Influence de la doctrine française au XXè siècle: exemples

INFLUENCE DE LA DOCTRINE
FRANÇAISE AU XXème SIÈCLE :
EXEMPLES
par le lieutenant-colonel (TA) MARILL
professeur au CSEM
La doctrine
française tient
une place particulière
dans l’histoire militaire
du vingtième
siècle bien que son
influence réelle soit
aujourd’hui paradoxalement
méconnue. Sortie vainqueur
de la Grande Guerre, la France
est la grande puissance militaire
au sein de l’Entente et elle devient la
référence doctrinale jusqu’à la campagne
de France de 1940. Mais, en
dépit de cette défaite, la doctrine
française occupe encore une place
centrale au XXème siècle car elle a
été à l’origine de celle des Etats-Unis
d’Amérique ainsi que de nombreuses
autres grandes puissances militaires.
Cette influence contemporaine se
renforce encore grâce à l’expérience
générée par les longues guerres de la
décolonisation qui ont forgé une
armée française rompue à la contreguérilla
et aux combats idéologiques.
Ces tristes guerres ont appris cruellement
à nos armées que gagner une
guerre ne suffit pas quand triomphent
les idéologies mêmes fondées
sur le sang. L’expérience de près de
30 années de guerre subversive a fait
de l’armée française un véritable laboratoire
doctrinal où se sont élaborés
les principes de la contre-guerilla
dont de nombreuses armées se sont
inspirées comme le montre l’exemple
du conflit du Sahara Occidental. De
EXAMPLES OF INFLUENCE
OF FRENCH DOCTRINE IN
THE XXth CENTURY
French Doctrine has influenced
a number of great military powers
during the XXth century.
The experience of about thirty
years of subversive war has
transformed the Army into a real
doctrinal laboratory where principles
of counter-guerilla war
were elaborated.
cet exemple peut être dégagé un
exemple de théorisation de la contreguérilla
sur des bases doctrinales
françaises.
1917-1918 : L’ARMÉE FRANÇAISE
TUTRICE DE L’ARMÉE
AMÉRICAINE
La France a non seulement supporté
l’essentiel des combats sur le front
ouest, mais elle a vaincu l’Allemagne
grâce à son adaptabilité et sa réactivité
en mettant sur pied sur une aviation mo-
Objectif Doctrine - Juin 2000- 7

derne qui écrase l’aviation allemande, en
croyant d’emblée aux chars et en les utilisant
en masse sur les champs de bataille
de 1918.
Les Allemands, à l’inverse, ne
croient pas aux chars et ne construisent
face aux milliers de chars alliés que 80
chars expérimentaux, véritables
monstres terrestres sous-motorisés, incapables
de participer à la bataille. Ludendorff
pensait que des nerfs et des
grenades devaient suffire face à des
chars. Enfin la France remporte la première
guerre mondiale parce qu’elle a
forgé un corps doctrinal cohérent reposant
sur le principe du champ de bataille
d’armée mis au point en 1917 fondé sur
le modelage de l’ennemi par les vecteurs
Feu comme l’artillerie et l’aviation. Le
rapport de force ne se calcule pas sur les
forces de mêlée mais sur l’artillerie et
l’aviation. La bataille de La Malmaison
constitue l’archétype de cette doctrine.
Mais dès 1918, la doctrine évolue
pour ne garder du modelage intégral du
champ de bataille que l’idée de la saturation
initiale de l’ennemi par le feu pour
privilégier la brutalité de l’action 1 et son
corollaire la surprise afin que la rupture
ainsi obtenue permette la manœuvre
d’exploitation limitée à la profondeur
tactique que seule autorise la mobilité
de l’infanterie et des blindées de
l’époque. Les grandes unités chargées
d’exploiter la rupture bénéficient de
l’engagement du champ de bataille assuré
par une artillerie à longue portée dont
les pièces pouvaient tirer au-delà de 40
km et d’une aviation tactique regroupée
dans une puissante division aérienne.
Cette grande unité autonome
marque l’apogée de la centralisation de
l’aviation de combat pendant cette guerre.
Cette formation est ainsi une réserve
générale d’aviation à la disposition immédiate
du GQG, capable d’intervenir
où le chef voulait concrétiser son effet
majeur. La division aérienne, véritable
fer de lance de l’aviation de guerre française,
rassemblait 770 avions dont 432
avions de chasse 2 . Cette division aérienne,
préfigure dans ses missions le "tactical
command" des alliés durant la deuxième
guerre mondiale.
