1 “Les Misères de Nicole Estienne ou les peines et tourments qu'elle ...

“Les Misères de Nicole Estienne ou les peines et tourments qu'elle endure durant ses
biographies”, "La Femme au XVII e siècle", Actes du colloque de Vancouver, University of
British Columbia, 5-7 octobre 2000, Biblio 17, 138, 2002, p 419-430.
Les Misères de Nicole Estienne
où se peuvent voir les peines qu'elle reçoit
durant ses biographies.
Hélène Cazes
Femme illustre en son temps, Nicole Estienne n'a laissé à la postérité qu'une seule
œuvre publiée, probablement à titre posthume : Les Misères de la femme mariée, où se
peuvent voir les peines et tourmens qu'elle reçoit durant sa vie. Mis en forme de stances,
par Mme Liebaut, poème de quelque 250 alexandrins imprimé à Paris chez Pierre Menier,
avec une épître dédicatoire de Claude Le Villain. Une réédition à Rouen, en 1597, est
attestée par le témoignage de Brunet 1 et, en 1619, Thomas d' Armosin redonne le texte, sous
une forme légèrement différente et sous le titre Discours pitoyable des lamentations de la
femme mariée. Ensemble des misères et tormens qu'elle endure sous un mauvais mary.
Depuis les Variétés historiques et littéraires d'Edouard Fournier, recueil d'études rédigées
vers le milieu du XIXème siècle 2, ce poème de Nicole Estienne, traité comme son œuvre
unique, est l'objet de lectures attentives et suivies, telles celles de Lucien Pinvert 3 ou Jean
Lavaud 4, jusqu'à la consécration d'une réédition chez Slatkine par les soins d'Ilana Zinguer 5
et la reconnaissance de Nicole comme une "voix féminine" 6.
Une gloire en clair-obscur…
Cependant, le renom de Nicole Estienne relève du clair-obscur : la gloire des Misères
de la femme mariée est un rai de lumière qui ne dissipe guère l'obscurité entourant la vie et
les œuvres de l'auteur. Et, de fait, le poème composé à la défense des femmes semble même,
parfois, faire ombrage aux autres pièces laissées par Nicole : des stances manuscrites à
l'éloge du mariage 7, outre des sonnets en réponse ou en pièce dédicatoire à d'autres recueils
1 III, 1074.
2 Tome 3, p 321-331.
3 Jacques Grévin (1538-1570), Paris, Fontemoing, 1899, p 26-34.
4 Philippe Desportes (1546-1606), Paris, Droz, 1936, p 68-71.
5 Misères et grandeur de la femme au XVIe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1982.
6 Moulin, Jeanine : Huit siècles de poésie féminine, Anthologie, Paris, Seghers, 1963, p 77-78 ; Albistur,
Maïté et Armogathe, Daniel : Histoire du féminisme français du moyen âge à nos jours, Paris, des femmes,
1977, p 111-114 ; Guillerm L., Guillerm J.-P., Hordoir L., Piéjus M.-F. : Le Miroir des femmes, tome II,
"Roman, conte, poésie au XVIe siècle", Lille, PUL, 1984 ; Yandell, Cathy : "Raconter le temps. La
réflexivité dans Les Misères de la femme mariée de Nicole Estienne", in Dans les Miroirs de l'écriture, La
réflexivité chez les femmes écrivains d'Ancien Régime, (Beaulieu J.-P. et Desrosiers-Bonin D., ed.),Montréal,
Paragraphes, 1998, p 49-60).
7 Indiquées par J. Lavaud, op cit p 68, ces Stanzes du mariage (BnF, Mss, 500 de Colbert, 500) sont l'objet
d'un article à paraître dans le recueil rassemblé en hommage à Nicole Cazauran. J'y présente les liens entre les
deux séries de stances de Nicole et donne le texte de ces vers jusque là inédits.
1

poétiques 1. Ces poèmes, si ce n'est pour la persévérance scrupuleuse de quelques érudits
soucieux d'exhaustivité, ne semblent guère susciter l'intérîet ni même éveiller la curiosité des
lecteurs modernes, pour qui le nom de Nicole Estienne est exclusivement associé aux
Misères. Un "cri", un "témoignage de femme", à qui rareté et étrangeté confèrent la plus
grande valeur, les Misères eclipsent des pans d'entière obscurité...
Un texte unique, cela est bien peu, pourtant, en comparaison de la notoriété que
connut Nicole de son vivant et dont les témoignages de ses contemporains. Citée aux côtés
des Dames des Roches et de Marguerite de Valois par Thomas Sébillet, dans la préface à sa
traduction de Anteros de Jean-Baptiste Fulgose 2, Nicole Estienne a les honneurs d'une
notice dans la Bibliothèque française d'Antoine Du Verdier et dans celle de La Croix du
Maine. L'un et l'autre mentionnent, outre des stances sur le mariage qui sont
vraisemblablement les stances demeurées manuscrites évoquées précédemment, des poèmes
français et un grand projet d'apologie des femmes. Ainsi, Du Verdier 3 espuisse le portrait
d'une femme illustre, appréciée pour sa conversation, auteur de plusieurs ouvrages :
Nicole Estienne, Parisienne, fille à feu Charles Estienne, femme de M. Jean Liebaut, Médecin à Paris,
a écrit en prose, une Apologie pour les femmes, contre ceux qui en médisent, non imprimée. Plus,
Contrestances pour le mariage, c'est-à-dire, Réponses aux Stances que Philippe des Portes a faites
contre le mariage. C'est une dame bien accomplie, tant en gaillardise d'esprit que grace de bien dire, à
ce que j'en ai vu, devisant une fois avec elle.
La Croix du Maine, sans la touche personnelle d'une rencontre avec Nicole, corrobore le
portrait et l'enrichit d'une histoire d'amour avec Jacques Grévin :
Nicole Estienne, Parisienne, fille de Charles Estienne, et femme de M. Jean Liebaut, tous deux
Docteurs en Médecine à Paris, desquels nous avons fait mention ci-dessus, ensemble de Jaques
Grevin, Médecin, lequel écrivit en sa faveur les Amours d'Olympe etc. Elle a écrit plusieurs Poësies
Françoises, non encore imprimées, et entre autres les réponses aux Stances du mariage écrites par Ph.
des P. Le Mépris d'Amour, non encore imprimé, non plus que les dites Stances. Davantage elle a
composé une Apologie ou Défense pour les femmes, contre ceux qui les méprisent. Ce livre est écrit
en prose, et n'est encore imprimé. Elle florit à Paris cette année 1584.
…sur fond polychrome
Cependant, hormis les Misères, point de trace dans les magasins d'imprimés : la
gloire littéraire de Nicole ne lui survécut guère. De fait, la postérité est bien démunie quand il
s'agit de dépasser les Misères et de préciser la notoriété de leur auteur. Or, la pauvreté
d'informations exactes, les infortunes de textes manuscrits perdus — ou, à tout le moins,
non encore découverts— génère paradoxalement des discours constants, sinon prolixes, sur
1 Lavaud, Jean : "Quelques poésies oubliées de Nicole Estienne", in Revue du XVIe siècle, 1931, p 341-351.
2 Contramours. L'Anteros ou Contramour (…) Paris, chez Martin le Jeune (…), 1581 : "(…) Aussi ont ia
commencé les Dames de France a bien escrire, et hautement dire (les deux princesses Marguerites, perles
incomparables naguères ornans nostre siecle. Les Dames des Roches, Poitevines : la damoiselle de la
Guéterie, a present Dame de Clermont : la dame de Liebaut, Parisiennes".
3 Bibliothèque Française, réed. avec les notes de La Monnoye, Paris, 1772-1773, Graz, Druck, 1969.
2

