14.07.2013 Views

La gloire de la poste - Jeanne Cordelier

La gloire de la poste - Jeanne Cordelier

La gloire de la poste - Jeanne Cordelier

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LA GLOIRE DE LA POSTE<br />

Pièce en un acte<br />

JEANNE CORDELIER


Du même auteur<br />

Livres<br />

<strong>La</strong> Déroba<strong>de</strong>, Hachette, 1976<br />

<strong>La</strong> Passagère, Hachette/Mazarine, 1981<br />

Premier bal, avec Julien Bigras, Hachette, 1981<br />

Chez l’Espérance, Hachette, 1982<br />

Malpara<strong>de</strong>, Hachette, 1985<br />

Sang et Plumes, Hachette, 1987<br />

Äng<strong>la</strong>-Camille, Interculture, 1989 (en suédois)<br />

À l’Arraché, <strong>La</strong>ttès, 1990<br />

<strong>La</strong> Mort <strong>de</strong> B<strong>la</strong>nche-neige, Éditions Stock, 1993<br />

<strong>La</strong> Passion selon Gatien, Éditions Stock, 1995<br />

Du riz aux <strong>la</strong>rmes, Publibook, 2000<br />

Descendre à Bonne-Nouvelle, Alteredit, 2001<br />

L’Instruit, Alteredit, 2003<br />

Théâtre<br />

Qui est Farid ? 1986<br />

Camille <strong>de</strong>s Anges, 1987<br />

<strong>La</strong> porte du chien, 1987<br />

Autres<br />

<strong>La</strong> Louve du Capitole, Interprétation, n° 21, 1978<br />

Les Camps du p<strong>la</strong>isir, In France Magazine, n° 12, 1979<br />

<strong>La</strong> Femme aux mille noms (entretiens), Écrivains contemporains, Jean Royer, Éditions <strong>de</strong><br />

l'Hexagone, 1982<br />

Le Secours <strong>de</strong> mon Cor, 100 Idées, 1987<br />

Le Fil (en suédois : Trå<strong>de</strong>n, Ankan, Vol. 1 :1), 1988<br />

Un Fâcheux Malentendu (en suédois : Ett bek<strong>la</strong>gligt missförstånd, Ackord), 1991<br />

Lettre à Jacques Bofford, Le temps d'une lettre, Jacques Bofford, Éditions <strong>de</strong> Magrie, 1992<br />

L’Enfant porteur, Nervure, Tome V, n° 8, 1992<br />

Rätten till kärlek, Barnets bästa, En mångkulturell antologi, IKC, 1993<br />

Publications en ligne :<br />

www.jeannecor<strong>de</strong>lier.com<br />

i


© <strong>Jeanne</strong> Cor<strong>de</strong>lier, 1991-2004<br />

iii


LES PERSONNAGES<br />

LA GLOIRE, cinquante ans, gros<br />

L’ÉLOQUENT, vingt-cinq ans, très mince<br />

LA MORT, trente ans, très mince<br />

PUTAIN, quarante-cinq ans, ron<strong>de</strong>lette<br />

MARIÉE, vingt ans, potelée<br />

LA GLOIRE DE LA POSTE<br />

PERSONNE, entre trente et quatre-vingt ans, menue<br />

SATRAPE, soixante ans, bossu<br />

DEUX INFIRMIERS<br />

LE DÉCOR<br />

Un espace vi<strong>de</strong>, fermé par <strong>de</strong>s stores japonais en papier pelure. Derrière ces stores on<br />

entrevoit <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> combat <strong>de</strong> rue.<br />

Sur <strong>la</strong> scène, dos tourné au public, un homme évolue en étirant <strong>de</strong>vant les stores un fil<br />

<strong>de</strong> salive imaginaire.<br />

Il porte une tenture rouge, à <strong>la</strong> manière d’une cape, retenue autour <strong>de</strong> son cou par une<br />

cor<strong>de</strong>lière noire tressée. Sous sa cape, il n’a qu’un slip kangourou. Ses pieds sont nus.<br />

Sa tête est coiffée d’un képi <strong>de</strong> facteur.<br />

4


LA GLOIRE DE LA POSTE<br />

LA GLOIRE Tournant <strong>la</strong> tête vers le public. J’en aurais bientôt terminé. Un temps,<br />

durant lequel l’homme continue d’évoluer, en étirant son fil. Voilà, c’est fait ! Face<br />

au public, sur un ton triomphal. Je viens <strong>de</strong> délimiter mon jardin secret ! Ramassant<br />

un bâton qu’il tient dans sa main droite tel un sceptre. Et maintenant il me faut un<br />

titre... Pourquoi pas celui <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire <strong>de</strong> <strong>La</strong> Poste, puisque pendant plus <strong>de</strong> trente<br />

ans, j’ai servi <strong>la</strong> noble administration. Relevant légèrement <strong>la</strong> visière <strong>de</strong> son képi.<br />

<strong>La</strong> Gloire <strong>de</strong> <strong>La</strong> Poste ! Grimaçant. Trop long. <strong>La</strong> Gloire tout court, il faut oser. <strong>La</strong><br />

Gloire, point ! <strong>La</strong> Gloire, donc, voici mon titre. Je saurais l’honorer, tout au long <strong>de</strong><br />

cette représentation, celle-ci dût-elle se poursuivre jusqu’à l’aube !<br />

Un personnage habillé <strong>de</strong> guenilles surgit <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière un store japonais. Il a <strong>la</strong> tête<br />

ceinte d’un ban<strong>de</strong>au noir. Sur <strong>la</strong> partie qui couvre le front est brodé en fils dorés:<br />

L’Éloquent.<br />

L’ÉLOQUENT Désignant le public du doigt. Regar<strong>de</strong>-les !<br />

LA GLOIRE <strong>La</strong> Gloire.<br />

L’ÉLOQUENT Regar<strong>de</strong>-les <strong>La</strong> Gloire... Vois-les se rétracter au fond <strong>de</strong> leurs<br />

fauteuils, comme <strong>de</strong>s escargots dont tu aurais touché les cornes... Ils n’avaient pas<br />

pensé qu’on puisse les gar<strong>de</strong>r... Ils étaient là, venu passer une heure ou <strong>de</strong>ux, pas<br />

plus... Certains pour digérer après un bon dîner... Je te parierais même qu’il y a <strong>de</strong>s<br />

ceintures <strong>de</strong>sserrées.<br />

LA GLOIRE L’air outré. Oh ! Ils oseraient... Ce qui serait bien mal nous considérer.<br />

Mais peut-être as-tu raison... On comprend à <strong>la</strong> mine et aux gestes <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> <strong>La</strong><br />

Gloire, qu’il invite son interlocuteur à se présenter. L’Éloquent pointe son in<strong>de</strong>x<br />

vers son front, puis <strong>de</strong>vant l’expression obtuse <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire, y frappe trois fois.<br />

L’Éloquent. S’éloignant <strong>de</strong> quelques pas, comme pour lui-même. Un titre comme<br />

un autre.<br />

L’ÉLOQUENT P<strong>la</strong>ît-il ?<br />

LA GLOIRE Rien.<br />

L’ÉLOQUENT Pourtant... t’arrive-t-il souvent <strong>de</strong> parler ainsi tout seul ?<br />

LA GLOIRE Jamais. Je parle toujours avec moi-même, surtout quand je me trouve<br />

dans mon jardin secret.<br />

L’ÉLOQUENT Regardant autour <strong>de</strong> lui. Oh, pardon ! Rien ne m’indiquait...<br />

LA GLOIRE Ce n’est pas grave. Si j’aime m’y retirer, arrive toujours le moment où je<br />

m’y ennuie... Alors si quelqu’un passe... Je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas qu’on s’y arrête, je n’en<br />

mérite pas tant... Mais simplement qu’on le traverse, ce<strong>la</strong> me distrait un instant.<br />

L’ÉLOQUENT Tu t’ennuyais quand j’y ai fait irruption ?<br />

5


LA GLOIRE Non, mais ça n’al<strong>la</strong>it pas tar<strong>de</strong>r, je manque totalement d’imagination.<br />

L’ÉLOQUENT À te voir, on penserait plutôt que tu en possè<strong>de</strong>s une, débordante ! <strong>La</strong><br />

Gloire se rengorge en souriant. Mais dis-moi, tu <strong>la</strong>isses entrer n’importe qui dans<br />

ton jardin ?<br />

LA GLOIRE J’ai <strong>la</strong> faiblesse d’être éclectique... mais approche… Le bras gauche<br />

entourant les épaules <strong>de</strong> l’Éloquent. Dixième rang, troisième fauteuil en partant <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> gauche, celui-là n’est-il pas en train <strong>de</strong> se curer les <strong>de</strong>nts ? ...<br />

L’ÉLOQUENT Hé<strong>la</strong>s !<br />

LA GLOIRE On ne <strong>la</strong>isse rien se perdre !<br />

L’ÉLOQUENT Moue dégoûtée. De véritables tripes ! Recu<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> quelques pas et<br />

considérant <strong>La</strong> Gloire. Mais toi, dis-moi, tu n’as pas souvent dû faire maigre dans<br />

ta vie.<br />

LA GLOIRE Je me suis empiffré c’est vrai... C’était là ma façon <strong>de</strong> compenser le<br />

manque d’amour.<br />

L’ÉLOQUENT Un grand manque...<br />

LA GLOIRE Hochant <strong>la</strong> tête. Immense ! Mais c’est fini, je ne porte plus rien <strong>de</strong><br />

soli<strong>de</strong> à mes lèvres. Comme tu me vois ici, je vis sur mes réserves.<br />

L’ÉLOQUENT Combien aimerait pouvoir en faire autant ! Mais on vient... On entend<br />

<strong>de</strong>s pas. Sois prêt à me cacher car je suis recherché.<br />

LA GLOIRE Ouvrant sa cape. Qui sont tes poursuivants ?<br />

L’ÉLOQUENT P<strong>la</strong>qué contre <strong>La</strong> Gloire face au public. Tous les braves gens. Sur<br />

quelle p<strong>la</strong>nète vis-tu pour ignorer qu’ici on fait <strong>la</strong> chasse aux gueux ?<br />

Les pas se rapprochent, promptement <strong>La</strong> Gloire referme sa cape. <strong>La</strong> Mort sort <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>rrière un store japonais. Elle est vêtue d’une chasuble noire et porte sur l’épaule une<br />

faux dont le poids l’accable. Elle n’accor<strong>de</strong> pas un regard à <strong>La</strong> Gloire.<br />

LA MORT Je suis <strong>la</strong>sse. Le manche que je tiens entame chaque jour davantage mon<br />

épaule, déjà bien décharnée. Désignant le public <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête. Que ne suis-je point<br />

grasse comme eux, ou bien nourrie du moins ? Bien nourrie, le poids <strong>de</strong> mon outil<br />

me serait plus léger. J’aurais moins d’effort à faucher. Faucher <strong>de</strong>s os que seule<br />

protège une pellicule <strong>de</strong> peau est éreintant et guère p<strong>la</strong>isant... Mais tel est mon lot,<br />

dès lors que <strong>la</strong> faim gagne. Levant sa faux. Des os, <strong>de</strong>s os, <strong>de</strong>s os ! <strong>La</strong>issant<br />

tomber sa faux. Et pour <strong>la</strong> plupart encore tendres... On m’a rendue indigne ! Mon<br />

rôle à l’origine n’était point celui-ci.<br />

L’ÉLOQUENT Sortant <strong>la</strong> tête. Quel était ton rôle à l’origine ?<br />

6


LA MORT Hautaine. Écourter <strong>la</strong> souffrance <strong>de</strong>s hommes.<br />

L’ÉLOQUENT Noble rôle.<br />

LA MORT Ramassant sa faux. Par Thanatos, il le fût ! Je gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce temps béni une<br />

tenace nostalgie, moi qui suis réduite aujourd’hui à n’être que l’exécutrice <strong>de</strong>s<br />

tyrans, affameurs, mercantis, et autres bandits !<br />

L’ÉLOQUENT S’avançant pru<strong>de</strong>mment vers <strong>La</strong> Mort. Certes, ta besogne est peu<br />

ragoûtante, mais tu en as ! Sais-tu combien comme moi en manque ?<br />

LA MORT Sèchement. Je sais ! Tes pareils ne m’atten<strong>de</strong>nt même pas. Dédaignant<br />

mes offices, ils en finissent seuls. S’essuyant le front dans sa chasuble. Note, que<br />

je ne m’en p<strong>la</strong>ins pas... Car si en plus il fal<strong>la</strong>it être sur tous les fronts à <strong>la</strong> fois, à<br />

court terme j’y <strong>la</strong>isserais ma peau...<br />

L’ÉLOQUENT Recu<strong>la</strong>nt d’une <strong>la</strong>rge enjambée. Qui s’en p<strong>la</strong>indrait...<br />

