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1<br />
J'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis donc<br />
la vie pour que tu vives, toi et ta descendance" ...<br />
(Deutéronome 30.19)
2<br />
Chapitre 2 – Exil et fuite, folklore, rencontre,<br />
Q<br />
ue dire de ces étrangers récemment<br />
installés dans la cité Marcel<br />
GONDOUIN ? Les gitans. On leur<br />
donne tous le même nom et pourtant il y a ceux qui<br />
vivent dans les baraquements et ceux qui vivent en<br />
caravane, éloignés, comme à l’écart de la cité.<br />
Originaires d’Andalousie, ils arrivent pourtant<br />
d’Oran, d’Alger, de Tunis, du petit Maghreb ou<br />
Maghreb central, là où leurs pas les ont portés. Ils<br />
tentent d’observer un mode de vie sédentaire imposé<br />
par les circonstances de l’histoire, en préservant une<br />
culture largement hispanisée. Ceux-ci sont des<br />
survivants.<br />
Décrétés fléau national en Espagne en 1926,<br />
leur migration a suivi le mouvement des vagues et<br />
des ports, arrivés par bateaux là où la place se faisait,<br />
là où l’exil les portait…Oran, Alger… En 1960 on<br />
signale une arrivée massive de 800 gitans au Maroc,<br />
un an plus tard ce sont ceux d’Algérie qui franchissent<br />
le détroit de Gibraltar dans l’autre sens. Certains ce<br />
sont égarés sur l’hexagone français avec les<br />
rapatriés, ils sont arrivés en même temps que tous<br />
ceux que l’Algérie a rejetés, ils ont tout perdu là aussi,<br />
même leur nom : on les a rebaptisés Pied-noir, ils<br />
laissent dire… parce-que, c’est vrai. A l’instar de celui<br />
de Marseille, le port du Havre est une terre d’accueil<br />
pour de nombreux apatrides. La famille HÉRÉDIA a<br />
quitté Oran cette année 1961. Une partie de la<br />
communauté demeure en Corse, les Hérédia-Arribas<br />
vivent essentiellement à Bastia et séjournent<br />
ponctuellement sur Ajaccio. C’est toutefois à Bastia<br />
que le campement est implanté. Le clan est Un, mais<br />
en effet, il se compose de deux familles HÉRÉDIA<br />
pour le père, ARRIBAS pour la mère. Un classique<br />
chez les Gitans : la vie est centrée sur la communauté<br />
et le “nous” prime sur le “je”.<br />
Les Hérédia sont andalous et fiers de leurs<br />
origines maures. Ils occupent pour les plus chanceux<br />
les maisons du camp Philips Morris 1 : Marcel
3<br />
Gondouin. Une autre communauté vit tout proche en<br />
caravane près de la ferme.<br />
Des gitans sont là ! L’information a circulé tel<br />
un bruit de castagnettes, de talons hauts, bruissement<br />
de longues robes rouges et noires. Ce peuple apporte<br />
de l’exotisme, un folklore insaisissable, troublant,<br />
favorable au développement des sens, à fleur de<br />
jeunesse : feux de camps, flamenco, longs cheveux<br />
noirs flottants tels des rubans, fiers visages burinés<br />
des hommes raides, un port de tête et de corps peu<br />
commun. Les chemises noires à pois blancs sont<br />
empesées, le blanc est immaculé, et le noir ne<br />
supporte pas la confusion. L’un d’entre eux porte le<br />
costume trois pièces et la chemise chaque jour. Fière<br />
allure, incontestablement élégant.<br />
C’est du moins la définition que l’on le temps<br />
retiendra de leur court passage au Camp. Le trois<br />
pièces costumé est particulièrement beau. Les jeunes<br />
filles se pâment sur son passage, laquelle d’entreelles<br />
retiendrait ses faveurs ? Tel un conte de fée, les<br />
apparats des sorties au bal du samedi soir deviennent<br />
le nouveau tourment de la gente féminine.<br />
Mais la jeunesse est ignorante. Les gitans se<br />
marient entre-eux. Une tradition séculaire qui se veut<br />
préserver le peuple et ainsi assurer la lignée et ses<br />
traditions. La réciproque est vraie chez les<br />
« français ». Les parents ne voient pas d’un bon œil<br />
les « pieds noirs » se mélanger avec leur progéniture.<br />
C’est ce qu’il se dit au camp Philip Morris, et c’est ce<br />
qu’il se fait.<br />
Au camp Philip Morris il existe deux cités qui<br />
sans être opposées dans l’âme, sont scindées, d’un<br />
côté les mieux et de l’autre les moins bien... lotis,<br />
expression consacrée. Tous unis cependant face à<br />
l’adversité. Les résidants des camps cigarettes savent<br />
se retrouver dès lors qu’une descente de quelques<br />
autres venant de quartiers chauds du Havre semble<br />
programmée… personne ne se dégonfle pour une<br />
bagarre qui s’annonce générale. Qu’elles viennent s’y<br />
frotter les Cités Chauvin, Mayville et autres : le camp<br />
Philip Morris ne fait qu’un dans ces moments là