la personne, la vie, le caractère de Nicole Estienne. Cette femme à l'illustration obscure ne
sombre jamais totalement dans l'oubli ; néanmoins, la mémoire de Nicole Estienne n'est pas
cultivée pour elle-même jusqu'aux récentes études citées plus haut ; son souvenir est
transmis, voire déformé, par les méandres de mémoires incidentes, à l'occasion de
biographies concernant les membres de la famille Estienne, le poète Jacques Grévin, ou son
époux Jean Liébault. Du coup, le renom de Nicole fleurit dans les marges et les bas de page,
rarement sous son propre nom ; emblématiquement, celle qui entre dans l'histoire par les
petites portes de la parenté, de l'amour ou du mariage, se voit attribuer multitudes de noms :
Nicole Estienne lorsqu'elle est convoquée en tant que "fille de son père", elle est "Olympe"
pour qui se souvient de Jacques Grévin, "Dame Liébault" pour qui rappelle la femme
mariée.
La multiplicité des noms, tout comme l'abondance de petits paragraphes diffus dans
les encyclopédies et les dictionnaires, depuis le XVIIème siècle constitue la polychromie de
fond de notre clair-obscur : à défaut d'un nom et d'une biographie propres, savants et
lecteurs prêtent à Nicole trois noms et, pour le moins, trois vies. Cette notoriété seconde de
Nicole Estienne, oblique, aux origines tues et, peut-être, sans rigueur ni honnêteté, élabore
au fil des siècles, des reprises et des rectifications un personnage historiographique. Et c'est
sous ces traits incidents, parfois contradictoires, dans le flou du clair-obscur bibliographique
et la déformation du discours connexes que survécut la mémoire de notre femme illustre.
Aussi, qui se lance à la recherche de Nicole Estienne se doit confronter aux miroirs de
l'imaginaire : labyrinthique palais des glaces, les figures, les noms, les destins se succèdent,
se reprennent, se superposent, chacun des reflets portant trace de sa motivation centrale et
de son intention, jusqu'à ce que l'image se brouille dans les contradictions... La
documentation des sources n'est qu'illusoire fil d'Ariane en ce dédale, lorsqu'elle se révèle
effectivement lacunaire et fragmentaire, ruinée par les années de Ligue et par la négligence de
nos prédécesseurs en matière de femmes-écrivains. C'est alors dans le cadre, la marge, la
broderie, l'enluminure que les discours se découvriront : une mise en contexte et en intertexte
des discours historiques, lus et interprétés pour eux-mêmes, permet, non pas de remonter à
un portrait archétypal que nous penserions fidèle, mais de suivre, en aval, les enjeux et les
rêves qui donnent couleurs et vies au personnage de Nicole Estienne.
Le silence des sources
Car, en somme, que sait-on de Nicole en dehors de "on-dit" et d'idées reçues l'on ne
sait exactement d'où ni de qui, transmises obliquement comme des faits de notoriété
publique qu'il n'est guère nécessaire de justifier par une référence de bas de page? De date de
naissance, de date de mort, elle ne dispose pas : un acte notarial de 1563, signé de Nicole
Estienne et de son époux Jean Liébault, affirmant leur préemption sur les créanciers de son
père, Charles Estienne, tel est le seul document qui nous soit parvenu et concerne Nicole de
première et indiscutable main 1.
1 Inventorié par Renouard, Philippe : Documents sur les imprimeurs, libraires (…) ayant exercé à Paris de
1450 à 1600, Paris, 1901, Genève, Slatkine reprints, 1969, p 92.
3

On sait, par La Croix du Maine, que Nicole vivait en 1584 ; on lit chez Jacques
Grévin qu'elle était à son seizième printemps lorsqu'il la rencontra, en 1558 ou 1559 mais
l'information est moins sûre qu'il n'y paraît : d'inspiration pétrarquiste, les sonnets
amoureux de l'Olympe expriment le sentiment par le jeu des clichés et des conventions.
Ainsi, le "dixième jour d'avril", célébré comme la naissance à l'amour du poète, n'est pas une
date exacte : choisie pour sa valeur symbolique et littéraire (les amoureux rencontrent
toujours leur maîtresse en avril, depuis le grand Canzoniere), elle est aussitôt présentée
comme invention lorsque Grévin, dans un autre sonnet, confie avoir connu Nicole près de
six mois avant d'être frappé par l'amour.
Pareillement, la publication des Misères de la femme mariée ne porte pas d'année.
D'après le silence de La Croix du Maine et de Du Verdier sur l'impression des stances, la
publication ne peut être avant 1584. D'après les années d'activité de Pierre Menier, qui
travaille entre 1586 et 1587 puis reprend en 1595 jusque 1598, compte tenu d'une copie
rouennaise décrite de 1597, on peut la situer, avec vraisemblance en 1596. A cette année,
l'inventaire de décès de Jean Liébault 1 ne mentionne pas Nicole dans les ayant-droit.
Voilà pour les sources documentaires. C'est bien maigre. Et ce silence donne
naissance, au fil des siècles, à plusieurs légendes historiographiques. Car l'histoire donne à
Nicole Estienne plusieurs vies.
Le destin des Estienne : prodiges, ruines et exil
A partir de l'éloge de ses contemporains, qui est repris et amplifié par les
bibliographes des XVIIème et XVIIIème siècle, le personnage de Nicole Estienne est d'abord
façonné autour du destin imaginaire d'une enfant-prodige. Au siècle où Adrien Baillet
compose son "traité historique" Des Enfans rendus célèbres par leurs études 2 et y fait
figurer en bonne place Henri Estienne (1530-1598), cousin germain de Nicole, le talent
précoce de tout jeunes savants, polyglottes dès leurs premières années, démontre
l'excellence de la transmission humaniste du savoir : les petits prodiges témoignent de la
bonne "culture", par une éducation soignée et appropriée, d'une "nature propre à l'étude" 3.
Le culte de ces nouveaux génies des langues anciennes et de la rhétorique se développe au
XVIIème siècle, et, jusqu'au jeune Duc de Maine "auteur de sept ans", les recueils poétiques
ou philologiques d'enfants font fureur.
Or, la discordance entre le legs imprimé et l'abondance d'une œuvre laissée peu
accessible ou interrompue est l'un des motifs constants de ces hagiographies de savants
précoces : les enfants-prodiges connaissent un destin littéraire souvent tragique, où la mort
précoce suit le talent précoce, où les magnifiques et ambitions promesses des débuts sont
brisées par un accident, une maladie, une ruine financière, une disgrâce. Nicole Estienne —
que Baillet ne cite pas puisque les femmes sont, comme il s'en explique dans un chapitre
1Jérôme Pichon, Georges Vicaire, Documents pour servir à l'histoire des libraires de Paris, 1895, p 180.
2Amsterdam, 1688.
3Pour reprendre les termes du médecin espagnol Juan Huarte qui rédigea un traité "sur les esprits propres et
naiz aux sciences" en 1548.
4

