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LE LUXE COMME VICE FÉMININ DANS LA REMONSTRANCE ...

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<strong>LE</strong> <strong>LUXE</strong> <strong>COMME</strong> <strong>VICE</strong> <strong>FÉMININ</strong> <strong>DANS</strong> <strong>LA</strong> <strong>REMONSTRANCE</strong><br />

CHARITAB<strong>LE</strong> ET <strong>LE</strong>S LOIS SOMPTUAIRES AU XVI e SIÈC<strong>LE</strong> EN FRANCE<br />

Yannick BARRÉ, Université du Québec à Montréal<br />

Les réflexions analogiques liant le concept de luxe à l’identité féminine ne<br />

datent pas d’hier. Érasme de Rotterdam, figure emblématique de la Renaissance,<br />

réfléchit, dans son Institutio principis christiani (1516), sur la nature du luxe et sur les<br />

conséquences individuelles et sociales qui découlent de son usage. Les passions<br />

effrénées « mènent, par la vie luxueuse, à la détérioration des standards sociaux 1 ». Les<br />

aristocrates, entre autres, reçoivent d’acerbes critiques de la part du prince des<br />

humanistes : « par les temps qui courent, nous voyons plusieurs d’entre eux amollis par<br />

l’oisiveté, émasculés par leurs vies de débauche, dénudés de tout talent, n’étant plus que<br />

de joyeux compagnons de table ou des passionnés du jeu 2 ». Aussi moderne soit-il, le<br />

témoignage du citoyen du monde reflète bien la puissance du paradigme conceptuel qui,<br />

à la fin du Moyen Âge, domine la pensée occidentale depuis près de deux millénaires :<br />

le luxe est un vice qui effémine l’homme et abat les sociétés 3 . Notre étude a pour<br />

objectif de cerner, au XVI e siècle, l’ampleur du discours misogyne. Un traité<br />

1 Érasme de Rotterdam, The Education of A Christian Prince , trad. par Neil M. Cheshire et Michael J.<br />

Heath, Cambridge, CUP, 1997, p. 84. Traduit librement de l’anglais.<br />

2 Ibid.<br />

3 Érasme utilise le terme « émasculer » pour définir l’effet corrupteur du luxe sur l’homme.


26<br />

moralisateur et les textes des lois somptuaires serviront de fondement à l’analyse de ce<br />

discours, qui associe par analogie le luxe et la féminité.<br />

Cette étude s’ouvre sur un aperçu des ramifications historiques et littéraires de la<br />

notion de luxe, ainsi que sur la présentation de ses idées-forces. Nous proposons<br />

d’abord une analyse historique du concept de luxe à partir de documents littéraires et<br />

légaux. Puis, nous examinons la Remonstrance Charitable du père Antoine Estienne,<br />

traité moralisateur condamnant les femmes pour leurs excès d’ostentation. Cet opuscule<br />

se révèle un des organes de propagation du discours associant le luxe et la féminité.<br />

Pour clore cette étude, nous analysons le dispositif légal mis en place par l’État<br />

moderne pour combattre ce vice. Bien que reproductrices d’un certain nombre<br />

d’aphorismes véhiculés par les traités moralisateurs ou les moralistes, les lois<br />

somptuaires présentent un discours différent sur le luxe – plus soucieux du respect des<br />

ordres de la société que du bon goût et du savoir-vivre.<br />

Luxe et féminité dans l’Antiquité classique et tardive<br />

Dès l’Antiquité, le luxe est perçu comme une passion corruptrice et la convoitise<br />

qu’il suscite doit être policée, sinon purgée. Dans un livre paru en 1994, Christopher<br />

Berry retrace l’évolution de ce concept, dont il convient de résumer les thèmes 4 .<br />

La philosophie hellénistique est la pierre angulaire à partir de laquelle s’érige un<br />

discours sur le luxe et sur les dépravations qu’entraîne sa poursuite. Très tôt, Platon le<br />

charge d’une connotation négative. Dans sa Politeia, le dialogue rapporte que Socrate<br />

voit dans la satisfaction des besoins primaires le fondement de la polis. Glaucon,<br />

comparant la polis de Socrate a une cité de porcs, argumente plutôt en faveur d’une cité<br />

4 Christopher Berry, The Idea of Luxury : A Conceptual and Historical Investigation , Cambridge, CUP,<br />

coll. : Ideas in Context, 1994.


luxueuse (truphôsan polis) qui sied davantage à l’être humain. Socrate attribue un<br />

caractère maladif et malsain à cette cité, souligné par l’utilisation des termes<br />

phlegmainousan polis, ou cité fiévreuse. Par contre, la cité minimaliste que prônent<br />

Platon et son maître se veut une Alêthinês Polis, une cité en santé.<br />

Éclairante, l’analyse du mot truphê nous permet d’en préciser les diverses<br />

connotations. Utilisé comme verbe, truphê a le sens suivant : « living softly and feasting<br />

somptuously 5 ». Toutefois, employé comme adjectif qualifiant un individu, le même<br />

terme, truphêros, prend une valeur distinctement féminine : « voluptuousness and<br />

effeminacy 6 ». Le terme truphêrotes est érigé en opposition à kakopatheia, c’est-à-dire<br />

l’endurance. De plus, l’analogie, dans les langues grecque et latine, entre le sexe<br />

masculin (Andra et Vir) et le courage ou la vertu guerrière (Andreia et Virtus) est<br />

transparente. Le luxe est chargé d’une connotation nocive et féminine, et l’homme qui<br />

s’adonne à une vie de luxe, de plaisirs, de douceurs, se mue en un être efféminé<br />

incapable de supporter la douleur et de faire la guerre.<br />

C’est à Rome que se forge, à propos du luxe, le paradigme conceptuel qui se<br />

déploiera jusqu’au XVIII e siècle. Le stoïcien (car il est toujours question d’un homme)<br />

mène une vie frugale, en comblant ses besoins fondamentaux, déterminés par son corps,<br />

mais en tenant ses désirs bien en laisse 7 . Celui qui succombe sans cesse à ses désirs et à<br />

ses sens ne vaut guère plus qu’un animal. Dans ses Lettres à Lucilius, Sénèque déclare :<br />

Je suis trop grand, destiné de naissance à de trop grandes choses pour me faire le valet<br />

de mon corps, qui n’est rien d’autre, certes à mes yeux, qu’une chaîne passée autour de<br />

ma liberté. […] Dans ce bâtiment assujetti à la fortune habite une âme libre. […]<br />