4<br />
gitans, pied-noir, français de souche ou pièce<br />
rapportée, manouches…<br />
La jeunesse « française », elle s’en fout ! La<br />
bagarre, au temps des “yéyé”, du twist, du jerk et du<br />
madison, c’est de la joie de vivre ! Le blouson noir<br />
brise les tabous, le déhanchement des jeunes filles et<br />
garçons explosent les stéréotypes, pas de ça lisette,<br />
que du bonheur ! Qu’il fait bon venir fureter auprès de<br />
ceux qui ne parlent pas d’eux mais qui le chante.<br />
C’est ainsi que pieds-noirs, gitans, cheminots, marins,<br />
charbonniers, costumes, blousons noirs, robes<br />
tafiatées, se retrouvent pour des soirées rythmées par<br />
des claquements de doigts envoutants et les<br />
intonations suaves des chanteurs, autour d’un feu de<br />
camps improvisé.<br />
C’est là qu’à quelques pensées près, il est<br />
plaisant d’imaginer certains regards croisés d’abord<br />
furtivement, puis, appuyés, intenses. On peut sans<br />
nul doute se rassasier de fol amours naissants<br />
accidentellement, des rêves d’union brisés à jamais.<br />
On peut sans nul doute s’attarder sur l’instant qui fit<br />
se rencontrer deux iris, l’un bleu azur, l’autre noir jais.<br />
Ce qu’il serait fougueusement sensuel d’imaginer la<br />
suite d’une romance, intéressant une envolée de<br />
cheveux blonds d’un ange féminin caressant<br />
doucement le visage mature et imprégné de soleil<br />
d’un semblable à peine plus âgé. Ca donne un, je ne<br />
sais quoi de vraisemblable à une possible histoire de<br />
vie, quelque chose qui justifierai de coucher de l’encre<br />
encore et encore sur une existence sans véritable<br />
commencement puisque personne ne possède le<br />
souvenir vivant de leur rencontre. Et si c’était comme<br />
cela qu’ils s’étaient rencontrés : Jacqueline, Antonio !<br />
Leurs yeux attirés sans raison, sans concours, sans<br />
personne d’autre qu’eux pour expliquer la vibration<br />
qui a parcouru leurs corps, la chaleur qui les a<br />
enflammés au-delà du brasier rougeoyant aux<br />
couleurs du désert des Agriates et de l’Andalousie.<br />
L’histoire prétend qu’il est beau, grand, brun, le<br />
tempérament chaud et qu’il destine son regard de<br />
braise à son aimée. A 17 ans, il apparait mûr dans<br />
son teint et dans son regard et ce qui ne gâche rien<br />
plutôt bien fait de sa personne. La mère, la Mama,
5<br />
Luisa acceptait avec fierté qu’on lui tourna autour,<br />
mais elle n’est pas de l’avis de son fils lorsqu’il lui<br />
parle d’amour, de mariage. Antonio ne flirtera plus<br />
avec la française. Il ne sera pas corrompu par une<br />
« française » une gadjé. Le gitan doit rester pur, il est<br />
réservé.<br />
Certes, mais c’est trop tard Luisa ! Cupidon a<br />
tapé à la bonne porte ! Antonio a déjà aperçu<br />
l’auréole de blondeur et la candeur de Jacqueline.<br />
Elle a irrévocablement capté son regard, attisé ses<br />
intentions vers ce visage angélique, candeur et<br />
symétrie des traits sont à la hauteur de la beauté des<br />
lignes du cou, des mains et du corps qui les porte.<br />
Elle est belle, presque intimidante. Sa couleur de<br />
peau, sa douceur l’attire. Jacqueline est plus que jolie.<br />
Sa taille menue, bien faite, ses longs cheveux<br />
cendrés, ses yeux bleus mystérieux le tout formant un<br />
ensemble de mélancolie et de maturité. M’aimerastu<br />
mon aimée ? C’est ce qu’il veut lui souffler. Il ne<br />
peut pas l’effacer, il ne veut pas la quitter, elle est<br />
pour lui.<br />
Antonio, Jacqueline, c’est déjà inscrit dans un<br />
livre. C’est oui, elle l’aimera.<br />
Mais, Luisa n’a pas dit sont dernier mot. Elle<br />
expédie son fils en pénitence à Bastia dans la famille.<br />
Elle espère ainsi le faire marier à une jeune gitane et<br />
lui faire oublier pour toujours « la française ». Antonio<br />
a 17 ans, Jacqueline n’a que 15 ans. S’attendre ? N’y<br />
pensons pas, leur misère respective est telle qu’ils<br />
seront perdus avant d’être majeurs… rien ni personne<br />
ne les séparera.<br />
Antonio affronte la communauté, il s’enfuit de<br />
Bastia. Il revient pour épouser son Ange Blond. A la<br />
gitane d’abord. Après une fugue de quelques jours,<br />
les désormais amants ont contraint la famille à leur<br />
union. Jacqueline s’est soumises aux traditions<br />
prénuptiales du clan. Sa virginité étant avérée, elle<br />
pourra s’unir à 17 ans en présence de Monsieur le<br />
Maire, le 31 Octobre 1963 à la Mairie de Gonfrevillel’Orcher.<br />
Deux témoins, pris là, par hasard assistent à<br />