Cette doctrine est ainsi enseignée à
la jeune armée américaine qui doit tout
apprendre car celle-ci n’a guère affronté
comme ennemi extérieur depuis la fin de
la guerre d’indépendance au XVIII ème
siècle, que des Indiens, hormis quelques
conflits très limités contre les Mexicains
et d’une façon anecdotique contre les
quelques forces que l’Espagne avait pu
réunir pour défendre mollement Cuba à
la fin du XIX ème siècle. Une victoire navale
décida d’ailleurs de la guerre. Ainsi,
les forces américaines sont sans expérience
de la guerre moderne, malgré
celle de la guerre de sécession très lointaine
et qui offre l’étrange spectacle de
généraux formés à la même école de
pensée s’affronter avec les mêmes règles
et les mêmes procédés.
En dépit d’une volonté farouche
d’indépendance des Américains, l’absence
de matériels modernes, la faiblesse
des effectifs de l’Armée de terre américaine,
l’inexpérience des cadres imposent
une tutelle de la France sur la formation,
l’instruction, l’équipement et la
participation à la bataille des divisions
américaines. Ainsi l’Armée de terre
américaine ne dispose en temps de paix
que de 7 000 officiers d’active et 8 000
de réserve. Elle ne possède pratique-
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ment pas de matériels modernes. Son
aviation se limite à 13 avions tandis que
le général Pershing commandera 5 000
avions pour son corps expéditionnaire
sur le front occidental. La France, première
puissance aéronautique du monde
lui en livrera 4 146. Le complément sera
le fait des Anglais. L’artillerie américaine
est également à moderniser et ce fardeau
incombera encore une fois à l’industrie
française provoquant l’ire
d’hommes politiques français comme
Abel Ferry qui écrivit "en 75, 155 court,
en 155 long, en mitrailleuses, les divisions
américaines seront dotées des meilleurs matériels
et nous démunissons largement les
troupes françaises insuffisamment armées
au profit de nos nouveaux alliés". L’industrie
française fournit en effet 100% des
canons de campagne (75 et 155), 57 %
des pièces d’artillerie lourdes, 100% des
chars, 81% des avions et 90% des obus.
Malgré cette velléité d’indépendance,
l’équipement de l’armée américaine
se fait sous l’égide française. Nonobstant
leur a priori, les généraux du corps
expéditionnaire américains doivent accepter
la tutelle de l’armée française.
Après une phase d’apprentissage indivi-
duelle et collective effectuée tant aux
Etats-Unis qu’en France, l’intégration
des unités américaines repose sur le
principe du binômage d’une division
américaine avec une division française.
Son but est de permettre une bonne intégration
opérationnelle des unités américaines
dont les effectifs sont, en mars
1918, de 284 364 hommes dont 173 876
combattants. Cette tutelle efficace permet
au commandement français d’influencer
la stratégie américaine et de limiter
leur participation à la conduite de
la guerre en fonction des faiblesses
structurelles de leur armée. Le déclenchement
des offensives allemandes du
printemps de 1918 ouvre une période
dramatique pour l’entente qui entraîne
une série importante de concessions
américaines.
En effet, la rupture du front britannique,
la brèche inquiétante qui se crée
entre les armées françaises et britanniques
nécessite l’engagement massif
des réserves françaises et impose bientôt
aux alliés et aux Américains le commandement
unique confié au général Foch.
Le général Pershing qui tente de retar-
der l’engagement des unités américaines
avant de posséder un outil puissant, se
voit contraint d’accepter un amalgame
de ses unités dans des secteurs français
calmes pour y relever des unités françaises.
Nécessité faisant loi, le général
Pershing accepte également, contrairement
à ses vœux initiaux, que la création
d’un secteur américain soit reportée.
Ainsi, la situation du front occidental
permet, dans une certaine mesure, au
gouvernement et au haut commandement
français d’imposer à ses alliés des
mesures stratégiques et tactiques qui
correspondent en fait au primat militaire
de l’armée française sur le front occidental.
L’amalgame des divisions américaines,
la priorité enfin obtenue du
transport des fantassins américains au
détriment des armes de soutien et des
services entraînent une dépendance de
fait des divisions américaines, limitent
l’autonomie décisionnelle du général
Pershing et permettent aux réserves
françaises ainsi dégagées grâce aux Américains,
de devenir, entre les mains du
général Foch, l’instrument militaire décisif
de l’Entente.
Objectif Doctrine - Juin 2000- 9

De cet apprentissage forcé par la
réalité de la guerre occidentale et par sa
faiblesse structurelle, l’armée américaine
a hérité une organisation d’étatmajor
en bureau à la Française, d’une
doctrine, celle du modelage du champ
de bataille reposant sur la supériorité
des moyens, le primat du feu et son corollaire
le renseignement d’objectifs.
Cette doctrine est apprise dans les tranchées
françaises, à l’école française dont
le maître mot en 1917 et 1918 est la planification.
