blanches et aseptisées de la clinique.<br />

Au bout d’une interminable attente, un infirmier sortit et appela :<br />

- Mr Franck Barillo.<br />

- Oui, c’est moi! Répondit Franck, surpris d’entendre enfin son nom appelé.<br />

- Vous êtes bien le fiancé de Daniela Carmetti ?<br />

Il n’avait pas l’habitude d’entendre le prénom complet de Dany ce qui lui fit marquer<br />

un temps de réaction. Il était de plus presque une heure du matin et la fatigue<br />

accumulée au travail combinée au manque de sommeil de ces derniers jours lui<br />

brouillaient les idées.<br />

- Comment va-t-elle ?<br />

- Elle est un peu faible mais elle va bien. Pour ce que vous avez demandé à mon<br />

collègue, vous aviez raison. Il serait préférable de la garder encore une journée<br />

au repos, histoire de la requinquer rapidement. On la raccompagnera à sa<br />

chambre d’ici quelques minutes.<br />

- Bien merci, je vais l’attendre ici.<br />

Franck alla se rasseoir puis se releva aussitôt et partit marcher dans le couloir. Il était<br />

retourné machinalement vers la sortie. Il avait besoin de respirer un peu d’air et de<br />

calmer les idées parasites qui envahissaient sa tête. Il revoyait Dany allongée dans la<br />

salle privée du Nautilus, son teint transparent qui se découpait sur la masse sombre de<br />

ses cheveux. Puis les ombres bougeaient, les cheveux s’allongeaient et<br />

s’éclaircissaient sous la lumière du réverbère qui éclairait l’entrée de la clinique.<br />

Quand elle ouvrit les yeux, il les vit qui viraient étrangement du gris-bleu au brunnoisette.<br />

Et quand elle prononça son nom, la voix même se déforma jusqu’à devenir<br />

presque enfantine. Il revoyait les bras de Camille se tendre vers lui, ses mains<br />

chercher à toucher son visage.<br />

Dany fut ramenée dans une chambre double, dont le deuxième lit était occupé par une<br />

adolescente opérée d’un genou.<br />

Elle avait sombré pour la nuit dans un sommeil lourd qui lui avait fait défaut depuis<br />

trop longtemps. Au matin, elle découvrait le cadre clair et uni de la pièce alors qu’une<br />

dame de service déposait les plateaux du petit-déjeûner sur les tables de chaque<br />

patiente.<br />

- « Qu’est-ce que je fais ici ? demanda Dany après avoir réalisé qu’elle était<br />

encore en milieu hospitalier.<br />

- Bonjour et ne bougez pas » lui dit la dame de service, je vais aller chercher<br />

l’infirmière.<br />

- Bonjour, je m’appelle Dany, dit-elle en tournant la tête vers l’adolescente.<br />

- Moi c’est Mireille. On m’a réparé le genou, et vous vous êtes là pour quoi ?<br />

- Bonjour bonjour, fit une infirmière jeune et énergique en rentrant dans la<br />

chambre à cet instant. Comment allons-nous ce matin ?<br />

- Ca va, répondit Mireille, mais j’aimerais bien qu’on m’enlève ce truc, dit-elle<br />

en désignant la perfusion qui alimentait ses veines.<br />

133


- Le docteur devrait passer tout à l’heure, on fera ce qu’il dira de faire. Et vous,<br />

vous avez bien dormi ? dit-elle en se tournant vers Dany.<br />

- Oui ça va merci, même si je ne sais pas trop pourquoi je suis ici.<br />

- Un petit coup de fatigue, ce n’est pas grave. Le docteur passera tout à l’heure,<br />

vous devriez sortir bien vite.<br />

- Est-ce que je peux téléphoner ?<br />

- Oui bien sûr, vous avez le téléphone là, à côté de vous sur la tablette.<br />

Dany hésita, se demandant si elle devait d’abord appeler Franck ou Monsieur Pierre.<br />

Il était très tôt mais aucun des deux ne dormait bien tard et ils seraient sûrement<br />

soulagés d’avoir de ses nouvelles. Elle décida de commencer par ce dernier, il avait<br />

dû se faire un sang d’encre quand elle s’était écroulée dans son bar, c’était peut-être<br />

même un accident du travail et il valait mieux voir ça avec son patron avant toute<br />

autre chose.<br />

- Allô, Jean ?<br />

- Dany, comment vas-tu ma chérie ? Je voulais venir te voir mais les visites ne<br />

sont autorisées qu’à partir de 14 heures quand on n’est pas de la famille.<br />

- Ah bon ? Tu sais bien pourtant que pour moi tu es comme de la famille,<br />

répondit-elle touchée qu’il ait déjà cherché à venir la voir. Je vais bien merci,<br />

même si je dois t’avouer que je ne me rappelle rien depuis que je suis arrivée<br />

hier à la clinique. Tu sais où est Franck ?<br />

- Il t’a attendue aux urgences, jusqu’à ce qu’on te ramène endormie dans ta<br />

chambre. Steffi et un ami l’ont rejoint vers les deux heures du matin. Après il<br />

m’a téléphoné comme je le lui avais demandé, pour me donner des nouvelles<br />

et il est rentré chez lui pour dormir un peu, avant de pouvoir revenir te voir.<br />

- Tu crois que je peux l’appeler maintenant?<br />

- Laisse le dormir et récupérer un peu. La nuit a sûrement été difficile pour lui<br />

aussi. Je suis sûr qu’il passera te voir très vite.<br />

- Tu as raison.<br />

- Je t’embrasse Dany.<br />

- Je t’embrasse Jean, à tout à l’heure.<br />

C’était difficile, surhumain presque de résister à l’envie de l’appeler. Pourtant Jean<br />

avait raison, il était nécessaire de le laisser se reposer un peu. Il avait été très présent<br />

ces derniers temps, tant auprès d’elle que pour son travail, et il devait être fatigué<br />

même s’il ne montrait jamais aucun signe de lassitude. Elle ne pouvait s’empêcher de<br />

dresser un parallèle entre le bonheur simple qui remplissait son existence depuis que<br />

Franck avait croisé sa route et la tiède petite vie qu’elle avait connue avec Hervé.<br />

Hervé… son image était trouble à présent, pourtant quelques détails étaient restés<br />

clairement gravés dans sa mémoire. Ils occupaient aujourd’hui son esprit avec aussi<br />

peu d’importance qu’un fragment de nuage dans l’immensité d’un ciel limpide.<br />

134


Chapitre 34 - L’INVITE SURPRISE<br />

C’était presqu’amusant aujourd’hui de penser à quel point elle avait pu être agacée<br />

par le manque d’ordre d’Hervé, par sa maladresse naturelle ou par son manque de<br />

clairvoyance dans la plupart des décisions qu’il prenait au quotidien.<br />

D’autres souvenirs étaient bien plus encombrants et tenaces, imposant insidieusement<br />

un voile ombrageux sur des pans de son passé qu’elle s’efforçait vainement de rayer<br />

de sa mémoire. Enfermés dans leur petite vie et emportés par le développement<br />

croissant de l’activité professionnelle d’Hervé, tout bonnement surexploité par son<br />

patron, Dany avait vu l’écart se creuser entre eux au fur et à mesure que les rudiments<br />

du confort devenaient à portée de leurs mains. Elle avait évolué laissant les boutiques<br />

pour prendre un emploi dans un office notarial. D’abord en intérim, remplaçant une<br />

secrétaire en congé de maternité. Puis la jeune femme était revenue mais on avait<br />

gardé Dany, pour son efficacité aimable et sa rigueur discrète. De son côté, Hervé<br />

s’abandonnait sans ménagement à son travail de représentant. Ses résultats étaient à la<br />

hauteur du sacrifice qu’il imposait à leur vie de couple. Il se réjouissait de pouvoir<br />

offrir à sa femme le bien-être d’une maison qu’ils avaient enfin pu acquérir, sans<br />

même voir que ses absences se multipliaient aux dépens de la construction de leur<br />

famille. Mais ce que Dany n’avait jamais pu supporter, c’était l’espèce de fascination<br />

malsaine que le patron d’Hervé exerçait sur son mari. Sous le couvert de<br />

récompenses pour ses bonnes performances, il accaparait de plus en plus la vie de son<br />

employé. Pire que cela, au-delà de l’ascendant qu’il prenait sur son VRP, Dany<br />

pressentait qu’il essayait de s’immiscer dans l’intimité de leur couple pour mieux la<br />

contrôler à elle aussi. Elle ne supportait que difficilement et par contrainte les repas<br />

imposés par Monsieur Coulard à chaque fois qu’Hervé dépassait ses scores<br />

précédents. Le patron de son mari faisait beaucoup d’argent mais n’avait pas pour<br />

autant investi dans le raffinement. Il devenait parfois franchement lourd dans les<br />

regards sans équivoque qu’il jetait sur ses bustiers ou sur tous les postérieurs féminins<br />

qui croisaient à dix mètres autour de la table à laquelle ils avaient pris place au<br />

restaurant. Le manque de caractère d’Hervé avait sûrement contribué à l’absence<br />

d’hésitation dans les attaques de moins en moins élégantes ni voilées du patron de son<br />

mari à l’égard de Dany. A tel point qu’elle avait fini par dire à Hervé qu’elle ne<br />

souhaitait plus s’associer aux repas « de remerciement » auxquels ils étaient de plus<br />

en plus fréquemment conviés. Elle ne voulait pas non plus qu’il vienne sous un<br />

quelconque prétexte dans leur nouvelle maison. C’était leur territoire réservé et il<br />

aurait été déplacé de le laisser envahir par cet homme grossier et indésirable.<br />