l’événement. Ce jour d’automne, deux jeunes<br />
mineurs, deux peuples s’unissent, Jacqueline et
6<br />
Antonio, respectivement âgés de 17 et 19 ans se<br />
marient. Seuls les parents d’Antonio sont présents.<br />
C’est une exception à la règle communautaire, les lois<br />
de la République n’ont jamais pénétré ce domaine<br />
chez le peuple gitan. Des parents de Jacqueline<br />
aucun n’a souhaité assister à ce qui devait sceller à<br />
jamais ce curieux et fantastique mélange.<br />
Absents, comme s’ils ne voulaient aucun<br />
témoin des MATEL, et des Jeanbois. Quarante sept<br />
ans plus tard, il ne reste de cette union civile, aucun<br />
souvenir, personne pour témoigner, rien de ce qui les<br />
a encouragés à braver l’interdit.<br />
Les gitans sont partis !<br />
Ils ont quitté le Camp Philip Morris avec l’une<br />
des leurs, nouvellement baptisée. Rien ni personne<br />
n’a empêché leur départ programmé vers la<br />
Carbonite, le quartier Lupino… Bastia. Ils s’en vont<br />
retrouver les leurs. La Carbonite : une autre page<br />
d’histoire va s’écrire pour Jacqueline. La<br />
communauté HÉRÉDIA et son jeune greffon...<br />
MATEL prend la route destination l’Ile de Beauté.<br />
Arrivés sur leur terre, dans leur quartier, Lupino<br />
de BASTIA, la vie s’engage, se réorganise, chacun<br />
prend sa place : les HEREDIA sont des gitans<br />
Corses. Il y a bien longtemps qu’ils sont là. Certains<br />
ont bougé, d’autres sont restés, de quoi laisser une<br />
empreinte dans les cols de l’histoire. La terre laisse<br />
des traces. Une voie ferrée, la mer, le sable, quelques<br />
cabanes en bois, de l’eau fraiche chez l’habitant…<br />
Des habitudes plantées là depuis quelques<br />
décennies, voilà pourquoi dans les rues de Bastia, le<br />
linge se vend bien.<br />
Jacqueline est heureuse, au début du moins,<br />
elle s’entend bien avec Carmen et Rosalia la sœur<br />
d’Antonio. C’est plus difficile avec sa belle-mère. La<br />
pilule n’est pas passée, bien qu’elle ne soit guère<br />
répandue en 1963. Enfin, tout se digère même une<br />
gadjé. Luisa est un peu fière, elle est belle la<br />
française et elle a passé avec succès l’épreuve du<br />
mouchoir. Elle se montre aussi courageuse dans les
7<br />
tâches communautaires et semble douée pour la<br />
vente du linge. On ne vole pas chez les gitans, on<br />
rapine de menus effets, on excelle dans la<br />
négociation de quelques frottins et surtout la<br />
débrouille c’est un art qui se transmet de génération<br />
en génération. Il y a de la fierté à l’être, Gitan, on le<br />
nait et si Jacqueline a pu s’intégrer aussi aisément<br />
c’est que sa vie d’avant lui a bien enseigné la<br />
débrouille. Et puis on ne lui refuse rien elle est si jolie,<br />
elle apporte tant au décor de la carbonite. Rien à voir<br />
avec la petite qui est arrivée voici un an, c’est<br />
maintenant une belle plante.<br />
Pourtant, Il y a trop de regards qui se<br />
déversent, se manifestent, et cela, cela, Antonio ne le<br />
supporte pas. Les premiers coups tombent, puis la<br />
séquestration comme punition passagère, les<br />
menaces, la peur, la terreur, la terreur qui la pousse<br />
désormais à regarder exclusivement le bout de ses<br />
pieds ou de ses sandales lorsqu’elle en porte. Elle ne<br />
veut pas attiser sa colère. Malgré tout, elle peut<br />
danser, seule, mais qu’aucun ne s’avise de lui parler,<br />
de l’approcher. Chez les Gitans la danse c’est la<br />
parole, alors elle parle Jacqueline, rien ne lui échappe<br />
dans le flamenco. Aucun contact ne lui est autorisé.<br />
Aucun c’est un nom masculin qui pose l’interdit<br />
définitivement posé par Antonio.<br />
Carmen, Rosalia, Liliane peuvent<br />
l’accompagner et doivent la guetter quand Antonio<br />
l’estime nécessaire. Mais Luisa la matriarche veille au<br />
grain. Chez les femmes c’est elle qui commande, et il<br />
y aurait bien peu d’hommes en capacité de venir s’y<br />
frotter quand bien même ils auraient raison à<br />
présenter. Ceux qu’elle écoute ? Diégo son mari, le<br />
père, le Chef, et Antonio car c’est son premier né.<br />
Maintenant que son Ainé est chef de sa propre<br />
famille, Luisa dispose d’un rayon d’intervention plus<br />
restreint. C’est le respect à la mère qui prédomine,<br />
elle en use donc pour soumettre tous ses hommes à<br />
sa volonté.<br />
Elle l’avait prévenu la française ! Le quotidien a<br />
donné raison à Luisa. Un Gitan et une gadjé ! Des<br />
ennuis assurés… Elle trouve cependant qu’il exagère,<br />
son fils bien aimé. Il est trop jaloux, trop sévère, il
8<br />
