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Bribes - Serge Le Squer

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(…) Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa<br />

critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures » 17 .<br />

La non-expérience ultime, dont parle Adorno à propos de<br />

la mort à Auschwitz II (Birkenau, camp d’extermination), est<br />

l’impossibilité du possible. L’acte d’écrire un poème, s’il ne<br />

se réduit pas à se contempler lui-même, doit retourner cette<br />

proposition en une possibilité de l’impossible dont parlait<br />

Derrida à propos de l’acte de traduire. En rapprochant ces<br />

deux actes et en utilisant le terme « traductible », Derrida<br />

déconstruit l’opposition binaire entre traduisible et intraduisible.<br />

« <strong>Le</strong> traductible pur peut s’annoncer, se donner,<br />

se présenter, se laisser traduire comme intraduisible » 18 .<br />

C’est à partir de bribes de mots et de sons que Derrida va<br />

construire ses archi-écritures, traductions de l’intraduisible,<br />

dont le terme « différance » 19 est un exemple. Composé avec<br />

le substantif « différence » et le « an » du participe présent de<br />

« différer », la « différance » ne comporte aucune différence<br />

phonétique avec le mot « différence ». Derrida s’autorise une<br />

faute d’orthographe pour arrêter le regard du lecteur sur la<br />

permutation du « e » en « a ». Cet arrêt diffère le sens pour<br />

l’ouvrir, c’est le « pas de sens » de Derrida. Ce néologisme<br />

s’énonce, comme un faisceau de possibilités impossible à<br />

réduire en un concept. Il n’existe pas au sens propre, il dégage<br />

des possibles.<br />

C’est justement ce caractère de la poésie, possibilité<br />

de l’impossible, qui amena Primo Lévi, un survivant, un<br />

revenant d’Auschwitz III (Monowitz, camp de concentration-usine)<br />

à ne pouvoir écrire que des poèmes durant les<br />

deux années suivant sa libération. Il déclara à propos de l’impossibilité<br />

de la poésie après Auschwitz énoncé par Adorno :<br />

« Mon expérience prouve le contraire. Il m’a semblé, alors,<br />

que la poésie était mieux à même que la prose pour exprimer<br />

46 <strong>Bribes</strong><br />

47<br />

ce qui m’oppressait. Quand je parle de « poésie », je ne pense<br />

à rien de lyrique. À cette époque, j’aurais reformulé la phrase<br />

d’Adorno : après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie<br />

que sur Auschwitz. » 20. Cela peut signifier que personne ne<br />

revient d’Auschwitz. C’est peut-être cet état de non-revenant<br />

qui a rendu la communication de l’expérience de cette dépossession<br />

de soi incommunicable. Non par le mutisme de celles<br />

et ceux qui rentraient des camps mais par l’impossibilité<br />

d’un lieu d’échange pour ce récit, puisque ces non-revenants<br />

étaient morts à « Auschwitz » comme certains d’entre eux<br />

l’énoncèrent après leur retour pour exprimer leur état 21 . Si<br />

ce lieu ne put être effectif, c’est parce que les destinataires de<br />

ce récit ne voulaient pas (l’) entendre. (l’) sont les revenants.<br />

<strong>Le</strong> 6 août 1945, une bombe atomique est larguée sur<br />

Hiroshima. Claude Robert Eatherly est l’un des pilotes de<br />

l’avion météorologique précédant le bombardier atomique.<br />

Il devait indiquer au bombardier si les conditions météorologiques<br />

étaient adéquates pour le largage. Au retour de<br />

ce vol « héroïque », Claude Robert Eatherly subit ce que le<br />

philosophe Gunther Anders nomme « l’effet à retardement »<br />

de la bombe 22 : la réapparition récurrente de visages 23 . <strong>Le</strong>s<br />

fantômes d’Hiroshima, dans le réel de ses rêves, le poussent à<br />

imaginer divers artifices pour tenter d’oublier sa participation<br />

à ce geste atomique. Après avoir tenté d’émigrer, il revient<br />

aux USA. Par le travail et l’alcool, il essaie de retrouver le<br />

repos du sommeil jusqu’à une tentative de suicide avec des<br />

somnifères, ultime recherche d’un havre de paix. Pour<br />

s’excuser, il écrit et envoie de l’argent au Japon. Mais ce qu’il<br />

ne pouvait plus supporter c’était le masque du héros de la<br />

fiction nationale américaine, la victoire. Entre 1953 et 1959,<br />

il attaque à plusieurs reprises des banques, des bureaux de<br />

<strong>Serge</strong> <strong>Le</strong> <strong>Squer</strong>

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