"Des enfants de l'autre sexe", par nature impropres à l'étude— offre le parfait pendant à la
biographie déjà conventionnelle de son cousin Henri : par son appartenance à la même
famille, elle témoigne de la bonne eeducation dispensée aux enfants Estienne. Henri, éditeur
d'Horace à dix ans, collaborateur d'Ange Vergèce à douze ans pour le dessin des caractères
grecs de Garamond, dits "grecs du Roi", bref, précoce parangon des savoirs humanistes, ne
fit guère fortune à Genève, tenta sans succès un retour en France sous Henri III, ne parvint à
équilibrer les comptes de son imprimerie, malgré la production de dictionnaires et d'éditions
de référence. Ses biographes soulignent à l'envi le contraste entre les heureux débuts et
l'errance atrabiliaire des dernières années d'un grand humaniste. L'exil et les guerres de
religion sont citées (implicitement ou non) pour excuser et justifier la déchéance de l'enfantprodige.
Tel est notamment le cas chez l'historien J. A. de Thou 1 et chez Scévole de Sainte-
Marthe, tous deux cités par Adrien Baillet, lui-même proche des milieux jansénistes.
Dans ce cadre historiographique où la défense de l'édit de Nantes passe par l'éloge
des grands exilés et la dénonciation des injustices de l'Inquisition, la famille Estienne occupe
une position de premier plan. En effet, dynastie d'imprimeurs et savants fondée vers 1501
par Henri Estienne premier du nom, les Estienne fournissent les grands noms de la
typographie française, capables de rivaliser avec les Alde italiens ou les Plantin d'Anvers.
Or, Robert Estienne, fils aîné d'Henri (I), fut imprimeur royal pour le grec et l'hébreu, fut le
premier éditeur scientifique de la Bible en France —nous lui devons la séparation du flux en
versets— et fut réputé l'ami de François Ier, chargé de la bibliothèque de manuscrits grecs à
Fontainebleau, reçu à demande, honoré par des visites royales à son atelier. Vers 1549, sous
Henri II, pressé par les censeurs, Robert quitta Paris pour prospérer à Genève. Son
imprimerie fut reprise par son frère Charles, alors docteur régent de la faculté de médecine
de Paris, le père de Nicole. Tuteur légal de ses neveux, Robert (II) et Henri (II), fils de
Robert, Charles Estienne fit de mauvaises affaires, comparut pour dettes au Châtelet en
1557 et ses biens furent saisis par deux fois (1561 et 1563).
Dans la saga des ruines de la famille Estienne, les échecs financiers du talentueux
Henri (II), auteur du Trésor de la langue grecque en 1572, ouvrage unanimement célébré
comme inégalable monument du savoir, sont développés en écho par les malheurs de son
oncle Charles, brillant auteur de traités pédagogiques, traducteur de comédies latines et
italiennes, rédacteur de dictionnaires, éditeur de paradoxes et de guides, réduit à la faillite. Le
personnage de Nicole, fille de Charles, apparaît alors comme le pendant féminin et demeuré
parisien d'Henri (II). Tout comme les biographes négligent les autres enfants de Robert pour
mieux dépeindre Henri, Nicole est présentée comme la "fille unique" de Charles (et les deux
jeunes sœurs restent dans l'obscurité jusqu'à la publication des actes légaux de la liquidation
de 1561). La "fille de Charles Estienne" des Bibliothèques françaises devient ainsi, dans les
notes de La Monnoye sur Du Verdier :
Nicole, fille unique de Charles Estienne, étoit aimable et savante.
1 Voir, surtout, la compilation partisane du défenseur du protestantisme Antoine Teissier, en 1683 : Les
Eloges des hommes savans tirez de l'Histoire de M. de Thou... Londres.
5

et se perpétue chez l'historien des Estienne qui fait encore autorité 1:
Charles n'eut d'enfant qu'une fille, Nicole, née à Paris vers 1545.
Parallèlement, les éloges des contemporains sont amplifiés jusqu'à faire de Nicole
une femme d'exception, qui prend les traits, au XIXème siècle d'une enfant précoce au sort
rigoureux. Sous le signe de l'exagération, Antoine Teissier 2 réécrit au superlatif les notices de
La Croix du Maine et de Du Verdier :
Nicole Etienne, fille de Charles Estienne Médecin, et frère de Robert, laquelle fut mariée à Jean
Liébault Médecin : Et comme elle avoit infiniment de l'esprit, elle excella en la Poësie Françoise, et
fit un livre pour la défense des Femmes, contre ceux qui les méprisent.
Dans le même esprit, la notice du Dictionnaire historique de Moreri, reprise des
Bibliothèques françaises, vante l' "esprit" de Nicole et ne s'embarrasse guère de vérifier
qu'elle meurt sans laisser de livre postérieur à 1584 :
ETIENNE (Nicole) fille de Charles Etienne, et femme de Jean Liebaut, docteur en médecine, a ecrit
plusieurs poësies françoises entr'autres les responses aux stances du mariage, et le mépris d'amour.
Elle composa encore en prose l'apologie, ou defenses pour les femmes, contre ceux qui les méprisent.
Elle vivait encore en 1584 : on ignore l'époque de sa mort. Ses écrits n'ont point été imprimés...
A. A. Renouard, qui compose les Annales de la famille, prend soin de situer le destin
en écho de Nicole dans le contexte des talents précoces qui distinguent Charles et Henri (II).
Ainsi, il fait commencer la biographie de son père par la célébration de la "maison" Estienne
3:
L'éducation de Charles fut indubitablement la même que celle de ses deux frères, et comme eux il
sut en profiter, tout en donnant à la suite de ses études une direction moins subordonnée à la
profession paternelle. (…) quoique le jésuite Riccioli (Catalogus personarum post Christum
insigniorum) remonte trop haut lorsqu'il dit que dès 1510 Charles étoit déjà digne de remarque, on
doit croire qu'il avait très peu d'années de moins que ses frères. Il étoit encore jeune lorsqu'il se fit
recevoir Docteur en médecine de la Faculté de Paris : vers le même temps il fut choisi par le savant
Lazare de Baïf pour être le précepteur de Jean Antoine, son fils(…)
et il introduit Nicole, après une longue évocation de la faillite et de l'emprisonnement de
Charles, comme motif redondant de l'enfant-prodige au sort malheureux :
Ainsi que sa tante, femme de Robert, Nicole fut très instruite. Elle cultiva la littérature, écrivit en
prose, fit des vers, dont une Réponse aux Stances de Phil. Desportes sur le Mariage et aussi le
Mépris d'Amour. De ses divers ouvrages, le seul qui ait été imprimé est un in-8, intitulé "Les
1 Renouard, Antoine-Auguste : Annales de l'imprimerie des Estienne ou Histoire de la famille Estienne et de
ses éditions, Paris, Jules Renouard et Cie,1843(2). Réimpression : Martino Publishing, Mansfield Center
CT, 1999, p 361.
2 Op cit tome 1, p 369-370.
3 Renouard, op cit p 353.
6