A cet instant une infirmière entra dans la chambre, tenant dans les mains un ravissant<br />

bouquet de roses rouges et blanches. L’air était encore doux et les fleurs dégageaient<br />

un parfum délicat. Elle se dirigea vers Dany et disposa les fleurs dans un pot en verre<br />

qu’elle posa sur la table de chevet.<br />

- Tenez, regardez ce beau bouquet. Vous allez vite retrouver tout votre tonus<br />

pour profiter de ces belles fleurs chez vous. Et puis vous avez une petite carte<br />

aussi. Vous avez le temps de la lire, le docteur va passer vous voir dans un<br />

petit moment.<br />

- Merci, elles sont très jolies, répondit Dany qui ne s’attendait pas à ce présent<br />

de bon matin. Il y a donc des fleuristes qui ouvrent tôt.<br />

- Oh pas étonnant, ce bouquet vient de chez Hubert, sa boutique est très bien<br />

fournie et ne ferme jamais.<br />

L’infirmière amena Mireille pour la toilette.<br />

135


Dany avait saisi le petit carton mais attendit leur départ de la pièce. Elle préférait<br />

curieusement être seule au moment de le lire. Elle espérait lire le nom de Franck sur le<br />

bristol mais Monsieur Pierre était aussi très capable de ce geste délicieux.<br />

Elle n’eut pas le temps de prendre connaissance du message. La porte s’était alors<br />

ouverte et un jeune docteur suivi de près par une infirmière avait fait irruption dans la<br />

chambre. Il était moyennement grand, mince et Dany le trouva immédiatement<br />

sympathique. Il s’assit sur une chaise auprès de Dany et lui demanda gentiment<br />

comment elle se sentait.<br />

- Je ne comprends pas ce qui m’est arrivé, la chaleur était étouffante hier soir et<br />

je suis assez fatiguée en ce moment. Je suppose que les vacances prochaines<br />

me feront le plus grand bien.<br />

- Je pense même qu’elles seront doublement nécessaires. Il est important que<br />

vous preniez soin de vous.<br />

- J’y veillerai, répondit-elle dans un sourire.<br />

- Je ne suis pas sûr de m’être bien fait comprendre, poursuivit le docteur. Vous<br />

n’avez pas noté un certain…bouleversement dans votre cycle ? Une grande<br />

fatigue en fin de journée, peut-être quelques nausées le matin ?<br />

- Mon cycle n’a jamais été bien régulier mais je ne vois pas……vous ne voulez<br />

tout de même pas dire…..<br />

- Si….répondit-il avec un léger sourire.<br />

- Mais, ce n’est pas possible, je ne peux pas avoir d’enfant….<br />

- Pourtant je vous assure que c’est bien ce que vous êtes en train de faire.<br />

Dany resta sans voix. Elle ne comprenait pas. Tout cela n’avait pas de sens. Elle<br />

repensait aux années de tentatives ininterrompues, pendant lesquelles ils avaient<br />

essayé désespérément avec Hervé d’avoir un enfant. Les visites médicales, essais en<br />

tous genres et échecs s’étaient succédés avec la même régularité déprimante. Dany<br />

avait fini par accepter à l’époque l’évidence de sa stérilité et s’était faite à l’idée<br />

d’adopter un enfant. Jusqu’à ce que le miracle Marie-Claire se produise. Mais comme<br />

chacun sait, les miracles sont uniques. Se retrouver confrontée en ce jour à cette<br />

révélation était un choc inattendu. Elle pensa alors à Franck. <strong>Sera</strong>it-il lui aussi<br />

heureux de ce cadeau inespéré ? Comment allait-elle lui annoncer la nouvelle ? Mais<br />

pourrait-elle seulement garder le bébé ? Elle savait aussi par expérience que mener<br />

une grossesse à son terme n’était pas systématique. Loin de là.<br />

- J’en suis à quel stade ?<br />

- Environ au début du troisième mois, à en juger par l’échographie que nous<br />

avons réalisée hier. Tout semble se présenter normalement.<br />

Le docteur finit par la laisser après s’être assuré qu’elle n’avait besoin de rien. Dany<br />

était perplexe, songeant à tout ce que cette petite vie qui faisait sa place en elle allait<br />

changer. Une nouvelle ouverture sur l’avenir, ce 14 juillet était un beau jour pour<br />

célébrer cette victoire de la vie. Perdue dans ses pensées, elle faillit même en oublier<br />

de regarder le message qui avait accompagné le magnifique bouquet. Elle se ressaisit<br />

et ouvrit l’enveloppe. Le message était bref mais dense :<br />

« Je vous aime. Epouse-moi. »<br />

Franck avait un don pour dire à tout moment les mots aimants et rassurants qu’elle<br />

avait besoin d’entendre. Le seul fait qu’il ait associé Marie-Claire dans sa déclaration<br />

dans le « vous » de « je vous aime » avait profondément touché Dany, qui avait<br />

depuis longtemps remarqué avec soulagement le niveau de complicité entre ces deux<br />

êtres qui comptaient plus que tout dans sa vie.<br />

Une bouffée de reconnaissance et d’amour l’envahit et lui donna envie de pleurer. Des<br />

larmes de félicité qui submergent, comme le corps en produit quand la joie le serre.<br />

136


Son cœur avait épongé le trop plein de joies simples et de petits bonheurs que son<br />

nouvel amour créait avec une inspiration sans cesse renouvelée et dispensait sans<br />

compter. Aujourd’hui elle mesurait tout ce qu’elle avait reçu et elle éprouvait<br />

physiquement l’impérieuse nécessité de partager et laisser s’écouler cette aptitude au<br />

bonheur qui l’avait contaminée depuis que Franck était entré dans sa vie.<br />

Restait à trouver la meilleure façon d’annoncer à Franck l’arrivée d’une autre petite<br />

vie dans le cercle de la famille qu’ils étaient devenus.<br />

La nuit avait été agitée mais malgré la fatigue, Franck n’avait pas pu dormir. Une fois<br />

rassuré sur l’état de Dany, il était rentré chez lui. La promesse d’un enfant avait fait<br />

ressurgir le spectre d’une autre petite vie, prématurément brisée. Les pensées se<br />

bousculaient dans sa tête et des images du passé ressurgissaient, troublantes et<br />

douloureuses à la fois. C’était la deuxième fois en moins d’une semaine qu’il<br />

éprouvait le besoin impérieux de ressortir la boîte à biscuits en métal décorée, celle<br />

qu’il avait rangée bien au fond du tiroir pour ne pas être trop souvent tenté de<br />

replonger dans les évocations masochistes de cette terrible nuit de novembre.<br />

Malgré la chaleur de ce mois de Juillet, il se souvenait avec un réalisme qui le fit<br />

frissonner du froid mordant qui était descendu du nord et avait envahi la France pour<br />

s’y installer le temps de l’hiver. Les brouillards n’avaient pas encore investi la région<br />

mais les pluies laissaient sur les routes un fin voile que le gel transformait dès le début<br />

de soirée en dangereuses plaques de verglas. Camille avait été inquiète quand il était<br />

reparti en fin de week-end pour reprendre les permanences de garde. Il restait encore<br />

plus de trois semaines avant le terme et Franck avait prévu de s’arrêter pour les fêtes<br />

de fin d’année afin d’assister son épouse et s’occuper du bébé pendant qu’elle<br />

récupèrerait. Ils s’étaient mis d’accord sur son prénom dès le début de la grossesse: ce<br />

serait Pascal pour un garçon et Pascaline pour une fille. Il avait caressé et déposé un<br />

baiser sur son ventre avant de les quitter pour la semaine. Il était parti de nuit pour<br />

profiter de ses proches au maximum et avait roulé prudemment. Il ne manquait jamais<br />

d’appeler en arrivant pour les rassurer. Camille attendait son appel et même si elle<br />

était fatiguée, elle ne parvenait à s’endormir réellement qu’après lui avoir parlé<br />

chaque soir.<br />

Il se rappelait encore très nettement cette soirée-là. Camille s’était assoupie et avait eu<br />

un horrible cauchemar. Elle l’avait appelé. Ils avaient longuement parlé. Puis elle<br />

avait été saisie de contractions et quand celles-ci étaient devenues régulières, il lui<br />

avait dit de faire appel à sa sœur et de prévenir ses parents pour l’emmener à l’hôpital.<br />