Mépriser son corps, c’est assurer sa liberté 8 .<br />

5<br />

Ibid., p. 58 et suiv.<br />

6<br />

Ibid.<br />

7<br />

Le stoïcien paraît être le parallèle – appliqué, pour le cas romain, à l’individu et non à la société – de<br />

l’idéologie prônant un idéal spartiate de pureté et de vertu, présente dans la Polis de Platon.<br />

8<br />

Sénèque, Lettres à Lucilius, tome II (Livres V-VII), VII, 65, 21-22. Tiré de C. Berry, op. cit., p. 64.<br />

27


28<br />

Avec la production littéraire romaine, l’attribution d’un pouvoir de corruption au luxe<br />

se renforce, de même que son association à un caractère féminin. Nombreux sont les<br />

historiens qui expliquent les défaites militaires par l’effet des plaisirs qui annihilent la<br />

vertu guerrière : Florus attribue au luxus les revers du roi Antioche de Syrie de la<br />

dynastie Séleucide 9 . Salluste rend compte du rôle pernicieux qu’a joué ce vice dans la<br />

chute de Catilina. Homme brillant, d’une grande vigueur intellectuelle et physique,<br />

Catilina est tourmenté par « l’amour du luxe et l’amour de l’argent 10 ». Cette perversion<br />

funeste « effémine les âmes et les corps les plus virils ; toujours illimité(e), insatiable,<br />

rien ne peut l’atténuer, ni l’abondance, ni la disette 11 ». Ce fléau ne rend pas seulement<br />

l’homme doux et faible, il pervertit également toute la société qui perd toute notion de<br />

responsabilité et d’ordre. Comme le fait remarquer Juvénal dans la citation suivante, le<br />

luxe peut vicier l’État le plus puissant en le rongeant de l’intérieur :<br />

Nous souffrons aujourd’hui des maux d’une longue paix. Plus funeste que les armes,<br />

la luxure s’est rué sur nous et venge l’univers asservi. Tous les crimes s’étalent, tous<br />

les forfaits de la débauche, depuis qu’a péri la pauvreté romaine. Sur nos collines se<br />

sont installées Sybaris, Rhodes, Milet, Tarente humide de vin, avec ses couronnes et<br />

ses impudicités. C’est l’obscène argent qui, le premier, importa chez nous les mœurs<br />

étrangères; c’est la richesse corruptrice qui, par son luxe honteux, a brisé l’œuvre des<br />

siècles 12 .<br />

Les premiers penseurs chrétiens s’approprient le schème de la pensée gréco-<br />

romaine. Ils y opèrent toutefois une transition majeure lorsque de vice, faute contre le<br />

bon goût et la décence, le luxe devient un péché, une faute contre Dieu. Ainsi, la montée<br />

du christianisme engendre une transformation de l’échelle des valeurs et l’apparition de<br />

nouvelles notions de savoir-vivre, comme la chasteté et la sobriété, qui n’avaient pas<br />

leur place chez l’homme antique. L’édification de la sexualité en péché contribue à<br />

9<br />

Florus, History, I, 24, dans C. Berry, p. 67.<br />

10<br />

Salluste, La conjuration de Catilina (De coniuratione catilinae), V, 2. Texte établi et traduit par Alfred<br />

Ernout, 5 e ed., Paris, Les Belles Lettres, 1962.<br />

11<br />

Ibid., XI, 2.<br />

12 e<br />

Juvénal, Satires, texte établi et traduit par Pierre de Labriolle et François Villeneuve, 8 éd., Paris, Les<br />

Belles Lettres, 1964. Satire VI, lignes 292-299. L’information est tirée de C. Berry, op. cit., p. 69.


démoniser la femme, car « sa mollesse naturelle » ne la prédispose plus simplement au<br />

luxe mais également à la luxure. Par conséquent, la femme n’est plus seulement cet<br />

animal faible qui succombe aux appétits concupiscents. Elle assume un nouveau rôle,<br />

celui d’Ève la tentatrice. Tertullien la qualifie de Diaboli Ianua, la porte de l’enfer à<br />

travers laquelle Satan vient tenter les mortels 13 :<br />

Si la foi sur terre était encore à la mesure du bénéfice qu’on en attend au ciel, il n’en<br />

est pas une seule d’entre vous […] qui, du jour où elle aurait […] pris conscience de<br />

sa condition – c’est-à-dire de la condition de femme – loin de convoiter dans sa mise<br />

plus d’élégance, pour ne pas dire plus de vanité, ne préférât vivre en haillons,<br />

n’ambitionnât plutôt la tenue du deuil, se présentant partout comme une Ève pleurante<br />

et repentante pour mieux racheter par toute sa mise ce qu’elle tient d’Ève : la honte de<br />

la première faute et le reproche d’avoir perdu le genre humain. […] C’est ton salaire,<br />

la mort, qui a valu la mort même au Fils de Dieu. Et tu as la pensée de couvrir<br />

d’ornements tes tuniques de peau 14 ?<br />

Le courroux de Dieu contre la femme pécheresse : la Remonstrance charitable<br />

d’Antoine Estienne<br />

À partir du milieu du XVI e siècle et au XVII e siècle, il y a une montée des<br />

publications protestant contre le luxe extravagant et les mœurs frivoles. Pascal Bastien 15<br />

souligne l’importance de ces pamphlets moralistes condamnant les excès de la Cour des<br />

rois Charles IX et Henri III, et tenant les femmes responsables de la dissolution des<br />

mœurs et des malheurs du temps. Parmi ces nombreux traités moralisateurs, la<br />

Remonstrance charitable aux Dames et Damoyselles de France, sur leurs ornemens<br />

dissolus pour les induire à laisser l’habit du paganisme et prendre celuy de la femme<br />

pudique et chrétienne, avec une élégie de la France se complaignant de la dissolution<br />

desdictes damoyselles, d’Antoine Estienne, est publiée pour la première fois chez<br />

13 Tertullien (304), De Cultu Feminarum, dans C. Berry, op. cit. p. 89.<br />

14 Tertullien, La toilette des femmes (De cultu feminarum), introd., texte crit., trad. et comm. de Marie<br />

Turcan, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1971, 1, 1. p. 41-42.<br />

15 Pascal Bastien, « “Aux tresors dissipez l’on cognoist le malfaict” » : Hiérarchie sociale et transgression<br />

des interdits somptuaires en France, 1543-1606, dans Renaissance et Réforme, vol. XXIII, n o 4, automne<br />

