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WITTGENSTEIN EN CONFRONTATION<br />

Cahiers de philosophie du langage, volume 8<br />

D. Perrin et Ludovic Soutif (éds.)<br />

Paris, L’Harmattan, 2010


1. Introduction (D. Perrin & L. Soutif)<br />

SOMMAIRE<br />

2. V. Aucouturier, L’expression naturelle des intentions: un débat entre<br />

Anscombe et Wittgenstein?<br />

3. J.-J. Rosat, La théorie des concepts phénoménaux et l’argument du langage<br />

privé<br />

4. L. Soutif, L’image du contenu. Grammaire des concepts psychologiques et<br />

philosophie de l’esprit<br />

5. J.-P. Narboux, Wittgenstein et l’externalisme sémantique<br />

6. D. Perrin, Kripkensteins: Wittgenstein et Kripke sur la distinction entre<br />

sémantique et pragmatique<br />

7. E. Marrou, Austin et Wittgenstein : le problème des autres esprit à l’épreuve<br />

8. G. Schmerzer, Réalisme, anti-réalisme et autres « cris de guerre »:<br />

Wittgenstein et la philosophie de la religion<br />

9. M. Ponsonnet, La tension anthropologique<br />

10. G. Evans, Les choses sans l’esprit. Commentaire du Chapitre Deux de Les<br />

Individus de Strawson, traduit de l’anglais et présenté par D. Perrin et L.<br />

Soutif 1 .<br />

1 Avec l’aimable autorisation d’<strong>Antonia</strong> Philipps au nom du Gareth Evans Memorial Trust.<br />

2


INTRODUCTION<br />

3


Wittgenstein est tenu aujourd’hui en France, à juste titre, pour un philosophe important et<br />

pour un représentant majeur de la tradition analytique 2 . Mais curieusement, ce jugement n’est<br />

pas toujours suivi d’effets en ce sens que l’on refuse souvent de jouer le jeu de la<br />

confrontation de ses idées et de son (ses) mode(s) d’approche des problèmes philosophiques<br />

avec ceux d’autres auteurs contemporains ou récents sur les mêmes sujets. Il y a deux raisons<br />

principales à cela. La première tient à une spécificité pour ainsi dire « ethnologique » des<br />

études wittgensteiniennes en France: la priorité est généralement donnée à l’exégèse interne<br />

de l’œuvre (publiée et/ou inédite en français) plutôt qu’à la mise en relation de ses arguments<br />

et de ses positions (lorsque celles-ci sont clairement identifiables) sur des questions bien<br />

précises avec celles ou ceux d’autres auteurs au sein de la, ou hors tradition analytique 3 . La<br />

seconde tient à un préjugé profondément ancré chez la plupart des spécialistes de l’auteur:<br />

celui d’une originalité radicale de la manière wittgensteinienne de philosopher qui la rendrait<br />

presque incommensurable à toute entreprise philosophique théorique quelle qu’elle soit.<br />

L’argument généralement utilisé pour justifier ce réflexe protectionniste est celui de la<br />

conception que se fait Wittgenstein de la philosophie comme d’une « activité » de<br />

clarification logique des pensées plutôt que comme d’une discipline théorique consistant à<br />

élaborer des thèses philosophiques 4 ou comme d’un retour, par voie de description (plutôt que<br />

d’explication), aux aspects les plus obvies de l’usage des mots enchâssés dans nos formes de<br />

vie 5 . De ce que Wittgenstein pratique et conçoit la philosophie différemment – de façon<br />

éminemment critique pour la philosophie elle-même, on en conclut à l’incommensurabilité de<br />

2 La situation est inverse aujourd’hui dans les pays anglo-saxons où la philosophie de Wittgenstein et/ou<br />

d’inspiration wittgensteinienne semble avoir « fait son temps » et être reléguée un peu arbitrairement aux marges<br />

de la philosophie analytique « mainstream ». Pour une tentative de réévaluation de certains arguments de<br />

Wittgenstein dans ce climat globalement hostile, voir D. K. Levy & E. Zamuner (eds), Wittgenstein’s Enduring<br />

Arguments, New York : Routledge, 2009.<br />

3 Il y a des exceptions. Voir par exemple le volume dirigé par C. Romano (Wittgenstein et la tradition<br />

phénoménologique, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2008) qui interroge sur des thématiques précises<br />

(l’intentionnalité, la compréhension, l’action et la subjectivité pratique etc.) le rapport de l’approche<br />

« grammaticale » des problèmes philosophiques par Wittgenstein à la tradition phénoménologicoherméneutique.<br />

4 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, tr. fr. de G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, 4.112, p. 57.<br />

5 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, tr. fr. de F. Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, §§116, 126, 129.<br />

Voir sur ce point les études de C. Chauviré, Voir le visible : la seconde philosophie de Wittgenstein, Paris, P.U.F,<br />

« Philosophies », 2003 et de S. Laugier, Wittgenstein: les sens de l’usage, Paris, Vrin, « Moments<br />

philosophiques », 2009.<br />

4


ses pensées à d’autres types ou styles de pensée, en particulier au sein du courant dont il est<br />

pourtant considéré l’une des figures majeures, le courant analytique 6 .<br />

Le présent volume part de prémisses diamétralement opposées pour parvenir à des<br />

conclusions qui le sont tout autant. Il est animé par la conviction que les études<br />

wittgensteiniennes souffrent aujourd’hui d’un isolement qui tient moins au caractère sui<br />

generis de sa conception et de sa pratique de la philosophie (à ce que l’on appelle parfois son<br />

« quiétisme ») ou à son style d’écriture cryptique et aphoristique qu’à l’attitude de ses<br />

interprètes et de ses détracteurs qui prennent souvent prétexte de cette originalité pour ne pas<br />

exposer sa pensée aux rigueurs d’une confrontation avec d’autres pensées ou, ce qui revient<br />

au même – dans le cas de ses détracteurs, pour nier la pertinence de certains de ses arguments<br />

les plus forts pour les débats philosophiques actuels 7 .<br />

L’idée qui a présidé à la constitution de ce volume est que la philosophie de Wittgenstein<br />

non seulement ne perd rien à être confrontée à la pensée d’autres auteurs, mais a même tout à<br />

y gagner. Elle ne perd rien en ce sens qu’il n’est pas nécessaire de renoncer à la spécificité de<br />

son approche logique ou « grammaticale » des problèmes pour pouvoir la mesurer à des<br />

conceptions qui prétendent y apporter des réponses (ou solutions) philosophiques<br />

substantielles. Et elle a tout à y gagner en ce sens que cette confrontation permet de clarifier<br />

en retour la nature des positions défendues par Wittgenstein sur bien des sujets tout en<br />

élargissant le spectre des positions possibles. Il ne saurait y avoir, de ce point de vue, de<br />

conflit entre une étude exégétique rigoureuse de l’œuvre selon ses multiples dimensions et<br />

aux époques les plus significatives de son évolution et une confrontation informée de sa<br />

pensée à celle d’autres auteurs ou de ses méthodes, à celles en usage dans des disciplines<br />

autres que philosophiques, la première étant une condition nécessaire de la seconde.<br />

Un exemple des vertus clarificatrices d’une telle confrontation et de rigueur exégétique<br />

nous est fourni par l’article de V. Aucouturier à propos du débat opposant Anscombe à<br />

Wittgenstein sur la question de l’expression des intentions. Selon Anscombe, contre<br />

Wittgenstein, on ne saurait parler d’expression naturelle des intentions au sens où l’on parle,<br />

par exemple, d’expression naturelle des émotions parce que l’attribution de la capacité<br />

d’exprimer ses intentions (aux animaux en particulier, mais également dans certains contextes<br />

à certains êtres inanimés) requiert de la part de celui (ou celle) auquel on l’attribue la<br />

6<br />

Pour une expression récente de cette conception des rapports de Wittgenstein à la philosophie analytique, voir<br />

l’ouvrage de S. Laugier précité.<br />

7<br />

C’est, par exemple, l’attitude de D. Chalmers. Ce dernier considère que l’argument wittgensteinien dit « du<br />

langage privé » est trop conversé pour pouvoir apporter quoi que ce soit au débat sur la question des concepts<br />

phénoménaux. Voir à ce sujet l’article de J.-J. Rosat dans ce volume.<br />

5


possession de capacités conceptuelles qui ne peuvent être acquises qu’en apprenant à jouer le<br />

jeu de langage conventionnel des intentions. Il existe, de ce point de vue, une distinction<br />

conceptuelle cruciale à faire entre attribuer une intention et attribuer la capacité d’exprimer<br />

une intention que ne fait pas Wittgenstein (dans le passage discuté par Anscombe 8 ) en<br />

défendant la thèse du caractère naturel (non-conventionnel) de l’expression des intentions. De<br />

toute évidence, cette confrontation avec la conception anscombienne de l’action intentionnelle<br />

permet en retour de clarifier la position philosophique de Wittgenstein sur cette question, et<br />

partant, certains aspects significatifs de son usage du concept d’expression en philosophie de<br />

la psychologie.<br />

Un autre exemple fructueux de confrontation nous est donné par l’article de J.-J. Rosat qui<br />

porte sur la question des concepts phénoménaux vigoureusement débattue aujourd’hui par les<br />

philosophes de la conscience en rapport avec l’argument wittgensteinien dit « du langage<br />

privé » et, plus généralement, avec ses différentes conceptions successives du rapport entre<br />

concept et expérience vécue. Un des aspects les plus remarquables de cette contribution est de<br />

tenir compte, sans les minimiser, des difficultés qui se posent à toute confrontation de la<br />

pensée de Wittgenstein avec celle des philosophes de l’esprit contemporains. Outre les<br />

difficultés liées à la rigidité du programme de recherche à l’intérieur duquel doit s’inscrire,<br />

selon eux, toute discussion sur la nature et les caractéristiques des concepts phénoménaux<br />

(c’est-à-dire, pour le dire vite, des concepts forgés et utilisés pour identifier des types<br />

spécifiques d’expériences sensorielles), l’auteur pointe une difficulté majeure qui tient à la<br />

manière sui generis, grammaticale, qu’a Wittgenstein d’aborder ce genre de problème. Mais,<br />

chose remarquable, il ne considère pas que cette spécificité de l’approche wittgensteinienne<br />

soit une raison suffisante pour refuser de la mesurer aux thèses des philosophes<br />

contemporains de la conscience:<br />

L’approche de Wittgenstein, elle, est exclusivement grammaticale. (…) Face à ces difficultés, on peut être<br />

tenté de tourner le dos à la discussion. On peut être tenté de dire: nous qui avons lu Wittgenstein, nous<br />

savons que toutes ces histoires de qualia, d’explanatory gap, de body-mind problem, d’introspection,<br />

d’acquaintance, d’inversion du spectre, etc., reposent sur des erreurs de catégories et des confusions<br />

grammaticales irrémédiables, et qu’il n’y a rien à tirer de tout cela; si les philosophes analytiques<br />

contemporains ne lisent pas Wittgenstein, ou s’ils ne savent pas le lire, tant pis pour eux; ne perdons pas<br />

notre temps avec eux; continuons avec Wittgenstein. Il y a, de mon point de vue, de bonnes raisons de<br />

prendre le parti inverse 9 .<br />

8 Recherches philosophiques, §647, tr. fr., p. 234.<br />

9 Citer la référence dans ce volume.<br />

6


On peut même dire que c’est en relevant le défi de la confrontation que l’on sera à même<br />

de comprendre la véritable nature de la contribution (à distance, pour ainsi dire) de<br />

Wittgenstein au débat. Selon J.-J. Rosat, cette contribution est double: critique et constructive.<br />

Critique, d’abord, parce que l’une des cibles de l’argument contre la possibilité d’un langage<br />

privé est précisément la thèse fondamentale qui sous-tend les différentes théories<br />

contemporaines des concepts phénoménaux, à savoir la thèse selon laquelle il suffirait<br />

d’éprouver une expérience sensorielle d’un certain type (par exemple, une sensation de<br />

douleur particulière comme la migraine) pour pouvoir l’identifier immédiatement, sur la seule<br />

base de sa qualité phénoménale spécifique, comme le type d’expérience qu’elle est. En<br />

prenant explicitement pour cible, dans son argument, l’idée d’ostension privée, c’est-à-dire<br />

l’idée d’une identification par le sujet de ses propres sensations au moyen d’un concept<br />

directement et exclusivement issu de son expérience, c’est précisément cette thèse des<br />

philosophes contemporains de la conscience, celle de « l’auto-identification des sensations »,<br />

que Wittgenstein entend critiquer. Mais sa contribution au débat ne s’arrête pas là. Elle<br />

présente un aspect plus « constructif », prégnant dans ses textes plus tardifs sur la grammaire<br />

des concepts psychologiques 10 . Selon J.-J. Rosat, ces textes laissent clairement apparaître que<br />

Wittgenstein non seulement ne nie pas la réalité des contenus phénoménaux (du caractère<br />

phénoménal) de l’expérience vécue mais ne nie même pas la possibilité de se référer<br />

ostensivement à ces contenus au moyen de concepts démonstratifs. Ce qu’il nie est<br />

simplement l’idée que cette ostension puisse s’effectuer antérieurement à, et indépendamment<br />

de nos techniques picturales et comportementales ordinaires de description du quale<br />

spécifique de chaque type d’expérience sensorielle. Wittgenstein va même jusqu’à suggérer<br />

un critère grammatical nous permettant de distinguer catégorialement les expériences dotées<br />

d’un contenu phénoménal de celles qui ne le sont pas: les premières sont celles « dont on peut<br />

fournir une description au moyen d’une image » 11 .<br />

Le texte de L. Soutif a des affinités évidentes avec l’article précédent. Il s’appuie<br />

également sur le constat que la contribution de Wittgenstein au débat sur les contenus<br />

phénoménaux de l’expérience ne se limite pas à la critique de « l’image intérieure privée » —<br />

déployée, pour l’essentiel, dans la première partie des Recherches philosophiques et dans ses<br />

10 Notamment dans la seconde partie des Recherches philosophiques, les deux volumes des Remarques sur la<br />

philosophie de la psychologie, les Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie et les Cours sur la<br />

philosophie de la psychologie: Cambridge 1946-1947.<br />

11 Ref ?<br />

7


écrits plus tardifs sur la philosophie de la psychologie 12 , mais initiée dès les années 1930 à<br />

travers la critique des conceptions picturales de l’expérience visuelle. Elle prend également<br />

une forme plus constructive dans les années 1940 via l’usage philosophiquement légitime de<br />

l’image du contenu pour obtenir une vision plus synoptique de la grammaire de nos concepts<br />

psychologiques. Ainsi, l’approche grammaticale que défend Wittgenstein de problèmes tels<br />

que celui des critères d’individuation des contenus phénoménaux d’expériences<br />

catégorialement distinctes comme voir et imaginer visuellement quelque chose se démarque-t-<br />

il, selon L. Soutif, de celles qui prévalent aujourd’hui en philosophie de l’esprit en ce qu’elle<br />

s’abstient, d’une part, de toute affirmation métaphysique dogmatique sur la présence ou non<br />

d’un patron (pattern) de contenu phénoménal commun dans ces deux types d’expériences et<br />

n’hésite pas, d’autre part, à faire usage d’un discours philosophique et psychologique réifiant<br />

sur les contenus-images pour souligner certaines différences et parentés conceptuelles<br />

importantes entre ces expériences, tout en refusant d’assimiler la grammaire de ces images à<br />

celle des images matérielles au moyen desquelles nous les décrivons ordinairement.<br />

L’article de D. Perrin se présente comme une contribution éclairante et décisive au débat<br />

qui oppose aujourd’hui, en philosophie du langage, les partisans du minimalisme sémantique<br />

aux contextualistes à propos de la façon de tracer la ligne de partage entre sémantique et<br />

pragmatique 13 . L’auteur y opère une confrontation de la pensée de Kripke à celle de<br />

Wittgenstein qui consiste, certes, en partie à évaluer les deux lectures de Wittgenstein<br />

proposées successivement par Kripke en 1970 et 1982 14 , mais au sein d’un cadre<br />

d’interprétation fourni plus généralement par la conception kripkéenne du partage entre<br />

sémantique et pragmatique. Selon D. Perrin, l’élément commun aux deux lectures<br />

kripkéennes de Wittgenstein serait une conception gricéenne de ce partage (adoptée par<br />

Kripke, indépendamment de sa lecture de Wittgenstein) dont chacune des deux lectures<br />

12 Recherches philosophiques, §294, §§398-402; Remarques sur la philosophie de la psychologie, I, §109; II,<br />

§109; Cours sur la philosophie de la psychologie: Cambridge 1946-1947, tr. fr., p. 61, 189-190.<br />

13 Pour se faire une idée de l’état du débat, on pourra lire par exemple l’article de K. Bach, « The Semantics-<br />

Pragmatics Distinction: What It Is and Why It Matters » (dans K. Turner (ed.), The Semantics-Pragmatics<br />

Interface From Different Points of View, Oxford, Elsevier, 1999, p. 65-84) et l’introduction du livre de F.<br />

Recanati, Literal Meaning, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 (tr. fr. C. Pichevin, Le sens littéral:<br />

langage, contexte, contenu, L’éclat, coll. « tiré à part », 2007). Disons, pour le dire vite, que le débat porte<br />

(comme l’explique D. Perrin) sur le point jusqu’où l’on peut considérer que la signification linguistique<br />

conventionnelle des expressions, y compris des expressions indexicales, détermine, outre le contenu sémantique<br />

(littéral) exprimé par la phrase, ses conditions de vérité. Les partisans du minimalisme sémantique défendent<br />

l’idée que la signification linguistique suffit à déterminer de façon exhaustive et univoque ses conditions de<br />

vérité, en limitant le rôle des circonstances d’utilisation (des expressions) à la détermination du porteur de vérité.<br />

Les contextualistes défendent une conception plus pénétrante du rôle des circonstances en introduisant un<br />

élément de variation dans ce qui peut compter comme conditions de vérité du contenu sémantique exprimé par la<br />

phrase (ouvrant, du même coup, un espace entre sens et conditions de vérité de la phrase).<br />

14 Dans ses livres intitulés Naming and Necessity (Cambridge, Harvard University Press, 1980 [1 ère ed. 1972]) et<br />

Wittgenstein on Rules and Private Language, (Cambridge, Harvard University Press, 1982).<br />

8


exploiterait un versant — le versant sémantique en 1972 avec la défense de la thèse de la<br />

désignation rigide à propos du comportement sémantique des noms propres, le versant<br />

pragmatique en 1982 avec la thèse sceptique attribuée à Wittgenstein à propos des faits<br />

sémantiques censés justifier le caractère normatif de la signification linguistique et des<br />

injonctions plus directement prescriptives). Contre la conception minimaliste de la sémantique<br />

et la conception gricéenne du partage entre sémantique et pragmatique explicitement adoptée<br />

par Kripke, D. Perrin fait valoir une autre conception sémantique, ainsi qu’une autre façon de<br />

tracer la ligne de partage suggérée par une autre lecture de Wittgenstein qui rétablit le rôle des<br />

occasions d’usage dans la détermination des conditions de vérité du contenu sémantique<br />

exprimé par la phrase 15 . Cette sensibilité à l’occasion de chacun des composants sub-<br />

phrastiques (noms propres, prédicats) qui détermine leur pouvoir sémantique correspond à<br />

l’élément proprement pragmatique de la sémantique ignoré par une vision non-située de la<br />

normativité des règles et de la signification linguistique, élément que réintègre Wittgenstein<br />

en défendant en creux (dans les Recherches) une version radicale du contextualisme<br />

sémantique.<br />

E. Marrou organise, pour sa part, une confrontation entre les pensées de Wittgenstein et<br />

d’Austin sur un problème sceptique traditionnel qui est celui des autres esprits. Le problème<br />

est généralement posé (dans sa version épistémologique) de la manière suivante: à quel genre<br />

de connaissance pouvons-nous prétendre au sujet de l’esprit et des expériences d’autrui? La<br />

réponse traditionnelle (« cartésienne ») est habituellement formulée dans les termes d’une<br />

opposition entre deux genres de connaissance: une connaissance infaillible, et donc, par<br />

principe soustraite au doute (la connaissance de soi) et une connaissance essentiellement<br />

faillible, car de type conjectural (la connaissance de l’esprit des autres). Une évidente<br />

proximité se manifeste, selon E. Marrou, dans la manière dont Wittgenstein et Austin<br />

entendent traiter (au sens thérapeutique du terme) ce problème sceptique: par une dissolution<br />

de l’opposition entre les deux genres de connaissance qui sous-tend sa formulation en<br />

recourant « massivement » au phénomène de l’expressivité. Pour Austin, comme pour<br />

Wittgenstein, il existe un lien « particulier et intime » (Austin) entre nos émotions ou nos<br />

sentiments et leur expression naturelle par certains comportements caractéristiques de sorte<br />

que ces expressions ne font pas obstacle à la connaissance de l’esprit d’autrui (rendant par là-<br />

même cette connaissance conjecturale), mais manifestent au contraire de façon diaphane son<br />

intériorité. Il existe bien, selon E. Marrou, une différence entre Austin et Wittgenstein qui<br />

15 La lecture en question est celle élaborée par C. Travis dans plusieurs ouvrages récents sur Wittgenstein. Voir<br />

notamment The Uses of Sense, Les liaisons ordinaires et Thought’s Footing.<br />

9


tient à leur manière d’aborder les cas anormaux de tromperie ou de dissimulation (imputés à<br />

autrui) — cas exploités, précisément, par les arguments de type sceptique pour justifier une<br />

certaine imagerie philosophique « cartésienne » de l’esprit d’autrui (opaque, inaccessible,<br />

retranché derrière l’enceinte corporelle, etc.). Pour le dire vite, Austin admet une révision<br />

possible de notre terminologie en intégrant les cas anormaux au monde familier et ordinaire<br />

de nos relations avec autrui, là où Wittgenstein insiste plutôt sur les « distorsions » que ces<br />

cas produisent par rapport à l’usage ordinaire de nos concepts.<br />

Mais cette différence est finalement mineure en comparaison des divergences qui<br />

apparaissent entre les deux auteurs dans les conséquences qu’ils tirent de cette dissolution.<br />

Pour Austin, la dissolution du pseudo-problème sceptique signifie sa disparition pure et<br />

simple une fois opérée la reconduction à l’usage ordinaire (de nos concepts épistémiques);<br />

pour Wittgenstein, elle signifie la reconduction à une difficulté non-théorique: l’étrangeté de<br />

certaines pratiques (celles, par exemple, des vendeurs de bois dans la célèbre fiction des<br />

Cours sur les fondements des mathématiques 16 ) à laquelle répond notre propre étrangeté aux<br />

leurs 17 . C’est l’épreuve de cette étrangeté et la difficulté corrélative à comprendre des<br />

pratiques radicalement différentes des nôtres que prétend exprimer (sans vraiment y parvenir)<br />

la formulation traditionnelle du problème sceptique.<br />

16 tr. fr., p. 208.<br />

17 Comme le dit l’auteur(e), « on ne peut pas dissocier l’insularité de leurs pratiques de mon étrangeté aux<br />

miennes ».<br />

10


L'EXPRESSION NATURELLE DES INTENTIONS: UN DÉBAT ENTRE<br />

ANSCOMBE ET WITTGENSTEIN?<br />

Au paragraphe deux de L'intention, Elizabeth Anscombe défend, à l'encontre de<br />

Wittgenstein (Recherches Philosophiques 18 , §647, 234) la thèse suivante : bien qu'on puisse<br />

parler d'une expression naturelle des émotions, on ne peut parler d'une expression naturelle<br />

des intentions ; les expressions d'intentions sont toujours conventionnelles. Elle ajoute à cela<br />

que les bêtes peuvent avoir des intentions mais qu'on ne peut dire qu'elles expriment des<br />

intentions. Cette remarque met en jeu plusieurs distinctions. D'abord, on peut distinguer les<br />

notions de « naturel » et de « conventionnel » et noter l'idée selon laquelle l'expression d'une<br />

intention serait nécessairement conventionnelle. Ensuite, on peut différencier « (l'expression<br />

d')une intention » de « (l'expression d')une émotion ». Enfin, une distinction qui va s'avérer<br />

cruciale, est celle qui sépare le fait d'avoir une intention de celui d'exprimer une intention.<br />

L'objectif de cet article est de clarifier l'enjeu de ce passage de L'intention et de<br />

comprendre pourquoi Anscombe éprouve le besoin d'insister sur cette idée selon laquelle<br />

Wittgenstein a tort de parler de « l'expression naturelle d'une intention ». Ceci afin de montrer<br />

que cette remarque passagère n'a rien de trivial et s'inscrit vraisemblablement de façon très<br />

cohérente dans l'approche générale de son auteur concernant les intentions et l'action<br />

intentionnelle. Ainsi, si l'on s'accorde avec les conceptions d'Anscombe, il serait cohérent<br />

d'adhérer également à la thèse selon laquelle il n'y a pas d'expression naturelle des intentions,<br />

au sens du moins où il en est question ici.<br />

Wittgenstein<br />

Arrêtons-nous d'abord un instant sur la remarque de Wittgenstein concernée et voyons<br />

de quelle façon il décrit « l'expressions naturelle d'une intention »:<br />

« Quelle est l'expression naturelle d'une intention ? – Regarde un chat qui s'approche<br />

furtivement d'un oiseau, ou un animal qui veut fuir.<br />

18 Désormais RP.<br />

11


((Rapport aux phrases relatives à des sensations [Empfindungen].)) » (Wittgenstein, RP,<br />

§647, 234, trad. modifiée)<br />

Il semble que, pour Wittgenstein, on puisse qualifier une expression de « naturelle »<br />

dès lors qu'elle peut être exprimée par un comportement animal (ce qui n'exclut bien entendu<br />

pas qu'un comportement humain puisse être « l'expression naturelle d'une intention »).<br />

« L'expression naturelle » apparaît, dans cet exemple, comme expression par le biais d'un pur<br />

comportement (non-linguistique ou pré-linguistique) 19 manifestant une pensée, une volonté,<br />

ou une attitude sans que soit employé(e) un quelconque concept (humain) ou une capacité<br />

conceptuelle qui l'identifierait. On peut attribuer au chat l'intention d'attraper l'oiseau sans que<br />

le chat ne nous dise rien à propos de ses intentions. De la même façon, on concédera qu'il voit<br />

la balle avec laquelle nous jouons avec lui et qu'il ressent de la douleur lorsqu'il est blessé. On<br />

comprend le « rapport aux phrases relatives à des sensations » suggéré par Wittgenstein en<br />

cela que nous n'avons pas besoin de regarder à l'intérieur de la tête du chat pour savoir qu'il<br />

s'approche furtivement de l'oiseau, qu'il voit la balle ou qu'il a mal ; on le voit simplement par<br />

l'observation de son comportement.<br />

Anscombe serait certainement d'accord avec cette définition de « l'expression<br />

naturelle » comme expression sans concepts ou pré-linguistique. Ce qu'elle refuse d'admettre<br />

c'est qu'une intention puisse être exprimée naturellement en ce sens, par un chat s'approchant<br />

furtivement d'un oiseau ou par un chien grattant à la porte. Non pas qu'une intention ne puisse<br />

être exprimée par un simple comportement, mais être capable d'exprimer une intention serait<br />

plutôt le résultat d'un processus d'apprentissage incluant l'apprentissage de la grammaire des<br />

intentions et de l'action intentionnelle. C'est du moins ce que défend Kenny dans The<br />

Metaphysics of Mind 20 lorsqu'il affirme que seul « les animaux possédant un langage »<br />

peuvent « effectuer des actions intentionnelles ou avoir des raisons d'agir » (MM, 38), en<br />

raison même de leur capacité à maîtriser un langage (incluant la capacité à fournir des raisons<br />

d'agir). Il n'est pas évident que Anscombe assimile si directement le fait d'effectuer des<br />

actions intentionnelles avec celui d'avoir des raisons d'agir, mais elle croit également qu'il y a<br />

quelque chose d'essentiellement linguistique dans la pratique d'actions intentionnelles,<br />

impliqué par l'usage de cette grammaire. L'objet de ce texte est notamment de comprendre les<br />

raisons de ce lien profond entre langage et intentions et de mettre au jour ce qui, selon<br />

Anscombe, ne va pas dans la formulation de Wittgenstein.<br />

19 C'est du moins l'interprétation qu'en donne Hacker dans Wittgenstein Mind and Will, Part. II, Oxford,<br />

Blackwell, Exegesis §§ 428-693, pp. 410-1.<br />

20 Désormais MM.<br />

12


Anscombe<br />

Voici le paragraphe de L'intention, dans lequel Anscombe affirme que les bêtes ne<br />

peuvent pas du tout exprimer des intentions et sur lequel s'appuie cette discussion:<br />

« L'intention a l'air d'être quelque chose que nous pouvons exprimer, mais que les bêtes (qui,<br />

par exemple, ne donnent pas d'ordres) peuvent avoir, tout en étant dépourvues d'une<br />

expression distincte d'intention. En effet, les mouvements d'un chat qui traque un oiseau ne<br />

peuvent guère être appelés une expression d'intention : autant dire d'une voiture qui cale<br />

qu'elle exprime le fait qu'elle va s'arrêter. L'intention diffère à cet égard de l'émotion : son<br />

expression est purement conventionnelle – nous pourrions dire « linguistique », si nous<br />

acceptons d'inclure dans le langage certains mouvements corporels dont le sens est<br />

conventionnel. Il me semble que Wittgenstein a eu tort de parler de « l'expression naturelle<br />

d'une intention » (Recherches Philosophiques, §647). » (1957, §2, 39)<br />

D'après ce qui est suggéré dans ce paragraphe, pour comprendre l'objection<br />

correctement, il faut tenir compte de l'accent mis sur la notion d'« expression ». Cette<br />

formulation de la thèse selon laquelle les bêtes peuvent avoir des intentions mais ne peuvent<br />

les exprimer a quelque chose de troublant. Comment expliquer cette distinction entre avoir<br />

une intention et exprimer une intention ? Car on a facilement l'intuition que, pour qu'il y ait<br />

expression, il faut que quelque chose soit exprimé (Anscombe, 1957, §2, 38) et que, pour qu'il<br />

y ait attribution d'intention, il faut d'abord pouvoir en reconnaître l'expression. Cette<br />

perspective laisserait à penser que les animaux ne peuvent exprimer leurs intentions,<br />

puisqu'ils n'en ont simplement pas. C'est la position de Kenny dans The Metaphysics of Mind,<br />

mais ce n'est vraisemblablement pas celle adoptée par Anscombe ici. Au premier abord, ceci<br />

fait apparaître sa position comme extrêmement complexe. En effet, d'un point de vue<br />

Wittgensteinien il est difficile de concevoir comment une créature pourrait avoir une certaine<br />

pensée sans avoir la moindre possibilité de l'exprimer. Or Anscombe veut dire que nous avons<br />

tendance à attribuer des intentions aux animaux sans que jamais ils n'expriment rien de tel que<br />

des intentions. Essayons de clarifier ce point.<br />

Le lien entre avoir et exprimer: les animaux ont-ils des intentions ?<br />

13


On pourrait se représenter une version extrême de la thèse d'Anscombe par le biais de<br />

la thèse de Kenny (qui n'est naturellement pas celle de Wittgenstein). Celui-ci, on va le voir,<br />

est d'accord avec Wittgenstein pour dire qu'il existe un lien très important (quasiment<br />

indissociable) entre l'expression d'intentions et l'attribution d'intentions. Mais, alors que<br />

Wittgenstein pense que les animaux peuvent exprimer (naturellement) des intentions<br />

puisqu'ils ont des intentions (et inversement), Kenny pense parallèlement que les animaux ne<br />

peuvent pas avoir des intentions puisqu'ils sont incapables de les exprimer (de manière<br />

linguistique, au sens proposé par Anscombe). Cependant, en dépit d'une certaine fidélité à<br />

Wittgenstein, la thèse de Kenny semble contraindre le langage d'une façon qui n'est admise ni<br />

par les vues d'Anscombe, ni par celles de Wittgenstein. Elle défend en effet l'idée selon<br />

laquelle nous ne devrions pas attribuer des intentions aux animaux (bien que nous le<br />

fassions), car « les concepts que nous attribuons aux animaux doivent être des concepts dont<br />

la possession peut être manifestée par des comportements non-verbaux » (MM, 37). Ce qui<br />

veut dire que, selon Kenny, les intentions ne peuvent même pas être seulement manifestées<br />

(en un sens qui implique une forme d'expression passive) par des comportements non-<br />

verbaux. Anscombe serait d'accord avec cette seconde assertion (c'est ce que nous allons<br />

préciser) mais pas avec le reste de la thèse de Kenny, puisqu'elle suit Wittgenstein pour dire<br />

que les animaux ont des intentions.<br />

On ne reconnaît pas l'intention en ce qu'elle serait le signe d'un acte intérieur d'intention.<br />

On ne peut pas dire que par « avoir une intention » Anscombe fasse référence à une<br />

sorte d'« acte intérieur » d'intention qui devrait avoir lieu indépendamment de son expression.<br />

Ce n'est certainement pas ce qu'elle veut dire en affirmant qu'une créature peut avoir une<br />

intention sans l'exprimer. On ne trouvera clairement pas le contraste entre sa position et celle<br />

de Wittgenstein en cherchant à mettre le doigt sur un quelconque critère interne de l'intention<br />

comme acte intérieur d'intention accompagnant toute action intentionnelle ou toute expression<br />

(sincère) d'intention. Il suffit de comparer Anscombe :<br />

« Une action n'est pas appelée « intentionnelle » en vertu d'une caractéristique<br />

supplémentaire qui s'y ajouterait au moment de son accomplissement. » (1957, §19, 70)<br />

14


« Une intention n'a pas à être un état psychologique distinct existant précédemment à l'action<br />

intentionnelle dont elle est l'intention, ni même un état distinct qui lui soit contemporain. »<br />

(1983, 95)<br />

Et Wittgenstein:<br />

« Pourquoi est-ce que je veux l'informer non seulement de ce que j'ai fait, mais encore de<br />

mon intention [Intention] ? – Certainement pas parce que l'intention est aussi quelque chose<br />

qui s'est produit à ce moment-là. Mais parce que je veux l'informer de quelque chose qui me<br />

concerne, de quelque chose qui va au-delà de ce qui s'est produit à ce moment-là. » (RP,<br />

§659, 236)<br />

« Mais que se passe-t-il lorsque j'ouvre le robinet afin que [so that] l'eau coule ? Il se passe<br />

que j'ouvre le robinet et qu'ensuite l'eau coule ou ne coule pas. Donc il se passe que j'ouvre le<br />

robinet. Ce qui suit le mot “afin que”, l'intention, n'est pas contenu dans le fait que j'ouvre le<br />

robinet. Si l'intention est présente elle doit être exprimée, et elle ne peut avoir été exprimée<br />

par le fait d'ouvrir le robinet que si cela fait partie du langage. » (Big Typescript, 44, 145)<br />

Lorsque Wittgenstein dit que « si l'intention est présente elle doit être exprimée, et elle<br />

ne peut avoir été exprimée par le fait d'ouvrir le robinet que si cela fait partie du langage », il<br />

s'accorde avec Kenny sur le fait qu'il ne peut pas y avoir d'expression d'intention qui ne fasse<br />

pas « partie du langage » et que sans expression d'intention on ne peut pas dire qu'une<br />

intention « est présente ». Leur point de départ est donc identique : on remarque un jeu de<br />

langage et on observe que celui-ci nous autorise à attribuer des intentions selon des critères<br />

externes publics (linguistiques, comportementaux et contextuels). Leur désaccord réside dans<br />

le fait que Wittgenstein pense que certains comportements animaux remplissent ces critères<br />

tandis que Kenny ne le pense pas (sauf à imaginer des animaux maîtrisant le jeu de langage<br />

des intentions). C'est à ce titre que Wittgenstein remarque au paragraphe 647 des Recherches<br />

qu'un chat s'approchant furtivement d'un oiseau peut constituer un bon exemple d'attitude<br />

intentionnelle, puisque nous voyons communément en cela une action intentionnelle (le chat a<br />

l'intention d'attraper l'oiseau) et nous comprenons une telle attitude comme l'expression ou la<br />

manifestation d'une intention. Ainsi, pour Wittgenstein, il n'y a rien de problématique à<br />

décrire une telle attitude comme « l'expression naturelle d'une intention » : même si le chat de<br />

maîtrise pas la convention, on peut, d'après la convention, reconnaître son attitude comme un<br />

cas d'expression d'une intention. L'expression est naturelle dans la mesure où elle se passe de<br />

15


concepts (le chat n'a pas besoin de maîtriser notre jeu de langage). Elle est expression d'une<br />

intention puisque nous sommes enclins à reconnaître ou à décrire le comportement du chat<br />

comme un comportement intentionnel qui nous est familier. Pour Wittgenstein, avoir et<br />

exprimer une intention sont nécessairement liés car l'expression est en quelque sorte le critère<br />

privilégié de l'attribution.<br />

Kenny adopte cette dernière thèse mais il hérite d'Anscombe l'idée de la nécessaire<br />

dimension « linguistique » (conventionnelle) du jeu de langage des intentions (incluant<br />

« certains mouvements corporels dont le sens est conventionnel »). Cependant, il tire certaines<br />

conséquences de cette idée, qu'elle-même rejette : notamment la thèse selon laquelle toute<br />

créature ne possédant pas la capacité d'exprimer verbalement ses intentions ne peut non<br />

seulement pas exprimer ses intentions, mais ne peut pas non plus s'en voir attribuer. Selon lui,<br />

avoir une intention implique qu'on soit capable de spécifier cette intention : « Pour avoir des<br />

raisons d'agir, il faut être capable de fournir des raisons d'agir » (MM, 42). Mais il ne s'ensuit<br />

pas que toute action intentionnelle doive être exprimée verbalement (publiquement ou dans la<br />

tête de l'agent).<br />

L'approche de Kenny semble, on l'a dit, restreindre le jeu de langage en lui imposant<br />

des règles, ce qui n'est pas le projet d'Anscombe. Au contraire, fidèle sur ce point à<br />

Wittgenstein, elle souhaite commencer par « constater le jeu de langage » et le considérer<br />

comme « la chose primaire » (RP, §§655-6, 235 – traduction modifiée). Voici la façon dont<br />

elle présente sa méthode d'enquête au début de L'intention:<br />

« Si nous voulons comprendre ce qu'est l'intention, il semble alors qu'il faille chercher<br />

quelque chose qui n'existe que dans la sphère de l'esprit. Dès lors, même si l'intention<br />

débouche sur des actions (...) on sera portés à croire que ce qui a lieu physiquement (ce qu'un<br />

homme fait effectivement) est la dernière chose à considérer dans notre enquête. Je souhaite<br />

au contraire montrer que c'est la première. » (1957, §4, 44)<br />

Elle adopte donc la stratégie de Wittgenstein selon laquelle, si on veut apprendre<br />

quelque chose au sujet des intentions, il faut étudier les situations (réelles ou fictives) dans<br />

lesquelles nous parlerions d'intentions, ou que nous qualifierions d'action intentionnelle. Il<br />

faut mettre au jour les règles normatives qui déterminent dans quels cas nous pouvons et dans<br />

quels cas nous ne pouvons pas parler d'action intentionnelle. Cette ligne de recherche va de<br />

pair avec cette idée que « l'intention [Absicht] est incorporée à la situation, aux coutumes des<br />

humains et à leurs institutions » (RP, §337, 161, traduction modifiée), c'est-à-dire avec l'idée<br />

16


que le jeu de langage des intentions est incorporé dans une pratique créée par les humains, liée<br />

à une forme de vie. Le fait qu'on puisse reconnaître une action comme intentionnelle dépend<br />

donc de critères publiques de reconnaissance appris dans le langage et est déterminé par les<br />

règles du langage. Ces critères incluent des données contextuelles, notamment la situation<br />

historique (dans une sorte de narration) de ce qu'il se passe, des éléments de la situation, etc.<br />

Un point crucial de cette discussion est donc que Wittgenstein, Anscombe et Kenny<br />

s'accordent sur un point : le jeu de langage des intentions est conventionnel au sens où il<br />

résulte d'un processus d'apprentissage. Résumons toutefois brièvement, avant de poursuivre,<br />

les différences mises au jour par l'analyse qui précède. Wittgenstein pense que le fait que ce<br />

jeu de langage soit conventionnel ne nous empêche pas de voir dans le comportement animal<br />

des expressions (naturelles) d'intentions. Kenny pense que ce fait nous en empêche car il<br />

s'accorde avec Anscombe sur l'idée que l'expression d'une intention est nécessairement<br />

conventionnelle et en déduit qu'une créature ne pouvant exprimer conventionnellement des<br />

intentions ne peut avoir aucune intention – puisqu'elle est incapable de (se) les formuler.<br />

D'après Anscombe, même si les expressions d'intentions sont nécessairement<br />

conventionnelles, il n'est pas pour autant exclu que nous attribuions des intentions à des<br />

créatures ne partageant pas ces conventions (ce jeu de langage) avec nous. C'est pourquoi ces<br />

créatures peuvent être dites avoir des intentions, mais elles ne peuvent pas être dites les<br />

exprimer. Elle rompt le lien (établi par Wittgenstein, puis par Kenny) entre avoir et exprimer<br />

une intention.<br />

Connaître ses intentions comme critère de la capacité à exprimer ses intentions.<br />

La question repose donc, semble-t-il, sur le fait que Anscombe considère que la<br />

maîtrise des dimensions conventionnelle et linguistique des expressions d'intentions forme la<br />

condition même de la possession d'une capacité à connaître et à exprimer ses intentions. Là<br />

où Wittgenstein estimait que la similarité de nos formes de vie avec celle de certains animaux<br />

nous autorise à parler d'une expression naturelle des intentions (en dépit du fait que ceux-ci<br />

n'ont pas appris à les exprimer), Anscombe rejette la possibilité d'une expression naturelle,<br />

non-apprise et non-conventionnelle des intentions. Leur absence de maîtrise, en première<br />

personne, du jeu de langage des intentions exclut les animaux du domaine de l'expression<br />

d'intentions.<br />

Anscombe maintient cependant une certaine forme d'autorité de la première personne<br />

chez l'agent qui exprime ses intentions. Non pas au sens où il aurait un point de vue privilégié<br />

17


sur ce que sont ses intentions, mais au sens où il doit être capable d'en rendre compte, de les<br />

communiquer, de décrire son action comme étant la réalisation d'une certaine intention. Les<br />

agents humains ont, selon Anscombe, une sorte de connaissance de leurs intentions en tant<br />

qu'intentions que les animaux n'ont pas. Elle nomme cette sorte de connaissance la<br />

« connaissance sans observation » (1957, §§4, 8, 9, 20, 28). Pour le dire rapidement, elle<br />

distingue la façon dont je prends connaissance des intentions des autres par l'observation de<br />

leurs comportements et attitudes, de la façon dont généralement je n'ai pas besoin de<br />

m'observer en train d'agir pour savoir ce que je fais (c'est-à-dire pour connaître mes buts ou<br />

mes intentions) – par contraste avec la façon dont, par exemple, je prends connaissance de ma<br />

douleur (parce que je la sens). Or les animaux ne connaissent pas leurs buts de cette façon,<br />

simplement parce qu'ils ne partagent pas avec nous ce concept d'action intentionnelle dirigée<br />

vers un but, qui serait à distance de l'action elle-même. Ils ne peuvent pas du tout exprimer<br />

d'intentions parce qu'il ne savent pas jouer au jeu de langage des intentions. Ils sont ainsi<br />

incapables de manifester une connaissance ou une conscience subjective de leurs propres<br />

intentions en tant qu'intentions. Nous allons développer ce point un peu plus loin.<br />

Revenons un instant à Wittgenstein. Il est tout à fait probable que Anscombe ait<br />

accordé trop d'importance à sa remarque passagère, mais ceci importe peu car l'enjeu de cette<br />

discussion est de comprendre pourquoi elle la prend tellement au sérieux. Il semble donc, on<br />

l'a vu, que bien que Wittgenstein, comme Anscombe, pense que l'attribution d'intentions<br />

dépend d'un apprentissage préalable du jeu de langage des actions et des intentions, il n'en<br />

conclut pas pour autant qu'il n'y aurait que des expressions conventionnelles d'intentions et<br />

que les animaux ne partageant pas ces conventions avec les humains ne peuvent exprimer des<br />

intentions. Il ne pense pas que la possibilité d'une (auto-)attribution d'intentions (en première<br />

personne) soit nécessaire pour dire, à juste titre, que les animaux expriment des intentions :<br />

nous pouvons le dire par observation (de leurs comportements). Voici ce qu'en dit Donald<br />

Gustafson :<br />

« On emploie la notion d'expression naturelle d'intention pour rendre le comportement<br />

animal intelligible. Elle ne s'applique que par observation. Ce qui signifie d'abord qu'un<br />

comportement animal est une expression d'intention – voler, combattre, copuler – bien qu'on<br />

ne dise pas pour autant de l'animal qu'il exprime ce que « j'ai l'intention de voler » exprime,<br />

c'est-à-dire son intention, par son comportement. On spécifie les extensions de la vie d'un<br />

animal à des actions particulières en partie en lui attribuant l'expression d'intentions. Les<br />

18


verbes employés en rapport à ce concept d'intention n'ont pas de forme à la première<br />

personne. » (1971, 310)<br />

Comme on l'a vu dans une précédente citation de Wittgenstein, ce dernier admet que<br />

cet usage particulier de l'attribution (d'expression) d'intentions dérive de l'apprentissage<br />

préalable (par celui qui les attribue) d'un jeu de langage spécifique, ce qui n'exclut pas qu'on<br />

étende cet usage aux animaux, au point de dire qu'ils expriment naturellement leurs intentions<br />

(sans le savoir, pour ainsi dire). Le critère anscombien de la connaissance non-<br />

observationnelle de ses propres intentions ne s'applique, pour ainsi dire, pas 21 . La défense de<br />

Wittgenstein par Gustafson, bien qu'elle tienne compte de la distinction faite pas Anscombe<br />

entre avoir et exprimer une intention (1971, 304), ne fait pourtant pas pleinement justice à son<br />

objection. Il se contente en effet d'endosser à cet effet l'idée que si une créature peut être dite<br />

avoir des intentions, alors on peut dire qu'elle les exprime. Or le désaccord entre Anscombe et<br />

Wittgenstein porte précisément sur leur compréhension respective de la notion d'expression.<br />

Contrairement à Wittgenstein, Anscombe n'assimile pas la présence d'une intention<br />

dans (la description d')un comportement à son (ou sa possible) expression, mais elle l'assimile<br />

à son (sa possible) attribution. Selon elle, la possibilité de décrire une action comme étant<br />

intentionnelle (donc d'attribuer une certaine intention à l'agent) ne nécessite pas que l'agent ait<br />

une certaine connaissance de son action sous cette description:<br />

« Les animaux qui n'ont pas de langage peuvent eux aussi avoir des intentions : comment dès<br />

lors, se demande-t-on, peut-il être juste de dire qu'une intention est toujours “sous une<br />

description”? (...) Ceci semble suggérer que l'agent devrait avoir une pensée portant sur une<br />

description. Mais supposons à présent qu'un oiseau se pose sur une brindille pour picorer des<br />

graines et supposons également que la brindille est recouverte de glu. L'oiseau voulait bien-<br />

sûr se poser sur la brindille, mais pas sur une brindille recouverte de glu. S'il s'est posé sur la<br />

brindille pour picorer des graines, ne pouvons-nous pas dire qu'il a considéré que se poser<br />

sur la brindille était un bon moyen d'être en position de picorer les graines ? Nous le pouvons<br />

dans la mesure où nous pouvons dire qu'un oiseau pense pouvoir s'échapper en volant vers la<br />

lumière qui traverse un obstacle vitré. Cette façon de parler ne présuppose pas que l'oiseau<br />

21 On pourrait ici émettre l'objection selon laquelle le critère de l'expression verbale ou conventionnelle de<br />

ses propres intentions comme indice d'une connaissance par l'agent de ses propres intentions sans observation est<br />

un peu faible. Il n'y a pas de sens à interroger un animal sur les raisons de son comportement. Pour autant, on<br />

peut être charitable et estimer qu'en raison de la participation (partielle) de certains animaux à nos formes de vie,<br />

l'animal parvient à exprimer les raisons de son comportement (il a faim, par exemple), mais autrement. Cette<br />

objection transpose le problème vers la question des rapports entre expressivité, communication et conventions.<br />

(Merci à J.-P. Narboux qui m'a suggéré cette objection – je reste responsable de sa présente formulation).<br />

19


pensait à des descriptions. (...) Que l'oiseau ne soit pas un usager du langage n'a aucune<br />

influence là-dessus. » (Anscombe, 1979, 209-10)<br />

Pour Anscombe donc, le fait que nous puissions décrire le comportement d'un animal<br />

comme une action intentionnelle ne nous autorise pas pour autant à penser que l'animal en<br />

question serait capable de penser son action de la façon dont nous la décrivons. Ceci ne<br />

suggère pas non plus que les agents humains doivent nécessairement avoir explicitement en<br />

pensée une description de ce qu'il sont en train de faire. En revanche les agents humains ont<br />

souvent une idée quand ils agissent de ce qu'ils sont en train de faire (what they're up to) 22<br />

dans la mesure où ils peuvent en rendre compte. Au fond, sur ce point, Gustafson est d'accord.<br />

Le désaccord porte bien sur la question des conditions d'attribution d'une capacité<br />

d'expression.<br />

Avoir une intention et exprimer une intention.<br />

Pouvoir attribuer une intention à quelque chose (à un animal, voire à un objet inanimé)<br />

ne revient pas à dire que cette chose exprime une intention. Pour emprunter l'expression de<br />

Taylor : « nous concevons l'objet expressif non pas seulement comme nous autorisant à voir<br />

quelque chose, mais en un sens comme disant quelque chose » (1979, 75) et il ajoute<br />

qu'« avec les objets expressifs, le fait qu'ils expriment/disent/manifestent est quelque chose<br />

qu'ils font en un sens, plutôt que quelque chose qui leur arrive » (1979, 76). De ce point de<br />

vue, il est parfaitement acceptable de dire que le chat a l'intention d'attraper l'oiseau sans<br />

sous-entendre qu'il exprime cette intention, encore moins qu'il l'exprime naturellement. Je<br />

peux très bien, dans certaines circonstances, attribuer certaines intentions à ma voiture qui<br />

cale (surtout si je suis en plein examen de conduite) sans pour autant sous-entendre que ma<br />

voiture exprime des intentions. Pour Anscombe, il est nécessaire de maîtriser le jeu de<br />

langage des intentions et de l'action intentionnelle pour exprimer, à proprement parler, des<br />

intentions à travers des comportements et des expressions verbales (il faut pouvoir s'attribuer<br />

des intentions à soi-même). Car cette maîtrise du jeu de langage des intentions témoigne de<br />

notre capacité à connaître nos propres intentions et à effectuer des actions orientées vers un<br />

objectif donné 23 .<br />

22 On retrouve ce type de remarque chez J. L. Austin, à la fin de “Three Ways of Spilling Ink” (1966).<br />

23 Il ne faut bien-entendu pas considérer cette “maîtrise” du jeu de langage des intentions comme une<br />

étape chronologiquement préalable à l'effectuation d'actions intentionnelles. Les jeunes enfants peuvent agir<br />

intentionnellement sans maîtriser le vocabulaire des intentions (ils maîtrisent plutôt un certain savoir pratique qui<br />

20


C'est pourquoi Anscombe insiste sur l'idée que la reconnaissance d'un certain<br />

événement comme action humaine exige la possibilité que l'agent soit envisagé comme étant<br />

responsable de son action, c'est-à-dire qu'on doit pouvoir lui en demander les raisons. En<br />

d'autres termes, chaque fois que la question « Pourquoi fais tu cela ? » (ou « Que fais tu ? » –<br />

caractérisée par Anscombe, 1957, §16) trouve une application, on peut reconnaître une action<br />

(intentionnelle ou non), au moins sous une description de ce qui se passe. Autrement dit, à<br />

chaque fois qu'on peut légitimement (compte tenu des circonstances et du contexte) supposer<br />

que l'agent est responsable de ses actes et serait capable d'en fournir un compte-rendu<br />

satisfaisant (même si c'est pour dire « je l'ai fait sans raisons particulières » ou « je ne savais<br />

pas ce que je faisais ») on peut parler d'action. La possibilité d'attribuer une certaine<br />

responsabilité à l'agent (même si, de fait, l'agent n'est en réalité pas conscient de ce qu'il fait)<br />

offre en négatif un critère des cas à propos desquels on peut désigner « ce qui se passe »<br />

comme une action 24 . Ainsi, la reconnaissance de l'expression d'une intention dans l'action<br />

dépend également largement de la capacité de l'agent à reconnaître une action comme étant la<br />

sienne; à donner une réponse « appropriée » à la question « Pourquoi faites-vous X ? », c'est-<br />

à-dire une réponse qui rend compte de X sous une description sous laquelle X est<br />

intentionnelle. Par exemple, on pourrait demander à W. pourquoi est-ce qu'il ouvre le robinet.<br />

Et W. peut répondre, disons, qu'il veut se laver les mains ou qu'il veut faire la vaisselle. Mais<br />

on ne peut pas demander au chat pourquoi il s'approche furtivement de l'oiseau, bien qu'on<br />

puisse demander ceci à propos du chat (à son propriétaire, par exemple). L'incapacité du chat<br />

à donner un quelconque compte-rendu en première personne de ses comportements n'exclut<br />

pas la possibilité qu'on lui attribue des intentions, mais ceci exclut la possibilité qu'il puisse<br />

exprimer une intention à travers son comportement ou que son comportement puisse être<br />

considéré comme un moyen d'exprimer ses intentions. Au contraire, le fait qu'un être humain<br />

(d'un certain âge) soit capable de le faire nous autorise à considérer un certain nombre de ses<br />

comportements comme des expressions d'intentions. C'est cette position que Anscombe<br />

clarifie un peu plus loin dans le livre:<br />

« J'ai défini, il est vrai, l'action intentionnelle en termes de langage (notre question “Pourquoi<br />

?”). Introduire des concepts dépendants de celui d'intention en les rapportant à leur<br />

application aux animaux (qui n'ont pas de langage) peut donc sembler curieux. Pourtant,<br />

nous attribuons certainement des intentions aux animaux. Nous le faisons précisément parce<br />

leur permet d'anticiper ou de calculer les conséquences de leurs actions). Cette maîtrise doit donc plutôt être<br />

considérée comme une condition de possibilité de l'agir intentionnel.<br />

24 Notons que, ainsi présenté, le critère peut s'appliquer aux animaux également.<br />

21


que nous décrivons ce qu'il font d'une façon parfaitement caractéristique de l'usage des<br />

concepts d'intention : nous décrivons ce qu'ils font en faisant autre chose (cette dernière<br />

description étant plus immédiate, plus proche des mouvements purement physiques). Le chat<br />

traque l'oiseau en s'accroupissant, en rampant les yeux fixés sur lui et la moustache<br />

frémissante. La description élargie de ce qu'il fait ne suffit pas à déterminer qu'il s'agit d'une<br />

intention (car tout événement qui a des effets descriptibles peut avoir une description<br />

élargie). Mais à cela s'ajoute la perception de l'oiseau par le chat, et ce qu'il fait de lui s'il<br />

l'attrape. Les deux traits, connaissance et description élargie, sont tout à fait caractéristiques<br />

de la description de l'intention dans l'action. De même que nous disons naturellement : “Le<br />

chat pense qu'une souris approche”, nous demandons : “Pourquoi le chat s'accroupit-il et<br />

rampe-t-il ainsi ?” et nous répondons tout aussi naturellement : “Il traque l'oiseau ; regardez,<br />

ses yeux sont fixés sur lui”. Nous nous exprimons ainsi, bien que le chat ne puisse exprimer<br />

aucune pensée ni aucune connaissance de ses propres actions ou de ses intentions. » (1957,<br />

§48, 148 – traduction modifiée)<br />

Gustafson interprète donc correctement Anscombe lorsqu'il affirme qu'elle pense « que<br />

les créatures ne peuvent prendre part aux conventions qui ont trait aux intentions que d'une<br />

seule façon, à savoir en tant que participants à la première personne. On refuse donc le droit<br />

d'entrée aux animaux » (1971, 304). Mais il a raison dans la mesure où par « prendre part » on<br />

entend « partager les usages d'un jeu de langage ». En revanche, il a tort de penser que<br />

Anscombe ne fait pas droit à une participation aux conventions à la troisième personne. Dans<br />

la mesure où elle considère le jeu de langage des intentions et de l'action intentionnelle<br />

comme quelque chose de non-naturel, en ce sens qu'il est acquis par l'éducation et<br />

l'expérience, elle ne fait au fond que critiquer l'idée qu'un tel jeu de langage puisse donner lieu<br />

à des expressions naturelles (et non pas qu'il puisse désigner des comportements dits<br />

« naturels »). Son objection implique seulement que les animaux ne nous donnent pas<br />

vraiment d'indices du fait qu'ils sont conscients en première personne de leurs buts « en tant<br />

que buts », puisqu'ils ne maîtrisent pas ce jeu de langage conventionnel. C'est ce que fait<br />

remarquer Kenny lorsqu'il dit:<br />

« Fido peut gratter la terre pour attraper un os, mais aucun élément de son répertoire ne lui<br />

permet d'exprimer qu'il gratte la terre parce qu'il veut attraper un os. (...) Les animaux ne<br />

sont pas conscients de leurs buts en tant que buts. » (Kenny, MM, 39)<br />

22


Pour qu'il y ait expression d'intentions (au sens d'Anscombe), il faut donc que ce qui<br />

exprime soit en mesure de « penser » ou de « connaître » ses propres actions et intentions. Il<br />

faut être responsable en première personne, dans une certaine mesure (sous une certaine<br />

description), de ce qu'on fait (ou est en train de faire). Or le chat s'approchant furtivement de<br />

l'oiseau ne participe pas activement (en première personne) à la pratique qui consiste à<br />

exprimer des intentions ou à s'attribuer des intentions, dans la mesure où il ne donne pas<br />

d'indices indiquant qu'il exprime ainsi une intention, qu'il essaie de nous « dire » quelque<br />

chose (bien qu'on puisse, pour notre part, lui attribuer une intention en donnant simplement<br />

une description de son action comme dirigée vers un but). Donner des indices d'une<br />

expression d'intention, c'est ainsi être capable d'exprimer ou de communiquer cette intention,<br />

en donnant, par exemple, les raisons de son action. On peut comprendre qu'un chien veut<br />

sortir lorsqu'il commence à se comporter de telle ou telle façon, par exemple, s'il va chercher<br />

sa laisse et la tend à son maître. Mais ce comportement est appris, et dès lors le chien exprime<br />

conventionnellement son désir ou sa volonté, d'une façon qui essaie de nous « dire » quelque<br />

chose. (On ne dirait d'ailleurs pas qu'il exprime une intention) 25 .<br />

Il ne faut pas confondre ici les descriptions des comportements animaux en troisième<br />

personne avec l'auto-attribution d'une intention ou d'une raison de faire X. Il est vraisemblable<br />

que les animaux possèdent, à un certain degré, des capacités conceptuelles proches des nôtres.<br />

Mais, dans la mesure où on estime qu'ils maîtrisent, à un certain degré, les capacités<br />

conceptuelles suffisantes pour exprimer leurs intentions, alors il faut, d'une part, en spécifier<br />

les critères et, d'autre part, ceci ne change rien au fait que, s'ils expriment des intentions, c'est<br />

conventionnellement (en lien avec leur maîtrise de certains concepts) et pas naturellement. En<br />

un sens, exprimer c'est finalement faire savoir quelque chose. Or, peut-on vraiment dire que<br />

le chat nous fait savoir qu'il veut attraper l'oiseau ?<br />

La réponse à cette question n'est elle-même pas si évidente, car on pourrait supposer, à<br />

lire Anscombe, que l'action elle-même (par exemple, le fait, pour le chat, de chasser l'oiseau)<br />

exprime l'intention (en chassant l'oiseau, la chat exprimerait ainsi son intention de chasser<br />

l'oiseau). Anscombe pense en effet, à rebours d'un grand nombre de théories philosophiques<br />

de l'intention, que, dans l'étude des intentions et des actions intentionnelles, il faut donner la<br />

priorité, non pas à ce qui est souvent conçu comme le cas le plus « primitif » d'expression<br />

25 Kenny fait une distinction intéressante entre exprimer une volonté et exprimer une intention (MM). Voir<br />

également Anscombe, « le signe primitif du vouloir est d'essayer d'obtenir » (1957, §36, 123)<br />

23


d'intentions, à savoir l'expression d'un « pur acte d'intention » (qui ne serait pas<br />

immédiatement ou pas du tout mis en acte), mais bien l'action intentionnelle 26:<br />

« “En gros, l'intention d'un homme c'est son action”. Mais c'est bien sûr une façon très<br />

grossière de parler. Il est bon de l'exprimer cependant, comme antidote à la thèse absurde,<br />

soutenue parfois, selon laquelle l'action qu'un homme a l'intention de faire n'est décrite que<br />

par la description de son objectif. » (1957, §25, 92)<br />

Mais on peut ici introduire une distinction faite par Anscombe au début de L'intention<br />

(§1 sqq.), entre « l'expression d'intention » et « l'action intentionnelle ». L'action<br />

intentionnelle n'est pas, de manière générale, expression d'une intention. Il y a expression<br />

d'intention dès lors qu'il y a, de la part de l'agent, communication de ses intentions. Sinon, une<br />

intention transparaît bien dans l'acte (la plupart du temps, comme le suggère Anscombe) mais<br />

elle n'est pas pour autant exprimé par cet acte. C'est pourquoi le modèle privilégié de<br />

l'expression d'intentions reste celui de l'expression verbale. Et c'est aussi pourquoi les<br />

animaux ne saurait participer en première personne à ce jeu de langage. Il n'y a pas, pour ainsi<br />

dire, en ce sens, d'expression passive des intentions. Ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse<br />

exprimer une intention malgré soi, par exemple par un geste qui nous trahit. Mais alors, dans<br />

ce dernier cas, le fait que ce geste puisse être pris comme l'expression d'une intention dépend<br />

encore du cadre normatif dans lequel il s'inscrit : on me soupçonne d'avoir trahi, en<br />

l'exprimant par un geste, telle ou telle de mes intentions, parce que je suis un participant actif<br />

au jeu de langage des intentions.<br />

On peut essayer de clarifier ce point en notant la possibilité d'un décalage entre ce<br />

qu'un agent est en train de faire et son intention. Par exemple, le fait que je sois en train de<br />

creuser un trou dans la terre n'indique pas nécessairement que je suis en train de construire<br />

une maison. Pour s'en assurer, il faut me le demander. Ce décalage rend compte de la<br />

pertinence de la question « Pourquoi ? » dans certains contextes 27 . Or on ne peut rendre<br />

compte de ce décalage à propos des comportements animaux, car ceux-ci ne peuvent nous<br />

contredire si on leur attribue telle ou telle intention plutôt qu'une autre. Seule la suite de leur<br />

action peut éventuellement contredire notre compréhension première, mais on ne peut une fois<br />

de plus pas dire que l'animal essaie ainsi de contredire notre première interprétation à la façon<br />

26 Voir Stone et Moran (2008).<br />

27 De la même façon, Austin a montré que les situations dans lesquels il est légitime de demander à un<br />

agent de se justifier où de s'excuser révèlent en négatif ce qu'est une action, voire une action intentionnelle (J. L.<br />

Austin, 1956-7, 1966).<br />

24


dont pourrait le faire la réponse d'un agent humain à la question « Que fais-tu ? » ou<br />

« Pourquoi fais-tu cela ? ». Il serait possible de découvrir, par l'observation de nouvelles<br />

données contextuelles, disons, que le chat ne traque pas un oiseau mais qu'il a vu un chien et<br />

s'apprête à s'enfuir. Je pourrais aussi constater, par l'observation de certaines données<br />

contextuelles, que, alors que je croyais que W. s'apprêtait à se laver les mains, il s'apprêtait en<br />

réalité à faire la vaisselle. Si c'est le cas, dira-t-on vraiment que W. a exprimé son intention de<br />

faire la vaisselle ? Ne doit-on pas dire qu'observer une intention à travers un comportement,<br />

ce n'est pas observer l'expression d'une intentions. Si W. s'apprête à faire la vaisselle, il n'est<br />

pas en train d'exprimer le fait qu'il a l'intention de faire la vaisselle, même si on peut voir dans<br />

son action qu'il a l'intention de faire la vaisselle. Par contre, si je lui demande ce qu'il fait<br />

lorsqu'il ouvre le robinet et qu'il me dit « je fais la vaisselle », alors on peut dire qu'il exprime<br />

une intention. Tandis que l'incapacité du chat à concevoir (pour ainsi dire explicitement) son<br />

action comme visant un but autre que celui que nous voyons dans son acte ne nous autorise<br />

pas à qualifier son action d'expression d'une intention. Dès lors, cela reviendrait à dire que<br />

l'expression est nécessairement une forme de communication, qui n'est pas nécessairement<br />

active mais présuppose (du moins pour le cas des intentions) une certaine agentivité.<br />

Il s'agirait donc seulement de distinguer les créatures qui peuvent planifier (à plus ou<br />

moins long terme) et expliquer leurs actions et celles qui ne le peuvent pas. Une fois de plus,<br />

il faut garder en tête qu'exprimer une intention dépend d'une capacité conceptuelle et de<br />

l'apprentissage de conventions. L'objection d'Anscombe à l'encontre de la défense d'une<br />

« expression naturelle des intentions » dépend donc largement de son analyse de l'intention et<br />

de l'action intentionnelle comme n'étant pas un objet « naturel ». Elle repose sur sa<br />

compréhension de l'action humaine comme mise en oeuvre d'une capacité rationnelle (qui<br />

peut être analysée en terme de rationalité et de raisonnement pratique) :<br />

« La vérité pratique est une vérité crée par l'action au sens où ni les branches, ni les chiens, ni<br />

les enfants ne sont capables d'action » (1993, 157)<br />

Tout comme nous ne voulons pas supposer que le perroquet comprend en réalité les<br />

mots qu'il prononce, nous ne pouvons supposer qu'une créature a en tête un plan d'action<br />

rationnel, à moins que cette créature ne soit capable de nous communiquer ce plan. Il y a en<br />

effet quelque chose de naturel dans le comportement du chat qui traque l'oiseau, mais le fait<br />

que nous décrivions ceci comme l'intention du chat d'attraper l'oiseau n'implique pas qu'en<br />

agissant ainsi le chat est lui-même en train de participer au jeu de langage des actions<br />

25


intentionnelles – et si jamais c'était le cas, alors l'expression de son intention d'attraper<br />

l'oiseau ne serait pas naturelle, mais conventionnelle.<br />

L'expression naturelle des émotions ?<br />

Faisons, pour finir, quelques remarques au sujet de la distinction proposée par<br />

Anscombe entre intentions et émotions. Elle affirme que, contrairement au cas des intentions,<br />

on peut parler d'une « expression naturelle des émotions », ou elle dit plutôt que l'expression<br />

des émotions n'est pas « purement conventionnelle ». Il faudrait probablement distinguer ici<br />

plusieurs degrés et plusieurs types d'émotions, ce que Anscombe ne fait pas. La tension repose<br />

ici sur l'idée suivante : nous qualifions et « classons » les émotions dans et par le langage et la<br />

plupart de nos expressions d'émotions peuvent être dites conventionnelles en ce sens qu'elles<br />

héritent d'un conditionnement socio-culturel. Dès lors, ceci ne sous-entend-il pas que pour<br />

exprimer, disons, de la tristesse, il faut d'une certaine façon maîtriser certains concepts ? Dès<br />

lors la question se pose de savoir comment est-ce qu'un chien exprime de la peur ou de la<br />

tristesse. Est-ce parce qu'il a acquis certaines capacités conceptuelles ou est-ce simplement<br />

nous qui, par anthropomorphisme (ou par « charité »), lui attribuons de telles émotions ou<br />

sentiments ? L'enjeu de ce problème réside notamment dans le rapport entre expression et<br />

convention. Une expression n'est-elle pas, dans la mesure où elles dépend de règles de<br />

communication et d'une compréhension mutuelle, toujours conventionnelle? Pouvons nous,<br />

dès lors, seulement parler d'expression naturelle ? Jusqu'à quel point la distinction entre<br />

« naturel » et « conventionnel » tient-elle ? Nous ne pouvons bien sûr pas répondre ici à toutes<br />

ces questions.<br />

On peut néanmoins essayer de comprendre la position d'Anscombe en s'appuyant<br />

notamment sur certaines remarques de Kenny. Ce dernier pense qu'on peut aisément<br />

reconnaître la peur, le plaisir, etc. dans le comportement animal, bien que les animaux ne<br />

maîtrisent pas nos concepts de peur, de plaisir, etc. Il y a expression naturelle des émotions<br />

dans la mesure où les bébés et les animaux peuvent exprimer leurs émotions sans pour autant<br />

maîtriser un jeu de langage spécifique liés à ces émotions. Ils expriment, pour ainsi dire, leurs<br />

émotions de manière passive et participent à la convention qui consiste à leur attribuer des<br />