Il avait même eu le temps de parler avec Anna. Il allait prévenir son employeur et<br />

arriverait dès le lendemain matin. En attendant, il leur recommandait d’être prudents<br />

sur le trajet, les routes glissantes pouvaient s’avérer meurtrières quand on roulait trop<br />

vite. Quand il était arrivé à l’hôpital le lendemain, ce qui aurait dû être le plus beau<br />

jour de sa vie s’était avéré être un calvaire insoutenable. Il avait bien retrouvé sa<br />

famille, mais pas au service pédiatrique. Son père avait subi quelques blessures<br />

superficielles car l’airbag de la voiture avait permis de limiter les dégâts. Anna qui se<br />

trouvait à l’arrière avec Camille avait subi le choc de plein fouet. Elle avait subi un<br />

traumatisme léger à la tête et reçu des éclats de verre dans les yeux. Leur mère avait<br />

eu moins de chance. L’impact s’était produit au niveau de sa portière et malgré<br />

l’airbag passager, la violence du choc avait été telle qu’elle avait perdu beaucoup de<br />

sang. Mais le plus éprouvant avait été d’apprendre qu’au même moment Camille<br />

luttait encore pour sa vie. L’hémorragie avait requis une transfusion sanguine. Le<br />

bébé n’avait pas survécu à l’accident. C’était une petite fille. Il y avait eu des victimes<br />

supplémentaires, deux des occupants de l’autre voiture. Le troisième avait été éjecté<br />

137


de la voiture et ne pourrait plus jamais marcher. Le bilan avait été très lourd cette nuit<br />

là au lieu-dit les Bornans. Une autre voiture avait fait une sortie de route non loin de<br />

là et son conducteur avait été tué sur le coup. L’enquête apprendrait, après<br />

interrogatoire des témoins, que ce carnage avait été le triste résultat d’une course<br />

poursuite entre deux véhicules. La voiture dans laquelle se tenait Camille s’était<br />

trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Le père de Franck avait pourtant vu<br />

arriver les phares d’assez loin et avait freiné afin de ne pas percuter le chauffard qui<br />

allait bon train et ne tarderait pas à leur couper la route. L’asphalte était glissante et il<br />

avait pris soin de doser son freinage. Il n’avait pas le temps de s’arrêter mais il<br />

éviterait le choc. C’est du moins ce qu’il avait pensé, avant d’apercevoir la deuxième<br />

paire de phares. La suite, ç’avait été une secousse et un bruit terribles, la voiture qui<br />

s’était mise à tournoyer dans un bruit de vitres brisées. Puis le silence et le noir. Ce<br />

n’est qu’après de longues minutes que l’alerte avait pu être donnée par d’autres<br />

automobilistes de passage. Les secours étaient alors intervenus rapidement ; les<br />

ambulances avaient évacué les blessés, tandis que les pompiers finissaient de<br />

désincarcérer les corps sans vie des deux jeunes hommes qui étaient restés prisonniers<br />

de la tôle.<br />

Camille avait lutté toute la nuit. Son dernier souffle s’était évanoui avec l’apparition<br />

du jour. Un jour pâle et sans espoir. Un jour de deuil et de souffrance, qui en<br />

annonçait beaucoup d’autres.<br />

Franck venait de perdre les piliers de sa félicité. Camille, Pascaline et sa mère<br />

n’étaient plus. Il venait d’apprendre la cécité de sa sœur Anna. Quant à son père, il<br />

n’aurait jamais assez de sa vie pour effacer l’ineffable sentiment de culpabilité qui<br />

l’avait oppressé dès qu’il avait appris les premiers résultats de ce hasard tragique.<br />

Il fallait pourtant faire corps et faire face pour soutenir les vivants. La rééducation<br />

pour Anna et sa présence chaleureuse auprès de son père avaient été la priorité de<br />

Franck. Il fallait se rendre utile par tous les moyens et ne pas trop penser à son propre<br />

chagrin. Même si au bout du compte, il savait qu’il finirait par le rattraper. Ce qui<br />

était arrivé inéluctablement. Il avait appris à vivre avec ce grand vide et son désespoir.<br />

Il les avait apprivoisés et leur avait trouvé une place, dans cette boîte à biscuits<br />

décorée que sa mère gardait dans le grand placard de la cuisine et qu’il avait emportée<br />

avec lui quand il avait emménagé seul, après que son père eût vendu la maison pour<br />

se retirer dans un foyer.<br />

Son travail avait été un dérivatif efficace à sa peine mais ce qu’il avait pu construire et<br />

restaurer de ses mains ne lui rendrait jamais la quiétude insouciante des jours heureux.<br />

Il avait fini par s’installer à son compte et sa sœur l’avait encouragé dans cette voix.<br />

Elle avait espéré qu’il retrouve une compagne, il aurait souhaité qu’elle sympathise<br />

avec des jeunes gens. Mais tous deux semblaient s’être interdit de reprendre une vie<br />

affective, comme si ce choix pouvait prolonger le souvenir des jours heureux dans le<br />

regard de l’autre. Pendant dix ans, Franck avait fait prospérer son affaire, tandis<br />

qu’Anna s’était lancée dans l’écriture de contes pour enfants qu’elle traduisait en<br />

braille et enregistrait pour des bibliothèques spécialisées pour non-voyants.<br />

La rencontre avec Dany avait été une bénédiction inattendue dans la vie de Franck et<br />

même pour Anna. Cette relation avait implicitement sonné la fin de l’abstinence<br />

affective que Franck s’était imposée. Il avait reconnu que la vie lui envoyait une autre<br />

chance et cette chance-là, il ne devait pas la laisser filer.<br />

Alors cette nuit, en rentrant de la clinique où Dany avait été emmenée, il avait<br />

éprouvé le besoin de s’entretenir avec ses vieux fantômes qui ne l’avaient jamais<br />

abandonné. Pour leur redire tout son amour et pour leur dire au revoir. Il avait pour<br />

cela relu chacun des articles pliés au fond de la boîte, regardé longuement chaque<br />

138


photo et caressé les souvenirs plus personnels tels ce mouchoir brodé pour l’enfant à<br />

naître ou le peigne que Camille utilisait pour coiffer sa chevelure rousse.<br />

Puis il avait refermé la boîte qu’il avait remise au fond de son tiroir et il était sorti. Il<br />

était passé chez Hubert et avait choisi le délicat bouquet avec lequel il espérait<br />

concrétiser ses intentions aux yeux de Dany.<br />

Il était ensuite rentré chez lui et, toujours incapable de trouver le sommeil, il avait<br />

lancé son énergie et sa créativité pour terminer de préparer ce qui serait le chef<br />

d’œuvre de son chantier en cours. L’épure avait été prometteuse, la réalisation lui<br />

donna toute satisfaction. Il restait à souhaiter que son client en soit aussi content.<br />

Quand Jean appela Franck, il était encore assoupi. Il s’excusa de l’avoir réveillé et lui<br />

confirma que Dany allait bien –il avait parlé un peu plus tôt avec elle. Elle pourrait<br />

sortir dans quelques heures. Franck confirma qu’il passerait la chercher et la<br />

ramènerait chez elle. Ils convinrent avec Monsieur Pierre qu’elle avait besoin de<br />

repos. Franck ne savait pas si Jean était au courant pour le bébé, il préféra ne pas en<br />

parler tout en sachant que la discrétion naturelle de Monsieur Pierre le dissuaderait<br />

également d’en parler s’il savait quelque chose.<br />

Dany avait fait un brin de toilette. Puis elle s’était recouchée et assoupie, profitant de<br />

ce que la chaleur n’était pas encore écrasante pour se reposer un peu. La sonnerie du<br />

téléphone la sortit de sa torpeur.<br />

- Allo ?<br />

- Bonjour mon amour.<br />

- Bonjour mon amour, répondit-elle en écho.<br />

- Tu te sens bien ce matin ?<br />

- Oui. Figure-toi que j’ai reçu un bouquet magnifique de la part d’un<br />

admirateur.<br />

- C’est sûrement que tu le mérites. J’ai envie de te voir.<br />

- Tu n’as qu’à passer avant midi, je suis dans la chambre 212. Après midi, tu<br />

risques de ne plus me trouver ici.<br />

- Alors ne bouge pas, j’arrive et je me charge de te ramener à la maison.<br />

- Je t’attends. Je t’aime. Et c’est d’accord.<br />

- D’accord pour quoi ?<br />

- Pour la question que m’a posée mon admirateur.<br />

Puis Dany raccrocha, satisfaite de sa réplique.<br />

Franck ne tarda pas avant de rappliquer. Il n’avait pas beaucoup dormi mais semblait<br />

en étât de grâce, heureux de retrouver Dany. Elle était mitigée, entre un bonheur total<br />