1999, p. 31.<br />

29


30<br />

Sébastien Nivelle en 1570 16 . La Remonstrance charitable, succès modeste, en est déjà à<br />

sa quatrième édition en 1585 17 . C’est sur une réimpression de cette quatrième édition,<br />

parue à Genève en 1867, que s’appuie notre analyse 18 . Cette version présente deux<br />

sonnets introducteurs, le réquisitoire proprement dit, ainsi qu’une élégie suivie de deux<br />

autres sonnets qui viennent clore l’ouvrage 19 .<br />

À la mort d’Henri II en 1559, le plus puissant pays d’Europe menace de basculer<br />

dans le camp de la Réforme. Lorsque le conflit éclate, les sujets catholiques et<br />

protestants s’entredéchirent dans une sanglante guerre civile, et Catherine de Médicis,<br />

régente de France au pouvoir précaire, doit se surpasser pour éviter que sombre la nef<br />

de l’État. C’est donc à une époque marquée par des troubles sociaux, des malaises<br />

religieux et empreinte de la crainte du châtiment divin, qu’Antoine Estienne publie son<br />

opuscule 20 . Catholique zélé, ce frère mineur, bien qu’il fasse preuve d’une connaissance<br />

approfondie de la Bible et des écrits des Pères de l’Église, paraît être un esprit<br />

conservateur.<br />

16 Dès 1573, une Catechese et Instruction touchant les Ornemens, Vestemens, et parures des femmes<br />

Chrestiennes, anonyme, était publiée à Paris chez Nicolas Chesneau. À Lyon, chez Antoine Gryphius, un<br />

Bref et utile discours sur l’immodestie et superfluïté d’habits, encore anonyme, voit le jour en 1577. La 3 e<br />

édition de la Remonstrance charitable de François-Antoine Estienne paraît en 1581 chez Sébastien<br />

Nivelle, à Paris. L’année suivante est publié, à Paris également, chez Benoist Chauchet, le Discours<br />

miraculeux inouy et epouventable, avenu à Envers ville capitalle de la Duché de Brébant, d’une Jeune<br />

Fille Flamende, qui par la Vanité, et trop grande curiosité de ses habits et collez à Fraize Goderonnez à<br />

la nouvelle mode, Fut etranglée du Diable, et son corps apres telle punition Divine estant au Cerceuil,<br />

transformé en un Chat Noyr en presence de tout le Peuple assemblé ! Ces informations ont été tirées de<br />

l’article de P. Bastien mentionné ci-dessus.<br />

17 Les quatre éditions en question sont de 1570 (ou 1571), 1577, 1581 et 1585.<br />

18 Antoine Estienne, Remonstrance charitable aux dames et damoyselles de France sur leurs ornemens<br />

dissolus, Genève, J. Gay et fils, éditeurs, 1867 [réimpression de l’éd. De Paris, 1585], 81 p.<br />

19 Les titres des sonnets et de l’élégie contenus dans l’édition de 1585 de la Remonstrance charitable sont<br />

les suivants : les sonnets introducteurs sont intitulés « Sonnet a l’autheur de ce présent discours », signé<br />

par M. S. T. T., et « autre sonnet aux damoyselles dissolues », de l’auteur de la Remonstrance. « L’élégie<br />

de la France se complaignant de la dissolution des damoyselles françoises », non signée, doit être l’œuvre<br />

d’Antoine Estienne, comme c’est le cas du troisième sonnet, « sonnet de l’autheur aux bénévoles<br />

lecteurs ». Le livre se termine par le « sonnet au mary de la perruquée », œuvre de T. P. Nodé, M.<br />

20 Certains historiens ont attribué par erreur l’ouvrage à François Estienne, membre de l’illustre famille<br />

d’imprimeurs parisiens. Les initiales F.A.E.M. signifient frère Antoine Estienne, mineur, et non François-<br />

Antoine Estienne.


La Remonstrance charitable est traversée par le témoignage de la foi fervente et<br />

sévère de l’auteur. Estienne y rapporte les versions des autorités chrétiennes et profanes,<br />

appropriées aux quatre comportements déviants qu’il se propose d’enrayer : le port du<br />

vêtement ostentatoire, l’usage de perruques et de postiches, l’utilisation de fards, de<br />

crèmes et autres masques et, finalement, l’exhibition du corps dévêtu. L’exercice,<br />

répétitif, prolonge indûment le traité, si l’on tient compte de la relative similitude, d’un<br />

comportement à l’autre, des arguments présentés par l’auteur. Les trois arguments<br />

principaux de ce traité sont les grâces que confère l’adhésion au christianisme, la<br />

menace eschatologique qu’entraînent les excès somptuaires et, finalement, la mise en<br />

représentation négative de la femme chrétienne incorrectement parée et mal accoutrée.<br />

Les théories de la philosophie classique et de la théologie catholique, présentées au<br />

début de notre étude, sont omniprésentes dans ce traité moral, qui reproduit fidèlement<br />

toutes les conceptions antiques alliant luxe et féminité.<br />

Les grâces que la religion confère aux croyants constituent l’arme la plus<br />

éprouvée pour faire entendre raison aux pécheresses françaises. C’est d’ailleurs<br />

l’argument (quoique tautologique) avec lequel l’auteur débute. Ces grâces sont « les<br />

douces inspirations du sainct Esprit », les « divins rayons du soleil de justice » (Dieu),<br />

le catéchisme d’une « infinité de rares prédicateurs », et surtout le sacrement du<br />

baptême, qui rachète l’âme de la païenne, et la fait fille de Dieu « lavee de l’eau de la<br />

fontaine de grace 21 ». La simple appartenance au peuple élu suffit, aux yeux du dévot, à<br />

éloigner la femme des vices inhérents au luxe. Le pouvoir corrupteur du luxe est tel<br />

qu’il conduit directement à cinq des sept péchés capitaux : l’envie, l’orgueil, la<br />

gourmandise, la luxure, et, comme en témoigne le passage suivant, l’avarice : « Vous ne<br />

plaignez pas les quatre, et cinq, et six escus pour acheter cette bonne marchandise,<br />

pleine de landes, de crasse, et autre vilenie […]. Et cependant, cruelles que vous êtes,<br />

vous plaignez de donner un denier au pauvre Lazare qui meurt de faim à vostre<br />

