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GRENDEL<br />
Groupe de Recherches et d'Etudes Nancéien<br />
sur la Diachronie<br />
et sur l'Emergence de la Littérature anglaise<br />
L'articulation<br />
langue - littérature<br />
dans les textes médiévaux anglais<br />
II<br />
Actes du colloque des 25 et 26 juin 1999<br />
à l'<strong>Université</strong> de <strong>Nancy</strong> II<br />
édités par Colette Stévanovitch<br />
Publications de l'AMAES<br />
Collection GRENDEL n°3<br />
<strong>Nancy</strong>, 1999<br />
ISBN 2-901198-26-01
3_(12U<br />
Avant-propos<br />
Ce second volume sur le thème de «l'articulation langue-littérature<br />
dans les textes médiévaux anglais » 1 contient les communications<br />
présentées lors de la rencontre organisée par le GRENDEL les 25 et 26 juin<br />
1999, auxquelles s'ajoutent deux des exposés de l'atelier Moyen Age au<br />
XXXIX e congrès de la SAES, dont le thème se rattache à celui retenu par le<br />
GRENDEL.<br />
La poésie se taille cette année la part du lion, avec neuf contributions.<br />
Cinq d'entre elles portent sur la période vieil-anglaise, dont trois sur<br />
Beowulf, conséquence indirecte de l'inscription de ce texte au programme<br />
de l'agrégation en 1997-1998. L'édition retenue était une version du poème<br />
en anglais moderne, ce qui a amené certains chercheurs à entreprendre une<br />
réflexion sur la traduction d'un texte poétique vieil-anglais. Wendy Harding<br />
et Anne Mathieu comparent la manière dont quatre traducteurs de Beowulf<br />
rendent les éléments stylistiques d'un passage donné, identifiant ceux qui<br />
tentent de «recréer » les effets présents dans l'original et ceux qui se<br />
contentent de transmettre une histoire pour «récréer » le lecteur, tandis que<br />
Guy Bourquin, abordant le même problème sous un angle différent,<br />
s'interroge sur «ce que cachent les traductions », les éléments de sens<br />
présents dans l'agencement même des mots et qui sont perdus lors du<br />
passage dans une autre langue. Colette Stévanovitch passe en revue «les<br />
formules évoquant la transmission orale de l'information » dans le poème et<br />
révèle la richesse et la subtilité dont fait preuve Beowulf dans son emploi de<br />
ces outils traditionnels. Anne Mathieu, spécialiste des charmes, explore ici<br />
la manière dont ces textes magiques utilisent les motifs, les formules, les<br />
procédés stylistiques de la tradition poétique vieil-anglaise. Marguerite-<br />
Marie Dubois, poursuivant les recherches engagées dans son article sur le<br />
chrismal vieil-anglais, 2 examine l'énigme 48, consacrée à un mystérieux<br />
1 . Les actes du premier colloque sur ce thème, qui s'est tenu à <strong>Nancy</strong> les 18 et 19<br />
juin 1998, paraissent en même temps que le présent volume et constituent le<br />
numéro 2 de la collection GRENDEL.<br />
2 . «Le ciismeel runique du coffret de Mortain », in : Colette Stévanovitch (ed.),<br />
L'articulation langue-littérature dans les textes médiévaux anglais I,<br />
Publications de l'AMAES, Collection GRENDEL n° 2, <strong>Nancy</strong>, 1999, 175-<br />
188.