émotions de manière passive. La différence avec le cas des intentions réside donc en ce qu'il y<br />

aurait une naturalité propre de l'émotion (et de certaines sensations) tandis qu'il n'y a pas une<br />

telle naturalité des intentions. La preuve en serait, selon Kenny, qu'on peut facilement dire si<br />

26


un bébé ou un animal a mal ou peur 28 . Il faut, d'après lui, distinguer le « comportement<br />

émotionnel » des « mots qui désignent des émotions » :<br />

« Les mots qui désignent des émotions ne sont pas simplement appris pour remplacer les<br />

comportements émotionnels, car déterminer quel comportement est caractéristique d'une<br />

émotion particulière dépend non seulement de la nature de l'émotion considérée, mais aussi<br />

de l'objet de l'émotion. Si l'enfant pleure, par exemple, nous ne savons s'il faut appeler cela<br />

un comportement de douleur ou un comportement émotionnel que si nous savons s'il pleure<br />

parce que, disons, il s'est cogné la tête ou parce qu'on l'a laissé seul. » (MM, 60)<br />

L'expression naturelle d'une émotion, c'est le comportement qu'on pourrait dire<br />

provoqué spontanément par ce qu'on appelle l'émotion ; les concepts ne feraient que qualifier<br />

ces émotions relativement à leurs objets. Kenny ajoute qu'« en fait, les enfants apprennent les<br />

noms des émotions lorsque les adultes leur apprennent à remplacer leurs expressions<br />

primitives et naturelles par des exclamations et des phrases. » (MM, 60). Le processus<br />

d'apprentissage des concepts d'émotions servirait alors seulement à qualifier plus précisément<br />

les expressions d'émotions primitives. Ainsi il faudrait comprendre la notion d'expression<br />

naturelle des émotions, non pas à partir de nos concepts conventionnels d'émotions, mais à<br />

partir des comportements (animaux et humains) les plus primitifs de ce qu'on appelle des<br />

« émotions ».<br />

En conclusion, une fois ces distinctions clarifiées, on devrait pouvoir comprendre<br />

pourquoi Anscombe reproche à Wittgenstein de parler d'une « expression naturelle des<br />

intentions ». En effet, si exprimer une intention renvoie à la capacité de donner des raisons de<br />

son action, de planifier ou de justifier son action a posteriori, ceci implique sans doute la<br />

maîtrise de certaines capacités linguistiques (incluant certains comportements). Si c'est le cas,<br />

Anscombe a probablement raison de dire que l'attribution d'intention et (pour reprendre<br />

Kenny) l'attribution d'émotions est une capacité acquise par l'éducation et l'apprentissage du<br />

langage. Si par expression d'intentions on entend l'expression de raisons d'agir spécifiques,<br />

d'un plan prenant en compte des données contextuelles dans lesquelles l'action est décrite, son<br />

28 La différence avec les intentions serait donc que, si on peut facilement voir, dans le comportement d'un<br />

animal, qu'il a une intention (d'attraper un oiseau, par exemple), on ne peut pas dire qu'il l'exprime par son<br />

comportement (car on n'est pas censé présupposer qu'il a un « plan »). Tandis que le cri du chien quand on lui<br />

marche sur la queue suffit à reconnaître qu'il a mal, on n'a pas besoin d'une preuve supplémentaire du fait qu'il<br />

est capable, par exemple, de concevoir sa douleur comme telle.<br />

27


expression doit être « purement conventionnelle ». La conscience ou la connaissance de ses<br />

propres raisons est manifestée par la capacité de la créature qui utilise le langage à les<br />

exprimer verbalement ou par des comportements ou des « mouvements corporels »<br />

conventionnels. On peut ainsi dire que les bêtes ont des intentions, car nous avons tendance à<br />

leur en attribuer (nous en attribuons même parfois aux ordinateurs ou aux voitures), mais on<br />

ne peut pas dire qu'elles expriment des intentions tant qu'elles ne manifestent aucun niveau de<br />

maîtrise du jeu de langage des intentions. De ce point de vue, la confusion de Wittgenstein<br />

viendrait d'une assimilation trop rapide entre avoir et exprimer des intentions.<br />

Anscombe, G.E.M.,<br />

2002.<br />

Valérie Aucouturier (Université Paris 1, University of Kent)<br />

(1957) L'intention, trad. de l'anglais par C. Michon et M. Maurice, Paris, Gallimard,<br />

(1979) « Under a description », in Metaphysics and the Philosophy of Mind: Collected<br />

Philosophical Papers II, Oxford, Basil Blackwell, 1981, pp. 208-19.<br />

(1983) “The Causation of Action”, in Human Life, Action and Ethics, M. Geach & L.<br />

Gormally (eds), Exeter, Charlottesville (VA), St Andrews Studies in Philosophy and Public<br />

Affairs, 2005, pp. 89-108.<br />

(1993) “Practical Truth” in Human Life, Action and Ethics, M. Geach & L. Gormally<br />

(eds), Exeter, Charlottesville (VA), St Andrews Studies in Philosophy and Public Affairs,<br />

2005, pp. 149-158.<br />

Austin, J. L.,<br />

(1966) “Three Ways of Spilling Ink”, reprinted in Philosophical Papers, Oxford,<br />

Oxford University Press, 1979, pp. 272-87.<br />

(1956-7) “A Plea for Excuses”, reprinted in Philosophical Papers, Oxford, Oxford<br />

University Press, 1979, pp. 175-204.<br />

Gustafson, D.,<br />

299-315.<br />

(1971) “The Natural Expression of Intentions”, The Philosophical Forum, 1971, pp.<br />

28


Kenny, A.J.P.,<br />

(1989) The Metaphysics of Mind, Oxford University Press, Oxford, 1992.<br />

Moran, R. & Stone, M.,<br />

(2008) “Anscombe on Expression of Intention” forthcoming in C. Sandis (ed.), New<br />

Essays on the Explanation of Action, Palgrave Macmillan.<br />

Taylor, C.,<br />

(1979) “Action as Expression” in Intention and Intentionality: Essays in Honour of G.<br />

E. M. Anscombe, Harvester Press, Brighton, U.K., 1979.<br />

Wittgenstein, L.,<br />

(1953) Recherches Philosophiques, trad. de l'anglais E. Rigal et alii., Paris, Gallimard,<br />

The Big Typescript (BT), Oxford, Blackwell, 2005.<br />

29


LES CONCEPTS PHÉNOMÉNAUX<br />

ET L’ARGUMENT DU LANGAGE PRIVÉ<br />

Je me propose de présenter ici quelques réflexions préliminaires en vue d’une<br />

confrontation entre les idées contemporaines sur les concepts phénoménaux et les idées de<br />

Wittgenstein sur les relations entre concept et expérience vécue — plus exactement, quelques<br />

remarques sur la nécessité, les difficultés et les voies possibles d’une telle confrontation.<br />

1.<br />

La manière la plus simple de comprendre ce qu’on appelle aujourd’hui concepts<br />

phénoménaux est de considérer la fameuse histoire racontée par Frank Jackson, l’histoire de<br />

Mary qui sait tout sur la physique, la physiologie et la psychologie des couleurs, mais qui a<br />

vécu toute sa vie dans un monde noir et blanc et qui, par conséquent, ignore comment c’est ou<br />

quel effet ça fait (what it is like) de voir du rouge. Quand, pour la première fois, elle voit une<br />

tomate mûre, elle peut s’écrier « ah ! Voir du rouge, c’est ça » ou « ah! Voir du rouge, c’est<br />

comme ça ». Le ça de cet énoncé exprime son concept phénoménal de rouge — un concept<br />

qu’elle ne pouvait pas acquérir avant d’avoir fait l’expérience du rouge. C’est un concept à<br />

part entière puisqu’il lui permet de concevoir des pensées qu’elle ne pouvait pas former<br />

auparavant, par exemple: « J’éprouverai sans doute ‘ça’ (la même expérience de couleur)<br />

quand je verrai une rose rouge, mais pas quand je verrai un sapin vert ».<br />

On définira donc un concept phénoménal comme<br />

2.<br />

le concept d’un type spécifique d’expérience perceptuelle ou sensorielle dans lequel l’idée<br />

d’expérience est comprise phénoménologiquement. Ainsi, par exemple, le concept<br />

phénoménal “sensation rouge” est le concept du type spécifique de sensation qu’on a<br />

quand on regarde des choses rouges […]. Le concept de “sensation rouge” n’est donc pas<br />

le concept “rouge”, car ce dernier qualifie typiquement des objets, et non des sensations 29 .<br />

Conduire une confrontation entre Wittgenstein et les amis des concepts phénoménaux est<br />

une affaire complexe et délicate, pour trois raisons au moins.<br />

29. Daniel Stoljar, “Physicalism and Phenomenal Concepts”, Mind and Language, 20/5, nov. 2005.<br />

30


1. Certes, dans la philosophie de la conscience contemporaine, la question des concepts<br />

phénoménaux est récente: elle a été ouverte en 1990 par un article de Brian Loar intitulé<br />

« Phenomenal States » (la version définitive date de 1997) 30 . Mais les articles se sont<br />

multipliés de manière exponentielle. Aujourd’hui, beaucoup de philosophes estiment<br />

nécessaire de disposer d’une théorie des concepts phénoménaux, et de nombreuses<br />

propositions ont été faites sur la manière de les construire, mais aucun accord n’est en vue et<br />

l’éventail des différentes versions tend même à s’écarter 31 .<br />

2. S’agissant des idées de Wittgenstein, la situation est également complexe. Sa réflexion sur<br />

les relations entre concepts et expérience vécue commence dès son retour à la philosophie, en<br />

1929, et elle s’est poursuivie jusqu’à sa mort. Mais chacune des périodes de cette réflexion<br />

pose des problèmes particuliers. Malgré de remarquables travaux récents et d’importants<br />

progrès, la période phénoménologique (1929-1932) n’est pas encore entièrement bien<br />

comprise, et beaucoup de travail reste à faire sur les manuscrits de cette époque ainsi que sur<br />

le Big Typescript; dans les Recherches philosophiques, l’interprétation des arguments dits du<br />

langage privé est notoirement controversée depuis des décennies; enfin, l’originalité et la<br />

nouveauté des Remarques sur la philosophie de la psychologie a été, à mon avis, très<br />

largement sous-estimée par les commentateurs, notamment par Hacker et son école.<br />

3. Il est difficile de décider de la forme que doit prendre ce débat. Les philosophes de la<br />

conscience contemporains prennent comme point de départ des intuitions communes; puis, à<br />

l’aide d’un outillage conceptuel et d’arguments sophistiqués mais très codifiés, ils les<br />

transforment en thèses philosophiques précises. Aucune conception n’est reconnue comme<br />

légitime et ne peut être débattue si elle n’est pas formulée à l’intérieur de ce cadre très<br />

rigoureux mais aussi très rigide. Or, les idées de Wittgenstein ne sauraient entrer dans un tel<br />

cadre. D’une part, son analyse porte en premier lieu sur les intuitions initiales et sur leur<br />

formulation, sur « le premier pas », sur « ce que nous sommes enclins à dire (was wir sind<br />

geneigt zu sagen) ». D’autre part, il est bien connu qu’il ne cherche pas à résoudre les<br />

problèmes en produisant des thèses, mais à les dissoudre par la clarification de notre langage.<br />

Une autre manière de formuler cette difficulté est la suivante: quand ils prennent comme<br />

thème de réflexion les concepts phénoménaux, les philosophes contemporains cherchent en<br />

réalité, comme pour tous les thèmes dont ils traitent, à résoudre des problèmes bien<br />

répertoriés qui sont ou bien ontologiques, ou bien épistémiques, ou bien sémantiques (le body-<br />

30. Brian Loar, “Phenomenal States”, in N. Block, O. Flanagan & G. Güzeldere, The Nature of Consciousness,<br />

MIT Press, 1997.<br />

31 On peut prendre connaissance de l’état du débat dans T. Alter and S. Walter (eds), Phenomenal Concepts and<br />

Phenomenal Knowledge: New Essays on Consciousness and Physicalism, Oxford University Press, 2006.<br />

31


mind problem, le problème de la connaissance de soi, le problème de la référence, etc.).<br />

L’approche de Wittgenstein, elle, est exclusivement grammaticale.<br />

3.<br />

Face à ces difficultés, on peut être tenté de tourner le dos à la discussion. On peut être<br />

tenté de dire: nous qui avons lu Wittgenstein, nous savons que toutes ces histoires de qualia,<br />

d’explanatory gap, de body-mind problem, d’introspection, d’acquaintance, d’inversion du<br />

spectre, etc., reposent sur des erreurs de catégories et des confusions grammaticales<br />

irrémédiables, et qu’il n’y a rien à tirer de tout cela; si les philosophes analytiques<br />

contemporains ne lisent pas Wittgenstein, ou s’ils ne savent pas le lire, tant pis pour eux; ne<br />

perdons pas notre temps avec eux; continuons avec Wittgenstein.<br />

Il y a, de mon point de vue, de bonnes raisons de prendre le parti inverse.<br />

D’abord, c’est ce qu’a toujours fait Wittgenstein. Sur la question des rapports entre<br />

concepts et expérience, il n’a pas cessé de lire Russell, Moore, Schlick, Carnap, James, et de<br />

débattre avec eux. Certes, il débusque chez eux des confusions et des illusions. Mais, ces<br />

confusions et ces illusions ne l’intéressent que parce qu’elles ont été aussi les siennes. En<br />

particulier, il a longtemps partagé avec ces auteurs ce que j’appellerai l’idée<br />

phénoménologique: l’idée que, pour identifier, nommer et décrire adéquatement nos<br />

expériences vécues, nous avons besoin d’un langage spécifique (un langage<br />

phénoménologique) ou, de propositions spécifiques (des propositions phénoménologiques),<br />

ou encore de concepts spécifiques (des concepts phénoménologiques), qui auraient pour<br />

caractéristique de tirer exclusivement leur sens des expériences mêmes auxquels ils réfèrent.<br />

L’évolution de la pensée de Wittgenstein sur la question des relations entre concepts et<br />

expériences peut se lire, à mon avis, comme un effort pour se délivrer de cette chimère — un<br />

effort pour montrer, dans un premier temps, que c’est une chimère (c’est le but notamment<br />

des arguments du langage privé), puis pour montrer, dans un second temps, que nous nous<br />

débrouillons fort bien pour identifier, nommer et décrire nos expériences avec les ressources<br />

du langage ordinaire, et comment nous y réussissons: la différence entre la description des<br />

objets physiques du monde qui nous entoure et la description des expériences vécues par<br />

chacun de nous ne réside pas dans le recours à un langage, ou à des propositions, ou à des<br />

concepts spécifiques, mais dans les différentes formes de descriptions et d’expressions (il y en<br />

a plusieurs) que nous utilisons pour en parler.<br />

Les théoriciens contemporains des concepts phénoménaux (Michael Tye, David Papineau,<br />

ou David Chalmers, par exemple) sont les successeurs et les héritiers des philosophes que je<br />

32


viens de citer; ce sont les défenseurs contemporains de l’idée phénoménologique. Mais ils se<br />

différencient d’eux sur au moins deux points. Premièrement, ils estiment disposer de théories<br />

plus sophistiquées et plus adéquates que celles de leurs devanciers: de meilleures théories de<br />

la perception (qui évitent l’erreur des sense-data), de meilleures théories de la référence (les<br />

théories de la référence directe inspirées de Putnam et de Kripke), de meilleures théories de<br />

l’indexicalité (Kaplan, Perry), etc. Deuxièmement, ce sont des philosophes de l’esprit, non du<br />

langage: ainsi, les concepts pour eux ne sont pas linguistiques, mais des représentations<br />

mentales. Ils en concluent généralement que les idées de Wittgenstein sont à la fois obsolètes<br />

et confuses, et qu’elles n’ont donc pas à être prises en compte dans le débat contemporain.<br />

Chalmers écrit, comme en passant:<br />

Certes, la conception que je viens d’élaborer est exactement le type de conception contre<br />

lequel Wittgenstein a dirigé son argument du « langage privé ». Mais la nature de<br />

l’argument du langage privée est contesté; en guise de réponse, je peux simplement dire<br />

que je n’en ai pas trouvé de reconstruction qui fournisse une critique forte contre la<br />

conception que je viens d’exposer 32 .<br />

Et il tourne aussitôt la page.<br />

Il me semble important, pour ceux qui pensent que Wittgenstein n’est pas une pièce de<br />

musée mais un auteur qui a toujours des choses à nous apprendre, d’être capables de fournir<br />

une version de l’argument du langage privée qui puisse être reçue comme pertinente par ces<br />

auteurs.<br />

4.<br />

Les amis des concepts phénoménaux s’accordent à reconnaître que ceux-ci doivent<br />

satisfaire au moins quatre exigences.<br />

(1) Les concepts phénoménaux doivent être des concepts subjectifs ou perspectivaux ; ce sont<br />

des concepts en première personne.<br />

(2) Pour avoir un concept phénoménal C, il faut d’avoir eu l’expérience E correspondante. Un<br />

aveugle ne peut pas acquérir le concept phénoménal de « sensation rouge ».<br />

(3) Les concepts phénoménaux doivent être des concepts purement phénoménaux ; il sont en<br />

ce sens non relationnels ou absolus. Le concept phénoménal C saisit la sensation S en tant<br />

seulement que celle-ci est sentie, et telle qu’elle est sentie, indépendamment de toute relation<br />

causale, intentionnelle ou expressive dans laquelle S peut entrer. Peu importe que S soit<br />

32. David Chalmers, “The Content and Epistemology of Phenomenal Belief”, dans Q. Smith and A. Jokic (eds),<br />

Consciousness: New Philosophical Perspectives, Oxford, 2003, p. 241.<br />

33


causée par tel ou tel objet, ou qu’elle engendre de ma part tel ou tel comportement; peu<br />

importe que S soit liée à la représentation (dans la perception ou dans l’imagination) de tel ou<br />

tel objet; peu importe qu’elle s’exprime par telle ou telle expression corporelle ou verbale.<br />

(4) Le sens d’un concept phénoménal doit être constitué exclusivement par sa référence. Cette<br />

exigence, qui est l’exigence cruciale, découle de la précédente. Pour le dire d’une manière un<br />

peu imagée, un concept phénoménal ne peut « contenir » ni plus, ni moins, ni autre chose que<br />

la qualité phénoménale qu’il désigne. La pensée « sensation rouge » ne contient rien de plus,<br />

rien de moins, ni rien d’autre que cette même sensation rouge telle que je l’éprouve<br />

présentement (ou telle que je la réactive par l’imagination). Cette condition est posée aussi<br />

bien par les défenseurs physicalistes des concepts phénoménaux (par exemple, Michael Tye)<br />

que par leurs défenseurs anti-physicalistes (par exemple, David Chalmers), comme en<br />

témoignent les deux déclarations respectives suivantes:<br />

Les concepts phénoménaux réfèrent directement, et par conséquent, la contribution qu’ils<br />

fournissent à la pensée est donnée par leurs référents exclusivement 33 .<br />

Quelque chose de très inhabituel se produit ici. […] Dans le cas phénoménal pur […], la<br />

qualité de l’expérience joue un rôle dans la constitution du contenu épistémique du<br />

concept et de la croyance correspondante. On pourrait dire grossièrement que, dans ce cas,<br />

le référent du concept est d’une certaine manière présent à l’intérieur du sens du concept,<br />

d’une manière bien plus forte que dans les cas habituels de “référence directe”. […] Dans<br />

le cas phénoménal, le contenu épistémique lui-même semble être constitué par le<br />

référent 34 .<br />

Les divergences commencent, en revanche, non seulement entre physicalistes et anti-<br />

physicalistes, mais également parmi les physicalistes, quand il s’agit de savoir comment<br />

définir et comment construire les concepts phénoménaux pour qu’ils satisfassent cette<br />

quatrième condition. Il y a un large éventail de solutions: on a notamment proposé de<br />

construire les concepts phénoménaux comme des concepts démonstratifs (Perry 35 ), comme<br />

des concepts recognitionnels (Loar, Tye), comme des concepts citationnels (Papineau 36 ), ou<br />

comme des concepts tout à fait spécifiques qui présupposent la vieille notion russellienne<br />

d’acquaintance (Chalmers). Le désaccord entre eux sur ce point est complet. Une manière<br />

33. Michael Tye, « A Theory of Phenomenal Concepts », Royal Institute of Philosophy Supplement, n° 53, 2003,<br />

p. 91-105.<br />

34. D. Chalmers, op. cit., p. 233-234.<br />

35 . John Perry, Knowledge, Possibility and Consciousness, Cambridge (MA), Bradford-MIT, 2001.<br />

36 . David Papineau, Thinking about Consciousness, Oxford University Press, 2002; “Perceptual and Phenomenal<br />

Concepts”, dans: T. Alter and S. Walter, op. cit.<br />

34


pour le philosophe grammairien d’engager le débat avec les amis des concepts phénoménaux<br />

serait de s’appuyer sur ces désaccords et de montrer qu’ils ont leurs racines dans des<br />

difficultés grammaticales. C’est une voie à mon avis féconde, mais trop longue pour être<br />

parcourue dans le cadre de cet article. Je me propose plutôt d’attirer l’attention sur la thèse qui<br />

sous-tend la quatrième condition, la thèse de l’auto-identification des expériences ou des<br />

sensations.<br />

5.<br />

L’idée, intuitivement, est la suivante. Quand je ressens une sensation de douleur, celle-ci a<br />

une qualité spécifique qui me fait l’identifier immédiatement comme une sensation de<br />

douleur, et non comme une sensation de froid ou comme une sensation de plaisir. Cette<br />

qualité est commune à toutes les sensations de douleur et les distingue de toutes les autres<br />

sensations. De la même manière, quand je ressens une sensation de migraine, celle-ci a une<br />

qualité spécifique qui me fait l’identifier immédiatement comme une sensation de migraine et<br />

qui la distingue des autres sensations de douleur: la sensation d’une crampe musculaire ou la<br />

sensation d’une piqûre, par exemple. Bien sûr, chacune de ces sensations de douleur a sa<br />

cause et son lieu corporel. Mais, insiste-t-on, chacune de ces sensations de douleur a,<br />

indépendamment de sa cause et de son lieu, une qualité spécifique par laquelle je peux<br />

l’identifier comme la sensation de douleur qu’elle est.<br />

Cette idée — qui, soit dit en passant, me semble constitutive de toutes les philosophies de la<br />

conscience, et pas seulement des philosophies contemporaines de la conscience — est<br />

clairement exprimée Tyler Burge dans les termes suivants:<br />

La conscience phénoménale est fondamentale pour typifier les propriétés phénoménales,<br />

et les propriétés phénoménales sont fondamentales pour typifier les états et les<br />

événements. La manière dont une douleur est ressentie est essentielle ou fondamentale<br />

pour ce qu’est la douleur et pour ce qu’est une douleur. La même chose est vraie pour les<br />

autres sensations et impressions. Je pense que rien ne pourrait être une douleur, un épisode<br />

de douleur s’il lui manquait la what-it-is-likeness ou l’impression caractéristique ou les<br />

propriétés phénoménales qui individuent la douleur 37 .<br />

L’idée n’est pas seulement que toute sensation a une qualité phénoménale (c’est un<br />

truisme: toute sensation est sentie), mais<br />

— que (1) chaque sensation a une qualité phénoménale qui lui est propre,<br />

37 Tyler Burge, « Two Kinds of Consciousness », in N. Block, O. Flanagan & Güven Güzeldere, The Nature of<br />

Consciousness, MIT, 1997.<br />

35


— que (2) c’est par cette qualité, et par elle seule, que nous l’identifions comme la sensation<br />

ou l’expérience qu’elle est,<br />

— et que (3) cette identification est immédiate: il nous suffit d’éprouver cette sensation pour<br />

être capable de l’identifier comme la sensation qu’elle est. C’est ce troisième point qui<br />

constitue, à proprement parler, la thèse de l’auto-identification des sensations. Bien qu’elle ne<br />

soit énoncée comme telle que rarement, cette thèse est, à mon avis, un présupposé commun à<br />

toutes les théories des concepts phénoménaux.<br />

Ce point a été reconnu par David Stoljar qui parle, quant à lui, du caractère « auto-<br />

présentationnel » des concepts phénoménaux. Il commence par citer deux auteurs, Hill et<br />

McLaughlin, qui écrivent clairement:<br />

Quand on utilise un concept sensoriel [c'est-à-dire ici, un concept phénoménal 38 ] pour<br />

classifier ses propres expériences présentes, les expériences qui guident et justifient<br />

l’application du concept sont toujours identiques aux expériences auxquelles le concept<br />

est appliqué. Les états sensoriels sont des états auto-présentationnels: nous en faisons<br />

l’expérience (we experience them), mais nous n’en avons pas d’expériences sensorielles.<br />

Nous en faisons l’expérience du seul fait d’être en eux. Les concepts sensoriels [c'est-à-<br />

dire: les concepts phénoménaux 39 ] sont des concepts recognitionnels: en déployant ces<br />

concepts, nous pouvons par introspection reconnaître que nous sommes dans des états<br />

sensoriels simplement en concentrant notre attention directement sur eux. Les choses sont<br />

évidemment différentes dans le cas de concepts perceptifs ou théoriques. L’accès d’un<br />

agent aux phénomènes qu’il perçoit est toujours indirect: il se produit toujours par<br />

l’intermédiaire d’une expérience du phénomène perçu qui n’est pas identique avec le<br />

phénomène perçu mais qui est causée par lui 40 .<br />

Stoljar commente cette citation en ces termes :<br />

Le concept phénoménal sensation rouge est différent de tout concept physique dans le<br />

sens suivant: c’est une vérité conceptuelle que, si j’ai une sensation rouge, et si j’ai le<br />

concept et concentre mon attention là-dessus, j’en viendrai par là-même à savoir (ou, tout<br />

au moins, à croire de manière justifiée) que je suis en train d’avoir une sensation rouge —<br />

les sensations rouges sont auto-présentationnelles, comme disent Hill et McLaughlin. […]<br />

38<br />

Cette remarque est la mienne.<br />

39<br />

Idem.<br />

40. C.Hill & B. McLaughlin, “There are Fewer Things in Reality than are Dreamt of in Chalmers’<br />

Philosophy”, Philosophy and Phenomenological Research, 59, 1999, p. 445-454.<br />

36


6.<br />

Les concepts phénoménaux sont, à la différence des concepts physiques, des concepts<br />

auto-présentationnels au sens où les états qui tombent sous les concepts phénoménaux<br />

sont auto-présentationnels 41 .<br />

Nous voici conduits à Wittgenstein. En effet, cette thèse de l’auto-identification des<br />

sensations, qui est au cœur de la doctrine des concepts phénoménaux, présuppose l’ostension<br />

privée qui est, comme on le sait, la principale cible de l’argument du langage privé. L’idée<br />

d’ostension privée est l’idée que, quand nous éprouvons une sensation, il nous suffit de<br />

tourner notre attention vers elle pour l’identifier et la baptiser (la nommer). C’est comme si<br />

chaque sensation portait sur elle-même sa propre étiquette, écrite à l’encre sympathique et<br />

qu’il nous suffisait de tourner notre regard vers elle pour que cette étiquette devienne visible<br />

et que nous puissions la lire.<br />

Toutefois il importe de bien voir ici sur quoi porte la critique de Wittgenstein. Celui-ci ne<br />

nie pas que nous ayons des expériences et que celles-ci aient diverses qualités phénoménales;<br />

il ne nie pas que nous soyons capables d’identifier ces différentes expériences et ces<br />

différentes qualités; et il ne nie pas non plus que ces identifications se fassent au moyen de<br />

concepts. Ce qu’il nie, c’est que ces concepts puissent être directement tirés de l’expérience<br />

elle-même, considérée isolément, et comme engendrés par elle, comme le veut la thèse de<br />

l’auto-identification des sensations. Ces concepts ne sont pas, selon lui, séparables de<br />

l’expression — comportementale et verbale — de l’expérience. C’est la manière dont je<br />

comprends le § 245 des Recherches Philosophiques: « Comment puis-je aller jusqu’à vouloir<br />

me glisser, au moyen du langage, entre l’expression de la douleur (Schmerzäußerung) et la<br />

douleur elle-même? » Il n’y a pas de concepts phénoménaux spécifiques qui viendraient<br />

s’interposer entre la sensation et les concepts ordinaires au moyen desquelles nous<br />

l’exprimons.<br />

L’objection immédiate du défenseur de l’idée phénoménologique sera de dire:<br />

l’expression verbale ou comportementale manque — ou est toujours susceptible de manquer<br />

— la qualité spécifique de l’expérience; l’argument du langage privé conduit, que<br />

Wittgenstein le veuille ou non, à une forme de behaviorisme logique et à récuser par avance<br />

ce que certains auteurs appellent le réalisme phénoménal (la réalité du caractère phénoménal<br />

41. D. Stoljar, op. cit.<br />

37


de l’expérience vécue). À mon avis, l’exposé des idées dans la première partie des Recherches<br />

philosophiques donne en partie prise à cette réaction: la critique de l’objet privé ressemble<br />

parfois à s’y méprendre à une disqualification de la qualité phénoménale de l’expérience,<br />

même si Wittgenstein s’en défend farouchement 42 . C’est seulement dans les Remarques sur la<br />

philosophie de la psychologie que Wittgenstein sera en mesure de donner une réponse plus<br />

satisfaisante à cette objection. À partir de mai 1946, il avance en effet trois idées nouvelles :<br />

(1) Il n’y a rien d’illégitime à utiliser le concept de contenu d’expérience (Erlebnisinhalt) –<br />

qui n’est pourtant en un sens rien d’autre que celui d’objet privé – à condition d’en donner<br />

une caractérisation grammaticale qui s’appuie sur le mode de description de ces contenus: un<br />

contenu d’expérience, c’est ce dont on peut fournir une description au moyen d’une image.<br />

(2) À partir du moment où l’on dispose d’une image publique d’un contenu “privé”, il est tout<br />

à fait possible de montrer, et donc d’identifier et de nommer, les contenus en question et leurs<br />

qualités.<br />

Donc, ce que Wittgenstein nie, en définitive, ce n’est pas la possibilité d’identifier et de<br />

nommer des sensations ou des qualités phénoménales; c’est que cette identification et cette<br />

nomination puissent être opérées antérieurement à, et indépendamment de leur description,<br />

c'est-à-dire de la production d’images sur lesquelles et à partir desquelles il y aura un sens à<br />

dire: « j’ai “ceci” » ou « j’ai “cela” » et « ceci est (ou n’est pas) la même expérience, ou la<br />

même qualité d’expérience que cela ». S’agissant des expériences vécues, il n’y a pas<br />

d’identification sans description préalable au moyen d’une image.<br />

Pour justifier ces affirmations, je citerai deux remarques datées de 1947, qui portent toutes<br />

deux sur le concept de contenu d’expérience vécue — compris ici comme contenu<br />

phénoménal de l’expérience, lequel doit être soigneusement distingué du contenu épistémique<br />

d’un concept, fût-ce d’un concept phénoménal.<br />

Comment en arrive-t-on donc seulement au concept d’un contenu de vécu? — Un contenu<br />

de vécu, c’est une sensation. Et on voudrait croire qu’on reconnaît une sensation en tant<br />

que sensation à travers le fait qu’on la voit, qu’on la considère. Et c’est naturellement un<br />

non-sens [Unsinn]. Un contenu d’expérience, c’est ce qu’une image peut rendre; une<br />

42 Cette difficulté a déjà été soulevée par J. Bouveresse, comme en témoigne ce passage: « En un certain sens, il<br />

est évident, d’après tout ce qu’il dit par ailleurs, que Wittgenstein ne considère pas comme absurde de parler du<br />

nom d’une sensation et ne partage pas l’hostilité de principe à l’égard de tout ce qui est intérieur ou intime, au<br />

sens usuel de ces deux termes, et les préjugés physicalistes ou béhavioristes qui lui ont été fréquemment<br />

reprochés. En un autre, il est incontestable que seuls une attitude et des partis pris de ce genre semblent à<br />

première vue susceptibles d’expliquer de façon satisfaisante (à défaut de justifier) les conclusions qu’il tire de<br />

ses considérations sur le problème spécifique de la possibilité d’un langage privé. » (Le Mythe de l’intériorité,<br />

Éditions de Minuit, 1976/1987, p. 476).<br />

38


image dans sa signification subjective, quand elle veut dire: “c’est ceci que je vois” —<br />

quel que puisse être l’objet qui produit cette impression. 43<br />

Le contenu des expériences vécues. On voudrait dire : “je vois rouge ainsi”, “j’entends la<br />

note que tu joues ainsi”, “je ressens ainsi la tristesse”, ou encore “lorsqu’on est triste, on<br />

sent ceci; lorsqu’on se réjouit, cela”, etc. La tentation est donc de peupler d’ainsi et de<br />

ceci un monde analogue au monde de la physique. Mais cela n’a de sens que là où il existe<br />

une image de ce qui est vécu, image que l’on puisse montrer au cours de tels énoncés 44 .<br />

Dans chacun de ces deux passages, le mouvement de la pensée de Wittgenstein est le<br />

même et se fait en deux temps. Wittgenstein commence par juger absurde l’idée d’une<br />

identification des contenus ou des qualités d’expérience dans le sentir lui-même, l’idée de<br />

l’auto-identification des expériences ou de l’auto-présentation des sensations. Mais aussitôt, il<br />

indique que cette identification et cette ostension peuvent se faire à partir d’une description au<br />

moyen d’une image. Pour identifier une sensation comme telle ou une qualité d’expérience<br />

comme telle, nous devons d’abord construire une image plastique ou verbale de cette<br />

sensation ou de cette qualité; alors seulement nous pouvons dire : « j’ai ceci » ou « j’ai cela ».<br />

Dans une remarque datée de décembre 1948, Wittgenstein distingue clairement la nomination,<br />

qui est comme poser une étiquette sur quelque chose, et la description qui est toujours celle<br />

d’une distribution ou d’une répartition.<br />

Celui que l’on aurait dressé à émettre un certain son à la vue de quelque chose de rouge,<br />

un autre à la vue de quelque chose de jaune, et ainsi de suite pour les autres couleurs, on<br />

ne pourrait dire de lui qu’il soit capable de décrire les objets d’après leur couleur. Bien<br />

qu’il puisse nous aider dans une description. Pour décrire, il faut qu’il puisse produire,<br />

suivant une règle de projection quelconque [Projektionsregel], des images de la<br />

distribution des couleurs [Farbverteilungen] dans l’espace. (Jeu de langage ? 45 )<br />

Dans la seconde partie des Recherches où cette remarque est reprise, la dernière phrase est<br />

remplacée par celle-ci :<br />

Une description est une reproduction [Abbildung] d’une distribution [Verteilung] dans un<br />

espace (celui du temps par exemple) 46 .<br />

43 Ms 133, p. 58r; Remarques sur la philosophie de la psychologie I, § 694.<br />

44 Remarques sur la philosophie de la psychologie I, § 896.<br />

45 Letzte Schriften I / Écrits préparatoires …, § 410.<br />

46 Philosophische Untersuchungen, p. 187 / Recherches philosphiques, p. 266.<br />

39


Quand il s’agit des objets du monde qui nous entoure, la nomination précède la<br />

description: généralement, je dois être capable de montrer le livre et de montrer la table (et<br />

donc de les nommer et de les identifier par ostension) avant de pouvoir décrire leur<br />

disposition dans l’espace en disant: « le livre est sur la table ». Mais il n’en va pas de même<br />

avec les expériences et qualités d’expérience: je ne peux opérer d’ostension, et donc<br />

d’identification et de nomination, que si je dispose d’un espace de description et si j’ai<br />

construit une image sur laquelle montrer ce que j’ai.<br />

points.<br />

Ces idées appelleraient justifications et développements. Je préciserai simplement ici trois<br />

(1) Les descriptions d’expériences en première personne sont des Äusserungen. Elles ne<br />

reposent pas sur l’observation et n’appellent pas de justification. Selon mon interprétation, il<br />

n’y a pas d’incompatibilité, pour un énoncé, entre être une expression et être une<br />

description 47 .<br />

(2) Les différentes sortes d’expériences et de sensations ne sont pas décrites par les<br />

mêmes types d’images. D’un point de vue grammatical, la différenciation entre les différentes<br />

sortes de qualités d’expériences se fait selon les différentes techniques et les différentes sortes<br />

d’images utilisées pour les décrire, c'est-à-dire selon leurs différentes formes de description.<br />

(3) De nombreux commentateurs estiment que l’expression « what it is like to », qui s’est<br />

largement répandue depuis l’article de Nagel en 1974 48 , est irrémédiablement confuse et<br />

qu’on ne peut rien en tirer de bon 49 . Mais on doit observer que Wittgenstein en fait dans les<br />

Remarques sur la philosophie de la psychologie, un trait grammatical des expériences<br />

authentiques, dotées d’un contenu phénoménal (voir, imaginer, avoir mal, avoir peur, etc.),<br />

qui les distingue, d’une part, des pensées, du vouloir dire ou des intentions, et d’autre part,<br />

d’événements qui se présentent à nous comme des expériences mais n’en sont pas vraiment<br />

parce qu’elles n’ont pas de contenu phénoménal (les expériences de la signification, la<br />

compréhension-éclair, le mot sur le bout de la langue, etc.). Il n’y a aucun sens à demander à<br />

quelqu'un de décrire à quoi ressemble son intention d’aller au cinéma, sa croyance qu’il<br />

pleuvra demain, sa compréhension soudaine de la solution d’un problème d’échecs, ou son<br />

sentiment d’un mot qu’il a présentement oublié. À l’inverse, il y a un sens à demander à<br />

quelqu’un de nous décrire comment se présente à lui un bateau blanc qu’il voit au loin (what<br />

47 Pour davantage de précisions sur ce point, voir J.-J. Rosat, « Décrire ou exprimer ? », dans: C. Chauviré et S.<br />

Laugier (éds), Lire les Recherches philosophiques de Wittgenstein, Vrin, 2006.<br />

48 Thomas Nagel, « Quel effet ça fait d’être une chauve-souris ? », dans Questions mortelles, traduit de l’anglais<br />

par Pascal Engel et Claudine Tiercelin, PUF, 1983.<br />

49 Voir, par exemple, M. R. Bennett & P.M.S. Hacker, Philosophical Foundations of Neurosciences, Blackwell,<br />

2003.<br />

40


is it like? Il répondera par exemple: « eh bien ! Je vois une tache blanche ») ou comment se<br />

présente à lui sa douleur (what is it like? Est-elle sourde ou aiguë?), etc.<br />

Bien sûr — et c’est une différence cruciale — les philosophes de la conscience<br />

contemporains ne traitent pas la question « what is it like ? » de cette manière grammaticale.<br />

Ils concluent de sa pertinence à l’idée qu’il existerait une propriété essentielle des<br />

expériences, la what-it-is-likeness, qui serait une caractéristique ontologique de toutes les<br />

expériences, et qui constituerait la caractéristique identifiante propre de chacune d’elles (à<br />

toute expérience correspond une qualité phénoménale spécifique, un quale); ensuite, ils se<br />

demandent si cette propriété phénoménale est réductible ou non à une propriété physique.<br />

Puis, ils en tirent une thèse épistémique: c’est par la connaissance intime et introspective que<br />

nous avons des qualités propres de nos expériences que nous identifions chacune d’elle et la<br />

différencions des autres. Ce qui distingue les expériences de douleur des expériences de<br />

couleur est un certain quale que les expériences de douleur ont en commun et que les<br />

expériences de couleur n’ont pas (et vice versa); et ce qui distingue entre elles, du point de<br />

vue phénoménal, une migraine et une douleur d’estomac, c’est la qualité propre à toute<br />

migraine que n’ont pas les douleurs d’estomac (et vice versa).<br />

Par conséquent, c’est seulement l’interprétation ontologique et épistémologique de<br />

l’expression what is it like ? qui doit être critiquée; l’expression elle-même ne doit pas être<br />

rejetée comme ou triviale ou confuse et philosophiquement inutile; au contraire, elle contient<br />

une distinction grammaticale extrêmement précieuse.<br />

Jean-Jacques Rosat (Collège de France)<br />

41


L’IMAGE DU CONTENU<br />

GRAMMAIRE DES CONCEPTS PSYCHOLOGIQUES ET PHILOSOPHIE DE<br />

L’ESPRIT<br />

À partir de 1946, Wittgenstein se met à faire usage d’une famille de concepts relativement<br />

nouveaux pour lui: ceux de contenu d’expérience (Inhalt der Erfahrung), de contenu de vécu<br />

(Erlebnisinhalt), ou de contenu de conscience (Bewußtseinsinhalt). Deux traits caractérisent<br />

leur usage à l’époque notamment des Remarques sur la philosophie de la psychologie, des<br />

Cours sur la psychologie philosophique et des Fiches 50 . Un usage critique, tout d’abord.<br />

L’idée qu’il puisse exister quelque chose comme un contenu phénoménal de l’expérience a sa<br />

source, selon lui, dans une fiction philosophique à laquelle nous ne sommes pas obligés de<br />

croire: celle de l’objet privé, ou plus exactement, de l’image intérieure privée (inneres Bild,<br />

private image) située devant l’œil de l’esprit 51 . Cette fiction suscite l’illusion qu’il pourrait<br />

exister une autre manière de décrire les contenus phénoménaux de l’expérience que celles<br />

dont nous disposons déjà pour dire ce que cela fait des les avoir, une manière en quelque sorte<br />

plus immédiate et purement interne de les décrire. Le mythe du contenu d’expérience, c’est en<br />

ce sens le mythe d’une autre description, d’une description phénoménologique immédiate de<br />

ces contenus eux-mêmes conçus à tort comme des images intérieures privées 52 . Et l’on peut<br />

dire que la plupart des remarques consacrées par Wittgenstein à ce sujet à partir de 1946 sont<br />

dirigées pour l’essentiel contre ce que l’on pourrait appeler le mythe du contenu-image.<br />

Mais il est tout aussi patent que Wittgenstein fait également à cette époque un usage<br />

philosophique constructif de cette famille de concepts dans la mesure où il existe, pour lui,<br />

des manières ordinaires et non problématiques de décrire le contenu phénoménal des<br />

50 Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie [abrégé: BPP], I & II, in L. Wittgenstein, Werkausgabe in<br />

8 Bänden, Bd. 7, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1989; tr. fr. G. Granel, Remarques sur la philosophie de la<br />

psychologie, (I) & (II), Mauvezin, T.E.R., 1989, 1994; Letzte Schriften über die Philosophie der Psychologie<br />

[abrégé: LSPP], in L. Wittgenstein, ibid.; tr. fr. G. Granel, Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, I<br />

& II (« L’intérieur et l’extérieur »), Mauvezin, T.E.R., 1985-2000; Wittgenstein’s Lectures on Philosophical<br />

Psychology 1946-1947 [abrégé: WLPP] , P. T. Geach (ed.), Chicago, The University of Chicago Press, 1988; tr.<br />

fr. E. Rigal, Cours sur la philosophie de la psychologie: Cambridge 1946-1947, Mauvezin, T.E.R., 2001; Zettel<br />

[abrégé: Z], in L. Wittgenstein, op. cit., Bd. 8; tr. fr. J.-P. Cometti & E. Rigal, Fiches, Paris, Gallimard, 2008.<br />

51 BPP I, §109. Voir aussi Philosophische Untersuchungen [abrégé: PU], dans L. Wittgenstein, Werkausgabe,<br />

op. cit., Bd. 1; tr. fr. F. Dastur et al., Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, §294; BPP II, §§109,<br />

112; WLPP, p. 61, 187;<br />

52 BPP I, §390.<br />

42


expériences 53 . Ces techniques nous permettent réellement de faire ce que nous aimerions<br />

pouvoir faire en philosophie (sans y parvenir) au moyen d’une description phénoménologique<br />

plus fine 54 . Décrire ces contenus, c’est, pour Wittgenstein, ou bien renvoyer à une image<br />

(graphique ou picturale) déjà existante, ou bien en produire une, ou bien produire un certain<br />

type de performance caractéristique (siffler un air de musique pour rendre l’impression que<br />

cela fait d’entendre d’un morceau de musique; jouer, pour un acteur, sur une scène de théâtre,<br />

l’expérience vécue d’une image de la nostalgie; ou, pour tout un chacun, mimer par un<br />

comportement-image le comportement d’autrui tel qu’on le perçoit 55 ). Le concept de contenu<br />

joue ici un rôle philosophique constructif en ce sens qu’il permet au philosophe de marquer<br />

des différences catégoriales importantes entre nos concepts psychologiques: entre ce qui est<br />

une expérience et ce qui n’en est pas une, tout d’abord, mais aussi, à l’intérieur de ce que l’on<br />

serait enclin à ranger sous le titre d’expériences, entre les expériences pourvues d’un contenu<br />

et celles qui ne le sont pas, ou qui en sont pourvues mais en un autre sens. Il permet également<br />

de mettre en lumière certaines analogies entre des concepts grammaticalement éloignés: les<br />

émotions, par exemple, ne sont pas des impressions sensorielles, mais sont cependant<br />

pourvues, comme certaines impressions sensorielles, d’un contenu phénoménal 56 .<br />

L’image du contenu est donc une image qui peut, certes, nous induire en erreur, mais qui<br />

peut aussi s’avérer utile en tant qu’outil de construction d’une représentation plus synoptique<br />

de la grammaire de nos concepts psychologiques. Comment expliquer cette ambivalence?<br />

Il ne suffira pas d’invoquer le rôle opératoire joué par cette image dans le projet<br />

wittgensteinien de construction d’une vue d’ensemble de la grammaire de nos concepts<br />

psychologiques de la deuxième moitié des années 1940. Il faut encore comprendre ce qui fait<br />

que cette image peut devenir philosophiquement éclairante après avoir été longtemps<br />

considérée par lui comme philosophiquement fallacieuse. L’idée qui nous servira de fil<br />

conducteur ici est que ce changement de statut de l’image du contenu n’est intelligible qu’à<br />

condition de distinguer deux sens du mot Bild en allemand qui ne sont pas toujours<br />

rigoureusement distingués en anglais 57 : l’image au sens d’une représentation matérielle (en<br />

53 Voir, sur ce point, l’article de J.-J. Rosat dans ce volume, ainsi que son texte intitulé « Les images du vécu »,<br />

dans Dix conférences sur Wittgenstein et la description de l’expérience, URL= http://www.collegedefrance.fr/default/EN/all/laboratoire_philolangage_fr/textes_de_jeanjacques_rosat.htm.<br />

Le présent article doit<br />

beaucoup aux travaux de Jean-Jacques Rosat.<br />

54 BPP I, §§1079-1080.<br />

55 BPP I, §§248, 426, 694, 726, 732, 770, 894, 896, 1083, 1094; BPP II, §§63, 66, 67, 109, 148; Z, §§147, 489,<br />

621, 655; LSPP, II, p. 5-6, 74; WLPP, p. 187, 217 et sq. Et déjà: PU, §§280, 301, 368.<br />

56 BPP II, §148; Ms 134, p. 121.<br />

57 Pour une distinction nette, voir M. Budd, Wittgenstein’s Philosophy of Psychology, London, New York,<br />

Routledge, 1989, p. 114-116.<br />

43


deux ou trois dimensions) du contenu phénoménal de l’expérience et l’image au sens de ce<br />

qui est susceptible de faire occurrence dans l’esprit de celui qui perçoit, imagine ou se<br />

souvient (au sens d’une expérience imageante, donc), dont la grammaire n’est pas celle d’une<br />

représentation vraie ou fausse. Ce n’est que lorsqu’on prend cette dernière sorte d’image<br />

(mentale, au sens large) pour une image au sens d’une inner picture que l’on est conduit à<br />

supposer à tort qu’il existe des images correspondant au contenu phénoménal de l’expérience,<br />

des contenus-images que nous aurions à décrire d’une façon particulièrement fine 58 .<br />

C’est ce que nous nous efforcerons de montrer, dans un premier temps, en revenant sur les<br />

enjeux de la critique que Wittgenstein développe vers 1932-1933 des images philosophiques<br />

qui sous-tendent la recherche d’une description phénoménologique du contenu de nos<br />

expériences sensorielles (en particulier, visuelles). La clarification qu’il opère à cette époque<br />

de la grammaire de ces images nous permettra de mieux comprendre, dans un deuxième<br />

temps, l’ambivalence de son attitude dans la seconde moitié des années 1940. Elle nous<br />

permettra de comprendre pourquoi il n’y a pas de contradiction à rejeter, d’un côté, comme<br />

pure fiction l’idée qu’il existerait quelque chose comme un contenu-image accessible au seul<br />

sujet de l’expérience tout en reconnaissant, de l’autre, qu’il existe des techniques picturales et<br />

comportementales tout à fait efficaces de dépiction de ce contenu. Nous nous concentrerons<br />

notamment sur un problème crucial en philosophie contemporaine de l’esprit qui est celui des<br />

critères d’identité et de différence des contenus phénoménaux d’expériences catégorialement<br />

distinctes comme voir et imaginer visuellement quelque chose pour montrer ce qui caractérise<br />

l’approche grammaticale de ce problème, par contraste avec le genre d’approche qui prévaut<br />

aujourd’hui en philosophie de l’esprit. Enfin, nous essaierons de comprendre pourquoi il n’y a<br />

pas non plus de contradiction à dénoncer le risque de réification qu’implique le fait de parler<br />

d’un « contenu » des expériences tout en donnant une présentation de la grammaire de nos<br />

concepts psychologiques dans laquelle l’image du contenu et les suppositions qu’elle<br />

enveloppe continuent de jouer un rôle philosophique important.<br />

1. Contenu phénoménal et critique des conceptions picturales de l’expérience visuelle<br />

58 McDowell a parfaitement diagnostiqué cette erreur en en tirant les conclusions qui s’imposent à propos<br />

d’autres images philosophiques de l’esprit, comme celles du jardin muré (C. Wright) ou du monde intérieur. Il<br />

remarque à juste titre, d’une part, que ces images ne sont pas toujours considérées par Wittgenstein comme des<br />

« objets de suspicion » (targets of suspicion) et, d’autre part, qu’elles ne sont fallacieuses qu’aussi longtemps<br />

qu’on les prend pour des images au sens littéral. Cf. « Intentionality and Interiority in Wittgenstein », in J.<br />

McDowell, Mind, Value, and Reality, Cambridge (MA), London: Harvard University Press, 1998, p. 297-298, en<br />

particulier, p. 298, note 2.<br />

44


La critique du mythe du contenu-image que développe Wittgenstein à partir de 1946 a un<br />

précédent dans sa philosophie. Elle est l’héritière directe de la critique grammaticale de la<br />

conception picturale du medium spatial de l’expérience visuelle qu’il déploie dans les années<br />

1932-1933. Une clarification des enjeux de cette critique devrait donc nous permettre de<br />

mieux comprendre ceux liés à l’usage non-exclusivement critique de l’image du contenu dans<br />

la seconde moitié des années 1940.<br />

Le lien entre les deux critiques n’est toutefois pas aisément perceptible, et ce, pour deux<br />

raisons. D’une part, Wittgenstein fait très rarement usage en 1929-1933 du concept de<br />

contenu (d’expérience). D’autre part, il n’est pas certain qu’il soit utilisé, lors de ses rares<br />

occurrences, dans le même sens que dans les années 1940. Dans les années 1940, il désigne<br />

une certaine manière, pour le sujet, d’être affecté(e) par le fait de faire telle ou telle<br />

expérience, le « comment c’est » ou « ce que cela fait » (wie es ist, what it is like) de l’avoir<br />

en vertu duquel nous l’identifions immédiatement comme le type d’expérience qu’elle est 59 .<br />

Dans les années 1929-30, le concept de contenu ne désigne pas une manière particulière d’être<br />

affecté(e) subjectivement par cette expérience mais plutôt le fait pur de l’apparition,<br />

l’apparaître comme tel. Ce qui intéresse Wittgenstein à cette époque, même lorsqu’il est<br />

question des couleurs en tant que phénomènes psychologiques n’est pas tant justement leur<br />

caractère psychologique ou subjectif que leur statut de pures apparitions (Erscheinungen) 60 .<br />

Les mots « expérience » ou « phénomène » désignent ce champ de phénoménalité pure auquel<br />

sont censés référer en dernière instance (i.e. au niveau atomique) les phrases de notre langage.<br />

C’est de cette manière en tout cas que Waismann interprète en 1930 certaines des « thèses »<br />

du Tractatus à la lumière des nouvelles idées de Wittgenstein sur le rapport entre langage et<br />

expérience: « Les propositions élémentaires décrivent le contenu de notre expérience (den<br />

Inhalt unserer Erfahrung). Toutes les autres propositions ne sont qu’un développement de ce<br />

contenu (sind nur eine Entwicklung dieses Inhalts). » 61 La principale différence, donc, entre le<br />

concept de contenu phénoménal des années 1930 et celui des années 1940 réside dans le fait<br />

qu’il n’est nullement essentiel à l’usage du premier que le quale spécifique de l’expérience<br />

soit éprouvé par quelqu’un pour que celle-ci soit identifiée comme le type d’expérience<br />

59<br />

BPP I, §§91, 112, §896d; LSPP II, p. 74. Sur le concept de contenu phénoménal, voir aussi l’article de Jean-<br />

Jacques Rosat dans ce volume.<br />

60<br />

Philosophische Bemerkungen [abrégé: PB], in L. Wittgenstein, Werkausgabe in 8 Bänden, Bd. 2,<br />

Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1989; tr. fr. (modifiée) J. Fauve, Remarques philosophiques, Paris, Gallimard, 1975,<br />

§218: « Il semble y avoir des couleurs simples. Simples en tant qu’apparitions psychologiques. Ce dont j’ai<br />

besoin, c’est d’une doctrine psychologique ou plutôt phénoménologique des couleurs (…) ». C’est nous qui<br />

soulignons.<br />

61<br />

Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, Werkausgabe, op. cit., Bd. 3, p. 254; tr. fr. G. Granel, Wittgenstein<br />

et le Cercle de Vienne, Mauvezin, T.E.R., 1991.<br />

45


qu’elle est. Qu’il y ait expérience suffit en principe à son auto-identification: « Dans<br />

l’expérience visuelle, le je ne se rencontre pas (kommt nicht…vor) et de quelle manière<br />

devrait-il encore se rencontrer? (…) La conscience n’est pas un phénomène. Mais une<br />

manière, une façon de considérer les phénomènes » 62 .<br />

Le deuxième point sur lequel les deux concepts de contenu phénoménal de l’expérience<br />

(celui des années 1930 et celui des années 1940) diffèrent concerne l’un des présupposés du<br />

projet phénoménologique de 1929. Wittgenstein admet à cette époque que les formes logiques<br />

de l’expérience font elles-mêmes partie du contenu phénoménal à décrire et il pense en<br />

particulier aux formes que sont le temps, l’espace, la propriété d’être coloré et le nombre. Fût-<br />

elle possible, une description phénoménologique du contenu phénoménal de l’expérience<br />

visuelle ou auditive devrait donc inclure une description de sa forme logique spatiale et<br />

temporelle. Wittgenstein se faisait en 1929 une idée assez précise de ces formes et son projet<br />

avait été, au moins dans un premier temps, d’offrir une description phénoménologique<br />

séparée de la forme spatiale et temporelle de l’expérience visuelle 63 . La seule occurrence que<br />

l’on puisse trouver du concept de contenu (d’expérience) à cette époque est précisément liée à<br />

la possibilité d’une description phénoménologique de la forme temporelle des vécus visuels,<br />

indépendamment des vécus auditifs:<br />

Le temps dans lequel se déroulent les vécus de l’espace visuel (die Erlebnisse des Gesichtsraums) est-il<br />

pensable sans vécus sonores (ohne Tonerlebnisse) ? Il semble que oui! Et pourtant comme il est étrange que<br />

quelque chose fût susceptible d’avoir une forme qui serait également pensable sans ce contenu précis (ohne<br />

eben diesen Inhalt). Ou bien celui à qui l’ouïe serait offerte ferait-il par là même connaissance avec un<br />

nouveau temps? 64<br />

Qu’une telle description soit ou non possible, il reste que, pour le Wittgenstein de 1929-<br />

1930, il ne peut y avoir de description de la forme sans description du contenu de vécu<br />

spécifique dont elle est la forme; ce qui suppose à tout le moins qu’il existe une qualité<br />

phénoménale spécifique, mais aussi une forme temporelle propre à chaque modalité<br />

62 er<br />

Ms 156, p. 34r-35r (1 janvier 1932), dans Wittgenstein’s Nachlaß: The Bergen Electronic Edition, Oxford,<br />

Oxford University Press, 2000.<br />

63<br />

Comme l’a bien montré D. Perrin (dans Le flux et l’instant. Wittgenstein aux prises avec le mythe du présent,<br />

Paris, Vrin, 2007) la forme temporelle de l’expérience visuelle censée être décrite par une langue<br />

phénoménologique est celle du présent fluant; la forme spatiale, comme nous avons essayé de la montrer dans un<br />

ouvrage à paraître (Wittgenstein et le problème de l’espace visuel. Phénoménologie, géométrie, grammaire,<br />

Paris, Vrin, 2011), celle d’un réseau de places sensibles comparable à une carte spatiale donnée d’un seul coup<br />

dans l’instant.<br />

64<br />

PB, §50, p. 83; tr. fr. modifiée, p. 80-81.<br />

46


sensorielle en vertu de laquelle elle peut être identifiée comme le type d’expérience qu’elle est<br />

(visuelle ou auditive), et ce, indépendamment de sa relation à un éventuel possesseur 65 .<br />

Bien que Wittgenstein n’utilise pas à proprement parler le concept de contenu<br />

d’expérience en 1932-1933, on peut considérer que la plupart des remarques qu’il consacre<br />

dans le Big Typescript 66 à la critique de certaines imageries spatiales comme celle de la<br />

visionneuse (Guckkasten), du disque blanc circulaire ou de l’écran de projection visent en<br />

réalité une certaine façon de se représenter le medium spatial des expériences visuelles que<br />

l’on pourrait qualifier de picturale 67 . La conception picturale de l’expérience « matérialisée »,<br />

pour ainsi dire, par ces images est la conception selon laquelle le medium spatial des<br />

expériences visuelles serait lui-même comparable à une image (au sens large d’une<br />

représentation bi- ou tridimensionnelle) accessible intérieurement au seul « sujet » de<br />

l’expérience et descriptible au moyen d’un mode de dépiction particulièrement immédiat.<br />

C’est bien cette conception qui est en jeu, par exemple, dans la critique grammaticale de<br />

l’idée d’un espace de la vision propre au « sujet » voyant ou dans la critique de la tentative par<br />

Mach de représentation graphique du flou de l’image visuelle à ses bords:<br />

« Mais ne puis-je voir un paysage dans mon espace visuel, et toi, une chambre dans le tien ? » — Non —<br />

« Je vois dans mon espace visuel » est un non-sens. Cela doit vouloir dire: « je vois un paysage et toi etc. »<br />

— et on ne conteste pas cela. Ce qui nous induit en erreur ici est justement l’analogie de la visionneuse (das<br />

Gleichnis vom Guckkasten) ou quelque chose comme un disque blanc de forme circulaire que nous<br />

porterions avec nous tel un écran de projection et qui est l’espace dans lequel apparaît l’image visuelle du<br />

moment. Mais l’erreur de cette analogie est d’imaginer l’occasion (la possibilité) pour une image visuelle<br />

d’apparaître elle-même visuellement; car l’écran blanc est certes lui-même une image 68 .<br />

Quand on parle du flou des images au bord du champ visuel, nous vient souvent à l’esprit une image de ce<br />

champ visuel comme celle que Mach, par exemple, a esquissée. Mais le flou des bords d’une image sur la<br />

surface du papier est d’une tout autre nature que celle que l’on attribue aux bords du champ visuel. (…)<br />

Dans la vie quotidienne où nous ne cessons de regarder les choses, remarquons-nous le flou du champ visuel<br />

à ses bords? En effet, à quelle expérience correspond-il proprement? Car il ne se rencontre pas dans la vision<br />

normale. (…) L’expérience n’a pas la moindre ressemblance avec le fait de voir un disque sur lequel<br />

seraient peintes des images aux contours bien nets au centre du disque et devenant de plus en plus flous vers<br />

ses bords, se transformant progressivement de façon imperceptible en une sorte de gris général. Nous<br />

65 Wittgenstein reste cependant très évasif sur les différences de contenu phénoménal et de forme logique entre<br />

les modalités sensorielles en 1930. Les premières feront l’objet d’une investigation grammaticale plus poussée<br />

dans les années 1940 (notamment, les différences entre la vue et le toucher).<br />

66 The Big Typescript: TS 213 [abrégé: BT], German-English Scholars’ Edition, Oxford, Blackwell, 2005.<br />

67 Significativement, le §98 du BT s’intitule: « L’espace visuel comparé à une image (une image plane) ».<br />

68 BT, §97, p. 334.<br />

47


pensons à un tel disque lorsque nous demandons par exemple: ne pourrait-on imaginer un champ visuel aux<br />

contours d’une constante clarté? Il n’y a pas d’expérience qui correspondrait, dans le champ visuel, à celle<br />

de laisser glisser son regard le long d’une image dont les figures nettes se changeraient progressivement en<br />

figures toujours plus floues 69 .<br />

Deux points méritent ici d’être soulignés. D’après Wittgenstein, c’est l’analogie<br />

subreptice et fallacieuse entre le medium spatial de l’expérience visuelle et une représentation<br />

d’origine matérielle (la « boîte » dans laquelle se dérouleraient les expériences du « sujet »<br />

percevant), analogie suggérée par l’utilisation même de l’expression « espace visuel », qui<br />

serait responsable des perplexités philosophiques pseudo-sceptiques qui ne manquent pas de<br />

naître à propos des situations spatiales respectives des expériences des « sujets » percevant:<br />

« Mais ne puis-je voir un paysage dans mon espace visuel, et toi, une chambre dans le tien? »<br />

— Non — « Je vois dans mon espace visuel » est un non-sens. » 70 Il n’y a pas de sens à se<br />

demander où ont lieu les expériences visuelles respectives des deux « sujets », là où il n’est<br />

pas possible d’établir de contraste signifiant entre ces lieux et d’autres lieux contigus ou<br />

englobant 71 . Plus précisément, l’erreur consiste à se représenter visuellement comme quelque<br />

chose d’actuel ce qui n’est en fait qu’une possibilité ou une occasion — celle, pour une image<br />

visuelle, de faire occurrence dans l’esprit du sujet percevant. On confond alors une forme, la<br />

forme spatiale de l’expérience visuelle, avec un contenu d’expérience; ou plutôt, on fait de<br />

cette forme un contenu phénoménal à décrire.<br />

Dans le deuxième cas (celui du dessin de Mach), l’erreur ne consiste pas seulement à<br />

utiliser une image matérielle (graphique, en l’occurrence) pour représenter quelque chose qui<br />

n’en a pas les propriétés logiques ou syntaxiques 72 , mais à se représenter les propriétés<br />

logiques du contenu phénoménal à décrire (singulièrement, la propriété qu’ont les « objets »<br />

du champ visuel d’êtres plus flous à ses bords qu’en son centre) sous la forme d’une image<br />

intérieure qui conserverait, pour ainsi dire, les propriétés logiques de l’image graphique. Elle<br />

consiste, en d’autres termes, à faire de cette représentation graphique le contenu d’une<br />

expérience intérieure insigne, comme si l’expérience du flou caractéristique du champ visuel à<br />

ses bords pouvait être comparée au fait de « laisser glisser son regard le long d’une image<br />

69<br />

BT, §98, p. 336.<br />

70<br />

On remarquera ici que le fait de parler de « lieux » respectifs des expériences implique déjà une réification des<br />

contenus d’expérience (le paysage, la chambre).<br />

71<br />

BT, §97, p. 334: « Lorsque nous parlons de l’espace visuel, nous sommes facilement tentés d’imaginer qu’il<br />

s’agit d’une sorte de visionneuse (Guckkasten) [littéralement, de « boîte visuelle »] que chacun de nous porterait<br />

par devers (avec) soi. C’est-à-dire que nous utilisons alors le mot « espace » d’une façon analogue à la façon<br />

dont nous l’employons lorsque nous appelons une pièce un espace. »<br />

72<br />

Ceci correspond au premier diagnostic dressé par Wittgenstein en 1929 et repris tel quel en 1932-33. Cf. Ms<br />

108, 39-40/PB §213; BT §98, p. 337.<br />

48


dont les figures nettes se transformeraient progressivement en figures toujours plus floues » 73 .<br />

C’est bien la conception picturale de l’expérience visuelle qui est visée ici, ou plus<br />

exactement, une variante picturale de la théorie des sense-data 74 . Et le principal enjeu de cette<br />

critique concerne la différence de catégorie entre une image matérielle et une image visuelle.<br />

Cette différence consiste essentiellement, pour Wittgenstein, en ceci: alors qu’une image<br />

matérielle peut être évaluée comme correcte ou non, comme exacte ou inexacte par<br />

comparaison avec ce dont elle est l’image, l’image visuelle n’est pas susceptible d’une<br />

évaluation aléthique de ce genre parce qu’il n’y a pas de sens à vouloir comparer cette image<br />

avec ce dont elle est l’image. L’image visuelle expérimentée est, certes, une image au sens où<br />

l’expérience visuelle correspondante est une expérience imageante (i.e. une expérience qui<br />

implique l’occurrence d’une certaine image dans l’esprit de celui qui perçoit), mais elle n’est<br />

pas une image au sens d’une copie (Abbild) matérielle intérieure de ce qui est vu. Nous ne<br />

disposons pas, dans ce dernier cas, de critère de la vérité ou de l’exactitude de l’image parce<br />

qu’il n’y a tout simplement rien à quoi l’on pourrait opposer de façon signifiante l’idée d’une<br />

approximation des figures vues au sein de l’expérience visuelle imageante:<br />

Mais qu’entendons-nous alors par le concept de « cercle exact »? Comment sommes-nous parvenus tout<br />

simplement à ce concept? Et bien nous pensons par exemple à un disque circulaire d’un métal très dur<br />

mesuré de façon exacte. Ah, ah — voilà, donc, ce que nous visions par le concept « cercle exact ». Nous ne<br />

trouvons assurément rien de tel dans l’image visuelle (im Gesichtsbild). Nous avons justement choisi la<br />

forme de présentation dans laquelle le cercle métallique est dit plus exact que le cercle en bois et le cercle en<br />

bois plus exact que le cercle en papier. Nous avons défini le concept « vrai » au moyen d’une série et<br />

parlons d’impressions des sens comme d’images (Bildern), d’images inexactes des objets physiques 75 .<br />

Dans la mesure où ce que vise Wittgenstein à travers cette critique est le transfert<br />

subreptice, très courant en psychologie et en philosophie de l’esprit, des critères d’évaluation<br />

aléthique du contenu représentatif des images matérielles au contenu phénoménal de<br />

l’expérience visuelle et non la réalité des images visuelles comme telles, la critique du mythe<br />

de l’image intérieure ne saurait être assimilée purement et simplement à une quelconque<br />

forme de matérialisme éliminativiste. Ce point est souvent négligé dans la littérature sur<br />

Wittgenstein en raison de la tendance qu’ont certains commentateurs à assimiler la critique du<br />

73 C’est nous qui soulignons ici.<br />

74 Cette variante spatiale de la théorie des sense-data, parfois qualifiée de « théorie de la mosaïque des couleurs »<br />

(cf. D. Lewis, « Percepts and Color Mosaics in Visual Experience », Philosophical Review, vol. 75, n°3, 1966, p.<br />

357-368), est souvent attribuée à Berkeley. Le Wittgenstein du projet phénoménologique de 1929 peut aussi être<br />

considéré comme un représentant de cette théorie au sens où il a été tenté par elle.<br />

75 BT §96, p. 326.<br />

49


« mythe de l’intériorité » à une sorte de théorie éliminativiste du mental et/ou de l’imagerie<br />

mentale 76 . Il est pourtant clair que Wittgenstein ne nie ici ni la réalité de l’expérience visuelle,<br />

ni celle des images visuelles en tant qu’images non-matérielles (mentales au sens large). Ce<br />

qu’il nie est simplement l’idée qu’il serait essentiel à la description du contenu phénoménal de<br />

l’expérience visuelle imageante de pouvoir s’effectuer d’une autre manière que celle dont elle<br />

s’effectue ordinairement, à savoir au moyen d’images matérielles (graphiques ou plastiques).<br />

Il est vrai que ce dernier point n’est pas mis en avant par Wittgenstein comme une possibilité<br />

philosophique constructive, car son approche en 1932-1933 reste essentiellement critique. Il<br />

l’est, en revanche, à partir du milieu des années 1940, comme en témoigne cette remarque:<br />

Il pourrait y avoir des gens qui n’utilisent jamais l’expression « voir quelque chose devant l’œil<br />

intérieur », ou une expression analogue; et ceux-ci pourraient toutefois être en mesure de dessiner, de<br />

produire des modèles « à partir de la représentation » ou de mémoire, d’imiter le comportement<br />

caractéristique d’autrui. Ils pourraient aussi, avant de dessiner quelque chose de mémoire, fermer les yeux<br />

ou bien regarder fixement devant eux comme les aveugles. Et pourtant, ils pourraient nier voir alors<br />

devant eux (vor sich sehen) ce qu’ils dessinent par la suite 77 .<br />

La nouvelle perspective (du milieu) des années 1940 semble avoir pour conséquence<br />

une réhabilitation partielle de l’image philosophique du contenu phénoménal de l’expérience.<br />