Miseres de la femme mariée, où se peuvent voir les peines et les tourmens qu'elle reçoit durant sa vie
; mis en forme de stances par Madame Liébaut." Paris, Pierre Mesnier, sans date. C'est une pièce de
peu de pages.
Le titre de cet ouvrage suffiroit pour faire présumer que le mariage ne fut pas pour elle une cause de
bonheur. Son mari ne paroît pas non plus avoir eu une fort heureuse existence. Le désastre de leur
père les laissa probablement sans fortune ; et, enfin, en 1596, Liébault, dans un état voisin de
l'indigence, mourut presque subitement comme il venait de s'asseoir dans une des rues de Paris, sur
un banc de pierre. Nicole vivoit encore en 1584 ; j'ignore l'année de sa mort.
Autre hagiographe des Estienne dévoué à la cause des enfants-prodiges, Léon
Feugère, dans son Essai sur la vie et les ouvrages de Henri Estienne 1, utilise la figure de
Nicole pour vanter, dans l'imprécision bibliographique, l'érudition de la famille qui touche
"même" les femmes et rappeler la rigueur injuste des temps envers le prodige éponyme,
Henri : Les femmes même, dans cette famille, eurent un mérite supérieur. (…) Quant à Charles Estienne, il
eut une fille, dont quelques compositions littéraires attestent l'esprit délicat et cultivé. Nicole, c'était
son nom, unissant la beauté à l'instruction, fut recherchée en mariage et chantée par le poète Jacques
Grévin, sans que l'union qu'il avait désirée pût s'accomplir. Le médecin Liébaud fut son mari,
homme de beaucoup de savoir à ce qu'il paraît, mais que le sort traita avec autant de dureté que son
beau-père.
Le passage de Feugère est, en fait, une broderie autour de l'unique phrase consacrée à
Nicole par Maittaire, l'annaliste des Estienne en 1709, qui écrit, à propos de Charles :
Filiam reliquit Nicolaiam, quodque huic in illa familia sexui usu uenisse antea obseruatum est,
doctissimam : cuius nuptias cupiuit Jacobus Grevin, eoque anno 1579 defuncto adeptus est Joannes
Libaut, ambo medici (…) 2
La biographie originale de la Biographie universelle ancienne et moderne de 1855 3
développe les implications imaginaires du motif conventionnel de l'enfant-prodige déchu,
frappé par tous les coups du destin et mourant sans laisser de livre ni de succession :
Estienne (Nicole), fille du précédent, née à Paris vers l'an 1545, reçut une excellente éducation, et
acquit des connaissances assez rares chez les personnes de son sexe. Elle parlait et écrivait en
plusieurs langues avec autant de grâce que de facilité, composait des vers agréables, et était douée, dit
Lacroix du Maine, d'une gaillardise d'esprit qui charmait tout le monde. (…) On croit que Nicole
mourut dans un âge peu avancé, et plusieurs années avant son mari. Elle laissa, en manuscrit, une
Apologie pour les femmes, contre ceux qui en médisent. des Contre-Stances, ou Réponses aux
Stances de Desportes contre le mariage ; le Mespris d'Amour, et d'autres poésies.
Une formule d'Auguste Firmin Didot 4, en 1856, résume le rôle de figurante de son père
confié à Nicole :
1 Paris, Delalain, 1853.
2 Vita Stephanorum, Londini, 1709.
3 Sous la direction de Michaud, Paris, Delagrave, t 13 col 112.
4 Nouvelle Biographie générale, sous la direction de M le Dr Heofer, T 15, col 482-5, Paris, Firmin Didot
frères, 1856. On sait que les frères Didot rédig``erent personnellement les notices consacrées à la famille
Estienne.
7