4_(12U<br />
hring dont nous est ici dévoilée l'identité. Stephen Morrison prend en<br />
compte l'ensemble du corpus vieil-anglais, de prose comme de poésie, dans<br />
son étude de la formule lytle werode, qu'il soupçonne d'être un motif<br />
littéraire sans prétention à l'historicité.<br />
Les quatre articles concernant la poésie moyen-anglaise portent tous<br />
sur Chaucer. Hélène Dauby étudie les différentes fonctions de l'allitération<br />
dans la poésie de cet auteur, et conclut que ce traitement souple et varié<br />
sera celui de Shakespeare. Josseline Bidard considère les verbes de parole<br />
dans le conte de cette bavarde impénitente qu'est la Bourgeoise de Bath,<br />
mettant en lumière la richesse insoupçonnée de ces mots apparemment<br />
dénués d'intérêt. Maria Greenwood analyse avec la même minutie<br />
l'utilisation des temps dans le Prologue des Contes de Cantorbéry,<br />
cherchant à déceler le passage du réalisme du prologue au monde<br />
imaginaire des contes. Martine Gamaury nous fait pénétrer dans l'univers<br />
onirique à la suite du narrateur du Livre de la Duchesse à travers une<br />
réflexion sur l'«écriture du rêve ».<br />
La prose religieuse, vieil-anglaise ou moyen-anglaise, est représentée<br />
par trois contributions. André Crépin, dans le prolongement du travail qu'il<br />
a présenté au colloque de l'AMAES sur «Le futur dans le Moyen Age<br />
anglais », 3 explore l'expression de ce temps dans des sermons vieil-anglais<br />
d'Ælfric et de Wulfstan. Les deux articles sur les sermons moyen-anglais<br />
d'Ariane Lainé et de Karine Moreau-Guibert s'attachent, avec des méthodes<br />
diverses et pour deux textes différents, à un même problème : comment<br />
déceler des traces d'influence lollarde dans le vocabulaire de certains textes<br />
religieux en apparence orthodoxes.<br />
Variés dans leur approche, abordant des périodes et des genres<br />
différents, les travaux que regroupe ce volume ont en commun une même<br />
attention au détail du texte qui permet à chaque auteur d'éclairer à sa<br />
manière les rapports entre langue et littérature dans les oeuvres du Moyen<br />
Age anglais.<br />
3 . Organisé par Wendy Harding et Anne Mathieu en mars 1999. Les actes de ce<br />
colloque constitueront le n° 23 des Publications de l'AMAES.
Première partie<br />
Littérature vieil-anglaise
Beowulf 2720-3<br />
7_(12U<br />
Guy Bourquin<br />
<strong>Université</strong> de <strong>Nancy</strong> II<br />
Beowulf 2720-3 : que cachent les traductions ?<br />
I. Pourquoi ce titre?<br />
« At the beginning we did a lot of work to really<br />
understand that verse is nothing to do with the<br />
intellect, that it comes from the body. »<br />
(Declan Donellan sur la mise en scène<br />
du Cid de Corneille)<br />
«Le bon lecteur lit avec son dos, là où les sensations<br />
s'expriment en menus frissons... Il va de soi que la<br />
tête réunit ces voluptés, les organise, mais cette<br />
conceptualisation est seconde. Lire d'abord avec son<br />
cerveau c'est écarter ce qui fait la chair d la littérature,<br />
sa respiration. »<br />
(Nabokov)<br />
«L'oralité, comme marque caractéristique d'une<br />
écriture, réalisée dans sa plénitude seulement par une<br />
écriture, c'est l'enjeu de la poétique du traduire... Il en<br />
découle clairement que, dans un texte littéraire, c'est<br />
l'oralité qui est à traduire. »<br />
(H. Meschonnic, Poétique du traduire, 1999)<br />
La mise au programme de l'Agrégation d'anglais (1999) du<br />
poème de Beowulf dans une traduction en anglais moderne est à<br />
l'origine du titre de cette communication. Certes, les anglicistes de<br />
France (et les anglophones de la planète) ne connaissent pour la<br />
plupart Beowulf qu'au travers de traductions. Une traduction peut sans<br />
doute suffire à l'historien des idées, au civilisationniste, voire au
8_(12U<br />
Guy Bourquin<br />
narratologue — mais quid du littéraire, de celui pour qui un texte est<br />
d'abord action sur la langue?<br />
Beowulf étant un texte poétique, tout y est affaire de résonance.<br />
La résonance est intraduisible. Une traduction, même admirable,<br />