La doctrine française est bien
au cœur de la pensée militaire américaine
même si aujourd’hui, ses origines historiques
sont ignorées, comme l’est également
l’influence de la doctrine
française dans le domaine de la contreguérilla.
LA CONTRE-GUÉRILLA DANS LE
CONFLIT DU SAHARA
OCCIDENTAL, UN EXEMPLE DE
L’INFLUENCE DOCTRINALE
FRANÇAISE
Depuis 1973, année de naissance du
Front pour la libération de la Saguia el
Hamra et du Rio de Oro (Front Polisa-
rio), le Sahara occidental, colonie espagnole
jusqu’aux accords de Madrid de
novembre 1976, constitue l'enjeu d'un
conflit armé. Territoire pauvre et quasi
désertique l’ancien Sahara espagnol
s’étend sur 270 000 km, bordé à l’ouest
par l’océan atlantique et riverain du
Maroc, de l’Algérie et de la Mauritanie.
Le Sahara occidental se caractérise par
un climat de type saharien atténué au
nord par une pluviométrie relativement
abondante pour la région et par un niveau
hygrométriques élevé dû à l’importance
de sa façade maritime. Le Sahara
occidental est faiblement peuplé par des
Berbères ou des Arabes dont les plus
guerriers appartiennent aux tribus Réguibat.
Mais malgré un passé de nomades,
les populations Sahraouies se
sont très fortement sédentarisées. La
guerre dans le Sahara occidental s’inscrit
donc à la fois dans le cadre classique des
luttes pour l’accession d’un territoire à
l’indépendance et dans celui des luttes
d’influences de pays riverains comme la
Mauritanie, le Maroc et l’Algérie. Le
Sahara occidental devient ainsi un lieu
d’affrontements protéiformes évoluant
au gré du temps, des adversaires successifs
et des acquis culturels qui sous-tendent
l’action militaire.
Dans ce conflit du Sahara occidental
les principaux belligérants ont subi
consciemment ou non une influence
française. Cet héritage ambigu est celui
du conflit algérien de 1954 à 1962 que le
F.L.N, principal allié du Polisario, a
transmis aux guerriers sahraouis, teinté
de doctrine soviétique, lié à l’idéologie
du régime algérien et à l’équipement de
ses forces armées.
Ce legs français du conflit algérien
se retrouve, également, chez les forces
armées marocaines dont les deux schémas
tactiques initiaux contre le Front
Polisario correspondent doctrinalement
au quadrillage du terrain et à la bataille
des frontières que les Français avaient
menée pour isoler, puis briser les forces
du F.L.N. à l’intérieur du territoire algérien.
Ainsi, les leçons imposées par la
"victoire militaire" de l’armée française
en Algérie furent elles reprises, plus ou
moins adaptés, par le Polisario et par le
Maroc.
Objectif Doctrine - Juin 2000- 10

LA GUERRE DU SAHARA OCCI-
DENTAL, ENTRE TRADITION ET
INFLUENCES ÉTRANGÈRES
➣ LA PHASE MAURITANIENNE DU
CONFLIT
Après les accords de Madrid, la
guerre dans le Sahara occidental jusqu’au
retrait Mauritanien de 1979, opposa
essentiellement le Polisario aux
forces armées mauritaniennes et s’inscrivit
initialement pour les belligérants
dans la logique des nomades du désert
où l’anéantissement physique de l’adversaire
n’est pas recherché. Les forces du
Front Polisario comme leurs adversaires
mauritaniens s’affrontèrent dans le
cadre traditionnel du rezzou et du
contre rezzou. Le méhari fit place aux
véhicules tout terrain, mais la forme
même du combat n’avait pas évolué. Il
s’agissait toujours d’actions ponctuelles,
brèves, aux objectifs limités et aux combats
de très faible intensité.
Les combattants du Front Polisario
optèrent, en effet, pour des formations
de combat légères du niveau de la katiba,
en général en équipées de Toyota,
armées de mitrailleuses. Les unités sah-
raouies s’infiltraient à partir de Tindouff
dans le désert mauritanien à la faveur de
la nuit. Elles attaquaient généralement
aux premières heures du jour, avant
d’entamer une exfiltration rapide par
des itinéraires reconnus pour se mettre
hors d’atteinte des forces mauritaniennes.
La légèreté et la rapidité des unités
sahraouies, une logistique rudimentaire
mais peu volumineuse liée à l’étonnante
rusticité des Sahraouis, leur connaissance
du désert, autorisaient les combattants
du Front Polisario à multiplier
avec succès leurs opérations contre les
objectifs économiques vitaux de la Mauritanie
comme la ligne de chemin de fer
reliant Zouerate à Nouadibou. Des objectifs
plus politiques firent également
l’objet d’attaques comme la ville de
Zouerat, le 1 er mai 1977, où deux Français
furent tués et six autres pris en
otages. L’armée mauritanienne, malgré
une bonne connaissance du désert, se
révéla, par manque de renseignement,
inférieure à son adversaire malgré la faiblesse
des effectifs du Front Polisario
qui, à l’époque, étaient évalués à 10 000
hommes.