LA MORT Si tu crois m’insulter ! Aux hommes il y a longtemps j’ai passé le re<strong>la</strong>is...<br />

Je suis un prête-nom, rien d’autre. Et d’ailleurs, te voilà malgré toi témoin <strong>de</strong> ma<br />

disgrâce, puisque au moment où nous <strong>de</strong>visons, <strong>de</strong>rrière ces parois, on crève<br />

allègrement.<br />

L’ÉLOQUENT Un doigt sur les lèvres. Chut... on dirait...<br />

LA GLOIRE Ouvrant sa cape. Des pas... Décidément ! Mon jardin secret serait-il<br />

<strong>de</strong>venu <strong>la</strong> salle <strong>de</strong>s pas perdus !<br />

L’Éloquent décoiffe <strong>La</strong> Gloire et s’enveloppe entièrement dans <strong>la</strong> cape avec lui. De son<br />

côté, <strong>La</strong> Mort se drape dans sa chasuble avec sa faux. Putain sort <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière un store<br />

japonais. Elle porte une combinaison <strong>de</strong> cuir noir, <strong>de</strong>s bottines noires, <strong>de</strong>s gants en<br />

cuir noir. Elle est coiffée d’un casque <strong>de</strong> cuir noir, comme en portaient autrefois les<br />

motocyclistes. Dans <strong>la</strong> main droite elle a un fouet, et sur son gant un coup-<strong>de</strong>-poing<br />

américain. Elle marche vers <strong>La</strong> Mort en faisant c<strong>la</strong>quer son fouet et en renif<strong>la</strong>nt.<br />

PUTAIN Tournant autour <strong>de</strong> <strong>La</strong> Mort. Tu pues toujours autant ma vieille ! <strong>La</strong> Mort<br />

hausse les épaules l’air dédaigneux. Putain s’avance au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène et renifle<br />

le public. À moins que ce ne soit eux... Eux, qui étaient venus pour se distraire un<br />

peu... S’amuser d’une farce ! Et puis on les surprend et les voilà qui suent. Vous<br />

avez raison <strong>de</strong> transpirer, parce que c’est le bor<strong>de</strong>l ! Je suis ici pour vous en avertir,<br />

afin que vous ne soyez pas surpris en sortant... Si vous osez le faire... Tous les lieux<br />

publics ont été pris d’assaut par les gueux, l’Hôtel <strong>de</strong> Ville lui-même est investi !<br />

L’ÉLOQUENT Bondissant <strong>de</strong> sous <strong>la</strong> cape et sautant en l’air. Hippie !<br />

PUTAIN Modère ton enthousiasme L’Éloquent, nombre <strong>de</strong> tes amis sont morts dans<br />

les affrontements. Venant ici, j’en ai enjambé cent... Les trois <strong>de</strong>rniers ressemb<strong>la</strong>ient<br />

fort à tes enfants.<br />

L’ÉLOQUENT Arrachant <strong>la</strong> faux <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> <strong>La</strong> Mort. Je les vengerais !<br />

7


LA MORT Ma faux ! Plus que mon outil aujourd’hui elle est ma distinction, rends-<strong>la</strong>moi<br />

L’Éloquent !<br />

L’ÉLOQUENT Tu trembles... Tu crains que l’on te prenne pour l’une <strong>de</strong>s nôtres... Ta<br />

maigreur et ta pâleur, il est vrai, n’en feraient pas douter nos persécuteurs... C’est<br />

bien, apprends ce qu’est <strong>la</strong> peur, toi, qui l’a tant semée.<br />

<strong>La</strong> Mort fait le mouvement <strong>de</strong> se jeter sur L’Éloquent, mais Putain <strong>la</strong>nce son fouet qui<br />

s’enroule autour <strong>de</strong>s chevilles <strong>de</strong> <strong>La</strong> Mort qui vacille.<br />

L’ÉLOQUENT Avant <strong>de</strong> disparaître. Adieu Putain, Adieu <strong>La</strong> Gloire... À tout à<br />

l’heure <strong>La</strong> Mort.<br />

PUTAIN Attendrie. Je l’aimais bien...<br />

LA MORT Il reviendra. Il le faut pour ma faux.<br />

LA GLOIRE Ouvrant sa cape. Si entre-temps tu vou<strong>la</strong>is te cacher...<br />

LA MORT Surprise. Serais-je aimé par quelqu’un ici bas ?<br />

LA GLOIRE Par moi <strong>de</strong>puis ce jour où me rasant j’ai vu dans mon miroir ce que les<br />

femmes voient quand d’aventure elles me regar<strong>de</strong>nt, l’image d’un mou, d’un<br />

pleutre, d’une chiffe, qui a toujours léché les bottes <strong>de</strong> ses supérieurs... <strong>de</strong> bien<br />

petites bottes pourtant, on pourrait dire <strong>de</strong>s bottines... et <strong>de</strong> bien pâles supérieurs.<br />

P<strong>la</strong>cés <strong>de</strong>vant une fenêtre on voyait au travers... Pas <strong>la</strong> moindre épaisseur...<br />

Néanmoins et trente ans durant j’ai mis <strong>de</strong>vant eux le genou à terre. Ramassant son<br />

képi pour se coiffer avec. Moi <strong>La</strong> Gloire <strong>de</strong> <strong>La</strong> Poste ! Que j’admire L’Éloquent, sa<br />

fougue, son courage, sa révolte !<br />

PUTAIN S’il en revient, j’en ferai mon amant.<br />

LA MORT À condition qu’il y consente !<br />

PUTAIN Pourquoi n’y consentirait-il pas ? J’ai <strong>de</strong> beaux restes... Faisant <strong>de</strong>s doigts le<br />

geste <strong>de</strong> palper <strong>de</strong>s billets. Et j’ai même <strong>de</strong> <strong>la</strong> galette !<br />

LA MORT Tes restes et ton argent font un beau paravent, mais crois-tu tout pouvoir<br />

dissimuler <strong>de</strong>rrière ?<br />

PUTAIN Je n’ai rien à cacher, que veux-tu insinuer par-là ?<br />

LA MORT Moqueuse. Oh ! Rien du tout.<br />

PUTAIN Faisant c<strong>la</strong>quer son fouet. C’est dans ton intérêt, car <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux pour<br />

l’heure si tu l’as oublié… Nouveau c<strong>la</strong>quement <strong>de</strong> fouet. C’est moi qui suis armée !<br />

LA MORT Se réfugiant dans les bras <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire. Putain !<br />

8


PUTAIN Railleuse. Chacun ses titres <strong>de</strong> noblesse !<br />

LA GLOIRE Refermant sa cape sur <strong>La</strong> Mort. Comme il m’est délicieux <strong>de</strong> te tenir<br />

enfin, moi qui t’ai tant cherché...<br />

LA MORT Et ça te fait trembler...<br />

LA GLOIRE Mais ce n’est pas <strong>de</strong> peur...<br />

LA MORT Se trémoussant. Je sens... L’affaire est alléchante, hé<strong>la</strong>s, tu me comprends,<br />

je ne puis rien pour toi. Vantard, comme le sont les hommes, si je m’abandonnais, tu<br />

irais c<strong>la</strong>ironner: Moi, <strong>La</strong> Gloire, j’ai baisé <strong>La</strong> Mort ! Et ma réputation déjà mauvaise<br />

en serait encore entachée.<br />

LA GLOIRE Je ne dirais rien, je te le jure... Et pour que tu en sois bien sûre, outre ma<br />

semence, tu prendras ma vie.<br />

LA MORT Au public. Il me tente.<br />

<strong>La</strong> Gloire et <strong>La</strong> Mort disparaissent sous <strong>la</strong> cape. Le képi <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire tombe. Putain<br />

joue à le dép<strong>la</strong>cer avec son fouet.<br />

PUTAIN Décidément elle a toujours le <strong>de</strong>rnier mot...<br />

Un temps. Entre Mariée essoufflée.<br />

MARIÉE Portant <strong>la</strong> main gauche à son front, dans <strong>la</strong> droite elle tient un bouquet <strong>de</strong><br />

fleurs d’oranger. Ah ! Mon dieu, je me serais trompée <strong>de</strong> pièce.<br />

PUTAIN Trompée... Quand tu arrives à point pour sauver <strong>La</strong> Gloire !<br />

MARIÉE Éberluée. <strong>La</strong> Gloire ?<br />

PUTAIN <strong>La</strong> Mort s’en était emparée... Elle était sur le point <strong>de</strong> l’achever...<br />

Comprends-tu l’importance <strong>de</strong> ton rôle, sauver <strong>La</strong> Gloire !<br />

MARIÉE Se dissimu<strong>la</strong>nt le bas du visage <strong>de</strong>rrière son bouquet. Excusez... ?<br />

PUTAIN Doucereuse. Tu es toute excusée… Mais <strong>la</strong>isse-moi te regar<strong>de</strong>r, il y a si<br />

longtemps que je n’ai vu une mariée d’aussi près... Que c’est beau tout ce b<strong>la</strong>nc, que<br />

c’est frais. Dis-moi, tes bas le sont aussi ?<br />

MARIÉE Frais ?<br />

PUTAIN Frais, ça m’étonnerais ! Tu as couru et puis... Un jour pareil ! Oublions ces<br />

détails. Dis-moi plutôt où se cache le marié ?<br />

MARIÉE Justement, je le cherche. Figurez-vous qu’il m’a quitté sur le parvis, juste<br />

après <strong>la</strong> cérémonie, pour aller avec ses amis enterrer sa vie <strong>de</strong> garçon.<br />

9


PUTAIN Tiens ! Les coutumes changent, d’ordinaire ça se faisait <strong>la</strong> veille ! Caressant<br />

le voile <strong>de</strong> Mariée. Pauvre enfant, trompée, les anneaux à peine échangés.<br />

MARIÉE Trompée ?<br />

PUTAIN Habitue-toi à l’être, après <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> leur journal, tromper leurs femmes est<br />

l’occupation favorite <strong>de</strong>s hommes... Et je sais <strong>de</strong> quoi je parle.<br />

MARIÉE Regardant autour d’elle. Je veux sortir d’ici.<br />

PUTAIN Par où ?<br />

MARIÉE Impatientée. Mais enfin, je suis bien entrée !<br />

<strong>La</strong> Mort sort <strong>de</strong> sous <strong>la</strong> cape <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire, qui apparaît lui aussi. Mariée leur tourne le<br />

dos.<br />

LA MORT Soulevant le voile <strong>de</strong> Mariée. Le tout est <strong>de</strong> se souvenir par où...<br />

MARIÉE Sursautant. D’où sortez-vous ? Qui êtes-vous ?<br />

LA MORT Ce ton ! Sais-tu bien à qui tu t’adresses ?<br />

MARIÉE Troublée. Justement...<br />

LA MORT Narquoise. Quand tu sauras... Mais d’abord d’où sors-tu, toi, et qui es-tu ?<br />

MARIÉE Comme je viens <strong>de</strong> le dire à Madame <strong>La</strong> Putain...<br />

PUTAIN Putain suffit, inutile d’en rajouter.<br />

MARIÉE Secoue <strong>la</strong> tête Un temps. Je sors <strong>de</strong> l’église et comme vous le voyez, je suis<br />

<strong>la</strong> mariée.<br />

LA MORT Tendant <strong>la</strong> main à Mariée. Enchantée.<br />

MARIÉE Bien que je n’ai jamais serré main plus g<strong>la</strong>cée je ne vous crois pas... <strong>La</strong> Mort<br />

sans sa faux !<br />

LA MORT Se drapant dans sa chasuble. Si on l’osait, on me traiterait d’usurpatrice !<br />

MARIÉE Je n’ai pas voulu vous vexer. Chacun a le droit <strong>de</strong> s’approprier le titre qui lui<br />

p<strong>la</strong>ît, mais celui-ci une fois décliné, <strong>la</strong>issez aux autres le choix d’y croire ou pas.<br />

LA MORT Et si je réfutais le tien ?<br />

MARIÉE Comment... J’ai tout <strong>de</strong> <strong>la</strong> mariée, l’habit… Retirant son gant et montrant<br />

son anneau, pendant que <strong>de</strong> l’autre main elle agite le bouquet. …les accessoires…<br />

Rabattant son voile sur son visage. Tout ce qu’on ne peut pas voir...<br />

10


PUTAIN Une fois j’ai rêvé <strong>de</strong> me marier en b<strong>la</strong>nc... c’était il y a longtemps.<br />