génère à son insu son propre espace résonanciel, étranger à celui de<br />
l'original. Mais, objectera-t-on, s'agissant d'un texte ancien, aux<br />
conditions d'émergence pour nous assez opaques, peut-on espérer<br />
avoir directement accès à sa résonance ? A quoi on peut répondre que<br />
l'ignorance même où l'on est des conditions d'émergence du poème<br />
évacue les parasites (ceux-là même de la critique dite littéraire) qui<br />
bien trop souvent dévoient l'appréciation de la valeur intrinsèque d'une<br />
oeuvre poétique.<br />
Après une réflexion conduite sur quatre vers du poème (v. 2720-<br />
23), nous soumettrons au lecteur une douzaine de traductions<br />
s'étageant de 1892 à 1981, dont dix en anglais, une en français et une<br />
en allemand. Il en existe encore au moins autant. Il ne s'agira<br />
nullement de porter un jugement de valeur. Les traductions ne sont<br />
données ici qu'à titre illustratif, pour montrer que, quelles que soient<br />
leurs qualités et leur utilité, quelque chose toujours échappe, et que ce<br />
quelque chose est le travail littéral / littéraire (le travail de la lettre), le<br />
rythme (au sens englobant de Meschonnic). Le rythme de la lettre.<br />
II. La toile de fond. Beowulf comme poème.<br />
Une oeuvre poétique est du langage en travail.<br />
Aussi convient-il de partir de la matérialité du TEXTE de<br />
Beowulf, en l'occurrence ici de ses contraintes spécifiques fortes :<br />
a) prosodiques : mètre allitératif, assonances, tempo, hauteur,<br />
poids accentuel<br />
b) syntaxiques : parataxe généralisée, style appositif en rapport<br />
fréquent avec la disposition des hémistiches<br />
c) lexicales : phraséologie ; pseudo-redondances, mots<br />
composés figés, kennings...
Beowulf 2720-3<br />
9_(12U<br />
Ces stéréotypes du signifiant, texture du poème, sont à corréler à<br />
d'autres stéréotypes : ceux du discours idéologique, d'une certaine<br />
langue de bois convenue, toute en ressassements (de titres,<br />
d'épithètes...), rappels sans cesse renouvelés de ce qu'est le monarque<br />
idéal, le vassal idéal, le vrai guerrier, le héros, catéchisme des vertus<br />
militaires mi-païennes mi-chrétiennes.<br />
Donc martèlement systématique d'une idéologie coulée dans une<br />
structure formelle elle-même martelante. D'où itérativité généralisée et<br />
la problématique des effets de retour : REVENIR POUR QUOI<br />
FAIRE ? Les effets de retour, en surface comme en profondeur, sont<br />
multiples, diversifiés, contradictoires :<br />
a) addition, cumul, intensification ; obsession, résonance<br />
b) décapage, concentration, focalisation...<br />
c) banalisation, affadissement, affaiblissement<br />
Les rubriques a) + c) opposées à b), par exemple, se laissent<br />
réinterpréter comme :<br />
ou encore :<br />
poids<br />
épaisseur<br />
décélération<br />
VS<br />
ANAPHORE VS DEIXIS<br />
détachement<br />
mise en relief<br />
Mais, à peine diversifiés, les effets de retour se réinvestissent les<br />
uns dans les autres. Ainsi thème et rhème, de même que deixis et<br />
anaphore, sont en perpétuelle tension dialectique. Le rhème, par<br />
exemple, peut se réduire au simple effet recherché par un retour sur du<br />
thématisé ou du pré-construit. Une des mille et une formes de la deixis<br />
(le «regardez donc ! mais regardez-moi ça ! ») revient à une<br />
présentification permanente, à un ralenti de l'action devenant tableau<br />
pour le regard : passé et présent en viennent à se confondre. On pense<br />
à Andromaque faisant revivre devant Céphise sa suivante la scène de<br />
la prise de Troie par Pyrrhus, événement dont toutes deux furent jadis<br />
le témoin :<br />
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle<br />
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
10_(12U<br />
Figure-toi Pyrrhus les yeux étincelants<br />
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,<br />
Sur tous mes frères morts se frayant un passage<br />
Et de sang tout couvert échauffant le carnage !<br />
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,<br />
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.<br />
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue.<br />