à son côté et l’incertitude de la réaction de Franck en apprenant qu’il serait peut-être<br />

bientôt père. Mais ses craintes furent vite dissipées.<br />

Il l’entoura de ses bras puissants et lui chuchota à l’oreille son bonheur de bientôt<br />

l’épouser et d’agrandir de surcroît sa famille. Toute chose semblait trouver sa place, et<br />

c’était bien ainsi. Puis il la ramena chez elle, avant de repartir dans son atelier où du<br />

travail l’attendait encore.<br />

139


Chapitre 35 – LIVRAISON DE CHANTIER<br />

C’était le grand jour. Franck avait travaillé d’arrache-pied les deux dernières<br />

semaines. Il devait livrer la commande à son client avant de pouvoir partir se reposer<br />

avec Dany et Marie-Claire pour une quinzaine de jours, près de la nature et loin des<br />

tracas de matériaux livrés à temps ou de constance de la température du four pour<br />

réussir la fusion des émaux.<br />

Il lui restait quelques détails de finition à régler, qui lui prendraient une bonne partie<br />

de la journée. Il avait demandé à Monsieur Pierre de passer voir Dany au Nautilus<br />

avant d’effectuer sa livraison de chantier mais celui-ci l’en avait dissuadé, il<br />

connaissait la nature méticuleuse de Franck et il savait qu’il utiliserait chaque minute<br />

pour parfaire son ouvrage avant de le livrer. Jean avait raison. Cette commande<br />

représentait plusieurs centaines de milliers de francs et il ne prendrait pas le risque de<br />

mécontenter son client.<br />

Dany avait aussi attendu ce jour avec impatience. Franck lui avait tant parlé de ce<br />

projet, la sollicitant sur des aspects d’aménagement, de matières et de couleurs,<br />

qu’elle avait eu l’impression de participer à l’élaboration du chantier. Elle avait senti<br />

la tension monter au fur et à mesure que les jours s’écoulaient. Franck avait été de<br />

moins en moins présent, accaparé par son travail. Il arrivait parfois tard dans la nuit,<br />

se glissait sur le drap qui la préservait de la fraîcheur de la nuit, puis s’évanouissait au<br />

petit jour sans oublier de mettre en marche la cafetière et de lui dresser son couvert<br />

pour le petit-déjeûner, avant de disparaître jusqu’au soir. Il l’appelait sans faute en<br />

milieu de journée et prenait de ses nouvelles avec une attention et une constance qui<br />

la touchaient jour après jour.<br />

Le matin, Dany avait fait un brin de ménage puis pris une douche rapide avant de<br />

téléphoner à Marie-Claire. Sa fille profitait bien de ses vacances avec sa grand-mère<br />

mais avait hâte de les rejoindre, elle et Franck. Il lui tardait notamment de pouvoir<br />

refaire de la moto. Dany s’amusa de la motivation de Marie-Claire, elle était<br />

simplement heureuse de la complicité entre sa fille et son compagnon.<br />

Puis elle appela Jean et lui proposa d’apporter une salade afin qu’ils puissent manger<br />

tous les trois avec sa femme Marcelle. Elle en profiterait pour donner un coup de<br />

chiffon au café avant de prendre son service.<br />

Le jour était d’une extraordinaire clarté et la chaleur commençait à être pesante. Dany<br />

avait fermé les volets et ressentit le besoin de se reposer un moment. Elle s’allongea<br />

sur le canapé et pensa avec bonheur à la petite vie qui s’installait en elle. Elle avait<br />

bien dormi la nuit précédente, mais le sommeil la gagna une fois encore et elle<br />

s’assoupit.<br />

Quand elle arriva chez Jean et Marcelle, le soleil était quasiment au zénith. Le couple<br />

avait également refermé les volets pour essayer d’échapper à la lumière aveuglante et<br />

au feu accablant du soleil. Le rotor du plafonnier était activé et brassait l’air chaud<br />

avec une énergie désespérée. Marcelle était contente de ces moments d’intimité que<br />

son mari et Dany, toujours complices, partageaient avec elle.<br />

La fraîcheur de la salade que Dany avait préparée précéda une délicieuse marinade de<br />

poissons que Marcelle avait élaborée, connaissant le penchant de Dany pour ce plat.<br />

De plus, le poisson était recommandé pour la future maman. En accord avec sa<br />

140


discrétion coutumière, les petits signes de prévenance qu’elle prodiguait trahissaient<br />

la joie avec laquelle Marcelle semblait elle aussi attendre la venue de ce bébé ; un peu<br />

comme elle aurait attendu le premier petit enfant de la fille que la nature lui avait<br />

toujours refusée.<br />

Ils avaient bavardé d’un peu tout et de rien, des vacances qui seraient les bienvenues<br />

après le grand stress des dernières semaines, des recettes secrètes que Franck semblait<br />

élaborer dans son atelier et de la passion extraordinaire qu’il avait mise dans sa<br />

dernière commande. Ils avaient tant parlé et échangé leurs avis sur les travaux de cette<br />

commande au fil des semaines qu’elle donnait l’impression de connaître l’ouvrage<br />

comme si elle avait suivi elle-même le chantier. Jean écoutait cette jeune femme<br />

parler avec fougue de l’artisan plein d’idées et de courage qui arrangeait un petit coin<br />

de paradis sur mesure, mais ce qu’il voyait avant tout, c’était une jeune femme<br />

incroyablement belle qui renaissait à la vie depuis qu’elle s’était permis d’aimer et<br />

d’être aimée. Il lui demanda :<br />

- Et pour qui elle est cette commande pour laquelle j’ai l’impression qu’il t’a<br />

fait travailler à l’œil ?<br />

- Ah ça, je n’en sais rien, Franck est toujours discret sur sa clientèle, mais ce<br />

que je peux te dire, c’est que ce sont des sacrés petits veinards qui vont habiter<br />

dans cette merveille. Puis elle rajouta après avoir repris avec gourmandise une<br />

cuillérée de crème anglaise : des veinards très riches, même, à en juger par les<br />

volumes de pièce qu’il m’a décrits.<br />

Marcelle s’amusait en silence de son enthousiasme, tout en lançant des regards de<br />

tendresse vers Monsieur Pierre. Il avait eu raison de croire en elle, Dany était comme<br />

une fille pour eux. Elle s’était levée machinalement pour faire la vaisselle et quand<br />

Dany voulut l’aider, ils répondirent de concert qu’elle devait se reposer. Elle ne<br />

commençait au Nautilus qu’à dix-sept heures, d’ici-là Jean y ferait un saut, elle<br />

n’avait qu’à s’allonger au calme sur le canapé et s’appliquer à ne rien faire d’autre<br />

que dormir.<br />

La chaleur était toujours pesante quand elle arriva au bar. Steffi s’activait des tables<br />

au comptoir et inversement. Pas de doute, la loi des trent-cinq heures avait apporté<br />

son petit lot de consommateurs supplémentaires, sortant plus tôt du travail ou prenant<br />

carrément la journée pour bricoler ou jardiner avant de retrouver les copains autour<br />

d’une bière pour refaire le monde ou plus modestement pour une simple belote.<br />

Avant de se mettre au travail, Dany alla dans le local privé pour signaler à Jean<br />

qu’elle était arrivée. Il était attablé à son bureau, entouré de papiers, s’obligeant à<br />

remettre à jour la comptabilité des dernières semaines.<br />

- Encore plongé dans les papiers ? Tu sais que je pourrais t’aider et t’éviter cette<br />

peine. Elle avait posé sa main sur son épaule.<br />

- J’ai dû faire une course en début d’après-midi et du coup ça m’a un peu<br />

retardé. Laisse-moi encore une petite heure pour terminer. Va aider Steffi en<br />

salle, les gens qui ont fini de travailler vont venir rejoindre les clients qui n’ont<br />

pas fini de profiter du frais. Tu sais que l’investissement que tu m’as suggéré<br />

pour climatiser le bar, je l’amortirai deux fois plus vite que prévu s’il continue<br />

à faire chaud comme ça. Dès que j’ai fini, je t’emmène faire un tour.<br />

- OK, je te laisse, à tout à l’heure.<br />

Monsieur Pierre avait déjà replacé ses lunettes en équilibre sur l’arête fine de son nez<br />

et repris ses comptes alors qu’elle refermait la porte sans bruit.<br />

Paulo et Gaston étaient attablés avec deux amis et lui firent un grand signe en la<br />

voyant. Elle sut, en voyant la table vide, qu’ils l’attendaient pour passer leur<br />

141


commande. Steffi, ayant depuis longtemps remarqué leur préférence, leur avait<br />

annoncé à leur arrivée que Dany ne tarderait pas à s’occuper d’eux. Un jeune homme<br />

qu’elle voyait pour la première fois était avec eux. Il avait l’air timide et de grandes<br />

mains qui devaient être pratiques pour attraper les pastèques. Dany ne s’était<br />

d’ailleurs pas trompée, Thierry –c’est ainsi que Paulo le lui présenta- était un neveu<br />

venu pendant l’été pour le dépanner sur les marchés, pendant que ses employés étaient<br />

en congés.<br />

- Et toi Paulo, quand est-ce que tu prends des vacances ?<br />

- Mais avec toi, quand tu veux, ma belle ! répondit-il dans un grand sourire, tout<br />

en clignant de l’œil vers Gaston qui attendait avec impatience la répartie de<br />

