Bribes - Serge Le Squer

pour étudier le rendement des ouvriers et ouvrières. Ils
prirent également des photographies avec un long temps
d’exposition pour percevoir le cheminement des gestes
des ouvriers et ainsi mieux identifier les temps perdus.
Ce type de photographie, proche de la chronophotographie
de Marey 53 , fut aussi expérimenté dans les années 1910-20 par
les artistes futuristes italiens, les frères Bragaglia, avec le
photodynamisme 54 et dans les années 1920 par le laboratoire
soviétique de Nikolaï Bernstein au TsIT (Institut central du
travail de Moscou) 55 . Dans sa Petite histoire de la photographie,
Walter Benjamin affirme que la question primordiale concernant
la photographie et l’art est : en quoi l’art est-il devenu
photographique et non en quoi la photographie serait-elle
un art ? 56. Nous pouvons nous poser la même question en ce
qui concerne le cinématographe. Si comme le dit McLuhan,
les technologies mécaniques formant un prolongement du
corps sont des technologies de la fragmentation, le récit va
lui même se charger de cette fragmentation comme une
forme de sa modernité suivant les modèles du cinéma et du
fordisme. Le modèle du montage se diffuse dans les différents
champs de la création et le terme de « littérature de montage »
est énoncé par André Malraux à propos du roman de Michel
Matveev, Les Traqués, 1933 57 .
Le récit se décline en phrases courtes comme autant
de plans filmés avec différentes focales et mouvements de
caméra. Les fragments sont collés. Même en absence de tiret,
la rudesse des collures reste sensible. Cette absence révèle que
la narration par le montage, d’une phrase dans l’autre, fait
désormais partie des capacités du lecteur sans que l’auteur soit
obligé de le signaler par un signe typographique particulier.
Ces cassures semblent détourner le récit d’une construction
narrative linéaire quoique la mise bout à bout de ces phrases
64 Bribes
65
Michel MATVEEV,
Les Traqués, 1933
Paris : Gallimard, 256 p.
Extrait :
« Pas un objet dans la rue.
Si, un chapeau melon devant
une cour. Dans le chapeau
melon il y a des cheveux collés
à une masse gluante.
La porte de la cour est ouverte.
Elle est pleine d’hommes et de
femmes déchiquetés. On les a
tués avec des grenades à main.
Je continue mon chemin.
Je n’ai plus peur, je rencontre
des militaires ; ils ne font pas
attention à moi. Moi, je suis
indifférent, les lacets de mes
chaussures se sont défaits,
mais je ne les ai pas renoués,
ils entravent pourtant ma
marche. Je me suis arrêté
instinctivement devant une
maisonnette habitée par
des amis, chez qui j’étais venu
souvent. (…) Où disparaître ?
où se cacher? les yeux
cherchent, courent partout,
évitent les autres yeux.
Se faufiler. Se cacher.
Ne pas entendre. Ne pas voir. »
Similigravure
Agrandissement de la trame
d’une photographie imprimée
sèches s’approche d’une écriture
mécanique qui s’économise les
« gestes inutiles », pour reprendre
la terminologie de Taylor.
La forme de montage consistant
à monter avec des vides,
des trous, en cassant la chaîne
narrative, est expérimentée dès
les années 20 par des artistes ou
des écrivains 58 utilisant toute
l’expérience des collages dans le
champ artistique et l’idée que dans
un monde mécanisé, la relation
à la réalité est fragmentée. Après
« Auschwitz » et « Hiroshima », la
forme classique de la narration
cinématographique centrée sur
l’intrigue, l’Image action de Gilles
Deleuze, est définitivement en
crise. La construction du montage
soumis à une idée, une action
ou une situation fait place à un
montage où apparaissent des
« coupures irrationnelles » et
des « ré-enchaînements » 60 qui
morcellent le continuum narratif
pour l’ouvrir. L’analyse de Deleuze
s’établit à partir du constat de la
fin de la croyance en une totalité,
le modernisme, et des nouvelles
analyses du fonctionnement du
cerveau 61 .
Serge Le Squer