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Wittgenstein est tenu aujourd’hui en France, à juste titre, pour un philosophe important et
pour un représentant majeur de la tradition analytique 2 . Mais curieusement, ce jugement n’est
pas toujours suivi d’effets en ce sens que l’on refuse souvent de jouer le jeu de la
confrontation de ses idées et de son (ses) mode(s) d’approche des problèmes philosophiques
avec ceux d’autres auteurs contemporains ou récents sur les mêmes sujets. Il y a deux raisons
principales à cela. La première tient à une spécificité pour ainsi dire « ethnologique » des
études wittgensteiniennes en France: la priorité est généralement donnée à l’exégèse interne
de l’œuvre (publiée et/ou inédite en français) plutôt qu’à la mise en relation de ses arguments
et de ses positions (lorsque celles-ci sont clairement identifiables) sur des questions bien
précises avec celles ou ceux d’autres auteurs au sein de la, ou hors tradition analytique 3 . La
seconde tient à un préjugé profondément ancré chez la plupart des spécialistes de l’auteur:
celui d’une originalité radicale de la manière wittgensteinienne de philosopher qui la rendrait
presque incommensurable à toute entreprise philosophique théorique quelle qu’elle soit.
L’argument généralement utilisé pour justifier ce réflexe protectionniste est celui de la
conception que se fait Wittgenstein de la philosophie comme d’une « activité » de
clarification logique des pensées plutôt que comme d’une discipline théorique consistant à
élaborer des thèses philosophiques 4 ou comme d’un retour, par voie de description (plutôt que
d’explication), aux aspects les plus obvies de l’usage des mots enchâssés dans nos formes de
vie 5 . De ce que Wittgenstein pratique et conçoit la philosophie différemment – de façon
éminemment critique pour la philosophie elle-même, on en conclut à l’incommensurabilité de
2 La situation est inverse aujourd’hui dans les pays anglo-saxons où la philosophie de Wittgenstein et/ou
d’inspiration wittgensteinienne semble avoir « fait son temps » et être reléguée un peu arbitrairement aux marges
de la philosophie analytique « mainstream ». Pour une tentative de réévaluation de certains arguments de
Wittgenstein dans ce climat globalement hostile, voir D. K. Levy & E. Zamuner (eds), Wittgenstein’s Enduring
Arguments, New York : Routledge, 2009.
3 Il y a des exceptions. Voir par exemple le volume dirigé par C. Romano (Wittgenstein et la tradition
phénoménologique, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2008) qui interroge sur des thématiques précises
(l’intentionnalité, la compréhension, l’action et la subjectivité pratique etc.) le rapport de l’approche
« grammaticale » des problèmes philosophiques par Wittgenstein à la tradition phénoménologicoherméneutique.
4 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, tr. fr. de G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, 4.112, p. 57.
5 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, tr. fr. de F. Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, §§116, 126, 129.
Voir sur ce point les études de C. Chauviré, Voir le visible : la seconde philosophie de Wittgenstein, Paris, P.U.F,
« Philosophies », 2003 et de S. Laugier, Wittgenstein: les sens de l’usage, Paris, Vrin, « Moments
philosophiques », 2009.
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