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Bribes - Serge Le Squer

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Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence qu’une<br />

galvanisation qui s’opère ici » 10 .<br />

Benjamin propose d’esquiver, cette posture visant à<br />

refouler, par le leurre ou le camouflage, la réalité de cette<br />

« sale époque ». Au contraire, il faut partir des miettes de ce<br />

monde pour en construire un autre. Ces miettes, ce sont<br />

les citations. Si la citation est un principe d’autorité en<br />

rhétorique par le fait qu’elle inscrit une généalogie avec le<br />

passé, Walter Benjamin se sert des citations non pour cette<br />

validation par l’autorité du passé, mais parce qu’il ne peut<br />

penser qu’avec les restes, analectes et tessons d’une culture<br />

qui avait perdue toute forme d’autorité à ses yeux de par les<br />

désastres qu’elle généra. Il écrit à ce propos qu’en ce qui le<br />

concerne, l’intérêt d’une citation « n’est pas de conserver,<br />

mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire. (…)<br />

<strong>Le</strong>s citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de<br />

grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le<br />

promeneur de ses convictions » 11 . La figure du détrousseur<br />

attaque l’autorité de l’auteur et renvoie à une autre figure,<br />

celle du thanatopracteur décrite dans son ultime texte,<br />

Sur le concept d’histoire. Benjamin y traduit, dans la métaphore<br />

de l’Ange de l’Histoire, la situation de celui qui « (…) voudrait<br />

bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été<br />

démembré 12 » ; mais qui, poussé vers l’avenir par la tempête<br />

du progrès, n’a plus la faculté de prendre son temps. Cette<br />

désaffection de la modernité va s’amplifier avec les épreuves<br />

de la Seconde Guerre mondiale dont « Auschwitz » et « Hiroshima<br />

» sont devenus les lieux éponymes. Walter Benjamin<br />

se suicide sur la frontière franco-espagnole le 26 septembre<br />

1940 et laisse à Theodor W. Adorno le soin de prolonger cette<br />

mise en question de la modernité à partir de cette carence<br />

de l’expérience.<br />

44 <strong>Bribes</strong><br />

45<br />

À Auschwitz, l’individu est « dépossédé de la dernière<br />

chose qui lui restait et de la plus misérable [la mort].(…)<br />

Il n’y a plus aucune possibilité qu’elle [la mort] surgisse<br />

dans l’expérience vécue des individus comme quelque<br />

chose qui soit en quelque façon en harmonie avec le cours<br />

de leur vie » 13 . C’est ce défaut d’expérience ultime qui amène<br />

Adorno à écrire : « (…) écrire un poème après Auschwitz est<br />

barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique<br />

pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des<br />

poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête<br />

à la réification absolue, laquelle présupposait, comme<br />

l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête<br />

aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans une<br />

contemplation qui se suffit à elle-même » 14 . En opposant la<br />

contemplation à vide à l’expérience spontanée et la réification<br />

dans le modernisme au progrès de l’esprit, il annonce les<br />

lieux de sa dialectique de l’impossibilité d’écrire. Après avoir<br />

affirmé ce point de vue à la fin des années 40, Adorno va le<br />

recontextualiser et tenter de l’expliciter dans les années 60 :<br />

« la sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression<br />

que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien<br />

être faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible<br />

d’écrire des poèmes » 15 . Comme tout écrit philosophique,<br />

l’affirmation d’Adorno n’est pas à lire littéralement : « (…) j’ai<br />

dit que, après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poème<br />

— formule par laquelle je voulais indiquer que la culture<br />

ressuscitée me semblait creuse — on doit dire par ailleurs<br />

qu’il faut écrire des poèmes, au sens où Hegel explique, dans<br />

l’Esthétique, que, aussi longtemps qu’il existe une conscience<br />

de la souffrance parmi les hommes, il doit aussi exister de<br />

l’art comme forme objective de cette conscience » 16 . La poésie<br />

ne peut advenir qu’en conscience de « l’échec de la culture.<br />

<strong>Serge</strong> <strong>Le</strong> <strong>Squer</strong>

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