Sa fille Olympe Nicole, femme instruite et qui écrivit en vers et en prose, eut également une
existence malheureuse.
A l'image des faillites de son père, qui sont interprétées comme désastreuse
conséquence des guerres de religion, l'infortune de l'œuvre de Nicole et les malheurs dont
son existence est jalonnée illustrent l'inique dureté du destin à l'encontre des Estienne. La
rêverie biographique, construite sur la pauvreté documentaire et la fascination romantique
pour l'enfant-prodige, transforme ainsi la femme savante admirée de ses contemporains en
objet de compassion prétexte à un discours patriotique sur la tolérance religieuse.
Les "misères" de Nicole
Fille Estienne, Nicole dispose en outre d'un titre supplémentaire à la gloire des
illustres malheureux : l'amour qu'elle inspira à Jacques Grévin, immortalisé par le poète dans
le recueil de l'Olympe. Evoquée sobrement par La Croix du Maine, l'affaire amoureuse de
Nicole-Olympe et Jacques Grévin nourrit d'abondantes et contradictoires continuations
chez les biographes. Le succès de l'histoire tient d'abord à la similarité narrative de l'épisode
avec le rôle imparti à la fille Estienne : lui-même présenté comme enfant-prodige, Jacques
Grévin quitte la France pour un exil difficile en 1560 et meurt, jeune, en 1570. Ami de
Florent Chrétien — compatriote, élève et ami d'Henri (II) Estienne avec qui il publie des
paraphrases grecques des Psaumes en 1564—, Jacques Grévin est, dans le discours
protestant, le double vertueux de Charles Estienne : auteur dramatique et médecin, comme le
père de Nicole, il incarne exemplairement les promesses rompues et destins trop tôt
interrompus des persécutés.
Aussi, Nicole est éclairée par les feux de la postérité de Jacques Grévin. Dès les
Eloges tirez de l'histoire de M. de Thou par Antoine Teissier et le Dictionnaire Historique
de Moreri, les biographies de Grévin citent les unes comme les autres le passage de Du
Verdier sur Nicole à propos du premier amour du poète. La rupture elle-même, non
documentée et sur laquelle contemporains et intéressés demeurèrent discrets, n'est pas
commentée dans cette première mouture du roman d'amour. Le propos n'en est pas, en
effet, de démêler fautes ou responsabilités des parties, mais de faire rejaillir sur l'une et
l'autre la gloire de l'amant ou de la maîtresse.
Ainsi, la notice de Moreri, représentative de cette tradition historiographique qu'elle
résume, fait l'éloge de la précocité de Grévin, mentionne Nicole comme inspiratrice et
annonce sans jugement le mariage de celle-ci avec Jean Liébault.
GREVIN (Jacques) médecin natif de Clermont en Beauvaisis avait acquis beaucoup de réputation au
XVIe siècle. Il savoit les langues, les belles lettres, la philosophie, et fut médecin, non de la
duchesse de France, comme le marque La Croix du Maine, mais de la duchesse de Savoie. Dès l'âge
de 13 ou 14 ans, il fit paraître une tragédie intitulée César, et deux comédies françaises, savoir La
Thresorière et Les Esbahis. Ces pièces furent alors admirées, et la jeunesse de l'auteur étonna encore
plus. Ses autres poésies françaises sont un volume de ses Amours, intitulé Olympe, contenant des
sonnets, chansons, odes, pyramides, villanelles, et autres pièces, imprimé à Paris chez Robert
8

Etienne en 1560, in 8°. Grévin composa toutes ces pièces pour Nicole Etienne, fille de Charles
Etienne, médecin, et frere de Robert, laquelle fut mariée à Jean Liebaut, médecin. (…)
Dans ces relations au ton ostensiblement objectif, l'amour de Grévin illustre Nicole,
tandis que la famille Estienne (mentionnée trois fois en deux lignes) illustre le jeune auteur.
Cependant, le mystère entourant la rupture ouvre la porte à toutes les hypothèses sur les
motifs et les modalités de la rupture.
Dans les notices consacrées à Charles Estienne, La Caille et, à sa suite, Niceron 1,
écrivent la première version — celle de "conciliation"— de la séparation des amants. Selon
une logique narrative définie par la biographie exemplaire d'enfants-prodiges et d'amants
malheureux, l'extrapolation respecte tout à la fois les convenances, la morale, la passion
mutuelle éternelle et le principe de la cruauté du destin. Au prix d'une minime erreur
chronologique, situant l'exil de Grévin à la cour de Turin dix ans plus tôt, La Caille présente
le roman des amants que seule la mort sépara. Le mariage de Nicole prend place après la
mort de Jacques et semble une résignation (Nicole "fut mariée", passivement...) :
Il mourut à Paris en 1564 et laissa une fille nommée Nicole Estienne, de qui Jacques Grevin Medecin
de la Duchesse de Savoie devint amoureux, et qu'il rechercha en mariage, ce qui luy donna même
occasion de composer en vers son Olympe en deux parties. Mais la mort l'ayant surpris le 5 de
novembre 1570 agé de 29 ans, elle fut mariée au sieur Liebaut. Elle était sçavante et composa
plusieurs Poësies françaises, et une Apologie ou defense pour les femmes contre ceux qui les
mesprisent 2 .
Cette version des faits, malheureuse mais sans offense, recueille les suffrages des
historiens de la famille Estienne durant le XIXème siècle. Satisfaisante pour l'honneur de
tous et d'un chacun, elle contribue à l'effet d'accumulation des coups du destin sur la
personne de Nicole et est harmonieusement complétée par le tableau misérabiliste de la mort
précoce de Nicole ou de la pauvreté des époux Liébault. Ainsi, la Nouvelle Biographie de
Michaud propose l'argument d'un lai, où, éperdue de chagrin, résignée à un mariage sans
teneur, Nicole se laisse mourir après son amant:
Jacques Grévin, médecin de la duchesse de Savoie, l'aima avec passion, et célébra sa beauté dans des
vers dont il publia le recueil sous le titre de l'Olympe. Nicole lui fut fiancée ; mais il mourut en 1570
et elle épousa Jean Liébaut. On croit que Nicole mourut dans un âge peu avancé, et plusieurs années
avant son mari.
Les frères Firmin Didot, plus modérés, se contentent de faire errer Olympe dans les
noirceurs de la misère et de faire mourir son époux dans la rue.
Le poète Jean Grévin, qui devait l'épouser, mourut après avoir célébré, dans son recueil de poésies
intitulé Olympe, le mérite et la beauté de sa fiancée. Mariée ensuite au médecin Liébault, Olympe
vécut dans la misère, et son mari mourut presque d'inanition, dans une des rues de Paris, en 1596.
Parmi les écrits qu'elle a laissés, on remarque celui qui est intitulé : Les Misères de la femme mariée,
1 R.P. Niceron : Memoires pour servir à l'histoire des hommes illustres … Paris, 1736. Article Charles
Estienne : "Il mourut à Paris l'an 1564, âgé d'environ 60 ans, laissant une fille nommée Nicole Estienne, dont
Jaques Grevin, Medecin de la Duchesse de Savoye, devint amoureux, et qu'il rechercha en mariage ; mais ce
medecin étant venu à mourir le 5. novembre 1570. âgé de 29 ans, elle fut mariée à Jean Liebaut, Docteur en
Medecine. Elles estoit sçavante et composa plusieurs Poésies Françoises, et une Apologie pour les femmes,
contre ceux qui les mesprisent. Mais tout cela n'a point été imprimé".
2 La Caille, Histoire de l'imprimerie, Paris, 1689.
9