devrait la laisser respirer un peu… Elle ne fait rien de<br />
mal après tout. Elle a su intégrer rapidement les us et<br />
coutumes de la vie du camp. Courageuse et<br />
serviable, Antonio n’est pas raisonnable. C’est ce<br />
qu’elle pense Luisa.<br />
En effet, Jacqueline a très vite appris. Le<br />
flamenco notamment est comme une veine en elle,<br />
monter un feu de camp une seconde nature, cuire les<br />
ragouts ou faire la grillade, un jeu d’enfant. D’enfant,<br />
elle n’en a pas, elle a fait une fausse couche lui a-t-on<br />
dit quand dans les champs Antonio l’a retrouvée<br />
couverte de sang. La veille il l’avait battue avec un<br />
balai à cause du cousin qui l’avait trop regardé et,<br />
malheur elle n'avait pas justifié s'être laissée<br />
observer. Jacqueline n’a pas encore pensé à s’en<br />
aller.<br />
Ils habitent une cabane tout en bois, comme<br />
une resserre au fond d’un jardin. Ils ont tous ça. Avec<br />
le sable pour tout sol, la cabane est un abri de<br />
pêcheur pour ranger des filets, là c’est un matelas<br />
roulé, un tonneau de lessive pour le linge sale et un<br />
seau pour la toilette. L’eau courante n’y est pas, elle<br />
est ramenée en bidon de la fontaine du voisin. Pas<br />
d’électricité ni de tinette, le soleil est là, et l’eau de la<br />
mer suffisent à satisfaire quelques besoins. Un<br />
fermier complaisant fournit des denrées contre<br />
quelques services rendus c’est un honnête<br />
compromis de vie. Un poêle à bois pour les plus<br />
riches honore la cabane d’un peu de chaleur lors des<br />
hivers rigoureux. La préparation des plats se fait à<br />
même le sol sur des petits réchauds de gaz.<br />
Jacqueline s’amuse à cuisiner la semoule au lait de<br />
chèvre avec Carmen, une sœur d’Antonio. Elle n’est<br />
pas encore mariée, elle jouit donc d’une certaine<br />
liberté.<br />
Quotidiennement, Jacqueline connaît les affres<br />
de la vie avec un homme maladivement jaloux.<br />
Antonio craint de se faire voler sa femme. Il la pense<br />
trop belle, au point d’avoir peur d’un seul regard sur<br />
elle. Son surnom a fait sa renommée « la madone »<br />
dans le quartier de Lupino.
9<br />
Jacqueline est grosse d’un enfant qui sera<br />
bientôt là, à l’aube de ses 18 ans. Celui-là elle va tout<br />
faire pour le garder. Ne pas contrarier son mari,<br />
marcher la tête baissée toujours. Elle a décidé de<br />
s’enfuir, personne n’en sait rien. C’est d’attendre cet<br />
enfant qui lui a donné du courage. Elle le perçoit<br />
comme son billet de sortie. Jacqueline va mettre au<br />
monde son premier enfant, Rosalia. C’est le prénom<br />
de l’une des tantes de son mari, suivent Luisa (sa<br />
grand-mère) et Carmen (sa tante ainée).<br />
Personne n’a observé l’écriture des prénoms<br />
de l’enfant. Personne ne sait lire, personne ne sait<br />
écrire, là encore. A l’hôpital Boga de Bastia, les<br />
papiers circulent et les Officiers de mairie reçoivent<br />
les documents, inscrivent ce qu’ils comprennent des<br />
transmissions c’est ainsi que se jouent le destin des<br />
prénoms. Ce jour là l’officier de l’Etat Civil délégué<br />
Boniface Bonifaci commandeur de la Légion<br />
d’Honneur a dû fortement penser à un certain Paoli<br />
natif de Morosaglia… pour s’autoriser à ajouter un G<br />
au prénom de l’enfant. Quant au prénom Luisa<br />
transformé en Louisa sans doute un clin d’œil<br />
prémonitoire : deux vies différentes pour deux Louisa<br />
célèbres. L’une est issue de la naissance d’un<br />
immigré algérien et d’une paysanne corse, l’autre est<br />
une immigrée algérienne, première femme à se<br />
présenter aux élections présidentielles d’algérie en<br />
2004. Carmen, c’est … banalement le nom d’une<br />
tante. Bizet n’y est pour rien.<br />
Ce jour là, à l’encre noire, de nouveau en<br />
pleins et déliés, s’inscrivent les trois prénoms<br />
suivants : Rosaglia, Louisa, Carmen HÉRÉDIA fille de<br />
Jacqueline, Léone, Suzanne MATEL épouse<br />
HÉRÉDIA et Antoine HÉRÉDIA. Le fait est désormais<br />
scellé dans le livre noir lustré de la mairie de Bastia.<br />
Avec un enfant dans les bras, Jacqueline prend<br />
une toute autre dimension. Antonio l’a compris. Son<br />
surnom dans les rue de Lupino, à la Carbonite, « La<br />
Madone » trouve désormais tout son sens dans ce<br />
pays où la croyance mariale prédomine. Rosaglia est<br />
Corse, elle est née sur cette terre. Elle y a pris ses<br />
premiers bains, ses premières chaleurs, ses<br />
premières odeurs, ses premières sensations de vie,
10<br />
ses premières embuches. Elle est une gitane corse,<br />
