Le journal intime : du réel au fictif, de la lecture à l’écriture
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Texte 24<br />
Guy Goffette, extrait <strong>de</strong> Journal <strong>de</strong> l’imitateur<br />
Mercredi 22 février 1989<br />
Premier contact avec l'œuvre <strong>de</strong> Thomas Bernhard : peu encourageant.<br />
Dans le bibliobus, je n'ai pas eu <strong>à</strong> chercher comme je le fais d'habitu<strong>de</strong>, ni <strong>à</strong> jouer <strong>de</strong>s<br />
cou<strong>de</strong>s : j'étais cette fois encore l'unique lecteur et il n'y avait qu'un livre <strong>de</strong> Bernhard disponible :<br />
L'imitateur. Tout ce que j'avais pu g<strong>la</strong>ner sur l'<strong>au</strong>teur dans <strong>la</strong> presse assurait d'avance mon p<strong>la</strong>isir,<br />
inutile <strong>de</strong> m'encombrer les bras avec <strong>la</strong> douzaine <strong>de</strong> volumes que j'emprunte chaque mois et<br />
rapporte <strong>au</strong>ssi régulièrement sans les avoir lus.<br />
Il me f<strong>au</strong>t avouer que je trouve ici rarement ch<strong>au</strong>ssure <strong>à</strong> mon pied, pourtant je ne puis<br />
m'empêcher d'y revenir, malgré les milliers <strong>de</strong> livres qui garnissent ma bibliothèque, s'empilent sur<br />
le tapis <strong>au</strong>tour <strong>de</strong> <strong>la</strong> table et le long <strong>de</strong>s murs, et. dont je n'ai pas dû parcourir plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> moitié,<br />
relisant sans cesse les mêmes opuscules écornés, <strong>à</strong> <strong>la</strong> tranche poisseuse, où je marche d'un pas sûr<br />
et comme en sifflotant, presque main dans <strong>la</strong> main avec l'<strong>au</strong>teur, camara<strong>de</strong> lointain et souvent<br />
oublié <strong>de</strong>s bibliothèques publiques : Limbour, Galet, Larb<strong>au</strong>d, Cingria, Via<strong>la</strong>tte, Fol<strong>la</strong>in, j'en passe,<br />
poètes obscurs, écrivains mineurs, dit-on, qui rejoignent tranquillement les «grands», les connus,<br />
<strong>au</strong> bout <strong>du</strong> terrain vague <strong>de</strong> l'analphabétisme médiatique. L<strong>à</strong>, on se retrouve entre amis, on joue<br />
<strong>au</strong>x cartes en riant parce que les dés sont pipés et qu'on le sait, que le ciel est bleu, le soleil j<strong>au</strong>ne,<br />
l'herbe verte comme dans les <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong>s enfants qui ont tout per<strong>du</strong> en al<strong>la</strong>nt <strong>à</strong> l'école, qui le<br />
savent et se contrefont pour le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> confondre les «maîtres», passons. Je ne puis<br />
m'empêcher, disais-je, d'y retourner, chaque premier mercredi <strong>du</strong> mois, <strong>de</strong> traverser <strong>la</strong> petite<br />
p<strong>la</strong>ce déserte <strong>à</strong> cette heure <strong>de</strong> l'après-midi où <strong>la</strong> plupart achèvent leur digestion <strong>de</strong>vant le<br />
téléviseur, et d'entrer dans cette grosse haleine j<strong>au</strong>ne échouée <strong>à</strong> <strong>de</strong>ux pas <strong>du</strong> cimetière où tant<br />
déj<strong>à</strong> reposent qui n'ont jamais ouvert un livre.<br />
Aujourd'hui, ce petit volume b<strong>la</strong>nc, <strong>à</strong> couverture renforcée, pèse entre mes doigts le juste<br />
poids d'un désir longuement différé et je l'emporte en le serrant contre moi, sous le regard interdit<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune bibliothécaire dont <strong>la</strong> bouche reste un peu tor<strong>du</strong>e par une question qui n'a pas trouvé<br />
ses mots.<br />
Guy Goffette, Journal <strong>de</strong> l’Imitateur, 2006