Voilà comment Pyrrhus vint s'offrir à ma vue,<br />
Voilà par quels exploits il sut se couronner !...<br />
Guy Bourquin<br />
Les marqueurs de la deixis itérative apparaissent ici en surface<br />
(«songe, songe », «figure-toi », «peins-toi », «voilà... »). Dans<br />
Beowulf au contraire ils sont effacés, mais Beowulf n'en fonctionne<br />
pas moins selon le même principe, à savoir comme un ralenti, une<br />
sorte de présent par intensification suspendu dans le temps, une sorte<br />
d'éternel présent. Et ceci il le doit non pas à des marqueurs spécifiques<br />
mais à la rigidité imposée par le cadre métrico-syntaxique, le style<br />
appositif, la variation lexicale : la prise en charge du mesur-é par le<br />
mesur-ant.<br />
A l'instar de ce qui se passe en sciences exactes le résultat dépend<br />
ici autant de ce qui mesure (i.e. le rythme poétique) que de ce qui est<br />
mesuré (le contenu notionnel, idéologique, factuel). Mesurant et<br />
mesuré interagissent ludiquement. De plus, à l'intérieur de l'un comme<br />
de l'autre, les stéréotypes de tous ordres sont soumis aux effets pervers<br />
d'un jeu qui, discrètement, déconstruit pour recréer ailleurs et<br />
autrement.<br />
Car Beowulf est autre chose qu'un simple récit illustrant une<br />
morale. Il est acte de transformation d'un récit en récitatif par le<br />
truchement d'une récitation. Récit d'un certain type, récitation d'un<br />
certain type, récitatif d'un certain type, mutuellement constitutifs à<br />
travers la dynamique du jeu. Le récit beowulfien a ceci de particulier<br />
que la même histoire, les mêmes exploits sont relatés plusieurs fois et<br />
en termes différents, presque en contrepoint. Une sorte d'intra-texte<br />
(ou d'intertexte interne) émerge ainsi du jeu résonanciel constitué par<br />
la combinatoire des unités lexicales autour de thèmes précis (cf. le mot<br />
Wiglaf, à la fois nom propre et syntagme résumant un discours<br />
conforme au porteur du nom). Mais le trait original est que le récit
Beowulf 2720-3<br />
11_(12U<br />
dans Beowulf est confié à un récitant, lequel est soit le poète-auteur<br />
lui-même (le scop), soit un aède éventuellement manipulateur du<br />
texte, soit un récitant bénévole (ou non) dont le mode de dire est en<br />
soi une interprétation : le même récit, quel que soit le moule où il est<br />
saisi, variera donc du tout au tout selon les modulations, les<br />
intonations, le rythme des tempos que le récitant saura lui insuffler. La<br />
voix du récitant de chair et de sang — à ne pas confondre avec la voix<br />
fictive du narrateur intégré à la texture du récit — est bien plus qu'une<br />
banale oralisation : elle est porteuse non pas du récit dans sa<br />
sécheresse, mais du récit en travail, avec ses harmoniques et ses<br />
envoûtantes résonances, autrement dit du récitatif. Un récitatif est de<br />
l'oralité en creux, en appel d'oralisation. Beowulf est construit sur le<br />
mode du récitatif, d'un récitatif tantôt ou tout à la fois rhapsodique,<br />
élégiaque, épique, et surtout (malgré les apparences) méditatif. La<br />
composante méditative n'est jamais à l'état pur : elle imprègne les<br />
autres composantes du récitatif, baigne dans la prosodie vive de la<br />
voix du récitant et dans l'accompagnement de la harpe.<br />
En bref, récit, récitation, récitatif entrelacent leurs effets. Et c'est<br />
cet intraduisible entrelacement qu'une traduction devrait tenter au<br />
moins d'évoquer.<br />
III. Etude des vers 2720-23<br />
Nous avons retenu, à titre illustratif, les vers 2720-23.<br />
Le passage est une scène charnière. Beowulf vient de livrer son<br />
dernier combat. Victorieux du dragon grâce à l'aide apportée par<br />
Wiglaf, il est lui-même blessé à mort. Assis, épuisé, dans le tumulus<br />
où a eu lieu le combat, il contemple pensivement la majesté de<br />
l'antique construction souterraine (v. 2711b-2719).<br />
Suivent les quatre vers (2720-23) qui font l'objet de notre<br />
analyse :<br />
Hyne þa mid handa, heorodreorigne,<br />
þeoden mærne, þegn ungemete till<br />
winedryhten his, wætere gelafede,<br />
hilde sædne, ond his hel[m] onspeon.