où se peuvent voir les peines et les tourments qu'elle reçoit durant sa vie, mis en forme de stances par
Madame Liébault.
Mais d'autres biographes de Grévin entrent avec plus de passion dans un débat qui
leur devient personnel. Quand les "tenants" de la mort précoce de Grévin proposent une
version sans tranchant, où nul ne rompt ni n'est abandonné, ils éludent la grande question
d'amour-propre du "qui". Dès le milieu du XVIIIème siècle, le point n'est plus évité. La
première interprétation, probablement soufflée par les plaintes amoureuses de l'Olympe,
prétend que Nicole refusa Grévin. Ainsi, dans la Bibliothèque du théâtre français depuis
son origine 1, le Duc de la Valliere reproche implicitement sa froideur à Nicole. Le jeu des
pronoms personnels et l'emploi du terme "Maîtresse" laissent même entendre que l'intimité
des amoureux fondait les espoirs matrimoniaux de Grévin :
Jacques Grevin (…) dès l'âge de 15 ans, fut amoureux de Nicole Estienne, fille de Charles Estienne
Médecin. Il lui adressa plusieurs Poésies galantes, qu'il fit ensuite imprimer, et qu'on trouve
rassemblées dans un volume intitulé l'Olympe, Paris, 1561. Malgré ses vers, malgré sa constance,
Jean Liebaut Médecin, et Auteur de la Maison Rustique, lui fut préféré, et épousa sa Maîtresse.
A. A. Renouard affecte de ne point trancher tout en indiquant subrepticement son
penchant : comment une jeune femme saurait-elle résister à un recueil de sonnets pour elle
composé? et par un homme apprécié des grands, renommé avant l'âge et si attachant?
Elle fut recherchée en mariage par Jacques Grevin, de qui on a plusieurs ouvrages estimés, qui, dès
1560, imprima à Paris, chez Robert, diverses poésies, et entre autres une réunion de vers amoureux
sous le titre de l'Olimpe. Il paraît que ce fut dès ce temps-là que le mariage fut rompu (…). Grevin
fut-il refusé ou fit-il retraite? je l'ignore, mais il ne tarda point à faire un nouveau choix ; et il étoit
marié lorsque Marguerite de France, duchesse de Savoie, reconnaissant son mérite, l'emmena à Turin
où il la servit non-seulement comme médecin, mais comme un conseiller qui lui fut plus d'une fois
utile. Il y mourut en 1570, âgé de moins de trente ans, et fut regretté par la duchesse(…) 2
Dans cet esprit, Lucien Pinvert, le biographe dévoué de Jacques Grévin, s'intéresse
au personnage dans la mesure où il jette sur son poète l'éclat de la famille Estienne et justifie
les sonnets amoureux ; néanmoins, s'il tire Nicole de l'imprécision historique, Pinvert, sous
couvert d'ignorance, retourne la responsabilité de la rupture. Selon sa réécriture 3, l'épisode
n'a rien qui puisse humilier l'honneur ou l'amour-propre de Grévin, puisque le prompt
mariage du jeune homme et le rappel de la faillite de Charles Estienne donnent à lire qu'il fut
l'auteur de la rupture ; aussi, l'ignorance sans parti pris est-elle simulée, ce que trahit
d'ailleurs l'approximation bibliographique prétendant que Grévin est "généralement"
présenté comme le refusé :
Le mariage ne se fit pas. J'ignore pourquoi on lit généralement dans les biographes que Grévin fut
refusé. Rien ne défend de penser qu'il ait opéré une retraite volontaire. Tout ce que nous savons avec
certitude, c'est que chacun des jeunes gens se pourvut ailleurs.
1Genève, Slatkine reprints, 1969, (Dresde, 1768) t 1 p 145.
2Renouard, ibid.
3Jacques Grévin (1538-1570), Paris, Fontemoing, 1899, p 32.
10

Vingt-trois ans plus tard, en 1922, Pinvert retrace l'épisode et le resserre. Dans la
préface de son édition Garnier des œuvres de Grévin 1, il s'étend longuement sur la passion
du jeune poète, défend même Nicole contre qui lui reprocherait sa froideur, et en une phrase,
évoque la tragédie d'un amour sans suite :
Grévin, cela est certain, a aimé une jeune fille gracieuse et sérieuse : en vrai amant, il se désole d'une
froideur qui n'était sans doute que de la réserve, et qui ne me paraît même pas avoir été excessive
(…)"Olympe ou rien", parole d'amoureux. Grévin n'épousa pas Nicole Estienne. Il se maria, nous
ignorons quand et dans quelles conditions. Elle se maria aussi.
Cependant, malgré la défense ostentatoire de Nicole, malgré l'incise "cela est certain",
l'exclamation "parole d'amoureux" implique sans dire que la légèreté fut celle de Grévin...
Le parti pris d'Albert-Marie Schmidt 2, dans sa notice sur Grévin en 1953, est bien
moins nuancé : il ne peut tout simplement admettre que la poésie ne gagne pas cœurs et
mariage. Sous sa plume, Nicole méprise l'amour ; double bourgeois d'une Hélène de Surgères
fustigée par Marcel Raymond, elle paie de son aigreur et de ses malheurs le mauvais choix
de sa jeunesse :
En 1560, il publie son Olimpe : il y prouve de reste qu'il est aussi habile dans l'art d'aimer
vainement et de soupirer harmonieusement que dans celui d'animer la scène d'un théâtre. L'objet de
ses soins superflus est une Nicole Estienne, fille du typographe-médecin Charles Estienne. Il tente
d'abord d'enchanter par ses plaintes rythmiques cette froide et chaste fille. Puis il invente un moyen
érudit de surmonter sa résistance et traduit à son intention l'opuscule de Plutarque : De la maniére de
se conduire en mariage. Frivole inquiétude : elle finit par lui préférer le médecin dijonnais Jean
Liébault. D'ailleurs, juste vengeance des Muses outrées, elle regrette toute sa vie son choix
imprudent et se distingue par la rancune qu'elle nourrit contre les obligations matrimoniales, ainsi
qu'en témoignent les stances vives et sarcastiques qu'elle intitule : Les Miseres de la Femme mariée.
Car, à chercher le comment, le quand et le pourquoi de la séparation des prodiges, les
biographes en viennent bien souvent à prendre parti et, de ce parti pris, à continuer la
rêverie historique en vengeance du sort. Les coups du destin qui frappent Nicole paraissent
alors une juste revanche, posthume, de l'amant rejeté. Et il importe alors, pour la bonne
harmonie du récit, qu'un mariage malheureux de Nicole fasse pendant au mariage heureux de
Jacques Grévin.
La mal mariée
Narrativement, ce retour du bâton qui frappe la fiancée infidèle s'intègre à merveille
au "discours pitoyable sur les Estienne". Le mari de Nicole, Jean Liébault, médecin réputé
pour ses ouvrages, ses traductions et, apparemment, ses traitements, fut assez apprécié de
ses contemporains pour figurer parmi les auteurs français retenus par Du Verdier et La
Croix du Maine. Cependant, dès le début du XVIIIème siècle, il est introduit dans les
développements biographiques comme un double de Charles Estienne. Et la fin de la vie de
Nicole prend les couleurs de l'infortune, jusqu'au paroxysme romantique de la misère dont
Firmin Didot, vers 1856, est le peintre le plus osé. Faisant mourir d' "inanition" le docteur
1 Théâtre complet et poésies choisies de Jacques Grévin, Paris, Garnier, 1922, p XXV.
2 Poètes du XVIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p 737.
11