LA GLOIRE Ramassant son képi, le caressant. Il va falloir nous séparer, l’ami...<br />

Après trente ans d’union, c’est dur, je le comprends... Mais si je veux durer, être<br />

crédible, dès lors que le temps est aux preuves, il me faut bien coiffer <strong>la</strong> couronne <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>uriers... Moins enveloppante, certes, moins chau<strong>de</strong>, moins protectrice que toi, mais<br />

je n’ai pas le choix... C’est ce<strong>la</strong> ou l’oubli... Jetant son képi dans <strong>la</strong> salle. Adieu et<br />

souviens-toi que tu coiffas un homme, dont le premier souhait était d’apporter <strong>de</strong><br />

bonnes nouvelles à ses semb<strong>la</strong>bles.<br />

Ri<strong>de</strong>au<br />

<strong>La</strong> Gloire, par terre, est en boule sous sa cape. Putain et <strong>La</strong> Mort, dans un coin, jouent<br />

aux cartes. Leurs mains leur servent <strong>de</strong> support. Mariée arpente <strong>la</strong> scène en effeuil<strong>la</strong>nt<br />

son bouquet.<br />

MARIÉE Il m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à <strong>la</strong> folie, pas du tout... Il<br />

m’aime...<br />

L’ÉLOQUENT Surgissant <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière un store japonais armé <strong>de</strong> <strong>la</strong> faux. Il ne t’aime<br />

plus !<br />

MARIÉE Quoi ?<br />

L’ÉLOQUENT Il portait bien un costume b<strong>la</strong>nc... Un œillet rouge à <strong>la</strong> boutonnière,<br />

vingt ans pas plus, il avait <strong>de</strong>s yeux c<strong>la</strong>irs...<br />

MARIÉE C’est lui !<br />

L’ÉLOQUENT Courant porter secours à l’un <strong>de</strong>s miens, j’ai trébuché, et ma faux a<br />

tranché le cou <strong>de</strong> ton époux.<br />

Mariée tombe à genoux.<br />

LA MORT Ta faux ! Et quoi encore ?<br />

L’ÉLOQUENT Rendant <strong>la</strong> faux à <strong>La</strong> Mort. Reprends-<strong>la</strong>.<br />

LA MORT Tu me <strong>la</strong> rends poisseuse.<br />

L’ÉLOQUENT J’ai vengé mes enfants... Disparais maintenant.<br />

LA MORT Si je pouvais... Mais quelle terre me voudrait, moi qui l’ai tant peuplée.<br />

PUTAIN Elle nous ferait pleurer.<br />

L’Éloquent et <strong>La</strong> Gloire s’entretiennent à voix basse. <strong>La</strong> Mort avec sa chasuble astique<br />

le manche <strong>de</strong> sa faux.<br />

MARIÉE Ma vie finie...<br />

11


PUTAIN Au contraire elle commence ! Tu vou<strong>la</strong>is sortir, et bien viens, je connais le<br />

chemin...<br />

L’ÉLOQUENT Tu l’emmènes ?<br />

PUTAIN C’est son souhait.<br />

L’ÉLOQUENT Lequel... De finir au bor<strong>de</strong>l ? À Mariée. Plutôt que d’aller te souiller,<br />

bats-toi à nos côtés.<br />

LA GLOIRE Je vais m’y battre moi, il faut mériter ses <strong>la</strong>uriers.<br />

MARIÉE Mais me battre pourquoi ?<br />

L’ÉLOQUENT Pour <strong>la</strong> cause <strong>de</strong>s gueux ! Un temps. N’as-tu donc jamais entendu<br />

parler d’eux ?<br />

MARIÉE Secouant <strong>la</strong> tête. Jamais, sont-ils nombreux ?<br />

L’ÉLOQUENT Ils sont <strong>de</strong>s milliers ! Et c’est nous faire insulte que <strong>de</strong> l’ignorer !<br />

Agitant sa main <strong>de</strong>vant le visage <strong>de</strong> Mariée. Tu n’es pas aveugle pourtant... Ni<br />

sour<strong>de</strong>... Ne les entends-tu pas hurler ? Mariée secoue <strong>la</strong> tête en signe <strong>de</strong> négation.<br />

L’Éloquent <strong>la</strong> regardant sous le nez et se tapant le front. Alors tu es...<br />

MARIÉE Je suis veuve.<br />

LA MORT À mon tour <strong>de</strong> remettre ton titre en question. Comment croire à une veuve<br />

habillée en mariée ?<br />

PUTAIN Tirant Mariée par le bras. Assez bavardé, viens !<br />

L’ÉLOQUENT Tirant Mariée par l’autre bras. Reste ! C’est en enfer qu’elle va<br />

t’emmener.<br />

MARIÉE N’y suis-je point déjà ?<br />

PUTAIN À L’Éloquent. <strong>La</strong>isse-moi l’emmener et <strong>de</strong> gueux que tu es, je te ferais<br />

proxo ! Demain tu marcheras du crocodile aux pieds et <strong>de</strong> l’hermine au cou... Tu<br />

porteras chapeau, gants et canne à pommeau. <strong>La</strong> moustache ! Des liquettes sur<br />

mesure... Au petit doigt un diam qui fera cligner les yeux <strong>de</strong> toutes les femmes !<br />

L’ÉLOQUENT Je ne mange pas <strong>de</strong> ce pain-là !<br />

PUTAIN Ni <strong>de</strong> celui-là, ni d’autre, est-ce là ton indigence !<br />

L’ÉLOQUENT Il n’y a pas <strong>de</strong> honte à être pauvre, il y en a, à se vendre !<br />

LA MORT Dans les <strong>de</strong>nts !<br />

12


LA GLOIRE Je ne voudrais pas me mêler, mais c’est à Mariée <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r.<br />

MARIÉE Je suis veuve.<br />

LA GLOIRE Ça ne change rien.<br />

MARIÉE On voit bien que ce n’est pas vous !<br />

LA GLOIRE C’est là tout mon drame... Ce n’est jamais moi... C’est toujours presque...<br />

Tenez, juste avant que vous n’arriviez, j’al<strong>la</strong>is perdre...<br />

MARIÉE <strong>La</strong> vie, je sais.<br />

LA GLOIRE Et d’avantage !<br />

MARIÉE Et d’avantage ? Que peut-on perdre <strong>de</strong> plus que <strong>la</strong> vie ?<br />

LA GLOIRE Hésitant. Le fil <strong>de</strong> ses pensées...<br />

MARIÉE Ce<strong>la</strong> se retrouve...<br />

LA GLOIRE Se <strong>la</strong>issant tomber sur le cul. Hé<strong>la</strong>s !<br />

MARIÉE À Putain. Je veux perdre le mien.<br />

L’ÉLOQUENT Lâchant le bras <strong>de</strong> Mariée. Ne jamais retenir celui qui veut partir...<br />

Cependant, dis-toi bien que <strong>de</strong>hors on s’écharpe ! Pour <strong>de</strong>s yeux innocents le<br />

spectacle est insupportable. Partout du sang... Il en pleut même...<br />

LA MORT Ça va <strong>de</strong> mal en pis ! À chaque instant qui passe, je sens trembler mon<br />

trône.<br />

L’ÉLOQUENT Quitte-le si tu l’oses et sers à mes côtés...<br />

LA MORT Les gran<strong>de</strong>s causes... Je suis si fatiguée.<br />

PUTAIN À Mariée. Tu es baguée ! Le désordre a toujours été propice aux affaires !<br />

En mariée tu vas faire un malheur, en veuve aussi d’ailleurs. Touchant leurs<br />

vêtements. Nous n’aurons qu’à changer. À ton premier nous prendrons le paquet !<br />

Les fleurs <strong>de</strong> nos jours coûtent si cher.<br />

Putain et Mariée sortent.<br />

L’ÉLOQUENT Que le diable t’emporte !<br />

PUTAIN Voix OFF. Il ne t’a pas attendu pour le faire !<br />

L’ÉLOQUENT Quel gâchis ! Ce crime comme tant d’autres, <strong>de</strong>vra-t-il rester impuni ?<br />

Debout <strong>La</strong> Gloire ! Du nerf ! Le moment est venu <strong>de</strong> cueillir tes <strong>la</strong>uriers...<br />

13


LA GLOIRE Je ne suis plus si sûr <strong>de</strong> vouloir m’en coiffer...<br />

L’ÉLOQUENT Lâche !<br />

LA GLOIRE Il y a si longtemps, qu’à force, on s’y fait.<br />

L’ÉLOQUENT Crève !<br />

LA GLOIRE À <strong>La</strong> Mort. Je suis prêt.<br />

LA MORT Excuse-moi, mais j’ai mieux à faire...<br />

L’ÉLOQUENT À <strong>La</strong> Mort. Tu me suis ?<br />

LA MORT Pour fuir l’ennui.<br />

L’Éloquent et <strong>La</strong> Mort sortent.<br />

LA GLOIRE Je me suis séparé trop tôt <strong>de</strong> mon képi... Par ce geste une fois <strong>de</strong> plus j’ai<br />

failli... S’il ne m’élevait pas, encore qu’il me grandissait <strong>de</strong> quelques centimètres, il<br />

me protégeait <strong>de</strong>s maux <strong>de</strong> tête... Sans lui je souffre, vous ne pouvez imaginer<br />

combien ! C’est à vomir ! Et comme j’ai le ventre vi<strong>de</strong>, c’est bile, amertume et<br />

chagrin que j’éructe... Toutes mes eaux usées y passent ! S’enveloppant <strong>de</strong> sa cape.<br />

Plutôt que <strong>La</strong> Gloire, il m’eût fallut me baptiser: L’Égout... or ce<strong>la</strong> suppose un<br />

courage que je n’ai point... Amorphe, comme vous, j’attends... Je ne sais quoi, ma<br />

<strong>de</strong>rnière heure peut-être ? Tandis que L’Éloquent monte à l’assaut <strong>de</strong> mille ! Je n’en<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas autant. Une heure me suffirait. Une heure <strong>de</strong> <strong>gloire</strong> qui, à elle seule,<br />

ba<strong>la</strong>yerait toute <strong>la</strong> médiocrité d’une vie... Je ne le dirais pas <strong>de</strong>vant elle, car ça <strong>la</strong><br />

vexerait, mais ce n’est pas <strong>de</strong> <strong>La</strong> Mort dont j’ai peur. J’ai peur que l’on me mette en<br />

terre avec ma lâcheté... Que je sois contraint à cohabiter avec elle dans un espace<br />

aussi réduit que celui d’une bière m’horrifie ! Chez moi, même si ce n’est pas bien<br />

grand, un petit <strong>de</strong>ux pièces, propre et coquet, qui aurait volontiers accueilli une<br />

femme, mais elle n’est pas venue... Un temps. Moi-même où vou<strong>la</strong>is-je en venir...<br />

Ah oui ! Chez moi, nous pouvons encore nous éviter, mais dans <strong>la</strong> tombe, imaginez,<br />

je l’aurais sur le dos comme cette cape ! Elle m’étouffera, peuplera mon <strong>de</strong>rnier<br />

sommeil <strong>de</strong> cauchemars... Il me faut agir sans tar<strong>de</strong>r... Une cloche sonne. Serait-ce<br />

mon g<strong>la</strong>s que l’on sonne ?<br />

Personne entre avec une cloche à <strong>la</strong> main.<br />

PERSONNE Le veinard !<br />

LA GLOIRE Moi veinard !<br />

PERSONNE Toi ! Puisque tu as encore l’espoir que l’on puisse sonner le g<strong>la</strong>s pour toi.<br />

LA GLOIRE C’est peut-être bien mon <strong>de</strong>rnier...<br />

PERSONNE Qu’importe, accroche-toi, sans espoir... Regar<strong>de</strong>-moi.<br />

14


LA GLOIRE Vous n’avez plus d’espoir ?<br />

PERSONNE Aucun. D’ailleurs c’est son g<strong>la</strong>s que je sonne... Ce n’est pas gai, mais je<br />

suis née avec cette cloche au poignet. Inopérable...<br />

LA GLOIRE Tendant un pan <strong>de</strong> sa cape. Et si vous l’enveloppiez ?<br />

PERSONNE Et qui sonnerait ?<br />

LA GLOIRE Personne !<br />

PERSONNE C’est un cercle vicieux, puisque personne c’est moi !<br />

LA GLOIRE Recu<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> quelques pas et considérant Personne en hochant <strong>la</strong> tête. Je<br />

vois... Et avant d’être Personne, avez-vous été quelqu’un ?<br />

PERSONNE Pas que je sache.<br />

LA GLOIRE Bombant le torse. C’est pire que moi ! Moi, au moins j’ai été facteur !<br />