12_(12U<br />
Guy Bourquin<br />
Tout est dans le travail du signifiant dont tous les éléments ici sont<br />
importants : ordre des constituants, disposition graphique, phonique,<br />
métrique, syntaxique, lexicale.<br />
Un mourant — un geste. Le geste de celui qui prodigue des soins,<br />
du seul vassal apte à hériter des vertus du mourant sur lequel il se<br />
penche. Contact charnel, empreint d'affection, dans la souffrance.<br />
Deux mots (hyne, handa), tous deux dans le premier hémistiche,<br />
porteurs chacun d'un des deux temps forts de l'hémistiche et de<br />
l'allitération (h-), entrent l'un avec l'autre en résonance, et l'énergie<br />
qu'ils libèrent construit l'espace imaginal des quatre vers. Voici<br />
comment.<br />
Chacun des deux mots dispose, à l'intérieur des quatre vers, de<br />
son propre espace discursif, de sa propre mouvance :<br />
a) Hyne. Le pronom hyne ouvre le premier vers. Sa position<br />
comme temps fort et porteur de l'allitération, en tête de phrase et de<br />
vers, est quelque chose d'unique dans Beowulf (seul cas sur les 74<br />
attestations de hine / hyne dans le poème). Le pronom est ici à la fois<br />
anaphorique et déictique. En tant qu'anaphorique il récapitule le passé<br />
du héros à ce stade, toute la résonance de la discursivité récituelle et<br />
récitative de Beowulf depuis le début du poème. En tant que déictique,<br />
il renvoie à Beowulf mourant, à ce moment précis du champ<br />
résonanciel. Il provoque un réel arrêt sur image, une focalisation<br />
récursive sur l'état actuel du héros, en contraste avec l'acquis<br />
anaphorique : anaphore et deixis sont ici comme en contrepoint. On<br />
imagine le récitant marquant une pause immédiatement après hyne (ou<br />
hyne þa), avant de prononcer mid handa. Une partie de ce que hyne a<br />
capté est alors immédiatement redistribuée sur quatre syntagmes<br />
appositifs, morphologiquement accordés (à l'accusatif de l'adjectif fort<br />
masculin, marqué par la désinence -ne, comme hyne lui-même), et qui<br />
constituent la «mouvance » de hyne dans ce passage (les quatre<br />
hémistiches 2720b, 2721a, 2722a, 2723a). Deux des quatre syntagmes<br />
(heorodreorigne et hilde sædne) renforcent le rôle déictique de hyne<br />
(état actuel du mourant), les deux autres ( þeoden mærne, winedryhten)<br />
le rôle anaphorique (épithètes génériques, rappels de quelques traits<br />
permanents). En outre, sur le plan de la syntaxe de position, les deux
Beowulf 2720-3<br />
13_(12U<br />
déictiques (= D1, D2) encadrent les deux anaphoriques (= A1, A2)<br />
selon le schéma D1 A1 A2 D2. De plus, l'allitération en h relie à la<br />
fois D1 (= v. 2720b) et D2 (v. 2723a) à hyne. La cohésion formelle<br />
n'en est que plus nette.<br />
b) handa (mid handa). De la mouvance de handa (nominatif<br />
hand), qui allitère d'ailleurs avec son partenaire hyne, relèvent 2721b<br />
( þegn ungemete til) et 2722b (wætere gelafade). Positionnellement,<br />
ces deux hémistiches se situent le premier entre A1 et A2, le second<br />
entre A2 et D2 : ils font à la fois globalement et séparément irruption<br />
dans la mouvance de hyne qui les contient. Les deux mouvances sont<br />
entrelacées. L'entrelac va formellement encore plus loin. Les deux<br />
hémistiches du v. 2721 appartiennent à deux mouvances différentes<br />
mais, par le jeu d'une double allitération, rapprochent symétriquement<br />
le suzerain et le vassal ( þeoden, þegn) et leurs attributs respectifs<br />
(mærne / ungemete till), marqués conjointement par l'éminence — de<br />
la notoriété (mærþu) chez Beowulf, de la conformité (till = ce qu'il<br />
faut qu'un vassal soit) chez Wiglaf, fidélité exceptionnelle, sans limite.<br />