sa famille est implantée là depuis des décennies...<br />
C’est au cours des rares occasions qui lui sont<br />
offertes de vendre du linge dans les rues de Lupino,<br />
en prenant le train que Jacqueline repère et prépare<br />
son plan de fuite. Elle extirpe quelques menues<br />
pièces du pot commun pour envisager son exploit.<br />
Elle est décidée, elle s’enfuirait. Entreprise périlleuse<br />
pour le moins, il faudra agir rapidement quand le<br />
moment sera venu. Le Baptême de Rosaglia est le<br />
dernier obstacle à la fuite de Jacqueline, elle compte<br />
sur l’aide de Dieu pour échapper à son Mari et à<br />
l’emprise familiale. Elle ne supporte plus cette vie.<br />
Elle a 19 ans. Personne n’est au courant de ses<br />
projets sauf le Père X. Elle connaît le risque qu’elle<br />
encoure dans ce choix, Antonio, c’est sûr, la tuera s’il<br />
devine son plan ou s’il la rattrape. Elle ne peut se<br />
confier à personne, ne peut que compter sur le<br />
représentant de Dieu. Est-ce qu’il existe à cet instant<br />
pour elle ? Dieu. On peut se plaire à le croire, puisque<br />
c’est l’un de ses représentants qui apporte le lien<br />
matériel et l’intelligence de la dissimulation<br />
indispensable à une telle fuite… le jour du baptême<br />
de son enfant.<br />
L’aide de cet homme de Dieu est précieuse,<br />
c’est auprès de lui qu’elle se confesse depuis deux<br />
ans, c’est lui aussi qui la soutient avec d’autres<br />
femmes. Elles sont toutes si soumises à leur destin,<br />
ces âmes ancrées dans la religion et la superstition…<br />
aucune ne trouvent l’utilité de changer le cours des<br />
choses. Nous sommes en 1965.<br />
Ce jour d’Avril 1965, le printemps est là,<br />
Jacqueline s’engouffre au fond d’un taxi, une<br />
couverture posé là au dessus de leur corps les cache<br />
elle et sa fille, direction le ferry, la délivrance : elles<br />
accosteront dans quelques heures à Marseille.<br />
Le foyer d’accueil où elles sont attendues<br />
n’accueille pas les bébés. Jacqueline le sait, mais<br />
l’enjeu est trop important pour faire des difficultés. Le<br />
chauffeur de taxi, assiste médusé à la scène qui<br />
s’offre à lui. Une jeune femme affligée d’une maigreur<br />
sans nom, un visage à peine perceptible tant il est
11<br />
marqué et comme irrésistiblement attiré vers le sol, un<br />
bébé mat et crasseux, aucun âge imaginable pour ces<br />
deux êtres comme immergés d’un autre temps.<br />
Manouche ? Gitane ? Non ! Elle est blonde… mieux<br />
vaut qu’il s’évite la curiosité qui lui tamponne le<br />
cerveau. Dommage, il aurait eu de quoi raconter ce<br />
soir à la maison « ave le pastaga » mais il a compris<br />
d’instinct, il doit la fermer. Même s’il s’égare dans les<br />
vapeurs anisés, il doit garder sa langue sur le sujet. Si<br />
c’est une de la communauté des Gitans de Marseille,<br />
il ne donne pas cher de son affaire, sa famille. Ils sont<br />
partout ces gens là. Et, en chauffeur qui se respecte,<br />
il sait comme les nouvelles vont vite à se répandre. Il<br />
a pris cette fille en pitié et le spectacle n’a pas été pas<br />
beau à voir. Le temps qu’il la dépose à l’endroit écrit<br />
sur le papier qu’elle lui a tendu et le corps de la<br />
Maman s’est révélé un instant couvert de crasse et de<br />
bleus, quant à la petite il a bien remarqué un ventre<br />
comme un ballon et deux petits yeux vifs et noirs qui<br />
fixent le premier regard venu.<br />
Déposées à l’Hôpital, c’est la femme qui reçoit<br />
les soins en urgence :<br />
- « Stoppez l’allaitement, elle est en bout de<br />
course !»<br />
- « Appelez les services sociaux ils feront le<br />
reste !»<br />
- «Placez le bébé en observation !»<br />
L’enquête qui s’en suit amène le visage rassurant<br />
d’un inspecteur du 13ème arrondissement. Un<br />
Catalan. Un de ces hommes qui se respecte,<br />
l’émotion qu’il pourrait ressentir n’est pas visible sur<br />
ce visage sévère, seul le ton est descendu d’une<br />
octave. Ce qu’il constate des faits l’émeut au plus<br />
haut point. Il a déjà pris sa décision : après sa<br />
permanence il parlerait de la pitchoun à Irène, sa<br />
femme. Elle est assistante maternelle et saurait s’en<br />
occuper en attendant que la Maman se rétablisse.<br />
Pas question d’une pouponnière ! Le catalan les<br />
connaît les Gitans, les durs, et il connait le père … Il<br />
aura tôt fait de la retrouver la Petite. Michel ne sait<br />
pas faire le brave, mais il est prêt à défendre le sujet,
12<br />
son dossier, parce qu’il y en a de la violence dans ce<br />