égent Jean Liébault dans la rue, détournant le témoignage de Pierre de l'Estoile 1, il suggère
un dénuement extrême, lorsque Jean Liébault, médecin de Catherine de Bourbon, rentier et
propriétaire, devait être un "bon parti"...
De fait, reprenant un passage tiré d'une lettre de Gui Patin, sans autre fondement que
cette digression ponctuelle, une tradition d'inspiration ou de sympathie protestante
construit la légende de la médiocrité et de la pauvreté de Jean Liébault. L'érudit libertin liait
en effet la déchéance du gendre à celle du beau-père et inteegrait Liébault au cycle des
Estienne par la mention élogieuse de Robert, écrivant à André Falconet 2:
Pour ce qui est de Jean Liebaud, c'était un médecin bourguignon qui ne fit jamais fortune. Il étoit
gendre de Charles Estienne, qui mourut accablé de dettes dans le Châtelet. Après cette mort, Liebaud
s'en alla mourir à Dijon, son pays. Sa femme s'appelait Nicole Estienne ; elle étoit nièce du grand
Robert Estienne lequel quitta Paris après la mort de François Ier, se voyant privé de son bon maître
et persécuté par les Sorbonistes, pour se retirer à Genève. Ce livre de La Maladie des femmes, de
Liebaud, n'est qu'une traduction de Marinellus, qui l'avait fait en italien sous le titre de la Comara.
Dès lors, les historiens de la Bourgogne ont fort à faire pour redorer la mémoire de
leur médecin illustre. Faisant feu de tout bois, les réhabilitations régionales de Philibert
Papillon, en 1742, puis de C.-F.-T.Muteauet J. Garnier en 1858, utilisent l'affaire Grévin
pour affirmer la supériorité de leur homme sur le poète refusé. Ainsi, Papillon, dans la
Bibliothèque des auteurs de bourgogne 3, met au service de son sujet le renom des Estienne
et celui de Grévin :
Jean Liébaut, né à Dijon, Médecin de la Faculté de Paris. Liébaut avoit fait sa Rhétorique au
Collège de la Marche, et sa Philosophie dans celui de Beauvais. Charles Etienne lui trouva assez de
mérite pour lui donner en mariage Nicole Etienne, sa fille, distinguée par sa science, et qui préféra
Liébaut à Jacques Grevin, bel esprit de ce tems-là. (…)
Pareil dispositif est retenu dans la Galerie bourguignonne 4, tandis que la misère
réputée des dernières années est imputée à Charles Estienne :
La réputation qu'il s'était acquise détermina son mariage avec Nicole Estienne, fille du célèbre
imprimeur et distinguée elle-même par sa science, qui lui donna la préférence sur Jacques Grévin, bel
esprit de ce temps-là. Malheureusement les revers de fortune de son beau-père exercèrent une fâcheuse
influence sur la vie de Liébaut, qui mourut dans un état voisin de l'indigence. (…)
La responsabilité alléguée de Charles dans la pauvreté putative des époux Liébault
est reprise jusqu'au motif et au cliché par les historiographes des XIXème et XXème siècles.
Pour Renouard, "le désastre de leur père les laissa probablement sans fortune ; et, enfin, en
1596, Liébault, dans un état voisin de l'indigence, mourut presque subitement comme il
venait de s'asseoir dans une des rues de Paris, sur un banc de pierre". Dans la Biographie
1 Mémoires-journaux, Paris, 1875-1896, t 7 p 65 ; "Le médecin Liébault, homme docte, mourust sur une
pierre où il fut contraint de s'asseoir, en la rue Gervais-Laurent à Paris".
2 Lettres de Gui Patin, éd par J.H. Reveillé-Parise, 3 t., Paris, 1846, t 3, p 444, Lettre DCXVIII.
3 Tome 1, Dijon, Philippe Marteret, 1742, p 411-412.
4 C. F. T. Muteau et J. Garnier, à Dijon, Picard-Lamarche et Paris, Durand-Dumoulin, 1858-1860. t 2, p
158-160.
12

universelle ancienne et moderne de Michaud , "le revers de fortune qu'éprouva Charles
Estienne rejaillit sur lui : il passa sa vie dans un état voisin de l'indigence et mourut le 21 juin
1596, à Paris, sur une pierre où il avait été contraint de s'asseoir rue Gervais-Laurent". Pour
Pinvert 1, "ce n'est pas l'héritage de Charles Estienne qui avait pu enrichir ses enfants".
Or le dénuement des époux Liébault relève de l'imaginaire. Contredit par toutes les
sources documentaires, 2 il a pour fonction de proposer un contraste parfait entre les
promesses et la déchéance d'une enfant-prodige, une symétrie cohérente entre le père et
l'époux de l'héroïne, une convergence de tous les événements vers le malheur... Il importe,
pour le bon déroulement de l'histoire racontée, pour que Nicole reste la femme savante
"digne fille d'un Estienne" 3 et la nièce d'un grand homme injustement persécuté, qu'elle soir
malheureuse. Maittaire soulignait dès 1709 que, fille de médecin, Nicole épousa un médecin
après avoir été courtisée par Jacques Grévin, omettant alors que ce dernier était lui aussi
médecin... La similarité de profession, la traduction par Liébault du Praedium rusticum de
Charles Estienne ancrent une identification de l'un à l'autre ; la ruine de Jean Liébault devient
alors une répétition de la faillite de Charles Estienne.
La fin malheureuse de la biographie reste un motif obligé, quand bien même Liébault
serait lavé du soupçon de l'échec intellectuel et financier. A défaut de la banqueroute, c'est
l'amertume de Nicole qui empêche son bonheur. Lucien Pinvert, en 1899 et en 1922, met à
jour et réfute la légende tenace de la misère du médecin dijonnais. Ce n'est cependant pas
pour chanter les joies de la vie de Nicole avec un autre que Grévin. De fait, son étude,
monument d'érudition et d'exactitude, témoigne sans cesse d'un attachement profond et
personnel du chercheur pour le poète. La biographie incidente de Nicole Estienne bénéficie,
par rebond, de la même attention. Et l'on devine, dans les extrapolations sur la "jeune fille
sérieuse" mais pas trop farouche de l'introduction à l'édition Garnier comme un
débordement de l'affection pour Grévin qui rejaillirait sur Nicole. Dans ce mouvement,
Pinvert trie le bon grain de l'ivraie historiographique mais ne renonce pas à la grande histoire
d'amour de ses protagonistes : il a rendu 10 ans d'exil à Grévin, ce qui lui interdit la
conciliation d'une seeparation par la mort. Il refuse alors à Nicole un mariage satisfaisant.
En 1931, Jean Lavaud, à qui nous devons l'identification et la publication de poésies
inédites de Nicole Estienne, reconnaît les mérites de Liébault mais clame le malheur conjugal
de Nicole. Dépourvu du motif de la ruine, il élabore des hypothèses sur les raisons de la
tristesse du mariage, préférant le vagabondage rêveur à une mise en cause de l'idée reçue 4:
Cette union ne paraît pas avoir été fort heureuse. Après quelques années calmes au cours desquelles
elle chante les douceurs du mariage, Nicole semble s'aigrir et regretter la sujétion dans laquelle la
plonge son état de femme mariée. On a donné pour cause de ce mécontentement la situation
embarrassée de Liébault, guère plus heureux en affaires que son beau-père. On s'est appuyé, pour
soutenir cette affirmation, sur le témoignage de Guy Patin qui, dans une de ses lettres, dit qu'il ne fit
pas fortune.
1Jacques Grévin... p 54.
2 Voir Pichon et Vicaire, op cit. et Stein, H : Nouveaux Documents sur les Estienne, imprimeurs parisiens,
Paris, 1895.
3 Pinvert, ed. Garnier, p XXV.
4 "Quelques poésies oubliées de Nicole Estienne", in Revue du XVIe siècle, 1931, p 341-351.
13