Les têtes des deux mouvances, hyne et hand, donnent d'emblée le<br />
ton des quatre vers : hyne, à l'accusatif, c'est Beowulf présenté comme<br />
objet (et non plus comme sujet), mais on ne sait pas encore de quoi ;<br />
hand (mid handa), c'est l'instrument (ou l'accompagnement) de<br />
l'action (mais on ne sait pas encore laquelle) exercée sur l'objet. Il<br />
s'avérera que cette main est celle de Wiglaf et que l'acte est celui de<br />
l'aspersion du blessé. Main du féal posée sur la blessure du suzerain.<br />
Geste christique, atmosphère d'une descente de croix. Et ce geste<br />
(hand posé sur hyne) est syntaxiquement, prosodiquement, détaché de<br />
ce qui suit, domine ce qui suit. On pense à certains tableaux de maître<br />
(Georges de la Tour parmi d'autres) où tel trait physique est mis en<br />
évidence, auquel est subordonné tout le reste d'une scène.<br />
Cette main, c'est aussi celle qui peu de temps avant tenait,<br />
derrière le bouclier de Beowulf, l'ancestrale épée (le heirloom, le laf<br />
de Wiglaf, hérité d'Eanmund : cf. v. 2611, 2628-29), celle qui tua le<br />
dragon : épée d'un vassal devenu fer de lance de son suzerain. Et,<br />
résonanciellement, le contact de cette main avec le corps du mourant<br />
renvoie à la fusion héroïque précédemment réalisée (2659-60, 2706-
14_(12U<br />
Guy Bourquin<br />
09). Résonanciellement aussi une autre relation est introduite : la main<br />
préfigure une autre transmission : un héros (Beowulf) «passe la<br />
main », insuffle sa vertu à un autre (Wiglaf) distingué entre tous,<br />
héroïse 1 celui qui déjà ne fait qu'un avec lui (2660 bæm gemæne), le<br />
possède déjà, l'a déjà intériorisé, si on en juge par la force de his<br />
accentué et postposé en 2722a (winedryhten his, cas unique de postposition<br />
de his dans Beowulf sur 81 attestations).<br />
Il faut aussi replacer ces quatre vers dans le triplet interactif récit<br />
— récitation — récitatif. Le récit est ici l'intrication d'une méditation<br />
statique (l'accusatif hyne, les épithètes descriptives du héros épuisé) et<br />
de la dynamique d'un geste — dynamique méditative. Le récit est à<br />
son tour inséparable du récitant (de l'aède) qui, jouant avec les temps<br />
forts, la césure des hémistiches, peut en moduler le rythme par le<br />
ralentissement continu du tempo, culminant sur la lenteur, la durée<br />
quasi-infinie de hilde sædne, seul dans son hémistiche, avant<br />
l'ouverture sur le geste qui suit (his helm onspeon). Et la composante<br />
récitative surgit des effets cumulés de tous les jeux lexicaux,<br />
syntaxiques, métriques, prosodiques, phoniques (ex. les allitérations<br />
en h vs þ).<br />
Toutes proportions gardées on est ici dans une relation à<br />
l'événement proche de la méditation liturgique devant chaque station<br />
du Chemin de Croix du vendredi saint. L'événement représenté par<br />
chaque tableau devient objet de contemplation, i.e. de deixis méditative,<br />
décomposable en : a) découverte de la scène : voyez-le<br />
(= deixis), b) description sommaire de la scène (= intensité du regard<br />
ramené régulièrement sur le même objet), c) rappel des qualités du<br />
héros (= ressassement méditatif). Ici, morphologiquement, l'accusatif<br />
hyne du début du vers fait de Beowulf non seulement un patient (cf.<br />
supra), mais aussi un objet du regard, du regard contemplatif. Et plus<br />
la contemplation se prolonge, plus les trois stades contemplatifs se<br />
1 . Sur notre conception de l'héroïsation, cf. Guy Bourquin, «The Lexis and Deixis<br />
of the Hero in Old English Poetry », in : Mélanges Crépin : Heroes and<br />
Heroines in Medieval English Literature (ed. Leo Carruthers), Bury Saint<br />
Edmund, 1994, 1-18 (plus particulièrement pp. 7-9).