Dany.<br />

- D’accord, prévois deux semaines pour le mois d’août et emmène ta femme, ça<br />

fera une quatrième pour la belote.<br />

- Quatre ? C’est donc vrai alors que tu as trouvé quelqu’un ?<br />

- Comment ça quelqu’un ? Et Gaston, tu partirais en le laissant tout seul ? Je<br />

suis déçue Paulo que tu puisses oublier si vite un ami si proche. Du coup je<br />

crois qu’il est préférable de ne pas envisager de partir avec toi pour mes<br />

prochaines vacances. Le tout fut dit dans un sourire rayonnant qui les laissa<br />

sans réplique, ce qui était plutôt rare pour quelqu’un avec la verve de Paulo.<br />

Puis Dany était allée saluer Christophe, l’ami qui avait eu la merveilleuse idée<br />

d’inviter Franck au Nautilus pour la première fois et qui depuis avait partagé avec eux<br />

quelques moments épiques, dont la visite à la clinique quelques jours plus tôt.<br />

- Comment se fait-il que tu sois tout seul ? Tes amis sont partis en congés sans<br />

toi ?<br />

- En fait j’ai eu un peu de boulot ces temps-ci, j’ai aidé un copain et ça me<br />

permet de me faire un peu d’argent de poche.<br />

- Bien. Tu as raison de faire des économies et c’est toujours une bonne idée de<br />

venir nous voir ici. Le café est pour moi.<br />

- Merci Dany.<br />

Elle versa directement le prix du café dans la caisse. Par principe elle ne faisait rien<br />

qui pût aller à l’encontre de la confiance que son patron avait placée en elle, même si<br />

elle ne doutait pas que M Pierre ne se serait pas opposé à ce geste exceptionnel. La fin<br />

d’après-midi passa très vite et Dany put constater le petit manège qui s’était installé<br />

entre des personnes qui bien qu’éloignées dans la salle semblaient ne rien voir à la<br />

ronde que l’autre. Pourtant cette fois-ci, Dany ne songeait pas à s’en amuser.<br />

D’ailleurs la situation avait quelque chose d’inhabituel pour qui avait déjà vu Steffi<br />

draguer ouvertement des clients avant de s’éclipser avec eux discrètement après son<br />

service. Mais là il n’y avait pas de jeu, juste une apparente timidité qui cadrait mal<br />

avec l’aisance usuelle qu’elle avait avec les jeunes gens. Elle restait le plus possible<br />

derrière le comptoir, s’appliquant à regarder le jeune homme dans le reflet de la glace<br />

aussi discrètement que possible.<br />

Dany avait observé que Thierry était peu loquace mais sa timidité avait quelque chose<br />

d’attachant. Il semblait moyennement grand mais solidement planté. Il avait du mal à<br />

détacher son regard des formes que Steffi mettait en valeur dans un corsaire moulant<br />

et un bustier recouvert d’un chemisier en toile fine. D’après son oncle, la demoiselle<br />

n’hésitait pas à en faire profiter les jeunes gens pleins de vigueur et suffisamment<br />

attentionnés pour une soirée. Pourtant la jeune fille ne remarquait rien. Son attention<br />

semblait centrée sur l’autre table, celle où Dany venait d’apporter le café.<br />

- Tout va bien ? demanda Dany doucement à sa collègue.<br />

142


- Oui, bien sûr, répondit Steffi d’un ton faussement détaché. On est mieux ici<br />

qu’à rôtir dans un appart de quarante-cinq mètres carrés entre des voisins qui<br />

s’engueulent et d’autres qui mettent la musique à fond.<br />

- Tu peux s’il-te-plaît aller voir si Christophe a tout ce qu’il faut, je ne suis<br />

même pas sûre de lui avoir porté du sucre.<br />

- A Christophe ? Oui, d’accord, j’y vais.<br />

A bien y songer, Steffi n’était plus de la première jeunesse et Dany était touchée de la<br />

voir ainsi intimidée par un homme pour la première fois. Elle ne pouvait s’empêcher<br />

de trouver Christophe très jeune, mais n’avait-elle pas elle-même près de huit ans de<br />

plus que Franck ?<br />

Quand Jean émergea du local privé, il était près de sept heures. Dany se dit que<br />

Franck était peut-être à cet instant en train de présenter son travail et elle espéra que<br />

tout se passait bien pour lui.<br />

- Allez viens Dany, je t’emmène faire une course. J’ai besoin de toi. Steffi<br />

gardera la boutique.<br />

- Est-ce loin ?<br />

- Non pas trop, une dizaine de minutes en voiture tout au plus.<br />

- A tout à l’heure Steffi, ciao Christophe.<br />

Les deux jeunes gens discutaient depuis un petit moment et semblèrent à peine<br />

remarquer leur départ.<br />

Monsieur Pierre n’était pas d’un naturel très bavard. Mais il avait aujourd’hui des<br />

choses importantes à lui dire.<br />

- Tu sais Dany, Marcelle et moi nous sommes vraiment heureux de ce que tu vis<br />

avec Franck et surtout de ce bébé qui arrive. Mais tu travailles très dur, entre<br />

le secrétariat et le bar, Marie-Claire et maintenant deux autres personnes dans<br />

ta vie, nous sommes un peu inquiets pour toi. L’autre jour, quand Steffi est<br />

venue me chercher pour me dire que tu t’étais évanouie, je te le dis<br />

franchement, tu m’as fait peur. Et pour être encore plus franc, je ne sais pas si<br />

le travail au Nautilus te conviendra longtemps, en prenant en compte les trajets<br />

et les horaires qui ne sont pas compatibles avec une vie de famille, disons plus<br />

classique.<br />

- Qu’est-ce que tu essayes de me dire Jean ? Tu ne veux quand même pas te<br />

séparer de moi maintenant, alors que j’ai besoin de ce boulot plus que jamais ?<br />

- Tu as Franck maintenant et….<br />

- Non Jean je ne veux avoir besoin de personne. Et si Franck est là aujourd’hui,<br />

qui peut me garantir ce que sera notre vie dans deux mois ou dans cinq ans ?<br />

Je t’en prie, ne me fais pas ça, j’ai besoin de ce job et tu le sais mieux que<br />

quiconque. Elle sentait une rage monter en elle et luttait pour cacher ses<br />

larmes.<br />

Monsieur Pierre regarda dans le rétroviseur puis se gara sur le côté de la rue. Il se<br />

retourna vers elle et la regarda avec une infinie tendresse, avant de lui caresser la joue.<br />

- Dany, tu sais que tu es comme une fille pour Marcelle et moi et elle remercie<br />

Dieu chaque jour de t’avoir placée sur notre chemin. Nous nous faisons vieux<br />

et notre avenir c’est essentiellement le tien et celui de tes enfants. Et celui de<br />

Franck aussi maintenant. J’ai eu l’occasion de lui parler quelquefois, c’est un<br />

homme bien, droit et travailleur, qui saura t’aimer tant que tu voudras de son<br />

amour. La vie t’a blessée, je n’ai jamais su en quoi et j’ai toujours respecté ton<br />

silence sur ce passé douloureux qui t’a visiblement fait souffrir. Mais<br />

aujourd’hui tu dois tourner la page et accepter les marques d’amour des gens<br />

143


qui t’entourent. Lui aussi d’ailleurs a souffert et il mérite que tu partages avec<br />

sa vie la tienne et celle de tes enfants, en toute confiance.<br />

- Je ne comprends toujours pas le rapport que ça peut avoir avec mon travail au<br />

Nautilus.<br />

- Et bien, disons que, après une longue réflexion, nous avons décidé avec<br />

Marcelle d’investir et de diversifier nos activités. Tu te souviens de l’entrepôt<br />

que je t’avais montré l’autre fois ?<br />

- Oui, je me souviens bien.<br />

- Je souhaiterais qu’on y retourne ensemble, tes conseils et idées ont germé dans<br />

ma tête et je voudrais, encore une fois si tu le permets, solliciter ton avis sur<br />

certaines transformations du local. Et si on arrive à se mettre d’accord sur les<br />

conditions, tu pourrais même t’occuper de la gérance de ce nouvel endroit. Je<br />

prendrais une autre employée pour le Nautilus et comme ça Steffi monterait<br />

elle aussi en grade.<br />

- Ouaou, j’ai l’impression que tout ça a déjà été bien réfléchi. Alors allons-y, je<br />

suis impatiente de revisiter ce qui sera peut-être mon nouveau bureau.<br />

Elle reconnut l’allée plantée d’arbres, qui dispensaient une ombre bienfaisante et<br />

allongée en cette fin de journée. Par contre tout le reste lui sembla incroyablement<br />

nouveau. La façade avait été repeinte et des grilles en fer forgé retractables<br />

protégeaient les deux fenêtres du rez-de-chaussée. La grande vitrine, qui laissait<br />

entrevoir des tentures fleuries à chaque extrémité, avait été dotée d’un dispositif de<br />

volet roulant. En passant le seuil, Dany fut éblouie par l’espace et la clarté qui<br />

baignait la pièce principale. Cette salle spacieuse à laquelle on accédait en longeant un<br />

comptoir tout en bois verni n’avait plus rien de l’immense entrepôt vide et lugubre<br />

qu’elle avait découvert seulement trois mois auparavant. Un faux-plafond légèrement<br />

plus bas que le plafond d’origine donnait un cachet plus intime à la pièce tout en<br />

absorbant une partie du fond sonore. De petites alcôves étaient séparées par des arches<br />

qui semblaient former une haie d’honneur jusqu’à la fontaine centrale dont le<br />

murmure était apaisant. Elle nota aussi le système d’éclairage indirect qui mettait en<br />

valeur les appliques métalliques en forme de feuillage fleuri. Mais le plus<br />

extraordinaire, c’était le puits de lumière qui faisait jaillir cette clarté jusque dans les<br />

recoins les plus reculés de l’immense pièce.<br />

Dany se sentait comme dans un rêve. Elle ressentait une incroyable sensation de bienêtre<br />

en avançant dans la pièce. En fait, elle se sentait curieusement déjà un peu<br />

comme chez elle. C’était bizarre à décrire comme impression. Cet endroit semblait<br />