21 A. Estienne, op. cit., p. 9.<br />

31


32<br />

porte 22 ». Le second sonnet introducteur atteste d’une autre forme de perversion<br />

qu’entraînent les plaisirs du luxe outrancier. Les pécheresses en viennent à rejeter<br />

l’œuvre de Dieu :<br />

Mais vous qui respirez sous la blanche crespine<br />

De ce ciel radieux, qui l’image divine<br />

Portez en vostre seing, vous ne vous contentez<br />

De l’ouvrage divin, voulans estre plus belles,<br />

Par le fard mensonger, & perrucques nouvelles 23 .<br />

Le catholicisme véhicule un sentiment de mépris pour les richesses, la vie mondaine, le<br />

monde matériel et le corps. Affecté par les passions et les expériences sensuelles, le<br />

corps menace de vicier la pureté de l’âme. De plus, le luxe se manifeste dans la France<br />

du XVI e siècle par l’utilisation outrancière de vêtements et d’ornements ruineux. Ce<br />

n’est donc pas un hasard si Estienne, dans sa Remonstrance charitable, commence son<br />

argumentation par la présentation des quatre grâces de la religion catholique. Quelle que<br />

soit la puissance néfaste du luxe, à ses yeux la condition de catholique suffit amplement<br />

à replacer toute pécheresse sur le droit chemin. Aussi l’auteur ne cache pas la honte<br />

qu’il éprouve lorsque, malgré ces bienfaits, les comparaisons des femmes chrétiennes et<br />

païennes se font à l’avantage de ces dernières : « La femme d’un turc infidèle et d’un<br />

juif obstiné (qui sont en ténèbres et hors de la grâce de Dieu) est plus modestement<br />

habillée que vous […] Il y a plusieurs juifs et payens qui sont fort scandalisés de vostre<br />

manière de vivre 24 ». Le thème de la chrétienne égarée qui, bien que bénéficiant de<br />

l’illumination divine, cède à la païenne en pudeur et humilité est un élément récurrent<br />

de ce traité :<br />

22 Ibid., p. 29.<br />

23 Ibid., p. 1.<br />

24 Ibid., p. 51-52.<br />

Neantmoins on ne voit point, que vous mettiez peine à vous corriger, mais plustost à<br />

vous obstiner de jour en autre, à curieusement rechercher nouvelles inventions […],


estant miserablement esgarees dedans le plus profond du labirinthe de voz charnelles<br />

passions. […] Helas ! faut-il que la femme Payenne vous monstre vostre leçon 25 ?<br />

Constatant l’état de délabrement des mœurs qui règne en France, le moraliste se<br />

fait l’apôtre d’un véritable catholicisme de la terreur et brandit comme second argument<br />

le spectre de la menace eschatologique et de la damnation éternelle. Les dames et<br />

demoiselles de France, à tenter Dieu de la sorte, risquent leur âme précieuse et<br />

immortelle. Estienne les avertit du danger qui les guette après leur trépas : « Allez,<br />

maudites, au feu éternel qui vous est préparé, comme aussi au diable d’enfer et à ses<br />

anges 26 ! » Le frénétique moraliste évoque même d’effrayantes images des atrocités<br />

attendant les pécheresses, comme le supplice réservé à cette mondaine, révélé à sainte<br />

Brigitte dans une vision, où elle la trouve<br />

sortant d’un lac et lieux ténébreux, en se traînant, ayant le cœur arraché du ventre, les<br />

lèvres coupées, le nez tout mangé, les yeux arrachés de la teste pendant sur les jouës,<br />

ayant pareillement toute la poitrine couverte de gros vers, et avec cris espouvantables<br />

et piteuses lamentations 27 .<br />

Le châtiment divin risque également de s’abattre, à tout moment, sur le royaume<br />

corrompu par le luxe : non seulement ces « sottes » attirent-elles sur elles la colère de<br />

l’Éternel, mais sa vengeance pourrait bien frapper toute la société. La Remonstrance<br />

charitable, bien qu’aiguillée contre les dames dissidentes, est lourde de conséquences<br />

pour tous les chrétiens. Toutefois Estienne ne s’en tient pas qu’à la condamnation des<br />

seules dames et demoiselles. L’auteur profite de sa tribune pour vilipender, au passage,<br />

d’autres groupes sociaux. Par le biais d’une comparaison allégorique avec la conjuration<br />

de Catilina 28 , il attaque âprement le parti huguenot. Les péchés des blasphémateurs<br />

25 Ibid., p. 11.<br />

26 Ibid., p. 30.<br />

27 Ibid., p. 38. Tiré de : Sainte Brigitte, 6 Revel. Cap. 52.<br />

28 La conjuration de Catilina survient dans la période de troubles précédant l’instauration de l’Empire à<br />

Rome. Aspirant au poste de Consul, Catilina est battu par Cicéron lorsque les Optimates accordent leur<br />

appui à ce dernier, craignant les ambitions immodérées du premier. Catilina manigance alors un<br />

33


34<br />

prétendument réformés soulèvent l’ire de Dieu, et la France, vulnérable, se trouve alors<br />

dans un pire état que la Rome républicaine d’antan :<br />

Qui est celuy qui, remettant en mémoire les guerres civiles industrieusement brassees<br />

par les rebelles, et mescréans hérétiques, et se souvenant des barbares cruautés par<br />

eux commises, et misérablement maschinées, et qu’ils machinent encore de présent<br />

envers leur patrie, et prince naturel, à bon droit ne dira, qu’ils ont beu du sang humain<br />

en leurs conjurations, aussi bien que ceux de la ligue et faction Catilinaire 29 .<br />

Les excès somptuaires attirent le désordre social et les guerres civiles, aussi « Dieu nous<br />

menace journellement de decocher la main sur nous 30 ». Voilà une réflexion qui fait<br />

écho aux historiens romains qui, à l’instar de Florus, déjà mentionné, attribuent au luxe<br />

et à l’oisiveté la chute des empires 31 .<br />

Estienne est pareillement attentif aux inconduites du clergé catholique, par trop<br />

permissif et corrompu. Il rappelle aux clercs leur rôle de pasteurs, et les exhorte à<br />

refuser la confession et l’accès aux églises aux femmes dissolues :<br />

Quant aux autres qui endurent toutes vos effrenées dissolutions, et qui confessent à la<br />

douzaine, et craignent vous dire vostre vérité de peur de perdre leur chalandise, ils<br />

respondront devant Dieu d’autant d’ames qui par faute de leur admonition seront<br />

damnées 32 .<br />

Le frère mineur peste également contre les aristocrates qui composent la cour efféminée<br />

d’Henri III et en fait l’instrument du diable :<br />

soulèvement populaire, promettant à la plèbe l’abolition de toutes ses dettes. Le complot est percé à jour<br />

en 62, et Catilina doit fuir Rome. Les conjurés seront arrêtés et exécutés sans procès, par décision du<br />

Sénat.<br />

29<br />

A. Estienne, op. cit., p. 11.<br />

30<br />

Ibid.<br />

31<br />

Estienne emprunte au schème de pensée gréco-romain, à une différence près, toutefois : bon chrétien, il<br />

substitue à l’ennemi extérieur la menace, plus effrayante encore, d’un Dieu omnipotent courroucé et<br />

vengeur.<br />

32<br />

Ibid., p. 35.