Mais comment une telle réhabilitation est-elle tout simplement envisageable?<br />

2. Voir et imaginer visuellement: de l’identité et de la différence des contenus<br />

d’expérience<br />

La réponse à cette question se trouve déjà potentiellement contenue dans les analyses<br />

précédentes. Si, comme le montre Wittgenstein dans les années 1932-33, l’image censée<br />

correspondre au contenu phénoménal de l’expérience visuelle (le contenu-image) n’est pas<br />

une authentique image, ou plutôt, l’est en un sens qui n’est pas celui dans lequel nous<br />

employons ordinairement ce mot, alors il n’y a effectivement aucune contradiction à rejeter,<br />

d’un côté, comme simple fiction l’existence d’entités comme le contenu-image tout en<br />

admettant, de l’autre, qu’il existe des techniques ordinaires et variées de reproduction de ce<br />

76 C’est le cas notamment de P. Gillot dans « La pensée sans lieu. La critique de l’intériorité de Spinoza à<br />

Wittgenstein », Philosophie, n°87, 2005, p. 78-94, en particulier, p. 78 et 68-87. Pour une mise en garde contre<br />

ce genre d’assimilation, voir J. Bouveresse, Le mythe de l’intériorité: expérience, signification et langage privé<br />

chez Wittgenstein, Paris, Minuit, 1987, p. 12-13.<br />

77 BPP II, §66.<br />

50


contenu. Ce n’est que lorsqu’on prend cette image au sens matériel littéral d’une copie<br />

(Abbild) dont le contenu peut lui-même être évalué en termes de conditions d’exactitude<br />

(comme une authentique image, donc, pourvue d’un contenu représentationnel 78 ) que l’on est<br />

conduit à faire toutes sortes de suppositions erronées à propos de l’existence d’entités<br />

susceptibles d’être reproduites de façon plus ou moins exacte par cette image 79 . Mais, à<br />

proprement parler, ni le contenu phénoménal d’une impression visuelle, ni celui d’une<br />

représentation de l’imagination visuelle ne sont des images, ou plutôt, les concepts au moyen<br />

desquels nous serions enclins à les décrire, des « concepts de l’ordre de l’image » 80 . Pourvu,<br />

donc, que l’on ne se laisse pas « abuser par le mythe de l’image intérieure », le concept de<br />

contenu n’est pas un concept par principe illégitime. Il ne l’est que là où l’on ne dispose<br />

d’aucun critère grammatical des expériences dotées d’un contenu phénoménal 81 . Or, c’est un<br />

fait pour Wittgenstein que nous disposons bien dans certains cas d’un tel critère.<br />

Ce dernier point revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit de trouver des critères<br />

d’identité et de différence de contenus d’expériences catégorialement distinctes, comme voir<br />

et imaginer visuellement quelque chose. L’essentiel de la position de Wittgenstein sur cette<br />

question nous paraît être exprimé par la remarque suivante:<br />

Si l’on dit: « le contenu de vécu du voir et de l’imaginer est essentiellement le même », ce qu’il y a de vrai<br />

là-dedans est qu’une image peinte peut rendre (wiedergeben) ce que l’on voit et ce que l’on imagine (sich<br />

vorstellt). Simplement, on ne doit pas se laisser abuser par le mythe de l’image intérieure (vom Mythus des<br />

inneren Bildes) 82 .<br />

Pour comprendre la portée de cette remarque, il faut déjà comprendre à quel genre<br />

d’approche elle s’oppose ou, tout au moins, est susceptible de s’opposer.<br />

On admettra sans difficulté, nous semble-t-il, qu’il existe une différence entre voir et<br />

imaginer au sens de se représenter (sich vorstellen) visuellement quelque chose. Pour<br />

reprendre un exemple bien connu de Sartre 83 , lorsque je perçois visuellement la feuille<br />

blanche qui se trouve devant moi avec ses qualités sensibles (couleur blanche, forme<br />

78<br />

Sur le contenu représentatif de l’expérience et la définition de ce contenu en termes de « conditions<br />

d’exactitude (accuracy conditions) », voir C. Peacocke, Sense and Content: Experience, Thought, and their<br />

Relations, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 5 et S. Siegel, « The Contents of Perception », in E. N. Zalta (ed.),<br />

The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2010 Edition), URL=<br />

http://plato.stanford.edu/archives/fall2010/entries/perception-contents/, sec. 2.<br />

79<br />

BPP I, §§720, 733, 896.<br />

80<br />

BPP II, §112. Voir aussi BPP II, §63.<br />

81<br />

BPP I, §109: « Mais où ce concept est-il nécessaire? »; BPP I, §896: « Mais cela n’a de sens que là où il y a<br />

une image de ce qui est vécu que l’on peut indiquer au cours de ces énoncés. »<br />

82<br />

BPP II, §109.<br />

83 ère<br />

J.-P. Sartre, L’imagination, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2003 (1 ed. 1936), p. 1-3.<br />

51


ectangulaire, position), puis lorsque j’imagine visuellement la même feuille avec les mêmes<br />

propriétés en détournant le regard, il ne fait aucun doute pour moi qu’il existe une différence<br />

entre la feuille blanche perçue et la feuille blanche imaginée, serait-ce qu’au point de vue des<br />

modes d’apparition des deux feuilles. On peut imaginer par exemple que la feuille blanche<br />

que je me représente visuellement m’apparaisse plus petite, d’une blancheur moins éclatante<br />

et dans une position différente de celle qu’elle avait dans l’impression visuelle. Mais on peut<br />

aussi imaginer le contraire 84 . La difficulté réside donc moins dans la question de savoir s’il<br />

existe pour nous une différence que dans celle du mode d’accès cognitif à cette différence:<br />

comment savons-nous qu’une telle différence phénoménale existe, et surtout, bénéficions-<br />

nous d’un mode d’accès privilégié à celle-ci?<br />

Une manière courante en philosophie contemporaine de l’esprit de répondre à cette<br />

question est de postuler l’existence non seulement d’un contenu phénoménal spécifique pour<br />

chacune des deux expériences (visuelle et visio-imaginative), mais d’un mode d’accès interne<br />

privilégié à cette différence: l’introspection, conçue comme une sorte de « voir intérieur ».<br />

Mais de ce que chacune des deux expériences possède un contenu phénoménal propre<br />

accessible comme tel à l’introspection, on ne doit pas nécessairement en conclure que ce qui<br />

est saisi dans les deux cas est une image occurrente.<br />

Dans un article assez récent, Lormand distingue l’impression phénoménale spécifique de<br />

l’expérience visuelle normale de celle de l’expérience imaginative normale en parlant, dans le<br />

premier cas, d’une « impression de transparence » et, dans le second, d’une « impression<br />

d’images (impression of images) » caractéristique des vécus de l’imagination visuelle 85 . Alors<br />

que, dans le premier cas, les propriétés phénoménales de l’expérience ne sont pas saisies,<br />

selon lui, introspectivement comme les propriétés d’un objet phénoménal distinct des objets<br />

physiques représentés, mais comme des propriétés perçues à même (stuck on) l’objet physique<br />

de l’univers environnant, celles saisies introspectivement dans l’imagination visuelle normale<br />

le sont comme celles de doubles ou de portraits visuels (visual likenesses) ressemblants des<br />

objets physiques représentés. Lorsque j’imagine visuellement une banane, tout se passe<br />

comme si j’avais accès introspectivement à un objet phénoménal pourvu de propriétés<br />

sensibles analogues à celles de l’objet représenté: à une image de banane possédant elle-même<br />

84 Sartre conclut d’une différence des modes de présence de la feuille perçue et visuellement imaginée à une<br />

différence des modes d’existence de l’image et de la chose. Mais on peut très bien admettre qu’il existe une<br />

différence des modes d’apparition sans faire l’hypothèse d’une différence ontique. C’est, nous semble-t-il, ce que<br />

fait Wittgenstein au §69 des BPP II. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.<br />

85 E. Lormand, « Phenomenal impressions », dans T. Szabó Gendler & J. Hawthorne (eds), Perceptual<br />

Experience, Oxford, Clarendon Press, 2006, p. 316-353.<br />

52


la forme et la couleur jaune d’une banane 86 . En revanche, lorsque je perçois visuellement une<br />

banane, tout se passe comme si l’introspection ne me livrait aucune propriété phénoménale<br />

distincte de celles perçues à même l’objet (physique) représenté, comme si la forme et la<br />

couleur de la banane étaient perçues objectivement à même la banane 87 . Pour une description<br />

phénoménologique innocente de nos manières ordinaires de parler de nos expériences, seule<br />

l’expérience visio-imaginative normale implique quelque chose comme la perception interne<br />

d’un contenu-image. Et c’est précisément en cela que consiste, selon Lormand, la différence<br />

entre percevoir et imaginer visuellement quelque chose.<br />

Ceci limite en réalité sérieusement la portée de la critique de Wittgenstein, si ce que vise<br />

cette critique est, comme nous l’avons vu, une certaine conception du contenu phénoménal<br />

spatial de l’expérience visuelle qui fait de celui-ci une sorte d’image intérieure accessible à<br />

l’introspection. Cette critique devrait, en toute rigueur, valoir uniquement pour la conception<br />

picturale du contenu phénoménal de l’imagination visuelle puisque seul ce genre d’expérience<br />

implique à proprement parler une « impression d’image(s) » caractéristique du genre<br />

d’expérience qu’elle est. Mais si cette critique pêche en un sens par sa trop grande généralité<br />

— elle n’est pas assez fidèle à la « phénoménologie », au sens non-wittgensteinien du terme,<br />

de la perception visuelle, c’est qu’elle vise en réalité autre chose que la conception picturale<br />

du contenu de l’expérience dont Wittgenstein suppose à tort qu’elle peut être commune à la<br />

perception et à l’imagination visuelle 88 . Ce qu’elle vise en réalité est l’affirmation<br />

philosophique dogmatique selon laquelle il doit y avoir, pour chaque expérience, un contenu<br />

phénoménal spécifique en vertu duquel celle-ci est individuée, même là où aucune propriété<br />

empirique observable, ni aucune donnée immédiate du sens interne ne permet de l’établir.<br />

Cette affirmation peut prendre plusieurs formes. Elle peut prendre la forme d’une thèse<br />

relativement simple, comme par exemple celle selon laquelle « les impressions (de<br />

transparence et d’images) sont nécessairement présentes dans toutes les expériences<br />

phénoménales (et uniquement en celles-ci) » 89 , ou d’une thèse plus sophistiquée qui affirme<br />

qu’il existe des patrons de contenus (typiquement, ceux constitutifs des impressions de<br />

86 Lormand fait référence ici au Sartre de L’imagination.<br />

87 On reconnaît ici l’impression de « diaphanéité » caractéristique, selon Moore, de la perception visuelle; à ceci<br />

près que ce dernier admet également au titre des propriétés phénoménales introspectivement perçues la relation<br />

de représentation. Cf. G. E. Moore, « The Refutation of Idealism », Mind, vol. 12, 1903, p. 433-453.<br />

88 On peut considérer comme un indice de cette confusion le fait que Wittgenstein parle, à propos de<br />

l’impression phénoménale caractéristique de la perception visuelle, d’une image visuelle (Gesichtsbild) qui<br />

constituerait (selon les théoriciens des sense-data) l’objet immédiat de la perception. Voir, par exemple, BPP I,<br />

§426.<br />

89 Lormand, art. cit., p. 325.<br />

53


transparence et d’image) susceptibles d’être exemplifiés par des expériences de type différent,<br />

y compris non-visuelles et non-perceptives 90 .<br />

Nous ne retiendrons ici qu’un seul cas d’un intérêt particulier pour notre réflexion: celui<br />

de l’identité, au point de vue des patrons exemplifiés, du contenu phénoménal d’une<br />

perception visuelle dégradée et d’une représentation de l’imagination visuelle; dans le<br />

vocabulaire de Wittgenstein, d’une image rémanente (Nachbild) et d’une image mentale<br />

(Vorstellungsbild). Ce qui permet de parler dans les deux cas d’une image (Bild) est, selon la<br />

conception précédemment exposée, la présence au sein des deux types d’expérience d’une<br />

impression d’image caractéristique qui les rend difficilement distinguables. Imaginons<br />

qu’après avoir observé une source lumineuse d’une forte intensité, je ferme les yeux et<br />

continue de « voir » devant moi des taches sombres ou colorées. Ce cas est celui d’une<br />

perception visuelle dégradée puisque les conditions qui permettent en temps normal la<br />

perception d’objets ne sont plus réunies (l’œil n’est plus en rapport avec la source causale de<br />

l’excitation sensorielle, par exemple). La façon apparemment la plus naturelle de décrire le<br />

« contenu » de cette expérience serait alors de dire que tout se passe comme si j’avais devant<br />

moi une image pourvue de qualités sensibles analogues à celles des objets physiques perçus,<br />

même s’il s’avère finalement que cette expérience est illusoire ou que l’image que j’ai<br />

l’impression de percevoir n’est pas réellement une image au sens littéral. On parlera toutefois<br />

dans ce cas d’une image rémanente pour bien souligner qu’il fait partie du contenu<br />

phénoménal de cette expérience qu’une certaine image se présente à l’esprit de celui qui<br />

perçoit quelque chose dans des conditions anormales de perception 91 . Un cas de perception<br />

visuelle dégradée comme celui-ci peut donc être à ce point semblable à celui de la perception<br />

interne d’un produit de l’imagination visuelle que l’on pourrait être tenté de le considérer<br />

comme l’exemplification du même patron de contenu 92 .<br />

C’est précisément à ce genre d’approche philosophique dogmatique que s’oppose (ou<br />

s’opposerait) Wittgenstein dans ses écrits sur la philosophie de la psychologie. Et sa propre<br />

contribution au débat peut s’apprécier, nous semble-t-il, de la manière suivante. L’une de ses<br />

idées fondamentales dans les années 1940 est que les phénomènes psychologiques sous-<br />

90 Voir, sur ce point, Lormand, art. cit., p. 324-331.<br />

91 Mais y a-t-il même un sens à dire que je continue de percevoir une image colorée ou que cette image persiste<br />

après disparition du stimulus visuel, si ce qui caractérise en temps normal la perception visuelle est justement<br />

l’absence d’image visuelle accessible à l’introspection? Wittgenstein ne prend manifestement pas en compte<br />

cette difficulté dans sa propre approche du phénomène psychologique de l’image rémanente.<br />

92 Cf. Lormand, art. cit., p. 326.<br />

54


déterminent l’usage des concepts psychologiques « correspondants » 93 . Je peux très bien<br />

vouloir utiliser le même concept, le concept du voir par exemple, pour décrire tantôt ce que<br />

j’imagine visuellement, tantôt que ce que je perçois visuellement, tantôt même ce que je<br />

comprends (« je vois ce que tu veux dire »). Supposons, donc, que j’utilise le mot « voir »<br />

pour décrire ce que j’ai à l’esprit lorsque je ferme les yeux, comment puis-je savoir dans ce<br />

cas si ce que je vise par ce mot est le produit de mon imagination visuelle plutôt qu’une image<br />

visuelle rémanente (et inversement)? Si cette question n’était qu’une question empirique (i.e.<br />

une question que je pourrais imaginer pouvoir trancher par la seule description des propriétés<br />

observables des comportements correspondants ou par une description interne immédiate des<br />

contenus phénoménaux propres à chaque expérience), alors il n’y aurait plus de différence<br />

puisqu’à supposer que j’aie le pouvoir de maintenir durablement l’image de ma représentation<br />

visuelle devant mon esprit, celle-ci pourrait être difficilement distinguée d’une image visuelle<br />

persistant dans des conditions anormales de perception:<br />

Ainsi, ne sais-tu donc pas si ce qui est vu (par exemple, une image rémanente) et une représentation n’ont<br />

pas, du reste, tout à fait le même aspect (ou dois-je dire: sont tout à fait les mêmes?) — Cette question<br />

pourrait n’être qu’empirique et signifier à peu près: « Arrive-t-il, et même très souvent, que quelqu’un<br />

maintienne de façon prolongée devant son âme une représentation sans altération et qu’il puisse alors la<br />

décrire dans tous ses détails, à peu près comme une image rémanente? » 94<br />

Or, si nous ne confondons jamais une image visuelle persistante d’un produit de<br />

l’imagination visuelle — ce qui est généralement le cas, ne serait-ce que parce qu’il y a du<br />

sens à poser certaines questions à propos de la première qu’il n’y a pas de sens à poser à<br />

propos de la seconde, il faut alors admettre que ce genre de question ne saurait être tranché<br />

par une description empirique ou phénoménologique, mais uniquement par la considération<br />

des jeux de langage au sein desquels les concepts du voir et de l’imagination visuelle sont<br />

utilisés. L’indiscernabilité des contenus d’expérience que Lormand décrit comme la présence<br />

nécessaire en chacune d’elle d’un patron de contenu commun (d’un « patron constitutif de<br />

l’impression d’image ») ne signifie pas la perte du sens de la différence entre le concept du<br />

voir et le concept d’imagination visuelle. Elle signifie, au contraire, que cette indiscernabilité<br />

est une affaire de parenté entre des concepts appartenant à des jeux de langage foncièrement<br />

93 Voir, sur ce point, la conférence de J.-J. Rosat intitulée « Concepts psychologiques et phénomènes<br />

psychologiques », dans ses Dix conférences, op. cit.<br />

94 BPP II, §73.<br />

55


hétérogènes 95 . Mais en aucun cas nous ne sommes obligés d’admettre qu’il existe ou doit<br />

exister quelque chose comme un patron commun à ces deux contenus d’expérience.<br />

Inversement, si quelque chose distingue toujours, même très finement, un objet vu d’un<br />

produit de l’imagination visuelle (la feuille blanche perçue, de la feuille blanche imaginée par<br />

exemple) au point de vue de leurs modes d’apparition respectifs — de ce dont elles « ont l’air<br />

(aussehen) », dirait Wittgenstein, cela ne signifie pas davantage que nous soyons obligés<br />

d’admettre qu’il existe une différence entre les contenus phénoménaux respectifs des deux<br />

expériences, là où nous ne disposons d’aucun critère logico-pratique de cette différence:<br />

Si, par exemple, j’imagine un visage exactement tel qu’il a l’air et ensuite le vois, c’est que mon impression<br />

et ma représentation avaient le même contenu de vécu (den gleichen Erlebnisinhalt). On ne peut dire que ce<br />

n’est pas le même sous prétexte que représentation et impression n’ont jamais l’air d’être les mêmes (nie<br />

gleich aussähen).<br />

Le contenu des deux est donc celui-ci — (j’indique alors quelque chose comme une image). Mais je n’étais<br />

pas obligé de l’appeler deux fois « le contenu » 96 .<br />

Notre critère d’identité et de différence des contenus d’expériences catégorialement<br />

distinctes comme voir et imaginer visuellement quelque chose ne doit être ni plus, ni moins<br />

fin que le critère grammatical dont nous disposons pour dire si nous avons affaire à deux<br />

contenus différents ou, au contraire, au même contenu, à savoir l’existence ou la production<br />

d’une image (Bild) nous permettant de décrire ce que cela fait d’avoir tel ou tel type<br />

expérience. Si la même image nous sert à décrire le contenu phénoménal de la perception<br />

visuelle aussi bien que celui de l’imagination visuelle, alors c’est qu’il n’y a à proprement<br />

parler qu’un seul contenu (le même dans les deux cas) décrit par la même image. Si, en<br />

revanche, nous avons besoin de deux images distinctes pour décrire le contenu phénoménal de<br />

la perception et de l’imagination visuelle, alors on peut dire que chaque type d’expérience<br />

possède un contenu propre. Mais indépendamment d’un tel critère logico-pratique, il n’y a pas<br />

de sens, selon Wittgenstein, à parler de contenus phénoménaux identiques ou distincts en<br />

supposant que les expériences en question exemplifient un même patron ou, au contraire,<br />

deux patrons d’impression phénoménale distincts. L’approche grammaticale fait l’économie<br />

de suppositions métaphysiques de ce genre en promouvant un critère à la fois logique (la<br />

différence entre voir et imaginer visuellement reste une différence conceptuelle) et pratique<br />

95 BPP II, §70-71; Z, §625.<br />

96 BPP II, §114.<br />

56


(disposons-nous de techniques semblables ou distinctes de description de ces contenus?)<br />

d’identité et de différence des contenus phénoménaux.<br />

Grammaire et réification: l’image du contenu comme instrument de la synopsis des<br />

concepts psychologiques<br />

Le processus de réification des contenus phénoménaux d’expérience en contenus-images<br />

n’est pas nécessairement de nature à effrayer, ni même à déconcerter le philosophe de l’esprit.<br />

C’est même un phénomène qui peut être décrit et expliqué de façon tout à fait cohérente pour<br />

celui qui, comme Lormand, admet qu’il existe des patrons de contenu susceptibles d’être<br />

exemplifiés par d’autres types d’expériences que la perception visuelle normale (dans le cas<br />

de l’impression phénoménale de transparence) et l’imagination visuelle normale (dans le cas<br />

de l’impression d’image). Le cas le plus intéressant à cet égard est sans aucun doute celui des<br />

sensations corporelles, c’est-à-dire de sensations que l’on « définit » généralement par le fait<br />

de pouvoir être localisées dans une région déterminée (ou non) du corps humain. Ce cas est<br />

intéressant moins parce que les impressions phénoménales correspondantes peuvent être<br />

considérées comme des exemplifications de l’un ou l’autre patron de contenu que parce<br />

qu’elles peuvent être tenues pour des contenus d’expérience hybrides instables exemplifiant<br />

tantôt l’un, tantôt l’autre patron 97 .<br />

Pour un philosophe qui, comme Wittgenstein, s’est employé à dénoncer le risque de<br />

réification qu’implique le fait de parler, pour toute expérience, d’un contenu phénoménal<br />

spécifique, cette façon de rendre compte de notre tendance spontanée à réifier ces contenus<br />

devrait paraître pour le moins suspecte, pour ne pas dire fallacieuse. Il existe pourtant certains<br />

passages des manuscrits et des cours de la seconde moitié des années 1940 dans lesquels<br />

Wittgenstein semble très près de donner un statut philosophique positif à l’image du contenu<br />

et aux suppositions qu’elle entraîne. Pour comprendre comment un tel changement de statut<br />

est possible, nous nous concentrerons sur deux cas particuliers: la grammaire du concept de<br />

douleur et celle du concept de sensations proprioceptives (kinesthésiques et posturales).<br />

S’agissant de la douleur, le texte le plus spectaculaire et surprenant est sans doute celui-ci:<br />

97 Il conviendrait sans doute de distinguer ici deux sortes de sensations corporelles dont l’une est davantage<br />

susceptible de produire « en nous » une impression d’image, et donc, de justifier le discours réifiant sur la<br />

présence en nous d’une image intérieure privée: les sensations restrictivement localisées et ponctuelles (comme<br />

les picotements ou les chatouillements), par opposition aux sensations diffuses et non-ponctuelles (comme la<br />

fatigue ou le sentiment vague et général de chaleur). Seules les premières semblent justifier l’attribution à<br />

l’impression d’image de propriétés analogues à celles des parties du corps dans lesquelles nous les localisons<br />

spontanément. Cf. Lormand, art. cit., p. 328.<br />

57


La douleur (par ex) vue sous l’image du contenu (unter dem Bild des Inhalts gesehen). Elle est un corps<br />

qui est ainsi ou ainsi au toucher (der sich so und so anfühlt), de la même manière qu’un autre corps se<br />

présente ainsi ou ainsi à la vue (so und so aussieht). Elle a un volume rempli de telle ou telle substance<br />

colorée. La douleur est, à présent, réellement ici ou là et ainsi ou ainsi (forte, faible, sourde, tranchante,<br />

etc.) 98 .<br />

Ce texte fait immédiatement suite, dans le Ms 134, à la remarque sur le « contenu des<br />

vécus » et notre tendance corrélative en philosophie à peupler d’ainsi et de ceci « un monde<br />

analogue au monde de la physique »; à réifier, en d’autres termes, nos contenus d’expérience<br />

en en faisant les habitants d’un autre univers (purement mental ou psychologique) aux<br />

propriétés analogues à celles des corps de l’univers physique 99 . Mais il y a, nous semble-t-il,<br />

deux manières de lire ce texte (à travers lesquelles se manifeste le caractère ambivalent de<br />

l’image du contenu): ou bien comme une critique de l’idée que le contenu de l’expérience de<br />

la douleur serait une sorte d’objet privé, et par conséquent, des réifications qu’implique<br />

l’usage même du concept de « contenu de vécu », ou bien comme une façon tout à fait<br />

légitime de souligner certains traits importants de la grammaire du concept de douleur via une<br />

présentation imagée et réifiante de celle-ci. Si l’on admet le principe de la seconde lecture,<br />

deux questions méritent alors d’être posées:<br />

1. Comment cette image (l’image du contenu) pourrait-elle nous éclairer sur la grammaire<br />

du concept de douleur sans nous induire en erreur sur l’existence d’entités et de propriétés qui<br />

ne jouent manifestement aucun rôle dans la sémantique de nos énoncés sur ce genre de<br />

sensations?<br />

2. Quels traits de l’usage du concept de douleur ces réifications permettent-elles de<br />

souligner?<br />

La réponse à la première question est relativement aisée. Dans la mesure où cette image se<br />

borne à présenter des relations de ressemblance entre des concepts apparentés (les concepts<br />

dits « de sensation »), dans la mesure où elle n’institue de ce fait aucun privilège normatif de<br />

l’un des termes de la relation en vertu duquel elle pourrait être jugée adéquate ou inadéquate,<br />

cette image peut aller jusqu’à faire du contenu de l’expérience de la douleur un quasi-corps<br />

sans être prise pour une image au sens d’une représentation vraie ou fausse de ce contenu.<br />

Dire de la douleur qu’elle est un quasi-corps pourvu de qualités sensibles analogues à celles<br />

98 Ms 134, p. 85-86 (2 avril 1947).<br />

99 Cette partie de la remarque est reprise dans le Ts 229 (dont est issu le premier volume des BPP), contrairement<br />

à la deuxième partie que nous venons de citer. Cf. BPP I, §§896 et 695 pour une reprise du passage cité sous une<br />

forme considérablement modifiée.<br />

58


accessibles à la sensation tactile et visuelle (forme et couleur), n’est qu’une manière<br />

thétiquement neutre et philosophiquement éclairante de souligner certains traits de la<br />

grammaire de ce concept par analogie avec d’autres concepts de sensation.<br />

La réponse à la seconde question est, en revanche, beaucoup plus délicate. En un sens, le<br />

concept de douleur s’apparente davantage, par son usage, aux concepts d’émotion qu’à<br />

certains concepts de sensation comme ceux de sensation visuelle ou de sensation auditive. De<br />

même, en effet, que la douleur admet des comportements expressifs et des réactions<br />

caractéristiques, les émotions admettent des expressions faciales tout aussi caractéristiques; ce<br />

qui n’est le cas ni des sensations visuelles, ni des sensations auditives 100 . Il y a donc parfois<br />

plus de différences entre des concepts dits « de sensation » qu’entre le concept de sensation et<br />

le concept d’émotion. Ce qu’on prend pour une différence intra-catégoriale est en réalité une<br />

différence catégoriale entre des sortes de sensations différentes 101 . Il existe toutefois certaines<br />

analogies et connexions importantes entre le concept de douleur et les autres concepts de<br />

sensation sans quoi nous n’utiliserions pas, justement, le concept général de sensation ou de<br />

perception sensorielle pour les désigner 102 . Dans le passage du Ms 134 précité, Wittgenstein<br />

insiste surtout sur l’analogie entre la douleur et le toucher 103 . Mais il s’agit bien entendu d’une<br />

analogie conceptuelle et non d’une ressemblance entre les phénomènes ou contenus<br />

d’expérience que ces concepts permettent de décrire. La douleur s’apparente au toucher en ce<br />

qu’elle est, déjà, une sensation dotée d’un contenu phénoménal spécifique. De même, en effet,<br />

qu’il y a un sens à dire ce que cela fait (ou comment c’est) d’avoir une douleur au moyen<br />

d’une image ou d’un diagramme reproduisant le contenu de cette expérience selon les<br />

dimensions de l’espace et du temps 104 , de même il y a un sens à décrire le contenu<br />

phénoménal d’une expérience tactile (mon impression subjective de la rugosité d’une surface<br />

au fond d’un seau dont je ne vois pas le fond, par exemple) au moyen d’un dessin les yeux<br />

bandés des formes senties 105 . Une façon possible de souligner cette analogie serait de dire que<br />

l’expérience de la douleur ressemble au point de vue de son contenu phénoménal (de la<br />

qualité et de l’intensité de la sensation éprouvée) au contenu phénoménal d’une expérience<br />

tactile comme si la qualité et l’intensité de l’expérience de la douleur étaient celles d’un corps<br />

100<br />

BPP II, §63; Z, §483.<br />

101<br />

Z, §476.<br />

102<br />

Z, §474. Cela ne signifie pas bien entendu que l’usage de ce concept général soit nécessaire si, comme nous<br />

l’avons vu, les phénomènes désignés par ce concept sous-déterminent son usage. D’où: Z, §473.<br />

103<br />

Voir aussi BBP I, §697: « La douleur pourrait certes être conçue comme une espèce de sensation tactile. »<br />

104<br />

BPP I, §§695, 732; Z, §482.<br />

105<br />

WLPP, p. 94. Mais signalons que, pour Wittgenstein, le contenu phénoménal de l’expérience tactile sousdétermine<br />

la reconnaissance des formes touchées.<br />

59


instanciant ces propriétés dans un autre univers que l’univers physique (un univers purement<br />

mental ou psychologique) 106 .<br />

L’autre trait grammatical relativement auquel il est possible d’établir une analogie entre la<br />

douleur et le toucher concerne la localisation des sensations. De même qu’il y a un sens à<br />

indiquer une région du corps où se produit la sensation de douleur sans que le contenu<br />

phénoménal de l’expérience porte en lui-même la marque de ce lieu, il y a un sens à indiquer<br />

une région du corps où se produit la sensation tactile — typiquement, à l’extrémité du<br />

membre en contact avec l’objet touché 107 ; ce qui n’est le cas ni des sensations visuelles, ni des<br />

sensations auditives, ni des émotions 108 . Cet aspect de l’analogie peut être souligné là encore<br />

en disant que tout se passe comme si la douleur occupait, lorsque nous l’éprouvons, un lieu<br />

spatial à la manière d’un corps touché et vu (d’un corps volumineux coloré), mais un lieu qui<br />

n’est pas situé dans l’espace physique. La réification des traits grammaticaux des expressions<br />

décrivant les vécus de douleur n’est qu’un moyen, philosophiquement éclairant et<br />

thépareutiquement efficace, de souligner les liens de parenté conceptuelle qui existent entre<br />

différents types d’expérience au sein d’une même « catégorie »: la douleur s’apparente plus,<br />

par certains aspects, aux émotions qu’au toucher et pourtant elle s’apparente, au sein de la<br />

« catégorie » des sensations, plus au toucher qu’à n’importe quel type de sensation<br />

« extéroceptive ».<br />

L’autre cas intéressant de ce point de vue est celui de la grammaire des sensations<br />

proprioceptives comme les sensations kinesthésiques et les sensations de posture. Ce cas est<br />

intéressant, d’une part, parce qu’il permet une fois de plus de mesurer l’écart entre une<br />

approche conceptuelle descriptive et une approche philosophique dogmatique du problème<br />

des ressemblances et des dissemblances entre les différentes sortes de sensations et, d’autre<br />

part, parce que l’image du contenu joue un rôle thérapeutique important, mais en quelque<br />

sorte privativement. Ce dernier point se comprend aisément si l’on tient compte du fait que les<br />

sensations proprioceptives sont, pour Wittgenstein, des exemples d’expériences sans contenu<br />

phénoménal. Exprimer les choses de cette façon pourrait encore nous induire en erreur dans la<br />

mesure où nous pourrions avoir l’impression qu’il s’agit, en disant cela, d’énoncer une thèse<br />

sur l’absence d’un patron d’impression phénoménale dans un certain type de sensation, alors<br />

qu’il ne s’agit en réalité que de mettre sous notre regard des ressemblances et des<br />

106 Dans les BPP I, §695 et Z, §482, Wittgenstein insiste sur le caractère littéral de l’analogie avec le toucher; ce<br />

qui n’est pas bien rendu par la traduction Granel: « C’est pour nous littéralement (förmlich) comme si la douleur<br />

avait un corps, était une chose, un corps avec forme et couleur. »<br />

107 Z, §485. Pour ce qui est de la douleur et de l’absence de marque localisatrice dans son contenu phénoménal,<br />

voir BPP I, §768; BPP II, §63.<br />

108 Z, §486-487.<br />

60


dissemblances à l’intérieur de ce que nous avons tendance à regrouper sous un même concept,<br />

le concept général de sensation, et d’obtenir ainsi une vision plus différenciée des usages d’un<br />

concept extrêmement ramifié.<br />

Le trait grammatical principal du concept de sensation proprioceptive que permet de<br />

souligner l’utilisation de l’image du contenu est un trait qui apparente davantage ce genre de<br />

sensation au toucher qu’aux sensations visuelles ou auditives. Il y a certes, pour Wittgenstein,<br />

des données des sens correspondant à la sensation tactile et ce trait représente une différence<br />

importante avec la grammaire des sensations proprioceptives 109 . Mais de même que le<br />

contenu phénoménal de l’expérience tactile ne joue qu’un rôle mineur dans la reconnaissance<br />

des formes des objets touchés, les sensations provoquées par telle ou telle posture ou tel ou tel<br />

mouvement du corps propre ne nous donnent pas à elles seules la connaissance de la posture<br />

exacte de l’un de nos membres ou du type de mouvement effectué par l’un de nos membres<br />

dans l’espace 110 . Il existe donc une proximité conceptuelle entre ces deux sortes de sensations<br />

qui tient au fait que la connaissance de leurs objets intentionnels respectifs (la forme des<br />

objets touchés, la position exacte et le mouvement des membres dans l’espace pour les<br />

sensations posturales et kinesthésiques) n’est pas une connaissance aperceptive (i.e. fondée<br />

sur la perception d’un éventuel sentiment intérieur correspondant). La manière la moins<br />

trompeuse de souligner cette proximité est donc privative. Elle s’effectue par contraste avec<br />

des expériences à propos desquelles il y a du sens à parler d’un contenu phénoménal et dans<br />

lesquelles le contenu phénoménal dépeint joue un rôle déterminant dans la connaissance de<br />

l’objet intentionnel correspondant. C’est le cas notamment des sensations visuelles qui restent<br />

le cas paradigmatique ici. Ces sensations peuvent être qualifiées d’expériences dotées de<br />

contenu phénoménal puisqu’il y a un sens à peindre ou figurer graphiquement l’impression<br />

subjective que cela fait d’avoir ce genre d’expérience indépendamment des mouvements<br />

effectués en réponse à un stimulus du champ environnant. Plus précisément, s’il y a un sens à<br />

parler dans ce cas d’un contenu phénoménal de l’expérience, c’est parce que nous disposons à<br />

la fois d’un critère de l’identité des sensations indépendamment des mouvements ou des<br />

actions effectuées et de techniques de reproduction de ce contenu qui nous permettent d’en<br />

fixer l’identité. Si, comme nous l’avons vu, un contenu d’expérience se définit comme une<br />

certaine manière d’être affecté par le fait d’avoir l’expérience en question en vertu de laquelle<br />

celle-ci est immédiatement identifiée comme le genre d’expérience qu’elle est et s’il existe<br />

109 BPP I, §770.<br />

110 BPP I, §§ 382-385, 390 (pour le rôle des sensations visuelles), 392 (pour celui des sensations auditives), 400<br />

(pour celui des sensations de douleur) et 404-408 (pour celui des sensations de pression).<br />

61


pour chaque type de contenu une technique de reproduction permettant d’en fixer l’identité,<br />

alors il s’ensuit que l’on ne peut parler de contenu là où n’existe aucune manière particulière<br />

d’être affecté (aucun principe d’individuation des expériences, si l’on préfère), ni aucune<br />

technique picturale ou graphique de reproduction de ce type précis d’expérience:<br />

« Pour pouvoir dire que le sentiment (das Gefühl) m’apprend où se trouve mon bras en ce moment même ou<br />

de combien je l’ai bougé, on devrait avoir corrélé les uns aux autres sentiments et mouvements. On devrait<br />

pouvoir dire: “Si j’ai le sentiment que…, alors c’est que mon bras se trouve, par expérience, là-bas.’ Ou<br />

encore : on devrait avoir un critère de l’identité des sentiments en dehors même de celui du mouvement<br />

effectué.” Mais cette condition, à supposer qu’elle ait tout simplement un sens, est-elle remplie pour le voir?<br />

Eh bien, on peut figurer par exemple graphiquement (zeichnerisch darstellen) une image visuelle. En<br />

revanche, donner à quelqu’un ou se donner à soi-même le sentiment qui doit être caractéristique de la<br />

flexion du bras de 30° sans justement le plier, on ne le peut pas 111 .<br />

L’usage de l’image du contenu pour opérer une démarcation entre les expériences dotées<br />

d’un contenu et celles qui ne le sont pas pose néanmoins un problème potentiel: comment<br />

l’image de ce qui a un contenu phénoménal pourrait-elle rendre compte grammaticalement de<br />

ce qui n’en a pas? Le problème n’en est un, en réalité, que si l’on estime que cette image doit<br />

être suffisamment ressemblante à ce qu’elle représente pour pouvoir être jugée adéquate ou<br />

inadéquate; que si elle est, en d’autres termes, une image au sens d’une représentation vraie<br />

ou fausse du contenu représenté ou non-représenté. Or, nous l’avons vu, l’image du contenu<br />

en tant qu’instrument de la synopsis de nos concepts psychologiques n’est justement pas une<br />

image en ce sens-là. C’est pourquoi il n’y a pas du tout de contradiction à utiliser ce genre<br />

d’image et les réifications qu’elle entraîne pour figurer privativement la grammaire de<br />

sensations qui ne peuvent être considérées à proprement parler comme des expériences dotées<br />

d’un contenu. Comme le dit Wittgenstein lui-même en utilisant un langage réifiant, « si je<br />

devais concevoir les données des sens (sense data) comme remplissant un monde, j’y mettrais<br />

les données visuelles, les bruits et les douleurs, mais pas la connaissance des positions. Les<br />

autres données sont concrètes/ont un corps; la connaissance de la position n’est pas<br />

concrète/n’a pas de corps. » 112 Si l’image du contenu est bien une image au sens d’une<br />

présentation figurée de la grammaire de certains de nos concepts psychologiques 113 , elle n’est<br />

aussi en un sens qu’une image. Mais dire cela n’implique manifestement pour Wittgenstein<br />

111 BPP I, §391. G. Granel traduit à tort « zeichnerisch » par « numériquement ». Nous avons rectifié.<br />

112<br />

WLPP, p. 89; tr. fr. (modifiée), p. 93.<br />

113<br />

Cf. PU, §294.<br />

62


aucune forme de restriction sur l’usage même du mot « image ». Ce serait plutôt une façon<br />

tout à fait légitime d’étendre la grammaire de ce mot.<br />

Ludovic SOUTIF (Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro)<br />

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63


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Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne, tr. fr. G. Granel, Mauvezin, T.E.R, 1991.<br />

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1989, Bd. 7; Remarques sur la philosophie de la psychologie, (I) & (II), tr. fr. G. Granel,<br />

Mauvezin, T.E.R., 1989, 1994.<br />

-----------------, Letzte Schriften über die Philosophie der Psychologie, dans L. Wittgenstein<br />

1989, Bd. 7; Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, I & II (« L’intérieur et<br />

l’extérieur »), tr. fr. G. Granel, Mauvezin, T.E.R., 1985-2000.<br />

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(ed.), Chicago, The University of Chicago Press, 1988; Cours sur la philosophie de la<br />

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-----------------, The Big Typescript: TS 213, German-English Scholars’ Edition, Oxford,<br />

Blackwell, 2005.<br />

64


KRIPKENSTEINS<br />

WITTGENSTEIN ET KRIPKE<br />

SUR LA DISTINCTION SEMANTIQUE-PRAGMATIQUE<br />

1. Le problème 114<br />

1. Le point de départ de cette étude est une perplexité exégétique. On sait que Kripke<br />

présente la pensée de Wittgenstein par deux fois, en 1970 et en 1982 115 . Ma question initiale<br />

est celle-ci : ces deux textes entretiennent-ils une relation d’homogénéité interprétative ? Il<br />

me faut préciser aussitôt cette question par deux corollaires. (1) Le « Wittgenstein de Kripke »<br />

(ou « Kripkenstein ») est considéré comme celui que présente le texte de 1982. En posant ma<br />

question initiale, je propose d’abord d’envisager cette figure du philosophe viennois à la<br />

lumière de celle que présentent les textes antérieurs. Cela permettra une première mise en<br />

perspective du texte de 1982. (2) Mais je propose également de chercher à voir si les débats<br />

autour du texte de 1982 ne gagneraient pas à intégrer la conception du langage naturel que<br />

Kripke développe tout au long des années 70, et qui constitue en réalité le socle à partir<br />

duquel il lit Wittgenstein. Une seconde mise en perspective sera ainsi obtenue.<br />

On l’aura compris, l’intuition qui anime ce travail est qu’on ne peut proposer une<br />

évaluation satisfaisante de l’exégèse kripkéenne qu’à condition d’effectuer plus largement une<br />

confrontation de la pensée sémantique de Kripke à celle de Wittgenstein, dans la mesure où<br />

celle-là trace le cadre dans lequel l’exégèse de celle-ci s’accomplit, que l’on cherche la<br />

conception kripkéenne dans des textes où Wittgenstein se trouve convoqué ou dans des textes<br />

qui ne font allusion à lui en aucune façon. C’est la contribution que j’aimerais apporter ici au<br />

débat qui s’est développé autour du texte de 1982. Bien entendu, cela implique de placer au<br />

moins en partie la pensée de Wittgenstein sur le plan de conceptions du langage que l’on peut<br />

caractériser comme des théories sémantiques, et donc de laisser de côté les déclarations bien<br />

connues des Recherches philosophiques qui rejettent le projet de telles théories et incitent à<br />

une lecture quiétiste. J’assume cette prise de parti – je présenterai un Wittgenstein susceptible<br />

d’entrer dans des débats de sémantique contemporains et d’y prendre position – en espérant<br />

114<br />

Dans ce qui suit, j’étudierai exclusivement le Kripke sémanticien des langues naturelles et en aucune façon le<br />

spécialiste de la logique modale.<br />

115<br />

Cf. respectivement Naming and Necessity et Wittgenstein on Rules and Private Language.<br />

65


que le résultat obtenu parlera en sa faveur. Cela implique aussi de ne consacrer qu’une partie<br />

limitée de mon étude à ce qui forme en général l’objet exclusif d’études entières lorsqu’on<br />

aborde la question du rapport de Kripke et Wittgenstein (au premier chef, la question du<br />

paradoxe des règles). Cette conséquence me paraît inévitable dès lors que l’on se donne pour<br />

objectif de proposer une façon différente d’aborder de telles questions par la prise en compte<br />

d’un cadre beaucoup plus large, en l’occurrence celui de la pensée sémantique développée par<br />

Kripke au cours de la décennie 1970.<br />

2. Revenons au point d’exégèse initial. Pourquoi mérite-t-il qu’on s’y arrête ? D’abord<br />

parce que Kripke commente à chaque fois la même strate de développement de la pensée de<br />

Wittgenstein, i.e. les deux cents premières remarques des Recherches. Ces passages sont ceux<br />

où se dessine la conception que le Wittgenstein de l’époque a pu se faire de ce qu’est posséder<br />

une signification pour nos mots, avec des notions comme celles de ressemblance de famille et<br />

de règle. C’est donc la compréhension par Kripke de la conception wittgensteinienne du<br />

langage qui est en jeu, ainsi que la façon dont il conçoit le rapport de ses propres conceptions<br />

avec celles de Wittgenstein. Ensuite parce qu’on ne peut pas considérer que Wittgenstein<br />

occuperait une place secondaire dans la pensée de Kripke et que la légèreté apparente du<br />

revirement exégétique que je serai amené à imputer à celui-ci traduirait au fond ce peu<br />

d’importance. En effet, d’une part, dans les conférences de 1970, Wittgenstein est un<br />

représentant majeur de la cible de Kripke, et d’autre part, l’ouvrage de 1982 lui est<br />

intégralement consacré.<br />

Mais la raison principale du choix du sujet de la présente étude est ailleurs. Le premier<br />

texte où Kripke présente la pensée de Wittgenstein est celui qui figure dans les conférences de<br />

1970 – à ma connaissance, il n’écrit plus sur Wittgenstein entre 1970 et 1982. La pensée de<br />

Naming and Necessity est affinée tout au long des années 1970. En particulier, Kripke soumet<br />

la thèse de la désignation rigide successivement à deux objections massives : celle<br />

(pragmatique) de la possibilité d’un usage référentiel des noms propres en 1977 (cf. infra sur<br />

ce point) et celle (sémantique) des contextes de croyances en 1979. De plus, comme Kripke le<br />

précise dans la préface de l’ouvrage de 1982, l’interprétation de Wittgenstein qu’il propose est<br />

élaborée dès 1976. Par conséquent, les analyses de Naming and Necessity et celles de<br />

Wittgenstein on Rules and Private Language se sont superposées chronologiquement et il est<br />

difficile d’imaginer qu’elles n’aient eu aucun lien dans l’esprit de Kripke. Or le moins que<br />

l’on puisse dire est que la cohérence de ces deux lectures ne saute pas aux yeux. Alors que<br />

Kripke entend rendre compte à chaque fois de la même strate de textes, le Wittgenstein de<br />

1970 est un descriptiviste dogmatique qui admet qu’un sens (selon l’acception russellienne)<br />

66


constitue le ressort référentiel des noms, que la dyade sens-référence rend bien compte du<br />

fonctionnement de notre langage, et qui fait même du sens le pivot de son concept de<br />

ressemblance de famille ; à l’opposé, le Wittgenstein de 1982 est un pragmatiste sceptique qui<br />

nie qu’il y ait un quelconque « fait » sémantique susceptible de constituer ce qu’on signifie<br />

(means) aves ses propres mots 116 , donc qu’il y ait quelque chose comme un sens susceptible<br />

de jouer le rôle de guide vers la référence, et qui en conséquence substitue à la notion de sens<br />

celle de pratique. Autrement dit, le pivot de la référence est une condition vériconditionnelle<br />

pour Kripkenstein en 1970 (i.e. les noms propres ordinaires ont pour signification des<br />

faisceaux (clusters) de descriptions définies), tandis qu’il est une communauté d’usage pour<br />

Kripkenstein en 1982, si tant est que le concept de référence soit encore opératoire à ce<br />

moment-là 117 .<br />

On pourrait aiguiser encore l’incohérence. Il est en effet frappant que la position<br />

attribuée au Wittgenstein des Recherches en 1970 est très proche de celle dont Kripke dit en<br />

1982 que Wittgenstein l’adopte dans le Tractatus et la rejette ensuite pour accéder aux<br />

positions des Recherches 118 . Dans les deux cas, Wittgenstein soutiendrait que la signification<br />

(meaning) d’un mot ou d’une phrase consiste dans ses conditions de vérité (truth conditions),<br />

et inversement, que les conditions de vérité (à savoir : comment le monde doit être pour que<br />

l’application du mot ou la phrase soit vraie) sont fixées par la signification linguistique elle-<br />

même, indépendamment donc de toute condition d’utilisation du langage. Bien entendu, le<br />

propos de Kripke porte en 1970 sur les noms propres alors que celui de 1982 concerne tous<br />

les types d’expression. Il n’empêche que ce qui est défendu est bien une certaine image de ce<br />

qu’est, pour les expressions de notre langage, posséder une signification (meaning) et que<br />

celle-ci se définit, selon cette image, par des conditions de satisfaction, notamment celles qui<br />

définissent le sens des noms propres. Il y a ainsi, pour le Wittgenstein des Recherches en<br />

1970, certains « faits » sémantiques qui permettent de dire ce qui a été signifié avec telle ou<br />

telle expression, à savoir les conditions de vérité – alors qu’il n’y en a plus aucun en 1982 119 .<br />

On voit décidément mal ce qui peut unifier ces deux personnages philosophiques, alors<br />

même que Kripke ne dit rien d’un changement de position de sa part sur ce point – en<br />

particulier, Wittgenstein on Rules and Private Language ne revient pas sur la lecture que<br />

propose Naming and Necessity. Y a-t-il donc une cohérence ? Je soutiens qu’on peut en<br />

116 1982, tr. fr. p. 19, note 8.<br />

117 Kripke précise bien que la position sceptique prétendument défendue par Wittgenstein en 1982 ne consiste<br />

pas simplement à reformuler la notion de conditions de vérité dans les termes d’une théorie sociale, mais à<br />

rejeter purement et simplement cette notion (cf. 1982, tr. p. 128-9).<br />

118 1982, tr. fr. p. 86 sq.<br />

119 1970, tr. fr. p. 30-33 ; 1982, tr. fr. p. 86 sq.<br />

67


trouver une, au moins partielle, qu’elle nous dit quelque chose de la pensée de Kripke elle-<br />

même et permet de construire une confrontation de nos deux auteurs.<br />

2. La pragmatique kripkéenne<br />

1. La conception gricéenne du pragmatique comme pivot des deux lectures de Kripke<br />

1. La thèse que je souhaite défendre s’articule en trois moments.<br />

(1) Tout d’abord, la clé de la réponse à la question posée est à mon avis la suivante. La<br />

lecture de Wittgenstein par Kripke insiste successivement sur chacun des deux versants d’une<br />

certaine distinction des dimensions sémantique et pragmatique du langage – distinction de<br />

type gricéen, comme le montre le texte de 1977, et qui vaut aussi bien en 1970 qu’en 1982.<br />

Autrement dit, entre les deux positions sémantiques successivement attribuées à Wittgenstein<br />

par Kripke – le descriptivisme et le scepticisme – prend place, théoriquement et<br />

chronologiquement, une conception de la dimension pragmatique qui permet de penser une<br />

certaine cohérence de ces deux positions. Il faut donc accorder une grande attention à l’article<br />

de 1977, en particulier en examinant le statut que Kripke y accorde à la notion d’occasion.<br />

(2) Ensuite, le problème avec la distinction sur laquelle s’appuie Kripke est qu’elle n’est<br />

certainement pas celle de Wittgenstein. Disons qu’elle trace une limite là où Wittgenstein<br />

(celui des Recherches) ne la place jamais, et cela d’abord quant aux domaines de juridiction<br />

respectifs des deux dimensions, c’est-à-dire quant au rôle que chacune joue dans le caractère<br />

signifiant de nos expressions. Pour le dire d’un mot d’abord : la conception kripkéenne de la<br />

distinction refuse aux contextes (occasions) particuliers de l’usage de nos expressions de<br />

déterminer leur sémantique de façon profonde (ce qui suit clarifiera cette dernière expression).<br />

(3) Enfin, une bonne façon de comprendre le rapport de la pensée de Kripke à l’œuvre<br />

de Wittgenstein est peut-être dès lors de le voir comme une instance d’un débat central en<br />

philosophie du langage contemporaine, celui qui se joue entre le minimalisme et le<br />

contextualisme. A l’opposition de Kripke à Wittgenstein, on pourrait ainsi répliquer par les<br />

critiques que Travis adresse à Grice sur la question du rôle sémantique de la dimension<br />

pragmatique du langage 120 .<br />

2. La conséquence du fait que Kripke tient pour acquise une certaine distinction de la<br />

sémantique et de la pragmatique est que chacune des deux lectures évoquées se trompe sur le<br />

120 Le texte principal à cet égard est sans doute « Annals of Analysis » (in Travis, 2008) .<br />

68


sens des textes de Wittgenstein. On pourrait présenter cela du point de vue de ce qui fait<br />

l’unité des différentes applications particulières d’une même expression.<br />

(1) la première lecture considère que Wittgenstein admet la notion de sens et attribue les<br />

variations caractéristiques de l’usage (dont la notion de ressemblance de famille cherche<br />

à rendre compte) à la signification linguistique des mots : la signification que la langue<br />

attribue conventionnellement aux mots avant tout usage suffirait à déterminer leurs<br />

applications possibles – la dimension pragmatique (telle que Wittgenstein la concevait)<br />

est absorbée par la dimension sémantique ;<br />

(2) la seconde lecture considère que Wittgenstein substitue la notion d’usage à celle de<br />

sens, et que ce faisant, il ne peut attribuer le lien entre les variations que forment les<br />

différentes applications d’un même mot qu’à une communauté de comportement<br />

linguistique – adopter une approche essentiellement pragmatique du langage implique<br />

de rejeter, purement et simplement, la pertinence de l’idée d’une sémantique.<br />

Ce qui manque à chaque fois, selon moi, c’est la reconnaissance du fait que « certaines<br />

questions sémantiques sont de nature pragmatique » (Travis) 121 , c’est-à-dire du fait que la<br />

signification linguistique ne suffit pas à apporter une réponse à ces questions et que seule<br />

l’occasion d’utilisation peut le faire. Au fond, ce sont là deux façons différentes de ne pas<br />

réussir à comprendre l’idée de ressemblance de famille, qui selon Wittgenstein relie entre eux<br />

les différents usages d’une même expression, et donc deux façons de ne pas réussir à<br />

comprendre la dimension pragmatique du langage telle que Wittgenstein la comprend. Pour<br />

préciser tout cela, il faut d’abord relire le texte de 1977.<br />

2. Le partage kripkéen sémantique/pragmatique<br />

1. Quelle est donc cette conception de la pragmatique 122 ? Dans le texte de 1977, Kripke<br />

propose une analyse de l’article classique de Donnellan de 1966, où celui-ci met en lumière le<br />

phénomène des usages attributif et référentiel des descriptions définies. On rappellera ce point<br />

en recourant au scénario suivant. Imaginez que vous vous trouviez dans une soirée en<br />

compagnie d’un ami, que vous voyiez un couple qui s’entretient tendrement et que vous disiez<br />

à l’ami qui vous accompagne en dirigeant votre regard vers le couple : « Son mari est<br />

vraiment très attentionné avec elle ». Supposez maintenant que l’homme qui accompagne la<br />

femme en question ne soit pas son mari mais son amant, et qu’elle trompe son mari parce que<br />

121 1997, p. 87.<br />

122 Kripke parle d’une « general pragmatic theory of speech act » (1977, p. 401).<br />

69


celui-ci est très méchant avec elle. Supposez enfin que votre interlocuteur (aussi ignorant que<br />

vous des rapports véritables des deux personnes en question) comprenne parfaitement à qui<br />

vous faites référence en utilisant la description définie « son mari ». L’intérêt de ce scénario<br />

est qu’il nous introduit à un cas qui semble prendre en défaut l’analyse russellienne des<br />

descriptions définies, puisqu’une description y fait effectivement référence à un individu, sans<br />

que cet individu satisfasse la propriété descriptive mentionnée et alors même qu’un autre<br />

individu (le mari, en l’occurrence) satisfait cette propriété de façon unique sans être pour<br />

autant l’individu auquel vous et votre ami faites référence – c’est précisément ce dernier<br />

usage que Donnellan qualifie de « référentiel », par opposition à celui où seule la satisfaction<br />

de la description détermine quel individu constitue le référent de la description. La question<br />

est évidemment de savoir comment il convient de rendre compte d’un tel phénomène.<br />

Pour ce faire, Kripke établit un cadre théorique qu’il emprunte à Grice, et au moyen<br />

duquel il opère la répartition des rôles entre sémantique et pragmatique que j’évoquais ; il est<br />

donc essentiel pour la lecture que je propose. Ce cadre procède à une analyse ternaire du<br />

concept de signification (meaning). Il distingue :<br />

(a) « ce que les mots signifient (mean) dans le langage » : c’est le domaine du<br />

sémantique, fixé par les conventions du langage ;<br />

(b) ce que les mots « signifient (mean) en une occasion donnée », qui est « déterminé,<br />

en une occasion, par les conventions, ainsi que les intentions du locuteur et différents<br />

traits contextuels » – on pourrait dire encore « ce qui est dit » ;<br />

(c) « ce que le locuteur a signifié (meant), en une certaine occasion en disant certains<br />

mots » 123 .<br />

2. La triade (a)-(c) est classique dans le champ de la philosophie du langage contemporaine 124 .<br />

Ce qui importe ici est la conception précise que Kripke se fait de chacun des termes distingués<br />

et de leurs rapports, et donc la réponse qu’il apporte à cette question : comment, précisément,<br />

l’« occasion » de l’usage des mots détermine-t-elle leurs propriétés sémantiques ? Jusqu’où,<br />

ou jusqu’à quelle profondeur pénètre cette détermination ? Je soutiens que l’opposition de<br />

Kripke à Wittgenstein (et l’incompréhension qui sous-tend cette opposition) se joue au niveau<br />

de leurs réponses respectives à ces questions, et avant tout dans la façon d’articuler les<br />

niveaux (a) et (b), à savoir ce qu’est la signification (meaning) des mots et ce qu’ils disent<br />

123<br />

1977, p. 394-5. Ce « qui est communiqué » inclut (b) et (c). Voir Recanati, 1993, p. 236 pour cette<br />

tripartition.<br />

124<br />

Voir sa présentation par Recanati, 2004, chap. 1. Travis admettrait lui aussi une tripartition de ce type : en<br />

particulier, il placerait en (a) la « signification » et en (b) ce qu’il appelle les « Bedingungen ». Il distingue de la<br />

même façon au sein de la dénomination « les conditions de correction » et la « signification » d’un mot (cf. 2003,<br />

p. 80-82).<br />

70


(saying) dans les diverses occasions dans lesquelles notre pratique linguistique les engage –<br />

en particulier, leurs conditions de satisfaction.<br />

La position de Kripke, très fortement influencée par Grice, est claire sur ce point. Selon<br />

lui, deux processus pragmatiques (et deux seulement) interviennent dans la détermination de<br />

ce qui est dit, à savoir :<br />

(i) la désambiguïsation lexicale (par ex. le mot anglais « bank » peut signifier la berge<br />

ou l’établissement bancaire) ;<br />

(ii) la saturation indexicale (par ex. le pronom anglais « it » peut désigner des choses<br />

différentes selon son contexte d’utilisation).<br />

Grice défend la même analyse dans « Logic and Conversation » (que cite Kripke en 1977) à<br />

propos de l’exemple « He is in the grip of a vice ». Pour parvenir à « une complète<br />

identification de ce qui est dit (what is said) » avec un tel énoncé, il faut procéder, selon lui :<br />

(i) à la désambiguïsation de « vice » (qui peut signifier un vice ou un étau) ;<br />

(ii) à la saturation de « he » et du temps de l’énoncé 125 .<br />

En d’autres termes, « dire (saying) certains mots » pour un locuteur, c’est mobiliser leur<br />

signification conventionnelle, et permettre à la phrase formée par ces mots d’exprimer une<br />

proposition, éventuellement au moyen des deux processus indiqués lorsqu’ils sont requis,<br />

c’est-à-dire lui permettre de « dire » quelque chose, au sens strict du terme, si l’on considère<br />

que l’on n’a pas déterminé ce que l’on « dit » tant que l’on n’a pas déterminé (i) selon laquelle<br />

de ses acceptions un mot est utilisé (ii) ni à quels individus les expressions indexicales<br />

réfèrent.<br />

Mais si la dimension pragmatique joue un rôle dans la détermination de la proposition,<br />

celui-ci est minimal aux yeux d’un gricéen :<br />

(i) les différentes acceptions possibles d’un mot sont fixées par la signification<br />

linguistique de ce mot (en gros, elles sont listées dans le dictionnaire), et il ne s’agit que<br />

d’en choisir une ;<br />

(ii) de même, la signification d’un terme indexical fixe complètement et par avance quel<br />

élément du contexte d’emploi du mot sera pertinent pour la phrase indexicale, et<br />

comment cet élément apportera sa contribution sémantique à la phrase : par ex. le mot<br />

« je » a pour signification linguistique que la personne qui énonce une phrase contenant<br />

ce mot est celle dont parle cette phrase, et en conséquence, la phrase en question est<br />

125 « Logic and Conversation », 1989, p. 25.<br />

71


vraie si et seulement si elle est vraie de la personne qui l’énonce – c’est la contribution<br />

sémantique de « je » à la phrase.<br />

La minimalité en question désigne donc le fait que la signification d’une phrase suffit par elle-<br />

même à déterminer comment le contexte d’utilisation peut contribuer à ce que dit la phrase 126 ,<br />

et en conséquence, elle suffit à déterminer ce que dit la phrase. La proposition déterminée par<br />

la signification, via éventuellement l’intervention contrôlée du contexte, équivaut aux<br />

conditions de vérité de la phrase, c’est-à-dire qu’elle suffit à déterminer comment doivent être<br />

les choses pour que la phrase soit vraie – par ex., dans le cas de « je », il faut que ce qui est dit<br />

soit vrai de la personne qui énonce la phrase, et si c’est N qui l’énonce, il faut que cela soit<br />

vrai de N 127 .<br />

Ainsi, si la saturation est le seul processus pragmatique (primaire, i.e. pré-<br />

propositionnel) existant qui est susceptible de déterminer ce qui est dit, alors on peut<br />

parfaitement connaître et énoncer les conditions de vérité de la phrase pour toute occasion<br />

particulière de son utilisation sans avoir à se trouver en aucune – c’est le modèle fonctionnel<br />

de la détermination contextuelle 128 . On dira (par ex.) que la phrase « Je suis à Paris » est vraie<br />

si et seulement si la personne qui énonce cette phrase se trouve être à Paris au moment où elle<br />

l’énonce 129 . Dans les termes du débat contemporain, on pourrait donc affirmer que Kripke<br />

adopte, dans le sillon de Grice, une conception « minimaliste » de la notion de « ce qui est<br />

dit », dans la mesure où il ne reconnaît qu’un écart minimal entre la signification<br />

126 Ou encore, déterminer le porteur de vérité (i.e. la proposition), c’est par là même déterminer quand ce porteur<br />

de vérité est vrai (i.e. les conditions de vérité) : « le travail des circonstances s’arrête au point où l’on atteint un<br />

porteur de vérité » (Travis, 2008, p. 7 à propos de Frege). Autrement dit : le porteur de vérité, c’est-à-dire la<br />

proposition déterminée une fois la saturation et la désambiguïsation effectuées, détermine exhaustivement la<br />

bonne compréhension de ce qu’est être vrai dans son cas. Contre cela, Travis soutient que fixer la proposition (le<br />

porteur de vérité), ce n’est pas encore déterminer ce que dit la proposition. Dans la perspective contextualiste qui<br />

est la sienne, il y a encore à ce stade de multiples façons de comprendre ce qu’est, pour elle, être vrai. Bref, la<br />

détermination de la proposition ne suffit pas à déterminer les conditions de vérité de la phrase.<br />

127 C’est la « proposition littérale » des gricéens. Voir Recanati, 2004, tr. fr. p. 207 où sont distingués les deux<br />

phénomènes de la « modulation du sens » (dont relève l’occasion-sensitivity de Travis) et l’indexicalité : « [la<br />

modulation du sens] est un processus pragmatique qui est pragmatiquement contrôlé, plutôt qu’un processus<br />

pragmatique linguistiquement contrôlé (comme c’est le cas pour la saturation) ».<br />

128 Cf. Recanati, 1993, p. 235, qui le prend chez Kaplan ; Travis, 1997, p. 92, qui le prend chez Frege. Selon<br />

l’image fregéenne, « la signification (meaning) fait deux choses. [1] Premièrement, elle détermine de quels faits<br />

propres à une énonciation dépend la contribution sémantique des mots ainsi énoncés. [2] Deuxièmement, elle<br />

détermine exactement comment la sémantique des mots dépend de ces faits lors d’une énonciation. Précisément,<br />

elle détermine une fonction spécifiable qui va des valeurs de ces facteurs à la sémantique que les mots auraient<br />

s’ils étaient énoncés là où ces valeurs sont effectives. (…) ce que les mots signifient (mean) détermine comment<br />

ils varient » (Travis, 1997, page citée, je souligne).<br />

129 Le minimalisme soutient que la signification suffit toujours à déterminer les conditions de vérité littérales de<br />

la phrase (cf. note 7 ci-dessous), alors que le contextualisme nie cela. Travis affirme ainsi à propos de l’exemple<br />

de Pia et de son érable japonais : « L’information contenue dans la signification des mots qu’elle a utilisés n’est<br />

donc pas suffisante pour spécifier, même si c’est de la façon la moins informative qui soit, quel fait (ou non-fait)<br />

elle a affirmé ». Grice traiterait quant à lui cet exemple de la façon suivante : ce qui est dit par « The leaves are<br />

green » est « que les feuilles concernées, au moment concerné, étaient vertes » et cela, qui ne fait intervenir que<br />

la saturation, fournit la proposition littérale, i.e. les conditions de vérité de la phrase (1997, resp. p. 93 et 96).<br />

72


conventionnelle (niveau (a)) et ce qui est dit (niveau (b)), et qui plus est, un écart entièrement<br />

contrôlé par la signification conventionnelle (« linguistiquement contrôlé », selon l’expression<br />

de Recanati). 130<br />

Il reste à évoquer, bien entendu, le terme (c) de la triade. Il s’agit de l’implicitation<br />

conversationnelle (conversational implicature) de Grice. Mais précisément, elle est extérieure<br />

à la sémantique de la phrase énoncée et à ce que celle-ci dit : par ex. « Les flics sont au coin<br />

de la rue » formulée par un cambrioleur à l’adresse de son complice « implicite » qu’il faut<br />

filer, mais en aucune façon, du point de vue de la signification de la phrase, cette implicitation<br />

n’intervient – par ex., la même phrase pourrait servir de réponse à la question de quelqu’un<br />

cherchant un agent de police pour signaler un cambriolage, elle n’aurait alors pas changé de<br />

signification et dirait bien la même chose. Si l’implicitation introduit un élément de variation,<br />

il se situe au niveau de ce qui est communiqué et non pas au niveau sémantique de la<br />

signification, qui à elle seule détermine ce qui est dit – ici l’« occasion » où ce qui est dit est<br />

dit détermine beaucoup plus ce qui est suggéré, sous-entendu, évoqué par ce qui est dit que ce<br />

qui est dit. Au total, la sémantique se charge donc tout à fait de fixer les conditions de<br />

satisfaction des phrases, et en particulier les conditions de vérité dans le cas de celles qui sont<br />

susceptibles du vrai et du faux 131 .<br />

3. La contre-partie pragmatique de la thèse sémantique de la désignation rigide<br />

En quoi le texte de 1977 confirme-t-il les vues de 1970 ? En répondant à cette question,<br />

on pourra expliciter le cadre général commun aux deux lectures, par ailleurs si différentes, de<br />

Wittgenstein en 1970 et en 1982.<br />

1. L’analyse de Donnellan rappelée plus haut pose un réel problème à Kripke. Le texte de<br />

1977 mérite d’être lu notamment comme la confrontation de la thèse de la désignation rigide à<br />

l’objection soulevée par cette analyse, qui fait valoir un élément pragmatique 132 . Le point<br />

essentiel est que Kripke doit montrer, selon la stratégie gricéenne qui est la sienne, que la<br />

130<br />

Cf. Recanati, 2004, tr. fr. p. 47 : « Selon [Grice], la levée des ambiguïtés et la saturation suffisent pour nous<br />

donner l’interprétation littérale de l’énoncé – ce qui est dit littéralement ». Voir aussi Cappelen & Lepore, 2005,<br />

p. 177-8. Il faudrait nuancer cette affirmation dans la mesure où la conception gricéenne du meaning est fondée<br />

sur la notion de speaker’s meaning, i.e. on ne peut pas, aux yeux de Grice, séparer le sens conventionnel littéral<br />

d’une phrase de ce que les locuteurs veulent dire en général lorsqu’ils l’utilisent. Cf. une bonne mise au point sur<br />

cette question du rapport entre theory of meaning et theory of conversation chez Neale, 1992 et Recanati, 2004,<br />

tr. fr. p. 34. Mon propos ne requiert pas de tenir compte de cette nuance.<br />

131<br />

Au total, la position défendue par Kripke est très proche de la classical Gricean picture dont parle Recanati,<br />

1993, p. 237.<br />

132<br />

Cf. 1977, p. 395. Cette objection est déjà (mais seulement) mentionnée en note dans le texte de 1970 (tr. fr.<br />

p. 13, note 3).<br />

73


variation référentiel/attributif n’est qu’une variation pragmatique (au sens gricéen) qui<br />

n’atteint pas les propriétés sémantiques des expressions considérées. Quelle est l’objection<br />

évoquée par Kripke ? Elle fait appel à l’usage référentiel d’un nom propre. Supposons la<br />

situation suivante : je me trouve avec un ami et je vois quelqu’un au loin que je prends pour<br />