Le Front Polisario, en effet, privait
l’armée mauritanienne de renseignements
en appliquant une implacable loi
du silence en vidant de ses bergers les
zones semi-désertiques du nord-est. Les
pasteurs furent massacrés ou chassés
vers l’Algérie, pour préserver le secret
des opérations des Sahraouis et notamment
celui de leurs itinéraires s’étendant
sur plus de 1000 kilomètres. Ainsi, l’armée
mauritanienne, malgré les qualités
intrinsèques de ses soldats ne pouvait
agir qu’en réaction aux attaques sahraouies.
Cette impossibilité tactique
d’anticipation, compte tenu de l’immensité
du désert et de l’élongation des distances
entre les unités en poste et les
unités réservées conduisait inévitablement
les forces mauritaniennes à perdre
leur liberté d’action en diluant ses
moyens dans l’espace, et, par conséquent,
à gaspiller ses ressources militaires.
Cette guerre du renseignement
tactique avait été gagnée dès le début
par le Front Polisario par l’élimination
des sources de renseignement que représentaient
les pasteurs. L’expérience
que le F.L.N. avait vécue pendant le
conflit de 1954 à 1962 face à l’armée
Objectif Doctrine - Juin 2000- 11

française qui, après des échecs initiaux
avait gagné cette guerre du renseignement,
ne pouvait qu’être à l’origine de la
tactique Sahraouie.
Dans une logique réactive où la liberté
d’action est abandonnée à l’adversaire,
la mise en oeuvre par la France, dans le
cadre de l’opération Lamantin, des Jaguars
constituaient une réponse efficace
face aux modes d’action du Front Polisario
contre la Mauritanie. La rapidité
d’action des unités du Polisario était
ainsi en partie annihilée par l’aviation
française.
Mais, en 1979, des problèmes politiques
internes entraînèrent la Mauritanie
à se désintéresser de la partie du Sahara
occidental que lui avaient dévolue
les accords de Madrid, laissant désormais
face à face le Front Polisario et le
royaume marocain.
➣ LA PHASE MAROCAINE DU
CONFLIT
Les forces armées royales (F.A.R.)
qui depuis le retrait espagnol de 1975
occupaient la partie attribuée au Maroc
par les accords de Madrid, avaient déjà
combattu la guérilla sahraouie. Mais,
malgré une spécialisation initiale des
unités sahraouies entre le Sahara occidental
mauritanien et marocain, les engagements
avaient été rares et de faible
intensité.
Instruites en partie par des officiers
français métropolitains, les F.A.R. devaient
faire face à deux menaces distinctes
représentées au sud par les unités
du front polisario et au nord par l’Algérie.
Cette dichotomie entraîna le déploiement
face à l’Armée Nationale Populaire
(A.N.P) d’un corps blindé
mécanisé composé de trois groupements
tactiques de la valeur d’une brigade renforcée
et face aux unités du Polisario de
trois groupements interarmes. L’occupation
de l’ensemble de la partie marocaine
du Sahara occidental entraîna
d’ailleurs des accrochages avec l’A.N.P.
qui s’était déployée aux limites sud des
frontières algériennes entre le Maroc et
la Mauritanie, mais surtout une dilution
des unités sur le terrain.
Cette volonté de contrôler le terrain
pour le pacifier ressemble étrangement
au quadrillage du territoire par les Français
lors du conflit algérien. Mais la projection
de trois groupements tactiques
dans un vaste territoire, supérieur à
260 000 km 2 de zone désertique ou
semi-désertique pour le nord du Sahara
occidental, impliquait la création de
postes fragiles, dispersés, au soutien logistique
délicat. L’intérêt tactique, voire
stratégique d’une telle implantation des
unités marocaines reste discutable si elle
est comparée à son modèle français.
Le quadrillage du terrain, en Algérie,
en effet, avait pour but essentiel de
protéger les installations et les populations
contre les agissements du F.L.N.
Ce quadrillage représentait la défense de
7 500 points sensibles, de 4 500 km de
voies ferrées, et de 30 000 km de route.
Il immobilisait plus de 200 bataillons en
1960 sur les 300, environ, déployés en
Algérie française. Mais il marquait la volonté
des Français de protéger la population
contre la politique de terreur du
F.L.N., tout en constituant en lui-même
un lourd handicap comparativement à la
cinquantaine de bataillons affectés à la
réserve générale.