être un condensé de toutes les formes d’aménagement et de décoration qui<br />

correspondaient à ses goûts à la fois pratiques, frais voire un tantinet exotiques, mais<br />

dont elle n’avait jamais eu l’occasion de discuter avec Monsieur Pierre. Et tout<br />

semblait être sorti de terre, comme par magie ou plutôt…<br />

Jean la sortit de sa rêverie :<br />

- Excuse-moi, le maître d’œuvre est ici, je voudrai que tu le rencontres pour lui<br />

faire part de tes remarques ou critiques, si bien sûr tu acceptes de t’occuper de<br />

cet endroit par la suite.<br />

Dany continuait à avancer, jusqu’à atteindre l’arche qui donnait sur un salon plus<br />

intime. Elle aperçut la porte-fenêtre qui donnait sur un espace vert et s’approcha de la<br />

porte vitrée pour mieux découvrir le jardinet à ciel ouvert qui se révélait par surprise<br />

au fond de la pièce. Son regard fut simultanément accroché sur sa gauche par une<br />

ombre couvrant le mur, surplombant un comptoir en arc de cercle derrière lequel<br />

s’ouvraient deux portes battantes. Elle scrutait avec attention le travail délicatement<br />

144


ciselé et sentait le temps peu à peu s’arrêter, alors qu’elle découvrait les courbes<br />

gracieuses de la pièce en fer forgé et les couleurs extraordinaires des émaux qui la<br />

composaient. Elle reconnaissait tous les symboles dont ils avaient parlé, l’harmonie<br />

de la nature, l’espoir chatoyant du renouveau et l’unité dans la paix. Les larmes<br />

avaient naturellement trouvé le chemin de ses yeux et son regard embué ne lui permit<br />

pas de le voir distinctement quand il entra dans la pièce. Pourtant, elle sut d’instinct<br />

que le maître d’œuvre qui avait créé ce havre de quiétude si parfaitement en accord<br />

avec ses propres goûts ne pouvait être que Franck.<br />

Les deux hommes étaient côte à côte et prenaient un plaisir évident en constatant le<br />

ravissement de Dany au fur et à mesure qu’elle relevait les détails soignés de la<br />

finition.<br />

- Alors, ça te plaît ?<br />

- Jean, c’est magnifique !<br />

- Oui, je suis d’accord avec toi, le décorateur a vraiment fait du bon boulot. Tu<br />

penses que tu pourras travailler ici ?<br />

- Il faudra que je prenne mes marques pour faire le service mais je ferai de mon<br />

mieux pour que ce bar fonctionne aussi bien que le Nautilus.<br />

- Un bar ? Mais qui t’a parlé de bar ? En fait, pour être plus précis, Franck et<br />

moi avions plutôt pensé à… un restaurant. Qu’est-ce que tu en dis ? J’ai déjà<br />

pris des contacts avec un chef qui pourrait commencer dès le mois de<br />

Septembre. Oh bien sûr, pas d’étoile au Michelin en vue, mais une cuisine<br />

familiale, simple et authentique.<br />

- Je commence à entrevoir l’envergure du complot, conclut Dany dans un léger<br />

sourire, en se rappelant avoir partagé avec Franck son rêve d’ouvrir ce genre<br />

d’établissement quand elle aurait fini de payer la maison et qu’elle pourrait<br />

investir dans un nouveau projet. Il semblait impensable que l’occasion puisse<br />

se présenter si tôt. Elle pourrait ainsi acquérir une réelle expérience avant de se<br />

lancer à son compte.<br />

Je crois que nous aurons quelque chose de très spécial à fêter ce soir, sans<br />

oublier qu’il faudra baptiser cet endroit, enchaîna-t-elle dans un élan de joie<br />

qui confirma son acceptation tacite. Mais je suis sûre que vous avez déjà pensé<br />

à tout cela.<br />

- Il y a bien quelques petits détails que je dois encore t’expliquer, mais pour le<br />

nom, nous avions pensé avec Franck que c’est à toi d’en trouver un pour cet<br />

endroit.<br />

- Je vous promets d’y réfléchir. Laissez-moi encore jeter un coup d’œil à cette<br />

merveille avant d’aller tous fêter ça avec Marcelle. Ce sera champagne pour<br />

vous et jus de pomme pour moi !<br />

145


Chapitre 36 – SECRETS<br />

Franck était resté avec Dany au Nautilus jusqu’à la fermeture. Ils étaient tous les deux<br />

très fatigués ; lui sentait resurgir la pression accumulée au fil des semaines pour<br />

terminer le chantier avant la trêve estivale, toute l’énergie de Dany semblait être<br />

accaparée par ce petit être encore minuscule qui croissait en elle. Tenir un restaurant<br />

n’était pas une mince affaire mais avec une bonne organisation, ils pourraient adopter<br />

des horaires plus classiques qui leur permettraient de passer davantage de temps avec<br />

Marie-Claire. Dany avait appelé sa mère pour prendre des nouvelles et parler à sa<br />

fille. Elle semblait enchantée de son séjour dans le midi. D’après sa grand-mère des<br />

voisins avaient accueilli deux petits enfants, des garçons un peu plus âgés que Marie-<br />

Claire, avec lesquels elle faisait les quatre cents coups et profitait bien de ses<br />

vacances.<br />

En allant se coucher, Dany remercia Dieu, qu’elle n’avait pas prié depuis bien<br />

longtemps, pour la chance immense qui avait récemment réapparu dans sa vie. Elle<br />

avait toujours vu sa mère invoquer Dieu au quotidien sans pour autant adopter ellemême<br />

cette attitude traditionnelle pour toute femme italienne. Mais beaucoup de<br />

choses avaient changé et elle semblait avoir fait la paix avec bien des vieux démons<br />

qu’elle avait combattus pendant si longtemps. Elle vit Franck assoupi et se sentit<br />

émue par sa seule présence. Elle se glissa aussi doucement que possible dans les draps<br />

et la main de son amant vint comme à l’accoutumée l’accueillir afin qu’elle se<br />

rapproche de lui. Elle était en confiance avec lui et malgré la fatigue de la journée,<br />

peut-être encouragée par l’assoupissement de Franck, elle eut envie de lui parler. Il<br />

faudrait bien un jour ou l’autre lui apprendre toute la vérité et aujourd’hui ne serait<br />

pas un plus mauvais jour que les autres pour raconter son secret. Ce ne serait pas<br />

facile d’évoquer à nouveau l’horreur de cette nuit froide d’hiver mais elle se sentait<br />

protégée par la présence et la chaleur du corps viril et détendu allongé paisiblement à<br />

ses côtés. Et puis après, elle refermerait le livre de ces années difficiles pour ne plus<br />

penser qu’à un avenir qui s’annonçait désormais sans nuages et plein de promesses<br />

heureuses.<br />

- Aujourd’hui a été une journée très belle à mes yeux, parce que j’ai pu voir ce<br />

que deux hommes merveilleux étaient capables de mettre en œuvre pour moi.<br />

Ce restaurant est une incroyable opportunité, pour Marie-Claire, moi et bien<br />

sûr toi aussi puisque tu fais partie de notre famille maintenant. Je n’ai pas<br />

toujours su exprimer à quel point je te remercie d’être entré dans ma vie.<br />

J’étais un peu…égarée, avec la peur au ventre de rater la seule chose de bien<br />

qui me restait, ma fille. Je nous avais bâti une vie bien réglée de travail et de<br />

complicité, tout en refusant de voir que vivre pour et à travers elle, ce n’était<br />

qu’une façon de tromper mes peurs et oublier à quel point je me sentais<br />

coupable. J’ai honte encore de ce que je vais te dire mais la pénombre me<br />

donne un peu de courage. Et puis, si je ne peux pas te le raconter à toi, alors je<br />

ne mérite pas ta confiance et je me condamne à vivre jusqu’à la fin avec ce<br />

poids horrible qui n’a cessé de m’étouffer pendant toutes ces années.<br />

Sa voix était menue, à peine un léger souffle, mais pas une fois sa détermination ne<br />

s’ébranla. Franck n’avait pas bougé, pour ne pas risquer de l’interrompre dans son<br />