Un beau métier et surtout très utile... Tandis que votre occupation ne sert à rien<br />

puisque, dit-on, l’espoir ne meurt jamais...<br />

PERSONNE Erreur ! Il meurt, puis il renaît... Si je ne sonnais pas qui s’en<br />

apercevrait ?<br />

LA GLOIRE Hochant <strong>la</strong> tête. Je n’y avais pas pensé... Mais le vôtre alors, était-il plus<br />

fragile que les autres ?<br />

PERSONNE Secouant le bras. Tout vient <strong>de</strong> là... Note que je ne m’en p<strong>la</strong>ins pas,<br />

quand je porte une cloche, d’autres portent leurs croix.<br />

LA GLOIRE Mais cette cloche est une croix ! Que dis-je, c’est un calvaire !<br />

PERSONNE Doucement... Comme tu le vois mes épaules sont frêles. Et dis-moi<br />

plutôt, toi, à part cette tenture, que portes-tu ?<br />

LA GLOIRE Écartant sa cape. Peu <strong>de</strong> choses en tout cas <strong>de</strong> celles qui se voient, ni<br />

cloche, ni croix, ni cicatrice... Soupir. Solitu<strong>de</strong> et honte sont mes far<strong>de</strong>aux à moi...<br />

Avant que tu n’arrives j’al<strong>la</strong>is m’en décharger, pour le moins essayer, en me<br />

joignant aux gueux.<br />

PERSONNE Ainsi je t’ai sauvé.<br />

LA GLOIRE Comment ce<strong>la</strong> ?<br />

PERSONNE Mais ils t’auraient mangé, allons, regar<strong>de</strong>-toi !<br />

LA GLOIRE Je ne peux plus me voir...<br />

15


L’ÉLOQUENT Faisant irruption. Avec <strong>la</strong> nuit <strong>la</strong> ville tombera ! Tu ne peux pas rater<br />

ça, <strong>La</strong> Gloire !<br />

LA GLOIRE Tu m’admettrais à tes côtés, gras, lâche, sans képi, sans <strong>la</strong>uriers ?<br />

L’ÉLOQUENT Plus tôt quand je suis entré ici, poursuivi, tu m’as caché sans hésiter.<br />

Personne fait sonner sa cloche. L’Éloquent s’avisant <strong>de</strong> sa présence. Personne ! Tu<br />

tombes à pic ! Cours et va sonner bien haut le g<strong>la</strong>s <strong>de</strong> nos bourreaux !<br />

PERSONNE N’est-il pas un peu tôt ?<br />

L’ÉLOQUENT Jamais trop quand on parle d’espoir !<br />

PERSONNE Espoir d’un côté et désespoir <strong>de</strong> l’autre...<br />

L’ÉLOQUENT J’avais cru...<br />

PERSONNE Tu te seras trompé ! Je me range aux côtés <strong>de</strong> qui n’en parle plus... Mais<br />

il n’y a personne que moi, d’un bord ou <strong>de</strong> l’autre, chacun en est gonflé, pour ne pas<br />

dire bouffi. Le mot est galvaudé ! On l’emploie comme on emploierait une marque<br />

<strong>de</strong> crème à raser ! Rase-toi avec l’espoir si tu veux L’Éloquent, mais moi, tous vos<br />

discours me barbent. Vous pérorez en groupe, tandis que seule je sonne un g<strong>la</strong>s dont<br />

personne ne veut...<br />

L’ÉLOQUENT Joins-toi à nous pour le combat final.<br />

PERSONNE Si c’était le <strong>de</strong>rnier !<br />

L’ÉLOQUENT Imaginons que ce le soit et, que <strong>la</strong> chance soit avec toi, avec <strong>la</strong> main tu<br />

pourrais bien perdre ta cloche !<br />

PERSONNE Et pourquoi pas <strong>la</strong> tête tant que tu y es ! Ah ! Vous autres insurgés, vous<br />

n’y allez pas par quatre chemins !<br />

L’ÉLOQUENT Difficile en effet, quand il n’y en a qu’un !<br />

PERSONNE Il a réponse à tout, ou du moins le croît-il, voyons un peu plus loin...<br />

Séparée <strong>de</strong> ma cloche à quoi servirais-je ? Si l’espoir ne meurt plus, comment le<br />

faire renaître ?<br />

L’ÉLOQUENT Elle m’embête !<br />

LA GLOIRE Si elle tient absolument à sonner, elle pourra toujours le faire <strong>de</strong> l’autre<br />

main, ce ne sont pas les cloches qui manquent...<br />

L’ÉLOQUENT Tu ne crois pas si bien dire.<br />

LA GLOIRE Je par<strong>la</strong>is, là, <strong>de</strong>s vraies.<br />

16


L’ÉLOQUENT Vraies, fausses... Justement ! Savez-vous que dans certaines zones les<br />

nantis pressentant leur chute prochaine, hirsutes, en haillons et pieds nus, ils tentent<br />

<strong>de</strong> se mêler à nous... Je dis bien, ils tentent, car nous les repérons, à une lieue, sinon<br />

<strong>de</strong>ux. Se pinçant le nez. À leur o<strong>de</strong>ur d’abord. Gonf<strong>la</strong>nt les joues et écartant les<br />

bras. Et puis à leur ampleur !<br />

LA GLOIRE Il me faudrait une pancarte avec écrit <strong>de</strong>ssus: vrai gueux, autrement je ne<br />

ferais pas long feu.<br />

PERSONNE Naïf ! Il imagine qu’avant <strong>de</strong> le manger on le ferait griller... C’est tout<br />

cru qu’ils vont te bouffer.<br />

L’ÉLOQUENT Tu médis ! Cru, nous n’avons jamais mangé un ennemi.<br />

PERSONNE Et Le Bossu...<br />

L’ÉLOQUENT Que dis-tu ? Le Bossu a péri ?<br />

PERSONNE Sous mes yeux. Même sa bosse y est passée !<br />

L’ÉLOQUENT Prenant <strong>La</strong> Gloire dans ses bras et le faisant tourner. Il faut danser,<br />

chanter, sonner ! À Personne. Et bien qu’attends-tu ?<br />

PERSONNE Rien.<br />

L’ÉLOQUENT Lâchant <strong>La</strong> Gloire qui continue <strong>de</strong> tourner sur lui-même. Je sais que<br />

tu n’attends rien, ou plus exactement que tu aimes à le dire... Car on attend tous.<br />

Quoi ? C’est une autre histoire. Il y a tant <strong>de</strong> choses à attendre...<br />

LA GLOIRE Une lettre, un train, Godot, <strong>la</strong> <strong>gloire</strong>, le retour <strong>de</strong> sa mère, <strong>la</strong> pluie... sa<br />

paye, <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> semaine, pour les femmes un enfant.<br />

L’ÉLOQUENT À <strong>La</strong> Gloire. Ça va ! On n’est pas en train <strong>de</strong> faire l’inventaire ! Face<br />

au public. Vous, pour l’instant vous atten<strong>de</strong>z <strong>la</strong> fin d’une pièce, qui peut-être n’en a<br />

pas. Votre attente sera donc déçue... Et après ! Ce qui est important est que vous<br />

ayez attendu... C’est dans l’attente que tout se passe... L’aboutissement en soi n’est<br />

rien ! Un leurre ! C’est dans l’attente <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, du Bossu que j’ai joui...<br />

Maintenant, après un bref instant d’exaltation, dont je m’excuserais si ce Bossu<br />

n’avait été mon ennemi juré, je me sens abattu...<br />

PERSONNE Sonnant. J’ai réussi...<br />

LA GLOIRE À L’Éloquent. Ne te <strong>la</strong>isse pas aller, pas toi ! Allons, redresse-toi, pense<br />

aux nôtres...<br />

L’ÉLOQUENT Tu en es ?<br />

LA GLOIRE De cœur <strong>de</strong>puis toujours... Quant au reste, voyons s’il tiendra...<br />

L’ÉLOQUENT Étreignant <strong>La</strong> Gloire. Le reste, c’est ton cœur, avec lui tu vaincras !<br />

17


LA GLOIRE Dressant l’oreille. On vient ! Cache-toi !<br />

L’Éloquent se dissimule sous <strong>la</strong> cape <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire, qui s’accroupit et à son tour<br />

disparaît sous l’étoffe.<br />

SATRAPE Entrant. Étonnant ! J’avais cru entendre murmurer et il n’y a personne...<br />

PERSONNE Que moi !<br />

SATRAPE Toi ! Depuis quand te prends-tu pour quelqu’un ?<br />

PERSONNE Et toi, <strong>de</strong>puis quand l’es-tu <strong>de</strong>venu ? Quand il y a moins d’une heure je<br />

t’ai vu étendu sur le bord d’un talus, ce qu’il restait <strong>de</strong> tes viscères à l’air !<br />

SATRAPE Pauvre cloche ! Elle s’est <strong>la</strong>issée tromper par un épouvantail !<br />

PERSONNE Un épouvantail qui saigne, hurle, se tord <strong>de</strong> douleur !<br />

SATRAPE Bien sûr puisque tu n’en as pas, il ne t’est jamais venu à l’esprit que je pus<br />

m’entourer <strong>de</strong> sosies. On croit m’avoir eu, là, et je reviens, ici, voilà ma stratégie !<br />

Au bas mot, j’ai succombé mille fois aujourd’hui ! Sans grand dommage, ainsi que<br />

tu peux le voir...<br />

PERSONNE Que vois-je ? Toi, ton fantôme, ou encore un sosie ! Je dirais bien<br />

personne, mais peut-on être <strong>de</strong>ux ?<br />

SATRAPE C’est impossible ! Tiens, même riche à crever, <strong>de</strong> compagne je n’ai que ma<br />

bosse.<br />

PERSONNE Elle te pèse ?<br />

SATRAPE S’asseyant sur <strong>La</strong> Gloire. Au moins autant que ta cloche.<br />

PERSONNE Sonnant. Pour un impromptu !<br />

SATRAPE Je cherche L’Éloquent. Ne l’aurais-tu point vu ?<br />

Personne montre avec ses doigts qu’elle veut <strong>de</strong> l’argent. Satrape lui jette une petite<br />

bourse.<br />

PERSONNE Ramassant <strong>la</strong> bourse. <strong>La</strong> Gloire <strong>la</strong> cache.<br />

SATRAPE Et où trouver <strong>La</strong> Gloire ?<br />

PERSONNE Tu es assis <strong>de</strong>ssus.<br />

Satrape se lève brusquement, il se précipite sur Personne et lui arrache <strong>la</strong> bourse.<br />

18


SATRAPE Me faire moquer par une créature pareille ! Disparais, avant que je ne te<br />

sonne avec ta propre cloche ! Satrape fait sortir Personne en lui bottant les fesses.<br />

PERSONNE Avant <strong>de</strong> disparaître. Dire <strong>la</strong> vérité ne paye pas, <strong>la</strong> preuve...<br />

Satrape, mains dans le dos, arpente <strong>la</strong> scène l’air pensif, puis il met un pied sur <strong>La</strong><br />

Gloire, appui son cou<strong>de</strong> sur son genou et <strong>la</strong>isse reposer sa tête dans sa main.<br />

SATRAPE Tout est achetable, nous sommes d’accord ! Je vais donc acheter<br />

L’Éloquent, ainsi tout rentrera dans l’ordre... Mais pour l’acheter, il me faut le<br />

trouver... Comme les nègres, les gueux se ressemblent tous, ce qui ne facilite pas <strong>la</strong><br />

tâche. Cette Gloire dont par<strong>la</strong>it Personne, il est étrange que je n’en ai jamais eu<br />

vent... Sans doute est-ce sa maîtresse, je pourrais l’acheter elle aussi. Je peux tout<br />

acheter, ce qui est fort p<strong>la</strong>isant... Remettant le pied par terre. Pensez, même <strong>La</strong><br />

Mort est à ma sol<strong>de</strong> !<br />

LA MORT Entrant. Je l’étais !<br />

SATRAPE Inquiet. Pourquoi parles-tu au passé ?<br />

LA MORT Parce que je n’y suis plus !<br />

SATRAPE Stupéfait. Attends, là, tu m’assoies ! Il s’asseoit sur <strong>La</strong> Gloire. Et à celle<br />

<strong>de</strong> qui es –tu ?<br />

LA MORT À celle <strong>de</strong> personne !<br />

SATRAPE Bouche béante, remuant le poignet. Drelin drelin... à <strong>la</strong> sienne !<br />

LA MORT Levant les yeux et secouant <strong>la</strong> tête. Quoi qu’elle dise celle-là, c’est tout <strong>de</strong><br />

même quelqu’un... <strong>La</strong> preuve, sortant d’ici m’apercevant elle s’est cachée...<br />