Jones alors qu’il s’agit de Smith ; je dis à mon ami : « Tiens, regarde, Jones est en train de<br />

ratisser les feuilles de son jardin » ; mon ami tourne son regard vers Smith (qu’il prend lui<br />

aussi pour Jones) et dit : « Qu’est-ce que Jones est maniaque ! » 133 . On peut parfaitement dire<br />

que les deux interlocuteurs ont effectivement référé à Smith au moyen du nom propre<br />

« Jones », alors que la signification de celui-ci telle qu’elle a été établie (par le mode<br />

d’attribution des noms par la communauté à laquelle appartiennent les interlocuteurs) donne à<br />

ce nom pour signification (pour référence, en l’occurrence) l’individu Jones, et non pas Smith.<br />

Si Kripke revient à cet exemple en 1977, c’est sans doute parce qu’il lui paraît contester<br />

la thèse sémantique de la désignation rigide qu’établissent les conférences de 1970. A cet<br />

égard, la défense de l’analyse russellienne contre l’analyse de Donnellan pourrait bien être<br />

tout autant une défense de la thèse kripkéenne de 1970 elle-même. Quelques rappels relatifs à<br />

cette thèse sont ici nécessaires.<br />

(1) Contre le descriptivisme (ce qui inclut Frege, Russell aussi bien que Wittgenstein),<br />

Kripke soutient en 1970 que le ressort référentiel d’un nom propre ordinaire ne consiste pas<br />

en la satisfaction d’une ou plusieurs descriptions définies qui constitueraient le sens du nom<br />

en question, mais simplement en une association arbitraire du nom à l’individu, qui serait<br />

transmise par les relations sociales à l’intérieur de la communauté linguistique – on aura<br />

reconnu ici la « théorie causale des noms propres ». Contre l’affirmation russellienne selon<br />

laquelle les noms propres ordinaires seraient des descriptions définies déguisées, Kripke<br />

soutient donc qu’ils réfèrent directement à l’individu qu’ils nomment – ils dénotent sans<br />

connoter (dans les termes de J.S. Mill) – et qu’aucune description définie n’est susceptible de<br />

rendre compte de la sémantique de ces termes.<br />

(2) L’un des arguments avancés par Kripke en faveur de cette thèse est que toutes les<br />

descriptions susceptibles d’être élues au titre de sens du nom propre pourraient être fausses<br />

sans que le nom en question ne perde son référent 134 . On pourrait ainsi imaginer qu’Aristote<br />

n’ait pas été le maître d’Alexandre, qu’il n’ait pas été le disciple de Platon, et même qu’il n’ait<br />

jamais pratiqué la philosophie. Le fait même que ces hypothèses ont un sens montre que les<br />

133 1977, p. 395.<br />

134 Il s’agit de l’argument modal, qui consiste à considérer le comportement sémantique d’un nom propre dans le<br />

contexte d’énoncés contrefactuels décrivant des mondes possibles.<br />

74


descriptions en question ne sont pas nécessaires à la signification du nom propre. En termes<br />

un peu plus techniques : quel que soit le monde possible considéré, le nom propre, dès lors<br />

qu’on lui a assigné un référent, le conserve – en cela, la désignation qu’il opère est « rigide »<br />

– alors qu’une description définie peut en général 135 être satisfaite par un individu unique<br />

différent à chaque fois (on pourrait imaginer un monde où c’est un camarade de classe<br />

d’Aristote qui a été le maître d’Alexandre).<br />

2. Mais alors quelle difficulté soulève pour cette thèse sémantique le cas de l’usage référentiel<br />

du nom propre évoqué plus haut à partir de l’analyse de Donnellan ? Il me semble qu’au<br />

moins deux arguments anti-kripkéens peuvent être tirés de l’exemple Smith-Jones.<br />

(1) D’abord, et de façon générale, alors que la désignation par un nom propre est censée<br />

être rigide, le cas évoqué semble montrer qu’un nom peut parfaitement changer de référence.<br />

La référence nominale ne serait donc pas si rigide que cela et la dimension pragmatique, sous<br />

la forme du contexte de l’usage référentiel, semble menacer la thèse sémantique de 1970. La<br />

variation référentiel/attributif serait donc une variation sémantique qui mettrait en cause par<br />

elle-même la thèse de la rigidité. Pour contrer cet argument, il faut que Kripke puisse établir<br />

que l’ambivalence référentiel/attributif n’est pas sémantique, et donc que l’usage référentiel<br />

ne constitue pas une variation sémantique qui remet en cause la conception sémantique de la<br />

rigidité – c’est ce que l’analyse gricéenne est chargée de faire en considérant l’usage<br />

référentiel comme un exemple d’implicitation.<br />

(2) Ensuite, ayant en tête le rôle joué par la signification du nom propre dans la méprise<br />

évoquée, on peut s’interroger sur la nature de cette signification. Que doit-elle être pour<br />

rendre possible une telle méprise ? Ne doit-elle pas consister en propriétés descriptives au<br />

moins visuelles et physionomiques (« "Jones" désigne l’individu qui a telle et telle<br />

apparence ») pour que l’on puisse considérer que l’individu vu au loin satisfait bien ces<br />

conditions et se trouve être en conséquence le référent du nom « Jones » ? Autrement dit, s’il<br />

doit pouvoir donner lieu à une méprise, il faudrait que le nom possède un sens. Comme dans<br />

le cas des descriptions, il faut que l’on croie que le sens du nom soit satisfait pour que celui-ci<br />

réussisse à référer. Pour contrer cet argument, Kripke doit montrer que la méprise propre au<br />

nom n’est pas de cette nature et diffère donc de celle rencontrée dans le cas des descriptions,<br />

même s’il s’agit bien dans les deux cas d’un usage référentiel des expressions en question 136 .<br />

135<br />

« En général », car il y a des descriptions définies rigides (cf. 1970, tr. fr. p. 173, note 21). Je laisse ce point<br />

de côté dans le cadre de cette étude.<br />

136<br />

Il esquisse une réponse à cette difficulté dans la note 26 de 1977 (p. 410-1). Dans le cas des noms, on<br />

« confond deux personnes » ou « on prend une personne pour une autre », alors que dans le cas des descriptions<br />

définies, on « pense simplement qu’une personne possède une propriété – celle d’être le mari de la femme de<br />

75


3. Le recours au cadre théorique gricéen qu’adopte Kripke est censé rendre inoffensif le<br />

phénomène relevé par Donnellan en l’analysant de la façon suivante. Dans chacun des deux<br />

usages, la même proposition littérale est exprimée, qui est déterminée par la seule signification<br />

linguistique conventionnelle des mots de la phrase, c’est-à-dire par leur seule sémantique ; la<br />

variation usage référentiel/usage attributif resterait donc extérieure à ce que la phrase dit<br />

(what is said) et les paramètres pragmatiques n’affecteraient pas la proposition – l’écart entre<br />

les niveaux (a) et (b) resterait donc bien minimal. Plus précisément, l’usage référentiel se<br />

produirait grâce à l’ajout périphérique à l’intention générale définissant la signification<br />

conventionnelle du mot, en raison du contexte d’emploi de la description, d’une intention du<br />

locuteur (niveau (c)), à savoir l’intention de référer à l’individu qui se trouve là-bas 137 , et non<br />

à l’individu quel qu’il soit qui se trouve être le référent fixé par le langage au nom propre, ou<br />

l’individu qui satisfait de façon unique la description définie 138 . La variation serait donc<br />

purement pragmatique au sens gricéen rappelé plus haut. En conséquence, Kripke peut<br />

reprocher à Donnellan de placer la distinction au niveau sémantique alors qu’elle peut l’être<br />

aussi bien au niveau pragmatique grâce à la notion d’implicitation, comme on vient de le voir,<br />

et qu’un principe d’économie sémantique nous recommande de l’y placer 139 .<br />

Se dessine dès lors la cohérence qu’il y a entre la thèse sémantique de 1970-1 et la thèse<br />

pragmatique de 1977. Le partage sémantique/pragmatique adopté dans les textes mentionnés<br />

construit une analyse cohérente du langage naturel, qui constitue le cadre au sein duquel<br />

Wittgenstein est lu par Kripke, et les mécompréhensions dont il fait preuve à son égard, aussi<br />

différentes qu’elles paraissent, s’avèrent étroitement liées.<br />

l’histoire – qu’en réalité elle n’a pas ». Mais cette différence intuitive n’est réelle que si l’on montre que<br />

« prendre une personne pour une autre » n’inclut pas un élément descriptif et ne se ramène pas au fait d’attribuer<br />

à tort une propriété descriptive à une personne alors qu’elle appartient à une autre. Il n’est donc pas dit du tout<br />

que la réponse de Kripke soit convaincante.<br />

137 On pourrait expliciter l’implicitation ainsi : « l’homme vers lequel je pointe du doigt et du regard est celui que<br />

l’on désigne habituellement par le nom "Jones" », et selon Kripke, ce serait l’acceptation de cette implicitation<br />

erronée par l’interlocuteur qui assurerait la réussite référentielle de l’occurrence de « Jones ». Pour que<br />

l’implicitation commette une erreur, il faut donc que « Jones » ait sa signification (référence) normale. L’erreur<br />

peut dès lors être localisée dans une croyance (erronée) commune au locuteur et à l’interlocuteur, exprimée par<br />

l’implicitation et extérieure à la sémantique du nom propre – et l’écart introduit par la croyance entre la référence<br />

sémantique et la référence du locuteur relève de ce que Kripke appelle le « cas complexe » (1977, p. 396-7).<br />

Cf. 1977, p. 396 pour ce rôle donné à la notion de croyance. Dès lors, une bonne réplique à cette analyse a sans<br />

doute intérêt à faire valoir une variation référentiel/attributif qui n’est pas due à une erreur, puisque alors la<br />

variation ne pourra pas être imputée à une croyance distincte de la sémantique du nom, et devra l’être à une<br />

variation de celle-ci. Je pense ici à la lecture de Recanati (1993, p. 282-3) qui a l’intérêt de minimiser<br />

l’importance des cas d’usage référentiels impropres.<br />

138 Cf. Recanati, 1993, p. 237-8 & 247-8.<br />

139 Cf. le Modified Occam’s Razor de Grice repris par Kripke in 1977, p. 395 et 400-1 : « Pourquoi poser une<br />

ambiguïté sémantique quand elle est à la fois insuffisante en général et superflue pour le cas particulier qu’elle<br />

est censée expliquer ? ». Voir Grice, 1989, p. 47 : « Senses are not to be multiplied beyond necessity ».<br />

76


3. La pragmatique sceptique de Kripkenstein<br />

et la pragmatique contextualiste de Wittgenstein<br />

Nous sommes désormais en mesure de mieux comprendre pourquoi Kripke attribue<br />

successivement à Wittgenstein les deux thèses sémantiques descriptiviste et sceptique et ce<br />

qui relie ces positions. Selon moi, la raison se trouve précisément dans le découpage kripkéo-<br />

gricéen des dimensions sémantique et pragmatique du langage.<br />

1. Le Kripkenstein de 1970 : la dimension pragmatique domestiquée par le<br />

descriptivisme<br />

En 1970, Kripke attribue à Wittgenstein la position qu’il qualifie de « théorie du<br />

faisceau de descriptions (cluster of descriptions theory) » 140 . Il s’agit d’une théorie relative à<br />

la référence des noms propres, qui considère qu’un individu ne peut être le référent d’un tel<br />

nom que s’il satisfait un certain nombre de descriptions définies attachées au nom comme son<br />

sens – on parle donc de « descriptivisme » au sujet de cette théorie. La théorie du faisceau ne<br />

constitue cependant qu’une version possible du descriptivisme. L’autre est celle que Kripke<br />

attribue à Frege et Russell 141 , et qui soutient que le sens d’un nom propre est formé d’une<br />

seule description. La particularité de la position de Wittgenstein et de Searle serait d’admettre<br />

une somme logique de descriptions, et plus encore, d’admettre que le prétendant au titre de<br />

référent n’a à satisfaire qu’un certain nombre minimum de ces descriptions, ce minimum étant<br />

susceptible de varier d’un locuteur à l’autre.<br />

Un fait significatif me semble résider dans le rapprochement, effectué par cette<br />

analyse 142 , du propos du § 79 des Recherches et de la position défendue par Searle dans son<br />

article « Proper Names » de 1958. Searle y expose la différence de comportement sémantique<br />

des noms propres et des descriptions définies dans les termes suivants :<br />

Si les critères pour les noms propres étaient relativement rigides et précis pour tous les cas, alors<br />

un nom propre ne serait rien de plus qu’une abréviation de ces critères, il fonctionnerait<br />

140 Voir 1970, tr. fr. notamment p. 19-20 et 48-9.<br />

141 Pour Frege, cf. 1892 ; pour Russell, cf. 1910, tr. fr. p. 261-2.<br />

142 1970, tr. fr. p. 19-20.<br />

77


exactement comme une description définie élaborée. Mais ce qui fait que les noms propres sont<br />

uniques et possèdent une immense commodité pragmatique dans notre langage réside<br />

précisément dans le fait qu’ils nous permettent de faire référence publiquement aux objets sans<br />

avoir à soulever des différends et à parvenir à une entente sur la question de savoir quelles<br />

caractéristiques descriptives constituent exactement l’identité de l’objet. 143<br />

Ce texte appelle au moins deux commentaires. D’abord, les noms propres remplissent ici<br />

avant tout une fonction pragmatique, qui est d’éviter d’avoir à déterminer d’une façon précise<br />

quelles descriptions constituent leur sens, c’est-à-dire plus précisément, le minimum des<br />

conditions de satisfaction qui doivent être remplies pour qu’un individu puisse prétendre au<br />

titre de référent du nom propre. Le vague (looseness) dans lequel le nom propre permet de<br />

laisser la sélection des descriptions à opérer rend possible et même constitue cette fonction<br />

pragmatique, qui est au fond la raison d’être des noms propres : ils ne sont pas seulement des<br />

descriptions déguisées (Russell), mais introduisent une indétermination dans les critères<br />

descriptifs qui rend un très grand service à l’usage commun lorsqu’il s’agit de faire référence<br />

à des individus. Et il semble bien que ce soit ainsi que Searle lit pour sa part le § 79 des<br />

Recherches 144 . Ensuite, comme il le dit peu après le texte cité 145 , Searle considère que ce<br />

vague trouve son espace d’exercice au sein d’une somme logique (une disjonction inclusive)<br />

de propriétés descriptives. L’idée est donc que si les noms propres sont « liés<br />

logiquement » 146 à un ensemble de descriptions pour pouvoir référer, cette somme fixe bel et<br />

bien par avance les différentes façons privées possibles (pourrait-on dire) selon lesquelles<br />

chacun peut employer le nom propre ; il ne s’agit en aucune façon de dire que les occasions<br />

d’emploi du nom peuvent amener celui-ci à contribuer à ce qui est dit par l’énoncé auquel il<br />

appartient d’une façon non prévue par sa signification. En ce sens, la détermination<br />

pragmatique du nom est entièrement réglée et contrôlée par sa sémantique.<br />

Dans ces conditions, la parenté que Kripke proclame entre l’analyse de Searle et celle<br />

de Wittgenstein revient à considérer celle-ci comme soutenant une conception sémantique des<br />

noms propres qui confère à la dimension pragmatique le statut d’un simple aspect de la<br />

sémantique. La variation pragmatique est donc totalement « domestiquée » par la signification<br />

du nom propre. On trouve confirmation de cela dans l’interprétation que Kripke donne de la<br />

notion de ressemblance de famille. Il réduit, en effet, la notion de famille à celle de<br />

143 1958/1963, p. 160. Voir aussi p. 159.<br />

144 Cf. ibid., p. 157 et 161.<br />

145 Cf. ibid., p. 160.<br />

146 Cf. ibid., p. 161.<br />

78


faisceau 147 . Autrement dit, là où Wittgenstein pense une sous-détermination sémantique de<br />

l’usage (et où il rejette explicitement la conception selon laquelle un concept est formé d’une<br />

somme logique de descriptions) 148 , Kripke lui attribue au contraire l’idée que toutes les<br />

possibilités d’application sont déjà fixées dans la signification. Et puisque l’unité des<br />

applications est déjà assurée dans la signification elle-même, Kripke peut ne conserver que<br />

l’idée de réunion (cluster) et laisser tomber celle de ressemblance. Il n’y a donc rien<br />

d’étonnant à ce que celle-ci disparaisse complètement de son commentaire, alors qu’elle est<br />

justement destinée à penser un mode d’unité dont l’originalité est de ne pas être celui fourni<br />

par une définition générale. Il faut y insister contre Kripke : l’unité de la corde n’est pas celle<br />

du faisceau (cluster).<br />

2. Le Kripkenstein de 1982 : l’approche pragmatique comme scepticisme sémantique<br />

La position de Wittgenstein dans les Recherches telle qu’elle est présentée en 1982<br />

explore selon moi l’autre versant de la distinction gricéenne rappelée plus haut. Cette<br />

distinction est au cœur du prétendu « paradoxe sceptique » de Wittgenstein. C’est ce que je<br />

me propose d’établir maintenant.<br />

1. Rappelons en quelques mots le célèbre « défi sceptique » du Wittgenstein de Kripke. Au<br />

sein de ce qui forme (au sens large) le fonctionnement du langage, il n’y aurait aucun « fait »<br />

qui soit susceptible de constituer ce qu’on appelle « signifier (means) » quelque chose avec<br />

ses mots, si l’on entend par là quelque chose qui constitue leur sens et leur référence 149 . On<br />

aura beau cherché dans la vie psychologique et le comportement individuel des sujets<br />

parlants, ou dans le monde qui l’environne, aucun fait de ce type ne pourrait y être découvert.<br />

Par ex., si l’on se trouve face à une application inédite du signe « + » – imaginons, pour des<br />

raisons de simplicité, que l’application en question soit « 68 + 57 » – rien dans notre usage<br />

passé ne serait susceptible de nous dire qu’avec « + » nous signifiions (dénotions) alors<br />

l’addition (+) davantage que la quaddition (†), qui pourrait se définir ainsi :<br />

x † y = x + y pour x, y < 57<br />

et<br />

= 5 autrement. 150<br />

147 Cf. 1970, tr. fr. p. 19-20 où l’assimilation est explicite.<br />

148 Cf. Recherches, § 67-69.<br />

149 1982, tr. fr. p. 18-9, note 8.<br />

150 Ibid., p. 18-9.<br />

79


Et en conséquence, on ne sait pas ce que notre usage passé du signe « + » nous dit de<br />

répondre à la question de savoir quel est le résultat de l’opération 68 + 57.<br />

On peut étayer cet argument de deux remarques. Tout d’abord, si l’on essaie de<br />

s’assurer de la signification de « + » en disant qu’on entendait par là ce qu’on appelle<br />

« compter », la remarque du sceptique reviendra à l’identique à propos de ce dernier terme.<br />

En effet, qu’est-ce qui dans mon usage passé de « compter » garantit que j’ai voulu dire<br />

compter plutôt que quompter ? 151 Ensuite, la gangrène sceptique n’affecte pas seulement les<br />

emplois passés de mes mots, mais également leurs emplois présents. Pour n’importe laquelle<br />

des expressions présentes, aucun fait n’est susceptible de constituer sa signification, et plus<br />

généralement, indépendamment de la situation temporelle de l’utilisation, ce qu’affirme le<br />

sceptique est que toutes nos utilisations de mots sont dépourvues de justification. 152<br />

Selon Kripke, Wittgenstein entendrait ce scepticisme sémantique radical en termes de<br />

règles – ce qui le conduit à soutenir que la section des Recherches relatives au langage privé<br />

(§ 243 sq.) n’est qu’une application d’un point établi antérieurement, au sein de la section<br />

consacrée aux règles (§ 198-202) 153 . Chaque fois que je souhaite avancer une règle plus<br />

fondamentale afin d’assurer la sémantique d’une expression – par ex. celle propre à<br />

l’opération de compter pour « + » – il s’avère que cette nouvelle règle autorise elle-même<br />

toute sorte d’interprétations et requiert donc à son tour une règle fixant son interprétation<br />

correcte. « Compter » peut ainsi signifier quompter plutôt que compter. Et ce processus de<br />

fondation serait sans fin.<br />

A ce défi sceptique, Wittgenstein répondrait par une « solution sceptique ». Le point qui<br />

me semble remarquable ici est que cette position sceptique en matière de sémantique est<br />

pensée dans les termes d’une conception pragmatique du langage. Une fois débarrassé des<br />

conceptions du Tractatus, le Wittgenstein des Recherches serait en mesure de comprendre que<br />

l’élucidation du fonctionnement du langage doit prendre la forme de réponses à deux<br />

questions principales, à savoir :<br />

(i) celle des circonstances d’assertion légitimes, d’une part ;<br />

151 Ibid., p. 26-7.<br />

152 Ibid., p. 32-3 : « rien ne permet de distinguer entre le fait pour moi de signifier une fonction spécifique par<br />

"plus" (déterminant mes réponses dans les cas nouveaux) et le fait de ne rien signifier du tout ». Voir également<br />

p. 64, note 34 ainsi que p. 76-7 et 103.<br />

153 Ibid., p. 13 et 74.<br />

80


(ii) celle du rôle et de l’utilité de la pratique de l’assertion des expressions dans notre<br />

vie, d’autre part 154 .<br />

Mais ces questions sont précisément celles d’une approche pragmatique. Et c’est cette<br />

conjonction particulière du scepticisme sémantique et de l’approche pragmatique qu’il faut<br />

maintenant comprendre.<br />

2. Quelle lecture fais-je de l’analyse kripkéenne à la lumière de mes développements<br />

antérieurs ? La position sceptique attribuée à Wittgenstein est dite « humienne » par Kripke,<br />

ce qui signifie deux choses.<br />

(1) D’abord, que la signification (meaning), au sens où Wittgenstein l’entendait<br />

(toujours selon Kripke) à l’époque du Tractatus, n’existe pas (c’est la pars destruens de la<br />

solution sceptique). Le rejet de la « conception vériconditionnelle du sens » consiste à nier<br />

l’existence de choses comme des conditions descriptives et un renvoi référentiel du mot à<br />

quelque chose ; il n’y a aucun fait susceptible de jouer ce rôle-là. Il importe de noter la raison<br />

de ce rejet, et quelques phrases de Kripke me semblent particulièrement importantes à cet<br />

égard. Il écrit à propos de ce qui aurait motivé l’abandon par Wittgenstein de la théorie de<br />

l’isomorphisme du Tractatus :<br />

il est clair que le paradoxe de la seconde partie [Recherches, § 138-242] constitue une critique<br />

radicale de l’idée que les « représentations mentales » correspondent de manière unique aux<br />

« faits », puisqu’il énonce que les composants de telles « représentations mentales » n’ont pas<br />

d’interprétations qui puissent en être extraites de manière unique. Ce qui est vrai des<br />

composants étant vrai a fortiori des « phrases » mentales qui les contiennent, il n’existe donc<br />

aucun moyen d’interpréter celles-ci de manière unique comme « dépeignant » tel ou tel fait. 155<br />

La conception que Kripke attribue à Wittgenstein est donc – pour reprendre les termes du<br />

débat minimalisme/contextualisme – que le sens d’un énoncé sous-détermine ses conditions<br />

de satisfaction. Comme on l’a vu, le contextualisme reprend à son compte une affirmation<br />

comme celle-là et place dans l’écart qu’elle ouvre entre le sens et les conditions de vérité la<br />

détermination sémantique opérée par le contexte, c’est-à-dire la « sensibilité à l’occasion<br />

(occasion-sensitivity) » selon le commentaire de Travis 156 . Or Kripke passe entièrement cette<br />

position sous silence et tient pour acquis que la reconnaissance d’une variation sémantique<br />

implique le rejet d’une conception sémantique de la signification. Si le sens n’est pas capable<br />

154 Ibid., p. 88, 92-3 et 102.<br />

155 Ibid., p. 100-1.<br />

156 Cf. notamment 2003, p. 45 (le « second principe de Wittgenstein »).<br />

81


de déterminer la contribution sémantique d’un mot en une occasion donnée, c’est qu’il<br />

n’existe pas – il ne peut y avoir de sens que doté de cette capacité. Bref, la variation<br />

sémantique annihilerait la sémantique. Voilà pourquoi Kripke comprend Wittgenstein comme<br />

s’il assimilait purement et simplement la conception vériconditionnelle du sens à un « fait<br />

superlatif » 157 , alors qu’il souhaite seulement rejeter une façon superlative de formuler la<br />

conception vériconditionnelle.<br />

(2) Selon Kripke, le second versant du scepticisme wittgensteinien vise à remplir le vide<br />

laissé par les notions sémantiques (c’est la pars construens de la solution sceptique). En effet,<br />

il ne s’agit certainement pas pour Wittgenstein (selon Kripke) de nier que notre langage soit<br />

en ordre, mais plutôt de placer la normativité qui fixe cet ordre ailleurs que dans des notions<br />

sémantiques telles que celles de sens et de référence. C’est ici qu’intervient, dans le dispositif<br />

de lecture de Kripke, la notion de communauté et l’idée que le compte-rendu adéquat de la<br />

signification doit se faire en termes de comportement collectif et de normes de comportement<br />

fixées par la communauté linguistique 158 . La question pertinente pour savoir si quelqu’un<br />

maîtrise la signification d’un mot est désormais celle de la conformité de ses réactions<br />

comportementales dans une situation donnée au comportement érigé en norme par la<br />

communauté 159 .<br />

Aussi, du point de vue de Kripke, pour que la dimension pragmatique puisse se charger<br />

de constituer la normativité du langage, il fallait que la sémantique y ait renoncé. Accepter<br />

que la dimension pragmatique soit ce qui fait signifier nos mots implique que l’idée d’une<br />

détermination sémantique de la signification soit évacuée. Encore une fois, il ne s’agit pas<br />

pour le Kripkenstein de 1982 d’affirmer qu’un compte-rendu du type « X a signifié p » est<br />

dépourvu de sens, mais que le concept de signification ne saurait être explicité en termes<br />

sémantiques. Il y aurait donc extériorité réciproque et radicale de la sémantique et de la<br />

pragmatique. Voilà pourquoi la conception pragmatique va de pair avec le scepticisme<br />

sémantique. Où l’on retrouve le partage gricéen évoqué tout à l’heure.<br />

La conclusion de ce développement est claire, je l’espère. C’est au fond la même<br />

conception de la dimension pragmatique qui est à l’œuvre en 1970 et 1982, et elle empêche<br />

Kripke l’idée que Wittgenstein se fait de cette dimension du langage et du partage corrélatif<br />

pragmatique/sémantique. Quel est donc ce partage, selon Wittgenstein lui-même, et donc,<br />

157 1982, tr. fr. p. 84.<br />

158 Cf. ibid., p. 107-8, 116-9.<br />

159 On pourrait s’interroger sur la plausibilité d’une telle conception. En particulier, comment penser un fait aussi<br />

massif que la propriété du langage d’être à propos de telle ou telle chose dans le cadre d’un tel compte-rendu ?<br />

82


quelle lecture peut-on faire valoir contre celle de Kripke ? Autrement dit, comment répliquer à<br />

cette lecture kripkéo-gricéenne ? La lecture contextualiste développée par Travis me semble<br />

beaucoup plus proche de la vérité. Et comme nous allons le voir, elle suppose de contester le<br />

partage pragmatique/sémantique lui-même que l’on trouve chez Kripke.<br />

3. La pragmatique contextualiste de Wittgenstein<br />

Je vais envisager successivement les deux interprétations de 1970 et 1982. Mais on peut<br />

dire d’emblée que l’idée sous-jacente aux deux textes privilégiés par la lecture de Kripke est<br />

celle de ressemblance de famille, qu’elle est au cœur de la conception wittgensteinienne de la<br />

dimension pragmatique du langage et qu’elle implique d’abandonner une conception<br />

gricéenne de celle-ci.<br />

1. Le cas des noms propres : la lecture de 1970. Un présupposé fondamental de la lecture de<br />

Kripke de 1970 consiste en une certaine conception du sens d’un nom propre, qu’il ne remet<br />

pas en cause en tant que telle. Selon lui, si les noms avaient un sens, ce ne pourrait être que<br />

sous la forme d’une (ou plusieurs) descriptions définies ; simplement, il se trouve qu’ils n’en<br />

ont pas, comme le montre leur contribution sémantique constante aux propositions auxquelles<br />

ils appartiennent – c’est la thèse de la désignation rigide.<br />

Dans plusieurs textes 160 , Travis s’oppose frontalement à cette lecture du § 79 et à la<br />

thèse sémantique de la désignation rigide. J’aimerais faire valoir ici quelques-uns arguments.<br />

Une première remarque importante est que le § 79 est une application au cas des noms<br />

propres de l’idée de ressemblance de famille 161 . Lorsque Wittgenstein dit qu’en général un<br />

nom propre n’a pas « un emploi fixe et déterminé de façon univoque dans tous les cas », ou<br />

que nous employons un nom propre « sans signification fixe (ohne feste Bedeutung) » (§ 79),<br />

il est erroné d’interpréter cela comme s’il voulait dire qu’il y a un ensemble disjonctif 162 fixe<br />

de descriptions définies dans lequel nous piocherions en fonction des situations – s’il avait<br />

une telle conception en tête, il défendrait alors la cluster-theory et adopterait l’idée que la<br />

signification des mots suffit à déterminer leur contribution sémantique indépendamment de<br />

toute (et pour n’importe quelle) occasion de leur utilisation. En réalité, comme le montrent<br />

clairement les paragraphes relatifs à l’idée de ressemblance de famille (§ 67-9), Wittgenstein<br />

160<br />

Cf. 1989, p. 265, 268 et 285 ; 2003 p. 83-85 ; 2006, p. 72-3.<br />

161<br />

Cf. Travis, 2003, p. 55.<br />

162<br />

Au § 68, Wittgenstein rejette explicitement une théorie disjonctive du type de la cluster-theory que lui<br />

attribue Kripke.<br />

83


a en tête une idée opposée à celle-ci. Il s’agit plutôt de faire valoir qu’aucune compréhension<br />

d’un nom propre n’est susceptible de dire par elle-même toutes les contributions sémantiques<br />

que ce terme pourrait avoir en telle ou telle occasion. Je peux employer un concept, dit-il au<br />

§ 68, « de telle sorte que l’extension du concept ne soit pas fermée par une limite. (…)<br />

Qu’est-ce qui est encore un jeu et qu’est-ce qui n’en est plus un ? Peux-tu indiquer la limite ?<br />

Non ». Ou encore : « Nous ne connaissons pas la limite parce qu’aucune n’est tracée »<br />

(§ 69). 163 Et il semble bien que le § 79 applique ces remarques au cas des noms propres.<br />

On objectera que les noms propres n’ont pas le même comportement sémantique que les<br />

prédicats (comme « jeu » ou « nombre ») 164 . En particulier, un nom propre étant fixé dans la<br />

langue, on voit mal comment il pourrait varier quant à sa sémantique. Et pourtant, si l’on veut<br />

débarrasser Wittgenstein de l’attribution du descriptivisme, il faut réussir à montrer que les<br />

noms manifestent bien le phénomène de sensibilité à l’occasion manifesté par les prédicats.<br />

Pour ce faire, prenons l’exemple suivant. Soit l’énoncé « Moïse était tyrannique ». Comment<br />

s’introduit la variation dans ce cas ? Imaginez que Moïse fût une personne un peu ridicule<br />

dont les juifs aimaient à se moquer pour passer le temps et qu’ils aient construit à son sujet un<br />

certain nombre d’anecdotes qui se sont finalement introduites dans le texte de la Bible. A<br />

partir de là, on peut imaginer les contributions sémantiques suivantes de « Moïse » à la phrase<br />

évoquée, contributions qui, pour un même état du monde, feront dire à la phrase des choses<br />

bien différentes. (a) Si vous cherchez à établir l’origine historique des personnages bibliques,<br />

vous direz que la phrase est fausse car le pauvre individu que fut effectivement Moïse n’avait<br />

rien de tyrannique. (b) Mais si vous cherchez à caractériser les figures morales que contient la<br />

Bible, vous direz peut-être que la phrase est vraie. On rencontre donc de nouveau, dans le cas<br />

d’un nom propre cette fois, le phénomène d’instabilité vériconditionnelle propre à la<br />

sensibilité à l’occasion. Ainsi : « lorsqu’on utilise ce qui est censé être un nom, une différence<br />

importante peut s’attacher en différentes occasions d’être ce dont il parle ; et cela peut faire<br />

que le nom contribue de différentes façons à ce qui est dit par là. Cette différence peut prendre<br />

la forme de la différence entre l’expression d’une pensée singulière et l’expression d’une<br />

pensée générale » – en l’occurrence, ce qu’est « être le Moïse de la Bible » admet des<br />

compréhensions différentes. Et encore : « Il n’est pas requis, pour une affirmation donnée,<br />

qu’il n’existe qu’une unique analyse quant aux rôles logiques de ses parties. Ce qui est<br />

163 Bien entendu, on peut se contenter d’imaginer les occasions d’emploi et les contributions sémantiques qui<br />

sont alors celle des mots. Mais (a) précisément, effectuer cet exercice d’imagination revient à ne pas s’en tenir à<br />

la simple signification conventionnelle ; (b) on s’expose encore au risque de considérer le langage en vacances<br />

(cf. infra à propos de la notion de Deutung).<br />

164 Il peut donc être utile d’élaborer le § 87 des Recherches comme Travis le fait.<br />

84


particulièrement significatif ici, c’est qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait la bonne analyse<br />

indépendamment des circonstances pour effectuer l’analyse. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait<br />

une chose telle que le fait que de telles affirmations soient l’expression de pensées singulières<br />

tout court » 165 .<br />

Je tire deux conclusion de ce qui précède. Tout d’abord, il est maintenant possible de<br />

répondre directement à l’analyse kripkéenne du phénomène de Donnellan à partir de l’analyse<br />

de Wittgenstein. Comme l’illustre l’exemple du nom « Moïse », la variation<br />

attributif/référentiel est bien une variation sémantique sans être pour autant une simple<br />

variation lexicale et elle montre à la fois que l’utilisation d’un nom propre fait intervenir un<br />

sens dans certaines circonstances pour déterminer ce qu’est le référent du nom en question, et<br />

qu’il peut également arriver que nous renoncions à tous nos critères habituels (la lecture<br />

searlienne n’est donc pas recevable), que ce soit pour substituer un nouveau sens ou non à<br />

l’ancien. Contrairement à une thèse qui forme l’un des piliers de la conception gricéenne<br />

adoptée par Kripke, cette variation est de surcroît sensible à l’occasion, et d’une sensibilité<br />

qui n’est pas contrôlée linguistiquement. Autrement dit, nous possédons la capacité (ce que<br />

Travis désigne comme nos « capacités conceptuelles ») de réviser, abandonner et créer les<br />

critères de ce qui compte comme étant le référent correct d’un nom propre (l’application de<br />

ces critères met en jeu ce que Travis appelle nos « capacité de reconnaissance » 166 ). L’un des<br />

traits de la conception gricéenne est que, selon elle, la signification linguistique circonscrit par<br />

avance les critères d’application d’une expression et qu’elle subordonne notre compréhension<br />

de celle-ci à la maîtrise de ceux-là. En revanche, un fait important que souligne la conception<br />

des airs de famille est précisément que nous sommes capables d’en venir à renoncer à nos<br />

critères habituels et à en déterminer de nouveaux si nous jugeons que les circonstances<br />

l’exigent. Notre sensibilité aux circonstances particulières prend alors le pas sur la<br />

signification linguistique.<br />

2. Le cas des règles : la lecture de 1982. Quant à la lecture de 1982 et en particulier la<br />

présentation qu’elle fait du fameux paradoxe des règles, on peut dire que du point de vue de<br />

Wittgenstein, elle cherche des faits sémantiques au mauvais endroit, et donc des faits de la<br />

mauvaise sorte pour rendre compte de la normativité des règles grammaticales. Prenons un<br />

exemple de Travis 167 . Soit le prédicat de couleur « être bleu ». On peut imaginer que l’on dise<br />

165 Travis, respectivement 2003, p. 84 (je souligne) et 2006, p. 69.<br />

166 Travis, 2003, p. 76-7 pour la distinction de ces capacités.<br />

167 Cf. 2003, p. 40 et 80-1 ; 2006, p. 60 sq.<br />

85


« Le lac Michigan est bleu ». Le prédicat « être bleu » a une signification parfaitement<br />

déterminée dans notre langue et on pourrait facilement l’exprimer en utilisant un nuancier de<br />

couleurs. Cependant, la règle grammaticale qui serait exprimée au moyen du nuancier ne fixe<br />

pas par elle-même toutes ses applications correctes, c’est-à-dire tout ce qui est susceptible de<br />

compter comme « être bleu » et « ne pas être bleu » (ou) tous les états du monde que le<br />

prédicat est susceptible de reconnaître comme constituant des cas de « être bleu ». Par<br />

exemple, si l’on se demande si l’eau du lac est bleue parce que l’on craint qu’elle n’ait été<br />

polluée par un produit, l’eau ne comptera pas comme bleu si elle n’apparaît pas comme telle<br />

une fois mise dans un seau, et ce alors même qu’elle est bleue pour quelqu’un qui prend une<br />

vue panoramique du lac. Comme on le voit, ce sont des faits propres à l’occasion d’emploi<br />

qui déterminent ce qu’est compter comme étant bleu – des faits contextuels, donc (ou) certains<br />

des faits qui constituent ce qu’on appelle un « contexte » d’usage du langage 168 . La règle<br />

grammaticale par elle-même n’y suffit pas, les différentes occasions d’usage ne sont pas<br />

inscrites dans la simple mise en correspondance opérée par le nuancier. Il n’y a là en effet<br />

aucun fait susceptible de dire si de l’eau ne peut compter comme bleue qu’à la condition<br />

d’apparaître telle une fois mise dans un seau.<br />

Pour affiner cette idée, essayons de déterminer l’« erreur (Missverständnis) » dénoncée<br />

par Wittgenstein au § 201. L’erreur sur laquelle repose le paradoxe peut être caractérisée<br />

comme une erreur de point de vue. On en vient, en effet, à le formuler si l’on considère la<br />

règle en vacances, c’est-à-dire si l’on essaie de la comprendre de façon transcendante à toute<br />

occasion d’application. Que les diverses « compréhensions » que l’on peut raisonnablement<br />

avoir d’une règle prennent l’apparence de pures et simples « interprétations (Deutungen) »<br />

résulte de ce que ces compréhensions sont appréhendées indépendamment des occasions où<br />

elles sont des réactions adéquates 169 . Hors de tout contexte, en effet, on dira par exemple que<br />

l’on peut voir un objet bleu sans qu’il apparaisse de la couleur présentée par le nuancier dont<br />

on se sert pour définir le prédicat « être bleu » et l’on s’étonnera : « être bleu » pourrait donc<br />

consister à ne pas l’être ?! Imaginez maintenant que vous vous teniez devant votre voiture,<br />

que sa carrosserie soit rouge mais que sa couleur d’origine, désormais recouverte par la<br />

couche de couleur rouge, soit le bleu et que quelqu’un vous demande si c’est le modèle bleu<br />

que vous avez choisi dans cette gamme de voiture. Sans doute répondrez-vous<br />

affirmativement. Si l’on entend par « interprétation » le point de vue abstrait pris sur les<br />

contextes d’utilisation de nos mots – par exemple, ne retenir du cas précédent que le fait<br />

168 Cf. Travis, 1989, p. 276-7 pour l’idée de « fait sémantique » relatif à une occasion.<br />

169 Cf. Travis, 2003, p. 132-3.<br />

86


qu’un objet qui n’apparaît pas comme bleu compte cependant comme quelque chose de bleu –<br />

alors il faut dire que « les interprétations ne déterminent pas à elles seules la signification »<br />

(§ 198). En d’autres termes, la sémantique exige l’usage effectif et les occasions particulières<br />

dans lequel il s’opère, sans quoi des images erronées de la sémantique (l’image<br />

herméneutique en l’occurrence) deviendront très tentantes.<br />

Aussi faut-il nous replacer au niveau de notre façon de « réagir » (§ 198) aux occasions<br />

d’application de la règle pour savoir ce qu’est l’application de la règle, au niveau de cette<br />

sensibilité aux circonstances (les « capacités conceptuelles » de Travis) qui nous fait adopter<br />

tel ou tel critère d’application correcte de nos expressions. S’il y a « interprétation (Deuten) »<br />

(§ 201), c’est donc par une occasion et en une occasion 170 . C’est en cela que consiste<br />

l’« appréhension » de la règle qui n’est pas une interprétation et « qui s’exprime, d’un cas à<br />

l’autre de son application [Fall ici doit être entendu comme occasion 171 ], dans ce qu’on<br />

appelle "suivre une règle" et "aller contre elle" » (§ 201). C’est dans des cas particuliers – et<br />

ce de façon irréductible et irremplaçable – que se détermine ce qu’est compter comme « être<br />

bleu », et donc, ce qu’est « suivre une règle ».<br />

Au total, Wittgenstein dénonce dans les paragraphes considérés une conception erronée<br />

de la façon dont une règle grammaticale possède et exerce sa normativité – le modèle<br />

herméneutique sceptique d’une normativité non située de la règle – mais il ne conteste en<br />

aucune façon la normativité des règles, contrairement à ce que croit Kripke. C’est en ce sens<br />

qu’il n’y a pas de « par avance » dans la détermination des applications correctes de la règle,<br />

et non pas au sens où il faudrait renoncer à toute sémantique. Il n’y a donc rien d’étonnant à<br />

ce que Kripke ne lise littéralement pas le deuxième paragraphe de la section 201. Pour cela, il<br />

aurait fallu qu’il reconnaisse la pertinence sémantique de la dimension pragmatique que sa<br />

distinction gricéenne de la sémantique et de la pragmatique l’empêchait de voir. Il aurait fallu<br />

qu’il comprenne que pour Wittgenstein, le fait de posséder une signification (pour des<br />

expressions comme « être bleu » ou « Moïse ») intègre comme l’un de ses traits essentiels la<br />

sensibilité à l’occasion. Ces expressions ne signifient que sur ce mode, et inversement, la<br />

multiplicité des compréhensions de ce que signifie suivre une règle donnée constitue bel et<br />

bien l’application d’une seule et même règle. Ce qui relie et unifie la diversité des applications<br />

n’est donc rien d’autre que la sensibilité à l’occasion de nos expressions, cette part<br />

170 Les occasions forment donc le sol dur de l’usage (Recherches, § 107, 217).<br />

171 On retrouve des expressions similaires au § 79 : bei verschiedenen Gelegenheiten, in so einem Fall.<br />

87


pragmatique de la sémantique 172 . Voilà ce que met en évidence, selon moi, une confrontation<br />

des pensées de Kripke et Wittgenstein qui ne soit pas seulement une évaluation de la<br />

correction exégétique du commentaire kripkéen.<br />

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University of Illinois Press, 1963<br />

Travis, C., The Uses of Sense, Oxford, Clarendon Press, 1989<br />

172 On pourrait éclairer avec profit la position que je viens de présenter par l’exposé que Recanati donne du<br />

contextualisme radical (2004, chapitre 9) et de l’idée, centrale pour celui-ci (cf. tr. fr. p. 225), de la nécessité<br />

d’abandonner l’idée même d’une signification linguistique commune aux différents emplois d’un mot.<br />

88


Travis, C., « Annals of Analysis » (1991), repris dans Occasion-Sensitivity, Oxford, Oxford University<br />

Press, 2008<br />

Travis, C., « Pragmatics », in Hale, B. & Wright, C., ed., A Companion to the Philosophy of<br />

Language, Oxford, Blackwell, 1997<br />

Travis, C., Les liaisons ordinaires, Paris, Vrin, 2003<br />

Travis, C., Thought’s Footing, Oxford, Oxford University Press, 2006<br />

Searle, J., « Proper Names » (1958), repris dans Ch. E. Caton ed., Philosophy and Ordinary Language,<br />

Londres, University of Illinois Press, 1963<br />

Wittgenstein, L., Philosophische Untersuchungen, tr. fr. E. Rigal & al., Recherches philosophiques,<br />

Paris, Gallimard, 2004<br />

89


AUSTIN ET WITTGENSTEIN: LE PROBLEME DES AUTRES<br />

ESPRITS A L’EPREUVE<br />

Qu’en serait-il si on trouvait même des êtres dont les lois de la pensée<br />

90<br />

contredisaient<br />

carrément les nôtres et conduisaient donc souvent à des résultats même<br />

contraires dans la pratique ? 173<br />

De prime abord, le problème des autres esprits se présente comme un objet privilégié<br />

pour mener une confrontation de ce qu’Austin et Wittgenstein revendiquent dans l’appel à<br />

« ce que nous disons ordinairement ». Austin a consacré un essai célèbre à cette question,<br />

« Other Minds », en réponse à John Wisdom 174 . L’enseignement du second Wittgenstein a lui<br />

aussi le plus souvent été considéré comme une contribution essentielle à ce problème 175 .<br />

Pourtant, à la lecture des premières lignes de l’article d’Austin, le lecteur est forcé de se poser<br />

quelques questions :<br />

Je suis largement d’accord avec M. Wisdom avec la majeure partie de ce qu’il a écrit, en<br />

particulier dans toute une série d’articles profitables sur « Autrui » et d’autres sujets encore. Je<br />

suis aussi tristement convaincu qu’il faut être au moins un peu idiot pour s’aventurer sur un<br />

terrain déjà tant parcouru par les anges. Au mieux puis-je seulement espérer apporter ma<br />

contribution à une partie du problème, où un peu plus d’application (a little more industry)<br />

semble pouvoir encore être utile. J’aurais souhaité en traiter une partie plus centrale, mais<br />

j’étais en fait bien incapable d’arriver au centre, alors que je me trouvais encore enlisé à la<br />

périphérie 176 .<br />

De fait, ce qu’Austin élabore dans cet article déborde de loin les enjeux auxquels on<br />

pourrait être tenté de le cantonner (fournir une réponse de plus au problème des autres<br />

esprits). Les proximités les plus évidentes à la première lecture entre Austin et Wittgenstein –<br />

l’usage du concept de « savoir » dans son opposition à ceux de « croyance » et de<br />

« certitude », ainsi que le parallèle établi entre « savoir » et « promettre » – renvoient à une<br />

173<br />

Frege, préface aux Grundgesetze der Arithmetik, tr. fr. dans J.-P. Belna, La notion de nombre chez Dedekind, Cantor, Frege,<br />

Vrin, 1996.<br />

174<br />

D’abord publié dans les Proceedings of the Aristotelian Society, Supp vol XX (1946), repris dans Philosophical Papers,<br />

p. 76-116, cité dans la traduction française de L. Aubert et d’A.-L. Hacker, Seuil, 1994.<br />

175<br />

On peut penser par exemple au recueil classique Wittgenstein and the Problem of Other Minds publié en 1967 par<br />

Harold Morick.<br />

176<br />

« Other Minds », désormais OM, tr. fr., p.45.


affinité plus profonde des deux auteurs dans leur traitement critique du scepticisme et dans<br />

l’attention portée aux phénomènes qui en est corrélative 177 . En effet, la thèse du « silence des<br />

sens 178 » exprime une version radicale de contextualisme qui présente l’originalité de refuser<br />

l’évidence de l’apparente tautologie solipsiste, tout en développant une réflexion sur la nature<br />

et le rôle de la sensibilité discriminante dans l’élaboration de la connaissance qui occupe une<br />

place à part dans le débat sur le contenu conceptuel ou non de la perception 179 . La question<br />

devient alors soupçon: Austin s’est-il réellement proposé de dissoudre un problème en<br />

annonçant d’emblée qu’il était mal posé ? A-t-il même tenté d’y répondre ou fait-il tout autre<br />

chose dans cet article ?<br />

Le lecteur des Recherches philosophiques peut se poser en toute légitimité la même<br />

question: de même qu’il est délicat de présenter le fameux argument du langage privé sous<br />

forme argumentative 180 , il semble difficile d’extraire des Recherches une série d’arguments<br />

qui pourrait être considérée comme la réponse de Wittgenstein au scepticisme qui porte sur<br />

les autres esprits par opposition avec celui qui porte sur le monde extérieur. Sans doute peut-<br />

on trouver dans la progression des Recherches des pistes (à partir des §§416 consacrés à la<br />

conscience, le §420) qui nous permettraient de mettre en évidence que le problème des autres<br />

esprits n’en est pas un pour Wittgenstein. Toutefois, au lieu de tenter de faire entrer de force<br />

les réflexions du philosophe autrichien dans un cadre pré-établi par une tradition qui n’est pas<br />

la sienne – on pourrait se demander à la suite de John W. Cook si Wittgenstein ne nous<br />

montre pas plutôt que le problème des autres esprits ne peut pas même être énoncé, dès lors<br />

que l’on prend au sérieux la notion d’être humain et en particulier son inscription corporelle :<br />

Le problème des autres esprits semble être menacé de s’effondrer dès le début. Il est du moins<br />

clair que nous ne pouvons pas formuler le problème tant que nous reconnaissons au concept<br />

d’être humain (ou de personne ou d’enfant) sa place habituelle 181 .<br />

177<br />

Le lecteur pourra se reporter à l’essai incisif: « Dire et vouloir dire » de Sandra Laugier, Critique, n°572-3, 1995,<br />

p.19 sq, dont les conséquences sont développées dans « La perception est-elle une représentation? », dans: Philosophies<br />

de la perception, édité par J. Bouveresse et J.-J. Rosat, O. Jacob, 2003 et dans le dossier de la Revue de Métaphysique et de<br />

morale d’avril 2004 intitulé: « Usages d’Austin ».<br />

178<br />

Sur l’importance de cette thèse austinienne, voir Charles Travis, « The Silence of the Senses », Mind, 113, 449,<br />

2004, p.57-94 et la distinction qu’il établit dans Les Liaisons ordinaires entre l’expérience strawsonienne et l’expérience<br />

austinienne, p. 222-234. Il est significatif que les traducteurs des derniers essais de Charles Travis aient retenu ce<br />

titre : Le Silence des sens, à paraître au Cerf en 2010.<br />

179<br />

Pour une mise au point, voir l’article de Ch. Alsaleh dans le dossier « Usages d’Austin » de la Revue de métaphysique<br />

et de morale citée ci-dessus.<br />

180<br />

Cavell en rend compte très clairement dans le début de la quatrième partie de The Claim of Reason, tr. fr., p.477 sq.<br />

181 John W. Cook, “Human Beings”, dans Studies in the Philosophy of Wittgenstein, Peter Winch (ed), London, Routledge<br />

& Kegan Paul, 1969.<br />

91


La question que nous voudrions poser est donc la suivante: la latéralité du traitement<br />

de ce problème par l’un et par l’autre est-elle l’indice que le problème des autres esprits n’est<br />

qu’un faux problème dissous par Austin et Wittgenstein (c’est dans ce cas la proximité des<br />

deux philosophies du langage ordinaire qui est mise en avant)? Ou renvoie-t-elle plutôt à une<br />

divergence plus fondamentale dans l’usage du langage ordinaire qui transforme jusqu’au sens<br />

du problème lui-même? Stanley Cavell a soutenu l’une et l’autre branches de cette apparente<br />

alternative: on a affaire dans les deux cas à une dissolution du problème des other minds, et<br />

pourtant sa mise en œuvre témoigne d’un écart considérable d’Austin à Wittgenstein à la fois<br />

dans la compréhension de la spécificité du phénomène du scepticisme à l’égard des autres<br />

esprits et dans le sens que revêt le recours à l’ordinaire 182 . Nous nous efforcerons pour notre<br />

part de dégager la proximité entre Austin et Wittgenstein dans l’amorce du problème: tous<br />

deux s’attachent à dissoudre la dichotomie qui oppose la connaissance infaillible que j’ai de<br />

mes états mentaux à celle, structurellement douteuse et conjecturale, que j’ai des autres<br />

esprits; par là, tous deux récusent que l’on puisse opposer l’infaibillité de la connaissance de<br />

soi à la probabilité de ma connaissance des autres. En effet, dans les deux cas, la prétendue<br />

opacité de l’esprit de l’autre et l’hypothèse sceptique de son inexistence sont déjouées par un<br />

recours massif à l’expressivité. Et Austin le souligne avec autant de vigueur que<br />

Wittgenstein 183 . Pourtant, cette proximité frappante ne doit pas masquer une divergence de<br />

taille dans les conséquences que l’un et l’autre en tirent: alors qu’Austin nous montre<br />

pourquoi le problème des autres esprits ne peut être posé en ces termes dans la pratique,<br />

Wittgenstein insiste au contraire sur le fait qu’à prendre au sérieux l’immersion dans nos<br />

pratiques, le problème est reconduit à une difficulté qui ne peut ni ne doit être résorbée.<br />

I- Le faux problème des autres esprits: du mythe de la transparence des sens à<br />

l’image de la transparence des expressions<br />

182 Cette confrontation entre Austin et Wittgenstein structure en profondeur la réflexion de Cavell: dès les critiques<br />

formulées dans “Austin at criticism”, in Must we mean what we say?, tr. fr., p.197-218, de façon encore plus nette dans<br />

l’opposition tracée entre les critères austiniens et les critères wittgensteiniens dans la première partie de The Claim of<br />

Reason, tr. fr., p.92-142 (tout particulièrement p.109 sq) et dans la seconde partie où Cavell établit l’insuffisance de la<br />

réponse d’Austin au scepticisme (ce en quoi il reste pour Cavell « une figure des Lumières »). Elle est condensée dans<br />

l’essai plus récent intitulé: “The Wittgensteinian Event”, dans Philosophy: The Day After Tomorrow, , Harvard University<br />

Press, 2005, p. 192-212.<br />

183 Cet aspect de la réflexion d’Austin est minoré par Cavell, du moins dans The Claim of Reason.<br />

92


Les réponses d’Austin et de Wittgenstein au problème des autres esprits présentent le<br />

trait frappant d’aborder le problème de biais plutôt que frontalement. De toute évidence, ni<br />

l’un ni l’autre n’entendent proposer une réponse en bonne et due forme au problème des<br />

autres esprits tel qu’il a été formulé dans les années 40.<br />

En effet, dans Other Minds, Austin répond à la série d’articles homonymes de<br />

Wisdom 184 . Le point de départ d’Austin consiste à critiquer l’analyse d’une question proposée<br />

par Wisdom : « comment savons-nous qu’un autre homme est en colère » ? Plutôt que de<br />

s’attaquer à la question telle que le sceptique la pose, Austin s’applique à une analyse<br />

minutieuse de l’usage ordinaire de « savoir » pour mettre en évidence la vacuité des doutes<br />

sceptiques. Or, Wisdom précise d’entrée de jeu la dette qu’il a envers Wittgenstein dans cette<br />

entreprise:<br />

Ce fut Wittgenstein qui attira mon attention sur le besoin de distinguer entre deux sources de<br />

doute sur les états mentaux des autres. Combien ce papier doit à Wittgenstein, seuls ceux qui<br />

l’ont entendu sauront l’apprécier. Ma dette envers lui est énorme et elle n’est en aucun cas à<br />

mesurer à l’aune des rares endroits où il m’arrive de mentionner que tel ou tel point vient de<br />

lui. Mais en même temps, je ne pense que mon approche aurait eu tout à fait son<br />

approbation 185 .<br />

Cet héritage est pour le moins surprenant: Wisdom maintient et même renforce l’une<br />

des dichotomies qui est la cible principale de Wittgenstein. En effet, Wisdom entend préciser<br />

la nature « des doutes métaphysiques intérieur/extérieur 186 » en les opposant aux doutes<br />

naturels. Les premiers naissent de l’état d’incertitude qui résulte de la connaissance seulement<br />

extérieure que nous avons - à travers des signes ou les symptômes de l’état intérieur - par<br />

exemple, de Smith. Quelle preuve et même quelle évidence, se demande Wisdom, pouvons-<br />

nous avoir d’un état intérieur et invisible, alors que nous n’avons sous les yeux que des<br />

symptômes extérieurs? La question posée est donc à la fois celle de l’existence de l’esprit<br />

d’autrui (et si autrui n’était qu’un automate ?), et celle de ses modalités (que se passe-t-il dans<br />

l’esprit de l’autre ?). Wisdom prétend ainsi prendre les doutes sceptiques au sérieux et<br />

montrer leur profondeur en partant de l’analyse spécifique des énoncés exprimant une<br />

sensation (sense-statements). Selon lui, la certitude solipsiste d’avoir telle ou telle sensation<br />

184<br />

Wisdom, Other Minds, publiés successivement dans la revue Mind, puis repris dans un seul et même volume en<br />

1952 chez Blackwell, désormais OM.<br />

185<br />

Wisdom, OM, p. 1-2.<br />

186<br />

Wisdom, OM, p. 1. Il emprunte cette expression à Isaiah Berlin.<br />

93


de couleur est purement tautologique: « savoir que l’on souffre revient à dire sur la base de la<br />

souffrance que l’on souffre 187 . »<br />

Mais il précise d’emblée que ce caractère apparemment tautologique est le revers<br />

d’une infaibillité qu’il convient de spécifier. La particularité de ces propositions ne provient<br />

pas du fait qu’elles ne peuvent pas être fausses, mais du fait que si elles sont correctes et<br />

énoncées par X, alors X sait qu’elles sont correctes. Wisdom maintient par conséquent que<br />

pour les énoncés qui ne sont pas prédictifs comme « I am in pain », un homme ne peut pas se<br />

tromper en les prononçant. Il peut mentir, il peut se tromper de nom, par exemple, s’il utilise<br />

le terme « pawn » plutôt que « pain » ; mais il ne pourra pas se tromper tout court 188 :<br />

La particularité de « je souffre » par exemple réside dans le fait qu’on ne peut pas dire que son<br />

fondement est la connaissance du fait que l’énoncé affirme, alors que pourtant son fondement<br />

garantit qu’elle est correcte… Le charme de la connaissance par X de ses sensations réside<br />

dans le fait que bien qu’elle ait un fondement qui garantit ce qui est affirmé ainsi, et par là en<br />

garantit la connaissance, elle n’est pourtant pas identique à la connaissance 189 .<br />

Loin d’être sensible à ce charme, Austin y décèle bien plutôt une erreur principielle<br />

qui sombre dans le travers que Wisdom s’était pourtant engagé à dénoncer. C’est donc<br />

d’abord et principalement sur ce point que porte sa critique dans des termes qui rappellent<br />

aussi bien les Recherches philosophiques que De la Certitude. Pour Austin comme pour<br />

Wittgenstein, la réponse passe par un examen serré des catégories par lesquelles nous<br />

exprimons notre savoir, nos certitudes et nos croyances et de celles que nous utilisons pour<br />

rendre compte des connaissances, des certitudes, des croyances de ceux qui nous entourent<br />

pour pointer l’inanité de cette dissociation. C’est pourquoi, pour revenir aux énoncés de<br />

sensations, on n’a pas affaire en l’occurrence à un savoir, ni même à une base qui garantirait<br />

une connaissance. Maintenir, comme Wisdom le propose, que cette classe d’énoncés est une<br />

classe à part, dont la certitude logique est fondée sur un privilège épistémologique revient à<br />

maintenir les présupposés empiristes en les camouflant à peine sous une terminologie<br />

wittgensteinienne de surface. Austin prend donc pour cible le mythe de la transparence et de<br />

l’auto-identification des sens auquel Wisdom continue de souscrire. À la chimère que « les<br />

données sensorielles s’annoncent elles-mêmes » ou « s’identifient elles-mêmes », Austin<br />

187 Wisdom, OM, p. 161.<br />

188 Wisdom, OM, p.90<br />

189 Wisdom, OM, p.160<br />

94


oppose un slogan resté fameux : « Sensa are dumb 190 . » Par là, il attaque le privilège<br />

épistémique reconnu à ces énoncés en montrant que même dans les exemples les plus<br />

élémentaires, je peux me tromper dans la connaissance que j’ai de ma douleur ou de telle ou<br />

telle sensation de couleur et qu’inversement la connaissance que j’ai de mes émotions et des<br />

sentiments est nécessairement ancrée dans un apprentissage collectif 191 . Pour ce faire, Austin<br />

revient sur l’opposition tracée par Wisdom entre les symptômes qui me permettent d’avoir un<br />

accès indirect aux sentiments d’autrui et le caractère direct et infaillible de la connaissance<br />

que j’ai de moi-même, de mes propres sentiments :<br />

À première vue, on peut être tenté de suivre M. Wisdom et de faire une distinction entre 1) les<br />

symptômes physiques et 2) le sentiment. Ainsi, quand, en l’occurrence, on me demande :<br />

« comment savez-vous qu’il est en colère ? », je devrais répondre « d’après les symptômes<br />

physiques » qu’il manifeste, alors que, si on lui demande comment il sait qu’il est en colère, il<br />

devrait répondre « d’après ce que je ressens ». Mais c’est faire là une simplification<br />

dangereusement excessive 192 .<br />

Austin remarque d’abord que le terme « symptôme » est utilisé de façon incorrecte<br />

dans ce cas, car il provient de l’usage médical et désigne toujours quelque chose<br />

d’indésirable. Mais surtout, nous utilisons « symptômes » par opposition à l’inspection de la<br />

chose même. C’est donc seulement dans le cas où elle est cachée que cet usage se justifie. En<br />

outre, ajoute-t-il, le terme de « symptôme », s’il venait qualifier un sentiment comme la<br />

colère, s’opposerait moins au sentiment intérieur qu’à sa manifestation actuelle, qu’à son<br />

déploiement. L’insistance sur la manifestation du sentiment est donc ce qui permet à Austin<br />

de refuser la dichotomie qui oppose l’extériorité de la monstration des symptômes à<br />

l’intériorité des sentiments. Il insiste sur le lien « unique » entre le sentiment et son mode de<br />

manifestation et par là sur sa naturalité :<br />

Il existe un lien particulier et intime entre l’émotion et la manière naturelle de lui donner libre<br />

cours, que nous connaissons tous pour avoir été en colère. Les différentes manières dont la<br />

colère se manifeste normalement sont naturelles pour la colère, comme certaines intonations<br />

expriment naturellement différentes émotions (indignation etc). Il n’existe normalement pas<br />

190 Austin, OM, tr. fr. p.70. Le lecteur pourra se reporter pour plus de précisions sur le sens que revêt cette formule<br />

chez Austin à l’article de Charles Travis, déjà cité.<br />

191 Jocelyn Benoist fait ressortir très clairement cet aspect de la critique d’Austin dans « Le soi sans<br />

l’intentionalité: Austin sur les sensations », dans Les Limites de l’intentionalité, p.192 sq.<br />

192 Austin, OM, tr. fr., p.79<br />

95


une chose considérée comme « être en colère » à part la pulsion même confuse de faire éclater<br />

la colère de façon naturelle 193 .<br />

L’expression n’est pas un à-côté du sentiment, mais son actualisation, son<br />

déploiement. La convergence avec Wittgenstein est frappante: l’expressivité nous assure,<br />

selon Wittgenstein, de notre sympathie 194 au sens littéral du terme, plutôt que de notre<br />

séparation. L’essentiel du travail philosophique de Wittgenstein sur cette question consiste par<br />

conséquent à substituer la « meilleure image » de l’esprit de l’autre, celle du corps, aux<br />

images fallacieuses du lieu clos, interne et occulte, et par là même, à récuser l’image du corps<br />

envisagé comme une « façade derrière laquelle agissent les forces de l'esprit 195 . » L’image de<br />

la transparence, récurrente dans les remarques de Wittgenstein qui traitent de cette question,<br />

nous semble à cet égard particulièrement intéressante. Il n’entend pas par là se faire l’avocat<br />

d’une mythique transparence des consciences. Il s’appuie plutôt sur l’usage ordinaire que<br />

nous pouvons faire de ce terme: « D’un homme aussi nous disons qu’il nous est transparent<br />

(durchsichtig) 196 . »<br />

Nous disons d’un homme qu’il est transparent ou que ses motivations le sont. La<br />

transparence ne provient pas d’une quelconque intuition ou télépathie, mais de l’expérience<br />

partagée que nous avons des autres, de la plasticité de notre compréhension, en un mot de<br />

notre Menschenerkenntnis 197 . Au lieu de s’étonner du fossé qui nous sépare des autres,<br />

Wittgenstein s’étonne de la subtilité avec laquelle nous déchiffrons dans l’instant « les bonnes<br />

indications » et les « évidences impondérables » de l’expression des sentiments (verbale, mais<br />

également gestuelle, corporelle). Il radicalise ainsi l’idée d’expressivité au point de suggérer<br />

une lisibilité directe et immédiate des émotions de l’autre qui vient contrecarrer l’illusion<br />

sceptique de l’opacité, tout autant que la pertinence de répondre au sceptique par un<br />

raisonnement par analogie:<br />

On voit l’émotion – par opposition à quoi? Il n’est pas vrai que l’on voie les contorsions du<br />

visage et que l’on conclue alors (comme le médecin qui fait un diagnostic) à la fois à<br />

l’affliction, à l’ennui. On décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie,<br />

193<br />

Austin, OM, p.109<br />

194<br />

Voir l’article de Christiane Chauviré « Le corps est la meilleure image de l’âme humaine », dans Les mots de l’esprit,<br />

Paris, Vrin, 2001.<br />

195<br />

Études préparatoires à la seconde partie des Recherches philosophiques, §978.<br />

196<br />

Recherches philosophiques, II, (désormais RP) tr. fr., p.313.<br />

197 RP, II, tr. fr., p.318.<br />

96


plein d’ennui, même lorsqu’on n’est pas en mesure de donner une autre description des traits<br />

du visage. L’affliction est personnifiée dans le visage, aimerait-on dire 198 .<br />

Cette lisibilité qui est de l’ordre de la règle plutôt que de l’exception n’est en aucune<br />

manière totalisante. Si Wittgenstein recourt à l’idée de transparence, ou de quasi-transparence,<br />

c’est pour récuser la nécessité du recours à une projection empathique. Le visage de l’autre<br />

n’est pas le miroir ou le reflet de moi-même, mais les émotions et les sentiments irradient le<br />

visage, sentiments, qui – pour être propres – ne me sont pas pour autant étrangers :<br />

Ce qui n’existe pas encore ici, c’est le « je crois qu’il ressent ce que je ressens dans de telles<br />

circonstances »: c’est l’interprétation selon laquelle je vois en moi quelque chose que je<br />

présume en lui. Car en vérité c’est là une interprétation grossière. En général, je ne présume<br />

pas la peur en lui, je la vois. Les choses ne se passent pas comme si j’inférais à partir d’un<br />

dehors, l’existence vraisemblable d’un dedans, mais plutôt comme si le visage humain était<br />

quasi-transparent et que je le visse non pas dans une lumière réfléchie mais dans sa propre<br />

lumière 199 .<br />

Loin de manifester la transcendance radicale de l’autre, le visage offre comme la<br />

meilleure image de l’âme, le lieu d’immanence par excellence des sentiments et des émotions.<br />

La transparence des expressions du visage invalide moins l’image de l’intérieur et de<br />

l’extérieur qu’elle ne prend appui sur cette dernière pour en livrer une application<br />

philosophique plus juste:<br />

S’il ne faisait que crier et se tordre, on pourrait encore considérer cela comme une réaction<br />

automatique, mais si son visage grimaçait de douleur et offrait tous les signes de la souffrance,<br />

nous aurions déjà l’impression de voir en lui. Mais quoi, s’il offrait toujours le même visage<br />

douloureux? C’est comme si, grâce à une expression humaine du visage, il devenait<br />

transparent pour nous 200 .<br />

Si certaines émotions ou certains sentiments se manifestent par des expressions<br />

caractéristiques que l’on peut décrire et répertorier 201 , Wittgenstein n’entend pas réduire les<br />

198 Fiches, §55<br />

199 Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, §170. L’irradiation pointée par Cavell dans The Claim of Reason, tr. fr.,<br />

p. 161)) s’oppose diamétralement au fantasme de l’iridescence décrit par Wittgenstein dans les Notes sur l’expérience<br />

privée et les sense data, tr. fr., p. 104.<br />

200 L’Intérieur et l’extérieur, p.87<br />

201 RP §142<br />

97


expressions des sentiments et des émotions à quelques caractéristiques figées: il souligne au<br />

contraire que le mouvement et l’imprévisibilité, l’infinité des nuances sont le propre de<br />

l’expressivité du visage humain.<br />

Austin insiste tout autant que Wittgenstein sur la finesse et la subtilité des concepts<br />

psychologiques:<br />

C’est notre confiance dans le schéma (pattern) général qui nous permet de dire que nous<br />

savons qu’autrui est en colère, alors que nous n’avons observé que quelques-uns des éléments<br />

de ce schéma; car, dans ce cas, les éléments de ce schéma (ou comme je le suggérais de ce<br />

motif) sont en relation beaucoup plus intime que, par exemple, des journalistes détalant dans<br />

