27.06.2013 Views

Le journal intime : du réel au fictif, de la lecture à l’écriture

Le journal intime : du réel au fictif, de la lecture à l’écriture

Le journal intime : du réel au fictif, de la lecture à l’écriture

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

22<br />

Texte 14<br />

Michel Meyer, extrait <strong>de</strong> Éric-Emmanuel Schmitt ou les i<strong>de</strong>ntités<br />

bouleversées<br />

<strong>Le</strong> Diable se manifeste par <strong>la</strong> confusion <strong>de</strong>s différences. <strong>Le</strong> corps est ainsi son champ <strong>de</strong><br />

prédilection. C'est l<strong>à</strong> une gran<strong>de</strong> découverte, dont Schmitt a su tirer quelques-unes unes <strong>de</strong> ses<br />

plus belles œuvres, pour illustrer ce phénomène qu'il est l'un <strong>de</strong>s rares écrivains <strong>à</strong> avoir perçu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sorte. On le voit encore dans son livre sur Hitler, La part <strong>de</strong> l'<strong>au</strong>tre. Et si Hitler avait réussi son<br />

concours <strong>à</strong> l'Académie <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssin ? Serait-il <strong>de</strong>venu le boucher <strong>du</strong> XXe siècle ? Pour répondre <strong>à</strong><br />

cette question, Schmitt se livre <strong>à</strong> une expérience <strong>de</strong> pensée, comme Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Bernard qui fait <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mé<strong>de</strong>cine expérimentale en testant les alternatives. Il imagine un Hitler qui réussit, qui se fait<br />

psychanalyser par Freud pour soigner sa peur <strong>du</strong> corps féminin, qui le trouble, surtout quand il<br />

f<strong>au</strong>t le peindre nu. Ce n'est pas Hitler, c'est un homme qui réussit. <strong>Le</strong> Hitler que l'on connaît est un<br />

raté, il hait <strong>la</strong> différence, donc il <strong>de</strong>vient antisémite. Il n'existera que dans <strong>la</strong> guerre, celle <strong>de</strong> 1914,<br />

qui lui permet d'être quelqu'un. Enfin.<br />

Schmitt illustre ici une <strong>de</strong>s réalités fondamentales <strong>de</strong> nos sociétés bourgeoises : <strong>la</strong> haine <strong>de</strong><br />

l'Autre, le rejet <strong>de</strong> <strong>la</strong> différence, qui suscite envie et jalousie. La médiocrité qui pro<strong>du</strong>it l'échec, et<br />

l'échec, <strong>la</strong> frustration. Tout le mon<strong>de</strong> étant l'égal <strong>de</strong> chacun, <strong>la</strong> différence est vécue comme une<br />

offense, et <strong>la</strong> médiocrité comme une injustice. Réussir est un péché qu'il f<strong>au</strong>t expier. L'hitlérisme<br />

est <strong>la</strong> radicalisation <strong>de</strong> cette tendance, dans une société militarisée, avec ses hiérarchies<br />

intangibles <strong>de</strong>venues insupportables après <strong>la</strong> défaite <strong>de</strong> 1918. Ce qui est frappant, dans cette<br />

incarnation <strong>du</strong> Mal qu'est Hitler, est encore une fois le rapport ambigu <strong>au</strong> corps. Hitler en a peur il<br />

ne l'a pas mis <strong>à</strong> distance, il s'en détourne, pathologiquement, son rapport <strong>à</strong> <strong>au</strong>trui ne peut en être<br />

que <strong>de</strong>structeur. Ce<strong>la</strong> indique un ma<strong>la</strong>ise vis-<strong>à</strong>-vis <strong>de</strong> soi-même, un rejet <strong>de</strong>s <strong>au</strong>tres, une volonté<br />

<strong>de</strong> nuire dont le nom d'Hitler est bien sûr le con<strong>de</strong>nsé par excellence. Sur le p<strong>la</strong>n sociologique, le<br />

roman <strong>de</strong> Schmitt fait réfléchir sur <strong>la</strong> réussite dans <strong>de</strong>s sociétés où <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion sociale est<br />

problématique. Comme <strong>la</strong> compétence est rarement récompensée, n'importe quel médiocre peut<br />

se croire un grand homme. Après <strong>la</strong> Deuxième Guerre mondiale, les pays européens ont agi<br />

inversement et ont grand ouvert (<strong>du</strong> moins provisoirement) les can<strong>au</strong>x <strong>de</strong> l'ascension sociale <strong>à</strong><br />

be<strong>au</strong>coup d'indivi<strong>du</strong>s sans compétence distinctive. Ce<strong>la</strong> a mis <strong>de</strong> l'huile dans les rouages, mais ce<strong>la</strong><br />

a renforcé <strong>au</strong>ssi les frustrations lorsque cette circu<strong>la</strong>tion sociale s'est ralentie sous l'effet <strong>de</strong>s crises<br />

<strong>à</strong> répétition que l'on a connues <strong>de</strong>puis 1973. C'est ce qui rend l'analyse <strong>de</strong> Schmitt si terrifiante :<br />

<strong>de</strong>vra-t-on faire réussir les médiocres pour éviter le retour d'un être plus déterminé que les <strong>au</strong>tres<br />

<strong>à</strong> donner corps <strong>à</strong> ses projets <strong>de</strong> frustrations ?<br />

Michel Meyer, Éric-Emmanuel Schmitt ou les i<strong>de</strong>ntités bouleversées, 2004

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!