Hautaine. Puis dis-moi, tu me vois à <strong>la</strong> sol<strong>de</strong> d’une cloche ?<br />

SATRAPE Pardon, tu m’as troublé...<br />

LA MORT Railleuse. C’est <strong>de</strong> personne avec un petit 'p', dont je vou<strong>la</strong>is parler.<br />

SATRAPE Se levant et reprenant <strong>de</strong> l’assurance. Impossible ! On est tous à <strong>la</strong> sol<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> quelqu’un, tu le sais bien... Moi-même je le suis à celle du capital. Sous <strong>la</strong> cape,<br />

<strong>La</strong> Gloire et L’Éloquent progressent lentement en direction <strong>de</strong>s stores.<br />

LA MORT Si j’avais le temps je te p<strong>la</strong>indrais ! Mais venant nouvellement <strong>de</strong> m’établir<br />

à mon compte, tu comprendras qu’il me faille y aller.<br />

SATRAPE Reste avec moi et je te ferais un pont d’or.<br />

LA MORT Et qu’en ferais-je ?<br />

SATRAPE Recu<strong>la</strong>nt en cherchant <strong>de</strong> <strong>la</strong> main un endroit où s’asseoir. Tu t’y<br />

promèneras, tu le contempleras !<br />

19


LA MORT Avançant vers Satrape. Tu m’as bien regardée ?<br />

SATRAPE En face jamais, et je n’y suis pas prêt.<br />

LA MORT Alors admets !<br />

Satrape, ratant <strong>de</strong> peu <strong>La</strong> Gloire et L’Éloquent, se retrouve sur le cul.<br />

SATRAPE C’est entendu, j’admets que seule toi règne !<br />

<strong>La</strong> Mort s’éloigne, griffant le sol <strong>de</strong> <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> sa faux.<br />

SATRAPE <strong>La</strong> main tendue. Attends, en souvenir <strong>de</strong> notre longue et fructueuse<br />

col<strong>la</strong>boration, rends-moi un <strong>de</strong>rnier service, débarrasse-moi <strong>de</strong> L’Éloquent.<br />

LA MORT Disparaissant <strong>de</strong>rrière un store. Désolée, mais désormais je ne m’en<br />

prends plus qu’aux gros !<br />

SATRAPE S’étreignant <strong>la</strong> poitrine à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du cœur. C’est <strong>la</strong> fin...<br />

PUTAIN Faisant voler un store. Ma retraite approche ! Apercevant Satrape. Satrape<br />

à terre, voilà qui n’est pas ordinaire. Et sur le cul en plus ! Ce vieux cul, dans le trou<br />

duquel tout est entré, même le manche <strong>de</strong> mon fouet !<br />

SATRAPE Tendant <strong>la</strong> main. Épargne-moi Putain, <strong>La</strong> Mort vient <strong>de</strong> me quitter.<br />

PUTAIN <strong>La</strong>nçant son fouet vers <strong>la</strong> main tendue. Elle a bien fait ! Elle tire sur le fouet<br />

et ai<strong>de</strong> Satrape à se relever.<br />

SATRAPE En entrant tu disais que ta retraite approchait... Dis-moi où trouver<br />

L’Éloquent et tu <strong>la</strong> prends sur-le-champ !<br />

PUTAIN Impossible, j’ai décidé d’en faire mon amant.<br />

SATRAPE Décidément ! Mais <strong>La</strong> Gloire, sa maîtresse, on <strong>la</strong> dit jalouse comme une<br />

tigresse.<br />

Grand rire <strong>de</strong> Putain.<br />

PUTAIN Qui t’a raconté ça ?<br />

SATRAPE Personne.<br />

PUTAIN Elle s’est payée ta tête. <strong>La</strong> Gloire est un clown triste, doublé d’un poltron…<br />

Mettant <strong>la</strong> main à <strong>la</strong> braguette <strong>de</strong> Satrape. Qui n’a rien dans le caleçon... Toi en<br />

revanche... Il suffit d’avancer <strong>la</strong> main et hop ! Quel chien tu fais Satrape !<br />

SATRAPE Mais tu aimes bien les chiens ! Tu aimerais même les chevaux !<br />

20


PUTAIN Faisant c<strong>la</strong>quer son fouet. Modère les ar<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> ton rêve. Si j’aime les<br />

chevaux c’est pour les monter, pas le contraire ! Et puis éloigne-toi <strong>de</strong> moi vieille<br />

chose lubrique, ton désir pu, à moins que ce ne soit ta bite !<br />

<strong>La</strong> Gloire et L’Éloquent, qui n’ont cessé <strong>de</strong> progresser, sont sur le point <strong>de</strong> disparaître<br />

<strong>de</strong>rrière un store.<br />

PUTAIN Ne sors pas !<br />

SATRAPE Libidineux. Je n’ai pas l’intention <strong>de</strong> le faire.<br />

PUTAIN Si tu sors, tu tomberas dans une embusca<strong>de</strong>. <strong>La</strong> Gloire et L’Éloquent<br />

s’arrêtent. Quelqu’un a parlé. Personne peut-être, pour avoir une raison <strong>de</strong> sonner.<br />

Satrape tombe à genoux et baise toute <strong>la</strong> longueur du fouet <strong>de</strong> Putain. Pendant que <strong>La</strong><br />

Gloire et L’Éloquent reviennent à leur p<strong>la</strong>ce initiale.<br />

SATRAPE Putain ! Ainsi tout n’est pas mort en toi comme on le dit... Tu as du cœur<br />

encore, et un <strong>de</strong> ces é<strong>la</strong>ns, avec lequel tu me sauves <strong>la</strong> vie ! Dès <strong>de</strong>main je te fais<br />

construire un château en Espagne. Le sol en sera d’or, les p<strong>la</strong>fonds <strong>de</strong> vermeil, les<br />

<strong>la</strong>mbris <strong>de</strong> corail...<br />

PUTAIN Je préfère le rubis !<br />

SATRAPE En extase. Des <strong>la</strong>mbris <strong>de</strong> rubis, <strong>de</strong>s soieries, un jardin suspendu, un, que<br />

dis-je, dix ! Une piscine, vaste comme <strong>la</strong> mer, remplie <strong>de</strong> <strong>la</strong>it d’ânesse... Des<br />

servants turcs, poilus comme <strong>de</strong>s singes et <strong>de</strong> g<strong>la</strong>bres servantes...<br />

PUTAIN Reprenant brutalement son fouet. Suffit ! Ou tu vas te souiller !<br />

SATRAPE Tombant <strong>la</strong> face contre le sol. Merci, grâce à toi je me souille et je vis...<br />

Un temps et Satrape se <strong>la</strong>isse complètement aller sur le sol et s’endort en ronf<strong>la</strong>nt.<br />

LA GLOIRE Sortant <strong>la</strong> tête. Le retour du poltron qui n’a rien dans le caleçon !<br />

L’ÉLOQUENT Se dégageant. Merci, même si tu n’as agi que pour servir tes fins.<br />

Debout. Sache bien cependant que je ne serais jamais ton amant !<br />

PUTAIN Pourquoi, je te dégoûte ?<br />

L’ÉLOQUENT Aucun gueux ne le fait.<br />

PUTAIN Je ne suis plus <strong>de</strong>s vôtres.<br />

L’ÉLOQUENT Tu l’es par ta naissance et tu le resteras, même si tu habitais un<br />

château en Espagne... Gueuse une fois, gueuse toujours ! D’ailleurs à quoi bon ce<br />

discours, puisque tu sais. Dis-moi plutôt, qu’est-il advenu <strong>de</strong> Mariée ?<br />

PUTAIN Elle t’intéresse ?<br />

21


L’ÉLOQUENT Je sais qu’elle n’est pas <strong>de</strong>s nôtres et pourtant <strong>la</strong> voyant je me suis<br />

épris d’elle.<br />

On entend <strong>de</strong>s pas.<br />

LA GLOIRE Ouvrant sa cape. Vite, cache-toi !<br />

L’ÉLOQUENT Non ! Quoi qu’il arrive, désormais je resterais sur scène !<br />

LA GLOIRE Mais tu l’es sous ma cape.<br />

L’ÉLOQUENT Je veux que l’on me voit, je veux qu’en s’éveil<strong>la</strong>nt Satrape ouvre les<br />

yeux sur moi. À Putain. Toi, dont on dit que tu as le cœur grand, montre-le en<br />

al<strong>la</strong>nt me chercher Mariée.<br />

PUTAIN Tu dis être épris d’elle, et au bruit <strong>de</strong> son pas tu ne réagis pas...<br />

L’Éloquent se retourne, Mariée entre, sa robe et son voile sont déchirés et tâchés <strong>de</strong><br />

sang. Le bouquet qu’elle tient toujours à <strong>la</strong> main ne compte plus que quelques fleurs.<br />

MARIÉE Je comprends maintenant ce que veut dire défendre sa peau.<br />

PUTAIN Tendant <strong>la</strong> main. Envoie <strong>la</strong> monnaie, tu parleras après.<br />

MARIÉE Tout ce que j’ai gagné est parti en fumée, le bor<strong>de</strong>l a brûlé...<br />

Putain grimaçant <strong>de</strong> douleur mord dans son coup-<strong>de</strong>-poing américain, pendant que<br />

L’Éloquent soutient Mariée qui chancèle. Aussitôt <strong>La</strong> Gloire se met à quatre pattes,<br />

parallèlement à <strong>la</strong> scène, L’Éloquent asseoit Mariée sur son dos et lui sert <strong>de</strong> dossier.<br />

PUTAIN J’avais tout mis <strong>de</strong>dans, jeunesse, beauté et savoir-faire... Pourquoi m’a-t-il<br />

fallu encore y mettre mes économies... J’ai investi jusqu’à mon <strong>de</strong>rnier sou dans <strong>la</strong><br />

literie, <strong>de</strong> sorte que mes futurs pensionnaires auraient eu <strong>de</strong> bons outils <strong>de</strong> travail,<br />

car j’en aurais pris soin comme une mère... Que <strong>de</strong> rêves qui, avec ces murs, partent<br />

en fumée... Entre eux j’avais rêvé couler <strong>de</strong>s jours tranquilles, <strong>de</strong>s jours <strong>de</strong> tricot et<br />

<strong>de</strong> mots croisés, <strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> patience... <strong>de</strong>s jours doux, c’est tout... Les premiers...<br />

Personne entre en secouant sa cloche. Tête basse, elle va et vient le long <strong>de</strong>s stores,<br />

bientôt suivit <strong>de</strong> <strong>La</strong> Mort l ’air épuisé.<br />

PUTAIN <strong>La</strong>nçant son fouet vers Personne. Tu jubiles !<br />

PERSONNE Si sonner est jubiler, je jubile.<br />

PUTAIN Bientôt tu sonneras ta <strong>de</strong>rnière heure !<br />

PERSONNE Qui pourrait <strong>la</strong> sonner à part moi ? Et connais-tu son <strong>de</strong> cloche plus c<strong>la</strong>ir<br />

que le mien ? Si tu crois me faire peur, sache que contrairement à toi, je ne me suis<br />

jamais pensée éternelle... Il y a beau temps en effet que je sais que <strong>La</strong> Mort marche<br />

22


sur mes talons, au point que certains jours il me faut aller sur <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong>s pieds,<br />

non par crainte d’être rattrapée, mais parce que quant à choir, je préfère le faire en<br />

avant.<br />

LA GLOIRE Pourquoi pas en arrière ? Quand l’heure est venue <strong>de</strong> partir qu’importe le<br />

mouvement.<br />

PERSONNE Parle pour toi... Et d’ailleurs qui es-tu ?<br />

LA GLOIRE Une moitié <strong>de</strong> siège... plus le temps passe et plus mes ambitions<br />

s’amenuisent.<br />

MARIÉE Se passant <strong>la</strong> main sur le front. Si je vous pèse...<br />

LA GLOIRE Tout le contraire ! Pour une fois, grâce à vous mon dos sert... Au point,<br />

tenez, que sous votre séant, je sens forcir ma colonne... Chaque vertèbre à l’instant<br />

m’est sensible... Restez encore un peu et bientôt je me lèverai.<br />

PUTAIN À Mariée. Quel malheur que le bor<strong>de</strong>l ait brûlé ! Ensemble, toi et moi, nous<br />

aurions fait fortune... Mais raconte, comment est-ce arrivé ?<br />

MARIÉE Bêtement. Une torche est entrée par <strong>la</strong> fenêtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre, poilu,<br />

l’homme sous qui j’étais s’est aussitôt enf<strong>la</strong>mmé... Et le feu a gagné. Ou plutôt<br />

l’homme l’a propagé en courant comme un fou... C’était un homme important<br />

comprenez-vous, il me l’avait dit en entrant pour expliquer le port <strong>de</strong> son masque.<br />