Brighton ne le sont à un feu à Fleet Street 202 .<br />

Contrairement aux maladies, souligne Austin, dans le cas de l’expression des<br />

sentiments, le motif est beaucoup plus finement structuré: il se caractérise par l’intrication<br />

plus complexe des éléments entre eux. Ces intrications ont même une telle « force » que nous<br />

arrivons à lire les autres à livre ouvert, et mieux encore, nous acceptons leurs suggestions<br />

concernant nos propres états d’âme en corrigeant les nôtres:<br />

La force primordiale du schéma est telle que l’individu concerné accepte parfois qu’on le<br />

corrige sur ses propres émotions, qu’on lui en rappelle la description exacte. Il peut ainsi en<br />

arriver à reconnaître qu’il n’était pas vraiment en colère, mais plutôt indigné ou jaloux, ou<br />

même qu’il n’avait pas mal, mais s’imaginait seulement avoir mal 203 .<br />

Proche ici de l’univocité des prédicats mentaux défendue par Strawson dans<br />

Individuals, Austin souligne la réciprocité de leur apprentissage: je connais la signification de<br />

la colère non pas par introspection, mais parce que j’ai pu apprendre les occasions, les<br />

manifestations, les symptômes de la colère chez d’autres.<br />

Wittgenstein et Austin s’accordent donc pour congédier les doutes sceptiques à l’égard<br />

des autres esprits en soulignant que l’expressivité récuse la dissociation radicale<br />

intérieur/extérieur, sur laquelle le sceptique s’appuie. Cette expressivité si subtile et si raffinée<br />

soit-elle – comme l’attestent les deux textes de Proust tirés de Du côté de Guermantes cités<br />

par Wisdom lors du colloque de 1946 qui rassemblait Wisdom, Ayer, et Austin – s’enracine<br />

dans une naturalité première qui tient en échec les doutes sceptiques: je ne peux pas m’en<br />

tenir à la simple présomption ou à la seule croyance que tel ou tel homme qui me fait face<br />

202 OM, p.110 tr. fr., p.85<br />

203 OM, p.110<br />

98


n’est pas un automate: « Je ne suis pas d’avis qu’il a une âme. 204 » La primitivité de la<br />

conviction que j’ai que celui qui me fait face n’est pas un automate n’est pas exclusive de<br />

l’amplitude et des variations que l’on peut donner à la gamme de ses expressions et de ses<br />

sentiments, au contraire.<br />

Mais le parallèle s’arrête là: alors même qu’Austin spécifie les traits qui rendent la<br />

connaissance des émotions et des sentiments à la fois spéciale et problématique, il fait allusion<br />

à des « procédures établies (de façon plus ou moins approximative) pour traiter des cas où<br />

l’on soupçonne la tromperie, la mauvaise compréhension, ou l’inadvertance. 205 » Par ces<br />

moyens, sans les préciser davantage, nous établissons très souvent que quelqu’un tient un<br />

rôle, que nous l’avons mal compris, qu’il est imperméable à telle ou telle émotion. Et Austin<br />

d’ajouter que « les cas extraordinaires de tromperie ou de malentendus (qui en eux-mêmes ne<br />

sont déjà pas la normale) ne se produisent ex vi termini d’ordinaire pas. » 206 Or, cette<br />

tautologie apparente implique une conception précise de la relation qui unit l’ordinaire à<br />

l’extraordinaire et par là, une conception de l’opposition entre usage ordinaire et usage<br />

philosophique différente de celle de Wittgenstein. Dans un domaine « si complexe et si<br />

déroutant » que celui des émotions, comme d’ailleurs dans tout domaine que ce soit, nous<br />

intégrerons selon Austin le fait extraordinaire ou surprenant en révisant notre terminologie.<br />

Les cas invoqués par Austin - l’explosion subite du chardonneret, sa récitation soudaine de<br />

Virgina Woolf - sont catégorisés par Austin comme des lusus naturae. De même, « la<br />

connaissance en cours (working knowledge) que nous avons des occasions, des tentations, des<br />

limites pratiques et des types normaux de tromperie et de méprises » fonctionne comme un<br />

réseau finement entrelacé qui exclut la légitimité des doutes sceptiques de ce monde familier<br />

et exclut la possibilité d’une mise en cause du socle de nos certitudes :<br />

(Les cas extraordinaires) peuvent néanmoins se produire, et il se peut qu’il existe des types de<br />

tromperie et de malentendus courants dont n’ayons même pas encore pris conscience. Si cela<br />

arrive en un sens nous nous trompons, car notre terminologie n’est plus appropriée aux faits, et<br />

il nous faudra être à l’avenir plus prudents dans notre terminologie. Ce que nous sommes<br />

constamment prêts à faire dans un domaine aussi complexe et déconcertant que les<br />

émotions 207 .<br />

204 RP II, iv, 253<br />

205 OM, tr. fr., p.87<br />

206 OM, tr .fr. p.88. Pour une analyse du sens de ce « surréalisme », voir Cavell, The Claim of Reason, tr. fr., p.109-113.<br />

207 OM, tr. fr., p.88<br />

99


Selon Austin, la question sceptique apparaît comme une « distorsion » à laquelle on ne<br />

peut opposer que le fait même de la communication et qui n’appelle aucune autre justification.<br />

Alors même que le refus de vouloir justifier nos croyances en l’existence des autres esprits<br />

pourrait évoquer ici Wittgenstein, toute la différence réside précisément en ce que le<br />

philosophie autrichien ne cesse de faire apparaître ces distorsions, qu’il ne cesse de les mettre<br />

en scène. Nous voudrions tenter de comprendre à présent le rôle joué par ces variations<br />

imaginatives dans le démantèlement opéré par Wittgenstein du problème traditionnel des<br />

autres esprits.<br />

II- Les Recherches philosophiques ou le problème des autres esprits transformé<br />

100<br />

Du brauchst eine neue Begriffsbrille 208 .<br />

Austin affirme toutefois que le mythe de l’auto-identification des sens est « peut-être<br />

le péché originel (la pomme de Berkeley, l’arbre dans le jardin) par lequel le philosophe se<br />

chasse lui-même du monde dans lequel nous vivons. 209 » Comme Cavell le souligne dans<br />

« The Wittgensteinian Event 210 », tout se passe comme si Wittgenstein donnait une<br />

articulation philosophique sérieuse à la plaisanterie d’Austin. Selon Austin, par ses doutes, le<br />

philosophe s’exclut lui-même du monde dans lequel nous vivons. Wittgenstein, au contraire,<br />

déploie dans les Recherches comme un « contre-mythe » à celui de la Chute qui consiste à<br />

« reconnaître la force répétitive de notre tentation à abandonner notre condition » et en même<br />

temps à « indiquer que suivre cette tentation ne peut conduire qu’au chagrin (grief) 211 ».<br />

Pour mieux comprendre cette divergence, il faut la saisir en acte, à partir d’un certain<br />

nombre d’exemples. Comme on sait, Wittgenstein invoque très fréquemment des tribus<br />

fictives, des peuplades imaginaires. Dans ses derniers manuscrits, il met par exemple en scène<br />

une tribu qui traiterait le mensonge comme une forme de folie :<br />

Pourrait-on imaginer que certains traitent le mensonge comme une sorte de folie (eine Art<br />

Wahnsinn)? – Ils diraient: “Mais enfin, ce n’est pas vrai; alors, comment peut-on dire cela?!”<br />

Ils n’auraient aucune compréhension (Verständnis) du mensonge. “Il ne va tout de même pas<br />

dire qu’il a mal, alors qu’il n’a pas mal!” – S’il le dit quand même, c’est qu’il est fou.” On<br />

essaie alors de leur faire comprendre le mensonge, mais ils disent: “Oui, ce serait sans doute<br />

208<br />

Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, §525.<br />

209<br />

OM, tr. fr., p.62<br />

210<br />

Cavell, “The Wittgensteinian Event”, op. cit.<br />

211 Ibid.


amusant s’il croyait ---, mais ce n’est tout de même pas vrai!” – Ce n’est pas tellement qu’ils<br />

condamnent le mensonge, c’est qu’ils le ressentent comme quelque chose d’absurde<br />

(Absurdes) et de répugnant (Widerliches) 212 .<br />

Se représenter une peuplade pour laquelle le mensonge n’est pas concevable, c’est se<br />

représenter une vie autre, une vie différente de la nôtre. Wittgenstein imagine ainsi tour à tour<br />

une tribu où les hommes se diraient tout haut ce qu’ils pensent en eux-mêmes, une tribu où ce<br />

que l’on pense en soi-même peut se lire sur le visage sans le moindre risque d’incertitude, une<br />

société dans laquelle on puisse connaître infailliblement les sentiments d’après l’apparence du<br />

visage de ceux qui les expriment. Ces fictions permettent de faire rejaillir ce qui caractérise en<br />

propre nos concepts et ici notre concept de douleur. Imaginons encore que la surface des<br />

choses qui nous entourent comporte des zones, des taches dont le contact avec notre peau<br />

provoquerait la douleur; tout comme nous parlons des feuilles tachetées de rouge, nous<br />

parlerions alors de feuilles qui possèdent des taches de douleur 213 . On pourrait alors faire voir<br />

la douleur comme on peut faire désigner la couleur « rouge ».<br />

Le travail de la fiction s’entend ici comme une modification des coordonnées du<br />

représentable qui est produite par l’évocation d’une cartographie différente des ajustements<br />

des concepts et de la vie. C’est en effet de cette façon que Wittgenstein détermine son outil<br />

méthodologique principal: le jeu de langage est une façon spécifique que les mots ont de<br />

s’intégrer à la vie 214 . Inventer des jeux de langage, c’est donc déplacer les connexions<br />

conceptuelles consensuelles, mais en un sens bien précis, en un sens à la fois vital et social.<br />

C’est pourquoi on ne parlera pas de connexions conceptuelles consensuelles, mais plutôt de<br />

connexions conceptuelles partagées. Pour Wittgenstein, l’invention de jeux de langage met en<br />

rapport ce qui ne l’était pas dans le but de produire des ruptures, une discordance dans le flux<br />

de la vie dont nos concepts sont le miroir et auxquels ils sont mêlés, entrelacés. Les variations<br />

fictives autour des concepts de douleur et de couleur ont pour enjeu de faire ressortir les traits<br />

ou les aspects des nôtres qui, parce qu’ils nous sont trop familiers, n’apparaissent plus comme<br />

tels 215 . C’est pourquoi l’expérience de pensée qui fait surgir d’autres formes de vie est ici une<br />

épreuve au sens où elle nous confronte aux limites de ce que nous pouvons penser qui, par un<br />

212 L’Intérieur et l’extérieur, p. 35.<br />

213 Les Recherches philosophiques, §312.<br />

214 Charles Travis, Les Liaisons ordinaires, p.33.<br />

215 Comme l’écrit Warren Goldfarb à propos de l’ouverture des Recherches (“I want you to bring me a slab”, Synthese<br />

56, p.273), le jeu de langage des bâtisseurs ne résout aucune question directement concernant leur forme de vie, mais<br />

nous force plutôt à nous poser un certain nombre de questions sur notre usage du langage (“they force certain<br />

questions back on us”).<br />

101


effet de choc en retour, nous ramène à l’évidence et à la familiarité de nos pratiques 216 . La<br />

motivation profonde de ces confrontations à des tribus fictives est d’interroger les limites de<br />

ce que nous pouvons imaginer 217 . La question est donc pour lui de savoir dans quelles limites<br />

nous sommes capables de faire surgir des concepts autres, d’imaginer des vies réellement<br />

autres.<br />

Alors que, pour Austin, le recours à un certain type d’exemples fictifs permet de<br />

verrouiller les doutes sceptiques en les articulant à une situation donnée et à un contexte qui<br />

en fait évanouir la pertinence, Wittgenstein s’attache tout particulièrement à représenter ces<br />

moments de crise où les mots nous manquent. Ces saynètes sont particulièrement nombreuses<br />

dans l’argument dit du langage privé. En effet, Wittgenstein ne se contente pas de citer les<br />

thèses ou les arguments du sceptique à l’égard des autres esprits telles que « les autres ne<br />

peuvent pas ressentir cette douleur 218 ». Il les met en scène en donnant la parole par exemple<br />

au personnage qui se frappe la poitrine. C’est précisément dans ces « crises de mots » que la<br />

projection des doutes philosophiques dans un contexte ordinaire se révèle efficace et<br />

nécessaire, tout particulièrement pour le cas qui nous occupe :<br />

Mais ne puis-je imaginer que les hommes qui m’entourent sont des automates, qu’ils n’ont pas<br />

de conscience, même si leur manière d’agir reste la même qu’à l’ordinaire? Si maintenant seul<br />

dans ma chambre, je me représente une telle situation, je vois les gens vaquer à leurs<br />

occupations, le regard fixe (un peu comme en état de transe) – l’idée est peut-être légèrement<br />

inquiétante. Mais essaie donc de t’en tenir à cette idée dans tes relations quotidiennes avec les<br />

autres, dans la rue par exemple! Dis-toi : « Tous ces enfants ne sont que des automates; toute<br />

leur vitalité n’est qu’automatisme. » Alors ces mots ne te diront plus rien, ou il naîtra en toi un<br />

sentiment d’étrangeté ou quelque chose de voisin.<br />

Voir un homme vivant comme un automate est analogue à voir une figure comme cas limite<br />

ou comme variante d’une autre, par la croisée d’une fenêtre comme un svastika. 219<br />

Le déplacement de la chambre du philosophe à un contexte ordinaire, celui de la rue,<br />

rappelle l’Appendice à la première partie du Traité de Hume, à ceci près que Wittgenstein<br />

n’exclut pas la possibilité que le sentiment d’étrangeté se maintienne, y compris dans<br />

216 Sur ce point, le lecteur pourra se reporter à l’essai éclairant d’<strong>Antonia</strong> <strong>Soulez</strong>: “Wittgenstein face à l’objection du<br />

mythe du cadre de référence”, Papiers du Collège International de Philosophie, n°37, 1997. Elle montre bien que la<br />

“position extrospective” du regard de l’ethnologue ne peut se confondre avec l’affirmation d’une extériorité véritable.<br />

217 D’où la récurrence de la question: “mais pourrions-nous imaginer que? (könnte man sich denken)?”, plutôt qu’une pure<br />

et simple injonction “imaginons que…”.<br />

218 RP §253<br />

219 RP §420<br />

102


l’ordinaire 220 . L’étrangeté n’est pas ici le fait de l’imagination malade du philosophe.<br />

L’imagination philosophique est comme neutralisée et présentée comme l’effet de la saisie<br />

d’un aspect d’ordinaire voilé. Loin donc d’exclure l’étrangeté provoquée par les doutes<br />

sceptiques hors des contextes ordinaires, Wittgenstein s’y adosse pour retracer et faire<br />

apparaître les limites de nos usages ordinaires. La virtuosité de ces esquisses fictives, de ces<br />

« sketches » rivalise avec les scénarios sceptiques. Au « récital sceptique » – pour reprendre<br />

l’expression de Cavell – répondent donc chez Wittgenstein des « mises en scène » ordinaires<br />

qui remplissent deux fonctions:<br />

(i) Elles projettent les paroles philosophiques dans des contextes ordinaires pour mettre à<br />

l’épreuve leur pertinence.<br />

(ii) La projection est heuristique, car elle permet de mettre au jour nos usages ordinaires.<br />

On pourrait donc soutenir l’hypothèse d’une théâtralité propre aux Recherches qui<br />

intègrerait et absorberait les scénarios sceptiques en en gommant la théâtralité au sens<br />

péjoratif du terme 221 . La mise en scène des chimères sceptiques auxquelles le philosophe a<br />

recours les vide de sens en faisant apparaître la superfluité. Je m’en tiendrais à trois exemples<br />

célèbres :<br />

1) Au §253, la mise en scène de la désignation « cette douleur » vide la revendication<br />

de son ton emphatique déplacé qu’utilise le philosophe. Pour le faire s’évanouir, il faut nous<br />

remettre en mémoire le cas où le critère d’identité de la douleur nous est familier.<br />

2) Au §258, Wittgenstein met en évidence la superfluité du recours à une définition<br />

ostensive privée par la représentation de la cérémonie inutile d’ostension interne que nous<br />

sommes tentés d’imaginer. En reconduisant la définition ostensive à son opération ordinaire,<br />

Wittgenstein peut répondre à l’hypothèse d’un étiquetage intérieur: « wozu diese<br />

Zeremonie ? » À quoi bon ce cérémonial?<br />

3) Au §293, enfin, Wittgenstein nous enjoint à nous représenter l’intériorité sur le<br />

modèle d’une boîte qui contiendrait un scarabée 222 . Personne ne pourra regarder dans la boîte<br />

d’aucun autre, et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien<br />

propre. Or il se pourrait fort bien que chacun celât quelque chose de différent dans sa boîte.<br />

Cette chose pourrait même changer constamment. Wittgenstein veut montrer que dans la<br />

situation où chacun tient sa boîte secrètement en lui, le scarabée devient progressivement<br />

inessentiel, la chose elle-même n’appartient plus au jeu de langage. Si la relation que nous<br />

220 C’est l’un des leitmotivs de la lecture de Cavell.<br />

221 Que l’on entend sans doute davantage dans le terme anglais qu’en français.<br />

222 RP §293.<br />

103


portons à nous-même et aux états d’esprits des autres est pensée selon cette image<br />

grossièrement réifiante, alors nous ne devrions avoir aucun moyen de nous y référer, de<br />

désigner la vie intérieure des autres ou même de la comprendre. Il critique ainsi la<br />

transposition naïve du processus de l’ostension et de la définition ostensive aux objets du sens<br />

interne. Ce n’est pas non plus que les sensations, les émotions, les sentiments ne soient pas<br />

objets de référence, ou même qu’ils ne puissent pas être désignées par des noms, mais qu’ils<br />

ne sont pas des objets de référence au sens où les objets extérieurs le sont 223 . Autrement dit,<br />

concernant le cas ici de l’objet privé, Wittgenstein prend l’étrangeté de la supposition<br />

philosophique initiale à la lettre, lui donne même une consistance maximale pour la retourner<br />

contre elle-même. Là encore, la mise en scène de la parabole fait apparaître l’inutilité de la<br />

dramatisation philosophique.<br />

La mise au jour de l’artificialité des revendications sceptiques s’effectue donc dans ces<br />

trois cas par le biais d’une mise en scène fictive qui tourne court. On ne saurait pourtant s’en<br />

tenir à ce seul usage thérapeutique de la fiction. En effet, une expérience de pensée, celle des<br />

vendeurs de bois, nous paraît particulièrement révélatrice 224 du point d’aboutissement du<br />

traitement que Wittgenstein réserve au problème des autres esprits. Il s’agit de comprendre<br />

désormais non plus la déviation (deflection) imprimée par la formulation du problème des<br />

other minds, mais la difficulté qu’il exprime 225 . Situons-la brièvement. Dans la préface aux<br />

Grundgesetze, Frege avait dissous l’illusion d’intelligibilité d’une logique alternative. Frege<br />

opposait au relativisme du psychologiste que ce dernier accorde une apparence d’intelligibilité<br />

à ce qui n’est qu’une forme de folie:<br />

Le logicien psychologiste ne pourrait que le reconnaître simplement et dire: ces lois-ci valent<br />

pour eux, celles-là valent pour nous. Je dirais: nous avons là une espèce inconnue<br />

d’extravagance (Verrücktheit) 226 .<br />

Or, c’est sur cette expérience que Wittgenstein revient dans les Remarques sur les<br />

fondements des mathématiques et par là, sur la consistance du spectre d’une autre logique:<br />

223 Voir sur cette question, J. Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, Minuit, 1987, p.545-6.<br />

224 Elle est devenue le cas d’école des nouvelles lectures, voir dans The New Wittgenstein, l’article de David Cerbone<br />

“How to do things with wood: Wittgenstein, Frege and the problem of illogical thought”, et celui d’A.Crary<br />

“Wittgenstein’s philosophy in relation to political thought”. Tous deux sont redevables à l’essai de James Conant,<br />

“The Search for Logically Alien Thought”, Philosophical Topics, 1992, vol 20, p.115-180.<br />

225 Sur la notion de “deflection”, voir Cavell dans Must we mean what we say?, tr. fr., p.377 sq, et Cora Diamond dans<br />

“The Difficulty of Reality and The Difficulty of Philosophy”, repris dans Reading Cavell, Routledge, 2006, p.98-118.<br />

226 Op., cit., tr.fr. p.329.<br />

104


ois:<br />

Dans sa préface aux Grundgesetze der Arithmetik, Frege parle du fait que les propositions<br />

logiques ne sont pas des propositions psychologiques. Il veut dire par là que nous ne pouvons<br />

pas découvrir la vérité des propositions logiques au moyen d’une recherche psychologique -<br />

qu’elles ne dépendent pas de ce que nous pensons. Il demande: que devrions-nous dire si nous<br />

rencontrions des hommes qui porteraient des jugements qui iraient à l’encontre de nos<br />

propositions logiques? Que devrions-nous dire si nous rencontrions des hommes qui ne<br />

reconnaîtraient pas a priori nos lois logiques, mais parviendraient à elles par un long<br />

processus d’induction? Ou bien, si nous en rencontrions qui ne reconnaîtraient pas du tout nos<br />

lois logiques et formeraient des propositions logiques opposées aux nôtres? Il dit: « Je dirais :<br />

ici, nous avons un nouveau type de folie » - alors que le logicien psychologiste dirait: « ici,<br />

nous avons un nouveau type de logique. Cela est étrange (queer). Nommerions-nous fou un<br />

homme qui nierait la loi de contradiction? 227<br />

En réponse à cette étrangeté, Wittgenstein imagine un scénario, celui des vendeurs de<br />

Considérez le cas suivant: certaines personnes achètent le bois de chauffage par cubes d’un<br />

pied. Elles pourraient apprendre une technique pour calculer le prix du bois. Elles stockeraient<br />

le bois par tas de forme parallélépipédique d’un pied de haut, mesureraient la longueur et la<br />

largeur d’un parallélépipède, multiplieraient et demanderaient un shilling pour chaque cube<br />

d’un pied. C’est une façon de payer le bois. Mais on pourrait aussi le payer en fonction des<br />

conditions de travail.<br />

Mais supposez que nous rencontrions des hommes qui rangeraient le bois en piles n’ayant pas<br />

nécessairement un pied de haut. Ils mesurent la longueur et la largeur d’un tas, mais non sa<br />

hauteur, multiplient et disent: « La règle veut que l’on paie en fonction du produit de la<br />

longueur par la largeur. » Cela ne serait-il pas étrange? Diriez-vous que ces gens-là demandent<br />

un prix erroné? Supposons que, pour leur montrer que leur mode de calcul du prix du bois est<br />

complètement idiot, je transforme une pile qu’ils évaluent à 3 shillings en une pile plus longue<br />

et moins haute. Qu’en serait-il si la pile quand elle était différemment disposée valait £1 et<br />

qu’ils disent: « Eh bien, il en achète plus maintenant et doit payer plus. » Nous pourrions<br />

nommer cela une espèce de folie logique (a kind of logical madness). Mais il n’y a rien<br />

227 Cours sur les fondements des mathématiques, XXI, tr. fr., p. 207. Il ajoute dans les Remarques sur les fondements des<br />

mathématiques I, §152 que Frege ne nous a pas dit « à quoi ressemblerait réellement cette forme de folie » Remarques sur<br />

les fondements des mathématiques.<br />

105


d’incorrect (nothing wrong) à donner gratuitement une certaine quantité de bois. Alors qu’y a<br />

t-il là d’incorrect ? Nous pourrions dire: c’est la façon dont ils procèdent 228 .<br />

106<br />

Tout laisse penser que Wittgenstein substitue cette fiction en lieu et place de<br />

l’impossibilité que Frege invoquait. Le scénario des vendeurs de bois prend Frege au mot:<br />

nous pourrions qualifier leur comportement de fou, mais là où ce jugement pose problème,<br />

c’est que nous ne pouvons pas affirmer que leur comportement est « incorrect ». C’est le<br />

premier déplacement que Wittgenstein impose au verdict d’impossibilité frégéen. La réaction<br />

première (l’imputation de la folie) est progressivement rectifiée: plutôt que de répliquer à ces<br />

hommes qu’ils sont fous, à y réfléchir à deux fois, nous en sommes réduits à devoir<br />

simplement avouer qu’il n’y a rien d’incorrect à ce qu’ils agissent ainsi. Or, cette concession<br />

apparente a pour fonction de suspendre l’évidence à la fois de l’impossibilité de l’expérience<br />

de pensée selon Frege et de la possibilité du scénario qu’il commence à dérouler sous nos<br />

yeux.<br />

celui qu’on aurait attendu :<br />

En effet, Wittgenstein prend un autre exemple qui va dans un sens opposé à<br />

Soit un autre cas: Supposez que quelqu’un veuille savoir combien de fois 3 apparaît dans ce<br />

groupe de traits : |||||||||. Il se peut qu’il compte ainsi : |||||||||<br />

Trois, trois, trois, trois - 3 apparaît quatre fois.<br />

Cela semble tout à fait plausible. Supposez que des gens calculent ainsi même lorsqu’ils<br />

voudraient distribuer des bâtons. S’il s’agit de partager neuf bâtons entre trois personnes, ils<br />

commencent à en distribuer quatre à chacune. On peut imaginer alors qu’il se produirait<br />

diverses choses. Ils pourraient être fortement étonnés en constatant que cela ne marche pas. Ou<br />

bien, ils pourraient ne pas manifester le moindre signe d’étonnement. Que devrions-nous dire<br />

alors? « Nous ne pouvons pas les comprendre » 229 .<br />

Wittgenstein renverse progressivement notre réaction première à l’égard des<br />

vendeurs de bois: cette pratique n’est pas folle, elle est plausible. Non seulement elle n’a rien<br />

d’incorrect, mais elle n’a rien d’irrationnel, ni même de déraisonnable. Que ces hommes<br />

s’étonnent ou non de « ce qui marche », cela ne nous est pas accessible. L’objection de la<br />

folie a cédé la place à un aveu d’impuissance. En d’autres termes, elle n’est que la projection<br />

de l’angoisse que nous ne pourrions pas tout comprendre, que les limites de notre<br />

228 Cours sur les fondements des mathématiques, XXI, tr. fr., p. 208. À confronter aux Remarques sur les fondements des<br />

mathématiques, I, §142-152.<br />

229 Cours sur les fondements des mathématiques, XXI, tr. fr., p. 209.


compréhension ne coïncideraient pas avec les limites de l’intelligibilité. La fiction des<br />

vendeurs de bois ne nous fait pas entrevoir leur folie, mais nos limites logiques. Nous sommes<br />

exclus de leur logique. Nous transformons et déplaçons - au sens d’une dénégation - notre<br />

incapacité à saisir l’intelligibilité de leurs comportements en les traitant de fous. Nous passons<br />

de la reconnaissance d’une similitude que nous croyons d’abord découvrir en observant leurs<br />

comportements à la découverte d’un désaccord tel qu’il semble que nous ne puissions plus au<br />

fond employer ici les concepts d’accord et de désaccord. Wittgenstein ne souligne donc pas<br />

seulement que la signification de certains rites pourrait nous échapper dans la mesure où leur<br />

finalité nous resterait opaque. Même à supposer que leur conduite soit gratuite, nous ne<br />

parvenons pas à calquer nos concepts sur les leurs. Nous ne savons plus en l’occurrence où<br />

situer le décalque. Nous pouvons bien invoquer des raisons, historiques, esthétiques ou autres,<br />

elles ne modifient pas l’irréductibilité de la différence de leurs pratiques, et par là, le soupçon<br />

que la formulation de cette différence ne nous est pas pleinement intelligible:<br />

Supposez que je vous aie donné une explication historique de leur comportement: (a) Ces<br />

gens-là ne vivent pas de la vente du bois, aussi ce qu’ils en retirent est sans importance. (b) Un<br />

grand roi leur a dit il y a fort longtemps de calculer le prix du bois en mesurant seulement la<br />

longueur et la largeur et en conservant la même hauteur. (c) Ils ont agi ainsi depuis ce<br />

moment-là à ceci près que peu à peu ils en sont venus à ne plus tenir compte de la hauteur des<br />

tas. Qu’y a-t-il alors d’erroné? Ils agissent ainsi. Et ils se débrouillent très bien. Que voulez-<br />

vous de plus? 230 »<br />

107<br />

Nous ne pouvons réduire leurs pratiques à des erreurs simplement parce<br />

qu’elles ne sont pas les nôtres. Il ne s’agit pas seulement de répéter la critique du positivisme<br />

anthropologique de Frazer, mais d’en découvrir le fond. Face à l’étrangeté de leurs pratiques,<br />

nous en sommes réduits à consigner le verdict de leur différence. En d’autres termes, notre<br />

exigence de justification et de rationalisation de ces pratiques témoigne d’une volonté de les<br />

réduire aux nôtres. Car ce qui fait échec à nos critères, ce qui nous déçoit en l’occurrence<br />

n’est pas tant que les vendeurs de bois nous confrontent à une quelconque lacune de notre<br />

répertoire intellectuel. C’est bien plutôt la complétude de leur système qui provoque notre<br />

déception, c’est-à-dire le fait que leurs critères fonctionnent parfaitement, sans qu’ils ne nous<br />

soient accessibles. Leur indifférence à nos réactions est d’ailleurs la meilleure attestation de<br />

cette complétude. Car, comment juger ici de ce qui est essentiel à la régulation de leur<br />

230 Cours sur les fondements des mathématiques, Cours XXI, p. 204, tr. fr., p. 210.


pratique? Comment juger que ce qui nous apparaît comme essentiel (pour ce qui concerne les<br />

vendeurs de bois, mesurer le matériau en fonction de ses trois dimensions) n’est pas<br />

totalement accessoire pour eux? Certes, on ne saurait décider a priori de la distinction ici<br />

entre essentiel et secondaire, et en conséquence de ce qui peut être tenu pour la mesure de<br />

l’incommensurabilité (partielle ou totale) de deux jeux de langage, voire de deux formes de<br />

vie. Qu’il n’existe pas de solution claire aux différends de ce genre signifie que les différends<br />

ne sont pas anticipables, plutôt qu’irréductibles.<br />

108<br />

On ne peut donc justifier les pratiques judicatives que nous observons de<br />

l’extérieur. Que nous ne puissions expliquer la façon dont nous projetons les mots dans<br />

certains contextes et pas dans d’autres ne saurait faire l’objet d’une justification, ni d’une<br />

anticipation. Wittgenstein affirme que l’accusation de folie rejaillit en retour sur nous. Loin<br />

que la leçon à en tirer ne soit ici encore à comprendre dans une lignée frégéenne, il ne s’agit<br />

plus seulement d’affirmer, conformément à la préface des Grundgesetze, qu’à récuser la<br />

logique, nous serions réduits à proférer de purs et simples meuglements, mais plutôt que nos<br />

prétentions à légiférer sur la folie des autres mettent en lumière nos propres limites<br />

logiques 231 . Le scénario des vendeurs de bois montre que l’expérience de cette différence me<br />

renvoie à mes critères en tant que et parce que je ne pénètre pas les leurs. Wittgenstein<br />

reconnaît qu’il y a un sens à imaginer d’autres logiques qui n’est pas théorique ou générique,<br />

mais pratique. Il accorde désormais la possibilité d’être confronté à des formes de vie<br />

radicalement autres, incommensurables aux nôtres. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que<br />

nous sommes emprisonnés dans nos propres formes de pensée ou de langage, mais d’accorder<br />

une place pour une incommensurabilité, à condition qu’elle soit redéfinie comme la possibilité<br />

de ne pas reconnaître ceci comme analogue à cela 232 . Le scénario des vendeurs de bois est une<br />

expérience à proprement parler: j’éprouve que je suis moins enfermé dans le cercle de mes<br />

représentations qu’exclu du monde des vendeurs de bois. La lecture que Cavell a proposée de<br />

ce passage est en réalité littérale:<br />

Car non seulement lui ne me reçoit pas, parce que ses réactions naturelles ne sont pas les<br />

miennes; mais c’est mon propre entendement qui s’avère incapable de passer outre ce que mes<br />

propres réactions naturelles peuvent supporter. Je suis renvoyé à moi-même; c’est comme si je<br />

231 Cavell, The Claim of Reason, tr. fr., p.185 sq. Ce chapitre nous paraît crucial pour comprendre la distinction<br />

qu’effectue Cavell entre deux types de scepticisme.<br />

232 C’est l’expression de Cora Diamond dans « How Old are the Bones ? », Proceedings of the Aristotelian Society, supp.<br />

vol 73, 1999, p. 125.


tendais la paume de mes mains ouvertes, afin d’exhiber quelle sorte de créature je suis et de<br />

déclarer ainsi que j’occupe mon terrain, mon terrain seulement en vous abandonnant le vôtre.<br />

Et quand cela se produit-il ? Quand est-ce que je découvre ou décide que le moment est venu<br />

de vous autoriser à faire sécession, de permettre à votre divergence de s’affirmer, de déclarer<br />

que l’histoire entre nous a pris fin ? L’angoisse ne tient plus seulement au fait que mon<br />

entendement a des limites, mais à ceci qu’il m’appartient de les tracer, et sur nul autre sol que<br />

le mien 233 .<br />

109<br />

Ce que l’expérience de pensée des vendeurs de bois met en évidence, c’est que<br />

je ne peux opposer mon savoir de mes pratiques, la connaissance de mes critères à<br />

l’inintelligibilité des leurs. En outre, l’effet de la fiction n’est pas seulement que je fais<br />

l’expérience d’être exclu de leurs pratiques, mais que je prends conscience que je ne peux<br />

formuler les critères qui sont les miens et qui définissent ma pratique comme participant de<br />

celle de la communauté à laquelle j’appartiens. Car si ces pratiques me sont opaques, cette<br />

opacité me renvoie à son tour à l’opacité de ce qui est mien et de mon aptitude à parler au<br />

nom des autres :<br />

Pour Wittgenstein, nous sommes toujours ceux qui « établissent » les critères soumis à<br />

l’examen. Les critères auxquels Wittgenstein a recours - ceux qui pour lui sont les données de<br />

la philosophie - sont toujours « les nôtres »: le groupe qui constitue son autorité est toujours,<br />

semble-t-il, le groupe humain en tant que tel, l’être humain pris en général. Quand j’énonce<br />

des critères, j’agis ou je me représente que j’agis, en tant que membre de ce groupe, en tant<br />

qu’être humain représentatif. Surgissent alors immédiatement deux questions : 1) comment, de<br />

quel droit puis-je parler au nom du groupe dont je suis membre? Comment ai-je pu acquérir un<br />

si extraordinaire privilège? Quelle confiance puis-je placer dans une généralisation de ce que<br />

je dis à ce que tous disent ? L’échantillon est si ridiculement, si absurdement petit! 2) Si j’ai,<br />

en fait, été partie prenante dans les critères que nous avons établis, comment est-il possible<br />

que je ne sache pas ce qu’ils sont ? Et pourquoi ne suis-je pas en état de reconnaître le fait que<br />

j’ai été engagé dans une si extraordinaire entreprise? 234<br />

De même que je ne peux pas anticiper la distorsion ou la nouveauté de l’usage<br />

d’un concept 235 , de même je ne peux pas anticiper les divergences auxquelles je vais être<br />

233 Cavell, The Claim of Reason, tr. fr., p. 184-5.<br />

234 Cavell, The Claim of Reason, tr. fr., p. 49.<br />

235 Putnam (dans « Rules, Attunement and Applying Words to the World », dans The Legacy of Wittgenstein : Pragmatism<br />

or Deconstruction?, Ludwig Nagl, Chantal Mouffe (eds), 2001, p. 22 : « il n’y a pas de règles générales qui indiquent quel<br />

type de récit nous permettra de voir l’usage d’un mot ou d’un concept comme une extension naturelle et dans quelles


confronté, l’opacité ou à la transparence d’un autre ou des autres, fût-ce de moi-même. On ne<br />

peut pas dissocier l’insularité de leurs pratiques de mon étrangeté aux miennes. Wittgenstein<br />

stigmatise l’arrogance que nous avons de juger que les vendeurs de bois agissent de façon<br />

incomplète, sous prétexte que nous comprenons leurs pratiques sur le modèle des nôtres<br />

amputées d’une dimension 236 . En d’autres termes, il prend pour cible ce verdict<br />

d’incomplétude qui présuppose implicitement que nous serions en mesure, de l’intérieur de la<br />

sophistication de nos formes de vie, de compléter et de parfaire cette altérité. Si Wittgenstein<br />

critique avec fermeté la propension à évaluer leurs pratiques à l’aune des nôtres, ce n’est pas<br />

pour nous enjoindre à une leçon de prudence concernant les différences culturelles. Si<br />

Wittgenstein est un philosophe de la culture 237 , c’est plutôt au sens où il récuse de façon bien<br />

plus radicale que la normativité puisse être comprise dans les termes d’un fondement. La<br />

leçon à en tirer n’est pas celle du relativisme culturel. Wittgenstein défait l’illusion même qui<br />

donne prise au relativisme: on ne peut avancer nul fondement à ce que nous faisons bien ce<br />

que nous faisons, que nous parlons bien comme nous parlons et que nous jugeons bien comme<br />

nous jugeons. Les normes qui guident la pensée ne sont pas détachables de nos pratiques au<br />

sens fort où nos pratiques les exemplifient 238 . Il ne s’agit pas de partir de nos concepts de<br />

mesure et de se demander si nos concepts seraient les mêmes dans d’autres circonstances et de<br />

poser ainsi les conditions nécessaires de la grammaire de telle ou telle unité de mesure, mais<br />

de prendre acte de cette indissociabilité :<br />

Il est important de prendre acte que, bien que ces gens puissent avoir des manières d’agir qui,<br />

prises à part, ressemblent à nos calculs et à nos mesures, elles peuvent être liées à leur vie de<br />

façon très proche des nôtres, ou bien moins, ou pas du tout. S’il existe par exemple, une règle<br />

de grammaire dans le langage qu’ils parlent correspondant à « Une baguette a une longueur<br />

déterminée » dépend de la proximité du rôle joué dans leur vie par les manières d’agir qui<br />

ressemblent à nos déterminations de longueur, avec le rôle dans nos vies des manières d’agir<br />

similaires. Que les règles pour faire telle ou telle chose soient les règles pour la détermination<br />

de la longueur d’une chose pénètre leurs vies de multiples façons 239 .<br />

circonstances. »<br />

236 J’emprunte cette terminologie à J.-P. Narboux, Dimensions et paradigmes, thèse de doctorat, Amiens, 2003.<br />

237 Sur le sens que peut revêtir cette expression, voir Cavell, Décliner le déclin, repris dans Qu’est-ce que la philosophie<br />

américaine ?, Gallimard, p. 44 sq.<br />

238 C’est le point central mis en avant par J.-P. Narboux dans sa thèse.<br />

239 Cora Diamond dans « Rules : Looking in the Right Place », dans D. Z. Phillips and P. Winch, (eds), Wittgenstein :<br />

attention to particulars, Basingstoke, Hampshire, 1989. 1989, p. 16.<br />

110


111<br />

C’est en regardant littéralement les concepts, les règles à même les pratiques<br />

qui les déploient, que je les saisis et que je peux juger de la proximité ou non de l’usage de<br />

certains concepts à l’œuvre dans d’autres formes de vie que les miennes. L’exemple du<br />

concept de douleur est peut-être celui sur lequel Wittgenstein revient avec le plus<br />

d’insistance :<br />

Le concept de douleur est caractérisé par la fonction déterminée qu’il a dans notre vie.<br />

La douleur occupe cette place dans notre vie, elle y a ces connexions<br />

(Zusammenhänge). Autrement dit: c’est seulement ce qui occupe cette place dans notre vie,<br />

c’est seulement ce qui a ces connexions (Zusammenhänge) que nous appelons douleur 240 .<br />

Or, la façon dont Wittgenstein pose le problème de notre reconnaissance du<br />

concept de douleur reprend la difficulté dont nous sommes parti: il s’agit de savoir lorsque je<br />

suis confronté à d’autres concepts que les miens, comment je peux juger de la convergence et<br />

de la discordance de mes concepts et des leurs :<br />

Une tribu a deux concepts apparentés (verwandt) de notre douleur. L’un s’applique lorsqu’il<br />

s’agit de blessures apparentes et est lié à : soin, compassion, etc. L’autre, ils l’appliquent<br />

lorsqu’il s’agit, par exemple de maux d’estomac, et il s’accompagne de railleries à l’égard du<br />

patient. - « Mais est-il vrai (wirklich) qu’ils ne remarquent pas la similitude (Ähnlichkeit) entre<br />

les deux cas ? Avons-nous donc partout un seul concept, là où il a une similitude<br />

(Ähnlichkeit) ? La question revient à : la similitude leur importe-t-elle ? Doit-elle l’être ? Et<br />

pourquoi leur concept ne devrait-il pas recouper notre concept de douleur ? 241<br />

Là encore, la confrontation à une tribu qui dédoublerait l’usage de notre<br />

concept de douleur pour en restreindre l’application aux douleurs observables a pour enjeu<br />

non seulement de mettre en évidence les traits saillants de notre usage du concept de douleur,<br />

de ce en quoi il nous est publiquement idiosyncrasique si l’on peut dire, mais tout autant<br />

d’insister sur l’impérialisme du démarquage conceptuel. Ce n’est pas seulement que nos<br />

concepts expriment nos intérêts en un sens faible, c’est également que je ne peux m’empêcher<br />

de voir d’autres concepts à la lumière des miens. Or, leur cécité vis-à-vis du fait de la douleur<br />

invisible n’est que le pendant de notre illusion de lucidité ou de pertinence. La fiction n’est<br />

pas celle d’une pure et simple externalisation de la douleur. Certes, ils n’appliquent le concept<br />

240 Fiches §532-3.<br />

241 Fiches §380, tr. fr. légèrement modifiée.


de douleur que dans les circonstances où la douleur est visible, mais cette application n’est<br />

pas séparable d’une dimension évaluative et morale. Le fait que cette tribu ne témoigne pas de<br />

déférence à l’égard de la personne qui souffre n’est pas anodin: la personne souffrante n’est<br />

ainsi pas plus qualifiée qu’une autre pour consigner ses douleurs. Les jeux de langage fictifs<br />

sont ainsi un instrument qui renvoie l’objection de folie à nous-mêmes, en la transposant en<br />

une accusation de cécité à d’autres aspects lorsque nous sommes confrontés à d’autres formes<br />

de vie, ou lorsque nous sommes confrontés au nouvel usage d’un concept.<br />

Or, à en tirer les pleines conséquences, la leçon à laquelle Wittgenstein nous enjoint à<br />

dédramatiser la terminologie de l’incommensurabilité 242 . En effet, l’expérience de pensée a<br />

une dimension expérientielle irrésorbable dans la mesure où elle nous oblige à considérer ces<br />

êtres alternativement comme identiques à nous et comme radicalement différents de nous 243 .<br />

Or, la solennité tractarienne de l’opposition du logique et de l’illogique alliait intimement<br />

l’immuabilité de la logique à l’incomparabilité des systèmes de pensée. Comme l’a souligné<br />

Cora Diamond, ces deux critiques, qui visent tout autant Frege que l’auteur du Tractatus, ne<br />

sont pas séparables 244 . Est-ce ainsi qu’il faut comprendre que Wittgenstein consacre l’abîme<br />

qui surgit dès lors que deux croyances fondamentales (qu’elles soient religieuses ou non) nous<br />

opposent 245 . Wittgenstein reconnaît désormais dans les termes de Cora Diamond une<br />

déconnexion (disconnection) 246 , plutôt qu’une incommensurabilité irréductible 247 . La<br />

difficulté tient à ce que je ne pense pas le fossé qui m’oppose à vous comme un fossé où je ne<br />

comprends pas qui vous êtes, mais comme un fossé où je ne peux pas vous comprendre,<br />

comme s’il y avait quelque chose auquel je devais me résigner. Si l’ordinaire est traversé par<br />

la menace sceptique, cette dernière ne peut pas a priori être résorbée, pas plus qu’a priori<br />

revendiquée. Si ce qui est reconnu comme jugement est laissé en partie à la discrétion de ceux<br />

qui jugent au sens où il ne faut chercher les jugements ailleurs que dans les paradigmes que<br />

242 H. Putnam, Renewing Philosophy, 1992, p. 148-157.<br />

243 Voir J-P. Narboux dans « Incommensurabilité et exemplarité », Wittgenstein, dernières pensées, Agone, 2002, p. 317-<br />

344. Nous nous en sommes tenu aux scénarios des vendeurs de bois et du peuple qui posséderait deux concepts de<br />

douleur, mais les bâtisseurs de l’ouverture des Recherches peuvent donner lieu au même type d’analyse (comme Cavell<br />

et Goldfarb l’ont montré).<br />

244 Diamond, The Realistic Spirit, 1991, p. 7-8, tr. fr., p. 10-11.<br />

245 Leçons et conversations, p. 107.<br />

246 Diamond, « Wittgenstein on Religious Belief », dans Religion and Wittgenstein’s Legacy, lieu, Ashgate, 2005, p. 113).<br />

247 Voir Cora Diamond, « Wittgenstein on Religious Belief » p. 114, et dans « How old are these bones ? », 1999.<br />

Dans le plus récent, elle propose d’opposer le modèle frégéen qui reconduit tous les langages à une seule logique à un<br />

modèle qu’elle voit à l’œuvre chez Rosenzweig, selon lequel l’unité est conçue de façon dynamique. Voir également<br />

Putnam (1992, p. 143) qui ne recourt au terme d’incommensurabilité qu’avec prudence : « C’est comme si les<br />

discours religieux étaient d’une certaine façon incommensurables, pour employer un mot galvaudé. Mais il y a<br />

plusieurs théories de l’incommensurabilité et le problème est de décider la façon dont Wittgenstein entend nier la<br />

commensurabilité de l’homophonie du discours religieux et du discours non-religieux. » Voir également Putnam,<br />

Renewing Philosophy, 1992, p. 144 : « Pour un non-croyant, le Jugement dernier n’est pas même une possibilité. »<br />

112


nous en exhibons, alors l’usage des fictions n’est pas seulement une thérapie ponctuelle, mais<br />

permanente. C’est donc en ce dernier sens pour nous que Wittgenstein aura reconduit le<br />

problème des autres esprits à la difficulté pratique qu’il exprime. Ainsi reformulé, le problème<br />

offre une résistance qu’il n’est ni possible, ni même souhaitable de résorber.<br />

E. Marrou (Ecole Normale Supérieure, Paris)<br />

113


LE REALISME, L’ANTI-REALISME ET D’AUTRES « CRIS DE<br />

GUERRE »<br />

WITTGENSTEIN ET LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION<br />

Introduction<br />

On voit clairement à partir des textes qui composent son Nachlass que Wittgenstein a<br />

commencé à réfléchir assez tôt sur le problème du réalisme et que son intérêt pour cette<br />

question s’est étendu sur presque toute sa carrière philosophique. Déjà dans les carnets qui<br />

servirent de « premier jet » au Tractatus, Wittgenstein envisage, par exemple, le rapport entre<br />

le solipsisme et le réalisme 248 . Certains interprètes, comme David Pears, voient à travers les<br />

pages du Tractatus un argument pour un certain type de réalisme 249 . Quand G. E. Moore<br />

rédige ses souvenirs de l’enseignement de Wittgenstein à Cambridge au début des années<br />

1930, il mentionne le « réalisme » comme thème souvent abordé lors de ses cours, affirmation<br />

tout à fait soutenue par des notes d’étudiants prises pendant cette période 250 . La question du<br />

réalisme en tant que position philosophique allait également apparaître dans les tapuscrits<br />

constituant les Recherches philosophiques ainsi que dans ses derniers écrits, même si le terme<br />

de « réalisme » n’est pas toujours utilisé exactement de la même manière. Dans la mesure où<br />

une bonne partie du travail de Wittgenstein consiste à réfléchir sur le rapport entre le langage<br />

et le monde, il n’est pas exagéré de dire que sa philosophie est imprégnée de la question du<br />

réalisme.<br />

Il n’est donc pas surprenant que le thème du réalisme continue à occuper une place si<br />

importante dans la bibliographie wittgensteinienne 251 . « Wittgenstein était-il réaliste, anti-<br />

248 Cf. MS 103 48r (2.9.1916) = Carnets 1914-1916, trad. de l’allemand par Gilles Gaston GRANGER, Paris,<br />

Gallimard, 1971, p. 152. Pour toutes les références aux manuscrits du Nachlass, voir Wittgenstein’s Nachlass:<br />

The Bergen Electronic Edition, Oxford, Oxford University Press, 2000.<br />

249 Voir, par exemple, Davis PEARS, The False Prison: A Study of the Development of Wittgenstein’s<br />

Philosophy, Volume 1, Oxford, Oxford University Press, 1987, surtout le 5 e chapitre, « The Basic Realism of the<br />

Tractatus », p. 88-114.<br />

250 Cf. G. E. MOORE, « Wittgenstein’s Lectures in 1930-1933 », in Ludwig Wittgenstein: Philosophical<br />

Occasions (1912-1951), James KLAGGE et Alfred NORDMANN (dir.), Indianapolis, Hackett Publishing<br />

Company, 1993, p. 46-114. Pour un résumé des sujets abordés dans les cours, voir p. 50.<br />

251 Par exemple, l’ouvrage de Cora DIAMOND, The Realistic Spirit: Wittgenstein, Philosophy, and the Mind,<br />

Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1991 (L’esprit réaliste : Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, trad. par<br />

Emmanuel HAIS et Jean-Yves MONDON, Paris, PUF, 2004) ; et plus récemment en France, Sandra<br />

114


éaliste ou a-t-il échappé à ces étiquettes ? » On évoque souvent cette question dans des<br />

contextes philosophiques assez divers : le réalisme métaphysique 252 , mathématique 253 ,<br />

esthétique 254 , éthique 255 et même politique 256 . Ce travail a pour objectif de prolonger ce débat<br />

en abordant un autre domaine où les enjeux du réalisme se sentent particulièrement fort : la<br />

philosophie de la religion.<br />

Mais qu’est-ce que Wittgenstein a à voir avec la philosophie de la religion ? Il nous<br />

semble désormais évident – en jugeant autant d’après ses propres écrits que d’après les<br />

nombreux témoignages donnés par ses amis et ses étudiants – que Wittgenstein était très<br />

sensible à la croyance religieuse, que ce soient les croyances dites « primitives »<br />

(« Remarques sur le Rameau d’or de Frazer ») ou les croyances de ses contemporains<br />

(« Leçons sur la croyance religieuse »). Nous savons aussi par les mêmes sources que<br />

Wittgenstein était au courant des débats contemporains dans la philosophie de la religion, et il<br />

est raisonnable de croire qu’il voyait avec beaucoup de perspicacité le rôle que le réalisme<br />

jouait dans ces débats 257 .<br />

LAUGIER, Du réel à l’ordinaire : Quel philosophie du langage aujourd’hui ?, Paris, Vrin, 1999 ; Laila<br />

RAÏD, L’illusion de sens : Le problème du réalisme chez le second Wittgenstein, Paris, Kimé, 2006.<br />

252 Cf. P. M. S. HACKER, Insight and Illusion: Themes in the Philosophy of Wittgenstein, Oxford, Clarendon<br />

Press, 1986, surtout la XI e partie « Criteria, Realism, and Anti-realism », p. 307-335.<br />

253 Cf. Hilary PUTNAM, « Was Wittgenstein Really an Anti-realist about Mathematics ? », in Wittgenstein in<br />

America, Timothy McCARTHY et Sean C. STIDD (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2001. Dans l’article,<br />

Putnam remet en question l’idée soutenue par des philosophes comme Michael Dummett, Paul Horwich, Saul<br />

Kripke et Richard Rorty selon laquelle Wittgenstein était « un anti-réaliste sur toutes les questions [an antirealist<br />

across the board] », p. 140.<br />

254 Cf. Justin GOOD, Wittgenstein and the Theory of Perception, New York, Continuum International<br />

Publishing, 2006, p. 130 ss.<br />

255 Par exemple, Sabina LOVIBOND, Realism and Imagination in Ethics, Minneapolis, University of Minnesota<br />

Press, 1983, ou encore, « “In Spite of the Misery of the World” : Ethics, Contemplation and the Source », in<br />

Wittgenstein and the Moral Life : Essays in Honor of Cora Diamond, Alice CRARY (dir.), Cambridge (Mass.),<br />

MIT Press, 2007, p. 305-326.<br />

256 Cf. Alice CRARY, « Wittgenstein and Political Thought », in The New Wittgenstein, Alice CRARY et Rupert<br />

READ (dir.), London, Routledge, 2000, p. 118-145.<br />

257 Les exemples sont assez nombreux. Un collègue de Cambridge, Frederick Tennant, venait de publier fin des<br />

années 1920 son ouvrage Philosophical Theology, qui essayait de montrer la « continuité » entre la théologie la<br />

science. M. C. O’Drury constate le mépris ressenti par Wittgenstein à l’égard de ce type d’entreprise. Nous<br />

soulignons aussi que l’intérêt suscité par Wittgenstein pour le Rameau d’or de Sir James Frazer est également<br />

une réaction à l’application (fausse) d’un réalisme scientifique par Frazer aux rites religieux. Dans les « Leçons<br />

sur la croyance religieuse », Wittgenstein fait allusion au Père O’Hara qui participa vers 1930 à une série<br />

d’émissions pour la BBC sur le thème « Science et Religion ». Wittgenstein avait manifestement une<br />

connaissance directe du contenu de ces émissions. Pendant l’année universitaire 1946-1947, il semble qu’il ait eu<br />

des discussions plus approfondies sur la philosophie de la religion avec G. E. M. Anscombe et Wasfi Hajib (cf.<br />

David EDMONDS et John EIDINOW, Wittgenstein’s Poker: The Story of a Ten-Minute Argument Between Two<br />

Great Philosophers, London, Faber and Faber, 2001, p. 9 et Norman MALCOM, Ludwig Wittgenstein: A<br />

Memoir with a Biographical Sketch by G. H. von Wright, 2 e éd., Oxford, Oxford University Press, 1984, p. 46.)<br />

115


Dans un premier temps, nous allons essayer de montrer comment la question du<br />

réalisme entre dans les débats de la philosophie de la religion contemporaine et, pourquoi elle<br />

est devenue un passage obligatoire pour toute discussion sur le statut du langage religieux. La<br />

plupart des arguments sur ce sujet sont construits d’une telle manière qu’il est difficile, voire<br />

impossible, de ne pas prendre position pour ou contre une approche « réaliste » du langage.<br />

« Quel est le rapport au juste entre nos énoncés et ce à quoi ces énoncés prétendent se<br />

référer ? » Cette question n’est pas moins légitime pour le langage religieux que pour le<br />

langage qui sert à parler des objets mathématiques, à décrire des états psychologiques ou à<br />

faire des jugements esthétiques.<br />

Dans un deuxième temps, nous regarderons comment Wittgenstein lui-même – à<br />

travers quelques textes peu commentés dans la bibliographie – concevait le rapport entre le<br />

réalisme et la religion. Nous espérons montrer que sa manière fort originale de placer cette<br />

question – ou plutôt, de la déplacer – pourrait offrir une « parole libératrice » pour nous faire<br />

sortir de l’impasse créée par les philosophes de la religion qui voudraient que nous<br />

choisissions entre le réalisme ou l’anti-réalisme.<br />

Le réalisme dans la philosophie de la religion<br />

Comme pour toutes les branches de la philosophie, la philosophie de la religion a<br />

autant d’écoles que de méthodes. Pour les philosophes qui adhèrent à la tradition analytique,<br />

la tâche principale est d’examiner les concepts religieux avec une attention particulière portée<br />

sur le statut du langage religieux. Les penseurs qui s’inscrivent dans cette tradition<br />

comprennent les premiers « disciples » de Wittgenstein (G. E. M. Anscombe, Peter Geach et<br />

Rush Rhees), la génération suivante (Peter Winch, D.Z. Phillips et Anthony Kenny), et plus<br />

récemment, d’autres comme Hilary Putnam. Même les philosophes de la religion, beaucoup<br />

plus nombreux, qui abordent le sujet avec des outils radicalement différents sont obligés à un<br />

moment ou à un autre de s’arrêter sur la question du langage. En fait, quelles que soient les<br />

positions tenues par ces philosophes ou les conclusions qu’ils tirent de leur recherche, il n’y a<br />

aucune manière d’éviter la question épineuse : à quoi au juste se référent les concepts et le<br />

langage religieux? La question du réalisme entre donc immédiatement dans le débat et divise<br />

116


les philosophes de la religion en essentiellement deux camps. Pour plus de simplicité, nous<br />

aborderons ici les deux positions principales : le réalisme et l’anti-réalisme 258 .<br />

Le réalisme religieux<br />

La forme la plus robuste du réalisme est celle que l’on appelle habituellement le<br />

réalisme « naïf » ou « innocent ». Selon les adhérents de cette position, le concept de Dieu est<br />

traité – explicitement ou implicitement – comme n’importe quel autre concept ordinaire. Du<br />

point de vue syntaxique, un discours sur Dieu ressemble grosso modo à un discours sur le<br />

président des États-Unis ou la reine d’Angleterre, même si aucun réaliste métaphysique qui se<br />

respecte n’admettrait une telle position ! Dans un sens, cette manière d’interpréter la réalité<br />

est parfaitement normale à un certain stade de développement ; il se peut qu’un enfant ne<br />

distingue pas les différents degrés de réalité entre, disons, ses parents, les personnages qui<br />

apparaissent à la télévision et ceux qui peuplent son imagination 259 . Pourtant, comme nous le<br />

voyons régulièrement dans les propos de certaines communautés religieuses fondamentalistes,<br />

ce n’est pas toujours le manque d’études ou d’expérience qui fait que certains adultes font peu<br />

de différence entre la réalité des concepts ordinaires comme « mercredi prochain »,<br />

« dehors », « le sous-sol », « le voyou », etc., et celle des concepts comme « le<br />

Jugement dernier », « le ciel », « l’enfer », « le Mal », etc. Le Jugement dernier est souvent<br />

entendu comme un événement spatio-temporel, le ciel et l’enfer comme des endroits, et le<br />

Mal comme la chose ou la personne qui s’oppose au Bien.<br />

En effet, on peut avancer que la plupart des croyants ordinaires s’inscrivent dans cette<br />

tradition réaliste car les textes sacrés utilisés par les grandes religions semblent soutenir ce<br />

type d’interprétation. Il n’est pas difficile de trouver des passages de l’Ancien Testament, par<br />

exemple, qui donnent des représentations anthropomorphiques de Dieu, où le Créateur est<br />

présenté comme un (super-)être parmi d’autres êtres. À l’intérieur de certaines traditions<br />

religieuses, ces représentations doivent être acceptées littéralement, c’est à dire, interprétées<br />

de façon réaliste, précisément parce qu’elles proviennent des textes sacrés : une interprétation<br />

non-réaliste d’un texte dit « révélé » peut même être considérée comme blasphématoire. C’est<br />

258 Nous reconnaissons que cette simplification court le risque d’exclure du débat d’autres positions plus<br />

nuancées. Nous ne traiterons pas, par exemple, des conséquences pour la philosophie de la religion du terme d’<br />

« irréalisme » de Nelson Goodman. Pour un excellent résumé de la question dans la recherche contemporaine,<br />

voir Peter BYRNE, God and Realism, Aldershot (UK), Ashgate, 2003, et Andrew MOORE et Michael SCOTT<br />

(dir.), Realism et Religion : Philosophical and Theological Perspectives, Aldershot (UK), Ashgate, 2007.<br />

259 Cf. Robert COLES, The Spiritual Life of Children, Boston, Houghton Mifflin, 1990.<br />

117


pour cette raison qu’un certain nombre de penseurs comme Alain Bailey, John Hick, William<br />

Alston ont suggéré qu’une bonne partie des débats philosophiques actuels sur le statut du<br />

langage religieux – qui tend souvent vers des interprétations « éclairées », c’est-à-dire, anti-<br />

réalistes – sont en décalage avec les véritables croyances et pratiques des gens religieux 260 .<br />

Accordons que la plupart des réalistes religieux ne sont pas si « naïfs » que le<br />

prétendent leurs adversaires. Les réalistes plus sophistiqués acceptent volontiers l’idée que le<br />

concept de Dieu est extrêmement complexe, et que Dieu, quoi qu’il soit, n’est certainement<br />

pas comme le président des États-Unis ou la reine d’Angleterre, grammaticalement ou<br />

autrement : une telle image de Dieu serait idolâtre. Mais même quand les arguments sont plus<br />

sophistiqués, des problèmes de référence continuent à survenir. Des théologiens de la tradition<br />

cataphatique admettent que la réalité de Dieu est radicalement différente de celle des autres<br />

êtres, mais le discours significatif sur Dieu est néanmoins possible grâce à un langage<br />

analogique 261 . De même, des théologiens de la tradition apophatique insistent sur l’altérité<br />

absolue de Dieu ; pourtant, en procédant par négations (ce que Dieu n’est pas) ils arrivent<br />

paradoxalement à une sorte de connaissance de Dieu 262 . Mais dans ces deux traditions,<br />

l’entreprise théologique de « connaître » le Divin, que ce soit par une voie d’affirmation ou de<br />

négation, présuppose qu’il y a quelque chose de réel à connaître.<br />

En effet, tout autant pour les réalistes sophistiqués que pour les réalistes naïfs, il est<br />

insensé de parler des concepts religieux comme celui de Dieu si ces concepts ne se référent<br />

pas à quelque chose qui est réellement extérieur à notre esprit. Autrement dit, cela n’aurait pas<br />

de sens de « croire en Dieu » si nous ne pouvions pas d’abord établir qu’il y a vraiment un<br />

« Dieu » en qui nous pouvons croire, quel que soit son mode d’existence ou notre mode<br />

d’appréhension. Les adhérents de l’école réaliste de la pensée religieuse sont tenus d’accepter<br />

un certain nombre de propositions fondamentales, en commençant, bien sûr, par l’existence de<br />

260 Alan BAILEY, « Wittgenstein and the Interpretation of Religious Discourse », in Wittgenstein and<br />

Philosophy of Religion, éd. par Robert L. ARRINGTON et Mark ADDIS, London, Routledge, 2001, p. 119-136<br />

; John HICK, Philosophy of Religion, 3 e éd., Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1983, p. 92-93 ;<br />

William ALSTON, « The Christian Language Game », in The Autonomy of Religious Belief, Frederick<br />

CROSSON (dir.), Notre Dame, Notre Dame University Press, 1981, p. 162.<br />

261 On associe souvent cette approche avec Thomas d’Aquin dans la Summa theologica I, q. 13, où le principe<br />

d’analogie est élaboré.<br />

262 Les origines de la tradition apophatique sont assez anciennes, dans l’Occident et surtout dans l’Orient, mais<br />

des manifestations semblables existent bel et bien de nos jours, comme chez Jean-Luc MARION, où le mot<br />

« Dieu » est systématiquement raturé dans le texte. Cf. Dieu sans l’être, Paris, Presses Universitaires de France,<br />

1991, p. 72 ss.<br />

118


Dieu, puis les qualités ou les caractéristiques de Dieu, etc. Ceci est la forme la plus commune<br />

du « fondationnalisme » religieux.<br />

Pour les réalistes, donc, toutes les croyances religieuses reposent sur des croyances<br />

fondationnelles dont la plus importante est celle de l’existence d’un Dieu objectivement réel.<br />

A l’intérieur de la philosophie de la religion, cette position a des avantages assez importants.<br />

Premièrement, elle semble faire appel au sens commun : la plupart des croyants religieux ne<br />

sont pas prêt à accepter une croyance ou une pratique, et encore moins, à sacrifier leurs vies<br />

pour une métaphore ou un symbole. Autrement dit, on ne se marie pas avec l’idée du mariage,<br />

ni avec la conviction personnelle que cette institution puisse avoir un effet bénéfique sur la<br />

société. On épouse une personne particulière, objective, réelle. Deuxièmement, les textes<br />

sacrés qui jouent un rôle essentiel dans la plupart des grandes religions semblent soutenir, au<br />

moins superficiellement, une forme de réalisme métaphysique. Il suffit de rappeler les<br />

célèbres mots de saint Paul : « Si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message,<br />

vide aussi votre foi. 263 »<br />

On peut ajouter que certains non croyants sont également des réalistes métaphysiques<br />

car, eux aussi, utilisent le même type d’argumentation pour montrer que les croyances<br />

religieuses sont dépourvues de sens parce que les fondements philosophiques de l’existence<br />

de Dieu ne peuvent pas être établis d’une manière convaincante. Autrement dit, le manque<br />

d’un fondement solide de l’existence de Dieu est, en soi, le fondement pour la non croyance.<br />

Un exemple haut en couleur de cette attitude est illustré par une remarque apocryphe de<br />

Bertrand Russell qui, un jour vers la fin de sa vie, assista à une soirée où on lui demanda ce<br />

qu’il dirait s’il rencontrait Dieu après sa mort. Russell répondit : « Eh bien, je dirais, “Dieu,<br />

l’évidence que tu nous as donnée était insuffisante” » 264 .<br />

263 Cf. 1 Corinthiens 15, 14.<br />

264 Al SECKEL, éd., Bertrand Russell on God and Religion, Buffalo, New York, Prometheus Books, 1986, p.<br />

11 : « Why, I should say, “God, you gave us insufficient evidence” ».<br />

119


Wittgenstein, bien sûr, était très conscient de cette tendance en religion, ainsi que des<br />

enjeux des modes « réalistes » de pensée. Par exemple, la force de concepts tels que la<br />

« récompense éternelle » ou la « punition éternelle » peuvent être dérivées des notions<br />

réalistes du « ciel » ou de l’« enfer » 265 . Lors d’une conversation en 1949, Drury lui avait<br />

exprimé sa sympathie pour la doctrine hérétique de l’apocatastase chez Origène d’Alexandrie,<br />

selon laquelle, à la fin du temps, même Satan et les anges déchus seraient restaurés dans leur<br />

état d’origine. La réponse de Wittgenstein est particulièrement révélatrice.<br />

DRURY : […] Origène disait qu’à la fin des temps, toutes les choses retrouveraient finalement<br />

leur étal initial. Que même Satan et les anges déchus retrouveraient leur gloire antérieure.<br />

C’est une conception que je trouvais attrayante, mais elle a été condamnée par l’Église comme<br />

hérétique.<br />

WITTGENSTEIN : Bien sûr qu’elle fut rejetée. Tout le reste n’aurait eu alors aucun sens. Si ce<br />

que nous faisons maintenant ne fait aucune différence à la fin, alors tout le sérieux de la vie<br />

fiche le camp 266 .<br />

Il est important de préciser que Wittgenstein ne soutient pas lui-même ici la thèse du réalisme<br />

métaphysique, mais il reconnaît que le souci sincère du réaliste métaphysique pour garantir la<br />

correspondance entre ses croyances et la réalité est tout sauf trivial.<br />

265 Voir surtout les « Leçons sur la croyance religieuse » [LCR], in Leçons et conversations, trad. de l’anglais par<br />

Jacques FAUVE, Paris, Gallimard, 1971, p. 106-135. Pour l’original, voir les « Lectures on Religious Belief »<br />

[LRB], in Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, éd. par Cyril BARRET,<br />

Oxford, Basil Blackwell, 1966, p. 53-72.<br />

266 Cf. Maurice DRURY, Conversations avec Ludwig Wittgenstein [CLW], éd. par Rush RHEES, trad. par Jean-<br />

Pierre COMETTI, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 184.<br />

120


L’anti-réalisme religieux<br />

Dans le camp philosophique opposé, les anti-réalistes proposent une façon<br />

radicalement différente d’interpréter les croyances religieuses. Tout comme pour le réalisme,<br />

l’anti-réalisme religieux prend des formes assez différentes, mais l’idée qui leur est commune<br />

est que l’usage des concepts religieux n’exige nullement un engagement intellectuel à<br />

l’existence d’entités extra-mentales. Pour être encore plus précis, il est parfaitement possible<br />

d’être croyant sans être un réaliste métaphysique 267 .<br />

Dans un sens, on peut interpréter l’anti-réalisme comme une tentative de sauver, pour<br />

ainsi dire, l’honneur intellectuel du croyant face à la critique croissante de la croyance<br />

religieuse comme pratique archaïque et superstitieuse qui n’a pas de place dans une<br />

philosophie éclairée. Les anti-réalistes essaient d’éviter cette critique en affirmant que, quels<br />

que soit les objet apparents des croyances religieuses, il ne s’agit pas de description d’un autre<br />

monde indépendant du nôtre. Selon les anti-réalistes, le véritable rôle du philosophe de la<br />

religion n’est pas d’établir les fondements de la croyance religieuse, mais d’essayer de trouver<br />

de nouvelles façons de les comprendre.<br />

D. Z. Phillips, un auteur d’une importance incontestable dans la philosophie de la<br />

religion, fut régulièrement accusé d’anti-réalisme 268 . En effet, ses explications des concepts<br />

religieux sont sciemment purgées de tout ce qui peut ressembler à du réalisme métaphysique.<br />

Le concept de « l’immortalité », pour prendre un exemple, n’est pas, selon Phillips, la<br />

capacité d’une substance immatérielle qu’on appelle une âme à continuer de subsister après la<br />

mort du corps où elle demeurait. Le concept d’immortalité n’est pas un concept métaphysique<br />

du tout, mais un concept éthique. Or, les exigences morales ou éthiques sont des exigences<br />

éternelles : « on ne peut pas parler d’un temps pour être bon 269 . » Quand nous nous<br />

comportons moralement, nos actes prennent un caractère éternel que même la mort ne peut<br />

jamais rendre insignifiants 270 . Phillips l’explique ainsi :<br />

267 Cf., par exemple, Alvin PLANTINGA, « How to Be an Anti-realist », Proceedings and Addresses of the<br />

American Philosophical Association 56/1, 1982-1983, p. 47-49 ; Merold WESTPHAL, Theological Anti-<br />