Quant à ces singes de cour qui sont effeminés et vrais sectateurs d’un Sardanapale et<br />

d’un impudique Héliogabale, je ne doubte point que ne leur soyez agréables, et leur<br />

sembliez belles, car le diable donne couleur à son ouvrage, joinct qu’ils sont<br />

semblables à vous, et partant s’accordent bien avec vous en tel ornement 33 .<br />

La Remonstrance charitable sous-entend que les femmes ne sont pas seules à pécher<br />

contre Dieu. Elles demeurent néanmoins les principales responsables des désastres qui<br />

frappent la France : « De vous et de nostre France, ainsi misérablement affligée pour<br />

vos dissolutions, je ne me lamente non sans grand crève-cœur 34 ». Elles ont, par leurs<br />

ornements extravagants, attiré la fureur divine : « pour celles meschancetés, son ire est<br />

tombée sur ce royaume 35 ».<br />

L’auteur, convaincu de l’état de décadence de ce qui est nouveau par rapport à<br />

ce qui est ancien, adhère à une conception du temps (qui sera battue en brèche au XVII e<br />

siècle scientifique) où la notion de progrès est encore inexistante 36 . Cette pensée<br />

conservatrice s’appuie sur la conception des différents âges du monde, qui est elle-<br />

même un développement de l’eschatologie. Il est possible de suivre cette idée en<br />

filigrane lorsque, d’un ton belliqueux et vindicatif, l’auteur, pour consacrer la justesse<br />

de ses dires, se fait fort des témoignages de ses alliés dont la droiture n’a d’égale que<br />

leur ancienneté.<br />

J’ay les Prophetes, j’ay les Apostres, j’ay les saincts Martyrs qui ont par leur mort<br />

receu la couronne de toutes leurs actions, pour la defense de la gloire de Dieu, & le<br />

soustien de nostre foy Catholique. J’ay tous les Docteurs de nostre mere saincte<br />

Eglise. Brief, j’ay toute l’antiquité pour moy 37 .<br />

33 Ibid., p. 41.<br />

34 Ibid., p. 25.<br />

35 Ibid., p. 60.<br />

36 John Bagnell Bury, The Idea of Progress: an Inquiry into its origin and growth , New York, Dover,<br />

1955, réimpr. [1932].<br />

37 A. Estienne, op.cit., p. 9.<br />

35


36<br />

La même logique s’applique lorsque le bouillant moraliste regrette la vertu perdue des<br />

filles de France qui, autrefois, offraient leurs bijoux et parures aux preux combattant<br />

l’infidèle 38 . S’appuyant sur cette pensée d’un inévitable déclin et ce catholicisme de la<br />

peur, l’auteur établit une corrélation entre, d’une part, la décadence morale de la<br />

Française qui délaisse sa pureté originelle pour s’adonner aux voluptés, et, d’autre part,<br />

la décadence politique de la France des guerres de Religion livrée aux querelles des<br />

factions. L’adéquation entre le luxe et la fin des empires (quand ce n’est pas la fin du<br />

monde), constante littéraire depuis l’Antiquité, se vérifie dans la Remonstrance<br />

charitable.<br />

Le dernier argument du pamphlet indique que le vêtement (et les autres<br />

accessoires contre lesquels s’insurge Estienne) effectue une mise en représentation<br />

négative des dames et des demoiselles. Ses tirades, dans la Remonstrance charitable,<br />

laissent entendre que le vêtement et les ornements pompeux sont autant d’instruments<br />

démarquant des frontières entre les groupes sociaux, notamment ceux qui sont de<br />

fréquentations peu recommandables – celui des femmes publiques, des prostituées et<br />

des comédiennes. L’auteur cite, à ce sujet, de nombreuses autorités, dont saint Cyprien :<br />

« Les excellences remarquables d’ornemens et de vestement, et les inventions de donner<br />

grâce au visage ne sont convenables, sinon aux femmes impudiques et prostituées 39 ».<br />

La représentation que ces pécheresses donnent à voir d’elle-même est cristalline :<br />

« S’attifer ainsi (…) ne convient à une femme honneste, bien à celle qui est plongée<br />

jusqu’aux oreilles au bourbier de toutes voluptés et délices charnelles 40 ».<br />

L’argument paraît moins angoissant que les invectives qui, alentour, se font<br />

porteuses du péril de l’effondrement de la civilisation. Le danger, insidieux, est<br />

toutefois bien présent, comme le montre l’auteur qui, s’appropriant le discours de<br />

38 Ibid., p. 14.<br />

39 Ibid., p. 17-18.


Clément Romain, établit l’association entre luxe, luxure et lubricité : « Par cet<br />

ornement, tu as contrainct quelqu’un a estre induict à te convoicter 41 ». Ainsi le fard<br />

dénote la femme adultère, dont l’âme est malade. Inventif, le moraliste compare aux<br />

marchands du temple ces libertines aux vêtements osés et superfétatoires :<br />

Je crois aussi pareillement que toy qui es si impudiquement desbraillée, que tu viens à<br />

l’Église pour y changer et vendre, sçavoir pour faire eschange de ton mary, qui est<br />

honneste et pudique et précieux comme l’or, à quelque mignard luxurieux, et pour t’y<br />

vendre toy-mesme 42 .<br />

Dans sa conclusion, Antoine Estienne adoucit son discours. Il y implore les<br />

dames de quémander pardon à Dieu, à l’instar de sainte Madeleine, et de revêtir les<br />

ornements de la vraie chrétienne, les vertus et les bonnes mœurs : pudicité, simplicité,<br />

modestie, bonté, travail, mais aussi obéissance à son époux et confinement au foyer. Il<br />

est aisé de remarquer à quel point les conceptions antiques et médiévales du luxe sont<br />

omniprésentes dans la Remonstrance charitable d’Estienne. Le caractère maladif du<br />

luxe paraît dans le commentaire du moraliste à l’égard des femmes fardées. L’idée de la<br />

chute des civilisations, s’abandonnant aux délices ostentatoires, se retrouve dans<br />

l’allégorie témoignant du chaos politique en France. Cette figure du chaos, abandon de<br />

la vertu des anciens Francs, découle par association de la régence et des guerres de<br />