PUTAIN Un homme masqué et poilu dis-tu là... Quel type <strong>de</strong> masque portait-il ?<br />

MARIÉE Un masque à gaz.<br />

PUTAIN Faisant c<strong>la</strong>quer son fouet. Bunker ! Le ministre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Défense, grillé comme<br />

une vulgaire côtelette dans un bor<strong>de</strong>l ! Voilà qui va en mettre un joli coup à Satrape.<br />

L’ÉLOQUENT Renversant doucement Mariée en arrière. Tu es bien sûre qu’il a<br />

péri ?<br />

MARIÉE À cause <strong>de</strong> l’épaisse fumée, je ne pourrais l’affirmer.<br />

LA MORT Mortibus, rôdant dans les parages, alors qu’il tentait <strong>de</strong> gagner le <strong>la</strong>voir, je<br />

lui ai moi-même donné le coup <strong>de</strong> grâce.<br />

PERSONNE Se retournant et soupirant en regardant <strong>La</strong> Mort. Je me disais bien<br />

aussi...<br />

L’ÉLOQUENT Ne te dis rien, sonne Personne, sonne le g<strong>la</strong>s d’un bourreau ! Il prend<br />

Mariée par <strong>la</strong> taille, <strong>la</strong> soulève et l’entraîne dans un mouvement <strong>de</strong> valse lente. <strong>La</strong><br />

Gloire se lève et va s’incliner <strong>de</strong>vant <strong>La</strong> Mort, qui <strong>la</strong>isse tomber sa faux et par ce<br />

geste accepte l’invitation.<br />

PUTAIN Viens Personne. Colle-toi à moi.<br />

23


PERSONNE Moi, danser ! Mais je ne sais pas.<br />

PUTAIN Je te gui<strong>de</strong>rais.<br />

PERSONNE Tu veux me ridiculiser, comme si j’étais pas assez ridicule comme ça.<br />

PUTAIN C<strong>la</strong>quant du fouet. C’est un ordre !<br />

Personne se met dans les bras <strong>de</strong> Putain, et elles commencent à tourner.<br />

PUTAIN C’est vrai que tu es souple comme un verre <strong>de</strong> <strong>la</strong>mpe !<br />

L’ÉLOQUENT Les heures sombres s’achèvent, l’aurore nous rendra tout.<br />

LA GLOIRE Même mon képi ?<br />

L’ÉLOQUENT Ton képi et ta dignité.<br />

PUTAIN Et à moi, que me rendra-t-elle ton aurore mirifique ? Mon bor<strong>de</strong>l peut-être !<br />

Mes illusions perdues...<br />

MARIÉE Et à moi mon époux...<br />

PERSONNE À moi l’espoir... Si c’est ainsi, autant mourir dès ses premières lueurs,<br />

car dans le mon<strong>de</strong> que tu projettes, affublée <strong>de</strong> ma sinistre cloche, je n’aurais pas <strong>de</strong><br />

p<strong>la</strong>ce.<br />

LA MORT J’ai trop vécu pour croire en ce beau et renouveau dont parle L’Éloquent et<br />

pourtant il est vrai que telles qu’elles sont, les choses ne peuvent plus durer... On<br />

affame ici, on massacre là, <strong>de</strong> droite et <strong>de</strong> gauche on viole les droits <strong>de</strong> l’homme. Ne<br />

parlons pas <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme, violée dans son esprit et dans sa chair, <strong>de</strong>puis <strong>la</strong><br />

nuit <strong>de</strong>s temps. Oublions l’enfant mutilé avant même que d’être né. Tirons un trait<br />

sur <strong>la</strong> vieillesse, cette chose sale, bancale, malodorante et si peu productive... Oh, <strong>La</strong><br />

Gloire, je ne sais quel sentiment nouveau m’enivre... Serait-ce celui <strong>de</strong> vivre ?<br />

Arrachant sa chasuble. Quoi qu’il en soit, je rends mon tablier.<br />

<strong>La</strong> Mort en col<strong>la</strong>nt couleur chair, se <strong>la</strong>isse tomber aux pieds <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire, où elle<br />

<strong>de</strong>meure immobile dans <strong>la</strong> position du fœtus.<br />

L’ÉLOQUENT Arrêtant <strong>de</strong> valser. Je vous le disais bien, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> métamorphose a<br />

commencé... L’aurore <strong>la</strong> signera. Allons, Personne, souris ! Avec le lever du soleil,<br />

ta cloche sonnera cristalline, un hymne à <strong>la</strong> vie retrouvée. Car nous l’avions perdu !<br />

On nous l’avait volé ! Tu le sais bien <strong>La</strong> Gloire, tu le sais bien Putain. Allons<br />

débarrassez-vous tous les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> vos accoutrements grotesques, tout ce<strong>la</strong> à présent<br />

appartient au passé.<br />

LA GLOIRE Mais sans ma cape tous mes défauts vont apparaître ! L’enlever équivaut<br />

mettre à nu mon âme.<br />

24


PUTAIN Parce que tu en as une !<br />

LA GLOIRE Parfaitement Madame ! Une âme pure... Enfin, elle le serait si je n’avais<br />

commis quelques délits...<br />

L’ÉLOQUENT Des délits toi ! Et lesquels pour voir ?<br />

LA GLOIRE J’ai honte...<br />

L’ÉLOQUENT Accélère, le temps presse.<br />

LA GLOIRE Tête basse et mordil<strong>la</strong>nt une <strong>de</strong>s extrémités <strong>de</strong> sa cor<strong>de</strong>lière. Je n’ai pas<br />

comme certains brûlé <strong>de</strong>s femmes dans ma cuisinière, moi, puisque aucune n’a<br />

jamais consenti à franchir le seuil <strong>de</strong> mon logis... Soupir. J’ai fait pire.<br />

MARIÉE À voir sa tête...<br />

L’ÉLOQUENT Péremptoire. Gar<strong>de</strong>-toi <strong>de</strong> juger les êtres sur leur apparence...<br />

Poursuit <strong>La</strong> Gloire. De quel crime t’accuses-tu ?<br />

LA GLOIRE Pendant trente ans, ce du premier au <strong>de</strong>rnier jour, où sans faillir j’ai servi<br />

<strong>la</strong> respectable administration publique qu’est <strong>la</strong> <strong>poste</strong>, j’ai volé <strong>de</strong>s lettres d’amour...<br />

Trente ans imaginez ! L’étendue du désastre est montrée. Je n’ai plus rien à ajouter.<br />

MARIÉE Excusez, il vous a donc fallu les ouvrir toutes, car comment distinguer une<br />

lettre d’amour d’une autre ?<br />

LA GLOIRE Le parfum ! <strong>La</strong> lettre d’amour exhale un parfum particulier. Mettez-m’en<br />

cent ici, et je vous fait le tri !<br />

PUTAIN Quel nez ! Mais dis-moi mon gros <strong>la</strong>rd, au lieu <strong>de</strong> t’accabler <strong>de</strong> reproches,<br />

pense plutôt à ces histoires qui auraient fini tôt ou tard. Tu les as écourtées, voilà. Et<br />

il n’y a pas là <strong>de</strong> quoi fouetter un chat. Faisant c<strong>la</strong>quer son fouet, à Personne. Et<br />

toi au lieu d’être là, à branler du poignet, déshabille-moi en commençant par le bas,<br />

et très doucement, avec d’infinies précautions, chacun <strong>de</strong> tes gestes doit être<br />

empreint <strong>de</strong> respect, comme si tu dévêtais une reine. D’ailleurs c’est une reine que<br />

tu dévêts... Une reine dont le règne s’achève.<br />

PERSONNE Tendant <strong>la</strong> main. Et que recevrais-je pour ça ?<br />

PUTAIN Levant son fouet. Dix coups <strong>de</strong> fouet, si tu l’ouvres encore !<br />

À genoux aux pieds <strong>de</strong> Putain, Personne commence à lui dé<strong>la</strong>sser ses bottes.<br />

L’ÉLOQUENT Et bien <strong>La</strong> Gloire, qu’attends-tu pour te débarrasser <strong>de</strong> ton double<br />

ri<strong>de</strong>au ?<br />

LA GLOIRE Dénouant avec difficulté <strong>la</strong> cor<strong>de</strong>lière qui lui serre le cou. <strong>La</strong>issez-moi<br />

croire jusqu’au bout que j’ai porté <strong>la</strong> cape...<br />

25


<strong>La</strong> cape tombe et <strong>La</strong> Gloire se raidit, regardant au p<strong>la</strong>fond.<br />

MARIÉE J’ai besoin moi aussi <strong>de</strong> me déshabiller... Mais il me gênerait <strong>de</strong> le faire<br />

<strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong>.<br />

L’ÉLOQUENT Désignant le public. De quel mon<strong>de</strong> parles-tu. Je ne vois que <strong>de</strong>s<br />

ombres. Allons, commence par jeter ce bouquet, symbole comme tout ce que tu<br />

portes <strong>de</strong> mensonge !<br />

Mariée hésite, porte le bouquet à ses lèvres, puis le jette dans <strong>la</strong> salle. Au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

scène L’Éloquent met un genou à terre <strong>de</strong>vant Mariée, et, d’un geste il lui propose<br />

l’autre où appuyer son pied. Mariée a le dos tourné à <strong>la</strong> salle. L’Éloquent déchausse<br />

son pied droit et lui enlève son bas. Un bas tâché <strong>de</strong> sang, qu’il respire <strong>de</strong> bas en haut,<br />

<strong>la</strong> tête renversée en arrière.<br />

PUTAIN Il se régale du sang <strong>de</strong> l’hymen... Pauvre Éloquent, un bas b<strong>la</strong>nc, trois<br />

gouttes <strong>de</strong> sang, et ses enfants morts ce matin dans le combat qu’il a voulu,<br />

n’existent déjà plus ! Qui me dira qui sont les hommes ? Toi, peut-être Personne ?<br />

PERSONNE Levant <strong>la</strong> tête. Te parler d’eux m’est difficile, attendu que ma cloche<br />

nous a toujours empêchés <strong>de</strong> nous approcher, le faisions-nous un peu qu’ils<br />

s’éloignaient... Comme si ce tintement les invitait à entrer dans un lieu qu’ils ne<br />

désiraient pas... Parfois il m’a semblé que comme moi, ils portaient une cloche qui<br />

ne se voyait pas.<br />

Rire <strong>de</strong> Putain.<br />

PUTAIN Une paire tu veux dire !<br />

LA GLOIRE Donc, une double croix...<br />

PUTAIN Avec sa cape et son képi, aurait-il aussi perdu l’esprit... Une croix et double<br />

<strong>de</strong> surcroît ! Explique-toi... Si tu en es encore capable. À t’entendre, on en doute !<br />

LA GLOIRE Une cloche équivaut à une croix. Voir à un calvaire dans certains cas...<br />

Nous en parlions plutôt avec Personne...<br />

PUTAIN Vous parliez tous les <strong>de</strong>ux, comme j’aurais aimé être là ! Et le fruit <strong>de</strong> votre<br />

discussion, vous a amené à <strong>la</strong> conclusion que l’homme portait un calvaire entre ses<br />

jambes... Intéressant !<br />

LA GLOIRE Tu inventes.<br />

PUTAIN Pas tant que ça, mon gros, pas tant que ça, si tu penses à combien vous êtes<br />

assujettis à votre bout <strong>de</strong> gras !<br />

LA GLOIRE Croisant les mains sur son sexe. Le mien dans ce cas là, fût un bien<br />

mauvais maître, car s’il me mena aux portes du bor<strong>de</strong>l, jamais il ne parvînt à me les<br />

faire franchir... Ainsi, je suis encore comme un petit garçon...<br />

26


PUTAIN Tout ce<strong>la</strong> est bien attendrissant... Si j’écoutais mon cœur... Mais j’ai assez<br />

donné. D’ailleurs <strong>de</strong>main c’est décidé, je prends le voile.<br />

MARIÉE Ôtant son voile. Prenez le mien en attendant.<br />

PUTAIN À Personne. Vas le chercher et coiffe-m’en.<br />

PERSONNE Et que recevrais-je en retour ?<br />

PUTAIN Mon pied au cul si tu insistes. Et même débotté il te fendra <strong>la</strong> lune.<br />

PERSONNE Se dirigeant vers Mariée. C’est déjà fait.<br />

LA GLOIRE Extatique. Quand je lisais ces lettres d’amour à <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme <strong>de</strong> <strong>la</strong> bougie,<br />

bien enfouie au creux <strong>de</strong> mon lit, souvent j’ai eu envie <strong>de</strong> me prendre dans mes<br />

bras... Mais je n’ai jamais osé, <strong>de</strong> crainte que mes propres membres ne sachent<br />

répondre à l’étreinte que j’attendais. Ou peut-être ai-je eu peur <strong>de</strong> me broyer... Tant<br />