Realism, in Realism and Religion, op. cit., p. 131-145.<br />

268 Cf. Graham OPPY et Nick TRAKAKIS, « Religious Language Games », in Realism and Religion, op. cit., p.<br />

103-130. Cette accusation est vivement réfutée par Phillips, qui argumente que le réalisme et l’anti-réalisme sont<br />

aussi confus l’un que l’autre ; cf. « On Really Believing », in D. Z. PHILLIPS, Wittgenstein and Religion, New<br />

York, St. Martin’s Press, 1993, p. 33-55.<br />

269 D. Z. PHILLIPS, Death and Immortality, London, Macmillan and Co., 1970, p. 47.<br />

270 Cf. Brian CLACK, An Introduction to Wittgenstein’s Philosophy of Religion, Edinburgh, EUP, 1999, p. 98.<br />

121


L’éternité n’est pas une extension de cette vie présente, mais une manière de la juger.<br />

L’éternité n’est pas plus de vie, mais cette vie-ci vue sous certains modes de pensée moraux et<br />

religieux. C’est précisément ce que voudrait dire la phrase : voir cette vie sub specie<br />

aeternitatis 271 .<br />

Le concept de vie éternelle, comme le concept de Jugement dernier que Wittgenstein décrit<br />

dans la première partie de ses « Leçons sur la croyance religieuse », devient chez Phillips un<br />

moyen d’évaluer comment on vit au présent 272 . Il insiste sur le fait que cette façon de<br />

comprendre la vie éternelle est en fin de compte plus « religieuse » que la notion<br />

traditionnelle du ciel ; on enlève la notion égoïste d’une récompense plus tard pour le bien fait<br />

au présent, et l’on restaure l’idée que le bien est sa propre récompense.<br />

Il est vrai qu’un nombre non négligeable de remarques faites par Wittgenstein sur des<br />

sujets religieux semblent soutenir, au moins à première vue, un certain type d’anti-réalisme.<br />

Considérons la remarque suivante :<br />

Le christianisme ne se fonde pas sur une vérité historique, mais il nous donne un récit<br />

(historique) et dit : maintenant crois ! Non pas : accorde à ce récit la foi qui convient à un récit<br />

historique, mais : crois quoi qu’il arrive, ce qui ne peut être que le résultat d’une vie. Tu as là<br />

un récit – Ne te comporte pas envers lui comme envers les autres récits historiques ! Donne-lui<br />

une place tout autre dans ta vie. […] 273 .<br />

Ou bien, sur le réalisme historique, Wittgenstein dit :<br />

Aussi étrange que cela puisse avoir l’air : On pourrait démontrer que les récits historiques des<br />

Évangiles sont faux, historiquement parlant, sans que la foi y perdre quelque chose 274 .<br />

Ou bien, sur la croyance religieuse en général :<br />

271 Notre traduction. Cf. PHILLIPS, op. cit., p. 49 : « Eternity is not an extension of this present life, but a mode<br />

of judging it. Eternity is not more life, but this life seen under moral and religious modes of thought. This is<br />

precisely what seeing this life sub specie aeternitatis would amount to. »<br />

272 Cf. LCR, p. 106-116.<br />

273 Remarques mêlées [RM], trad. de l’allemand par Gérard GRANEL, présentation et notes par Jean-Pierre<br />

COMETTI, Paris, Flammarion, 2001, p. 91-92 ; MS 120 41v-42r (1937) : « Das Christentum gründet sich nicht<br />

auf eine historische Wahrheit, sondern es gibt uns eine (historische) Nachricht und sagt: jetzt glaube! Aber nicht<br />

glaube diese Nachricht mit dem Glauben, der zu einer geschichtlichen Nachricht gehört, – sondern: glaube,<br />

durch dick und dünn und das kannst Du nur als Resultat eines Lebens. Hier hast Du eine Nachricht! — verhalte<br />

Dich zu ihr nicht, wie zu einer andern historischen Nachricht! Laß sie eine ganz andere Stelle in Deinem Leben<br />

einnehmen. »<br />

274 RM, p. 91, 92 [traduction modifiée] : MS 120 83 (1937) : « So sonderbar es klingt: Die historischen Berichte<br />

der Evangelien könnten, im historischen Sinn, erweislich falsch sein, und der Glaube verlöre doch nichts<br />

dadurch[...]. »<br />

122


Il me semble qu’une foi religieuse ne pourrait être que (quelque chose comme) une décision<br />

passionnée en faveur d’un système de référence. Que, par conséquent, bien que ce soit une<br />

croyance, c’est cependant une manière de vivre, ou une manière de juger la vie. Une saisie<br />

passionnée de cette conception 275 .<br />

Ou encore, sur la signification du mot « Dieu » :<br />

La façon dont tu emploies le mot de « Dieu » n’indique pas qui tu veux dire – elle indique ce<br />

que tu veux dire 276 .<br />

Le moins qu’on puisse comprendre de ces passages est que Wittgenstein veut s’éloigner de la<br />

tradition du réalisme métaphysique. Pourtant, doit-on comprendre, par conséquent, que<br />

Wittgenstein est anti-réaliste dans ses réflexions sur la religion ?<br />

Wittgenstein et la question du réalisme religieux<br />

La réponse à cette question sera frustrante et, en fin de compte, très insatisfaisante<br />

autant pour les réalistes que pour les anti-réalistes. Tandis que Wittgenstein s’interroge<br />

sincèrement sur la croyance religieuse, il refuse tout simplement de participer à un débat entre<br />

les réalistes et les anti-réalistes qui prétende régler cette question dans la sphère religieuse.<br />

Comme le suggèrent les citations précédentes (ainsi que la totalité des « Leçons sur la<br />

croyance religieuse »), Wittgenstein réfute le réaliste métaphysique avec l’argument que le<br />

sens de la croyance religieuse ne repose ni sur des fondements historiques ni sur l’existence<br />

des entités extra-mentales. Mais en disant cela, – et cela est extrêmement important –, il faut<br />

préciser que Wittgenstein n’entre jamais dans le camp des anti-réalistes, et il ne rejette jamais<br />

explicitement ni l’historicité des textes sacrés ni l’ « existence » d’un Dieu. Bref, Wittgenstein<br />

refuse l’idée que la croyance religieuse doive, d’une manière ou d’une autre, rendre des<br />

comptes à la philosophie ou à la science.<br />

En 1928 et 1930, Frederick Robert Tennant, un philosophe du Trinity College, publia<br />

les deux volumes de son magnum opus intitulé Philosophical Theology 277 . L’objectif de cet<br />

275 RM, p. 132 [traduction modifiée] : MS 136 16b (1947) : « Es kommt mir vor als könne ein religiöser Glaube<br />

nur (etwas wie) das leidenschaftliche sich entscheiden zu [einem Koordinatensystem| einem Bezugssystem] sein.<br />

Also obgleich es Glaube ist, doch eine Art des Lebens, oder eine Art das Leben zu beurteilen. Ein<br />

leidenschaftliches Ergreifen dieser Auffassung. »<br />

276 RM, p. 115 [traduction modifiée] : MS 132 8 (11.9.1946) : « Wie Du das Wort “Gott” verwendest, zeigt<br />

nicht, wen Du meinst, sondern was Du meinst. »<br />

123


ouvrage était de présenter la théologie comme une extension de la science, et le théisme<br />

comme une sorte d’hypothèse la plus raisonnable et la plus probable. Drury raconte que<br />

Wittgenstein désapprouvait ce type de projet, et qu’il trouvait le titre même « indécent » 278 .<br />

Pourquoi Wittgenstein était-il si hostile à ce qu’il avait perçu comme un télescopage entre le<br />

réalisme scientifique et le réalisme religieux ?<br />

Pour Wittgenstein, le réalisme religieux, en tant que position philosophique, n’est<br />

qu’une impasse qui aboutit au scientisme. Dans la première des trois « Leçons sur la croyance<br />

religieuse », il distingue clairement le discours religieux du discours scientifique :<br />

connaissance.<br />

124<br />

Ce n’est pas d’hypothèse qu’il est question, ni de haute probabilité. Non plus que de<br />

Quand on parle de religion, on emploie des expressions telles que : « Je crois que telle<br />

ou telle chose va arriver », et cet emploi est différent de celui que nous en faisons dans les<br />

sciences 279 .<br />

Pourtant, l’anti-réalisme, en tant que position philosophique, est également une impasse, mais<br />

qui nous amène à une forme stérile d’expressivisme. Dans la troisième leçon, Wittgenstein,<br />

interrogé par son étudiant Casmir Lewy, affirme le caractère unique du discours religieux :<br />

Imaginez quelqu’un qui, avant d’aller en Chine, risquant de ne plus jamais me revoir,<br />

me dise : « Il se pourrait que nous nous voyions une fois morts » – dirais-je nécessairement<br />

que je ne le comprends pas ? Je dirais peut-être [j’en aurais le désir] tout simplement : « Oui,<br />

je le comprends tout à fait. »<br />

Lewy : Dans ce cas, vous pourriez penser simplement qu’il a exprimé une attitude.<br />

Je dirais : « Non, ce n’est pas la même chose que de dire : « J’ai beaucoup d’affection<br />

pour vous » – et il se peut bien que ce ne soit pas la même chose que de dire quoi que ce soit<br />

d’autre. » Cela dit que cela dit 280 .<br />

277 Frederick Robert TENNANT, Philosophical Theology, 2 tomes, Cambridge, Cambridge University Press,<br />

1930.<br />

278 Cf. CLW, p. 64.<br />

279 LCR, p. 112 ; LRB, p. 57 : « We don’t talk about hypothesis, or about high probability. Nor about knowing. /<br />

In a religious discourse we use such expressions as : “I believe that so and so will happen,” and use them<br />

differently to the way in which we use them in science. »<br />

280 LCR, p. 133 ; LRB, p. 70-71 : « Suppose someone, before going to China, when he might never see me again,<br />

said to me: “We might see one another after death” – would I necessarily say that I don’t understand him? I<br />

might say [want to say] simply, “Yes. I understand him entirely.” / Lewy: “In this case, you might mean that he<br />

expressed a certain attitude.” / I would say “No, it isn’t the same thing as saying ‘I’m very fond of you’ ” – and it<br />

may not be the same thing as saying anything else. It says what it says. »


L’une des conséquences les plus importantes des remarques de Wittgenstein sur la religion<br />

n’est pas de nous faire abandonner la notion de réalisme, mais de nous faire réexaminer notre<br />

usage de ce terme. C’est sur ce point que nous voudrions terminer cette étude.<br />

Le réalisme et d’autres « cris de guerre »<br />

Si Wittgenstein est prêt à réfléchir aux positions des réalistes, des idéalistes et<br />

d’autres, il ne cache pas sa suspicion à l’égard de tous les « -ismes » dans leur inefficacité à<br />

résoudre les problèmes philosophiques, et encore moins, les problèmes humains 281 . Dans un<br />

passage du Cahier bleu, il marque une claire distinction entre « l’homme du sens commun »<br />

et les pratiquants des « -ismes », que ce soit le réalisme ou d’autres.<br />

[…] Cela ne sert à rien de nous dire que, bien que nous ne sachions pas si l’autre personne a<br />

mal, nous le croyons sans aucun doute lorsque, par exemple, nous avons pitié d’elle. Nous<br />

n’aurions certainement pas pitié d’elle, si nous ne croyions pas qu’elle eût mal ; mais est-ce<br />

une croyance philosophique, une croyance métaphysique : un réaliste a-t-il plus pitié de moi<br />

qu’un idéaliste ou qu’un solipsiste ? – En fait, le solipsiste demande : « Comment pouvons--<br />

nous croire qu’autrui a mal ; qu’est-ce que cela veut dire, de croire cela ? Comment<br />

l’expression d’une telle supposition peut-elle faire sens ? »<br />

125<br />

Or le philosophe du sens commun (dont il faut noter qu’il n’est pas l’homme du sens<br />

commun, lequel est aussi éloigné du réalisme que de l’idéalisme), le philosophe du sens<br />

commun répond que l’idée de supposer, de penser, d’imaginer, que quelqu’un d’autre a ce que<br />

j’ai, ne pose assurément aucune difficulté. Mais l’ennui avec le réaliste, c’est toujours qu’il<br />

évite, au lieu de résoudre, les difficultés que ses adversaires voient, bien qu’eux-mêmes ne<br />

parviennent pas plus à les résoudre. Pour nous, la réponse réaliste ne fait que mettre en<br />

évidence la difficulté : car celui qui raisonne ainsi passe sur la différence entre différents<br />

usages des mots « avoir » et « imaginer » 282 .<br />

281 On doit préciser ici que Wittgenstein oppose souvent dans ses écrits le réaliste à l’idéaliste ; le terme allemand<br />

d’ antirealismus n’est bien sûr jamais employé par Wittgenstein. L’idée d’ « anti-réalisme » comme l’on utilise<br />

actuellement fut popularisée par Michael Dummett dans son article « Realism » (1963), publié dans Truth and<br />

Other Enigmas, Cambridge, Harvard University Press, 1978, p. 145-165.<br />

282 Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. de l’anglais par Marc GOLDBERG et Jérôme SACKUR, Paris,<br />

Gallimard, 1996, p. 99-100 : MS 309 80 : « It doesn’t help if anyone tells us that, though we don’t know whether<br />

the other person has pains, we certainly believe it when, for instance, we pity him. Certainly we shouldn’t pity<br />

him if we didn’t believe that he had pains; but is this a philosophical, a metaphysical, belief: Does a realist pity<br />

me more than an idealist or a solipsist? – In fact the solipsist asks: “How can we believe that the other has pain;<br />

what does it mean to believe this? How can the expression of such a supposition make sense?” Now the answer<br />

of the common sense philosopher (which, N.B., is not the common sense man, who is as far from realism as<br />

from idealism) the answer of the common sense philosopher is that surely there is no difficulty in the idea of<br />

supposing, thinking, imagining, that someone else has what I have. But the trouble with the realist is always that<br />

he does not solve but skip the difficulties which his adversaries see, though they too don’t succeed in solving


De même dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein nous met en garde contre l’erreur<br />

faite par les pratiquants des « -ismes » :<br />

Car c’est bien à cela que ressemblent les controverses entre idéalistes, solipsistes et réalistes.<br />

Les uns s’en prennent à la forme d’expression normale comme s’ils s’en prenaient à une<br />

affirmation ; les autres la défendent comme s’ils constataient des faits reconnus par tout<br />

homme raisonnable 283 .<br />

Le réaliste, l’idéaliste, le solipsiste – et nous pouvons ajouter l’anti-réaliste – sont-ils, d’après<br />

Wittgenstein, des hommes « raisonnables » ?<br />

Dans un manuscrit de 1948, Wittgenstein s’interroge sur la pertinence de ces positions<br />

philosophiques dans le courant de la vie quotidienne :<br />

126<br />

L’un est un réaliste convaincu, l’autre un idéaliste convaincu, et chacun éduque ses<br />

enfants en conséquence. Ils ne veulent rien leur enseigner de faux sur une question aussi<br />

importante que celle de l’existence ou de la non-existence du monde extérieur.<br />

contraire ?<br />

Que leur enseigneront-ils donc? À dire « Il existe des objets physiques », ou le<br />

Si quelqu’un ne croit pas aux fées, il n’a pas besoin d’enseigner à ses enfants « Il n’y a<br />

pas de fées », il lui suffit d’omettre de leur apprendre le mot « fée ». En quelle circonstance les<br />

enfants seront-ils amenés à dire: « Il existe... » ou « Il n’existe pas... » ? Seulement s’ils<br />

rencontrent des gens dont la croyance est opposée à la leur.<br />

Mais l’idéaliste enseignera quand même à ses enfants le mot « fauteuil », car il veut<br />

sans aucun doute leur apprendre à faire diverses choses, par exemple aller chercher un<br />

fauteuil. Où donc sera la différence entre ce que diront les enfants élevés à la manière idéaliste<br />

et les enfants élevés à la manière réaliste ? Ne se résumera-t-elle pas dans la différence entre<br />

les cris de guerre ? 284<br />

them. The realist answer, for us, just brings out the difficulty; for who argues like this overlooks the difference<br />

between different usages of the words “to have”, “to imagine”. »<br />

283 Recherches philosophiques, trad. de l’allemand par Françoise DASTUR, Maurice ÉLIE, Jean-Luc<br />

GAUTERO, Dominique JANICAUD et Élisabeth RIGAL, Paris, Gallimard, 2005, § 402, p. 178 : MS 227a 228 :<br />

« Denn so sehen ja die Streitigkeiten zwischen Idealisten, Solipsisten und Realisten aus. Die Einen greifen die<br />

normale Ausdrucksform an, so als griffen sie eine Behauptung an; die Andern verteidigen sie, als konstatierten<br />

sie Tatsachen, die jeder vernünftige Mensch anerkennt. »<br />

284 Remarques sur la philosophie de la psychologie (II), trad. de l’allemand par Gérard GRANEL, Mauvezin,<br />

T.E.R., 1994, § 338-339, p. 74-75 ; MS 136 139b (1948): « Einer sei ein überzeugter Realist, der Andre ein<br />

überzeugter Idealist, und lehrt seine Kinder dementsprechend. In einer so wichtigen Sache, wie der Existenz oder<br />

Nichtexistenz der äußeren Welt wollen sie ihren Kindern nichts falsches beibringen. / Was wird man sie nun<br />

lehren? Auch dies, zu sagen, “Es gibt physikalische Gegenstände”, beziehungsweise das Gegenteil? / Wenn


En effet, si ces « -ismes » jouent le rôle de « cartes de visites » pour des philosophes, ils<br />

semblent être bien éloignés de la vie des gens.<br />

L’Anständigkeit et les « réalismes » de Wittgenstein<br />

Parfois Wittgenstein utilise le terme « réalisme » d’une manière surprenante. Les<br />

textes cités ci-desous sont rarement commentés dans la bibiographie, vraisemblablement<br />

parce qu’ils se situent « dangereusement » sur la frontière présumée entre le philosophique et<br />

le personnel. Un exemple particulièrement intéressant se trouve dans un manuscrit de 1946 où<br />

Wittgenstein fait la remarque suivante :<br />

Tout homme décent [Jeder anständiger Mensch] s’efforce d’être réaliste. A ne pas penser de<br />

façon arbitraire, fantastique – à ne pas rêver. Et pourtant tout le monde rêve 285 .<br />

Ce qui est frappant est que le réalisme auquel se réfère Wittgenstein ici n’est pas une position<br />

philosophique comme nous l’avons évoquée ci-dessus, mais une attitude éthique. La pulsion<br />

de l’homme décent vers le réalisme est, en fait, le refus de self-deception, littéralement,<br />

d’aveuglement à son propre égard. Ce thème important se trouve ailleurs dans l’œuvre de<br />

Wittgenstein. C’est même la raison principale pour laquelle qu’il a résisté à la tentation de<br />

rédiger son autobiographie après son retour à Cambridge en 1929 286 .<br />

Mais ceci n’est pas la seule instance où Wittgenstein utilise le terme « réalisme »<br />

d’une manière inhabituelle.<br />

Le réalisme religieux de Beethoven<br />

Il est bien connu que la musique a joué un rôle extrêmement important dans la vie<br />

intellectuelle de Wittgenstein 287 . Des images musicales interviennent souvent dans des<br />

réflexions sur des thèmes philosophiques assez divers. Parmi les compositeurs, Ludwig van<br />

Einer an Feen nicht glaubt, so braucht er seine Kinder nicht lehren “Es gibt keine Feen”, sondern er kann es<br />

unterlassen ihnen das Wort “Fee” zu lehren. Bei welcher Gelegenheit sollen sie sagen “Es gibt ...” oder “Es gibt<br />

nicht ...”? Nur wenn sie Leute treffen, die entgegengesetzten Glaubens sind. / Aber der Idealist wird den Kindern<br />

doch das Wort ”Sessel” beibringen, denn er will sie ja lehren Gewisses zu tun, z.B. einen Sessel zu holen. Wo<br />

wird sich also, was die idealistisch erzogenen Kinder sagen, von dem, was die realistischen sagen,<br />

unterscheiden? Wird der Unterschied nicht nur der der Schlachtrufe sein? »<br />

285 Notre traduction. MS 130 287-288 : « Jeder anständige Mensch trachtet ein Realist zu sein. Also nicht<br />

willkürlich, phantastisch, zu denken – nicht zu träumen. Und doch träumt Jeder ».<br />

286 Cf. MS 108 46-47 (28.12.1929).<br />

287 Cf. CLW, p. 46 : « Il m’est impossible de dire un mot, dans mon livre, de tout ce que la musique a représenté<br />

dans ma vie. Comment, dans ce cas, puis-je espérer être compris ? »<br />

127


Beethoven occupait une place privilégiée dans son horizon culturel, et cela n’était pas une<br />

simple question de goût musical. Selon Wittgenstein, Beethoven était un géant, l’un des<br />

véritables « fils de Dieu » comme il l’a écrit à Russell en 1912 288 , quelqu’un qui, aux yeux du<br />

philosophe, a lutté avec certains problèmes intellectuels d’une manière unique dans toute<br />

l’histoire de l’Occident 289 . Dans une conversation avec Maurice Drury sur le 4 e Concerto pour<br />

piano, il affirme que « Là, Beethoven n’écrit non pas seulement pour son temps et sa culture<br />

mais pour la race humaine tout entière » 290 . Brian McGuinness prend cet enthousiasme très au<br />

sérieux : « Wittgenstein n’était pas simplement saisi par moments d’une admiration<br />

compulsive pour la vie d’un homme comme Beethoven, mais il formulait des exigences aussi<br />

absolues que lui pour la sienne […] 291 ».<br />

En 1931, Wittgenstein écrit une remarque qui réunit de façon étonnante plusieurs<br />

thèmes que nous venons d’aborder :<br />

Beethoven est absolument réaliste ; j’entends par là que sa musique est totalement vraie, je<br />

veux dire : il voit la vie entièrement comme elle est et puis il l’élève. C’est de la religion de<br />

part en part et pas du tout de l’écriture religieuse. C’est pourquoi, pendant que les autres<br />

capitulent, il a le pouvoir de consoler de réelles souffrances et il faut se dire qu’avec eux :<br />

non, il n’en est vraiment pas ainsi. Il ne berce pas dans un beau rêve, mais il délivre le monde<br />

en le voyant tel qu’il est, sous un jour héroïque 292 .<br />

Dans quel sens devons-nous entendre cette affirmation de Wittgenstein selon laquelle<br />

Beethoven était « réaliste » et, par conséquent, « religieux » ?<br />

Il ne s’agit certainement pas du réalisme avec lequel certains musicologues décrivent<br />

des œuvres comme la Sixième Symphonie. Ce qui est en jeu ici n’est ni la qualité figurative de<br />

288 « They [Beethoven et Mozart] are the actual sons of God. » Cf. la lettre de Wittgenstein à Russell du<br />

16.8.1912 dans Ludwig Wittgenstein, Cambridge Letters : Correspondence with Russell, Keynes, Moore, Ramsey<br />

and Sraffa, éd. par Brian McGUINNESS et G. H. von WRIGHT, Oxford, Blackwell, 1995, p. 19.<br />

289 Cf. RM, p. 62 ; MS 110 12 (1931).<br />

290 Cf. CLW, p. 109 = Rush RHEES (dir.), Ludwig Wittgenstein: Personal Recollections [PR], Oxford, Basil<br />

Blackwell, 1981, p. 130 : « There Beethoven is writing not just for his own time and culture but for the whole<br />

human race. »<br />

291 Brian McGUINNESS, Wittgenstein, 1. Les années de jeunesse 1889-1921, trad. de l’anglais par Yvonne<br />

TENENBAUM, Paris, Seuil, 1991, p. 143.<br />

292 Carnets de Cambridge et de Skjolden 1930-1932, 1936-1937, trad. de l’allemand par Jean-Pierre COMETTI,<br />

Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 59 : MS 183 72 (1.3.1931): « Beethoven ist ganz und gar<br />

Realist; ich meine, seine Musik ist ganz wahr, ich will sagen: er sieht das Leben ganz wie es ist und dann erhebt<br />

er es. Es ist ganz Religion und gar nicht religiöse Dichtung. Drum kann er in wirklichen Schmerzen trösten wenn<br />

die Andern versagen und man sich bei ihnen sagen muß: aber so ist es ja nicht. Er wiegt in keinen schönen<br />

Traum ein sondern erlöst die Welt dadurch daß er sie als Held sieht, wie sie ist. »<br />

128


la musique, ni la possibilité de la musique d’évoquer certains sentiments chez l’auditeur. Dans<br />

ce passage, Wittgenstein suggère que le religieux et le réel soient intimement liés avec<br />

l’humain. Le religieux est ce qui « élève » l’humain, ce qui le sauve, pour ainsi dire, du « beau<br />

rêve » de l’aveuglement à son propre égard. À la différence d’autres compositeurs,<br />

Beethoven, en vertu de ses exigences personnelles, propose par son œuvre une sorte<br />

d’antidote contre la vanité qui nous amène à l’illusion.<br />

Il est intéressant de remarquer que Wittgenstein, plusieurs années plus tard, a écrivit<br />

que Franz Schubert, à la différence de Beethoven, était « irréligieux » 293 . Il est difficile de<br />

savoir exactement ce que voulait dire Wittgenstein par cette curieuse accusation, si c’est bien<br />

une accusation, mais dans son esprit, la musique de Schubert semble s’être associée au rêve, à<br />

l’oubli et l’irréel 294 . En effet, comme on le voit assez fréquemment dans les écrits de<br />

Wittgenstein, quand l’humain est déconnecté de la considération du réel ou du religieux, le<br />

réel et le religieux deviennent des fins en soi (respectivement, le réalisme philosophique et la<br />

théologie), et le résultat est une aberration.<br />

L’exemple de la custode<br />

En guise de conclusion, nous voudrions considérer une autre remarque qui illustre<br />

particulièrement bien ce dernier point. Au début des notes comprenant les « Leçons sur la<br />

croyance religieuse », nous trouvons le paragraphe suivant, inséré entre parenthèses et séparée<br />

du reste du texte :<br />

(Wittgenstein se rappelle avoir vu au cours de la guerre l’hostie transportée dans une boîte en<br />

acier chromé. Le risible de la chose l’avait frappé.) 295<br />

293 RM, p. 110 : « Schubert est irréligieux et mélancolique. » Cf. MS 130 284 (5.8.1946) : « Schubert ist<br />

irreligiös und schwermütig. »<br />

294 Au moins au moment où cette remarque a été rédigée. En réalité, Wittgenstein avait une grande admiration<br />

pour la musique de Schubert. Cf. Brian McGUINNESS, op. cit., p. 156-157.<br />

295 Cf. LCR, p. 106 = LRB, p. 53 : « (During the war, Wittgenstein saw consecrated bread being carried in<br />

chromium steel. This struck him as ludicrous.) » Avant de continuer, deux explications pourraient être utiles.<br />

Premièrement, l’entreprise métallurgique allemande Krupp, fondée en 1871, est devenue l’un des plus<br />

importants fabricants d’armement pendant la guerre de 1914, se spécialisant en artillerie mais aussi en armure<br />

lourde. Deuxièmement, le petit récipient en question s’appelle une custode, utilisée surtout dans l’église<br />

catholique pour transporter l’hostie consacrée aux malades qui ne peuvent pas assister à la messe. À l’origine,<br />

l’hostie était vraisemblablement portée dans un tissu, mais au fur et mesure que la théologie autour la doctrine de<br />

la présence réelle s’est développée, notamment à l’époque de la Réforme et de la Contre Réforme, la custode est<br />

devenue une œuvre d’art en soi, souvent faite en or ou avec d’autres matériaux précieux, pour être digne de sa<br />

mission de transporter le Christ « réellement présent » à l’intérieur.<br />

129


Le preneur de notes ne nous offre aucun commentaire sur cet incident. Dans ses<br />

Conversations avec Wittgenstein, Maurice Drury, se souvient d’un entretien avec<br />

Wittgenstein vers 1930 où il s’agissait justement de cet épisode :<br />

[…] pendant la guerre, les Allemands demandèrent à Krupps [sic] de fabriquer un container en<br />

acier blindé pour acheminer l’hostie consacrée auprès des troupes sur le front. C’était<br />

écœurant. Il n’aurait absolument pas dû être protégé de tout contact avec mains humaines 296 .<br />

Il est important de souligner que Wittgenstein ne se moquait pas de l’idée de la « présence<br />

réelle » ; il était conscient que cette doctrine est d’une importance capitale pour beaucoup de<br />

chrétiens, mais aussi, une source douloureuse de division entre les églises depuis des<br />

siècles 297 . La question est plutôt : qu’est-ce qu’on veut dire par « réellement » présent, et<br />

quelle conséquence cela peut-il avoir pour les soldats sur le front ?<br />

Dans le premier texte, des « Leçons sur la croyance religieuse, Wittgenstein estime<br />

que cette action est « risible ». Risible, en effet, est l’idée qu’un Dieu tout-puissant ait besoin<br />

d’être protégé par un container blindé, comme si l’intégrité de Dieu dépendait de l’intégrité<br />

physique de la custode. Le souci de mettre l’hostie dans une boite blindée repose sur une<br />

conception du réalisme métaphysique poussée jusqu’à une représentation anthropomorphique<br />

de Dieu. Pourtant, le deuxième récit est plus profond, car la situation n’est plus « risible »<br />

mais « écœurante ». Dans un endroit où les êtres humains ont besoin de Dieu le plus – sur le<br />

front de la guerre – Dieu est séparé de l’homme par la conséquence d’un concept hyper-<br />

réaliste de sa présence.<br />

Ces remarques nous frappent comme extrêmement pertinentes : si nous acceptons ce<br />

que Wittgenstein suggère à travers ces exemples, le réalisme religieux n’est donc pas une<br />

question de correspondance présumée entre nos concepts religieux et une quelconque réalité<br />

extra-mentale, mais l’articulation de ces concepts avec la vie et les pratiques humaines. La<br />

religion, comme Wittgenstein la voit, n’est ni une distraction de ce monde ni la promesse d’un<br />

monde meilleur à venir ; mais, comme la musique de Beethoven, elle propose une élévation,<br />

une rédemption du monde comme il est réellement. Quant à savoir ce qu’est cette rédemption<br />

au juste, cela pourrait bien constituer l’objet d’une autre étude.<br />

296 Cf. CLW, p. 102 = PR, p. 126 : « […] during the war the Germans got Krupps to make a steel, bomb-proof<br />

container to convey the consecrated Host to the troops in the front line. This was disgusting. It should have had<br />

no protection from human hands at all ».<br />

297 Pour d’autres références chez Wittgenstein à l’Eucharistie, voir, par exemple, Cours sur les fondaments des<br />

mathématiques : Cambridge, 1939, trad. de l’anglais par Elisabeth RIGAL, Mauvezin, TER, 1995, p. 105 ; De la<br />

certitude, traduit de l’allemand et présenté par Danièle MOYAL-SHARROCK, Gallimard, 2006, § 239.<br />

130


Gerhard Schmezer<br />

131


Introduction<br />

LA TENSION ANTHROPOLOGIQUE<br />

Cet article traite du rapport de Wittgenstein à l’anthropologie – non pas à l’anthropologie en<br />

tant que discipline, mais à l’ingrédient anthropologique de sa pensée. Bien que l’argument<br />

ouvre sur des questions relatives à la discipline elle-même, je n’évoquerai celle-ci que très<br />

ponctuellement. Pour des raisons conceptuelles (que l’article aborde, d’ailleurs), les<br />

arguments philosophiques se plient difficilement à l’exercice de la référence concrète à des<br />

données ethnographiques : la discipline philosophique, sa méthode, ses règles, ses objectifs,<br />

se prêtent peu à l’introduction d’éléments discursifs qui revendiquent leur référence directe au<br />

réel. Mes recherches anthropologiques et ethnolinguistiques auprès du groupe dalabon<br />

(Australie du Nord) m’ont toutefois donné l’occasion d’établir des liens entre des faits<br />

anthropologiques et des questions philosophiques, ou même des questions<br />

wittgensteiniennes 298 , mais ces articulations s’inscrivent plus facilement au sein d’arguments<br />

relevant au départ de l’anthropologie. Toutefois, mon analyse du rôle de la tendance<br />

anthropologique chez Wittgenstein est naturellement informée par ma pratique de<br />

l’anthropologique et mes questionnements épistémologiques quant à cette discipline.<br />

Je n’aborderai pas non plus le problème, philosophique, de la croyance, pourtant soulevé par<br />

les Remarques sur le Rameau d’or de Frazer de Wittgenstein. Philippe de Lara (2005) offre<br />

sur cette question un panorama limpide, fin, informé d’une connaissance pointue des théories<br />

ethnographiques. Si mes recherches ethnolinguistiques touchent de près au problème de la<br />

croyance – puisque j’explore entre autres la sémantique et les théories de l’esprit en langue<br />

dalabon – le format de cet article ne se prête pas à un développement construit en la matière.<br />

Je ne traiterai pas non plus de la question de la méthode wittgensteinienne des « saynettes<br />

fictives », qui renvoie à l’anthropologie dans la mesure où Wittgenstein y imagine « d’autre<br />

hommes ». À mon sens, cette démarche n’est pas réellement anthropologique. Christiane<br />

Chauviré (2004), reprenant une expression de Wittgenstein, parle à son sujet de la « manière<br />

ethnologique ». L’expression me semble bien choisie, car à mon sens le rapport à<br />

l’anthropologie reste formel en l’occurrence. En effet, les phénomènes « humains » imaginés<br />

par Wittgenstein sont bien imaginaires. Or, d’une part l’anthropologie traite avant tout de la<br />

298 Ponsonnet (2009), Ponsonnet (2010a).<br />

132


éalité des sociétés humaines ; et d’autre part, y a-t-il un sens à parler de « phénomènes<br />

humains imaginaires » ? À mon sens, il s’agit plutôt de phénomènes conceptuels (au sujet de<br />

l’humain) – et non de phénomènes constatés parmi les sociétés humaines, objets de<br />

l’anthropologie. Cette méthode originale soulève des questions qui pourront être démêlées<br />

ailleurs. Mais il me semble que son rapport à l’anthropologie n’est pas si direct qu’il n’y<br />

paraît. J’ai donc préféré écarter cette question pour l’instant.<br />

Ma présente approche s’en tient donc à des problématiques philosophiques liées à la<br />

dimension « anthropologique » des écrits de Wittgenstein, leur « coloration » anthropologique<br />

si l’on peut dire. Il convient de préciser encore, toutefois, que mes intentions ne sont pas<br />

exégétiques. Je ne cherche pas à déterminer quelle a été la pensée de Wittgenstein à telle ou<br />

telle période. Je ne me trouve pas en accord avec tous les principe de Wittgenstein, au<br />

contraire : et je suis sensible à certaines tensions internes à sa propre pensée, et cette<br />

sensibilité correspond probablement à des désaccords de fonds avec ses propositions en<br />

philosophie. L’objectif de cet article consisterait donc plutôt à souligner ces tensions pour<br />

mettre à jour ce qu’elles peuvent révéler au sujet de la pensée de cet auteur d’une part, et au<br />

sujet de questions philosophiques ou épistémologiques plus générales d’autre part.<br />

Il est communément admis que la pensée de Wittgenstein est traversée par une sorte de<br />

« coloration anthropologique », s’étirant, à partir de la notion d’« homme cérémoniel »<br />

soulignée par Jacques Bouveresse (1982), à travers l’ensemble de ce que Christiane Chauviré<br />

(2004) appelle le « moment anthropologique » de Wittgenstein. Cet article questionne le rôle<br />

du regard anthropologique dans la pensée wittgensteinienne, et souligne notamment comment<br />

cette pensée se développe dans une tension avec, ou une forme de résistance à, cette<br />

dimension anthropologique. Je commencerai par souligner, à partir des Remarques sur le<br />

Rameau d’or de Frazer et de leur apologie de la méthode descriptive, comment l’objet de<br />

l’anthropologie coïncide avec la méthode de clarification philosophique défendue par<br />

Wittgenstein. Cela confère donc aux questions anthropologiques un statut particulier.<br />

J’explorerai ensuite ce statut, à partir des ouvrages de Philippe de Lara (2005) et de Christiane<br />

Chauviré (2004). Le premier indique pourquoi les questions anthropologiques constituent un<br />

noyau de l’œuvre de l’auteur : la nature de l’homme, plus précisément ce qu’il appelle sont<br />

instinct rituel, fournit le point d’attache qui permet de comprendre les pratiques humaines,<br />

mettant ainsi l’accent sur un constat relativement mystique. Dans un texte complémentaire à<br />

celui de Philippe de Lara, Christiane Chauviré montre comment le philosophe autrichien<br />

133


élabore à partir de ce noyau un paysage conceptuel riche et producteur de sens, en<br />

développant l’idée de la grammaire, fondée par la pratique et l’accord qui s’y établit. La<br />

troisième partie dessine un certain nombre de fils de tensions et de résistances internes à la<br />

pensée de Wittgenstein. D’abord, l’élaboration de la dimension grammaticale peut-être<br />

comprise comme une réponse à un constat anthropologique un peu « court ». Ensuite, cette<br />

dimension soulève plusieurs problèmes au sein de la pensée wittgensteinienne elle-même. Je<br />

défendrai en effet l’idée qu’avec l’idée de la grammaire, Wittgenstein s’écarte en fait de son<br />

idéal descriptif, car l’exercice de clarification de nos illusions métaphysiques est en fait une<br />

démarche prescriptive. Je montrerai comment l’antidote contre ces illusions se présente sous<br />

deux aspects, celui de la référence, anthropologique, au réel, et celui de la grammaire, qui<br />

renie le besoin de se référer au réel. La dernière partie examine la manière dont ces deux<br />

antidotes entrent en tension d’une avec l’autre.<br />

L’animal cérémoniel et la méthode de la description<br />

Le religieux, l’esthétique, la description<br />

Si la question de l’anthropologie traverse l’ensemble des travaux de Wittgenstein, son texte le<br />

plus célèbre sur cette question demeure bien sûr ses Remarques sur le Rameau d’or de Frazer.<br />

Ces écrits ne constituent pas un texte construit mais une série de notes, dont la première partie<br />

aurait été rédigée en 1931 et la seconde bien plus tard (1948, cf. Chauviré, 2004). Ces<br />

remarques fournissent néanmoins certaines clefs quant à l’intérêt de Wittgenstein pour<br />

l’anthropologie, car elles indiquent les connexions établies par l’auteur entre les questions<br />

anthropologiques et sa propre méthode d’investigation, celle de la description.<br />

Bien sûr, Wittgenstein s’intéresse à l’œuvre de Frazer parce que la question du rituel,<br />

expression d’une tendance fondamentale de l’homme, l’interpelle – c’est un pivot crucial de<br />

l’ensemble de son œuvre. Les Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer nous éclaire sur le<br />

rôle de ce pivot. Dans ces écrits, Wittgenstein s’exprime de manière particulièrement explicite<br />

quant à sa préférence pour une approche descriptive en philosophie. L’auteur oppose ce qu’il<br />

appelle l’explication des phénomènes humains (que sont les rituels) – explication en termes<br />

historiques, évolutionnistes, causaux – à une appréhension d’un autre ordre. Cette<br />

appréhension à laquelle Wittgenstein prête faveur est contemplative plutôt qu’explicative : il<br />

s’agit d’observer la manière dont sont constitués les phénomènes humains, de manière<br />

synchronique, pour saisir leur agencement, leur structure profonde. La méthode évite les<br />

références aux explications, qu’elles soient historiques, psychologiques ou autres : toutes<br />

134


s’inscrivent en derniers recours dans la recherche des causes. Or les causes ne nous permettent<br />

pas de saisir la profondeur des phénomènes humains, pour lesquels les raisons se révèlent<br />

plus pertinentes. La poursuite des causes nous égare dans un regressus à l’infini, d’une<br />

explication causale à l’autre, le long d’une chaîne sans point d’arrêt. Pour Wittgenstein,<br />

l’attitude descriptive permet au contraire de saisir en quoi les phénomènes rituels font sens<br />

pour, et impression sur, les humains qui y participent. Cette appréhension s’appuie sur des<br />

ressorts qui renvoient à l’appréhension esthétique, dans la mesure où elle s’appuie sur<br />

l’observation synchronique de ce qui se donne à voir : il s’agit de « présenter » le sens des<br />

pratiques, et non de les expliquer de manière discursive.<br />

Les préoccupations et propos de Wittgenstein quant à l’esthétique peuvent être rapprochés des<br />

questions relevant de l’éthique et du « religieux », auxquels l’auteur s’intéressait aussi à<br />

l’époque où il rédigeait ses premières remarques sur Frazer, comme en témoigne sa<br />

Conférence sur l’éthique et les Conversations avec Waismann produites autour de 1930. Ces<br />

registres ont en commun de chercher à échapper, par des moyens différents, à l’emprise de<br />

l’explication, c’est-à-dire à la tendance à établir des chaînes de relations causales. En réalité,<br />

pour Wittgenstein, les « expressions éthiques et religieuses » cherchent à échapper au langage<br />

tout court :<br />

(Conférences sur l’éthique, p. 154) : […T]out ce à quoi je voulais arriver avec [des expressions éthiques et<br />

religieuses] c’était d’aller au-delà du monde, c’est-à-dire au-delà du langage signifiant.<br />

Pour Wittgenstein, ces élans, voués à l’échec, reviennent à « donner du front contre les limites<br />

de notre langage » (Conférence sur l’éthique, p. 155). Mais il faut souligner qu’il ménage à<br />

cet élan une place de choix dans le paysage des phénomènes humains :<br />

(Conférences sur l’éthique, p. 155) : […L]’éthique ne peut pas être une science. […] Mais elle nous documente<br />

sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que je ne puis que respecter quant à moi et que je<br />

ne saurais de toute ma vie tourner en dérision.<br />

L’appréhension esthétique vise elle aussi cet autre registre de sens, cet au-delà du langage :<br />

« la compréhension de la musique chez l’homme est une manifestation de la vie en général »,<br />

indique Wittgenstein dans les Remarques mêlées (p. 84). Mais contrairement à la tendance<br />

religieuse, la tendance esthétique n’est pas un échec, car l’attention à la forme, aux<br />

135


« physionomies », permet effectivement de saisir leur expression sans passer par l’explication.<br />

Cette attention au visible et au voir, pivot des Investigations philosophiques, invite à une<br />

approche descriptive, qui fonctionne en fait selon des ressorts qui sont aussi ceux de<br />

l’appréhension esthétique. Ainsi, toute la pensée Wittgensteinienne s’inspire de l’expérience<br />

esthétique, car l’idée d’appréhension descriptive synoptique d’une part, et l’appréhension<br />

esthétique d’autre part, partagent des traits communs, s’appuient sur un même principe, celui<br />

de la présentation de ce qui se donne à voir.<br />

Je défends donc l’idée que, si la méthode descriptive et l’expression esthétique parviennent à<br />

faire sens là où l’élan religieux échoue, ces trois attitudes ont néanmoins en commun des traits<br />

fondamentaux. Elles visent toutes les trois une dimension alternative du sens, libéré non pas<br />

du langage (ce qui est impossible), mais de sa tendance à l’explication causale. Tendance<br />

religieuse ou éthique, appréhension esthétique, et méthode descriptive, s’opposant toutes à<br />

l’explication, représentent trois aspects d’une même tendance fondamentale de l’homme qui<br />

vise au-delà de l’expression purement discursive.<br />

Coïncidence de l’objet anthropologique avec la méthode wittgensteinienne<br />

Or justement, les textes de Frazer, au sujet desquels Wittgenstein affirme si clairement<br />

l’importance de la méthode descriptive, traitent de l’homme en tant qu’« animal cérémoniel ».<br />

Cette expression de Wittgenstein, reprise par ses commentateurs et notamment par Jacques<br />

Bouveresse (1982) dans son célèbre commentaire, entend caractériser l’homme par, cette<br />

tendance, cet élan de dépassement de l’explication, évoqué ci-dessus. « C’est précisément ce<br />

qui caractérise l’esprit humain à son éveil, qu’un phénomène devienne pour lui important »,<br />

souligne Wittgenstein dans la première partie des Remarques sur le Rameau d’or de Frazer,<br />

juste avant d’avancer la formule de l’« homme cérémoniel ». Attribuer de l’importance aux<br />

phénomènes, s’en « s’étonner » (expression des Remarques mêlées), c’est-à-dire en être<br />

impressionné, au sens esthétique, sont des tendances qui caractérisent et même définissent<br />

l’esprit humain – c’est cela que Wittgenstein reproche à Frazer de n’avoir pas compris.<br />

L’homme, face au monde, l’appréhende instinctivement sur un mode esthétique, et cette<br />

manière d’appréhender le monde est ce qui définit l’homme et lui imprime son élan religieux<br />

– comme le souligne Philippe de Lara (2005), « il est clair […] que l’émerveillement, la<br />

crainte et l’adoration désignent ici la religion ». L’« homme cérémoniel » est donc l’homme<br />

qui se définit par son « instinct rituel » (l’expression soulignée par Philippe de Lara), cet élan<br />

136


inné et d’ailleurs inévitable à accueillir instinctivement des émotions esthétiques et religieuses<br />

relativement au monde qui l’entoure.<br />

Cet élan religieux et esthétique s’exprime en particulier dans nos actions rituelles, qu’il<br />

s’agisse de celles que Frazer appellerait « primitives » où de nos propres tendances ordinaires<br />

– embrasser l’image de mon bien-aimé, frapper la terre avec mon bâton lorsque je suis en<br />

colère. Dans la mesure où l’anthropologie s’interroge sur les actions rituelles, et où ces<br />

actions renvoie à des attitudes esthétiques et religieuses, il semble donc d’autant plus<br />

raisonnable de leur appliquer l’approche descriptive associée à ces registres, comme<br />

Wittgenstein nous encourage à le faire dans les Remarques sur le Rameau d’or de Frazer. En<br />

cherchant à les expliquer d’un point de vue scientifique, historique, évolutionniste, ou par la<br />

recherche des causes en général, Frazer ne peut que passer à côté de l’essence de ces<br />

phénomènes, essence qui s’inscrit en opposition directe avec la démarche de l’anthropologue<br />

britannique. Il convient de respecter la nature de l’objet (les activités humaines) en l’abordant<br />

à l’aide d’une méthode qui respecte sa nature. La méthode de Frazer n’est pas une bonne<br />

méthode en général, et en outre elle entre en contradiction frontale avec son objet : c’est<br />

pourquoi, d’après Wittgenstein, Frazer ne peut rien comprendre des pratiques qu’il évoque.<br />

Le statut particulier de l’anthropologie<br />

Toutefois, Wittgenstein ne réserve pas la description aux phénomènes rituels, ou<br />

« anthropologiques ». Il milite en faveur de l’application générale de cette approche : la<br />

notion même de « forme de vie » renvoie à la dimension « esthétique » (au sens simple de<br />

« ce qui se montre ») qui traverse la notion de description. Les Investigations philosophiques<br />

sont donc entièrement tournées vers cet effort pour produire des tableaux signifiants, des<br />

descriptions éclairantes. Ponctuellement, Wittgenstein prête à cette méthode un spectre<br />

d’application encore plus large : la fameuse Préface des Remarques philosophiques laisse<br />

entrevoir un spectre maximal.<br />

(Remarques philosophiques, p. 11). Ce livre est écrit pour qui est disposé à recevoir avec faveur l’esprit qui<br />

l’anime. C’est un esprit autre que celui de la civilisation européenne et américaine au sein duquel nous nous<br />

trouvons tous. Celui-ci s’extériorise en un progrès, en une construction de structures toujours plus étendues et<br />

plus compliquées ; celui-là, l’autre, dans un effort pour clarifier et percer à jour toutes les structures. Celui-ci<br />

veut appréhender le monde par sa périphérie ; celui-là en son centre – son essence.<br />

137


Malgré la portée très générale de cette critique, il se trouve que l’interprétation évolutionniste<br />

de Frazer face aux phénomènes rituels fournit précisément à Wittgenstein l’occasion<br />

d’articuler explicitement sa critique de l’explication. L’anthropologie occupe donc une<br />

position particulière, puisqu’elle permet de formuler les choses très directement. De fait, dans<br />

la mesure où cet « élan rituel », objet de l’étude de Frazer, renvoie à aux tendances religieux<br />

et esthétique de l’homme, et où l’approche descriptive fait appel aux mêmes principes de<br />

« compréhension » que l’appréhension esthétique, il se trouve qu’au sein de ces questions<br />

anthropologiques, l’objet et la méthode coïncident, au moins en partie, dans leur opposition à<br />

l’explication.<br />

On pourrait donc formuler les choses comme suit. Wittgenstein s’intéresse aux écrits<br />

anthropologiques parce qu’il attache une importance particulière aux tendances religieuses,<br />

éthiques, esthétiques de l’homme. En fait, il se trouve que sa propre méthode s’inspire de<br />

l’appréhension esthétique et cherche à faire jouer les mêmes ressorts. C’est pourquoi lorsqu’il<br />

se penche sur les questions anthropologiques comme il le fait dans les Remarques sur le<br />

Rameau d’Or de Frazer, il en vient à discuter très explicitement sa méthode descriptive. Les<br />

phénomènes rituels humains présenteraient l’occasion pour Wittgenstein de s’exprimer<br />

explicitement au sujet de la description parce que ces phénomènes nous donnent précisément<br />

à voir cet « élan rituel » 299 propre à la nature de l’homme, commun au religieux et à<br />

l’esthétique, élan qui est justement ce à quoi Wittgenstein cherche à répondre, à sa manière, à<br />

travers l’approche descriptive. La discussion de la description s’imposerait alors au sujet des<br />

phénomènes rituels, parce qu’elle est à la fois méthode et objet. Cela confère<br />

automatiquement à l’anthropologie un statut et un rôle particuliers à travers l’ensemble de<br />

l’œuvre de Wittgenstein 300 .<br />

Si la particularité du statut de l’anthropologie est communément admise, le constat de la<br />

coïncidence entre l’objet de l’anthropologie à la méthode recommandée par Wittgenstein pour<br />

le décrire nous intrigue plus qu’elle ne nous éclaire. Quelles sont les conséquences de cette<br />

299 Je parlerai d’« élan rituel » là où Philippe de Lara utilise l’expression « instinct rituel », car le terme<br />

« instinct » présente certaines connotations que je préfère ne pas endosser. Je tiens d’ailleurs à remercier Céline<br />

Vautrin pour ses commentaires précieux sur un certain nombre de nuances terminologiques et exégétiques de ce<br />

genre, et pour nos échanges réguliers quant à certains arguments de fond.<br />

300 On peut d’ailleurs souligner que les anthropologues et les ethnolinguistes reprennent cette association à leur<br />

compte, en usant, implicitement ou explicitement, des concepts éminemment esthétiques de forme de vie ou de<br />

jeux de langage forgés par Wittgenstein (entre autres, Myers 1986, 1988, Das, 1998 pour l’anthropologie,<br />

Duranti, 1997 pour l’anthropologie linguistique).<br />

138


« coïncidence » ? Et s’agit-il justement d’une simple coïncidence, ou peut-on, au-delà du<br />

simple constat, lui donner du sens ?<br />

Le sens de la « coïncidence »<br />

L’élan rituel, pivot de la pensée de Wittgenstein ?<br />

Philippe de Lara (2004:155) propose une perspective intéressante sur la question. Il éclaire<br />

cette coïncidence entre la méthode wittgensteinienne et l’objet de l’anthropologie en<br />

soulignant que « la nature humaine » (objet de l’anthropologie) « est un concept<br />

transcendantal et non empirique », c’est-à-dire une « condition de possibilité de la<br />

connaissance de l’humain ». Toute méthode d’investigation devrait alors tenir compte de la<br />

nature de l’homme, dont les particularités détermineraient les possibilités et les modes de<br />

l’investigation. Cela expliquerait qu’une bonne méthode d’investigation coïncide avec l’objet<br />

de l’anthropologie, qui est également, en un sens très général, la nature de l’homme. Philippe<br />

de Lara place l’élan rituel, cette attitude particulière de l’homme face aux phénomènes du<br />

monde, cette propension réflexe à donner un sens au monde, au cœur de toute les<br />

appréhensions possibles des phénomènes humains :<br />

(Ph. de Lara, 2004, p. 155). Tout ce que nous pouvons savoir ou inférer de l’homme ou de tels hommes repose<br />

sur une certitude préalable qui est de l’ordre de l’attitude – Ein Einstellun zur Seele, « une attitude à l’égard de<br />

l’âme » (RP II). Ce n’est pas une connaissance, elle ne saurait être vérifiée ni infirmée par une hypothèse<br />

quelconque. C’est pourquoi la nature humaine peut être clarifiée et non expliquée.<br />

Cette interprétation aux accents kantiens soulève des objections et des difficultés que Philippe<br />

de Lara annonce dans l’intitulé du chapitre « L’Übersicht contre la science ? ou Wittgenstein<br />

ou l’obscurantisme », puis plus précisément quelques pages plus loin. En effet, l’idée que<br />

toute nos pratiques, qu’elles soient des pratiques rituelles, quotidiennes, ou des pratiques du<br />

sens (des jeux de langage) trouvent leur source dans notre nature, c’est-à-dire dans cet élan<br />

rituel aux connotations mystiques, invite à donner une place essentielle au caractère<br />

« mystique » justement (et donc quelque peu obscurantiste, en effet) de la pensée de<br />

Wittgenstein. D’autre part, l’accent mis sur le donné, c’est-à-dire sur la nature humaine, sur le<br />

mysticisme et la description par opposition à l’explication, notamment scientifique, souligne<br />

un paradoxe inhérent à la position wittgensteinienne quant à la description en général. Le rejet<br />

de l’explication scientifique est « difficile à admettre et à comprendre », estime Philippe de<br />

Lara. Même si, comme le montre Jacques Bouveresse (2000), la position de Wittgenstein<br />

139


elativement au « progrès » est une question complexe que l’on ne peut régler rapidement,<br />

certaines mentions de l’auteur résonnent d’échos passéistes. En somme, effectivement, si<br />

Wittgenstein s’intéresse à l’anthropologie essentiellement en raison de l’importance qu’il<br />

attache à l’élan rituel (qu’on lui prête un caractère transcendantal ou non), alors l’intérêt de<br />

l’auteur pour les faits anthropologiques pourrait se lire comme le symptôme d’un désir de s’en<br />

remettre entièrement à la nature de l’homme et à ses pratiques, c’est-à-dire à une tradition<br />

perçue comme un état de fait, exempte de toute remise en question possible. Une telle position<br />

annulerait toute dimension critique, toute élaboration de savoirs nouveaux au sujet du monde.<br />

Ce que Wittgenstein développe autour de ce pivot<br />

Ce penchant n’est sans doute pas totalement absent des textes de Wittgenstein. Et de fait, son<br />

intérêt – qui ressemble parfois à une fascination 301 – pour l’homme comme « animal<br />

cérémoniel » est un noyau essentiel de son intérêt pour l’anthropologie. Cependant, comme<br />

l’indique Philippe de Lara lui-même en précisant que cet intérêt pour l’élan rituel conduit le<br />

philosophe autrichien à s’intéresser à l’ensemble des usages et pratiques des hommes, il est<br />

bien évident que « l’esprit » anthropologique qui anime l’ensemble des textes de Wittgenstein<br />

dépasse largement ce point d’attache. Christiane Chauviré, dans son ouvrage intitulé Le<br />

moment anthropologique de Wittgenstein (2004) (paru presque en même temps que celui de<br />

Philippe de Lara, 2005) explore la manière dont l’approche anthropologique traverse la<br />

pensée de l’auteur. Là où Philippe de Lara s’attache à identifier l’origine de l’intérêt de<br />

l’auteur pour cette approche, Christian Chauviré se consacre à la tâche complémentaire,<br />

consistant à déplier les conséquences du regard anthropologique de Wittgenstein. Elle montre<br />

donc comment l’attention aux pratiques conduit le philosophe autrichien à leur accorder une<br />

priorité fondatrice. Les pratiques, les comportements humains, fondent nos règles grâce à<br />

l’accord préalable qui sous-tend nos formes de vie (y compris celles qui nous paraissent les<br />

plus indépendantes de notre accord, comme les mathématiques), par le biais de la grammaire<br />

de notre langue qui nous donne à voir, dans nos jeux de langage communs, comment nous<br />

pouvons utiliser nos concepts.<br />

Les exposés respectifs de Christiane Chauviré et Philippe de Lara ne sont pas contradictoires<br />

– puisqu’ils sont complémentaires. La juxtaposition des deux textes offre un éclairage<br />

intéressant en retraçant un mouvement cohérent (un mouvement de genèse conceptuelle – il<br />

301 Par exemple lorsqu’il insiste sur le caractère de « profondeur » de certains rites ou de certaines fêtes – car au<br />

fond c’est surtout Wittgenstein lui-même qui semble impressionné par cette profondeur.<br />

140


ne s’agit pas d’une évolution chronologique de la pensée de l’auteur). Wittgenstein s’intéresse<br />

à Frazer et à l’anthropologique parce qu’il estime que les activités rituelles, et l’élan rituel,<br />

cette propension réflexe à se laisser impressionner par le monde, à lui donner du sens, est<br />

constitutive de la nature humaine. Il s’agirait là du noyau, de l’origine de son intérêt pour la<br />

question, et donc de ce qui motiverait pour commencer son « regard anthropologique ». Dans<br />

un second temps, ce regard s’émancipe des questions proprement anthropologiques liées au<br />

rituel. Wittgenstein applique l’approche dite « anthropologique » à l’ensemble des questions<br />

qui le préoccupent. Cela le conduit à élaborer une pensée fine de la pratique, des règles, du<br />

langage et de sa grammaire qui fondent nos manières d’agir, nos raisons.<br />

L’importance de l’élan rituel n’a pas disparu de ce paysage : elle persiste à travers<br />

l’importance prêtée à nos pratiques, qui reposent sur cette propension de l’homme à<br />

appréhender le monde et les autres hommes comme il le fait – c’est-à-dire en investissant les<br />

phénomènes d’un point de vue émotionnel et rationnel. L’élan rituel motive notre propension<br />

à agir dans et sur le monde (je frappe le sol de mon bâton), à le saturer de sens (je reconnais<br />

mon bien-aimé sur un morceau de papier). Cette tendance est par conséquent à l’origine du<br />

fait que nos pratiques soient des pratiques humaines, c’est-à-dire qu’elles soient ce qu’elles<br />

soient. On retombe ici sur un constat qui n’a pas d’au-delà, mais le paysage s’est<br />

considérablement étoffé, et dans ce cadre la menace obscurantiste identifiée par Philippe de<br />

Lara face à un mysticisme exacerbé paraît moins pressante. Comme le précise Christiane<br />

Chauviré, l’approche descriptive, loin de se résumer à de tels constats, passe aussi par la<br />

description de nos raisons, de la grammaire de nos concepts – une forme d’« explication »,<br />

somme toute (c’est le terme utilisé par Christiane Chauviré). On peut ajouter que ces<br />

exercices présentent une dimension critique, notamment parce que la description peut mettre à<br />

jour des confusions conceptuelles ou grammaticales. Entre l’éclairage des raisons et<br />

l’ouverture à la critique, le spectre de l’obscurantisme, du mysticisme, du passéisme ou du<br />

conservatisme semble donc écarté. Le regard anthropologique de Wittgenstein trouve son<br />

donc origine dans un crédo quant à la nature de l’homme, à son « instinct » que Wittgenstein<br />

associe à nos tendances mystiques. Mais l’application de ce regard dans le reste de la pensée<br />

de l’auteur dépasse cet ombilic originel et génère un tableau philosophique des pratiques<br />

humaines finement articulé et producteur de sens.<br />

L’anthropologie, antidote métaphysique ?<br />

Tendance descriptive, tendance prescriptive<br />

141


Pourtant, malgré l’allure cohérente de ce cheminement, il me semble qu’une tension<br />

conceptuelle persiste. Christiane Chauviré souligne à la fin de son livre qu’en dernier recours,<br />

la pratique se passe d’explication : elle demeure le point « obscur » qui ne se discute pas.<br />

Même au sein d’une appréhension complexe et potentiellement critique des pratiques<br />

humaines, l’élan rituel garde « le mot de la fin ». Si cela n’est pas contradictoire en soi, on<br />

peut y lire le signe d’une tension interne à la pensée de Wittgenstein, partagée entre l’effort<br />

pour produire une description productive et critique, et la tendance à trouver des fondements<br />

dans la nature humaine. Pour éclairer et comprendre cette tension, je me pencherai pour<br />

commencer sur la dimension critique des propositions wittgensteiniennes.<br />

L’objet saillant de cette critique est bien sûr « la métaphysique » – Wittgenstein utilise parfois<br />

ce terme, mais désigne souvent sa cible autrement : « philosophie », « confusions » (au sujet<br />

du langage)… Les tourments métaphysiques, ces confusions grammaticales à éliminer, sont<br />

liés à l’explication dans la mesure où les égarements métaphysiques résultent du regressus à<br />

l’infini dans lequel nous entraîne la recherche d’explications causales. Qui s’attache aux<br />

causes n’atteint jamais d’explication concluante, satisfaisante, définitive, et finit, à défaut, par<br />

en appeler à des explications « d’un autre ordre », c’est-à-dire à des explications<br />

métaphysiques. On peut noter que la référence à l’élan rituel de l’homme, élan qui débouche<br />

sur la pratique et l’accord qui fondent les règles, évitant ainsi d’entrer dans la chaîne des<br />

explication causales, a pour effet d’apaiser ces questions. Le regard anthropologique constitue<br />

donc un antidote possible aux égarements métaphysiques.<br />

Mais le premier (ou le plus « célèbre ») « instrument » conceptuel de résistance aux<br />

confusions métaphysiques demeure la grammaire, qui se donne à voir dans notre usage<br />

quotidien du langage, au sein de nos formes de vie. L’idée, bien connue, de Wittgenstein est<br />

que les égarements métaphysiques commencent lorsque le langage tourne à vide, c’est-à-dire<br />

lorsque ce que nous essayons de dire ne correspond à aucun « coup » dans un jeu de langage<br />

réel. Ainsi, l’usage quotidien du langage doit nous indiquer le « bon usage » de lui-même, à<br />

travers la grammaire de nos concepts, dont l’usage correct est donné à voir dans nos jeux de<br />

langage. Il est intéressant de souligner que Wittgenstein, avec cette visée thérapeutique,<br />

renonce à l’intégrité de son approche descriptive pour une démarche qui revêt un caractère<br />

prescriptif. Ce caractère prescriptif prend deux formes : d’une part, les textes de Wittgenstein<br />

peuvent être lus comme des incitations à utiliser le langage d’une certaine manière et pas<br />

d’une autre ; d’autre part les critères retenus pour déterminer les usages corrects du langage<br />

142


sont énoncés, finalement, par mon usage du langage – même si cet usage est fondé par la<br />

pratique et l’accord entre nous.<br />

Cette translation vers le prescriptif s’opère sous couvert d’une approche descriptive de la<br />

grammaire et de nos usages du langage, et Wittgenstein renie parfois sa volonté de<br />

« réforme » du langage 302 . Mais comme l’a souligné Céline Vautrin (xxxx ce volume ?),<br />

l’observation des usages réels du langage joue bien, au-delà de la stricte description, un rôle<br />

de tuteur. Car si l’on suit Wittgenstein, on est obligé de conclure que certains usages du<br />

langage, déviants (métaphysiques), doivent être corrigés en fonction de ce qui a ou non un<br />

sens dans nos jeux de langage (non métaphysiques). Il est ici question de départager le sens du<br />

non-sens, et dans ce domaine, il y a lieu de croire que la pensée de Wittgenstein adopte un<br />

tour prescriptif.<br />

En effet, je défends l’idée que la simple description de la grammaire, même à travers l’usage<br />

qui permet d’éprouver nos concepts, ne peut suffire dans tous les cas à départager entre les<br />

jeux de langage acceptables d’une part, et les énoncés mal formés d’autre part. Ou en tout cas,<br />

la grammaire ne se présente pas à nous de manière suffisamment évidente pour qu’il devienne<br />

superflu d’utiliser nos propres critères pour identifier les égarements métaphysiques. Ces<br />

propositions n’entrent d’ailleurs pas nécessairement en contradiction avec la pensée de<br />

Wittgenstein, qui suggère précisément qu’en dernier recours c’est dans ma propre capacité à<br />

appliquer les règles de notre langage que se montre la grammaire. Mais l’idée que les règles<br />

de la grammaire se montrent à travers nos jeux de langage peut prêter à confusion.<br />

Wittgenstein présente souvent la grammaire comme un guide, comme un système de<br />

« panneaux placés aux endroits dangereux » (Big Typescript, cité par Vautrin xxxx). Mais s’il<br />

y a des endroits dangereux, c’est bien que la grammaire ne se donne pas à voir<br />

immédiatement à travers chacun de nos usages :<br />

(Investigations philosophiques, §94) […] Car nos formes d’expression nous empêchent de mille manières de voir<br />

qu’il n’y a rien là qui ne soit pas ordinaire, en nous envoyant à la chasse aux chimères.<br />

302 (Investigations philosophiques, §124) La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage<br />

effectif du langage, elle ne peut donc, en fin de compte, que le décrire. Car elle ne peut pas non plus le fonder.<br />

Elle laisse toutes choses en leur état.<br />

143


Wittgenstein veut parler ici non pas de notre « authentique » langage quotidien, mais des<br />

formes d’expression perverties par les égarements métaphysiques. Seulement, dans la mesure<br />

où il s’agit également de « formes d’expression », comment les distinguer de celles au sein<br />

desquelles la grammaire présente des traits non pervertis ? Le langage semble jouer deux rôles<br />

à la fois : il énonce les règles à suivre d’une part ; mais d’autre part, il est l’objet auquel<br />

s’applique ces règles, lorsque ses énoncés doivent être clarifiés. Wittgenstein entend éviter ce<br />

dilemme en distinguant les jeux de langage quotidiens, réels, solides, et les tentatives<br />

d’expression qui ne constituent pas de véritables coups dans un jeu de langage, mais restent<br />

des balbutiements métaphysiques. Concrètement, toutefois, comment différencier les deux ?<br />

Wittgenstein répond en reléguant les tentatives d’expressions malformées à l’univers de la<br />

« philosophie » (la mauvaise philosophie, et non pas la philosophie qui se consacre à la<br />

description et à la clarification). Mais d’un point de vue anthropologique (au sens ordinaire,<br />

désignant la discipline contemporaine), les philosophes participent à nos formes de vie au<br />

même titre que les autres êtres humains, élaborant des jeux de langage qui, concrètement,<br />

fonctionnent. Nous n’avons pas de raisons de les disqualifier. En outre, d’un point de vue<br />

anthropologique encore (même sens que ci-dessus), les jeux de langage métaphysiques ne<br />

sont pas, en réalité, limités aux cercles philosophiques. Le doute hyperbolique, éminemment<br />

métaphysique, surgit régulièrement au sein de conversations tout à fait ordinaires 303 , à tel<br />

point que cette figure philosophique a inspiré les scénarios de plusieurs films très grand public<br />

(Matrix, The Truman Show, entre autres 304 ). Certains philosophes, à l’instar de Stanley Cavell,<br />

considèrent le doute comme une tendance naturelle de l’esprit humain 305 :<br />

(The Claim of Reason, p. 140) Mon idée principale au sujet de la question originelle du philosophe – par<br />

exemple, « (Comment) pouvons nous savoir (ou : savons-nous) quoi que ce soit à propos du monde ? », ou<br />

« Qu’est-ce que la connaissance ; en quoi consiste ma connaissance du monde ? » – est que c’est (dans l’une ou<br />

l’autre de ses versions), une réponse à, ou une expression d’une expérience réelle qui saisit les êtres humains. Ce<br />

n’est pas une réaction « naturelle » au sens, déjà explicité, de « raisonnable » : ce n’est pas une réponse aux<br />

questions soulevées dans les contextes pratiques du langage ordinaire, insérée dans le langage que n’importe<br />

quel locuteur accepterait comme ordinaire. Mais c’est, pour ainsi dire, une réponse qui exprime l’expérience<br />

naturelle d’une créature suffisamment compliquée ou encombrée pour posséder un langage quelconque.<br />

303<br />

Ponsonnet (2005) rend brièvement compte d’une enquête menée sur cette question dans mon propre<br />

quotidien.<br />

304<br />

Cf. Ponsonnet (2010b).<br />

305<br />

Stanley Cavell pourrait d’ailleurs en partie se tromper, dans la mesure où cette tendance n’est pas universelle<br />

(Ponsonnet 2005, Cahill, 2008 ). Néanmoins, il s’agit d’une tendance très spontanée au sein de la culture dite<br />