Objectif Doctrine - Juin 2000- 12

Ainsi, dans le contexte particulier du
Sahara occidental, territoire pratiquement
vide de population, (95 000 personnes
dont 73 500 Sahraouis, selon le
recensement de 1974) essentiellement
urbaine, fortement sédentarisée, il aurait
fallu éviter un quadrillage des sables,
pour respecter le principe de la concentration
des efforts qui se marque dans la
contre-guérilla par la constitution de
moyens réservés extrêmement mobiles
pour engager sur un terrain que l’on a
délibérément choisi, l’épreuve de force
imposée par la rébellion. Le quadrillage
initial des Marocains avait offert, au
contraire, aux unités du front Polisario,
un magnifique catalogue d’objectifs
adaptés à la taille de ses unités légères
qui n’avaient qu’à se concentrer pour attaquer
avant de se disperser pour regagner
leurs bases en Algérie.
L’échec du quadrillage des F.A.R. fut
bientôt patent, marqué par de faciles
victoires du Front Polisario sur des unités
marocaines isolées. Parallèlement,
les F.A.R. tentèrent de créer des unités
légères, spécialisées dans le combat en
zone désertique grâce à leur recrutement
opéré parmi les tribus du Sahara.
Ces unités marocaines, dont l’organisation
était très proche de celles du Polisario,
se heurtèrent à l’insoluble problème
du renseignement et elles n’eurent donc
pas l’efficacité opérationnelle escomptée.
En 1979, le commandement marocain
décida d’engager des groupements
opérationnels interarmes d’une valeur
proche de celle d’une division contre les
unités Sarahouis qui de leur côté commençaient
à s’alourdir en se dotant de
blindés légers soviétiques. Comme les
Français au début du conflit algérien qui
avaient engagé, a priori, des unités du
corps de bataille venant directement de
métropole dans de grandes opérations
de bouclage et de ratissage dont les résultats
avaient été inversement proportionnels
au volume déployé, les groupements
opérationnels marocains
échouèrent. Encouragé par ses succès, le
Polisario, sous l’influence algérienne ou
libyenne, n’hésita pas à engager des volumes
de forces importants pour s’emparer
d’objectifs stratégiques ou à forte
teneur symbolique comme Lebouirate
en août 1979, prise par 5 000 combattants
Sahraouis ou Samra, en octobre de
la même année, conquise et occupée
pendant deux jours par plus de 6 000
soldats, organisés en groupement (failek),
disposant de blindés, d’artillerie
sol-sol, de moyens sol-air (SA 6, SA 7).
Tirant, en 1980, les conclusions tactiques
et politiques de leurs échecs, et
probablement, en se souvenant de la
ligne Morice déployée par les Français
le long de la frontière algéro-tunisienne
et algéro-marocaine pour interdire les
infiltrations de l’A.L.N. vers l’Algérie, à
partir des bases situées au Maroc et en
Tunisie, les F.A.R. décidèrent de
construire un mur défensif de 600 km de
long pour protéger la partie utile du Sahara
occidental. Le premier mur était,
en fait, un simple fossé antichar miné
dont les déblais formaient une butte de
terre reliant les principales garnisons
entre elles, égrainant tous les six kilomètres
des points d’appui de compagnies,
renforcées de blindés et d’artillerie.
En arrière du mur, des réserves
mobiles, blindées-mécanisées, disposant
d’une bonne puissance de feu associée à
des radars de surveillance étaient prêtes
à intervenir pour renforcer une garnison
menacée ou pour intercepter une colonne
du Polisario qui aurait franchi le mur.
Objectif Doctrine - Juin 2000- 13

L’effet majeur du commandement
marocain était en effet, au delà de la
création d’un périmètre défensif de sécurité
protégeant une partie du Sahara
occidental, de renseigner les F.A.R. sur
les tentatives d’infiltration des forces du
Front Polisario, pour interdire à leurs
ennemis, l’utilisation de la surprise, facteur
essentiel de leurs précédants succès.
La puissance relative du mur amenait,
en outre, les unités du Polisario à développer
leur capacité de rupture en
s'alourdissant, perdant ainsi leur légèreté
initiale et avec elle leurs qualités intrinsèques
de guerriers du désert.
Les combattants sahraouis en vinrent
même à plusieurs reprises, comme à
Guelta Zemmour en octobre 1981, à
lancer des attaques proches du modèle
soviétique, avec un escadron de char T
54-55 et une cinquantaine de BTR. Lors
de sa grande offensive Grand Maghreb,
le Front Polisario concentre trois bataillons
de BMP 1, renforcés de chars T
55, appuyés par une artillerie puissante
constituée de L.R.M., de 122 mm, et de
mortiers de 160. Ces attaques puissantes
du Polisario échouèrent généralement
devant les défenses marocaines, efficace-
ment appuyées par leur aviation tactique.