était immense mon besoin d’être serré. Tendant les bras vers le public. N’y a -t-il<br />

pas une femme dans <strong>la</strong> salle... Serais-je si gras, si lâche, si répugnant ! Aurais-je, à<br />

force <strong>de</strong> courber l’échine <strong>de</strong>vant mes petits chefs, perdu jusqu’à l’estime <strong>de</strong>s<br />

créatures divines ?<br />

Pendant que <strong>La</strong> Gloire soliloque, L’Éloquent <strong>de</strong>scend doucement <strong>la</strong> fermeture éc<strong>la</strong>ir <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> robe <strong>de</strong> Mariée, tandis que Personne <strong>de</strong>scend celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> combinaison <strong>de</strong> cuir <strong>de</strong><br />

Putain, qui comme Mariée, a le dos tourné à <strong>la</strong> salle. <strong>La</strong> robe <strong>de</strong> Mariée, <strong>la</strong><br />

combinaison <strong>de</strong> cuir <strong>de</strong> Putain tombent simultanément à leurs pieds. Mariée, en courte<br />

combinaison <strong>de</strong> soie b<strong>la</strong>nche, foule sa robe du pied, pendant que Personne retire<br />

quelques épingles <strong>de</strong> son chignon, pour fixer sur <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> Putain qui s’est débarrassée<br />

<strong>de</strong> son casque, le voile <strong>de</strong> Mariée, <strong>de</strong> façon à ce que celui-ci, retombe sur son visage.<br />

LA MORT Tendant <strong>la</strong> main. Si tu viens jusqu’à moi, je serais cette femme. L’étreinte<br />

je connais.<br />

LA GLOIRE Mais tu disais plutôt avoir rendu ton tablier.<br />

LA MORT Doucereuse. Pour un être qui souffre et qui m’est sympathique, je<br />

remplirais encore une fois mon office.<br />

Main tendue, <strong>La</strong> Gloire fait quelques pas hésitants vers <strong>La</strong> Mort, puis recule.<br />

LA GLOIRE Je voudrais voir l’aurore dont L’Éloquent par<strong>la</strong>it.<br />

LA MORT <strong>La</strong>issant retomber sa main. Si tu es masochiste !<br />

MARIÉE Se retournant. Je l’ai échappé belle ! N’ayant d’autre métier que celui <strong>de</strong><br />

servir, si ce<strong>la</strong> en est un, mariée j’aurais été putain. Mon défunt en effet avait une<br />

bonne situation, puisqu’il occupait chez Toutoumiaou, une usine <strong>de</strong> nourriture pour<br />

animaux, le <strong>poste</strong> <strong>de</strong> goûteur. Grassement rémunéré, jamais il ne m’aurait permis <strong>de</strong><br />

travailler... Quand, timi<strong>de</strong>ment, je lui par<strong>la</strong>is <strong>de</strong> <strong>la</strong> mercerie que j’aurais aimé tenir,<br />

il disait caressant ma gorge: ”Ma petite chatte a mieux à faire que <strong>de</strong> vendre du<br />

27


uban au mètre...” Puis <strong>de</strong>scendant jusqu’à mon ventre qu’il f<strong>la</strong>ttait comme on f<strong>la</strong>tte<br />

l’encolure d’une chienne: ”avec tout ce qu’elle a, là-<strong>de</strong>dans, elle va nous faire une<br />

belle portée !” Se tournant <strong>de</strong> trois-quarts vers Putain. Je veux te remercier <strong>de</strong><br />

m’avoir guidée lorsque j’étais désorientée, car si j’ai perdu un bor<strong>de</strong>l, ma fleur et<br />

une brassée d’illusions sous le ventre <strong>de</strong> quelques rustres, j’ai retrouvé mes yeux<br />

d’enfants... Ces yeux qui voyaient si c<strong>la</strong>ir, et que père, mère, frères et autres<br />

indigents s’étaient employés à ban<strong>de</strong>r.<br />

Putain se retourne lentement. Du cou jusqu’aux pieds cette face <strong>de</strong> son corps est<br />

couverte <strong>de</strong> tatouages, représentant <strong>de</strong>s images pieuses. Partant <strong>de</strong> sous les côtes et<br />

<strong>de</strong>scendant jusqu’au pubis : le visage <strong>de</strong> Dieu.<br />

PUTAIN Posant <strong>la</strong> main sur son ventre. Ce n’est pas moi que tu dois remercier, mais<br />

lui, le seul à nous montrer <strong>la</strong> route quand on doute.<br />

L’ÉLOQUENT Ne l’écoute pas ! Elle voudrait te rallier à <strong>la</strong> Légion <strong>de</strong>s Petites Âmes.<br />

À Putain. C’est donc ce<strong>la</strong> que tu cachais sous ta cuirasse ! Infâme ! En faisant <strong>de</strong><br />

moi ton amant, tu n’avais d’autre but que <strong>de</strong> me convertir... Trois fois infâme !<br />

Combien <strong>de</strong> victimes as-tu fais, en exerçant ton triste commerce...<br />

PUTAIN Railleuse. Plus que tu n’es capable d’en compter... Ma mission n’étant pas<br />

comme on le supposait <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>ger les hommes au sens premier du terme, mais <strong>de</strong><br />

les sou<strong>la</strong>ger totalement, en les amenant à Jésus... Entends leur âme. Pourquoi<br />

n’appelles-tu pas Jésus ? Quand <strong>de</strong>hors le sang coule à flot, que tout est chaos ? Il<br />

est si bon, il t’aime tant... Sans lui, fais sur-le-champ ton <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> cette aurore que<br />

ses mains jointes enferment.<br />

L’ÉLOQUENT S’emparant <strong>de</strong> <strong>la</strong> faux <strong>de</strong> <strong>La</strong> Mort. Je les lui ouvrirais, et du même<br />

coup te couperais le cou ! Viens Mariée, allons régler son sort à l’im<strong>poste</strong>ur.<br />

LA GLOIRE Et moi alors...<br />

L’ÉLOQUENT Tu en es, qu’attends-tu ?<br />

PUTAIN À <strong>La</strong> Gloire. Ta faiblesse ne doit pas te décourager, reste !<br />

MARIÉE Couvre-moi, L’Éloquent. Ainsi vêtue pour qui me prendrait-on ? Sinon pour<br />

une femme <strong>de</strong> petite vertu.<br />

PUTAIN À <strong>La</strong> Gloire. Confesse-<strong>la</strong> humblement, comme tu l’as toujours fais, mais ne<br />

perds pas confiance puisque tu sais à n’en jamais douter que c’est à cause <strong>de</strong> ta<br />

misère que Jésus a fixé les yeux sur toi. Beaucoup d’humilité, mais beaucoup <strong>de</strong><br />

confiance.<br />

LA GLOIRE Serait-ce dans <strong>la</strong> foi que serait mon salut ?<br />

LA MORT S’étirant. Si je ne fais rien il va m’échapper... Considérant <strong>La</strong> Gloire. Il<br />

est juteux, c’est vrai, mais je suis rassasiée. Se <strong>la</strong>issant retomber. Qu’il aille au<br />

diable, allez !<br />

28


L’ÉLOQUENT À <strong>La</strong> Gloire. Pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois, ressaisie-toi !<br />

LA GLOIRE À m’être trop rendue, je ne puis le faire: les petits chefs m’ont eu...<br />

L’Éloquent et Mariée s’apprêtent à sortir quand Satrape se tourne en grognant.<br />

L’Éloquent et Mariée restent figés sur p<strong>la</strong>ce, dans <strong>la</strong> position où ils furent surpris.<br />

Cependant que Personne un bras levé tourne en sautil<strong>la</strong>nt autour <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire.<br />

PUTAIN Suffit ! Si tu te prends pour un vautour, sache que ce n’est pas autour d’un<br />

mourant que tu tournes, mais autour d’un nouveau membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Légion <strong>de</strong>s Petites<br />

Âmes.<br />

PERSONNE Se couvrant <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> son suaire. Petites est bien le mot !<br />

LA GLOIRE J’ai froid... comme si <strong>la</strong> fièvre... un mal qui al<strong>la</strong>it m’emporter...<br />

PUTAIN Tu mues...<br />

LA GLOIRE Se serrant le cou. Quelle douleur à le faire...<br />

PUTAIN Approche, à genoux, et répète après moi : Me voici à vos pieds, ô Notre-<br />

Dame-du-Bon-Remè<strong>de</strong>, qui toujours exauce les prières <strong>de</strong> ceux qui ont recours à<br />

vous.<br />

<strong>La</strong> Gloire s’agenouille en c<strong>la</strong>quant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts.<br />

LA GLOIRE Les yeux fixés sur le ventre <strong>de</strong> Putain et plus précisément sur son pubis,<br />

qui figure <strong>la</strong> barbe du Seigneur. Jamais je n’ai été aussi près <strong>de</strong> Dieu.<br />

PUTAIN Posant <strong>la</strong> main sur <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire. <strong>La</strong>isse-moi agir en toi.<br />

Un temps. Satrape roule plusieurs fois sur lui-même en bail<strong>la</strong>nt et en s’étirant. Il se<br />

retrouve au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène, où, il s’asseoit, baille et c<strong>la</strong>ppe <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue.<br />

SATRAPE J’ai mauvaise bouche... C<strong>la</strong>ppements. Un goût <strong>de</strong> fiente. C’est sûrement<br />

ce rêve, que dis-je, ce cauchemar ! Imaginez, <strong>La</strong> Mort m’avait quitté pour passer<br />

chez les gueux. Jetant un regard inquiet en direction <strong>de</strong> Personne, parfaitement<br />

immobile sous son suaire. Cette statue... elle n’était pas là tout à l’heure... Combien<br />

<strong>de</strong> temps ai-je donc dormi ? Tirant <strong>de</strong> <strong>la</strong> poche <strong>de</strong> son gilet un oignon. Voyons<br />

l’heure... Arrêtée... Ma montre arrêtée. Sautant sur ses pieds. <strong>La</strong> montre <strong>de</strong> mon<br />

père arrêtée... <strong>La</strong> montre <strong>de</strong> mon grand-père arrêtée... <strong>La</strong> montre <strong>de</strong> mon arrièregrand-père<br />

arrêtée... <strong>La</strong> montre <strong>de</strong> mon arrière, arrière, grand-père arrêtée... <strong>La</strong><br />

montre qui sonna, car elle sonnait, les heures glorieuses <strong>de</strong> toute une dynastie <strong>de</strong><br />

financiers, arrêtée ! J’y vois, là, un augure <strong>de</strong>s plus mauvais... Tirant <strong>de</strong> <strong>la</strong> poche<br />

intérieure <strong>de</strong> son par<strong>de</strong>ssus un téléphone. Il me faut sans tar<strong>de</strong>r m’entretenir avec<br />

Bunker, afin qu’il me rassure. Composant le numéro fébrilement. On ne le croirait<br />

pas, à première vue comme ça, mais j’ai aussi une sensibilité... Il n’y a pas que les<br />

artistes ! De beaux parasites ceux-là tiens ! Mais ça va changer ! Finie <strong>la</strong> bambou<strong>la</strong> !<br />

Pour commencer, <strong>de</strong>main on ferme les théâtres pour en faire <strong>de</strong>s lupanars... Vous<br />

vous y amuserez mieux qu’ici... Les cinémas, bouclés, ont en fait <strong>de</strong>s tripots ! Ne<br />

29


<strong>de</strong>meureront ouvertes que les salles montrant du porno... L’heure <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

réformes a sonné... On entend un léger tintement... Satrape s’introduit le bout <strong>de</strong><br />

l’in<strong>de</strong>x dans l’oreille et l’agite en grimaçant; puis il arpente nerveusement le bord<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> scène. Que fait-il ? Pourquoi ne répond-t-il pas ? Il sait pourtant que j’ai<br />

horreur d’attendre, que plus que celui <strong>de</strong> quiconque, mon temps est précieux...<br />