dossier, la Maman est complètement traumatisée. Il<br />
n’est pas question pour lui que la Petite soit confiée à<br />
l’Antonio, dont la Maman parle dans son délire.<br />
- « et que les Gitans viennent s’y frotter tiens !<br />
«<br />
En catalan, l’homme du respect de la Loi,<br />
Michel, ne supporte pas que l’on puisse réduire un<br />
être humain à une telle déchéance. «C’est pas<br />
possibleu de vivreu des chôses pareilles à cette âgeu<br />
là. ». L’accent a beau être chantant, la mélodie se<br />
joue en mineur. Une nouvelle vie pourrait s’installer, là<br />
avec ces portes qui s’ouvrent en grand. Tout ne tient<br />
qu’à un rien : le secret. L’existence de Jacqueline et<br />
de Rosaglia sur Marseille est marquée du seau du<br />
silence, c’est cela qu’il faudra respecter, sous peine :<br />
de mort. Antonio passera d’ailleurs des mois à les<br />
rechercher. Rien n’aura filtré depuis l’arrivée de cette<br />
famille monoparentale un certain mois d’Aout 1965.<br />
Le temps passe sur les douleurs mises à nue.<br />
L’enfant, rebaptisée Annie désormais, vit à<br />
Marseille depuis deux ans. Il a fallu lui changer son<br />
prénom pour mettre fin aux recherches de son Père.<br />
Protéger la mère et l’enfant cela a été le but de la<br />
Justice le temps que le divorce soit prononcé et il ne<br />
l’est toujours pas. Mais pourquoi ? Pas si simple<br />
semble-t’il. Elle s’appelle, Annie. Pourquoi Annie ? La<br />
chanson de Gainsbourg sortira pourtant en 1966…<br />
cela ne change rien ce sont de belles années<br />
d’enfant.<br />
Jacqueline lui rend visite régulièrement chez<br />
Papy et Mamy Llatty, entre ses quarts quant elle peut.<br />
Elle sait que son enfant est bien entretenue, reçoit la<br />
dose de tendresse qu’il lui faut, profite de la mer et du<br />
soleil, elle est dodue maintenant et un rien<br />
capricieuse. Voici quelques jours elle lui a fait un<br />
caprice en pleine Canebière : elle s’est roulée par<br />
terre avec sa petite robe de dentelle pour avoir une<br />
ombrelle assortie. Jacqueline travaille chez Prior, un<br />
fabricant de biscottes. Pour un salaire correct, elle a<br />
pu s’offrir la location d’un petit une pièce, elle se<br />
retape, elle sort, et profite du soleil elle aussi
13<br />
maintenant. Cette liberté nouvelle donne à ses<br />
épaules et ses hanches une rondeur lascive et<br />
sensuelle. Elle a 20 ans passés, mais ne peut<br />
toutefois pas assumer pleinement son enfant sans la<br />
mettre en danger. Le danger, c’est le Père de l’enfant.<br />
Est-ce la seule raison ? La petite est suivie par la<br />
PMI. Selon son carnet de santé Annie bénéficie d’une<br />
courbe de croissance psychologique et physiologique<br />
en rapport avec la moyenne. Ce signe de bonne<br />
santé réjouit le cœur de sa Maman.<br />
Rosaglia est partie en exil on ne sait où. Une<br />
identité ça peut se changer, aussi rapidement que<br />
cela. C’est la vie d’Annie qui commence : elle a 2 ans<br />
à peine. Elle répond à ce nouveau prénom sans<br />
difficulté semble-t’il. Les enfants savent toujours<br />
s’adapter, c’est ce que Dolto prétend du moins, Annie<br />
est la reine de l’éclipse. Pour les adultes environnants<br />
c’est plus difficile, il y a toujours l’empreinte du père<br />
quelque part, et la peur tient pas mal de monde en<br />
haleine. Antonio semble n’avoir pas lâché l’affaire<br />
aussi aisément qu’on le voudrait. Jamais il<br />
n’imaginera la dissimulation menée conjointement<br />
entre la Justice et les Affaires Sociales.<br />
Deux courtes et précieuses années se sont<br />
écoulées depuis l’immersion des deux « planquées » ;<br />
mère et fille, Jacqueline et Annie, dans cette vie<br />
marseillaise, à souhait. Les Calanques, Cassis, la vie<br />
semble avoir pris un autre cours. Le sens de la flèche<br />
est plus conformiste bien moins exotique, très<br />
ensoleillé et fortement méditerranéen. Mamy est<br />
sétoise et Papy catalan, ça vous met le feu, des<br />
tempéraments chauds et un rien sanguin, voilà de<br />
quoi poursuivre l’éducation de la petite dans ce climat<br />
ensoleillé riche de couleurs, des résidants et de la<br />
ville de Marseille, port d’attache de nombreux<br />
rapatriés.<br />
Jacqueline est à nouveau amoureuse. Elle<br />
n’est pas encore divorcée, c’est un poids, et… elle a<br />
un enfant, c’est un surpoids. L’homme qu’elle<br />
fréquente est le fils d’Irène, Mamy Llatty :<br />
Roger…Dommage pour Roger et Jacqueline : Roger<br />
est l’enfant de son premier mari et Irène est veuve.<br />
Elle a tout misé sur ce fils fruit de son premier amour.
