Bribes - Serge Le Squer

écrivains. En 1847, Friedrich Engels et Karl Marx utilisent
aussi le tiret pour la rédaction du Manifeste du parti communiste.
Si je mets de côté l’utilisation du tiret comme parenthèse, ces
deux penseurs ont deux manières de l’utiliser. La première
consiste à ajouter un développement à un élément donné.
Le tiret apporte par la cassure de la phrase une dynamique
à la pensée : « Le proudhonisme en France, le Lassalisme en
Allemagne, agonisaient, et même les Trade-Unions anglais,
conservateurs, s’en approchèrent — bien que dans leur majorité,
ils eussent perdu depuis longtemps le contact avec l’Internationale
— au point que leur président pouvait déclarer
en leur nom à Swansea, l’année passée : ‹ le socialisme continental
a perdu pour nous son caractère d’épouvantail ›. 39 »
La seconde consiste à utiliser le tiret comme une rupture
du rythme musical, comme un refrain : « Le libre échange
— dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs
— dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des prisons cellulaires
— dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le dernier mot
du socialisme bourgeois, le seul qu’il ait dit sérieusement.
Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette
affirmation que les bourgeois sont des bourgeois — dans
l’intérêt de la classe ouvrière » 40 . Le tiret marque à la fois la
rupture et l’enclenchement d’un nouveau rythme, celui de
la classe ouvrière et de la lutte des classes. Le rythme narratif
est intimement lié à la pensée politique des deux auteurs.
À force de coupures, le texte devient un amas de
lambeaux, au point de perdre toute cohérence narrative,
à moins que l’action de dislocation ne soit la forme et le
fond du récit. À la fin du XIXe siècle, Stéphane Mallarmé
engage un projet d’édition poétique au-delà du traditionnel
recueil de poésie. Il écrit un poème spécifiquement pour
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la surface des doubles pages d’une édition. Cela marque
à mon sens la reprise définitive du pouvoir de l’auteur sur
le typographe à moins que l’écrivain et le typographe ne
soient plus qu’une seule et même personne. Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard (1897) est composé des « débris verbaux,
sortes d’épaves ballotées dans l’espace du texte » 41 , débris
d’un naufrage du langage, débris noirs sur l’océan de la
page blanche. Ici, Mallarmé n’a plus besoin de tiret, il a
disparu pour laisser place au vide qui sépare les débris de
ce naufrage. Ce poème est la photographie d’une mer où
flottent les débris d’un naufrage, le ça a été 42 du naufrage
dont les débris ne pourront plus se réunir pour former à
nouveau le récit préexistant à l’évènement de la dislocation.
Mallarmé écrit dans la préface au poème : « Tout se passe,
par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. Ajouter que de
cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements,
fuites, ou dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute
voix, une partition. » 43. L’utilisation dans ce poème, de la
double nature du terme « si », conjonction et note de musique,
donne une présence à cette musicalité qui toutefois excède
ce simple jeu phonétique des mots pour s’insérer dans la
structure du poème sur la surface de la double page. « Tout
est là. Je fais de la Musique et appelle ainsi non celle qu’on
peut tirer du rapprochement euphonique des mots cette
première condition va de soi, mais l’au-delà magiquement
produit par certaines dispositions de la parole (…). Vraiment
entre les lignes et au-dessus du regard cela se passe, en toute
pureté, sans l’entremise de cordes à boyaux et de pistons
comme à l’orchestre, qui est déjà industriel ; mais c’est la
même chose que l’orchestre, sauf que littérairement ou
silencieusement (…). Employez Musique dans le sens grec,
au fond signifiant Idée ou rythme entre des rapports… » 44 .
Serge Le Squer