Comment le compter à présent quand ma montre, cette montre qui avant <strong>de</strong><br />

m’appartenir avait <strong>de</strong> son tic-tac fidèle et discret, accompagné les battements du<br />

cœur <strong>de</strong> mon père, souvent précipités, en raison <strong>de</strong> son rythme <strong>de</strong> vie... Mais les<br />

affaires exigent un train d’enfer ! Ne souriez pas si je vous dis que c’est dans un<br />

train, un train à gran<strong>de</strong> vitesse, que mon pauvre père s’est éteint. Comme une<br />

bougie, dira sa secrétaire, une femme qui lui était entièrement dévouée. <strong>La</strong> preuve:<br />

pour ne point salir sa réputation, car ils n’avaient rien à faire ensemble ce jour-là<br />

dans un compartiment <strong>de</strong> train, elle <strong>de</strong>scendra à <strong>la</strong> première station, non sans avoir<br />

auparavant remis <strong>de</strong> l’ordre dans les vêtements du défunt, et lui avoir glissé dans un<br />

<strong>de</strong>rnier geste affectueux, le Financial Times, sous les yeux... grands ouverts me<br />

confiera-t-elle, bien plus tard, sinon je ne me serais pas permis... Elle m’avouera<br />

aussi qu’elle fût tentée <strong>de</strong> prendre l’oignon, non pas pour le gar<strong>de</strong>r, mais pour le<br />

mettre en pièces détachées. Comme il l’avait mis elle-même... Les femmes ont <strong>de</strong><br />

ces idées ! ... Allô... qui parle ? ... je me serais trompé <strong>de</strong> numéro... C’est<br />

impossible ! Le numéro <strong>de</strong> Bunker, je le connais comme ma date <strong>de</strong> naissance,<br />

même que souvent je les confonds. J’ai confondu, recommençons... Allô Bubu, c’est<br />

toi... Comment qui parle ! C’est à moi <strong>de</strong> vous le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r... Madame Rodriguez...<br />

Qui êtes-vous ? D’ailleurs ça n’a pas d’importance. Que faites-vous dans le bureau<br />

du Ministre ? ... Le ménage ! Quelle heure est-il donc ? ... Composant un nouveau<br />

numéro. 21 heures, essayons chez lui... Bonsoir Georgette, Monsieur le ministre,<br />

est-il là ? ... Comment, je ne sais pas, que <strong>de</strong>vrais-je savoir ? Et bien parlez... P<strong>la</strong>îtil<br />

? Voulez-vous me répéter ça en détachant bien chaque syl<strong>la</strong>be... On a retrouvé<br />

Monsieur le ministre dans <strong>la</strong> rue, nu comme un ver, il n’avait même plus <strong>de</strong> peau sur<br />

les os... Vous avez bu ! Passez-moi Madame ! ... Pardon ! Redite-moi ça... Madame<br />

est au bor<strong>de</strong>l ! Ah... Ah ! Intéressant et qu’y fait-elle ? Elle cherche dans les cendres<br />

à faire disparaître les traces... Et bien dite-moi Georgette vous en avez <strong>de</strong><br />

l’imagination !<br />

PUTAIN Hé<strong>la</strong>s pour toi Satrape, ce que tu viens d’entendre, n’est pas une divagation,<br />

dû à un abus d’alcool, mais bien <strong>la</strong> vérité.<br />

SATRAPE Putain !<br />

PUTAIN Non ! Désormais tu m’appelleras Notre-Dame-du-Bon-Remè<strong>de</strong>, ce qu’au<br />

fond j’ai toujours été.<br />

SATRAPE Au public. Voyons... M’aurait-on durant mon sommeil fait ingurgiter<br />

quelques drogues ? De celles qui vous font perdre le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité ?<br />

PERSONNE Sans se découvrir. Qu’est-ce que <strong>la</strong> réalité ?<br />

SATRAPE Au public. Parce que par coquetteries je ne porte pas mes lunettes, pensez<br />

j’ai bien assez <strong>de</strong> ma bosse, je ne sais à qui d’entre vous adresser ma réponse... Mais<br />

ce<strong>la</strong> n’a aucune importance ! Ce qui compte, c’est que je puisse le faire et je le puis !<br />

Pensez, que grâce aux jeux télévisés, je peux chaque soir m’entraîner à cet<br />

30


enrichissant exercice, lequel consiste à avoir réponse à tout. Répondre ne veut pas<br />

dire comprendre, comme vous le comprenez. Comprendre prend du temps et nous<br />

n’en avons pas. Là, il s’agit d’appuyer le plus vite possible sur un bouton: Clic ! Et<br />

<strong>de</strong> donner <strong>la</strong> réponse juste. Tel que vous me voyez-là, personne ne m’a encore<br />

jamais collé.<br />

PERSONNE Parti comme c’est, ça ne va pas tar<strong>de</strong>r ! Répond au lieu <strong>de</strong> tergiverser !<br />

SATRAPE Clignant <strong>de</strong>s yeux. Ne cherchez pas à m’impressionner avec <strong>de</strong>s mots<br />

savants. J’en connais moi aussi. J’ai lu le dictionnaire <strong>de</strong> 'A' à 'Z'. C’est là d’ailleurs<br />

mon livre <strong>de</strong> chevet. Avec <strong>la</strong> Bible, bien entendu, que je n’ai jamais lu, mais contre<br />

qui je cale ma bosse... Je suis superstitieux, j’avoue. Et s’il doit me surprendre, faute<br />

<strong>de</strong> le faire <strong>de</strong>bout, j’aimerais autant que le diable me surprit assis... Mais pourquoi à<br />

présent me vient-il à l’esprit...<br />

L’ÉLOQUENT Bondissant. Comment pourrait-il le faire, lorsque tu n’en as pas ! Le<br />

diable ne se trompe pas d’endroit.<br />

SATRAPE Insolent ! Sais-tu bien à qui tu t’adresses ?<br />

L’ÉLOQUENT Sincèrement non ! Toutes les crapules se ressemblent.<br />

SATRAPE Je n’ai rien contre les compliments... Mais attends voir, ta tête, elle me dit<br />

quelque chose... Voyons où l’ai-je vu ?<br />

L’ÉLOQUENT Sur les murs <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, affichée par tes sbires.<br />

SATRAPE Ah ! Elle est mise à prix. Extrayant une liasse <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> <strong>la</strong> poche<br />

intérieure <strong>de</strong> son par<strong>de</strong>ssus. Voilà et disparais !<br />

Putain se précipite et ramasse <strong>la</strong> liasse.<br />

PUTAIN <strong>La</strong> prière n’est pas tout. <strong>La</strong>nçant <strong>la</strong> liasse à <strong>La</strong> Gloire. Mets ça dans ta<br />

poche kangourou.<br />

LA GLOIRE Rangeant <strong>la</strong> liasse. Monsieur par souci <strong>de</strong> ne point écorcher votre nom,<br />

dîtes-moi s’il lui faut un trait d’union ou non ? Satrape regar<strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire ahuri en<br />

se frottant le front. S’agit-il <strong>de</strong> votre trappe ou... Mais je vous vois embarrassé,<br />

pardonnez-moi. Je vou<strong>la</strong>is seulement vous dire merci au nom <strong>de</strong> <strong>La</strong> Légion <strong>de</strong>s<br />

Petites Âmes.<br />

Satrape sort <strong>de</strong> sa poche un mouchoir avec lequel il s’essuie le visage et les paumes<br />

<strong>de</strong>s mains.<br />

SATRAPE Désignant <strong>La</strong> Gloire avec son mouchoir. Qu’est-ce que cette chose qui se<br />

permet <strong>de</strong> faire un calembour avec mon nom !<br />

PUTAIN C’est ma <strong>de</strong>rnière recrue.<br />

31


LA GLOIRE Se levant. Je suis une âme ! Plutôt j’étais <strong>La</strong> Gloire, je portais cape,<br />

cor<strong>de</strong>lière et képi, plus tard je me suis transformée en bergère, enfin en une sorte <strong>de</strong><br />

bergère, c’est d’ailleurs sous cette forme, Monsieur, que je vous apparus.<br />

SATRAPE Vous m’apparûtes sous <strong>la</strong> forme d’une bergère...<br />

LA GLOIRE Au sens second <strong>de</strong> <strong>la</strong> définition du dictionnaire... Vous qui vous vantez<br />

<strong>de</strong> l’avoir lu <strong>de</strong> 'A' à 'Z', pourriez-vous <strong>la</strong> citer, cette définition ?<br />

SATRAPE Tournant autour <strong>de</strong> <strong>La</strong> Gloire. C’est vrai qu’entre ce meuble et vous il<br />

existe une certaine similitu<strong>de</strong>. Ricanement. Bergère: fauteuil <strong>la</strong>rge et profond à<br />

joues pleines et dont le siège est garni d’un coussin. Satisfait...<br />

<strong>La</strong> Gloire hoche <strong>la</strong> tête.<br />

PERSONNE Et ma réalité, l'avez-vous oubliée ?<br />

SATRAPE Au public. Pour l’instant je pense à <strong>la</strong> mienne ! On s’endort dans un<br />

mon<strong>de</strong> normal pour se réveiller dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> fous, avouez qu’il y a là <strong>de</strong> quoi<br />

penser... Je vous le confie à vous parce que je sais que vous êtes <strong>de</strong> mon côté.<br />

Tapant sur sa poche portefeuille. Enfin <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l’argent... Depuis mon réveil je<br />

n’ai plus l’impression d’avoir toute ma raison... Mais chut ! Que ce<strong>la</strong> suinte et mes<br />

ennemis, j’en ai <strong>de</strong> nombreux... Je ne parle pas là <strong>de</strong>s gueux, cette armada <strong>de</strong><br />

poivrots et <strong>de</strong> crève <strong>la</strong> faim, déjà <strong>de</strong> les nommer c’est <strong>de</strong> leur accor<strong>de</strong>r beaucoup<br />

trop d’importance... Non, voyez-vous c’est aux autres que je pense, aux magnats <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> finance... Certains d’entre eux — et tiens, disons-le: tous ! — rêvent <strong>de</strong> faire main<br />

basse sur mon empire. Ah ! Ils ont <strong>de</strong> l’ouvrage, car celui-ci est vaste et bien gardé...<br />

Mais que l’on me fasse enfermer, qui défendra vraiment mes intérêts ? L’argent a<br />

corrompu mon entourage... Je n’ai même pas confiance en mes chiens... Bunker<br />

parti, Bunker mon seul ami... Bien sûr il y a eu <strong>de</strong>s mots entre nous, il y a eu <strong>de</strong>s<br />

pots <strong>de</strong> vin Écartant les bras. De gros même ! Mais rien n’est gratuit, n’est-ce<br />

pas ? Même pas l’amitié. Bunker parti, me voici seul avec ma bosse... Mais est-il<br />

vraiment parti ? Putain ne semble pas non plus avoir toute sa tête à elle...<br />

LA MORT Posant <strong>la</strong> main sur l’épaule <strong>de</strong> Satrape. Mais moi je l’ai et elle tient bien !<br />

SATRAPE Sursautant. Tu m’as fais peur.<br />

LA MORT C’est naturel !<br />

SATRAPE Mais tu es nue !<br />

LA MORT Oui, j’ai rendu mon tablier !<br />

SATRAPE Tiens, et à qui ?<br />

LA MORT Devine !<br />

SATRAPE Oh, non ! Pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>vinette aujourd’hui. Un temps. Ce n’est pas possible...<br />

Tu n’as pas pu faire ça... pas à elle... ton ennemie mortelle...<br />

32


LA MORT N’as-tu donc point compris que nous étions jumelles.<br />

SATRAPE Recu<strong>la</strong>nt dans un mouvement <strong>de</strong> panique. <strong>La</strong> vie et toi, ensemble... Que<br />

dis-je, soudées ! Tout m’a donc échappé...<br />

LA MORT On le dirait.<br />

SATRAPE Heurtant Personne. Excusez-moi !<br />

Son <strong>de</strong> cloche suivit <strong>de</strong> voix OFF.<br />

VOIX OFF Il s’excuse auprès <strong>de</strong>s statues à présent ! Allez, les gars, son compte est<br />

bon !<br />

Satrape se précipite au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène, tandis que <strong>de</strong>ux costauds, vêtus <strong>de</strong> blouse<br />

d’infirmier, portant haut un filet <strong>de</strong> pêche, surgissent <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière les stores japonais.<br />

Hormis Personne tous les autres personnages se sont regroupés et se tiennent en<strong>la</strong>cés,<br />

protégés par L’Éloquent, <strong>la</strong> faux levée. Satrape est pris.<br />

LES DEUX INFIRMIERS DE CONCERT. Les autres ?<br />

VOIX OFF Embarquez-les avec !<br />

Personne saute <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène et se mêle au public. Tous les personnages sont pris au<br />

filet, tirés vers les stores japonais. Avant <strong>de</strong> disparaître, un <strong>de</strong>s infirmiers, sans se<br />

retourner, désigne du pouce le public.<br />

INFIRMIER Et eux ?<br />

VOIX OFF Du fretin, oubliez.<br />

FIN<br />

33

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!