14<br />
Irène ferait tout en grand, grandes études, belle<br />
situation, beau mariage, beaux enfants et… une<br />
femme qui rencontrerait sa bénédiction. Bien qu’elle<br />
soit elle-même remariée à Michel, Irène exige un<br />
mariage avec un voile et une robe blanche pour son<br />
fils chéri. C’est important pour Irène, cela lui vient de<br />
ses racines espagnoles pense-t’elle. Cela tient<br />
d’avantage à une culture judéo-chrétienne bien logée<br />
là au fonds des tripes, une forme d’intolérance à la<br />
libre conception du statut de la femme depuis des<br />
décennies. Une soumission hypocrite à l’existence<br />
d’une pseudo virginité. Un marié puceau ça fait pas<br />
sérieux voire sous certaines contrées, on n’en parle<br />
pas sous peine d’offense ; une mariée dépucelée ça<br />
fait mauvais genre. Il n’y aura pas de compromis sur<br />
le sujet. Jacqueline bien qu’aimée à souhait par eux<br />
tous, n’est pas une bonne prétendante pour la couleur<br />
dominante : le blanc si cher à Irène pour le mariage<br />
de son fils. Irène refuse cette union. C’est donc le noir<br />
qui réside dans le cœur de Jacqueline à cet instant où<br />
Irène lui refuse à son fils d’épouser la femme qu’il<br />
aime : Jacqueline. C’est comme une petite mort.<br />
Jacqueline doit le quitter ainsi que cet endroit qui lui<br />
rappelle cet amour impossible. Irène concède sur sa<br />
beauté, sa gentillesse, son dévouement… mais<br />
même la candeur de son visage, son jeune âge ne<br />
peuvent effacer les traces de sa vie passée, elles sont<br />
lisibles là, au creux de l’iris de ses yeux bleus. Elle<br />
porte le coup haut et gracile, un rien d’une Michèle<br />
Morgan ou Mercier à ses heures, ses longs cheveux<br />
se sont épris de la couleur du soleil, tant pis elle ne<br />
peut épouser Roger. Le fils de la maison n’est pas<br />
écrit sur sa ligne de vie, elle se résigne à le quitter en<br />
fuyant à nouveau. Elle est en deuil à nouveau, c’est le<br />
deuil d’un amour perdu.<br />
Elle va tenter le tout pour le tout. Saisissant<br />
l’occasion d’avoir appris qu’Antonio sillonnerait<br />
Marseille à la recherche de sa fille, elle choisit d’aller<br />
cacher son enfant en Normandie. Un saut de puce le<br />
temps de laisser la sienne à sa Sœur Ainée, Nicole,<br />
sous le prétexte bien innocent d’une nouvelle<br />
recherche d’emploi. En réalité, Jacqueline compte<br />
trouver un emploi fixe, une nouvelle nourrice, passer<br />
un peu de temps au soleil de Marseille avec ses amis<br />
et son amoureux, Roger, pour le convaincre de la
15<br />
marier un jour et permettre à sa maman d’embrasser<br />
leur cause d’amour.<br />
Annie est confiée à sa tante Nicole durant<br />
quelques semaines durant l’été 1965. Jacqueline va<br />
s’offrir quelques vacances, en jeune femme, à<br />
nouveau libre, sur le littoral méditerranéen, mener<br />
quelques recherches d’emploi, c’est du moins ce<br />
dernier point qui a amené sa sœur ainée à valider la<br />
garde momentanée de la petite. Sans doute<br />
Jacqueline a formé un projet dont elle a seule le<br />
secret… lequel ?… Elle en oublie un peu son enfant,<br />
ses obligations, à tel point que Nicole décide de se<br />
rendre à Marseille pour l’y retrouver à près de deux<br />
mois sans nouvelles. Elle lui remet sa progéniture et<br />
s’en retourne en Normandie. Jacqueline doit alors<br />
trouver une nounou en urgence. Ce seront Monsieur<br />
et Madame SERDAN, qui accueillent Annie, Par<br />
chance, ils habitent dans la même cour quartier du<br />
Panier. Roger le petit d'Irène flirte bon train avec<br />
Jacqueline, ils sont réellement amoureux. Roger a<br />
trouvé une bonne situation grâce à des études<br />
menées assidument. Il s’est engagé selon les<br />
convenances de Maman dans les voies du mariage.<br />
Jacqueline a dû abandonner la lutte sous peine de<br />
tout perdre : Roger, Irène, Michel et les autres. Roger<br />
conçu au fil des ans, deux beaux enfants.<br />