Un inventaire après décès des biens de Liébault, du 12 décembre 1596, semble prouver le contraire.
(…) Tous ces faits n'indiquent pas une situation précaire. S'il y eut de la froideur dans le ménage,
peut-être provenait-elle du choc de deux humeurs contraires. Par son métier, le médecin savait,
comme il l'a écrit, "que la femme n'est animant mutile ni imparfaict, mais foible et maladif",
connaissance qui n'implique pas, d'ailleurs, qu'il eut excellent caractère. Il se peut aussi que l'esprit
de Nicole ait été aigri par la dureté des temps au cours des guerres de religion et des crises
économiques qui en furent la conséquence, et déçu par des ambitions mondaines ou littéraires
insatisfaites. (…)
Si Jean Lavaud appuie ses conjectures sur une piètre conception de la nature
féminine, sans rapport avec la documentation biographique, et interprète la vie de Nicole
aux lueurs de l'amertume 1, il se fonde, en apparence, sur l'œuvre la plus connue de Nicole :
Les misères de la femme mariée. Eclairant l'auteur par son poème, repoussant implicitement
l'idée qu'une complainte contre le mariage puisse être générale et concerner, essentiellement,
tous les mariages — et non pas seulement les mauvais mariages — il cherche dans les
incompatibilités d'humeurs ou les caractères l'explication de la triste fin de Nicole : si la
faute n'est pas imputable à Liébault, elle vient donc de Nicole. Mais faute il doit y avoir.
Paradoxalement, les lecteurs modernes de Nicole, qui relisent les Misères de la
femme mariée à la lumière nouvelle des études féminines et s'intéressent à Nicole pour ellemême
et non pour son destin de fille Estienne ni de fiancée de Grévin, ne s'éloignent pas de
cette attitude de commisération. Ilana Zinguer, dans son introduction, insiste sur la sincérité
des stances de Nicole, même si elle l'intègre à un malheur général des femmes 2:
Ce qu'elle exprime si bien, c'est ce qu'elle a elle-même vécu dans sa propre chair, il n'y a à cela aucun
doute. Nous ne saurons ignorer la profondeur de sa frustration. Elle la crie à toutes les lignes. Elle a
vécu, comme toutes les femmes d'alors, la contrainte du mariage comme une répression.
Les reprises textuelles de clichés pétrarquistes sont alors interprétés comme un
ressassement nostalgique par une femme désenchantée des poèmes qui lui furent adressés
dans sa jeunesse. A l'exact opposé des préjugés de Lavaud, les lectrices engagées de Nicole
lui refusent, sous un nouveau prétexte, le droit ou la possibilité d'une vie qui ne soit
marquée par le malheur.
Nicole, mariée à Jean Liébault, doit, pour l'histoire légendaire des Estienne, pour
l'éloge de Jacques Grévin, pour une lecture des Misères de la femme mariée, être une femme
malheureuse 3. Parfois sur le seul titre des Misères de la femme mariée, nombreuses sont les
1 Le paragraphe suivant évoque la "laideur" de Nicole, inférée de la réponse spirituelle de celle-ci à un sonnet
galant, tandis que la fin de l'article imagine une Nicole Estienne romantique, travestie en perpétuelle
insatisfaite du XIXème siècle.
2 Op cit p 20.
3 Pour Cathy Yandell("Raconter le temps. La réflexivité dans Les Misères de la femme mariée de Nicole
Estienne", in Dans les Miroirs de l'écriture, La réflexivité chez les femmes écrivains d'Ancien Régime,
(Beaulieu J.-P. et Desrosiers-Bonin D., ed.),Montréal, Paragraphes, 1998, p 52), "l'œuvre semble inspirée par
le mariage de Nicole Estienne et de Jean Liébault, bien que le texte s'étende au-delà des bornes d'un recueil
autobiographique".
14

extrapolations biographiques qui font de Nicole une épouse déçue, amère, triste jusqu'à
l'évocation mélodramatique d'une misère imaginaire.
Le dogme du malheur semble si harmonieusement accordé aux intentions discursives
des lecteurs de Nicole à travers les siècles qu'il pourrait bien constituer un obstacle à la
lecture ouverte de ses œuvres. Ainsi, captivés nous-mêmes par une figure imaginaire
construite selon nos attentes culturelles et nos rêves post-romantiques, nous risquerions de
refuser aux "Stances du mariage" manuscrites, de 1572, le statut que nous accordons aux
Misères de la femme mariée, celui d'une œuvre. Et, ce faisant, pour sauvegarder une lecture
romanesque des Misères, nous serions tentés de les isoler de leur contexte historique, en
particulier de la querelle lancée par les "Stances contre le mariage" de Desportes...
Ces réflexions ne prétendent pas arrêter une vérité, retrouvée par delà les temps, sur
Nicole Estienne : elles ont pour ambition d'écouter, dans les rêveries et les silences des
biographies, la polyphonie d'une représentation imaginaire ; construite sur le thème premier
de Du Verdier, développée dans la tonalité de la célébration des Estienne, elle reprend à la
dominante des promesses déchues d'enfants-prodiges, s'amplifie avec l'entrée du thème de
Jacques Grévin et se conclut avec reprise de la faillite en récapitulation. A moins que ce ne
soit un roman...
15