« occidentale », et sans doute au sein d’autres cultures.<br />

144


Pourtant, Wittgenstein estime que la grammaire de nos jeux de langage quotidiens énonce les<br />

limites du dicibles et du sens, révoquant ainsi les énoncés métaphysiques, insensés. On peut<br />

tout à fait admettre que les énoncés métaphysiques ne soient pas « grammaticaux », c’est-à-<br />

dire qu’ils n’aboutissent à l’établissement d’un sens correctement défini. Les règles de la<br />

grammaire, et leur usage dans nos jeux de langage, dénonceraient alors ces énoncés<br />

incorrects. Seulement, bien des énoncés métaphysiques sont en réalité parfaitement<br />

acceptables dans nos jeux de langage quotidiens, ce qui fait que notre usage effectif du<br />

langage ne peut nous servir de modèle. Wittgenstein écrit par exemple :<br />

(Investigations philosophiques, §393) : Où donc (en dehors de la philosophie) employons-nous les expressions<br />

« Je peux imaginer sa douleur. » […] ?<br />

Ici l’auteur cherche à attirer l’attention sur la réification des sensations et l’écart entre les<br />

énoncés à la première et à la troisième personne, dénonçant par là, à juste titre, des confusions<br />

inspirées par des expressions qu’il estime mal formées. La critique est fondée. Néanmoins, il<br />

me semble indéniable qu’un énoncé du genre de « Je peux imaginer sa douleur. » trouve sa<br />

place au sein de nos jeux de langage quotidiens. Si nos jeux de langage authentiques doivent<br />

nous instruire quant à la grammaire, et qu’en même temps la grammaire doit nous indiquer ce<br />

qu’est un jeu de langage authentique (puisqu’elle nous aide à les distinguer des énoncés mal<br />

formés qui, comme celui du §393, ont cours en même lieu), alors le mouvement est circulaire.<br />

Ces remarques n’invalident pas pour autant la démarche de Wittgenstein dans son principe.<br />

Considérer les énoncés métaphysiques comme égarants, source de doute paralysant et de<br />

malaises reste une position défendable. Les énoncés métaphysiques forment certainement une<br />

famille, constituée sur la base de ressemblances que l’on pourrait s’appliquer à préciser.<br />

Wittgenstein procède d’ailleurs à de telles descriptions, lorsqu’il passe en revue des<br />

conceptions égarantes pour les rectifier, comme dans le paragraphe 393 cité ci-dessus qui<br />

n’est qu’un échantillon de ce que l’auteur cherche à faire dans l’essentiel de ses écrits après le<br />

Tractatus. Seulement, cette description ne peut s’élaborer uniquement à partir du seul critère<br />

grammatical du « jeu de langage correctement formé », puisque nulle part ces jeux<br />

« corrects » ne se montrent à moi déjà « triés » si l’on peut dire. Wittgenstein use de critères<br />

qui découlent de ses jugements et intuitions quant à ce qu’il est prêt à voir comme un jeu de<br />

langage ordinaire, acceptable, ou au contraire quant à ce qu’il souhaite qualifier de (ou<br />

disqualifier comme) métaphysique. Cette référence aux compétences du sujet parlant est<br />

145


parfaitement cohérente dans le paysage « anthropologique » de Wittgenstein, puisqu’il y a là<br />

une référence à la « nature » de l’homme parlant. Ces choix, s’ils sont subjectifs dans la<br />

mesure où c’est le sujet parlant qui les opère, ne sont pas pour autant arbitraire, car la bonne<br />

application des règles d’usage de nos concepts est fondée dans l’accord entre nous fondé par<br />

la pratique. Mais lorsqu’il s’agit de discriminer les usages métaphysiques du langage, sur<br />

lesquels un certain nombre d’entre nous s’entendent effectivement en pratique, alors les<br />

critères ne se trouvent nulle part ailleurs que dans les jugements du sujet parlant.<br />

L’identification des coups valides et des coups invalides peut être fondée solidement par mes<br />

propres expériences conceptuelles, mais elle n’est pas effectuée sur la base de la simple<br />

description.<br />

Le mouvement n’est donc pas uniquement descriptif : les critères d’identification des énoncés<br />

métaphysiques sont prescriptifs, puisqu’ils émanent du sujet. L’objectif de Wittgenstein, sa<br />

volonté prescriptive d’éradication de certaines tendances, reste parfaitement cohérent. Mais sa<br />

méthode n’opère pas par stricte description de nos pratiques communes, de nos jeux de<br />

langage comme partitions d’une grammaire de concepts « sains ». À mon sens, la dimension<br />

thérapeutique de la pensée de Wittgenstein présente une dimension prescriptive. Cette<br />

dimension a deux aspect interdépendants. L’un concerne l’idée même de réforme – certain<br />

énoncés que nous prononçons pourtant au quotidiens sont malgré tout disqualifiés. L’autre<br />

concerne la méthode – on ne peut s’appuyer sur la simple description de nos jeux de langage.<br />

Ainsi, le déploiement critique de l’auteur, son mouvement pour produire une pensée riche et<br />

articulée des pratiques humaines, s’opèrerait aux dépends de l’application d’une méthode<br />

strictement descriptive.<br />

D’après cette lecture, la pensée de Wittgenstein s’exercerait dans la tension entre deux aspects<br />

de sa pensée. Le premier aspect est anthropologique. Il s’attache au constat de la nature de<br />

l’homme, adopte une méthode irréprochable de son propre point de vue car purement<br />

descriptive, mais ne permet pas d’articuler une conception riche et productive des pratiques<br />

humaines. Le second aspect élabore sur la base du premier une pensée plus riche, productive<br />

de sens, potentiellement critique. Mais ce développement s’opère au prix de l’abandon de la<br />

démarche purement descriptive. Le paragraphe suivant compare ces deux aspects en les<br />

replaçant dans la perspective de la conception wittgensteinienne de la métaphysique.<br />

Savoir céder à nos tendances métaphysiques ?<br />

146


Le paragraphe précédent a permis d’esquisser deux aspects de la lutte de Wittgenstein contre<br />

les égarements métaphysiques. Je souligne à nouveau que la distinction entre ces aspects est<br />

purement conceptuelle. Il ne s’agit pas de deux attitudes distinctes qui se dessineraient au sein<br />

des textes de Wittgenstein, encore moins de deux lectures dissociables. Je propose de<br />

distinguer conceptuellement entre deux types de ressorts au sein des méthodes que<br />

Wittgenstein, dans un même mouvement de pensée, propose pour contrecarrer nos tendances<br />

métaphysiques. Ces remèdes correspondent aux deux « moments » soulignés précédemment :<br />

d’une part le moment purement descriptif qui se concentre sur le constat anthropologique<br />

simple de la nature de l’homme comme animal cérémoniel ; d’autre part le temps du<br />

développement, de l’expansion de ce regard anthropologique et de l’élaboration d’une<br />

réflexion construite sur les pratiques humaines.<br />

Le premier remède contre ces égarements est de nature anthropologique. Il consiste en un<br />

simple constat, la reconnaissance la tendance humaine fondamentale qu’est l’élan appelé plus<br />

haut « élan rituel ». On l’a vu, cette expression désigne bien autre chose que la propension de<br />

l’homme à mettre en œuvre des rituels au sens strictement ethnographique du terme. Elle vise<br />

une attitude beaucoup plus large, à savoir notre propension, fondamentalement humaine, à<br />

réagir d’une certaine manière face au monde : à le recevoir dans un vécu esthétique, à<br />

chercher à agir sur lui de manière éventuellement superstitieuse – et, d’une manière générale,<br />

à produire du sens. Reconnaître cet élan nous libère de nos égarements métaphysiques dans la<br />

mesure où le sens est alors ramené en son site naturel, les pratiques humaines, dont le noyau<br />

reste cette propension humaine à faire sens. Ce remède est un remède simple et radical, un<br />

remède « pour soi » si l’on peut dire, au sens où il se contente de couper court à mes propres<br />

interrogations métaphysiques, à mes doutes, en me proposant un socle, des fondements. Il<br />

n’est pas question, dans ce mouvement, d’élaborer d’éventuels commentaires au sujet du<br />

doute lui-même ou des égarements métaphysiques, de leurs formes, de leurs origines. Il n’y a<br />

pas de place non plus pour une critique de la nature humaine. Le ressort très simple de cet<br />

antidote repose sur l’intervention, ponctuelle et non discursive, du réel dans le langage. C’est<br />

un fait – un fait anthropologique –, la nature particulière de l’homme, qui est invoqué comme<br />

socle. Le constat de ce fait est purement descriptif. Il n’y a rien d’autre à en dire que « c’est<br />

ainsi que j’agis », mais cette incursion du réel dans le langage est salvatrice.<br />

Le second remède wittgensteinien aux égarements métaphysiques passe par la grammaire et<br />

ses garde-fous qui nous préservent de l’errance métaphysique. Les deux remèdes sont<br />

147


imbriqués : le second se développe à partir du premier et conserve, en dernier recours, la<br />

référence aux pratiques humaines. Mais dans cette seconde formule la référence à la pratique<br />

n’est plus une référence au réel à proprement parler, mais plutôt un élément discursif au sein<br />

d’une élaboration conceptuelle qui permet précisément de montrer que le besoin de référence<br />

au réel est en lui-même l’effet d’une confusion métaphysique. Comme l’énonce très<br />

clairement Christiane Chauviré, l’idée même de la grammaire consiste à nous rappeler que<br />

tout se passe au sein de nos pratiques, et que la référence au réel est superflue :<br />

(Ch. Chauviré, 2005, p. 92) La question : comment sortir du réel pour atteindre le langage est mal formée et<br />

l’attente le montre de façon exemplaire, qui ne touche le réel que dans le langage : le remplissement est<br />

grammatical, il ne touche pas les parois du langage.<br />

La grammaire joue le rôle du socle. Il n’est nul besoin d’aller chercher des fondements<br />

ailleurs, surtout pas dans un « réel » chimérique. D’après Wittgenstein, il suffirait de décrire<br />

notre grammaire, en observant nos jeux de langage quotidiens, qui dessinent les limites des<br />

usages sensés et non métaphysiques de notre langage. Ce remède devrait permettre non<br />

seulement de guérir les égarements métaphysiques pour soi, mais aussi de les diagnostiquer,<br />

chez soi-même ou chez les autres, tout cela grâce à l’observation de nos jeux de langage bien<br />

formés.<br />

Seulement, comme on l’a vu, la tâche d’identification des énoncés métaphysiques n’est pas<br />

exclusivement descriptive mais également prescriptive. Elle fait appel à des critères qui ne<br />

sont pas entièrement donnés dans la description de la grammaire, mais qui renvoient en fait à<br />

« mes propres critères », ou ceux de Wittgenstein dans ses textes, c’est-à-dire ceux du sujet<br />

parlant. Ces critères ne sont justifiés par rien car ils ne demandent pas nécessairement à être<br />

justifiés. Ils renvoient au sujet parlant, et à sa nature, à son élan à faire sens – c’est-à-dire au<br />

même genre de constat qui intervenait dans le premier remède, anthropologique, contre les<br />

égarements métaphysiques. Un élément de réel, un point aveugle car non justifiable, mais<br />

solide pour la même raison, ressurgit ici. Mais là où, avec le premier remède, le sujet pouvait<br />

s’effacer au profit d’un élément de description suffisamment élémentaire pour ne pas<br />

renvoyer au sujet qui l’énonce, avec le second remède c’est le sujet parlant, humain, qui sert<br />

de pivot. Le socle de la grammaire nous est donné dans ses décisions prescriptives. Ce n’est<br />

plus le réel, mais le sujet, qui intervient dans le langage. Du même coup, la posture<br />

descriptive laisse place à une posture prescriptive : l’idée d’un accès au réel sans la médiation<br />

148


d’un sujet est reconnue être une chimère, mais en contrepartie, ce sont les accès obliques,<br />

c’est-à-dire les perspectives du sujet sur le réel, qui s’imposent.<br />

Finalement, les deux antidotes mettent en œuvre les mêmes principes actifs. Dans les deux<br />

cas, la contrainte, factuelle, de la nature de l’homme comme sujet parlant sert d’ancrage,<br />

arrimant le langage à un point de réel sans extension. Il existe pourtant des différences entre<br />

ces deux remèdes.<br />

Le premier s’ancre dans l’illusion d’un accès absolu au réel, mais l’incursion du réel dans le<br />

langage y est assumée comme telle. Le socle, le fait de notre nature de l’homme est identifié,<br />

montré du doigt : « c’est ainsi que j’agis ». Il est donc implicitement admis que le réconfort<br />

est apporté par le mal lui-même, car comme l’indique Christian Chauviré (ci-dessus), l’espoir<br />

de faire entrer le réel dans le langage est l’illusion métaphysique suprême. Mais en y cédant<br />

en un point, en acceptant qu’il en va ainsi de la vie humaine, je produis un remède efficace.<br />

Le second remède, en revanche, assume moins bien son recours au réel, et donc sa propre<br />

entorse métaphysique. L’idée de la grammaire devrait permettre de dépasser la question du<br />

rapport du langage au réel. Mais comme on l’a vu, le réel ressurgit, à travers ma nature de<br />

sujet parlant, qui me permet de distinguer les jeux de langage authentiques où se montrent les<br />

règles de la grammaire d’une part, des énoncés mal formés d’autre part. Certes, l’illusion est<br />

moindre, puisque le réel ne se livre plus dans le langage directement, mais par le biais du sujet<br />

et de la perspective subjective. Le travers de l’approche descriptive est de viser directement le<br />

réel, cédant ainsi à l’illusion métaphysique. Le rejet de cette illusion oblige à basculer dans<br />

une pensée du sujet, abandonnant la description du réel pour l’expression des perspectives du<br />

sujet. Mais l’approche prescriptive de Wittgenstein cherche à fonder une description sur le<br />

sujet, évitant ainsi de renoncer à la description. C’est l’idée de nature humaine qui reste au<br />

cœur du mécanisme, et notamment au cœur de l’idée, prescriptive, que mon usage du langage<br />

donne à voir la grammaire de nos concepts. Si bien que la référence au fait de la nature<br />

humaine continue de fonder le système.<br />

Or ce recours conceptuel à l’idée de nature humaine reste ouvert à l’espoir, métaphysique, de<br />

faire entrer le réel dans le langage. Pourtant, le recours conceptuel à la grammaire est un effort<br />

du penseur pour abandonner cet espoir démesuré. Mais en outre, l’idée même que cet espoir<br />

puisse jamais être abandonné est peut-être plus démesurée encore ? Avec la grammaire,<br />

149


Wittgenstein espère nous conduire (ou se conduire lui-même) à abandonner l’espoir premier,<br />

métaphysique certes, mais profondément ancré dans l’usage humain du langage, de faire<br />

entrer le réel au sein du langage. Mais cet espoir second, celui d’abandonner notre rapport<br />

métaphysique au langage, n’est-il pas incongru ? Ne s’agit-il pas d’espérer modifier la nature<br />

même de l’homme, en modifiant son usage et de sa conception du langage ?<br />

Les points de vue de Wittgenstein sur la nature de l’homme en tant qu’homme cérémoniel<br />

d’une part, et sur la métaphysique d’autre part, montrent très clairement que l’auteur ne<br />

considère pas nos tendances métaphysiques comme des tendances naturelles. En effet, nos<br />

élans religieux et esthétiques sont pour lui plus que respectables, tandis que la métaphysique<br />

est à bannir. Mais cette dissociation est étrange. L’une des tendances premières de l’homme<br />

consiste, pour Wittgenstein, en cette propension à percevoir le monde esthétiquement et à agir<br />

en fonction de cette perception. Or, cette perception ne revient-elle pas à donner un sens au<br />

monde qui nous entoure, à chercher des causes pour motiver des actions plus raisonnables, à<br />

décrire le monde à l’aide du langage dans un effort spontané pour le reproduire ? La recherche<br />

des causes, un esprit « scientifique », et le recours à des explications métaphysiques de<br />

surplomb, n’appartiennent-ils pas à la même famille d’attitudes que ces élans rituels<br />

premiers ? 306 L’exclusion de la démarche explicative, d’un rapport métaphysique ou monde et<br />

au langage, hors de la sphère des tendances naturels et donc respectables reste difficile à<br />

comprendre et à justifier.<br />

Quoi qu’il en soit, dans la mesure où Wittgenstein ne considère pas la conception<br />

métaphysique du langage, c’est-à-dire l’idée que le langage atteint le réel d’une certaine<br />

manière, comme une tendance naturelle de l’homme, sa tentative d’éliminer l’espoir de faire<br />

entrer le réel au sein du langage ne revient pas, pour lui, à modifier la nature profonde de<br />

l’homme. Sa tentative demeure néanmoins particulièrement ambitieuse. De mon point de vue<br />

– un point de vue informé par l’anthropologie au sens ordinaire – cette tentative est sans<br />

espoir. Par ailleurs, d’un point de vue philosophique, on peut se demander si cette résistance<br />

farouche à la métaphysique est bien la meilleure attitude en réponse à ces tendances, y<br />

compris du point de vue de qui, comme Wittgenstein, les condamne. En insistant pour tenter<br />

de dépasser notre besoin métaphysique de faire entrer le langage dans le monde, Wittgenstein<br />

306 Cela nous renvoie à la position de Lévi-Strauss, qui estime que magie et science sont les effets d’un ressort<br />

commun : la propension de l’homme à vouloir transformer le monde. La magie serait donc un « acte de foi dans<br />

une science à naître » (La Pensée sauvage).<br />

150


démontre qu’il attache une grande importance à la manière dont nous concevons les rapports<br />

du langage au monde. Un tel intérêt n’est-il pas l’expression d’une tendance métaphysique ?<br />

Car l’attitude non métaphysique en la matière pourrait être le détachement. Cela nous<br />

conduirait à nous désintéresser de la question et à accepter, tout simplement, ce que nous<br />

suggère notre nature, à savoir cette propension à postuler un rapport entre le langage et le<br />

monde, et à chercher à faire entrer le réel dans le langage.<br />

Quelques conclusions : au sujet de la tension anthropologique<br />

Dans cette lecture, le rapport de Wittgenstein à l’anthropologie – ou à l’« ingrédient »<br />

anthropologique de sa pensée – se présente sous la forme d’une tension, d’une résistance qui<br />

revêt plusieurs aspects.<br />

Premièrement, Wittgenstein refuse de se limiter à une référence « courte » à la nature<br />

anthropologique de l’homme comme socle. Ce « point dur » peut servir de pivot à nos<br />

pratiques et à nos concepts, mais à lui seul il reste un point sans extension. Wittgenstein lui<br />

préfère une pensée riche, structurée, productive, potentiellement critique qui, bien qu’arrimée<br />

à l’ingrédient anthropologique, développe un socle plus large sur la base de la grammaire.<br />

L’élaboration de cette pensée s’opère toutefois au détriment d’une approche purement<br />

descriptive, ce qui représente une tension supplémentaire dans la pensée de l’auteur.<br />

Deuxièmement, dans le même mouvement, ce socle plus large renie l’efficacité de l’arrimage<br />

anthropologique comme barrage à nos égarements métaphysiques. Ce reniement est partiel,<br />

ou plutôt paradoxal, puisque la grammaire s’appuie tout de même sur nos pratiques et notre<br />

nature d’hommes parlants. Mais la disqualification est effective conceptuellement dans la<br />

mesure où elle relègue l’arrimage anthropologique au réel dans la catégorie des égarements<br />

métaphysiques et de nos illusions quant à la possibilité de faire entrer le réel dans le langage.<br />

Il règne donc une forme de tension entre l’usage persistant de la référence anthropologique, et<br />

le renie de cette référence.<br />

La troisième zone de résistance n’est pas, à première vue, clairement liée aux deux premiers<br />

points. Il s’agit du refus de considérer nos tendances métaphysiques comme un aspect ou une<br />

conséquence de notre « élan rituel », et donc de leur accorder le respect voué aux tendances<br />

humaines « profondes ». Cette exclusion ne trouve pas, à mon sens, d’autre justification que<br />

celle – valable – d’un principe personnel. Wittgenstein juge, pour des raisons d’éthique et de<br />

151


vécu individuel peut-être, que les illusions métaphysiques sont néfastes, et sa pensée s’efforce<br />

de les annihiler : c’est aussi une dimension prescriptive de sa démarche. Mais, de mon point<br />

de vue d’anthropologue, il s’agit là d’un effort tourné contre la nature de l’homme telle que la<br />

discipline anthropologique peut l’observer. Cela produit une nouvelle tension, dans la mesure<br />

où la pensée de Wittgenstein se développe autour de cette notion de « nature de l’homme ».<br />

Je conclurai en suggérant une expérience de pensée. Peut-on imaginer un travail<br />

d’investigation autour de la nature des concepts humains qui, reprenant certains principes<br />

wittgensteiniens, ne présenterait pas les points de résistance que Wittgenstein oppose à son<br />

propre penchant pour un regard anthropologique ? Une réponse dont le sens et la validité<br />

restent à explorer se présente naturellement : ce travail d’investigation, s’abandonnant à notre<br />

tendance à croire que le monde entre dans le langage, pourrait aboutir à une description<br />

anthropologique concrète des formes d’égarements métaphysiques des hommes, selon des<br />

principes wittgensteiniens.<br />

Bibliographie<br />

152<br />

Maïa Ponsonnet (Australian National University,<br />

Canberra/Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie,<br />

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Granelle G., Remarques mêlées, TER, Paris.<br />

154


LES CHOSES SANS L’ESPRIT<br />

UN COMMENTAIRE DU CHAPITRE DEUX DES INDIVIDUS DE STRAWSON<br />

G. Evans<br />

Quel est le lien entre l’idée d’un monde objectif et celle d’un monde spatial ? Si quelqu’un a<br />

la représentation d’un monde, de quelque chose dont l’existence et les opérations sont<br />

indépendantes de l’expérience qu’il en a, doit-il par là même posséder la représentation d’un<br />

système spatial de relations qui l’inclut lui aussi bien que les phénomènes dont il fait<br />

l’expérience ? On peut poser cette même question encore autrement. Il est possible d’imaginer<br />

une série de jugements comme « Chaud maintenant », « Bourdonnant maintenant », formulés<br />

par un sujet en réponse aux changements que subit son état sensoriel et dépourvus de toute<br />

signification objective. Mais on peut imaginer une série de jugements similaire, suscitée par<br />

les mêmes changements au sein de l’état sensoriel du sujet mais pourvus d’une signification<br />

objective : « Maintenant il fait chaud », « Maintenant il y a un son bourdonnant » – autant de<br />

commentaires au sujet d’un monde affecté de changements. Qu’est-ce qu’inclut cette<br />

modification de sens ? En particulier, si l’on interprète « Maintenant il fait chaud » comme un<br />

compte-rendu provoqué par l’expérience et relatif au monde, doit-il être tenu pour équivalent<br />

à : « Maintenant il fait chaud ici » ?<br />

Le lien entre l’espace et l’objectivité se situe à un niveau si profond de notre schème<br />

conceptuel que nombre de philosophes passent d’« objectif » à « extérieur » sans même<br />

remarquer le problème qu’ils soulèvent. Puisque le subjectif est considéré comme ce qui est<br />

« dans l’esprit », l’objectif devient ce qui est « sans l’esprit », et il est alors aisé de dire avec<br />

Hobbes que dès lors qu’on a la représentation d’une chose sans l’esprit, on a une<br />

représentation de l’espace. 307<br />

Au chapitre deux des Individus, Strawson examine ce lien conceptuel avec beaucoup de<br />

subtilité et d’imagination. Grâce à lui, on réalise quel fossé peut se creuser entre « objectif » et<br />

« extérieur » – un fossé qu’il essaie de combler au moyen d’une analyse (argument)<br />

fascinante. En guise d’illustration de cette analyse, Strawson imagine la situation d’un être<br />

dont l’expérience serait purement auditive. Il soutient que les concepts propres à un monde<br />

307 Hobbes, Elements of Philosophy, II, 7, ii. [tr. fr. …]<br />

155


objectif, au premier rang desquels figure l’idée d’existence non-perçue, ne trouveraient<br />

d’application au sein de l’expérience d’un tel être qu’à condition que cette expérience lui offre<br />

au moins un analogue de l’espace. Dans le cadre d’une expérience purement auditive, un tel<br />

analogue peut être fourni par le fait que chaque expérience d’un phénomène auditif particulier<br />

est accompagnée de l’expérience d’un maître-son – un son permanent dont les variations de<br />

hauteur permettent au sujet de donner un contenu à l’idée qu’il est en train de bouger. Il est<br />

vrai qu’avec le maître-son, Strawson ne prétend pas offrir plus qu’un analogue de l’espace.<br />

Toutefois, il ne faudrait pas que ce qui précède ainsi que l’expression « Monde sans espace »<br />

dont il baptise l’univers auditif conduisent à croire que Strawson rejetterait la thèse kantienne<br />

selon laquelle l’espace est une condition nécessaire de l’objectivité. Au contraire, le chapitre<br />

contient la défense (argument for) d’une version légèrement affaiblie de cette thèse.<br />

L’intérêt du chapitre ne réside qu’en partie dans le fait de voir tout ce qui est supposé en<br />

tant qu’accompagnement indispensable de l’idée de monde objectif. L’audace du chapitre ne<br />

s’arrête pas là. Car si on y trouve la disposition d’esprit qui consiste à s’étonner de tout ce qui<br />

est supposé pour que l’idée d’objectivité puisse s’enraciner, on y trouve une disposition<br />

d’esprit tout aussi familière qui consiste plutôt à s’étonner du peu dont a besoin un sujet pour<br />

penser objectivement. Bien sûr, il n’est pas dans les intentions de Strawson de porter atteinte à<br />

la réalité des choses, mais la représentation que nous avons de notre propre monde n’est-elle<br />

pas au moins un peu ébranlée par la pensée qu’il pourrait y avoir un univers purement auditif<br />

– par le fait de voir la simplicité avec laquelle on peut tisser un morceau de réalité au moyen<br />

de régularités empiriques ?<br />

Je vais m’intéresser à ces deux aspects du chapitre. Je commencerai par examiner si<br />

Strawson réussit à défendre la thèse kantienne. Après avoir essayé de montrer que la voie<br />

principale suivie par l’analyse (the main line of argument) conduit à l’échec, je poursuis en<br />

explorant une autre voie, que l’on trouve également dans le chapitre. Dans les deux dernières<br />

sections, je développe deux raisons différentes de douter qu’un sujet dont l’expérience est<br />

purement auditive puisse être considéré comme ayant la représentation d’une réalité<br />

indépendante.<br />

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il y a un préalable important à évoquer. Quel est le<br />

sens revêtu par l’expression « monde objectif » dans les questions dont Strawson considère<br />

qu’elles définissent la nature de sa réflexion et qui, par conséquent, définissent la nature de<br />

notre propre réflexion ? Strawson est explicite sur le fait qu’il ne pense pas à l’idée d’une<br />

objectivité fondée sur l’accord intersubjectif. Dans le but de se concentrer sur une partie<br />

maîtrisable de l’ensemble de notre schème conceptuel, plutôt qu’au motif que cela<br />

156


constituerait une possibilité conceptuelle authentique, Strawson fait comme si son sujet<br />

n’admettait pas l’existence d’autres observateurs. (Aussi, tout au long du chapitre, « existence<br />

non perçue » signifie en réalité « existence non perçue par moi ».) Ce que Strawson a en tête,<br />

c’est l’idée d’une expérience qui porte sur quelque chose qui est distinct d’elle, et par<br />

conséquent, l’idée d’une chose qui est capable d’exister indépendamment de toute expérience<br />

relative à elle.<br />

Strawson désigne sa réflexion comme l’élaboration des conditions d’une « conscience<br />

non solipsiste ». Mais sa notion d’objectivité est marquée d’une restriction implicite qui<br />

empêche que l’on applique le titre de « théorie du monde objectif » à des conceptions dont les<br />

défenseurs n’auraient pourtant pas dit qu’elles étaient solipsistes. Les défenseurs de ces<br />

conceptions ont à l’esprit une notion plus générale d’objectivité, selon laquelle une théorie a<br />

une signification objective si elle comprend des propositions dont la vérité à un instant donné<br />

ne dépend pas de l’état d’un sujet à ce moment-là. Cette notion diffère de celle de Strawson,<br />

car elle autorise qu’il ne soit question en aucune façon d’un sujet qui fait l’expérience de la<br />

réalité constituée des vérités qui n’appartiennent pas à sa biographie.<br />

Par exemple, l’expérience du sujet peut manifester une régularité qui lui permet de<br />

formuler diverses propositions conditionnelles et contrefactuelles relatives à ce dont il ferait<br />

l’expérience s’il faisait par ailleurs celle de telle et telle autre chose. Si ces propositions<br />

possèdent une quelconque vérité, ce n’est pas en vertu de l’un des éléments dont est formée la<br />

biographie du sujet, et elles peuvent 308 servir de fondement à l’affirmation qu’une réalité<br />

objective est admise par là même. Quoi qu’il en soit, la réalité objective en question n’est pas<br />

celle à laquelle pense Strawson :<br />

… par conscience non solipsiste, j’entendrai la conscience d’un être capable d’utiliser la distinction entre, d’un<br />

côté, lui-même et ses états, et de l’autre, quelque chose dont il fait l’expérience mais qui n’est ni lui-même ni un<br />

état de lui-même. 309<br />

Car ce qui rend vraies ces propositions prétendument « objectives » n’est pas quelque chose<br />

dont le sujet puisse être dit faire l’expérience.<br />

1<br />

308<br />

Elles ont été considérées de cette façon par les phénoménalistes. Voir par ex. C. I. Lewis, An Analysis of<br />

Knowledge and Valuation (La Salle, Ill: Open Court, 1946), p. 226-30, et Mind and the World Order (New<br />

York: Dover, 1956), p. 135-9.<br />

309<br />

P. F. Strawson, Individuals (London: Methuen, 1959), p. 69 [tr. fr. A. Shalom et P. Drong, Les individus,<br />

Paris, Seuil, 1973, p. 76-7 (traduction modifiée)].<br />

157


Les différents chapitres voient s’entrelacer plusieurs idées sur lesquelles une défense de la<br />

thèse kantienne pourrait prendre appui, mais la voie principale suivie par l’analyse (the main<br />

line of argument) est celle au sein de laquelle la nécessité de l’espace provient de l’exigence<br />

que le sujet de l’expérience (désormais appelé « Héros ») soit capable de ré-identifier les<br />

objets de son expérience. Strawson résume ainsi les résultats de ce chapitre dans un chapitre<br />

ultérieur :<br />

… il a fallu introduire un analogue de l’espace en termes auditifs pour faire place à l’idée de particuliers ré-<br />

identifiables … 310<br />

Une telle défense de la thèse kantienne doit comporter deux étapes distinctes ; on doit montrer<br />

que l’idée d’objets ré-identifiables se trouve de façon implicite dans celle d’objectivité, puis<br />

on doit montrer que des critères de ré-identification, ainsi que la distinction corrélative entre<br />

identité qualitative et identité numérique, ne peuvent être forgés que dans un monde spatial<br />

(ou quasi-spatial) 311 .<br />

Voici le premier stade de l’analyse de Strawson :<br />

… posséder un schème conceptuel dans lequel on distingue entre soi-même ou ses états et les éléments auditifs<br />

qui ne sont pas des états propres, c’est posséder un schème conceptuel dans lequel l’existence d’éléments auditifs<br />

est logiquement indépendante de l’existence de ses propres états ou de soi-même. Et c’est donc posséder un<br />

schème conceptuel dans lequel il est logiquement possible que de tels éléments puissent exister indépendamment<br />

du fait qu’ils soient perçus ou non, et dans lequel ils peuvent, par conséquent, continuer à exister dans un<br />

intervalle durant lequel on ne les perçoit pas. Il semble donc que si les conditions d’une conscience non solipsiste<br />

peuvent être remplies dans un monde purement sonore, il doit être possible qu’il y ait des particuliers ré-<br />

identifiables dans un tel monde. Or, on pourrait maintenant ajouter qu’il n’y a aucun sens à dire que dans un<br />

monde purement auditif, il est logiquement possible qu’il y ait des particuliers ré-identifiables, à moins qu’on ne<br />

puisse forger ou inventer des critères de ré-identification en termes purement auditifs. Et si, comme il le semble,<br />

ce qui précède est juste, on aboutit à la conclusion que les conditions d’une conscience non solipsiste ne peuvent<br />

être satisfaites dans un tel monde que si nous pouvons décrire en termes purement auditifs les critères de ré-<br />

identification des particuliers sonores. 312<br />

310 Strawson, op. cit., p. 118 [tr. fr. p. 132]<br />

311 Je laisserai cette nuance de côté dans ce qui suit ; à moins que le contexte ne donne une indication contraire,<br />

j’utiliserai « spatial » au sens lâche de « spatial ou quasi-spatial ».<br />

312 Strawson, op. cit., p. 72-3 [tr. fr. modifiée p. 80]<br />

158


La seconde étape de l’analyse n’est pas conduite de façon détaillée, mais on voit assez bien<br />

comme elle pourrait l’être. Parmi ses expériences ultérieures qualitativement indistinctes,<br />

Héros doit être capable de distinguer celles qui sont, de celles qui ne sont pas des étapes<br />

ultérieures du même phénomène que celui dont il a fait l’expérience précédemment. Pour<br />

cela, il faut qu’il tienne compte des relations qu’entretiennent les phénomènes, et plus<br />

précisément, de relations qui n’existent pas en vertu du caractère intrinsèque non-relationnel<br />

des choses reliées [?]. Et peut-être est-il possible de voir cela comme une description abstraite<br />

et formelle des relations spatiales.<br />

Aussi ingénieuse que soit cette analyse, on peut sérieusement se demander jusqu’à<br />

quel point elle est contraignante, en particulier lorsqu’elle est interprétée d’une façon telle que<br />

le monde auditif de Strawson en fournit une illustration. A l’intérieur de ce monde, des sons<br />

qualitativement identiques peuvent être distingués du fait d’être « localisés à » (entendus en<br />

même temps que) différentes hauteurs du maître-son. Cela étant, on sent bien qu’aucune<br />

véritable distinction n’a été offerte entre l’identité qualitative et l’identité numérique.<br />

Puisqu’il est possible de distinguer qualitativement différentes hauteurs du maître-son, des<br />

occurrences auditives de sons numériquement distincts ne sont jamais impossibles à<br />

distinguer qualitativement, aussi longtemps que l’on adopte une compréhension suffisamment<br />

large du domaine d’application de ce concept [?]. Mais en l’occurrence, une affirmation plus<br />

faible suffira. Si le Héros de Strawson utilise bien un critère d’identité numérique, alors il n’a<br />

pas vraiment besoin de l’espace pour cela. Puisque son critère n’utilise pas véritablement la<br />

dimension fournie par la variation continue du maître-son quant à sa hauteur, on est en droit<br />

de supposer tout aussi légitimement que des critères de ré-identification peuvent être forgés au<br />

sein d’un univers auditif dans lequel c’est une série non ordonnée de maître-sons qui joue le<br />

rôle de discrimination joué par la série ordonnée des hauteurs de l’unique maître-son de<br />

Strawson. 313<br />

Le résultat de l’affirmation plus faible est le suivant : si la condition déduite au terme<br />

de la première étape de l’analyse peut être remplie au sein de l’univers auditif de Strawson, en<br />

revanche la seconde étape ne peut être menée à bien. Cette difficulté semble provenir du rôle<br />

prééminent que joue le maître-son dans la genèse de l’espace propre au monde auditif.<br />

Puisque le changement de position n’est pas lié logiquement à un changement de la relation<br />

du sujet aux occupants de l’espace mais constitue plutôt le changement d’un aspect particulier<br />

313 Ici et dans l’ensemble de l’article, je suppose que l’existence d’un ordre intrinsèque entre les « lieux » est<br />

essentiel à un espace ou à un quasi-espace. Cela semble assurément constituer le cadre à l’intérieur duquel<br />

Strawson travaillait : « … » [tr. fr. p. 83].<br />

159


de son expérience, il n’y a aucune raison pour que ce trait de l’expérience auquel il est lié<br />

imite la dimension de l’espace.<br />

En plus de saboter l’analyse, le maître-son introduit de très fortes disparités avec notre<br />

propre système de relations spatiales. L’espace de l’univers auditif de Strawson est un espace<br />

absolu, et non une structure constituée des relations spatiales qu’entretiennent ses<br />

occupants. 314 Le fait que dans l’univers auditif de Strawson, « même lieu » ne soit pas<br />

dépendant de « même chose » n’est pas une simple curiosité ; il expose le schème tout entier à<br />

la réduction phénoméniste la plus directe, puisque « Le ‘God save the Queen’ est actuellement<br />

joué à la position L » est apparemment équivalent à « Si l’on entendait le maître-son de<br />

hauteur l, alors on entendrait le ‘God save the Queen’ ». Mais comme le Carnap de l’Aufbau<br />

l’a appris à ses dépens, il ne peut y avoir aucune caractérisation phénoménale du fait d’être à<br />

une position particulière dans un univers où l’espace est constitué par les relations spatiales<br />

entre choses, car les choses peuvent se déplacer et changer.<br />

Prendre au sérieux l’exemple du maître-son nous empêche de mener à bien la défense<br />

que l’on s’était proposé d’apporter à la thèse kantienne, ou nous conduit à considérer comme<br />

spatial un schème de pensée si radicalement différent du nôtre que l’intérêt de la conclusion<br />

s’en trouve sérieusement diminué, même si nous étions capables d’en proposer une défense<br />

satisfaisante. Cet ensemble de considérations nous mène assurément à devoir suspecter que le<br />

point fautif réside dans l’exemple et non dans l’analyse qu’il est censé illustrer. Et une<br />

réflexion approfondie semble montrer que le maître-son n’est pas indispensable, même si l’on<br />

cherche une illustration de l’analyse au sein d’une expérience purement auditive. Car on peut<br />

soutenir qu’un espace unidimensionnel vraiment parallèle au nôtre peut être construit à partir<br />

d’une expérience auditive (ou bien, en fait, à partir de n’importe quelle expérience), pourvu<br />

que l’expérience manifeste un ordre et une régularité tels que son cours puisse être considéré<br />

comme résultant à la fois de la configuration interne du monde et du mouvement continu du<br />

sujet en son sein. Dès lors que l’expérience du sujet est assez régulière pour lui permettre<br />

d’établir des généralisations immédiates du type :<br />

Une expérience du type k se produira entre toute expérience du type k’ et toute<br />

expérience du type k’’<br />

314 On peut trouver surprenant que Strawson ait à inventer un tel espace au chapitre 2 alors qu’il a souligné au<br />

chapitre 1 la dépendance des choses et des lieux dans notre monde quant à l’identification – dépendance qui,<br />

pour une part, provient du fait que les lieux ne sont pas intrinsèquement perceptibles.<br />

160


il semble possible qu’il tire de son cours changeant une carte plus ou moins détaillée de son<br />

monde, avec un objet du genre k situé entre (au sens « fondé sur le déplacement (travel-<br />

based) » de ce mot) des objets du genre k’ et du gendre k’’. Une fois en possession d’une telle<br />

carte, le sujet peut donner un sens empirique à la distinction entre un changement de sa<br />

position et un changement dans le monde, et dès lors qu’il est capable d’appliquer<br />

effectivement cette distinction, il peut procéder à la révision de sa carte ou à des adjonctions à<br />

celle-ci. Que la théorie du monde à laquelle on aboutit ainsi ait un caractère de réseau<br />

(interlocking), holistique, du fait que le sujet fournit la clé à la fois de la configuration interne<br />

du monde et du chemin qu’il a tracé en son sein [?], ne constitue pas une objection, puisqu’on<br />

pourrait raisonnablement considérer que cela reflète un trait de notre propre schème. Le<br />

caractère holistique de la théorie à laquelle on aboutit la met assurément à l’abri de toute<br />

réduction phénoméniste simpliste. 315<br />

Plus importante pour notre but immédiat, cette façon d’introduire un ordre spatial à<br />

l’intérieur d’un monde auditif semble fournir une bien meilleure illustration des thèmes que<br />

renferme l’analyse de Strawson. Des sons différents bien qu’identiques du point de vue<br />

qualitatif peuvent maintenant être distingués par leurs positions respectives au sein de l’ordre<br />

« fondé sur le déplacement (travel-based) », et quelle que soit l’extension du segment<br />

d’expérience que l’on considère, des sons distincts peuvent y présenter des apparences<br />

impossibles à distinguer. De plus, la seconde étape de l’analyse n’est pas sabotée, puisque<br />

nous ne courons pas le risque de parallèles trop lointains (dimensionless parallels). Construire<br />

un espace fondé sur le déplacement (travel based), c’est nécessairement construire une mise<br />

en ordre (ordering) des objets ou des phénomènes dont les relations constituent l’espace.<br />

Au regard de ces considérations, supposons que Strawson accepterait cela comme une<br />

meilleure illustration de son analyse. Eliminer le maître-son nous permet de nous concentrer<br />

sur le cœur de l’analyse – le lien entre l’objectivité et la ré-identification. Là encore, je crois<br />

qu’il y a des raisons d’être sceptique.<br />

Ma première objection, qui ne va pas très loin, concerne le rôle que le concept de ré-<br />

identification joue dans l’analyse. Les théories auxquelles Strawson s’intéresse incluent l’idée<br />

que le sujet fait l’expérience de phénomènes qui sont indépendants de l’expérience qu’il fait<br />

d’eux. De cette reconnaissance générale de l’indépendance du monde, Strawson est<br />

certainement en droit de déduire à titre de corollaire que les dimensions temporelles d’un<br />

phénomène dont on fait l’expérience peuvent être différentes des dimensions temporelles de<br />

315 On développera plus loin une illustration de ce point ; p. 266-8 [tr. fr. p. …].<br />

161


toute expérience de ce phénomène. En outre, il semble raisonnable de supposer que Héros<br />

doit être capable de comprendre l’une des applications de cette idée générale, à savoir la<br />

possibilité que le phénomène dont il fait l’expérience se poursuive pendant une interruption de<br />

cette expérience. Strawson exprime cette idée dans le langage que nous utilisons pour parler<br />

de la persistance des corps matériels, de telle sorte que Héros devrait penser qu’il fait<br />

l’expérience d’items auditifs qui continuent à exister alors qu’il ne les observe plus et qui<br />

peuvent donc être ré-identifiés. Mais il n’est pas clair du tout qu’on ait besoin de faire<br />

intervenir ici le concept d’identité, et encore moins qu’on ait besoin de le faire intervenir<br />

comme on le fait dans notre schème des corps tri-dimensionnels.<br />

En premier lieu, il semble que l’on puisse capter cette application particulière de la<br />

possibilité d’une divergence temporelle entre phénomène et expérience au moyen du concept<br />

de continuité, entendu au sens où il peut continuer à pleuvoir après que l’on se soit endormi,<br />

ou il peut pleuvoir de façon continue entre le moment où l’on s’endort et celui où l’on se<br />

réveille. L’idée qu’il pleut de façon continue paraîtrait alors antérieure à, et indépendante de<br />

l’idée d’une unique chute de pluie, et il semblerait possible d’enrichir ce que Strawson appelle<br />

un langage « qui place des traits » 316 d’un opérateur ayant la force de « continûment » sans<br />

troubler sa simplicité ontologique – sans introduire de quantification sur, ni de ré-<br />

identification des particuliers. S’il en est ainsi, une théorie d’un monde objectif peut être<br />

formulée dans un langage qui place des traits, et le concept d’identité n’appartient pas du tout<br />

à l’analyse de Strawson. 317<br />

De plus, il y a un problème qui surgit même si l’on suppose que notre Héros exprime<br />

l’idée de son continu en recourant au concept d’identité. Supposons que Héros prenne<br />

conscience de (registers) l’indépendance du monde en admettant qu’il puisse y avoir des<br />

parties ultérieures non entendues du même son que celui dont il a entendu une partie<br />

antérieure, et par conséquent, qu’il puisse entendre des parties du même son dont l’occurrence<br />

se produit plus tard encore que celle, antérieure, qu’il a entendue avant l’interruption. Cela ne<br />

consiste toujours pas à penser à un item auditif qui persiste à travers le temps, mais plutôt à<br />

un processus auditif qui est étendu dans le temps. Si le concept de ré-identification doit être<br />

utilisé en lien avec celui de processus, il faut comprendre qu’il est alors utilisé en un sens<br />

316 [Cf. tr. fr. p. 227]<br />

317 Si l’on considère la défense développée par Strawson plus loin dans son livre (p. 202-13 […]) de la cohérence<br />

d’un schème de pensée plaçant des traits, on peut être surpris qu’il donne l’impression, dans ce chapitre, d’avoir<br />

démontré que tout schème de pensée cohérent qui porte sur le monde objectif doit inclure l’idée de particuliers<br />

ré-identifiables. Strawson semble par moment restreindre sa question aux schèmes de pensée qui incluent des<br />

particuliers (comme dans cette phrase : « Quelles sont les conditions les plus générales de la connaissance de<br />

particuliers objectifs que l’on puisse formuler ? » – p. 62 [tr. fr. …]), mais défendre la formulation de l’argument<br />

en prenant au sérieux cette restriction se fait au prix d’une sérieuse diminution de son intérêt.<br />

162


différent de celui qui est lié aux choses. Nous ré-identifions un processus quand nous tenons<br />

une occurrence rencontrée à un certain moment pour une partie du même processus qu’une<br />

occurrence rencontrée à un autre moment, mais un trait distinctif (et pour certains, incohérent)<br />

de notre schème conceptuel des corps matériels est que l’on attend (suppose) d’un objet qu’il<br />

soit présent tout entier en une occasion et littéralement identique à un objet présent tout entier<br />

en une autre occasion.<br />

Il est vrai que l’on peut faire usage d’un concept de ré-identification à propos des<br />

processus, et au regard de la discussion détaillée que Strawson effectue de l’univers auditif, il<br />

est clair que c’est à ce concept qu’il pense. 318 Néanmoins, en l’absence de toute explication et<br />

de toute précision, l’emploi du concept de ré-identification qui est introduit au départ dans la<br />

description de notre schème conceptuel des corps matériels porte avec lui la suggestion qu’il y<br />

a entre ce schème et le schème de l’univers auditif une similitude plus étendue que celle dont<br />

il est donné une stricte justification – similitude qu’on ne peut admettre qu’en ignorant la<br />

différence considérable qui sépare les choses et les processus.<br />

En effet, l’identité est ici dénuée de pertinence pour deux raisons : non seulement<br />

parce qu’il apparaît que l’on n’a pas besoin d’elle pour penser en termes de (register)<br />

continuité, mais également parce que l’on peut reconnaître l’identité en l’absence de<br />

continuité – du moins là où des processus sont concernés. On peut soutenir de façon<br />

intelligible que des occurrences ultérieures sont des parties d’un même jeu étendu dans le<br />

temps que des occurrences antérieures auxquelles les premières ne sont liées par aucune série<br />

continue que formeraient des étapes du jeu. Ce point a été utilisé comme objection contre<br />

l’analyse de Strawson, car il semble faire place à la possibilité de penser de façon ré-<br />

identifiante sans penser de façon objective. 319 La réplique évidente est que les critères de ré-<br />

identification mentionnés dans l’analyse doivent être restreints à ceux qui requièrent la<br />

continuité ; mais si l’on formule cette réplique, le concept d’identité est de nouveau exclu de<br />

l’analyse, au profit de celui de continuité. [?]<br />

La raison pour laquelle j’ai dit que cette objection ne va pas très loin est qu’elle<br />

semble simplement nous inviter à reformuler l’analyse au moyen du concept de continuité.<br />

Héros doit être capable de comprendre l’idée qu’après qu’il a cessé de percevoir, il peut y<br />

avoir des étapes φ-ant en relation de continuité avec les étapes φ-ant qu’il a perçues, et par<br />

conséquent, qu’il peut se produire qu’il rencontre de telles étapes plus tard. Mais il n’est pas<br />

vrai de toute étape φ-ant ultérieure qu’elle est en relation de continuité avec une certaine étape<br />

318 [citations de Strawson]<br />

319 Voir Don Locke, « Strawson’s Auditory Universe », Philosophical Review 70 (1961), p. 518-32.<br />

163


qui s’est produite antérieurement. Par conséquent, Héros doit posséder un moyen de<br />

distinguer entre les étapes φ-ant qui sont, et celles qui ne sont pas, en relation de continuité<br />

avec une certaine étape antérieure. Cette distinction ne constitue-t-elle pas un parallèle strict<br />

de la distinction que nous faisons entre identité qualitative et identité numérique, et ne<br />

supposera-t-elle pas l’espace elle aussi ?<br />

Je crois que cette analyse échoue car elle semble laisser de côté le problème principal<br />

soulevé par le monde sans espace d’une façon subtile mais cruciale.<br />

On ne trouve, dans un monde spatial, aucune notion absolue de continuité<br />

(temporelle) ; on ne peut parler que de continuité spatio-temporelle. Or si l’on veut affirmer<br />

sur le fondement d’une perception ultérieure de φ-ant que le φ-ant dont on a fait l’expérience à<br />

t se poursuit (a eu des étapes ultérieures), on doit être sûr non seulement du fait que le φ-ant<br />

ultérieur est en relation de continuité avec un certain φ-ant qui a existé à l’instant t, mais<br />

également qu’il est en relation de continuité avec le φ-ant particulier dont on fait l’expérience.<br />

Car dans un monde spatial, et peut-être même uniquement dans un monde spatial, il peut y<br />

avoir des instances du même universel distinctes bien que simultanées. Par conséquent, si je<br />

veux être sûr que le jouet que j’ai vu à l’instant t a survécu jusqu’à l’instant t’, il ne me suffit<br />

pas d’être sûr que (i) le jouet indistinguable (indistinguishable) que j’ai vu à t’ existait déjà à<br />

l’instant t, il faut aussi être sûr (ii) que le chemin par lequel il est arrivé à sa position à t’ ait<br />

trouvé son origine dans la position que le jouet occupait à t et où je l’ai vu.<br />

Comparez cela à une façon de penser beaucoup plus simple, qui exclut la possibilité<br />

d’instances d’un même universel distinctes bien que simultanées. Dans un tel schème,<br />

l’objectivité de φ-ant est reconnue (c’est-à-dire qu’il y a du sens à ce qu’il φ-e alors qu’aucun<br />

φ-ant n’est perçu), mais si à un instant quelconque φ-ant est effectivement perçu, alors c’est là<br />

tout ce que l’universel permet. Il est fait justice à cette conception de la réalité par des<br />

énonciations de la forme non restreinte « Il est en train de φ-er maintenant ». Or si Héros<br />

pense dans ces termes, l’idée que le φ-ant qu’il est en train de percevoir pourrait continuer<br />

fera certainement sens pour lui, mais par là il voudra seulement dire qu’il pourrait φ-er<br />

pendant tous les instants qui séparent le moment où son expérience de φ-ant cesse et un<br />

moment ultérieur. Et alors qu’au sein du schème spatial, la rencontre d’un φ-ant après une<br />

interruption susciterait deux questions de sa part, il n’en aurait qu’une seule en l’occurrence :<br />

« Ce φ-ant s’est-il poursuivi de façon continue entre le moment où j’ai cessé de, et celui où<br />

j’ai commencé à faire l’expérience de φ-ant ? », car par là il veut dire : « A-t-il φ-é entre le<br />

moment où j’ai cessé de, et celui où j’ai commencé à faire l’expérience de φ-ant ? ». Au sein<br />

164


de cette façon de penser rudimentaire, il n’y a rien qui corresponde à la seconde question du<br />

schème spatial, aucun analogue de la distinction entre identité qualitative et identité<br />

numérique, et par conséquent, aucun besoin d’un critère qui emploierait des considérations<br />

quasi-spatiales pour aider Héros à tracer une telle distinction.<br />

Si ce qui précède est correct, alors l’espace que Strawson extrait du concept<br />

d’objectivité n’est rien d’autre que celui qu’il y a introduit en restreignant son attention aux<br />

théories de l’objectivité qui admettent des instances distinctes et simultanées d’un seul et<br />

même universel. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on puisse montrer que de telles théories<br />

sont implicitement spatiales ; c’est précisément pour cette raison que nous étions préparés à<br />

admettre la possibilité de mener à bien la seconde étape de l’analyse. Peut-être y a-t-il quelque<br />

incohérence cachée dans la façon rudimentaire et limitée de penser, mais il reste à le montrer,<br />

et si on peut le faire, la thèse kantienne peut être établie de façon directe et l’analyse de<br />

Strawson devient un détour inutile.<br />

Il est vrai qu’il y a une distinction que doit comprendre quelqu’un qui adopte cette<br />

façon rudimentaire de penser : celle qui passe entre le cas où, au cours d’une interruption de la<br />

φ-expérience du sujet, il φ-e de façon ininterrompue, et le cas où il ne φ-e pas de façon<br />

ininterrompue. Car en ce sens, il reste vrai que « ce n’est pas n’importe quelle étape ultérieure<br />

du fait qu’il φ-e qui est en relation de continuité avec une étape antérieure donnée ». Mais on<br />

ne voit pas de quelle façon manifeste l’espace est impliqué dans cette distinction, et s’il y est<br />

impliqué d’une façon qui n’a rien de manifeste, cela aussi reste à démontrer. On ne peut<br />

certainement pas le montrer en pointant vers une distinction dans laquelle l’espace serait<br />

impliqué – comme la distinction entre identité qualitative et identité numérique – mais avec<br />

laquelle la distinction requise n’entretient aucun rapport d’analogie.<br />

Si l’on veut défendre la thèse kantienne, il faut montrer que l’idée d’espace est incluse<br />

de façon implicite dans l’idée même d’existence non-perçue, même de la façon dont (even as)<br />

elle est enchâssée dans un schème comme celui-ci [?]. Le chapitre de Strawson offre le<br />

matériau nécessaire à une autre ligne de défense de la thèse kantienne – une ligne de défense<br />

qui aurait précisément ce résultat.<br />

II<br />

Strawson suggère que le fait de penser à une expérience auditive comme à l’expérience d’un<br />

monde objectif confronte notre Héros à la difficulté de « donner du sens à » l’idée de sons qui<br />

165


existent sans être perçus. Il soutient que « le sens le plus familier et le plus facile à<br />

comprendre selon lequel il existe des sons que je ne suis pas en train d’entendre en ce moment<br />

est celui-ci : il y a des lieux dans lesquels ces sons peuvent être entendus, mais ce sont des<br />

lieux auxquels je ne me trouve pas en ce moment. » 320 A coup sûr, l’espace est l’une des<br />

façons dont on peut résoudre cette difficulté. Strawson mentionne d’autres façons dont nous<br />

« donnons du sens à » l’idée d’un son qui n’est pas perçu, à savoir celles qui mettent en jeu<br />

l’idée d’un son qui en couvre un autre, ainsi que l’idée de surdité, mais il soutient que Héros<br />

ne peut en faire usage.<br />

Il s’agit là manifestement de l’esquisse d’une ligne argumentative plutôt que de<br />

l’analyse elle-même, et elle se mêle dans le texte à l’analyse que nous avons vue<br />

précédemment d’une façon telle qu’il est difficile de l’en démêler ; mais elle me semble<br />

constituer une ligne intéressante et distincte, et je vais essayer d’en proposer une élaboration.<br />

Alors quel est le problème et pourquoi devrait-on penser que l’espace est indispensable à sa<br />

solution ?<br />

Même si de fait il n’entretient jamais la croyance qu’elle se réalise, Héros doit être<br />

capable de comprendre l’hypothèse que les phénomènes qui appartiennent au champ de son<br />

expérience peuvent se produire sans être perçus. Cependant, l’idée de quelque chose qui<br />

existe sans être perçu, ou plutôt l’idée d’une chose existante qui parfois est perçue et parfois<br />

ne l’est pas, n’est pas une idée qui tient toute seule hors du cadre de toute théorie. Comment<br />

est-il possible que des phénomènes qui sont exactement du même type que ceux qui<br />

appartiennent au champ de son expérience puissent se produire en l’absence de toute<br />

expérience ? Il est évident que de tels phénomènes sont perceptibles ; pourquoi devraient-ils<br />

ne pas l’être ? Pour répondre à cette question, on a besoin d’une ébauche de théorie, ou d’une<br />

certaine forme de théorie de la perception. Voilà le cadre indispensable à l’idée d’une<br />

existence qui n’est pas perçue, et donc, d’une existence perçue. (Que l’on n’aille pas penser<br />

que l’idée d’une existence qui n’est pas perçue constitue un nouvel obstacle à franchir après<br />

que l’on a compris l’idée d’existence perçue ; elles forment en réalité les deux faces d’une<br />

seule et même idée : celle de monde objectif.)<br />

On peut établir la même chose autrement. Imaginons un instant que nous retracions le<br />

développement, au sein de la pensée d’un enfant, d’un énoncé comme « Il φ-e », et qu’à<br />

l’origine cet énoncé soit lié à une configuration (pattern) récurrente de l’expérience de<br />

320 Strawson, op. cit., p. 74 [tr. fr. modifiée p. 82].<br />

166


l’enfant – pensons au cri avec lequel un certain type d’expérience est accueilli. 321 Pour qu’un<br />

énoncé comme « Il φ-e », avec une origine comme celle que l’on a indiquée, se transforme en<br />

une assertion portant sur un monde objectif, il faut distendre le lien qui l’attache à<br />

l’expérience, de sorte qu’il y ait du sens à supposer que l’énoncé soit vrai même en dehors du<br />

champ de toute expérience. Mais si le lien doit être distendu, il ne doit cependant pas être<br />

coupé ; ce qui est susceptible d’être vrai hors du champ de toute expérience doit constituer<br />

exactement le même énoncé que celui qui peut parfois être affirmé sur le fondement de<br />

l’expérience. Il ne saurait être question d’assurer à « Il φ-e » la possibilité d’être vrai en<br />

l’absence de toute expérience en introduisant une nouvelle condition suffisante de sa vérité<br />

qui soit sans lien avec le fondement que celle-ci a déjà. Cela ne ferait qu’engendrer une<br />

ambiguïté dont le résultat serait qu’on n’a pas encore fait ce qu’on devait faire – on n’a pas<br />

donné de sens à l’idée qu’exactement le même état de choses dont on fait parfois l’expérience<br />

se produit parfois aussi en l’absence de toute expérience. On ne peut détacher « Il φ-e » de<br />

l’expérience sans par là même détruire le concept que si ce qui rend vrai « Il φ-e » est lié à<br />

l’expérience par une condition parfois satisfaite, mais pas toujours. On comprendra alors que<br />

la proposition « Il φ-e » implique qu’il soit possible de percevoir qu’elle est vraie dans les cas<br />

où cette condition est satisfaite. C’est dans la formulation de cette condition que réside une<br />

théorie, ou une espèce de théorie de la perception.<br />

Etant admis que Héros est capable de dire si cette condition est satisfaite ou pas, un tel<br />

lien avec l’expérience lui permet de donner un contenu empirique à l’hypothèse qu’« il est en<br />

train de φ-er », qu’il perçoive ou non en ce moment qu’« il est en train de φ-er ». S’il est vrai<br />

qu’« il est en train de φ-er », alors nécessairement, si la condition est remplie, Héros percevra<br />

qu’il φ-e. 322<br />

Voilà donc en quoi consiste le fait de « donner du sens à » l’idée d’une existence qui<br />

n’est pas perçue. Et certaines théories simplistes du monde seront certainement battues en<br />

brèche par l’exigence que Héros possède une conception du monde suffisamment complexe<br />

pour qu’il puisse comprendre pourquoi ce qui peut être perçu l’est parfois et parfois ne l’est<br />

321<br />

Je ne veux pas suggérer ainsi que tous les concepts du monde objectif ont une origine de ce type ; loin de là.<br />

Voir la section III infra.<br />

322<br />

Ne dites pas : aucun sens empirique n’a été donné à l’hypothèse qu’il est en train de φ-er sans que cela soit<br />

perçu – i.e. à l’hypothèse qu’il est en train de φ-er sans que soit saisie l’opportunité d’établir s’il φ-e ou non.<br />

Tout ce que l’on peut exiger est qu’un contenu empirique soit donné à l’hypothèse qu’il est en train de φ-er, et<br />

d’une façon telle qu’il puisse être le cas qu’il soit en train de φ-er sans que cela soit perçu. L’intelligibilité de<br />

l’hypothèse qu’il est en train de φ-er sans que cela soit perçu découle de cette façon de donner du sens à la<br />

simple hypothèse qu’il est en train de φ-er, mais de toute évidence celle-ci n’est pas à son tour une hypothèse qui<br />

aurait besoin qu’on lui donne un contenu empirique prenant la forme de conditions sous lesquelles on puisse<br />

établir de façon concluante qu’elle est vraie.<br />

167


pas. Mais avons-nous une raison quelconque de penser qu’une telle exigence exclut toutes les<br />

théories sauf celles qui sont spatiales ; que « le sens le plus familier et le plus facile à<br />

comprendre » auquel il existe des phénomène qui ne sont pas perçus est le seul possible ?<br />

Si l’on laisse de côté celles qui reposent de façon évidente sur des notions spatiales,<br />

comme le fait que l’observateur occupe une mauvaise position, ou que son orientation n’est<br />

pas la bonne, ou encore qu’il y a quelque chose qui fait obstacle, on peut avancer deux types<br />

d’explication du fait qu’un phénomène perceptible n’est pas perçu. Il y a celles qui invoquent<br />

des déficiences du côté du sujet percevant, telles que le fait qu’il n’est pas attentif, pas réceptif<br />

selon le bon canal sensoriel, inconscient, ou endormi. Et il y a celles qui invoquent du côté du<br />

monde l’absence de certains facteurs causalement nécessaires à la perception, comme lorsque<br />

l’on invoque l’absence de lumière pour expliquer notre incapacité à percevoir une table. Pour<br />

des raisons que je tenterai d’expliquer dans la section suivante, le second de ces deux types<br />

d’explication n’est pas une voie d’exploration très prometteuse si nous sommes en quête<br />

d’une façon non spatiale de donner du sens à l’existence qui n’est pas perçue. En deux mots :<br />

nous sommes capables de donner du sens à l’idée d’une substance ou d’un objet matériel qui<br />

existe en l’absence des conditions causalement nécessaires à sa perception, mais nous ne<br />

pouvons pas faire la même chose pour les objets sensoriels : un arc-en-ciel ne peut pas exister<br />

dans l’obscurité, même dans le cas où un arc-en-ciel serait visible s’il se trouvait qu’il y eût de<br />

la lumière. Or il apparaît que si notre Héros doit penser son expérience comme celle d’un<br />

monde et si ce monde doit ne pas être spatial, ce monde sera composé de phénomènes<br />

analogues à nos sons, nos odeurs et nos arcs-en-ciel, plutôt que de nos substances matérielles.<br />

En revanche, il n’y a aucune raison similaire, semble-t-il, qui empêche Héros de<br />

donner sens à l’idée de sons (ou, plus généralement, de phénomènes) non perçus en recourant<br />

à l’idée que son manque de réceptivité fait obstacle. « Peut-être », pensera-t-il, « y a-t-il des<br />

sons que je n’entends pas maintenant parce que je ne suis pas réceptif ; si je devenais réceptif,<br />

je serais capable de les entendre ».<br />

Supposons que cette forme abstraite de théorie soit étoffée de la façon suivante.<br />

Supposons que l’expérience antérieure de Héros ait consisté en la séquence auditive<br />

incessante « tic tac tic tac… », mais qu’en une certaine occasion, la séquence dont il a fait<br />

l’expérience ait été « tic tac tac tic… ». Pourquoi Héros ne ferait-il pas usage des canons<br />

ordinaires de l’inférence scientifique (dont on laissera ici de côté l’examen précis) afin de<br />

former l’hypothèse qu’il y a un tic qu’il n’a pas entendu, et pourquoi ne comprendrait-il pas<br />

cette hypothèse elle-même en formant la supposition qu’il n’a pas été réceptif ?<br />

168


L’objection que Strawson adresserait à la cohérence de ce schème de pensée doit être<br />

tirée de l’extrait suivant, que je prends dans le passage où il discute différentes façons dont<br />

nous donnons sens à l’idée de sons non perçus :<br />

Dans un sens opposé, elles reposent sur une idée comme celle de la défaillance des pouvoirs sensoriels. Mais<br />

pourquoi pensons-nous que ce sont nos pouvoirs qui défaillent plutôt que le monde qui s’évanouit ? On ne peut<br />

recourir à ce choix pour expliquer une conception qu’il présuppose. 323<br />

Je ne suis pas du tout sûr de l’objection que Strawson a ici en tête ; peut-être s’agit-il de celle-<br />

ci. « Si dans un cas particulier, je me demande pour quelle raison je suppose que mon appareil<br />

sensoriel est défectueux, il est clair qu’un tel jugement ne peut reposer uniquement sur des<br />

traits internes de mon expérience (par ex., ne rien entendre, ou entendre des choses de façon<br />

de plus en plus faible), puisqu’on ne peut exclure logiquement qu’il n’y ait rien à entendre, ou<br />

que ce qu’il y a à entendre devienne de plus en plus faible. Le jugement qui dit que mon<br />

appareil sensoriel est défectueux doit reposer sur l’idée qu’il y a telle ou telle chose à<br />

entendre. Puisque l’opinion que mon appareil est défectueux ("ce choix") doit reposer sur<br />

("présupposer") une position relative à la question de savoir quelle objectivité existe, elle ne<br />

peut pas être utilisée pour fournir le cadre indispensable ("expliquer une conception") que<br />

l’idée de ce qui existe objectivement s’est avérée requérir ».<br />

169<br />

Si c’est bien là<br />

l’objection, elle se révèle être viciée dans son principe. Il est correct, certes, d’affirmer que<br />

tous les éléments de la théorie d’un monde objectif doivent être présents ; en revanche, il est<br />

erroné de soutenir qu’ils doivent posséder une intelligibilité indépendante. Il est vrai que<br />

l’idée d’une panne perceptuelle présuppose l’idée d’une réalité objective, et que, selon le<br />

dernier schème considéré, l’idée d’une réalité objective présuppose celle d’une panne<br />

perceptuelle (ou d’un manque de réceptivité). Les idées forment un cercle, et en conséquence,<br />

toute théorie construite par leur moyen aura un caractère holistique. Les propositions qui<br />

portent sur la configuration du monde seront dérivables des propositions relatives au cours de<br />

l’expérience de Héros seulement lorsqu’elles seront considérées avec les propositions qui<br />

disent quand il était réceptif et quand il ne l’était pas, tandis que les propositions comme<br />

celles-ci dépendront à leur tour aussi bien des propositions qui portent sur ce dont Héros fait<br />

(et ce dont il ne fait pas) l’expérience, que des propositions relatives à ce dont il y a à faire<br />

l’expérience. Héros doit voir le cours de son expérience comme déterminé simultanément par<br />

323 Strawson, op. cit., p. 74 [tr. fr. p. 82].


la configuration du monde et par sa réceptivité changeante à celui-ci ; chacun de ces<br />

paramètres est lié à l’expérience, mais seulement en tant qu’il est modifié par l’autre. Tout<br />

cela est correct. Ce qui ne l’est pas, c’est l’idée qu’il y aurait une quelconque objection de<br />

principe à un tel dispositif (arrangement).<br />

170<br />

La meilleure raison de<br />

combattre l’objection adressée à la structure inhérente à la théorie de Héros est qu’elle peut<br />

également être discernée dans une théorie spatiale. Dans la forme modifiée du schème spatial<br />

propre à l’univers auditif, Héros peut dire, certes, qu’il a changé de lieu grâce au changement<br />

du cours de son expérience, mais seulement quand son affirmation va de pair avec la carte<br />

d’un monde suffisamment stable. Mais en retour, cette carte doit avoir été établie, et doit sans<br />

cesse être révisée, par les idées que Héros se fait du lieu et du moment où il est train de se<br />

mouvoir. (Dans le décor quelque peu cartésien de l’univers auditif, et en l’absence d’autres<br />

sujets susceptibles de percevoir Héros et ses mouvements, tout ce que peut signifier pour lui<br />

d’être en un certain lieu se réduit au fait qu’il perçoit ce qui est audible en ce lieu.) Ces deux<br />

types de théories ne sont pas strictement parallèles, puisque à la place d’une notion absolue de<br />

réceptivité – être présent ou absent à un moment donné – la théorie spatiale utilise en réalité<br />

une notion relativisée : être réceptif à (= situé en) tel ou tel lieu. Mais la plus grande<br />

complexité de cette théorie ne retire pas à ses concepts centraux ce caractère de réseau<br />

(interlocking character) qui semblerait l’exposer à la critique de Strawson si celle-ci était<br />

justifiée.<br />

On pourrait en réalité<br />

suggérer une affirmation plus forte : la condition qui a pour fonction de rendre compte de la<br />

présence ou de l’absence de la perception non seulement peut, mais même doit<br />

nécessairement être liée a priori à des propositions qui portent sur la configuration du monde,<br />

et par conséquent, on ne doit savoir qu’elle est remplie que sur le fondement de telles<br />

propositions. En effet, c’était ce trait de la théorie spatiale révisée qui assurait son immunité<br />

contre la réduction phénoménaliste simple dont était menacée la théorie du maître-son. (Dans<br />

la théorie du maître-son, le changement de position du sujet est lié par définition au<br />

changement de l’un des aspects de son expérience identifiable de façon phénoménale.) 324<br />

Alors que dans un<br />

cercle formé d’un grand nombre de gens, chacun peut être assis sur les genoux de celui qui se<br />

trouve derrière lui, deux ou trois personnes seulement ne peuvent accomplir une telle<br />

324 Je discute plus bas le sens de cette irréductibilité ; voir p. 288-9 [tr. fr. p. …].


prouesse. L’objection à faire à une théorie qui compte sur la surdité ou le manque de<br />

réceptivité pour donner sens à l’idée d’existence non perçue n’est peut-être pas qu’elle<br />

contient un cercle, mais que le cercle en question est trop petit. Car tandis que dans la théorie<br />

spatiale il est vrai que pour déterminer si quelqu’un s’est déplacé ou pas (et par conséquent,<br />

pour déterminer si un changement donné au sein de l’expérience de quelqu’un signale un<br />

changement objectif en un lieu donné), il faut tenir pour acquises certaines propositions<br />

relatives à la configuration du monde, ces propositions ne sont pas celles-là même dont il faut<br />

établir la vérité, mais plutôt des propositions qui portent sur ce qu’il en est de lieux contigus.<br />

(Cela révèle une autre partie de la structure de la théorie : le sujet ne peut se mouvoir à travers<br />

l’espace que de façon continue.) Bien entendu, des doutes pourraient être soulevés concernant<br />

la condition de ces lieux contigus, et ils pourraient être résolus de la même façon en faisant<br />

glisser le poids de la difficulté sur la connaissance d’autres lieux encore ; une série indéfinie<br />

de tels défis pourrait nous ramener à l’endroit dont nous étions partis. Toutefois, malgré son<br />

caractère de réseau (interlocking), la théorie possède une structure suffisante pour prendre son<br />

envol ; quelqu’un qui l’adopte peut affronter un défi similaire à celui que formule la question<br />

rhétorique de Strawson :<br />

Mais pourquoi pensons-nous que c’est notre position plutôt que le monde qui change ?<br />

171<br />

Comparez cela au<br />

schème qui utilise l’idée de réceptivité. Héros est censé être capable de donner sens à l’idée<br />

qu’« il est en train de φ-er sans que cela soit perçu » grâce au concept de réceptivité, et en<br />

particulier, par la supposition que si la réceptivité lui était rendue, il percevrait qu’il φ-e.<br />

Cependant, cela ne confère un contenu à l’idée qu’un son existe présentement sans être perçu<br />

qu’à la condition qu’il y ait un critère du fait que Héros devient réceptif autre que le fait qu’il<br />

perçoit qu’il φ-e. Mais que peut bien être ce critère ?<br />

De la même façon, on<br />

supposait Héros capable de comprendre l’hypothèse d’un tic qu’il ne percevrait pas en<br />

recourant à la supposition de son insensibilité. Mais il est impossible à Héros de regarder la<br />

régularité passée de son expérience comme établissant de façon concluante l’hypothèse d’un<br />

tic qu’il n’aurait pas perçu. Si elle établissait une telle hypothèse, ce ne serait pas parce que<br />

Héros aurait conféré à l’uniformité de la nature le statut de vérité logique – personne ne<br />

pourrait faire cela. Il aurait simplement établi une condition suffisante, nouvelle et<br />

indépendante, de l’affirmation qu’il y a un tic, et donc il n’aurait pas réussi à donner sens à


l’idée d’un seul et même fait existant qu’il soit perçu ou non. Mais si des considérations de<br />

type inductif échouent à établir de façon concluante l’hypothèse d’un tic qui n’est pas perçu,<br />

alors Héros doit être capable de distinguer, au moins en pensée, entre le cas où la régularité<br />

s’est poursuivie de celui où elle ne l’a pas fait. Ici on aimerait que Héros soit capable<br />

d’employer le conditionnel contrefactuel « Si j’avais été réceptif, j’aurais/je n’aurais pas<br />

entendu un tic ». Mais dès lors que la seule conception qu’il est capable de se former du fait<br />

d’être réceptif à ce moment-là consiste à être capable d’entendre ce qu’il y a alors à entendre,<br />

le conditionnel mentionné s’avère pour le moins vide de sens.<br />

172<br />

Ce qui précède fournit<br />

sans aucun doute les éléments d’une ligne de défense possible de la thèse kantienne – une<br />

ligne de défense qui se fonde sur l’idée que seule une théorie spatiale est à même de satisfaire<br />

l’exigence que le facteur qui rend compte de la présence ou de l’absence de la perception des<br />

phénomènes perceptibles soit lié d’emblée et a priori aux propositions qui portent sur le<br />

monde, tout en étant soumise à un contrôle empirique important. Je ne développerai pas cette<br />

ligne plus avant ; cela impliquerait que l’on examine divers schèmes alternatifs 325 avec une<br />

précision peut-être excessive au regard de l’intérêt que présentent ces schèmes. Le principe de<br />

l’argument devrait être clair, et s’il l’est effectivement, peut-être avons-nous retiré autant<br />

d’éclaircissements au sujet du rôle de l’espace dans notre pensée que cette défense (aussi bien<br />

qu’une autre) de la thèse kantienne est capable de nous en fournir. Après tout, comme<br />

Strawson y insiste lui-même, c’est là l’objet de l’exercice.<br />

Dans les deux autres<br />

sections, je veux plutôt me consacrer à un examen inévitablement succinct et, je le crains,<br />

dogmatique, de la question de savoir si l’on peut construire une théorie cohérente d’un monde<br />

objectif sur les bases offertes par une expérience purement auditive, y compris lorsque cette<br />

expérience manifeste les degrés d’ordre et de cohésion (connectedness) requis pour qu’un<br />

sujet puisse lui appliquer les notions spatiales « fondées sur le déplacement » (travel-based).<br />

Il ne semble pas que l’on puisse former dans l’univers auditif la réplique du concept de<br />

matière ou de substance matérielle. Ma première question est donc : peut-il y avoir un monde<br />

sans substance ?<br />

325 Un schème spatial n’est pas le seul à employer une condition de sensibilité relativisée, avec les possibilités<br />

supplémentaires d’exercer un contrôle empirique que cela fournit ; peut-être pouvons-nous concevoir l’idée<br />

d’être φ-sensible là où la sensibilité est relativisée à un universel. Et il y a d’autres possibilités encore.