Ces tentatives sahraouies avaient
pour but d’empêcher la construction du
mur car les chefs du Front Polisario
étaient conscients du danger mortel
qu’il représentait pour l’avenir militaire
de leur mouvement. La disparition de la
surprise engendrait la perte de leur liberté
d’action. Ainsi, la création du mur
marocain reproduit très exactement le
modèle de la ligne Morice du conflit algérien.
Les forces françaises engagées
en 1957 dans la bataille des frontières
représentaient 68 bataillons sur 278. Le
cloisonnement du territoire algérien fut
marqué par la perte de 6 000 rebelles. A
la frontière algéro-marocaine, sur cinq
tentatives de pénétration par nuit, en
moyenne, par des unités de l’A.L.N.,
trois étaient immédiatement repoussées,
et deux se terminaient par des interceptions
réussies le jour venu, par les unités
maintenues en réserve.
La réussite tactique incontestable du
barrage marocain déboucha sur une
réussite stratégique, amplifiée par les extensions
successives des murs qui englo-
bèrent bientôt les 2/3 du Sahara occidental.
A l’abri des murs, le Maroc pouvait
appliquer en l’adaptant à la situation
interne moins complexe du Sahara occidental,
certains principes que le colonel
Trinquier, successeur du colonel Bigeard
à la tête du 3 ème régiment d’infanterie
de marine avait mis en exergue
pour vaincre la guérilla en Algérie.
La contre-guérilla exige en effet une
lutte globale, impliquant évidemment
l’éradication des menaces pesant sur le
territoire et plus particulièrement sur la
sécurité des populations, mais aussi la
mise en oeuvre d’une politique sociale
fondée sur une élévation du niveau de
vie des individus et sur une politique
éducative mettant les hommes à l’abri de
la propagande ennemie. C’est ainsi que
le Maroc fit un effort financier important
au profit des populations du Sahara
occidental en consacrant près de 6 milliards
de francs à construire des logements,
à créer des services sociaux, à
améliorer leur quotidien.
La guerre du Sahara occidental ne
pouvant être terminée militairement par
la destruction finale des forces armées
Objectif Doctrine - Juin 2000- 14

du Front Polisario, à l’abri dans leur
sanctuaire algérien, le Maroc ne peut
vaincre que par la volonté politique des
Sahraouis, de devenir Marocains.
ESSAI DE THÉORISATION DE LA
CONTRE-GUÉRILLA
Les difficultés rencontrées initialement
par les F.A.R. contre la guérilla du
Front Polisario provenaient du décalage
entre la perception tactique de l’adversaire
et la réalité militaire. Dans le cas de
l’armée marocaine, il est clair que l’influence
française, notamment celle du
conflit algérien, même si elle n’est jamais
évoquée pour des raisons politiques,
mêlant étroitement fierté nationale
et raisons diplomatiques, est
prépondérante dans les choix tactiques
de la contre-guérilla.
La première option tactique, le quadrillage
du terrain et les grandes opérations
de bouclage et de ratissage réitérèrent,
en outre, les mêmes décalages,
voire les mêmes erreurs face à la guérilla
du Front du Polisario que ceux de l’armée
française au début du conflit algérien
face aux premières actions du
F.L.N. En effet, après la nuit sanglante
de la Toussaint de 1954 le commandement
français fut rapidement conduit à
s’interroger sur la nature de cette rébellion
dont les contours étaient, à ses yeux,
flous. Face à ces inconnues, la tentation
fut grande de plaquer les schémas indochinois
sur la réalité algérienne et d’appliquer
des méthodes de la contre-guérilla
anticommuniste qui avaient fait
leurs preuves sur le théâtre asiatique.
Aussi lorsque les unités arrivant d’Indochine
entamèrent les premières opérations
en Algérie, les leçons chèrement
acquises furent-elles mises en pratique.
Cet héritage fut à double tranchant :
malgré certaines ressemblances idéologiques
entre les rébellions qui se renforcèrent
tout au long du conflit, les rebelles
du F.L.N. furent privés,
initialement, d’un soutien populaire
comparable à celui dont avait bénéficié
le Viêt-Minh. Faute de cette assise, le
F.L.N. était condamné à une révolte traditionnelle
de type arabe.
Mais, en projetant ainsi sur le F.L.N.
les principes de la guerre révolutionnaire
tels que Hô-Chi-minh les avaient
adaptés, le commandement français pré-
céda de beaucoup les capacités doctrinales
de son adversaire et engagea un
combat inadapté à la taille, à la doctrine
et à la tactique de la rébellion algérienne.