La vie n’aura pas permis qu’ils le connussent<br />
longtemps. Il s’est tué accidentellement quelques<br />
années plus tard en nettoyant son arme de service. Il<br />
n’avait pas 30 ans. Irène ne s’en est jamais remise.<br />
Le paradis marseillais est bien lointain<br />
Jacqueline a quant à elle largué les amarres pour<br />
son ancien port d’attache, Le Havre : c’est Janvier<br />
1967<br />
Pourquoi le Havre ? Mais à quel impérieux<br />
appel répond-elle ? C’est toujours à l’envers du<br />
bonheur ? Il faut qu’elle retourne de là où elle vient.<br />
Tant de souvenirs pourraient l’en empêcher pourtant !<br />
Sans doute porte-t-elle en son sein le besoin<br />
irrésistible d’exorciser le rejet qui creuse son<br />
existence. Ils, Eux, là-bas, la prendront coûte que<br />
coûte. Elle allait leur montrer qu’elle leur a survécu,
16<br />
qu’elle vit, qu’elle vivra. Il faut qu’elle retourne là-bas,<br />
d’où elle vient, Etretat, Gonfreville-l’Orcher, les cités,<br />
le Havre, le port, Sa ville. Elle en oublie au passage,<br />
l’arrachement de son enfant à sa terre natale, la<br />
culture pré et post-natale dans laquelle on l’a<br />
immergée, la Corse et ses odeurs, son maquis, ses<br />
montagnes, sa plage, la mer, les ruelles, sa langue,<br />
tout est déjà en Rosaglia… Jacqueline ne le sait pas.<br />
Elle l’arrache maintenant à sa terre d’asile le vieux<br />
port, le quartier du Panier, la Canebière, ses grands<br />
parents adoptifs et l’accent chantant. Un incident ?<br />
Une rupture ? Une violence invisible sur la vie<br />
d’Annie. Autant de fractures affectives qui feront se<br />
courber le dos, et qu’il sera nécessaire de<br />
consolider… un jour, redresser l’ossature de l’âme<br />
distordue. Elle s’est déjà forgée la gamine, et elle se<br />
forgera encore, un plâtre en béton armé pour les<br />
vicissitudes à venir. Elle suit ce que vit Jacqueline, et<br />
Jacqueline fait vivre à sa fille l’entrainement<br />
nécessaire à la future femme, qu’elle deviendra<br />
sûrement très tôt, tout comme elle. Elle entraine son<br />
enfant dans le plus pur sens du terme. C’est une<br />
endurance à l’existence à laquelle Annie se forme et<br />
se conforme, trop petite pour y penser. Elle a<br />
cependant déjà l’œil si noir.<br />
Annie est présente dans chacune des<br />
sinuosités que Jacqueline aborde sans fléchir. La<br />
gosse, elle trace la route comme on dit. Elle apprend<br />
à mettre les voiles quand chacun sait que la tempête<br />
les déchirera. Sa mère est un trois mâts qui se<br />
construit en dépit de sa disparition annoncée …<br />
m’man pourquoi tu prends la mer en pleine tempête ?<br />
Les voici en Normandie. Jacqueline fait un bref<br />
passage à la cité Arthur FLEURY, mais elle en retire<br />
très vite Annie qu’elle avait inconsidérément confiée<br />
aux griffes de sa famille. Elle cachera d’ailleurs à<br />
Annie durant de longues années ce qu’il s’y produisit,<br />
ce qu’elle n’aurait su dire. C’est ainsi, comme une<br />
marque, un sceau, une empreinte : Annie a presque 3<br />
ans maintenant.<br />
Le temps court vite. Jacqueline est Havraise<br />
depuis peu. La cité Arthur FLEURY ce n’est plus pour<br />
elle. Elle a trouvé rapidement un emploi. On ne sait
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où elle vit mais elle assure son enfant contre la vie,<br />
tout contre. C’est un avenir plein de ressemblance, de<br />
vraisemblance, comme un copié collé, un état<br />
fusionnel dans lequel la petite Annie se love par<br />
besoin d’amour.<br />
N’a-t’elle jamais raconté cette vie là ? Oui…<br />
elle le pu, juste avant la fin et juste après d’autres<br />
terribles souffrances. Même après des années elle<br />
s’est souvenue des hommes qui lui avaient fait si mal.<br />
Sans doute son corps aura voulu expirer avec la<br />
même violence les stigmates de l’enfance, dans un<br />
dernier soupir, à tout juste… exactement 30 ans<br />
après qu’elle eu mis Rosaglia au monde.