III<br />

Bien que l’élaboration et la défense complète de cette distinction soit une tâche très<br />

ardue, il semble possible de distinguer deux espèces de propriétés parmi celles que peuvent<br />

avoir les objets. Font partie de la première espèce, ces propriétés qui sont des dispositions à<br />

faire à éprouver aux êtres sensibles certaines expériences — nous pourrions leur donner le<br />

nom de propriétés sensorielles ou, par respect pour une longue tradition en philosophie, de<br />

propriétés secondes. Avoir une telle propriété, c’est, pour un objet, être tel que, si certains<br />

êtres sensibles occupaient une position appropriée, ils éprouveraient certaines expériences,<br />

bien que cette propriété puisse, à son tour, être identifiée à ce que nous devrions normalement<br />

considérer comme la base de la disposition. Quoiqu’il en soit, une propriété sensible est, avant<br />

tout, une propriété dispositionnelle.<br />

Nous n’avons pas besoin, pour le moment, d’autre caractérisation des propriétés premières<br />

que celle de propriétés non sensorielles des objets. Ainsi définies, elles forment une classe<br />

extrêmement hétérogène. Toutefois, ce qui est réellement important est de reconnaître que les<br />

propriétés constitutives de l’idée de substance matérielle comme chose occupant l’espace<br />

(space-occupying stuff) sont premières. Celles-ci incluent des propriétés des corps qui sont<br />

une conséquence immédiate de l’idée d’occupation de l’espace — position, forme, taille,<br />

mouvement; des propriétés applicables à un corps en vertu des propriétés premières de ses<br />

parties spatiales; ainsi que des propriétés définissables lorsqu’elles sont associées à l’idée de<br />

force (par exemple la masse, le poids, la dureté). La façon dont ces propriétés se rapportent à<br />

l’expérience est tout à fait différente de la façon dont les propriétés sensorielles s’y rapportent.<br />

Pour saisir ces propriétés premières, on doit maîtriser un ensemble de principes liés entre eux<br />

qui constituent une théorie élémentaire — de la mécanique primitive — dans laquelle ces<br />

propriétés s’intègrent et qui, seule, leur donne sens. On doit saisir l’idée d’un cadre spatial<br />

unitaire dans lequel à la fois soi-même et les corps dont on a l’expérience trouvent place, et à<br />

travers lequel ils se meuvent de façon continue. On doit apprendre [le principe de] la<br />

conservation de la matière dans des formes différentes, [de] l’identité de la matière perçue de<br />

différents points de vue et à travers différentes modalités, ainsi que [celui de] la persistance de<br />

matière à travers les lacunes de l’observation. On doit apprendre la façon dont les corps<br />

rivalisent pour l’occupation de positions dans l’espace, la résistance qu’un corps peut opposer<br />

au mouvement d’un autre. Et ainsi de suite.<br />

Dire que ces propriétés premières de la matière sont théoriques, ce n’est ni fournir une<br />

explication, ni opérer une mystification, mais c’est mettre l’accent sur une analogie entre la<br />

173


façon dont notre appréhension de ces propriétés repose sur une connaissance implicite d’un<br />

ensemble de principes liés entre eux dans le cadre desquels elles sont employées et la façon<br />

dont notre compréhension d’une propriété comme la charge électrique repose sur une<br />

connaissance explicite d’un ensemble de propositions plus familièrement considérées comme<br />

[formant] une théorie. Bien entendu, nier que ces propriétés premières sont sensorielles ne<br />

signifie nullement nier qu’il s’agit de propriétés sensibles ou observables, car nous sommes<br />

manifestement capables, au terme d’un entraînement approprié, de percevoir la forme, le<br />

mouvement et la dureté des choses. C’est plutôt souligner qu’il n’est pas possible d’obtenir le<br />

concept de dureté à partir des seules expériences produites par la déformation de la peau lors<br />

de son contact avec un objet dur, car il n’est pas possible d’obtenir à partir d’une telle<br />

expérience la théorie dans laquelle le concept trouve place. Il n’est pas davantage possible<br />

d’avoir un concept purement sensoriel de la dureté qu’il n’est possible d’avoir une conception<br />

purement kinesthésique de ce qu’est pour une jambe que d’être croisée ou d’avoir une<br />

conception purement musculaire du mouvement de son propre corps, ou de maîtriser le<br />

concept d’électricité en apprenant simplement à reconnaître les chocs électriques. Et, bien que<br />

cela soit moins évident, il ne semble pas possible de considérer l’idée de forme d’une chose<br />

matérielle — avec toutes les propositions que cela implique sur son comportement<br />

caractéristique et son interaction avec d’autres corps — comme étant identique à l’idée selon<br />

laquelle tous les concepts de forme quels qu’ils soient pourraient avoir leur fondement dans la<br />

mosaïque de couleurs censée être donnée dans l’expérience visuelle immédiate. C’est très<br />

certainement ce qui semblerait être suggéré si nous pouvions démontrer, et je pense que nous<br />

le pouvons, que les aveugles sont capables de maîtriser les concepts de forme, et plus<br />

généralement les concepts spatiaux, de manière parfaitement adéquate, car il n’est pas une<br />

seule propriété sensorielle qui ne soit susceptible d’être définie en rapport à différents sens 326 .<br />

Berkeley 327 et Mill 328 ont tous deux vu cela mais, prisonniers d’une théorie de la formation<br />

des concepts qui n’autoriserait pas la formation d’idées de quelque autre propriété que les<br />

propriétés sensorielles, ils en ont conclu que ces concepts spatiaux étaient des concepts<br />

sensoriels, mais liés au sens du toucher comme l’est la chaleur. Cela n’est possible qu’à<br />

condition de supposer que le concept de solidité est, contrairement à ce que l’on a vu, un<br />

concept sensoriel et à condition de supposer, en outre, que les concepts de mouvement du<br />

sujet et des parties de son corps sont des concepts d’expérience kinesthésique; ce qu’ils ne<br />

326 Le problème des concepts spatiaux des aveugles refera surface, un peu plus loin, dans la 4 ème section.<br />

327 Berkeley, Essai pour une nouvelle théorie de la vision.<br />

328 J. S. Mill, An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, London, Longmans, 1872, p. 270-313.<br />

174


sont pas 329 . J’aimerais souligner mes divergences avec Berkeley et Mill sur ce point afin de<br />

prévenir un sérieux malentendu. La distinction que nous rencontrerons bientôt entre la<br />

conception que se fait Héros de son monde et notre conception du monde matériel ne réside<br />

pas du tout dans une quelconque différence à trouver entre l’expérience auditive et<br />

l’expérience tactilo-kinesthésique. Elle réside, au contraire, dans la différence entre une<br />

conception du monde directement et exclusivement, et une conception ni directement, ni<br />

exclusivement, tissée à partir de matériaux donnés dans l’expérience.<br />

En traçant de cette manière la distinction entre qualités premières et secondes, je ne<br />

m’estime pas particulièrement original puisque cela correspond presque mot pour mot à la<br />

façon dont Thomas Reid l’explique dans son Inquiry into the Human Mind. Prenez par<br />

exemple les remarques suivantes sur la dureté:<br />

Lorsque les parties du corps adhèrent si fermement les unes aux autres qu’on ne peut pas aisément en modifier la<br />

forme, nous disons qu’il est dur; lorsqu’on en déplace aisément les parties, nous disons qu’il est mou. Telle est<br />

l’idée que se fait l’humanité toute entière de la dureté et de la mollesse: ce ne sont pas des sensations et elles ne<br />

ressemblent à aucune sensation… 330<br />

… la dureté est une qualité dont nous avons une conception aussi claire et distincte que de n’importe quelle autre<br />

chose. La cohésion plus ou moins forte des parties d’un corps est parfaitement comprise, bien que sa cause, elle,<br />

ne le soit pas: nous savons ce que c’est, de même que nous savons de quelle manière elle affecte le toucher. Elle<br />

est donc une qualité d’un tout autre ordre que ces qualités secondes déjà prises en considération et à propos<br />

desquelles nous ne savons bien sûr rien en dehors du fait qu’elles sont aptes à faire naître certains sentiments en<br />

nous 331 .<br />

Selon les termes d’un récent commentateur:<br />

Reid tente de montrer que nos concepts de certaines qualités premières sont reliés entre eux au sein d’une théorie<br />

élémentaire des corps, d’une mécanique primitive originairement donnée. Puisque cette mécanique primitive<br />

nous donne la possibilité de dire de différentes façons quand et où les qualités premières sont présentes, nous<br />

pouvons élaborer et appliquer ces concepts indépendamment du fait que l’on a toutes les sensations<br />

correspondantes 332 .<br />

329<br />

Ajoutons que toute tentative d’explication des concepts spatiaux en ces termes se heurte à l’objection de ne<br />

donner que des concepts spatiaux « sériels » et non « simultanés ». Pour cette distinction et l’importance de<br />

l’objection, voir plus loin, sec. IV. En ce qui concerne la façon dont Mill se débat avec le problème de la<br />

simultanéité et sa conclusion sur ce point (« L’idée d’espace est au fond une idée de temps »), voir ibid., p. 278-<br />

283.<br />

330<br />

An Inquiry into the Human Mind (ed. T. J. Duggan), Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1970, p. 61.<br />

331<br />

Ibid., p. 69.<br />

332<br />

Norman Daniels, Thomas Reid’s Inquiry, New York, Burt Franklin, 1974, p. xiv; voir aussi chap. 4.<br />

175


Ayant la possibilité de me référer à cette discussion excellente et approfondie, j’éprouve<br />

moins de scrupules à me contenter d’esquisser très brièvement la distinction 333 .<br />

Être rouge, pour une chose, ne saurait signifier autre chose que ceci: être telle que,<br />

regardée dans des conditions normales, celle-ci nous apparaîtra rouge. Cette formulation<br />

contient une référence à ce qu’on pourrait appeler la route dispositionnelle de l’expérience<br />

subjective à la propriété objective, route que nous connaissons déjà 334 . Les philosophes ont<br />

essayé de donner une explication différente de ce que c’est pour une attribution de couleur<br />

que d’être vraie, qui n’implique pas tant d’emprunter une autre route que de sauter de la<br />

manière la plus directe possible de l’expérience subjective à la propriété objective. Ils ont<br />

essayé de donner un sens à l’idée selon laquelle la rougeur serait à la fois une propriété<br />

durable de l’objet, perçu et non perçu, et cependant « exactement telle que nous en faisons<br />

l’expérience ». En se concentrant sur sa propre expérience de la couleur, on est censé savoir<br />

par là-même ce que c’est pour un objet que d’avoir cette propriété : « Ceci », devons-nous<br />

dire — ne nous référant par là ni à l’expérience, ni à une quelconque propriété première de la<br />

chose — « ceci », donc, « peut exister, exactement tel que c’est, en l’absence de tout<br />

observateur » 335 .<br />

Mais ce bond ne nous mène nulle part, car il implique inévitablement d’essayer de donner<br />

un sens à l’idée d’une exemplification d’une propriété de l’expérience en l’absence de toute<br />

expérience. Wittgenstein a autrefois imaginé un monde dans lequel existaient des lieux<br />

affectant chacun d’entre nous douloureusement, de sorte que les douleurs seraient localisées à<br />

certains endroits à la manière dont nous localisons les odeurs. Supposons que cette fiction<br />

(fantasy) se réalise. Y aurait-il alors un sens à donner une explication non-dispositionnelle de<br />

ce que c’est pour une douleur que d’exister à tel ou tel endroit; de supposer qu’une « douleur<br />

telle que nous la ressentons » existe en l’absence de tout observateur? Qu’est-ce que cette<br />

manière de s’exprimer peut bien vouloir dire, si ce n’est que quelque chose d’affreux est en<br />

train de se passer là-bas? Et comment peut-il en être ainsi s’il n’y a personne pour en souffrir?<br />

333 Cette manière de tracer la distinction trouve également un écho dans des travaux plus récents. Sur les rapports<br />

mutuels qu’entretiennent les propriétés premières avec l’idée d’espace, voir A. M. Quinton, « Matter and<br />

Space », Mind, 73, 1964; sur l’idée de qualités secondes comme dispositions à nous faire éprouver certaines<br />

expériences, voir J. Bennett, Locke, Berkeley, Hume, Oxford, Clarendon Press, 1971, chap. 4. Je diverge de<br />

Bennett en ne faisant pas du caractère dispositionnel des qualités secondes une affaire de signification des<br />

phrases attribuant des qualités secondes, mais en m’appuyant, au lieu de cela, sur la notion plus obscure de ce en<br />

quoi leur vérité consiste. Contre toute explication en termes dispositionnels de la signification d’un terme tel que<br />

« rouge », il paraît décisif de considérer que la seule façon de caractériser l’expérience que des objets rouges<br />

produisent en nous soit celle-là.<br />

334 Voir plus haut, sec. II.<br />

335 Voir par exemple J. L. Mackie, Problems from Locke, Oxford, Clarendon Press, 1976, chap. 1. Mackie<br />

considère un tel concept comme intelligible et comme étant utilisé par l’homme ordinaire, bien qu’il ne croit pas<br />

lui-même qu’il en existe un quelconque usage scientifique. En cela, il suit Locke.<br />

176


Pour reprendre en le modifiant un mot de Wittgenstein, concevoir une douleur que personne<br />

ne ressent sur le modèle d’une douleur que l’on ressent n’est pas chose si aisée.<br />

Nous pourrions demander à un philosophe qui prétend trouver intelligible l’idée d’une<br />

propriété objective extraite de manière aussi directe de nos expériences de la couleur si, oui<br />

ou non, une telle propriété peut caractériser un objet dans l’obscurité. Il pourrait difficilement<br />

répondre par l’affirmative, puisque la façon dont une « couleur-telle-que-nous-la-voyons »<br />

peut exister lorsque nous ne pouvons la voir, et la façon dont nos expériences de la couleur<br />

nous pourraient nous permettre de nous faire une idée d’un tel état de choses resteraient tout à<br />

fait obscures. Nous aurions à expliquer en quoi consiste la différence entre une telle propriété<br />

chromatique objective et la propriété dispositionnelle. Observer l’état de choses qui en résulte<br />

ou allumer la lumière ne fait que mettre à l’épreuve la propriété dispositionnelle; qu’est-ce qui<br />

serait susceptible de montrer que les objets ont ou n’ont pas effectivement conservé ces autres<br />

propriétés dans l’obscurité? Soutenir, d’un autre côté, que ces propriétés chromatiques ne<br />

peuvent être vraies des objets dans une cave éteinte semble miner la prétention de cette<br />

propriété au statut de propriété objective d’un corps, puisque celle-ci paraît dépendre pour son<br />

existence des conditions nécessaires à sa perception par un être humain. Par ailleurs, on dit<br />

que le concept est différent de la propriété dispositionnelle, mais il est difficile de voir en quoi<br />

consisterait l’appréhension de ce qui est censé être le résidu de cette différence. On peut<br />

vraisemblablement concevoir que des objets qui ne sont pas réellement « rouges-tels-que-<br />

nous-les-voyons » dussent nous apparaître rouges; et de fait, cela semble être la situation telle<br />

qu’elle est censée réellement se produire selon Locke. Mais à quoi pense-t-on au juste<br />

lorsqu’on pense que les objets qui nous apparaissent comme rouges sont, outre cela,<br />

réellement rouges ou ne sont pas réellement rouges et de quelle manière ces prétendues<br />

conceptions pourraient-elles se manifester verbalement ou par le comportement? Cela<br />

demeure totalement opaque 336 .<br />

L’idée que les objets perdent leurs propriétés chromatiques dans le noir suggère un certain<br />

diagnostic de la position en question — elle suggère que les philosophes en viennent à adopter<br />

cette position parce qu’ils sont induits en erreur par leur imagination. On peut soupçonner que<br />

les philosophes qui prétendent trouver intelligible l’idée d’une propriété chromatique<br />

objective mais non-dispositionnelle essaient de concevoir la possession par un objet d’une<br />

telle propriété en l’absence de tout observateur en imaginant un objet rouge que personne ne<br />

336 Ces remarques sont également dirigées contre ces philosophes « intraitables » qui veulent soutenir que « la<br />

science a montré que les objets ne sont pas réellement rouges ». Une telle position requerrait également<br />

l’intelligibilité d’un concept non-dispositionnel directement forgé à partir de l’expérience; ce que je m’efforce de<br />

nier.<br />

177


voit — un exploit de l’imagination entravé si une partie de l’histoire consiste à imaginer<br />

l’objet existant dans une cave toute noire. A présent, si c’est bien à cela que revient la<br />

possibilité de concevoir qu’un objet ait de telles propriétés en l’absence de tout observateur,<br />

alors les arguments de Berkeley contre l’idée de prendre ces actes de l’imagination pour<br />

argent comptant sont décisifs. Qu’imagine-t-on, après tout, si ce n’est que l’on fait<br />

l’expérience d’une chose rouge que personne d’autre ne voit? 337<br />

Dans notre monde, les propriétés auditives sont des propriétés sensorielles, et les<br />

phénomènes auditifs, des phénomènes sensoriels et puisqu’on imagine qu’ils reposent sur la<br />

même base dans l’expérience, ils ne peuvent différer pour Héros qui habite un univers<br />

purement auditif. Voici en quoi doit consister, pour Héros comme pour nous-mêmes, la vérité<br />

de la proposition selon laquelle il existe un son à telle ou telle position: si quelqu’un devait se<br />

rendre à cette position, il aurait certaines expériences auditives, ou plutôt, pour mieux faire<br />

ressortir la force du conditionnel, si quelqu’un devait se rendre à cette position, le fait de s’y<br />

rendre causerait chez lui certaines expériences auditives 338 . Mais il y a une différence, car<br />

nous avons, tandis que Héros n’a pas, les ressources pour donner un sens à l’idée de base<br />

catégorique persistante ou de fondement de cette disposition dans l’objet ou dans le lieu<br />

auquel elle est attribuée. A la différence de Héros, nous disposons du concept de substance, de<br />

matière occupant l’espace, car nous disposons des concepts des propriétés premières de la<br />

matière.<br />

Afin de mieux faire comprendre cette différence, nous devons en faire comprendre une<br />

autre. Michael Dummett a attiré l’attention sur le fait que, pour chaque proposition vraie, nous<br />

nous plaisons à penser qu’il y a quelque chose qui la rend vraie, et en outre, que nous ne<br />

337 On trouve cet argument à la fois dans les Principes de la connaissance humaine, art. 23 de Berkeley et dans le<br />

premier des Trois dialogues entre Hylas et Philonous. De façon générale, je considère que Berkeley a eu tout à<br />

fait raison de contester l’affirmation de Locke selon laquelle nous pouvons former l’idée d’un monde existant<br />

indépendamment des observateurs à partir des idées des propriétés premières que Locke a fournies, puisque ces<br />

idées restent des concepts sensoriels. Cf. M. R. Ayers, « Introduction » to Berkeley’s Philosophical Works,<br />

London, Dent, 1975 : «…Le seul cas de conception des propriétés intrinsèques d’une chose que Locke peut<br />

suggérer…est la conception de ses « propriétés premières » dont les idées sont acquises, selon lui, par le biais<br />

des sens. Ainsi, le véritable objet du débat entre eux [Locke et Berkeley] est de savoir si nous possédons ou si<br />

nous pouvons peut être forger un concept sensoriel à travers lequel nous pourrions concevoir la réalité d’une<br />

manière qui soit indépendante des sens » (p. xiii). Reid a bien vu que Berkeley avait raison sur ce point mais a<br />

pensé que, au lieu de rejeter le monde matériel, nous devrions rejeter la pauvreté des mécanismes de formation<br />

des concepts reconnus par les empiristes: « l’existence même de nos conceptions de l’extension, de la figure et<br />

du mouvement, n’étant ni des idées de la sensation, ni de la réflexion, fait chavirer le système idéal entier par<br />

lequel le monde matériel a été mis à l’épreuve et condamné… » (op. cit., p. 79). En réalité, la conséquence<br />

immédiate de cela n’est pas l’idéalisme de Berkeley, même au sein d’un cadre empiriste, puisqu’il reste la<br />

« route dispositionnelle » de l’expérience à la propriété objective que les phénoménalistes ont explorée par la<br />

suite.<br />

338 Puisque se rendre à la position en question doit produire les expériences si le lieu doit avoir la propriété<br />

dispositionnelle, il est possible pour Héros de faire une sorte de distinction entre perception véridique et<br />

hallucinatoire, la seconde consistant en expériences qui ne dépendent pas causalement de sa position.<br />

178


sommes pas enclins à penser que les propositions conditionnelles peuvent être vraies sans<br />

plus (barely true), c’est-à-dire que nous ne considérons pas ce en vertu de quoi une<br />

proposition conditionnelle est vraie comme étant spécifiable uniquement par la répétition de<br />

cette proposition. Or, il y a deux espèces différentes d’énoncés non-conditionnels en la vérité<br />

desquels nous pouvons considérer que la vérité d’un conditionnel consiste, et donc, deux<br />

espèces différentes de fondement (ground) pour une disposition. La première espèce de<br />

fondement est simplement la généralisation dont nous considérons normalement la vérité<br />

comme une donnée probante (evidence) du conditionnel. On ne doit pas nécessairement<br />

considérer les propositions de Héros au sujet du monde, lesquelles sont vraies en premier lieu<br />

en vertu de la vérité d’un conditionnel, comme étant vraies sans plus, car elles peuvent être<br />

considérées comme ayant un fondement de l’espèce suivante: la proposition « Il y a<br />

actuellement un son φ à la position p » peut être considérée comme vraie en vertu de la vérité<br />

de la généralisation suivante: « Chaque fois que je me suis rendu, dans un passé récent, en p,<br />

j’ai eu des expériences (de type) φ », ou peut-être de généralisations plus compliquées à partir<br />

desquelles le conditionnel peut être dérivé.<br />

Il existe une autre espèce de fondement pour une disposition, à savoir une propriété<br />

relativement durable de l’objet auquel la disposition est attribuée, susceptible d’être<br />

caractérisée indépendamment de la disposition, et donc susceptible de fournir, conjointement<br />

à l’antécédent du conditionnel (et peut-être à certaines autres conditions entendues comme<br />

normales), une explication causale de l’occurrence rapportée par le conséquent du<br />

conditionnel. C’est un fondement de cette espèce que nous supposons être celui de la fragilité<br />

et qui se situe dans l’agencement et la liaison des molécules entre elles; de façon plus<br />

pertinente, nous supposons que toute disposition d’un lieu à nous faire éprouver certaines<br />

expériences trouve un fondement de cette espèce dans l’occupation de ce lieu par une matière<br />

d’un certain genre. Or, Héros ne saurait avoir l’idée d’un tel fondement des dispositions à<br />

l’affecter d’une manière déterminée qui doivent être celles des lieux. Il ne dispose pas des<br />

ressources, ou tout au moins celles-ci ne lui ont pas été données, pour former l’idée d’une<br />

quelconque propriété du monde qui ne soit pas une disposition du monde à l’affecter d’une<br />

manière déterminée.<br />

Il est important de bien mesurer la différence entre ces deux espèces de fondement du<br />

conditionnel pour pouvoir accéder à une juste compréhension du phénoménalisme. Sir Isaiah<br />

Berlin a objecté à l’encontre du phénoménalisme qu’il réduisait l’existence catégorique à la<br />

vérité de conditionnels subjonctifs qui ne sont pas, à leur tour, fondés dans quoi que ce soit<br />

179


d’autre 339 . Dummett a répondu, pour le compte du phénoménaliste, qu’à condition<br />

d’abandonner la bivalence pour les énoncés concernant les objets matériels situés dans des<br />

parties reculées du monde, il n’y a aucune raison, pour le phénoménaliste, de supposer que de<br />

quelconques conditionnels subjonctifs soient vraies sans plus, puisqu’il peut très bien soutenir<br />

que des propositions au sujet du monde matériel exploré sont vraies en vertu de régularités<br />

observées dans notre expérience. Mais il est clair que Dummett n’offre pas ce qui manquait à<br />

Berlin, à savoir un fondement de la deuxième espèce pour ces conditionnels subjonctifs —<br />

une propriété relativement durable d’un objet ou d’un lieu qui, couplée à une présence au<br />

sujet, pourrait être utilisée pour expliquer ses expériences. Qu’il s’agisse là ou non d’une<br />

chose dont s’inquiéterait ou dont devrait s’inquiéter le phénoménaliste, peu importe: Berlin a<br />

certainement mis le doigt sur un de nos profonds préjugés conceptuels mis à mal par les<br />

propriétés dispositionnelles sans fondements catégoriques de la deuxième espèce. Le<br />

sentiment d’inquiétude que nous ressentons à l’idée que deux verres parfaitement semblables<br />

eu égard à tout ce qui est durable puissent malgré tout différer en ce que l’un, lorsqu’on le<br />

frappe, émettra un do (middle C) tandis que l’autre ne l’émettra pas, n’est pas du tout<br />

amoindri en invoquant la généralisation sur (le fondement de) laquelle la proposition peut être<br />

assertée, à savoir que chaque fois que le premier a été frappé par le passé, il a émis un do<br />

(middle C) et chaque fois que l’autre l’a été, il ne l’a pas émis. Et ce préjugé est également<br />

mis à mal par l’idée de deux lieux semblables au point de vue de ce qui les occupe entre deux<br />

visites mais dont l’un d’eux est tel que si l’on s’y rend, l’on aura certaines expériences, tandis<br />

que l’autre, non.<br />

C’est exactement la situation que Héros doit accepter dans son monde; les lieux ont des<br />

pouvoirs que l’on ne peut identifier à quoi que ce soit qui les occupe de façon continue, de<br />

sorte que se rendre en un lieu est vraiment un facteur fondamental, causalement pertinent dans<br />

l’explication du cours de son expérience. Néanmoins, mon intention n’est pas, à ce point de la<br />

discussion, de m’interroger pour savoir s’il y a plus, dans la résistance à une telle idée, qu’un<br />

simple préjugé, mais plutôt de me tourner vers la question suivante: si la situation est bien<br />

celle que nous avons décrite, pouvons-nous continuer de supposer que Héros dispose d’une<br />

théorie cohérente qui incorpore l’idée qu’il a l’expérience d’un monde objectif ?<br />

La notion d’objectivité naît de la conception d’une situation dans laquelle un sujet a<br />

l’expérience de quelque chose, cette expérience impliquant la dualité suivante: d’un côté, il y<br />

a ce dont il y a expérience (et qui fait partie du monde) et, de l’autre, il y a l’expérience de<br />

339 I. Berlin, « Empirical Propositions and Entailment Statements », Mind, vol. 59, 1950.<br />

180


cette chose (un événement dans la biographie du sujet). Nous avons exploré les conséquences<br />

de cette dualité, en particulier la conséquence suivante: bien que les dimensions temporelles<br />

de ces deux éléments se chevauchent, elles ne coïncident pas nécessairement. Et si la situation<br />

comprend bien ces deux éléments, ceux-ci ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre — ce ne<br />

sont pas deux états de choses distincts existant simultanément par accident ou comme résultat<br />

d’une harmonie préétablie. S’il n’y avait aucun rapport entre eux, l’un ne pourrait être<br />

considéré comme une expérience de l’autre, comme une façon d’en acquérir la connaissance,<br />

et par-là même, du monde dont il fait partie.<br />

Or, ces traits peuvent-ils être reproduits dans le schème de Héros – dans un schème où ce<br />

en vertu de quoi « la proposition objective » est vraie ne peuvent être que des généralisations<br />

à propos du cours passé des expériences de Héros? La réponse est assurément négative. Nous<br />

ne sommes pas en présence de deux états de choses existant simultanément et causalement<br />

reliés l’un à l’autre. Tout ce qui existe à la position p sont Héros et ses expériences. L’unique<br />

cause du fait que Héros a ces expériences en se rendant à cette position est le fait de se rendre<br />

à cette position. Cela même qui fait que la « proposition objective » est vraie ne peut être<br />

invoqué comme cause. Si on le considère comme une propriété dispositionnelle<br />

minimalement vraie (as a barely true dispositional property) d’une position, alors c’est qu’il<br />

est caractérisé de façon inéliminable en des termes qui le relient logiquement à l’événement à<br />

expliquer. Aucun progrès n’est fait en considérant la « proposition objective », non pas<br />

comme vraie sans plus, mais comme vraie en vertu de la régularité passée de l’expérience de<br />

Héros, car la régularité peut difficilement être considérée comme quelque chose qui cause les<br />

événements qui la perpétue, ni ne peut être considérée de façon sensée comme quelque chose<br />

dont Héros fait l’expérience.<br />

En fait, sans idées correspondant à nos idées des propriétés premières de la matière, Héros<br />

ne peut donner sens à celle d’une même chose existant tantôt expérimentée, tantôt non-<br />

expérimentée, car il ne peut absolument pas reconnaître une quelconque existence non-<br />

expérimentée. On peut peut-être dire à propos d’un lieu que personne n’occupe que si l’on<br />

devait s’y rendre, on ferait telles ou telles expériences, mais cela ne signale manifestement<br />

aucune existence contemporaine. On ne découvre pas non plus, lorsqu’on explore son<br />

fondement, d’existence contemporaine. Tout ce que nous avons, ce sont des généralisations.<br />

Héros est contraint de penser comme le phénoménaliste voudrait que l’on pense toujours, et la<br />

remarque faite par Berlin à propos du schème du phénoménaliste s’applique aussi bien au<br />

schème de Héros:<br />

181


…Ce qui inquiète l’homme ordinaire est la pensée que si les hypothétiques ne se réalisent pas, si de fait aucun<br />

observateur n’était en train d’observer, alors, si l’analyse du phénoménaliste est juste, c’est qu’il n’y avait…rien<br />

du tout 340 .<br />

Mais nous, nous pouvons penser les sons comme des phénomènes perceptibles, comme<br />

des phénomènes indépendants de nous, et qui peuvent exister non-perçus car nous avons les<br />

ressources pour avoir l’idée d’une chose existant durablement et dans les changements de<br />

laquelle on peut considérer que la vérité de la proposition qu’il y a un son consiste. Une<br />

mouche bat des ailes: c’est un événement que nous percevons, en partie de façon auditive, et<br />

que nous considérons naïvement comme le fondement de la proposition qui affirme que, si<br />

l’on se rend dans une certaine pièce, on entendra un bourdonnement. (Les penseurs mieux<br />

instruits situeraient ce fondement dans le mouvement des molécules d’air que produisent ces<br />

événements.) Et l’événement qu’est le battement d’ailes d’une mouche n’est même pas avant<br />

tout un phénomène sensoriel; c’est un événement qui consiste en objets occupant l’espace,<br />

dotés de qualités caractérisées indépendamment des observateurs et se mouvant relativement<br />

les uns aux autres. Les phénomènes sensoriels que nous reconnaissons habituellement sont en<br />

réalité des propriétés des choses ou matières — des substances persistantes occupant l’espace<br />

— dans les qualités premières ou les changements de qualités premières desquelles on peut<br />

considérer que la disposition à produire des expériences trouve son fondement. Ce sont ces<br />

substances que nous percevons comme colorées ou comme produisant un son.<br />

Il y a un passage du chapitre dans lequel Strawson semble exprimer des pensées proches<br />

de celles-ci:<br />

(Elles facilitent l’idée que) les parties du particulier M que nous n’entendons pas sont noyées ou submergées<br />

par les stridences qui interviennent… ; elles permettent par conséquent de penser qu’elles étaient là, prêtes à<br />

être entendues, et que s’il n’y avait pas eu ces stridences, on les aurait entendues. Mais maintenant, il nous<br />

suffit de penser aux raisons et aux preuves manifestes que nous avons de penser qu’il se passe quelque chose<br />

de semblable dans la vie réelle – les grincements visibles, mais inaudibles, du violoniste de rue quand passe<br />

la fanfare – pour que nous perdions tout intérêt pour le critère suggéré, dans le cas d’un monde purement<br />

auditif 341 .<br />

Nous avons ici exprimée l’idée que ce qui nous permet de concevoir les sons comme<br />

noyés dans l’ensemble et, de cette façon, comme existant sans être perçus est la connaissance<br />

340 Berlin, op. cit. Ce passage montre clairement que Berlin se plaignait de l’absence d’un fondement catégorique<br />

contemporain des propositions hypothétiques.<br />

341 Strawson, op. cit., tr. fr. (modifiée), p. 79.<br />

182


du fait que leur base catégorique – les grincements – persiste; c’est, dans l’ensemble, le point<br />

que nous nous sommes efforcés d’établir. J’aimerais mettre en garde contre le malentendu qui<br />

pourrait surgir si nous pensions que les grincements sont particulièrement visibles, comme s’il<br />

était possible de surmonter la difficulté en attribuant à Héros un réseau de corrélations plus<br />

riche entre ses expériences. Mais l’idée principale est sûrement là, en compagnie de l’équation<br />

décisive sur laquelle elle repose : « se trouvait là, prêt à être entendu/aurait été entendu ». Je<br />

suis en désaccord avec Strawson uniquement en ce que je vais plus loin et vois la difficulté<br />

qu’il pointe comme se posant à Héros pour toute tentative quelle qu’elle soit en direction de<br />

l’idée d’un son non-entendu. C’est exactement le même arrière-plan dont nous avons besoin<br />

pour donner une intelligibilité à l’idée d’un son existant en un lieu quoique non-entendu; ce<br />

lieu doit être occupé par un objet caractérisé en termes autres que sensoriels, objet dans les<br />

états et les actions (grincements) duquel on peut considérer que l’existence d’un son non-<br />

entendu consiste 342 .<br />

C’est le premier point relativement auquel on peut dire, je crois, que Strawson ne dote pas<br />

le sujet de l’expérience auditive d’une conception cohérente de la réalité extérieure — la<br />

conception en question est une conception exclusivement forgée à partir de concepts<br />

sensoriels. Pourtant, même s’il apparaît maintenant clairement qu’une telle conception d’une<br />

réalité indépendante n’est pas possible, la raison pour laquelle la conception que se fait un<br />

sujet d’expériences auditives de son monde doit prendre cette forme peut sembler moins<br />

claire. Après tout, j’ai mis l’accent sur le fait que nos idées de la matière sont indépendantes<br />

de toute espèce particulière d’expérience, par exemple de l’expérience tactile. Pourquoi donc<br />

ne peut-il y avoir d’analogue de l’idée de matière dans un univers auditif ?<br />

Les problèmes soulevés par cette question sont immenses et je ne serai sans doute pas en<br />

mesure d’en traiter dans cet article, même si j’avais une idée de la façon dont ils doivent<br />

l’être. Si la théorie [des propositions] hypothétique[s] devait quoiqu’il en soit suivre<br />

fidèlement la nôtre, les sons auraient à occuper l’espace et non pas simplement à y être situés,<br />

de sorte que les notions de force et d’impénétrabilité devraient en quelque manière y trouver<br />

342 Il vaut peut être la peine de souligner que des considérations semblables à celles de cette section ont une<br />

incidence sur la question de savoir comment Héros se conçoit lui-même. Vraisemblablement, Héros doit être<br />

capable de donner un sens à l’idée qu’il existe sans percevoir – à l’idée qu’il est situé dans l’espace, bien<br />

qu’étant endormi. En premier lieu, Héros peut comprendre cette situation en termes de dispositions : « Si j’étais<br />

éveillé, j’aurais eu des expériences à partir de la position p. » Mais si la position de Héros doit être invoquée<br />

dans l’explication des expériences de Héros, lorsque celui perçoit effectivement le monde, cette disposition doit<br />

avoir un fondement caractérisable de façon indépendante et ce fondement ne peut vraisemblablement se trouver<br />

que dans l’occupation de cette position par quelque chose d’identique à Héros, et, puisque cette chose existe sans<br />

être perçue, quelque chose qui est caractérisé par des propriétés premières. Strawson a tenté, sans conviction, de<br />

doter Héros d’un corps audible (p. 93-95), mais, puisque celui-ci n’a pas de propriétés premières, il ne répond<br />

pas aux besoins qui sont les nôtres ici.<br />

183


place, et l’on peut se demander s’il est possible de donner un sens à cette idée sans doter<br />

Héros d’un corps impénétrable et sans lui permettre d’être un agent dans, et sujet opérant de,<br />

son monde. Mais il se peut que cette direction ne soit pas la bonne. Peut-être devrions-nous<br />

explorer la possibilité d’une théorie plus étroitement analogue à la théorie des champs de<br />

quelque physicien, ou même à une théorie physique fondée sur des principes tout à fait<br />

différents de tous ceux que nous connaissons. Je n’étonnerai personne en disant que je ne suis<br />

pas moi-même en mesure de concevoir une telle théorie, ni ne sais comment l’on pourrait se<br />

mettre à en démontrer la possibilité, ni même s’il est cohérent de chercher à le démontrer.<br />

J’espère avoir montré le besoin de quelque théorie physique, outre les idées que Strawson a<br />

attribuées à son sujet; non que ce complément ne peut être trouvé. Bien que ma conclusion<br />

soit limitée, je crois qu’elle vaut la peine d’être tirée. Car il est extrêmement tentant, à la<br />

première lecture de la fiction (fantasy) de Wittgenstein à propos des douleurs localisables, de<br />

penser : « Comme c’est simple! Voici tout ce qui sépare l’intérieur de l’extérieur — tout ce<br />

qui est requis pour faire un objet, et partant, un monde à partir de l’expérience. » Aussi<br />

libératrice et attrayante que puisse être cette pensée, elle ne me semble pas correcte.<br />

IV<br />

J’émettrai mon second doute à propos de « l’univers » auditif de Strawson de façon plutôt<br />

oblique, en prenant comme point de départ un débat au sujet des concepts spatiaux des<br />

aveugles. Cela fait maintenant plusieurs siècles que philosophes et psychologues sont en<br />

désaccord sur la question de savoir si et dans quelle mesure les concepts spatiaux des aveugles<br />

sont semblables à ceux des personnes qui ont la vue. Il y a ceux qui ont soutenu que les<br />

aveugles n’avaient pas, à strictement parler, d’authentiques concepts spatiaux; comme le dit<br />

Lotze :<br />

… L’espace de l’homme aveugle ne correspond peut-être pas tant que cela à ce que nous entendons par espace,<br />

pas plus qu’un système artificiel de conceptions du temps du mouvement et de l’effort… 343<br />

Cette position est aussi celle de Platner :<br />

343 H. Lotze, Metaphysics, vol. II, Oxford, Clarendon Press, 1887, p. 272-273.<br />

184


En réalité, c’est le temps qui sert d’espace à l’aveugle de naissance. L’éloignement et la proximité signifient<br />

seulement pour lui le temps, plus ou moins long, et le nombre, plus ou moins grand, d’intermédiaires dont il a<br />

besoin pour passer d’une impression tactile à une autre 344 .<br />

Les tenants d’une position moyenne sont ceux qui accordent que le concept de distance<br />

des aveugles est essentiellement un concept du temps et des mouvements corporels<br />

nécessaires pour parcourir la distance, mais qui nient que dans ce fait réside un quelconque<br />

fondement de la différence entre eux et ceux qui ont la vue, puisque leurs concepts spatiaux<br />

présentent exactement le même trait. Telle est la position de Mill 345 . Et bien je n’aie pas<br />

connaissance d’un quelconque texte de Poincaré dans lequel il se soit spécifiquement<br />

intéressé à la question des aveugles, ses vues au sujet des concepts d’espace en général<br />

l’engagent envers ce (genre de) position:<br />

Localiser un objet signifie simplement se représenter les mouvements qui seraient nécessaires pour<br />

l’atteindre. Il ne s’agit pas de se représenter les mouvements eux-mêmes dans l’espace, mais seulement de<br />

se représenter les sensations musculaires qui accompagnent ces mouvements et qui ne présupposent pas<br />

l’existence de l’espace 346 .<br />

L’autre clan, opposé à l’idée que les concepts spatiaux des aveugles sont toto caelo<br />

différents de ceux des personnes qui ont la vue, accepte l’idée que les seuls concepts<br />

authentiquement spatiaux sont ceux qui sont instanciés au sein d’un réseau d’objets existant<br />

simultanément et sont ainsi applicables de façon paradigmatique à un réseau qui se présente<br />

de façon simultanée, mais nient que de tels concepts soient inaccessibles aux aveugles. Selon<br />

eux, bien qu’il soit vrai que les aveugles doivent recevoir l’information au sujet de<br />

l’arrangement spatial du monde de façon successive, il leur est possible de donner à<br />

l’information reçue une forme dans laquelle des concepts authentiquement spatiaux sont<br />

utilisés ou à laquelle ils peuvent être appliqués. Ce point a été établi tout spécialement en<br />

référence à la perception tactile d’un objet tel qu’une chaise, trop large pour tenir dans la<br />

main, mais il s’appliquerait aussi vraisemblablement à la conception qu’a l’homme aveugle de<br />

la pièce ou de la ville dans laquelle il vit. Voici comment Revesz formule cette idée à propos<br />

de la perception tactile:<br />

344 E. Platner, Philosophische Aphorismen, vol. I, sec. 765, 1793, p. 439. Cité par J. S. Mill, op. cit., p. 283-284.<br />

La version la plus extrême et la plus dogmatique de cette position est celle de Von Senden dans son livre: Space<br />

and Sight, London, Methuen, 1960.<br />

345 Mill, op. cit., p. 274-286.<br />

346 La valeur de la science, Paris, Flammarion, p. ?<br />

185


…Cependant, même une fois touchés les détails (de l’objet), la forme totale n’est pas encore donnée. Les parties<br />

touchées doivent finalement être unifiées en une forme totale, en une impression complète. Cette synthèse<br />

présuppose un processus constructif spécifique que l’on ne voit qu’occasionnellement à l’œuvre dans le domaine<br />

de la vue…La pensée et l’imagination exercent leurs effets conjointement à l’intuition. Les parties d’une figure<br />

tactilement saisie sont ensuite fixées de façon abstraite 347 .<br />

Il est difficile de ne pas concevoir cette synthèse comme la formation d’une image; et<br />

c’est effectivement de cette manière que Pierre Villey, spécialiste de Montesquieu 348 et lui-<br />

même aveugle, formule le point en question:<br />

L’image que l’aveugle reçoit par le toucher se dépouille en effet aisément des caractères qui constituent les<br />

modalités propres de la sensation tactile…Le résidu qu’elle en retient, s’il ne comporte pas la couleur<br />

absolument étrangère aux nerfs tactiles, et s’il est par conséquent moins riche que le contenu de l’image visuelle,<br />

pourrait bien ne renfermer souvent aucun élément qui ne soit dans l’image visuelle et coïncider presque avec<br />

elle 349 .<br />

Il reconnaît que sa perception tactile de la chaise est successive tandis que la perception<br />

visuelle est simultanée, mais voici ce qu’il ajoute:<br />

Mais si une heure après l’avoir palpée, je cherche dans ma conscience le souvenir de la chaise évanouie…Je ne<br />

la reconstruis pas au moyen d’images fragmentaires et successives. Elle apparaît immédiatement et d’une seule<br />

venue dans ses parties essentielles…Ce n’est pas un défilé, même rapide, de représentations…Je ne saurais plus<br />

dire dans quel ordre les diverses pièces en ont été perçues…Quel est donc le résidu de ce travail (…)? La limite<br />

vers laquelle elles [les images engendrées] tendent et qu’(…) elles semblent atteindre, c’est la forme pure 350 .<br />

Mon intention n’est pas de m’engager aujourd’hui dans cette fascinante dispute, mais de<br />

me rapprocher un peu plus de mon objectif en en extrayant la distinction entre deux espèces<br />

différentes de concepts spatiaux qu’elle met en lumière. D’un côté, nous avons ce que<br />

j’appellerai des concepts spatiaux sériels — concepts expliqués en termes de succession ou de<br />

séquence de perceptions du sujet et de quelconques sensations musculaires ou kinesthésiques<br />

accompagnant ces changements, que celles-ci naissent du mouvement du corps du sujet dans<br />

sa totalité ou seulement de certaines de ses parties. Je qualifierai ces concepts de « spatiaux »,<br />

mais compte-tenu du scepticisme dont cette caractérisation peut faire l’objet, ni cet adjectif, ni<br />

347<br />

Revesz, The Human Hand, London, Routledge and Kegan Paul, 1958, p. 47.<br />

348<br />

Il s’agit sans doute d’un lapsus. Pierre Villey (1880-1933) était plutôt un spécialiste de Montaigne et de la<br />

littérature française du XVIème siècle. (NdT)<br />

349<br />

Pierre Villey, Le monde des aveugles. Essai de psychologie, Paris, Flammarion, 1914; 1918, p. 160. Nous<br />

reproduisons ici le texte original français (NdT).<br />

350 Ibid., p. 161-162.<br />

186


l’expression correspondante « fondés sur le trajet spatial » ne doivent être pris trop au sérieux.<br />

Car, comme le dit Poincaré, les « mouvements » peuvent être caractérisés en des termes qui<br />

ne présupposent pas l’existence de l’espace.<br />

Une autre espèce de concepts spatiaux distincte de celle-ci est formée par ce que<br />

j’appellerai les concepts spatiaux simultanés; notion qu’il est beaucoup plus difficile de<br />

préciser. Peut-être pourrions-nous les caractériser comme des concepts relationnels dont<br />

l’application la plus directe est à une situation dans laquelle les éléments qu’ils relient sont<br />

présentés ou perçus simultanément 351 . Relativement à cette caractérisation, la dispute à propos<br />

des hommes aveugles est une dispute autour de la question de savoir si une personne qui ne<br />

possède aucune capacité à faire l’application la plus directe qui soit d’un concept au monde<br />

pourrait toutefois posséder un tel concept, et si oui, comment la possession de ce concept<br />

pourrait être manifestée.<br />

Quoiqu’il en soit de la façon dont cette distinction entre deux espèces de concepts<br />

spatiaux doive être au juste tracée, il semble assez clair qu’elle existe. Cela semble assez clair,<br />

c’est-à-dire qu’il y a deux façons tout à fait différentes d’établir par exemple que trois objets<br />

a, b, c se trouvent, dans cet ordre, sur une ligne droite. Quelqu’un pourrait être en mesure de<br />

dire que la ligne reliant les objets était droite grâce au type de mouvements corporels<br />

nécessaires pour passer de l’un à l’autre et que b se trouve entre a et c grâce à la relation<br />

temporelle entre les expériences de a, de b et de c. D’un autre côté, celui qui serait en mesure<br />

de voir pourrait tout simplement voir qu’un tel arrangement existait. De même, il semble<br />

assez clair que nous pouvons identifier, à travers ces différentes manières de détecter des faits<br />

spatiaux, l’application de différentes espèces de concepts spatiaux aux présuppositions<br />

différentes et qui sous-tendent différentes espèces de raisonnement. Quelqu’un à qui l’on a<br />

donné l’information en concepts, ou qui a stocké l’information en utilisant des concepts, de<br />

l’une des deux espèces ou qui a reçu l’information sous une forme à laquelle des concepts<br />

d’une certaine espèce seraient directement applicables trouverait que certains problèmes sont<br />

plus faciles, et d’autres, plus difficiles à résoudre que quelqu’un qui s’appuierait sur des<br />

concepts de l’autre espèce 352 .<br />

351 Compte-tenu de notre discussion des concepts de propriétés premières au début de la partie précédente, on ne<br />

doit en aucune manière considérer que cette caractérisation suggère que de tels concepts peuvent être extraits<br />

d’une expérience dans laquelle des éléments distincts se présentent simultanément.<br />

352 En fait, la distinction entre concepts spatiaux sériels et simultanés est implicite dans une bonne partie de la<br />

littérature psychologique sur la perception spatiale et le comportement, en particulier depuis que Tolman a milité<br />

en faveur de l’usage de la notion de carte cognitive dans l’explication psychologique. Pour un usage explicite de<br />

la distinction, voir F. N. Shemyakin, « Orientation in Space », dans B. G. Ananyev et al. (eds.), Psychological<br />

Science in the U.S.S.R., Vol. I, Washington, D.C., Office of Technical Services, 1962, p. 186-225.<br />

187


Forts de cette distinction, revenons à l’univers auditif et demandons-nous de quelle espèce<br />

de concepts spatiaux ses habitants ont été pourvus. En fait, jusqu’ici la théorie de Héros était<br />

peut-être d’une simplicité excessive puisqu’elle concernait un espace d’une seule dimension<br />

dans lequel la distance était mesurable à l’échelle ordinaire. Elle n’utilisait qu’un seul concept<br />

spatial primitif – x se trouve entre y et z – et, tel qu’il a été introduit, le concept est un concept<br />

sériel ou fondé sur le trajet spatial. Voici ce que signifie le fait de dire que x est entre y et z:<br />

une expérience de x s’interposera entre toute expérience de y suivie d’une expérience de z et<br />

inversement.<br />

Si nous devions attribuer à Héros des concepts analogues à nos concepts spatiaux plus<br />

complexes tels que « disposés en carré » ou « formant un cercle », etc. — ce qui serait<br />

nécessaire si nous pouvions envisager une généralisation à un univers auditif bidimensionnel<br />

— nous devrions alors lui attribuer une façon quelconque d’estimer le passage du temps, de<br />

sorte qu’une notion de distance permettant de faire des mesures sur une échelle de ratios serait<br />

comprise en termes de temps requis pour le trajet normal. (Le mot « normal » est utilisé ici<br />

pour signaler que l’estimation de la distance, comme celle de la position, serait susceptible<br />

d’être révisée à la lumière de considérations provenant d’autres parties de la théorie, qui<br />

garderait par conséquent son caractère holiste.) La notion de ligne droite pourrait alors être<br />

définie comme la plus courte distance entre deux points, si ce n’est que le schème serait<br />

vraisemblablement inexploitable en pratique, à moins que Héros puisse émettre, sur la base de<br />

« sensations corporelles », des jugements par provision à propos de la rectitude du chemin<br />

suivi. (De même, notre schème holiste de corps et de lieux réidentifiables serait inexploitable<br />

en pratique, à moins d’avoir la capacité d’émettre des jugements par provision au sujet de<br />

l’identité des corps en les reconnaissant). Nous n’avons pas supposé que Héros possédait de<br />

tels trésors conceptuels, mais même si cela avait été le cas pour les fins qui sont actuellement<br />

les nôtres, cela n’aurait pas eu d’importance puisque ses concepts d’espace resteraient de<br />

toute façon sériels.<br />

Or, la question de savoir si un sujet pourrait avoir l’usage dans un univers auditif de<br />

concepts spatiaux simultanés est une question délicate qui recoupe partiellement celle des<br />

concepts spatiaux des aveugles précédemment évoquée. Strawson n’a cependant pas cru bon<br />

de supposer que le sujet dans l’univers l’auditif pourrait en avoir l’usage et c’est justement<br />

cela qui explique mon désaccord avec lui. Strawson est tout à fait conscient de la distinction<br />

entre différentes espèces de concepts spatiaux et, de fait, l’objection qu’il élabore à l’encontre<br />

de sa propre discussion est fondée sur la prémisse selon laquelle le sujet ne disposerait pas<br />

dans son monde auditif de concepts spatiaux simultanés. Quelle que soit la façon dont<br />

188


Strawson s’en tire au juste avec cette objection formulée à sa propre encontre, il est clair que<br />

ce ne saurait être en niant la prémisse elle-même.<br />

Le contradicteur que Strawson imagine commence par remarquer que, dans la perception<br />

visuelle, des objets nous sont présentés simultanément dans un arrangement spatial visible:<br />

…Ces éléments (…) présentés simultanément s’offrent aussi en même temps comme reliés sous un autre<br />

rapport: à savoir sous un rapport qui nous conduit à caractériser un élément comme étant au-dessus ou au-<br />

dessous, à gauche ou à droite d’un autre… 353<br />

Puis, il poursuit en objectant:<br />

Or, dans le cas de l’analogue auditif de la dimension spatiale, les rapports entre les éléments ne peuvent être<br />

présentés simultanément, tous à la fois. Ils reposent essentiellement sur le changement 354 .<br />

Lorsque Jonathan Bennett discute cette objection, il dit que Strawson la traite de façon<br />

beaucoup trop tolérante. C’est faux. Il y a une sérieuse objection à l’encontre de la nature<br />

sérielle des concepts spatiaux de l’univers auditif et Strawson n’en traite absolument pas.<br />

L’objection à laquelle répond Strawson, ou plutôt, à propos de laquelle il montre qu’il n’a pas<br />

nécessairement à y répondre est celle suivant laquelle les concepts spatiaux sériels ne sont pas<br />

suffisamment analogues à nos concepts simultanés. Mais, y compris telle que Strawson la<br />

présente, l’objection a une portée beaucoup plus large et profonde, car elle remet en question<br />

la thèse selon laquelle une théorie formulée en termes spatiaux sériels peut authentiquement<br />

incorporer l’idée d’un monde objectif existant de façon indépendante:<br />

Mais n’est-il pas évident que l’idée de l’existence simultanée du perçu et du non-perçu est liée à l’idée de la<br />

présentation simultanée d’éléments qui possèdent chacun une caractéristique spécifique, mais qui, ensemble,<br />

présentent un système de relations en sus de celles qui découlent de leur nature spécifique à chacun? N’est-il<br />

pas évident que la première de ces idées est nécessairement une extension de la seconde, qu’elle est<br />

simplement l’idée d’un système de relations s’étendant au-delà des limites de l’observation? 355<br />

Et à cette objection, qui exprime le doute dont je me suis rapproché par des voies si<br />

détournées, Strawson ne donne aucune réponse 356 .<br />

353<br />

Strawson, op. cit., tr. fr., p. 88.<br />

354<br />

Ibid.<br />

355<br />

Ibid., p. 88-89.<br />

356<br />

Plus exactement: il ne donne aucune réponse à laquelle il ne réponde lui-même.<br />

189


Bien sûr, toute théorie faisant usage de concepts spatiaux simultanés incorpore réellement<br />

l’idée d’une réalité existante indépendante, l’idée du perçu et du non-perçu y existant<br />

simultanément, et ce, exactement dans le même sens. Si l’on considère a, b et c comme étant<br />

situés sur une ligne droite, lorsque ce que l’on considère est un exemple (instance) de concept<br />

simultané — un concept dont l’application la plus directe consiste à présenter les trois<br />

éléments a, b et c ensemble, on doit alors considérer de ce fait que a, b et c existent<br />

exactement de la même façon. Supposons que l’on croie que a, b et c existent dans une<br />

configuration telle que b est perçu tandis que a et c ne le sont pas, dans ce cas on considère<br />

que a et c existent, bien que non-perçus, exactement au sens où b, actuellement perçu,<br />

existe 357 .<br />

C’est précisément cette idée d’existence simultanée du perçu et du non-perçu que nous<br />

importons illégitimement dans l’univers auditif en interprétant à tort les propositions sérielles<br />

de Héros comme simultanées en lui attribuant, par exemple, quelque chose comme une carte<br />

du monde dans laquelle l’information concernant la succession et la série est synthétisée en un<br />

cadre unitaire. Aussi tentant que puisse être ce pas supplémentaire dans l’interprétation, il n’y<br />

a rien qui permette de le justifier. Les propositions spatiales sérielles ont là encore la forme<br />

d’un conditionnel: si nous avons telle ou telle expérience, suivie de telle ou telle autre, alors<br />

une expérience d’une troisième espèce interviendra entre elles. Si c’est là la matière dont est<br />

faite cette théorie, comment cette théorie peut-elle enregistrer l’existence d’un quelconque<br />

événement non perçu? A la différence des propositions spatiales simultanées, les propositions<br />

spatiales sérielles ne se situent pas à un niveau distinct, et donc potentiellement explicatif, des<br />

propositions qui traitent de l’ordre au sein de l’expérience. Le héros de Strawson n’a pas les<br />

ressources pour s’élever au-dessus du niveau de l’explicandum.<br />

Cette idée sceptique doit être formulée avec précaution. Cela ne marchera pas de dire: « le<br />

fait d’avoir l’expérience (future) de b entre deux moments quelconques où j’aurai<br />

l’expérience de a et de c (et inversement) ne garantit pas que a et c existent en ce moment-<br />

même où je perçois b par exemple ». Parler d’« expérience de b », etc., c’est déjà révéler le<br />

tour de passe-passe, et le scepticisme peut seulement être exprimé sous la forme indésirable et<br />

sans doute incohérente suivante: « Ne se pourrait-il que a en vienne subitement à exister<br />

lorsque je suis amené à en avoir l’expérience ? » Cela ne marchera pas non plus de dire que,<br />

tandis que les concepts spatiaux simultanés sont susceptibles de relier des choses existant<br />

357 Quelqu’un qui conçoit le temps spatialement se représente la série temporelle comme une totalité dont chacun<br />

des membres pourrait être observé à partir d’une position extérieure à la série. C’est précisément pour cette<br />

raison que concevoir le temps de cette manière, c’est concevoir les événements passés et futurs comme existant<br />

de la même façon que les événements présents.<br />

190


simultanément, les concepts spatiaux sériels peuvent relier des choses existant à des moments<br />

différents du temps. Une fois de plus, cela a pour effet de transformer l’objection en un souci<br />

au sujet des objets « qui viennent subitement à l’existence ». L’objection est plutôt la<br />

suivante: puisque les concepts spatiaux sériels ne nous donnent pas les moyens de former des<br />

pensées au sujet d’objets existant simultanément, ce ne sont manifestement pas des concepts<br />

de relations entre objets (existant de façon indépendante) 358 .<br />

Sur fond de ce scepticisme, l’immunité de la théorie « fondée sur le trajet spatial » à une<br />

réduction phénoménaliste simple se présente sous un nouveau jour. Toute proposition reliant<br />

« spatialement » des « objets » perceptibles déterminés est directement réductible à une<br />

proposition portant sur la série des expériences; l’irréductibilité en question n’intervenant que<br />

lorsque Héros introduit des expressions référant à des « lieux » dont les conditions d’identité<br />

sont liées au réseau entier de propositions précédemment mentionnées, mais à aucune d’entre<br />

elles prise individuellement. Toutefois, il est difficile de croire qu’une ontologie appropriée à<br />

une théorie du monde objectif soit introduite par ce qui est censé être la version de Héros du<br />

« il φ-ise à la position p », si elle n’est pas déjà impliquée par des propositions de la forme « il<br />

φ-ise entre l’endroit où il ψ-ise et l’endroit où χ-ise ».<br />

En réalité, la situation n’est pas différente de celle-ci. Soit un ensemble de monnaies dont<br />

chacune est activement échangée contre les autres dans une situation de taux d’échanges<br />

variable. Les propositions servant de base à la description de ce système sont de la forme 1£ =<br />

$ 1,75 au terme de la journée…d’échanges. Mais l’on peut imaginer que la description soit<br />

enrichie par l’introduction de l’idée de valeur de la livre-sterling, quelque chose que l’on peut<br />

calculer comme étant en hausse, en baisse ou constant grâce à la moyenne de sa relation à<br />

toutes les autres monnaies. De même que dans le cas de « l’espace », il existe une stabilité de<br />

facto suffisante d’un jour sur l’autre dans les rapports entre la plupart des monnaies pour qu’il<br />

y ait un sens à distinguer, sur ce fond relativement stable, les changements dans le taux<br />

d’échange livre sterling-dollar qui sont dus à la baisse de la livre-sterling de ceux qui sont dus<br />

à l’augmentation du dollar. Or, une proposition affirmant que la valeur de la livre-sterling a<br />

baissé n’est pas réductible à l’une quelconque des propositions de la forme « à la fin de la<br />

journée j, £1= n unités de la monnaie X, et à la fin de la journée j+1, £1 = n – k unités de la<br />

monnaie X. » Une telle proposition n’est pas nécessaire puisque X peut très bien être une<br />

358 Si le raisonnement que nous venons de développer dans ces paragraphes est juste, ceux qui nient que les<br />

aveugles ont des concepts spatiaux simultanés ne peuvent faire autrement que nier qu’ils ont une quelconque<br />

idée d’une réalité existant de façon indépendante; ce qui est bien sûr difficile à accepter.<br />

191


monnaie qui baisse avec la livre-sterling et elle n’est pas suffisante puisque X peut très bien<br />

être en hausse plutôt que la livre-sterling soit en baisse.<br />

Si ceci nous fournit bien un parallèle avec la relation entre les propositions de base de la<br />

théorie de Héros fondée sur le trajet spatial et celles qui mentionnent, ou quantifient sur, des<br />

« positions », on peut difficilement prendre l’immunité de la théorie à une réduction<br />

phénoménaliste simple au sérieux. Tandis qu’une authentique théorie d’une réalité<br />

indépendante sera ainsi irréductible, toute théorie ainsi irréductible n’est pas une authentique<br />

théorie d’une réalité indépendante.<br />

Il est un peu surprenant que Strawson ne traite pas l’objection à son univers auditif que<br />

nous venons d’envisager avec davantage de bienveillance, car l’idée sur laquelle elle repose<br />

est une idée que Strawson a lui-même soulignée en guise de défense de la thèse kantienne:<br />

(Il semble bien qu’) il nous faille une dimension autre que temporelle pour héberger les particuliers<br />

sensoriels que nous n’entendons pas en ce moment si nous voulons donner un sens satisfaisant à l’idée qu’ils<br />

existent actuellement sans être perçus… 359<br />

Il nous faut un analogue de la distance – du plus près et du plus loin –, car c’est seulement à cette condition<br />

que nous pourrions avoir quelque chose comme l’idée d’une dimension autre que la dimension temporelle<br />

dans laquelle nous pourrions concevoir que les particuliers existent simultanément dans une sorte de relation<br />

systématique les uns aux autres, ainsi qu’aux particuliers perçus 360 .<br />

Le contradicteur se fait simplement l’écho de cette idée en insistant sur le fait que, si<br />

l’espace qui doit nous fournir ce système de relations, ce doit être un espace constitué par des<br />

relations spatiales simultanées; si Héros doit concevoir des particuliers non-perçus existant<br />

simultanément à, et en rapport à, des particuliers perçus, celui-ci doit posséder des concepts<br />

spatiaux simultanés, non ces concepts qui « reposent essentiellement sur le changement ».<br />

On pourrait avoir l’impression que je suis en désaccord avec tous les points importants<br />

établis par Strawson dans son deuxième chapitre. Mais il ne me semble pas que ce soit le cas.<br />

Il y a un point aussi important que chacun de ceux que j’ai discutés jusqu’à présent, quelque<br />

chose d’implicite dans tout le processus de discussion, d’implicite dans ce que l’on pourrait<br />

appeler, si Strawson n’hésitait pas à utiliser le mot, sa méthodologie. C’est l’idée que les<br />

relations entre les concepts fondamentaux de notre schème conceptuel sont au centre de<br />

l’investigation philosophique, et qu’il se pourrait bien que la pression de l’explication dût être<br />

359 Strawson, op. cit., tr. fr. (modifiée), p. 82.<br />

360 Ibid, tr. fr. (modifiée), p. 83.<br />

192


mise sur ces relations en imaginant des situations radicalement différentes de la nôtre. (On ne<br />

doit pas laisser Héros mener sa propre vie, de sorte les spéculations à son propos puissent être<br />

interprétées à tort comme des spéculations « à propos de ce qui se produirait réellement dans<br />

certaines contingences lointaines »; Héros et son monde sont des outils pour « tester et<br />

renforcer la compréhension réflexive de notre propre structure conceptuelle ».) En tant que<br />

modèle de la façon dont cette enquête essentiellement imaginative doit être poursuivie, ce<br />

chapitre de Strawson est sans égal.<br />

193<br />

Traduit de l’anglais par D. Perrin et Ludovic Soutif

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