Les F.A.R., en n’identifiant que les
aspects révolutionnaires de la lutte des
Sahraouis, et en pensant devoir appliquer
les recettes classiques de la lutte
antisubversive se trompèrent elles aussi
de guerre. Elles eurent, en effet, le
même type de décalage que les Français
quelques années auparavant, entre leur
perception de la nature de la guerre du
Sahara occidental et la réalité de la guerre
du Front Polisario. Pire encore, elles
adoptèrent des procédés comme le bouclage
ratissage que le conflit algérien
avait déjà condamné.
Dans un rapport rédigé en 1958, le
colonel Trinquier n’hésitait pas à
condamner définitivement ces schémas
tactiques : "Le résultat inéluctable de cette
carence, c’est que nous opposons à nos adversaires
une armée inadaptée, une tactique et
des procédés de combat incapables d’acculer
notre adversaire à la défaite... Nous persistons
au cours d’opérations multiples, toujours
les mêmes, à tenter de saisir un adversaire
qui nous échappe... Notre appareil fait
Objectif Doctrine - Juin 2000- 15

donc penser à un marteau pilon qui tenterait
d’écraser une mouche et qui inlassablement
renouvellerait sa tentative."
Cette réflexion du colonel Trinquier
fut confirmée par une note du général
en chef des Forces en Algérie signée par
le général Challe : "Depuis longtemps,
l’expérience a montré que la combinaison
bouclage-ratissage effectuée à priori est totalement
inefficace. La tactique de dispersion
et de refus du combat adoptée par les rebelles,
les difficultés du terrain dans les zones où les
bandes se réfugient condamnent définitivement
un tel procédé."
Ainsi la faiblesse de l’influence politique
du Front Polisario sur la population
que contrôlait les F.A.R., le faible
poids démographique des Sahraouis, les
procédés de combat encore proches du
rezzou de ses adversaires, auraient dû
condamner d’emblée la première approche
tactique marocaine car elle était
inadaptée aux conditions particulières
du combat en zone désertique et à la tradition
guerrière des tribus sahraouies.
La contre-guerilla est condamnée à la
réussite pour éviter une montée en puissance
de l’adversaire pour qui, un demi
succès tactique contre une force régulière,
est déjà une victoire stratégique.
Aussi, dans un milieu de très faible
densité humaine de type semi-désertique
ou désertique comme le Sahara
occidental, il faut adapter les principes
généraux de la contre-guérilla en privilégiant
absolument la destruction des
unités adverses sur la protection du territoire,
source inévitable de dilution des
moyens, compte tenu de l’immensité de
la zone d’action. La protection du faible
tissu humain reste, bien évidemment
une constante incontournable. Pour affronter
des unités de guérilla dont la
seule chance de victoire réside dans le
respect de leurs qualités intrinsèques, les
forces de contre-guérilla doivent opter
pour la légèreté des unités de combat en
choisissant la roue ou la chenille, la mobilité
au détriment de la surpuissance et
en fondant toute action sur un renseignement
tactique fiable et actualisé. En
cas d’échec, notamment à cause d’un
manque chronique de renseignements
opérationnels qui interdiraient l’interception
des unités rebelles comme ce fut
le cas pour les forces mauritaniennnes
avant l’opération Lamantin il faut
consentir à un énorme effort de cloisonnement
du territoire comme les murs
Marocains ou les barrages français en
Algérie face à la Tunisie et au Maroc.
L’immensité des zones désertiques peut
sembler constituer un handicap insurmontable
dans le cas d’opérations de
faible amplitude, mais la partie utile des
déserts ou des zones semi-désertiques
est, en général, inversement proportionnelle
à l’aridité de la zone. Il est donc
possible de concentrer son effort de
cloisonnement sur cette partie utile et
de forcer ainsi l’adversaire à monter des
opérations nécessitant impérativement
des moyens de combat importants incluant
des éléments de déminage.
L’alourdissement des unités de guérilla
est le but à atteindre. L’augmentation
de la puissance de combat des unités
adverses, pour dangereuse qu’elle
puisse paraître de prime abord pour les
unités de contre-guérilla, entraîne un
accroissement considérable de la fonction
logistique pénalisant ainsi la liberté
d’action de la guérilla. Elle limite, en
effet, l’amplitude de ses mouvements et
la fréquence des engagements possibles.
Les impératifs logistiques multiplient,
Objectif Doctrine - Juin 2000- 16

surtout, les risques des colonnes de la
guérilla pendant les phase d’approche et
d’exfiltration. Ainsi, comme les divisions
viet-minh étrillées par le Corps Expéditionnaire
Français du maréchal de
Lattre de Tassigny en Extrème-Orient,
les katibas algériennes brisées en Algérie
pendant la bataille des frontières, ou les
faileks du Front Polisario vaincus sur les
murs marocains, la guérilla, en étant
forcée d’accepter de combattre sur un
terrain qu’elle n’a pas choisi, selon des
normes proches du combat classique,
perd ses atouts initiaux, notamment
ceux reposant sur la fluidité de ses unités.