élan. Mais chacune des paroles de Dany martelait son oreille et il eut mal avec elle au<br />

fur et à mesure qu’elle déroula le récit de cette nuit tragique qui l’avait marquée à<br />

jamais.<br />

146


- Hervé m’avait annoncé ce dîner depuis quelques jours déjà ; d’après lui son<br />

patron avait quelque chose d’important à lui dire et il comptait sur ma<br />

présence pour l’accompagner au restaurant, une étoile au Michelin si ma<br />

mémoire est bonne. Mais j’étais très fatiguée ce soir là et je ne suis pas allée<br />

rejoindre Hervé au restaurant comme je le lui avais proposé. C’était un<br />

samedi. J’étais allée consulter mon docteur dans la matinée et je venais<br />

d’apprendre qu’après cinq années de tentatives infructueuses, j’étais enfin<br />

enceinte. J’étais incroyablement heureuse et j’aurais souhaité passer la soirée<br />

calmement à la maison avec mon mari pour savourer avec lui cette nouvelle.<br />

Alors j’ai appelé Hervé au boulot mais je suis tombée sur la secrétaire, qui a<br />

prononcé mon nom et comme le patron de Hervé passait à ce moment là, il a<br />

insisté pour me parler et me dire combien il était content qu’on se retrouve ce<br />

soir là. J’avais déjà remarqué les regards sans équivoque qu’il m’avait lancés<br />

lors de nos précédentes entrevues et je ne me sentais pas capable à ce moment<br />

là de faire face encore à ses allusions lourdes et à peine voilées. Je lui ai donc<br />

promis que je les rejoindrais en lui demandant que Hervé me rappelle dès que<br />

possible. Ce qu’il n’a pas fait. Du moins jusqu’à huit heures et demie, quand<br />

ils étaient au restaurant et que, ne me voyant pas arriver, il finisse par<br />

s’impatienter. Nous avons commencé par nous accrocher au téléphone, lui à<br />

cause de mon retard et moi parce que je ne savais pas où je devais les rejoindre<br />

et que je ne pouvais pas deviner puisqu’il ne m’avait pas rappelée. Alors le ton<br />

est monté, il a dit qu’il ne voyait pas de quoi je voulais parler… Je me<br />

demande maintenant avec le recul si son patron n’aurait pas laissé une<br />

consigne à la secrétaire de passer mon appel au bureau sous silence. Il me<br />

répétait que ce dîner était très important pour sa carrière –apparemment son<br />

patron lui proposait de prendre des parts dans la société- et que je devais<br />

arriver immédiatement parce que Monsieur Coulard était très contrarié de mon<br />

absence. Alors j’ai fini par lui raccrocher au nez, après lui avoir précisé que<br />

j’étais fatiguée, que j’en avais marre de son patron et que j’allais me coucher.<br />

Je n’ai pas eu envie de lui dire à ce moment-là que nous allions avoir un<br />

enfant. Je me suis endormie très vite, malgré la contrariété causée par notre<br />

altercation. J’ai été réveillée un peu plus tard dans la soirée. Hervé a claqué la<br />

porte plus fort que d’habitude, j’ai pensé dans un demi-sommeil qu’il avait dû<br />

bien arroser son repas. Il faisait du bruit dans la cuisine et j’entendais une sorte<br />

de brouhaha à travers la porte fermée de la chambre. J’étais allongée, dos à la<br />

porte, quand il est venu dans la pièce où je somnolais, un peu plus tard. J’ai<br />

d’abord senti l’odeur du cigare, très forte. Hervé n’avait pas l’habitude de<br />

fumer le cigare. Avec l’alcool, le mélange avait dû être détonnant. Même la<br />

main qu’il a posée sur moi était incroyablement lourde. Il soufflait, comme s’il<br />

venait de monter quatre étages en courant. Je n’avais pas envie de discuter<br />

avec un homme saoul et je restai réfugiée dans un demi-sommeil. Je murmurai<br />

un maigre « bonsoir », bien décidée à l’ignorer jusqu’au lendemain. Mais j’ai<br />

senti à cet instant sa main décidée fouiller sous les draps et remonter sous ma<br />

chemise de nuit en satin. J’aimais bien porter cette matière si douce, légère et<br />

chaude à la fois. Je fus surprise par le froid de ses doigts, mais plus que tout<br />

par leur rugosité et leur brusquerie. C’est à cet instant que j’ai réalisé qu’il y<br />

avait quelque chose d’anormal. Mes yeux se sont ouverts d’un coup et je me<br />

suis retournée pour lui faire face. J’ai d’abord vu sa silhouette massive se<br />

découper dans l’embrasure de la porte. Puis j’ai distingué ses yeux, qui<br />

semblaient se révulser tandis qu’il appliquait sa main gauche sur ma bouche<br />

147


pour me faire taire et que sa main droite se faisait de plus en plus précise et<br />

entreprenante sous ma nuisette. Alors, sans vraiment réfléchir, j’ai commencé<br />

à me débattre. Je rageais de le voir là et de me sentir impuissante contre sa<br />

masse qui m’écrasait à moitié. Après avoir réussi à le griffer avec ma bague de<br />

fiançailles, mon poing a finalement atterri sur son gros nez couperosé.<br />

Instinctivement, sa main a lâché ma bouche pour tâter son nez. Je n’ai pas<br />

vraiment eu le temps de profiter de la trêve pour crier. Son poing s’est abattu<br />

sur ma pommette et m’a sonnée instantanément. J’ai sombré dans une demiinconscience<br />

qui aurait pu me faire oublier mes larmes et ma honte. Puis un<br />

liquide chaud et épais a coulé en gouttes sur mon visage et ça l’a mis dans une<br />

colère terrible. Mon coup de poing avait été plus ravageur que prévu et le sang<br />

jaillissait assez abondamment de son nez. C’est à ce moment précis qu’il a dû<br />

être saisi d’une rage folle. Il a sorti la main de sous les draps et a tendu le bras<br />

vers la table de nuit pour s’emparer d’un objet. Une voix déformée par<br />

l’excitation et la haine s’est élevée dans la pénombre pour m’insulter et finir<br />

de me terroriser :<br />

- - Sale garce, tu vas me le payer. Tu te crois peut-être trop belle pour moi ?<br />

Mais on peut arranger ça.<br />

L’odeur âcre et la douleur m’ont simultanément tirée de ma torpeur. Ce<br />

salaud avait commencé à me brûler la joue en tournant entre ses doigts le cigare<br />

qu’il avait gardé en venant dans la chambre. La douleur m’a fait hurler, une seule<br />

fois. Après, je me suis évanouie. J’ai entendu dans mes cauchemars des bruits de<br />

lutte et de portes qui claquent. Puis le néant. Et mon visage qui me brûlait. Un<br />

murmure d’eau qui coule, sans pouvoir m’apaiser. Les sanglots d’Hervé ont fini<br />

par me ramener à la surface. Mais ma joie et mon amour étaient restés au fond. Je<br />

me sentais humiliée et trahie. Il était déjà trop tard quand j’avais compris ce soirlà<br />

qu’il n’était pas rentré tout seul. Comment aurais-je pu deviner ? Je lui avais<br />

pourtant souvent répété que je ne souhaitais pas que son patron mette jamais les<br />

pieds dans notre nouvelle maison. Il avait été le complice involontaire du double<br />

viol que je venais de subir dans ma maison et dans mon intimité. Il était en nage,<br />

le visage défait, l’haleine chargée et le simple fait de le voir me donnait la nausée.<br />

Je ne lui ai dit qu’une seule phrase mais le ton de ma voix ne lui a laissé aucun<br />

doute.<br />

- Tu quittes cette chambre, tu quittes cette maison et que je ne te revoie jamais.<br />

Hervé avait toujours été réservé. Mais la timidité qui m’avait séduite au début de<br />

notre relation m’apparaissait alors clairement comme une faiblesse. Il avait amené<br />

mon tortionnaire à la maison, malgré mes instructions, parce qu’il n’avait pas su<br />

dire non quand son patron avait insisté. Il a d’abord essayé de s’approcher, il fixait<br />

mon visage et je voyais à son air effaré que son patron n’avait pas dû me louper.<br />

Mais je n’aurais pas supporté qu’il se rapproche davantage. Alors je l’ai arrêté<br />

net.<br />

- Garde tes distances.<br />

Il a dû sentir à ma voix que c’était une fin de non recevoir. Il a répondu :<br />

- D’accord je te laisse, on en reparle demain. Je vais aller…dormir au salon, sur<br />

le canapé.<br />

J’ai attendu qu’il ait quitté la pièce pour me lever et marcher jusqu’à la coiffeuse.<br />

Je me suis assise mécaniquement sur le tabouret et j’ai observé dans le miroir la<br />

plaie qui me faisait souffrir. La peau était boursouflée mais avait été protégée en<br />

partie par le sillon des larmes de rage que j’avais versées pendant notre<br />

empoignade et par le sang de mon agresseur. J’ai appliqué une crème apaisante<br />