Religion. Le pamphlet est empreint de la vision chrétienne du luxe comme voie<br />

conduisant directement au péché. Dans les sonnets, la femme tentée par le luxe rejette<br />

les dons de Dieu en cherchant à paraître plus belle. Même l’argument antique<br />

concernant l’influence féminisante du luxe s’y retrouve, adressé, dans un sonnet, à<br />

l’attention de « bénévoles lecteurs » que l’ouvrage pourrait intéresser :<br />

40 Ibid., p. 32-33<br />

41 Ibid., p. 17.<br />

42 Ibid., p. 58.<br />

C’est Héliogabal, empereur des Romains,<br />

Ne se contenta pas de la mère nature,<br />

37


38<br />

Qui donne le tétin à toute créature ;<br />

Mais exposa son corps aux barbiers inhumains,<br />

Afin d’estre eschangé, par l’œuvre de leurs mains,<br />

En sexe féminin. Ainsi par la frisure<br />

Des crins blonds et dorés, par le fard et teinture,<br />

Luy veulent ressembler, nos damoyseaux mondains<br />

Qui portent les habits des folles damoyselles,<br />

Et partant servira, et pour eux, et pour elles,<br />

Ce discours que j’ay fait, puisqu’on ne cognoist plus<br />

Que gens effeminés, en cette pauvre France,<br />

Qui jadis florissoit, ornée de prudence<br />

Et non point de godrons, et cheveux crespelus 43 .<br />

Peut-être aveuglé par le zèle et la ferveur, au cœur de sa Remonstrance l’auteur mélange<br />

ses idées, brouillant tout ce qui peut exciter sa colère d’ascète, menaçant de<br />

condamnations huguenots, clercs laxistes, aristocrates mondains, mais surtout les dames<br />

et demoiselles, pointées du doigt comme principales responsables du fardeau des péchés<br />

et des malheurs collectifs, voire même des guerres de Religion. Si le royaume de<br />

France, dans la seconde moitié du XVI e siècle, ne vit que désordres et commotions,<br />

soulèvements et hérésies, c’est qu’il a dû attirer la colère de Dieu sur lui. Il doit donc y<br />

avoir, au sein de la société, des péchés à purger — et Estienne considère pareillement<br />

tous ces pécheurs.<br />

En suivant la réflexion analogique du moraliste, le lecteur est sensé deviner que<br />

si la femme chrétienne respectait les commandements de Dieu, elle attirerait sa<br />

bienveillance. En plus de sauver son âme, la chrétienne repentante contribuerait par<br />

assimilation à rétablir la concorde dans une France bénie des cieux. Nul besoin alors<br />

d’une religion réformée, car le retour à la pureté et à la chasteté des Francs d’autrefois<br />

assurerait l’harmonie du corps social : un roi, une foi, une loi.


Malgré ses quelques contradictions, Estienne fait preuve, dans sa Remonstrance<br />

charitable, d’une grande cohérence, fondée sur l’analogie plutôt que la raison, ce qui,<br />

pour ses contemporains, devait se révéler logique. Quoi qu’il en soit, sa Remonstrance,<br />

vecteur des considérations classiques sur le luxe comme vice féminin, demeure<br />

révélatrice des conceptions mentales et des représentations collectives du XVI e siècle,<br />

dont l’emploi a valeur d’axiome dans les rapports de pouvoir entre les hommes et les<br />

femmes.<br />

Lois somptuaires, luxe et femmes à la Renaissance<br />

Une telle démonstration d’une corrélation si profonde entre le luxe et la féminité<br />

— correspondance établie par une superposition de réflexions analogiques et de<br />

doctrines philosophiques et religieuses — laisse présager que les lois somptuaires, édits<br />

s’attaquant aux « grandes & excessives despences du tout inutiles & superflues 44 » en<br />

« habillemens, accoustremens et ornemens 45 », constituent un objet de recherche<br />

primordial permettant une appréhension particulière des rapports de pouvoir entre les<br />

hommes et les femmes de l’Ancien Régime. Douze ordonnances royales, disséminées<br />

sur 121 ans (1485 à 1606) ont été étudiées. Cet échantillonnage comprend le corpus<br />

intégral des ordonnances somptuaires promulguées au XVI e siècle en France, et s’étend<br />

du règne de Charles VIII à celui du premier Bourbon, Henri IV.<br />

Le préambule des lois somptuaires présente les raisons générales qui ont mené à<br />

leur rédaction. Dans cet écrit, sous forme de remontrances du pouvoir envers les sujets<br />

du royaume, la signalisation des actions des « criminelles somptuaires » aurait permis<br />

d’envisager un jugement sexué sur la femme et sur sa prédisposition naturelle au luxe.<br />

43 Ibid., p. 78.<br />

44 Henri II, Ordonnance du Roy Henry sur la Reformation des Habillemens de draps d’or & de soye, avec<br />

la declaration faicte par ledict seigneur sur ladicte ordonnance : Ensemble l’arrest de la court, publié à<br />