Cet alourdissement constitue, en
outre, un handicap supplémentaire pour
créer l’effet de surprise absolument nécessaire
à la réussite de toute action de
guérilla.
Ce changement de nature porte en
lui-même le germe de la défaite future
de la guérilla. La montée en puissance et
son corollaire le développement des
structures organiques des unités rebelles
peuvent donc apparaître comme le
chant du cygne de la guérilla, dans un
milieu désertique qui favorise, en cas de
combat classique, les forces occidentales
ou occidentalisées. L’importance des
pertes que le combat classique peut engendrer
pour des populations guerrières
issues de tribus nomades de faible poids
démographique peut aussi s’inscrire
dans la même logique négative pour la
guérilla. Deux schémas tactiques semblent
se dégager du conflit du Sahara
occidental. Une première option pourrait
se fonder sur la mise en place de
moyens de renseignement sans faille,
permettant d’intercepter les colonnes
ennemies, grâce à des unités très mobiles,
dégagées de tout souci de défense
des points sensibles. Elle offre l’avantage
de reposer sur des moyens de combat
relativement légers, faciles à déployer et
au coût financier raisonnable.
La seconde option tactique s’inscrit
dans la logique d’un échec initial des
forces de contre-guérilla. Elle a pour
but de créer une zone de sécurité interdite
à la guérilla, marquant sur le terrain
l’échec des rebelles. Par sa seule existence,
elle constitue un véritable défi à la
guérilla, camouflet que l’action psychologique
doit amplifier ou créer pour forcer
la guérilla à engager une offensive
importante, décisive, à livrer une bataille
symbole pour un Verdun local. Dans ce
contexte la défaite est interdite aux
forces de contre-guérilla sous peine de
transformer un Verdun des sables en
Dien-Bien-Phu du désert. Aussi, pour
éviter tout échec militaire dont les répercussions
politiques sont malheureusement
souvent incalculables la tactique
de la contre-guérilla en zone désertique
doit, paradoxalement, reposer sur les
trois principes français de la guerre :
- liberté d’action grâce aux renseignements
et à la constitution de réserves
tactiques et stratégiques,
-économie des moyens en évitant toute
action inutile dans un milieu aussi hostile
à l’homme,
- concentration des efforts dans le
temps et dans l’espace en engageant le
combat en s’assurant impérativement
la supériorité des feux.
La doctrine française peut donc à
juste titre être considérée comme une
référence majeure du XX ème siècle, mais
elle est victime de préjugés issus de
pauvres raccourcis historiques dont
notre propre milieu ne perçoit pas toujours
les racines idéologiques. Il est si facile
de s’arrêter à l’échec de la campagne
Objectif Doctrine - Juin 2000- 17

de France pour condamner la doctrine
française de l’entre-deux guerres, et de
juger seulement les guerres de la décolonisation
à travers les retraits successifs
d’Indochine et d’Algérie sans voir l’extraordinaire
défi qu’ont dû relever les
officiers français face à d’insurmontables
problèmes liés à l’isolement de la France
de 1940 (40 millions d’habitants) qui
se bat seule contre l’Allemagne (65 millions
d’habitants) 3, ou le dénuement
dramatique des unités d’Indochine qui
se battent non seulement face à un ad-
versaire impitoyable pratiquant la terreur
à outrance et martyrisant des populations
entières, mais face à une opinion
publique nationale et internationale
soutenant pour une large part le Vietminh
par choix idéologique, même si ce
choix à la lecture des archives soviétiques
peut apparaître aujourd’hui
monstrueux.
La doctrine française est par essence
originale et de grande envergure lorsqu’elle
sait puiser à ses propres racines
et elle s’atrophie lorsqu’elle s’abandonne
aux effets de modes se laissant guider
par les apparences imposées par l’anecdotique
quotidien.
Une doctrine doit, en effet, non seulement
intégrer le présent mais prévoir
aussi les grands chocs de demain pour
offrir une base à la réflexion quand la
tourmente emporte les hommes dans les
grandes batailles♦
NOTES
1 L’attaque n’est plus précédée de longue préparation d’artillerie mais par des frappes d’artillerie de quelques heures assurées par
des canons modernes à tir rapide chargés d’écraser les premières et deuxième lignes et d’accompagner l’infanterie par des barrages
roulants très denses.
2 Les armées françaises dans la grande guerre, tome 6, 1er volume, 2ème partie, page 231 et suivantes, ministère de la Guerre,
état-major de l’armée, Service historique, 1923.
3 Les Britanniques n’ayant pas pu engager autre chose qu’un petit corps expéditionnaire.
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