148


sur la marque violacée, j’ai éteint la lumière et je suis retournée me coucher. J’ai<br />

replié mes jambes vers mon cou et j’ai sangloté longtemps avant de pouvoir<br />

trouver un sommeil sans rêve, bercée par le bruit de la pluie qui s’était mise à<br />

couler abondamment au-dehors. J’avais beau porter en moi un enfant, je ne<br />

m’étais jamais sentie aussi seule. L’image de ce salaud en rut me hantait. Enfin…<br />

Dany marqua une longue pause mais Franck ne broncha pas. Il sentait que le<br />

moindre mot pourrait couper l’élan dans lequel Dany lui faisait part de ses vieux<br />

fantômes. Elle reprit finalement son monologue interrompu.<br />

- J’ai vite appris par les journaux qu’il n’était pas allé bien loin. Il a eu le soir<br />

même un accident de voiture en rentrant chez lui, du côté du lieu-dit Les<br />

Bornans, et il ne s’en est pas tiré.<br />

Mais en ce qui me concerne, le mal était fait. Ma vie avait basculé ce samedi de<br />

novembre et j’ai longtemps cru que je ne m’en remettrais pas. Déménager au plus<br />

vite et trouver un autre boulot sont devenus prioritaires, une fois expédié le<br />

divorce avec Hervé. Cette maison fut une bonne affaire, un autre couple en<br />

rupture était pressé de vendre. Puis j’ai trouvé un remplacement dans l’office<br />

notarial où s’est réalisée la vente. J’ai fait quelques dépannages en tant que<br />

vendeuse, mais ce n’est que depuis que j’ai trouvé la place chez Jean, quelques<br />

années plus tard, que j’ai pu prétendre à une certaine stabilité. Et voilà.<br />

Maintenant tu es là et je sais que tout ira bien à présent. Je t’aime.<br />

Dany s’était retournée et endormie immédiatement après avoir raconté son<br />

histoire, comme apaisée de son fardeau. Mais sa confession avait pris un tour<br />

auquel Franck ne s’était pas attendu. La chape qui s’était dégagée de Dany<br />

semblait s’être déplacée au-dessus de lui. Se pouvait-il que le sort ait fait preuve<br />

de tant d’ironie ? Etait-il possible que son malheur passé et son nouveau bonheur<br />

aient été si incroyablement mêlés ? Franck savait qu’il ne pourrait pas trouver le<br />

sommeil. Il faudrait qu’il reparle rapidement avec Dany des ces événements<br />

tragiques. Mais d’abord il devrait rentrer chez lui pour récupérer ses archives. Il<br />

irait les chercher le lendemain, dès que possible. Dany lui avait ouvert son cœur, il<br />

lui devait la même franchise, dans un souci d’apaisement mutuel.<br />

Dany était abasourdie par ce que Franck lui révélait. Il avait pourtant essayé de la<br />

ménager, expliquant qu’il avait été très ému par son récit mais que lui aussi avait un<br />

secret, qui était douloureusement lié à ce que la jeune femme avait vécu cette terrible<br />

nuit. Au fur et à mesure qu’elle parcourait l’extrait du journal que lui avait donné<br />

Franck, elle devenait de plus en plus incrédule.<br />

Dans cette nuit pluvieuse du 13 au 14 novembre, à 23h45, un terrible accident de<br />

voiture au lieu dit Les Bornans avait coûté la vie à quatre personnes. Une 205 avec à<br />

son bord trois jeunes avait percuté de plein fouet la R12 de Mr et Mme Barillo, qui se<br />

rendaient à l’hôpital où leur belle-fille devait accoucher. Mme Barillo, qui était assise<br />

à l’avant du véhicule, était décédée suite à la violence du choc, tandis que sa bellefille<br />

Camille ,enceinte, avait été reçue à l’hôpital dans un état critique. Leur fille,<br />

Anna, avait reçu de nombreux éclats de verre qui avaient criblé son visage et nécessité<br />

une intervention d’urgence. Un autre véhicule, appartenant à Monsieur Joseph<br />

Coulard, avait effectué non loin une sortie de route et le chauffeur avait péri sur le<br />

coup ; il ne portait pas sa ceinture de sécurité au moment du choc, ce qui aurait pu lui<br />

sauver la vie ainsi que le soulignait l’auteur de l’article.<br />

149


L’enquête de police finirait par révéler que suite à une altercation avec une bande de<br />

jeunes, Monsieur Coulard s’était fait prendre en chasse par trois jeunes en 205, qui<br />

avaient perdu le contrôle de leur véhicule et percuté une voiture en pleine campagne.<br />

C’est probablement en voyant l’accident dans son rétroviseur que Monsieur Coulard,<br />

dans un moment d’inattention, avait à son tour quitté la route, puis effectué deux<br />

tonneaux qui s’avérèrent mortels pour le conducteur.<br />

Dany avait la sensation que tous les morceaux d’un vieux puzzle s’étaient donnés<br />

rendez-vous dans les colonnes de cet article.<br />

Elle imaginait la perte de sa compagne et de leur enfant pour l’homme jeune qu’était<br />

Franck au moment de l’accident et elle songea au vide qui avait du l’assaillir quand<br />

malgré les soins prodigués par les urgences médicales il avait fallu en plus faire face<br />

au décès de sa propre mère. Et ces êtres qui faisaient le monde de Franck avaient péri<br />

par son propre bourreau à elle. C’était étrange de penser que le destin avait pu la<br />

délivrer de son agresseur au prix de tant de chagrin mais comment imaginer que ce<br />

même destin aurait eu l’audace des années plus tard de faire se rencontrer les deux<br />

victimes rescapées de ce même homme ?<br />

Elle revoyait Anna se promener dans le marché au bras de Franck et repensait au<br />

regard meurtri qui se dissimulait pudiquement derrière les lunettes de soleil ; elle avait<br />

été bluffée et en éprouvait rétrospectivement un peu de honte. Les émotions se<br />

bousculaient en elle, de la colère à l’effroi, du chagrin à l’incompréhension, mais<br />

aussi quelque part comme un début d’apaisement. Ca la dépassait complètement, mais<br />

les choses rentraient d’elles-mêmes dans l’ordre. Elle savait que le temps avait fait<br />

son œuvre et qu’il fallait accepter.<br />

Elle leva son visage vers Franck et vit dans son regard tranquille qu’il avait lui aussi<br />

choisi de se tourner vers l’avenir, leur avenir. Alors il posa délicatement la main sur le<br />

ventre de Dany pour mieux sentir l’enfant qui s’épanouissait dans son ventre, porteur<br />

de promesses d’avenir et d’un immense espoir.<br />

150


EPILOGUE<br />

Gilbert n’avait eu d’autres intentions que de faire cesser certaines pratiques à Crédit-<br />

Fians, qui pouvaient créer un préjudice énorme à la boîte si elles étaient maintenues et<br />

rendues publiques. Karine avait craint pour lui des représailles, mais elle ne s’était<br />

sûrement pas attendue à ce que Monsieur Sens, reconnaissant pour son initiative et sa<br />

probité, lui propose de prendre le siège de Lucas de Bès.<br />

C’est pourtant ce qui était arrivé et c’est le premier septembre que Gilbert fit ses<br />

débuts en tant que chef du dix-huitième étage, tandis que Tom Perkins, le nouvel<br />

adjoint de Monsieur Sens, prenait la tête du dix-septième.<br />

Une autre promotion encore inespérée au début Juin était arrivée comme une aubaine<br />

pour Mélinda. En libérant son poste de responsable de division, Tom Perkins avait<br />

laissé vacant un siège pour lequel Mélinda avait été immédiatement plébiscitée.<br />

Certes, elle avait eu l’occasion au cours de ses précédents voyages de démontrer ses<br />

idées et sa ténacité, mais ce nouveau poste ne représentait pas moins une intéressante<br />

progression dans sa carrière. Et qu’il lui ait été proposé de façon si rapide par sa<br />

hiérarchie démontrait la grande estime en laquelle la tenaient ses supérieurs, pour<br />

quiconque n’était pas au courant des tractations engagées par Monsieur Sens.<br />

Elle avait eu trois mois pour expédier les affaires courantes à Crédit-Fians et pour<br />

préparer sa succession avec l’aide de Serge qu’elle ne désespérait pas de faire muter<br />

dans son service à New-York. Puis elle s’était octroyée une semaine de congés avant<br />

le grand rush de la reprise début Septembre.<br />

Aujourd’hui, elle arrivait en terrain conquis dans son bureau de New-York. L’horloge<br />

murale indiquait 09h06, elle se promit d’être plus matinale dès le lendemain. Elle<br />

commanda un café à sa secrétaire, puis rentra dans son bureau et referma la porte<br />

derrière elle. Elle leva les bras en signe de victoire et se sentit invincible, tout en<br />

regardant la vue magnifique depuis son bureau du 47 ème étage du World Trade Center,<br />

en ce lundi 10 septembre 2001.<br />

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