Paris, le vendredy vingttroisiesme jour de May, mil cinq cens cinquante.<br />

39


40<br />

Si les lois somptuaires récupèrent certaines thématiques de la pensée classique sur le<br />

luxe, après analyse, ce corpus offre plutôt un éclairage différent, plus révélateur des<br />

relations entre les groupes sociaux qu’entre les genres humains.<br />

L’ordonnance somptuaire n’est pas le lieu d’un jugement ou d’une critique des<br />

présumés penchants pompeux des femmes. Aussi est-il fréquemment mentionné que les<br />

débordements somptuaires sont commis par des sujets des deux sexes, comme dans<br />

cette ordonnance de 1561 de Charles IX : « l’appauvrissement de noz peuples &<br />

subjectz procede des despences superflues qui se font es habitz, tant d’hommes que<br />

femmes 46 ». Ce corpus judiciaire ne reproduit pas le discours traditionnel moralisateur,<br />

attribuant aux femmes une disposition naturelle à l’influence du luxe. Sur douze lois,<br />

deux seulement, dont celle d’Henri II de 1549, comprennent une invective à l’endroit<br />

d’un groupe de femmes spécifique, celui des bourgeoises : « Une partie de la superfluité<br />

de l’usage des soye est provenue du grand nombre des bourgeoises faictes damoiselles<br />

de jour en autre […] faisons deffenses […] ausdictes bourgeoises que d’oresnavant pour<br />

l’advenir ilz n’ayent à changer leur estat 47 ». Bien que ces femmes soient désignées<br />

comme coupables par le bras séculier, les admonestations prononcées à leur égard<br />

s’adressent au groupe social auquel elles appartiennent, et non pas à leur sexe. Leur<br />

crime n’est donc pas de pécher contre Dieu mais, comme c’est le cas pour les autres<br />

sujets, d’usurper, par le truchement de riches atours, une qualité qu’elles ne possèdent<br />

pas.<br />

D’ailleurs le luxe n’est pas à proscrire chez les dames méritantes, comme le<br />

souligne l’ordonnance de Charles IX, en 1563. Le roi permet aux femmes de ses<br />

officiers « qui seront Damoiselles, l’usage de taffetas & samy de soye tant seulement en<br />

45 Ibid.<br />

46 Charles IX, Ordonnance du Roy Prohibitive de porter habillemens de draps de Soye, & autres<br />

superfluitez, Paris, 1561.


obbes, ayans deslors entendu que leurs maris (de la splendeur desquels elles reluisent)<br />

eussent semblable permission 48 ». Le vêtement est un signe de pouvoir, et le fondement<br />

des lois somptuaires devient ainsi un signe politique. Le dispositif représentatif des lois<br />

permet d’établir une prescription vestimentaire hiérarchisée témoignant des nombreux<br />

niveaux de la société d’ordres et de privilèges de la France moderne. Les décrets<br />

somptuaires touchent les trois états du royaume : noblesse, clergé et bourgeoisie. Les<br />

multiples articles de loi, qui clarifient les ambiguïtés et établissent les privilèges et<br />

distinctions, le font sur la base de la qualité, et non du sexe.<br />

Par exemple, l’ordonnance d’Henri II de 1549 réserve les toiles d’or et d’argent,<br />

le satin et le velours d’or et d’argent au roi et à la famille royale. La haute noblesse a<br />

pour privilège de porter la soie rouge. L’entourage féminin du roi a, quant à lui, droit au<br />

velours, mais d’une autre couleur que celle réservée à la noblesse princière et ducale.<br />

Les ecclésiastiques de souche nobiliaire peuvent également porter le velours. Les dames<br />

au service des princesses ont droit à la soie, de toute autre couleur que cramoisie. Quant<br />

aux femmes des robins, elles ne peuvent porter la soie et le velours qu’en décoration.<br />

Les raisons évoquées en guise de justification de ces lois sont variées.<br />

Évidemment, la question de la représentation hiérarchique des ordres de la société est la<br />

première cause de publication de ces édits. Le roi déplore la confusion entraînée par ces<br />

excès : « Malaisement peult on recognoistre aujourd’huy les qualitez & conditions des<br />

personnes pour le peu de difference qui est és estoffes, valeur & sumptuosité de leurs<br />

vestemens 49 ». Si la misogynie antique ne trouve pas écho dans le dispositif des<br />

47 Henri II, ordonnance de 1549, op. cit . Le dernier édit somptuaire de Charles IX, de 1573, mentionne<br />

également les agirs transgressifs des bourgeoises.<br />

48 Charles IX, Ordonnance du Roy sur le reiglement des usaiges de draps, toilles, passements &<br />

broderies d’or, d’argent & soye, & aultres habillemens superflus : & encores sur la reformation des<br />

grosses chausses. Ensemble sur le transport des laines hors le Royaume, 1563.<br />

49 Henri III, Ordonnance du Roy pour le reglement & reformation de la dissolution & superfluité qui est<br />

és habillemens, & ornemens d’iceux : & de la punition de ceux qui contreviendront à ladicte ordonnance,<br />

Paris, 29 mars 1583.<br />

41


42<br />

ordonnances somptuaires du XVI e siècle, d’autres considérations classiques portant sur<br />

les effets corrupteurs du luxe, rapportés dans l’ouvrage de C. Berry, sont révélées dans<br />

le préambule de ces documents. C’est notamment le cas du pouvoir de corruption<br />

sociétal du luxe. L’influence malsaine de ce vice force le bras temporel à agir pour<br />

rétablir l’ordre dans le royaume. Plus de la moitié des documents font référence à ce<br />

funeste effet 50 , la citation la plus extensive venant de l’ordonnance de Henri III de mars<br />

1583 :<br />

Feuz nos predecesseurs Roys de louable & heureuse memoire, considerans combien<br />

le luxe & superfluité d’habits & ornemens apporte de detriment & ruine à un estat :<br />

pour mettre quelque bon ordre, reglement & reformation a la dissolution qui estoit de<br />

leur temps, ils auroient cy devant sur ce faict plusieurs bonnes, sainctes & louables<br />

ordonnances […]. Il ne s’est jamais veu, de memoire d’homme, un tel excez &<br />

licencieux desbordement esdits habits & autres ornements, qu’il est a present 51 .<br />

Ainsi le luxe peut-il mener un État au chaos et à la ruine. Ces quelques<br />

précisions permettent d’étayer davantage le pouvoir corrupteur de ce vice : en 1485,<br />

Charles VIII juge que les abus apportent « grand désordre […] et griesve à nostre<br />

peuple 52 ». En 1561, la promulgation de Charles IX prétend « vouloir refrener telz<br />

luxes, demesurées & dereiglées voluntez 53 ». Henri IV constate en ces termes, en 1601,<br />

l’échec des ordonnances somptuaires : « mais ce a esté peu de choses que les loix,<br />

quand les mœurs se sont trouves contraires, & du tout corrompues 54 ». Désordres,<br />

envies, volontés déréglées, mœurs corrompues, voilà, aux dires des élites responsables<br />

de la publication de ces édits, les effets pernicieux du luxe sur la société de la France<br />

moderne.<br />

50<br />

C’est le cas pour les lois promulguées en 1485, 1561, 1563, 1573, 1583, 1601 et 1606.<br />

51<br />

Henri III, op. cit.<br />

52<br />

Charles VIII, Édit portant défense à tous autres qu’aux nobles de porter des draps d’or et de soie, à<br />

peine de confiscation et d’amende, Melun, 17 décembre 1485.<br />

53<br />

Charles IX, ordonnance de 1561, op. cit. Ces effets néfastes du luxe sont réitérés dans les ordonnances<br />

de 1563 et de 1573.


Si, à travers ces documents, la nature perverse et méphitique du luxe, élaborée<br />

par les Anciens, est palpable, la question chrétienne de la faute commise contre<br />

l’Éternel est peu abordée. Seules deux ordonnances témoignent d’une préoccupation du<br />

pouvoir envers les retombées célestes découlant des égarements des sujets de France<br />

(1485 et 1583). Le pouvoir royal saisit toutes les conséquences, pour ses sujets, de ces<br />

« superfluités d’habits & ornemens », mais il agit à un niveau social et judiciaire. Le roi<br />

se préoccupe de rétablir la concorde dans l’État. Aux évêques et aux curés de s’occuper<br />

de l’âme de leurs ouailles.<br />

Les conséquences politico-économiques de l’abus de luxe – la ruine de l’État est<br />

un thème récurrent de la pensée classique sur le luxe – motivent également le pouvoir à<br />

publier ces actes. Le roi souhaite pallier l’appauvrissement des Français : « l’une des<br />

causes qui apportoit appauvrissement à nos peuples & subjects, procedoit des despenses<br />

superflues qui se font es habits 55 ». En plus d’appauvrir l’individu, l’influence malsaine<br />

du luxe entraîne l’appauvrissement du royaume. Les richesses, extraites de France pour<br />

monnayer l’importation de ces tissus et parures, vont grossir des coffres ennemis. Les<br />

édits somptuaires sont autant de volontés de « pourvoir et remédier […] auxdits<br />

estrangers le moyen d’eux enrichir de la graisse de nostre royaume, ne d’en pouvoir<br />

ayder auxdits ennemis 56 ».<br />

Aucune remontrance royale, dans le texte des lois somputaires – si ce n’est le<br />

cas de celle des bourgeoises citée précédemment – ne dénonce systématiquement les<br />

actions de la femme ou de groupes de femmes. La description du luxe perceptible dans<br />

54 Henri IV, Edict du Roy, portant defenses a toutes personnes, de quelques qualitez qu’ils soyent, de<br />

porter en leurs habillemens aucuns draps ny toilles d’or ou d’argent, clinquans & passemens, Paris,<br />

Juillet 1601.<br />

55 Charles IX, op. cit.<br />

56 François I er , Édit défendant l’usage des habits d’or et d’argent, broderies, velours, etc., sous peine<br />

d’amende et de confiscation, 1543.<br />

43


44<br />

ces ordonnances évoque un certain nombre d’attributs de la pensée antique, mais offre,<br />

sur la question des genres, un jugement plutôt neutre.<br />

En France, au XVI e siècle, la question du luxe se pose avec acuité. Au contact de<br />

l’Italie renaissante, les mœurs et les goûts se raffinent; la mode vestimentaire espagnole,<br />

splendide et superfétatoire, commence également à envahir les lieux de sociabilité<br />

élitaires de la France moderne; pour acquérir les précieuses denrées de luxe, l’Europe<br />

lance ses caravelles à la conquête du monde. Dans la seconde moitié du siècle, lorsque<br />

la France s’embrase, livrée aux guerres de Religion et à l’antagonisme des factions, les<br />

pouvoirs royal et spirituel cherchent, autant que faire se peut, à rétablir l’ordre social.<br />

Les ordonnances somptuaires et la Remonstrance charitable, en s’attaquant au luxe,<br />

dont les effets néfastes et corrupteurs sont admis depuis des siècles, peuvent être<br />

considérées comme des procédés visant à rétablir l’harmonie du corps social.<br />

Les contenus moraux et les référents culturels des agents producteurs de la<br />

littérature et de la législation consacrées à la question des effets du luxe sont similaires.<br />

L’analyse de la Remonstrance charitable du père Estienne a montré l’omniprésence des<br />

référents chrétiens et classiques. Le préambule ouvrant les actes somptuaires le fait tout<br />

autant : les désordres, envies et inimitiés, les volontés déréglées, la ruine et le chaos<br />

d’un royaume sont autant d’effets pernicieux, amassés depuis l’Antiquité, car sourdant<br />

des excès du luxe. Les plumes cléricales et administratives puisent leurs réflexions à la<br />

même source.<br />

C’est dans la représentation du rapport des femmes et du luxe que la<br />

Remonstrance charitable et les ordonnances somptuaires présentent deux discours<br />

différents. La Remonstrance propose, toujours en rapport avec le luxe, une vision<br />

manichéenne de la femme : soit la pécheresse viciée parée d’étoffes somptueuses et


vouée aux affres de l’enfer, soit le modèle de vertu et d’ascèse vivant dans l’obéissance<br />

de Dieu et dans le dépouillement. La vision misogyne d’Estienne répond aux impératifs<br />

dictés par l’objet de son opuscule, qui est de suggérer aux mondaines françaises<br />

l’adoption d’une gender identity opposée, celle de la chrétienne pudique. Le frère<br />

mineur condamne les mœurs dépravées ; le roi de France, comme P. Bastien le fait<br />

remarquer, prononce ces édits pour réglementer le luxe, et non la lubricité, ou la<br />

moralité 57 .<br />

Axée sur une dialectique sociopolitique, visant à rétablir l’ordre au cœur du<br />

royaume troublé par l’insubordination de groupes sociaux, l’ordonnance somptuaire<br />

n’est par conséquent pas le lieu d’une critique des pratiques des femmes. En revanche<br />

de la Remonstrance charitable, la vision des rapports entre le luxe et la femme<br />

véhiculée par ces lois est déterminée par leur objet même. En ce sens, le pouvoir royal<br />

présente, sur la notion du luxe, un discours forcément différent de celui du moraliste<br />

Estienne. Certes, un discours différent qu’il ne convient pas d’ériger en contre-exemple.<br />

Toutefois, la relative neutralité de l’ordonnance somptuaire commande certainement<br />

une relecture et une réévaluation des représentations collectives renaissantes quant aux<br />

rapports entre les femmes et le luxe.<br />

* * *<br />

Droits de reproduction et de diffusion réservés @ L’Université Concordia et l’auteur<br />

2003<br />

57 P. Bastien, op. cit., p. 24.<br />

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