Beowulf 2720-3<br />
15_(12U<br />
compénètrent, s'indistinguent. Le prolongement de la contemplation<br />
dépend aussi du tempo du récitant. Une précipitation de doubles<br />
croches n'a en effet rien à voir avec une lente procession de rondes<br />
pointées.<br />
Tout se passe comme si une voix off intériorisait lentement ce qui<br />
autrement ne serait qu'une suite de notations sèches ; comme si on<br />
était confronté à une double portée musicale déroulant simultanément<br />
l'une la relation sobre d'un événement, l'autre la méditation non moins<br />
sobre sur cet événement.<br />
IV. Fidélité notionnelle / formelle / esthétique<br />
Comment «respecter et retraduire ce qu'il y a sans doute de plus<br />
difficile à exprimer par des mots : le poids et le prix du silence, la<br />
plénitude de la paix, l'intensité de la présence, la volupté de la<br />
lenteur... » ? 2<br />
Aucune traduction ne peut restituer le dispositif résonanciel du<br />
signifiant poétique. Nous laisserons au lecteur le soin de décider<br />
laquelle des traductions citées s'en rapproche le plus. Notre sentiment<br />
est que c'est la pluralité, l'interaction de tous ces efforts, qu'il faut<br />
prendre en compte, mais en les considérant comme des points de<br />
départ, des encouragements à entrer, ne serait-ce qu'à travers un mot à<br />
mot, dans la matérialité linéaire du signifiant, cette linéarité à<br />
plusieurs étages où viennent se ressourcer en permanence les<br />
fantasmations qu'elle suscite.<br />
2 . Pierre Lepape, à propos d'une traduction, in : Le Monde des Livres,<br />
9 septembre 1999.
Texte vieil-anglais 3<br />
16_(12U<br />
ANNEXE<br />
Traductions de Beowulf 2711b-2723<br />
2711b Ða sio wund ongon,<br />
þe him se eorðdraca ær geworhte,<br />
swelan ond swellan; he þæt sona onfand,<br />
þæt him on breostum bealonið[e] weoll<br />
2715 attor on innan. Ða se æðeling giong<br />
þæt he bi wealle wishycgende<br />
gesæt on sesse; seah on enta geweorc,<br />
hu ða stanbogan stapulum fæste<br />
ece eorðreced innan healde.<br />
2720 Hyne þa mid handa heorodreorigne,<br />
þeoden mærne, þegn ungemete till<br />
winedryhten his wætere gelafede,<br />
hilde sædne, ond his hel[m] onspeon.<br />
1. John Earle 4<br />
Guy Bourquin<br />
Then began the wound which the earth-dragon had inflicted on him, to<br />
inflame and swell. That he soon discovered, that in his breast fatal mischief<br />
was working, venom in the inward parts. Then the Etheling went until he<br />
sate him on a stone by the mound, thoughtfully pondering; he looked upon<br />
the cunning work of dwarfs, how there the word-old earthdome do contain<br />
within it stone arches firmly set upon piers. Upon him then, gory from<br />
conflict, illustrious monarch, the thane immeasurably good, ladled water<br />
with hand upon his natural chieftain, battle-worn; — and unloosened his<br />
helmet.<br />
3 . L'édition utilisée est celle d'E.V.K. Dobbie, The Anglo-Saxon Poetic Records,<br />
A Collective Edition, Vol. IV, Beowulf and Judith, New-York : Columbia<br />
University Press, 1953.<br />
4 . John Earle, The Deeds of Beowulf: An English Epic of the Eighth Century,<br />
Oxford : Clarendon Press, 1892.
Beowulf 2720-3<br />
2. W. Morris et A.J. Wyatt 5<br />
3. J.R. Clark Hall 6<br />
17_(12U<br />
Sithence fell the wound,<br />
That the earth-drake to him had wrought but erewhile,<br />
To swell and to sweal; and this soon he found out,<br />
That down in the breast of him bale-evil welled,<br />
The venom withinward; then the Atheling wended,<br />
So that he by the wall, bethinking his wisdom,<br />
Sat on seat there and saw on the works of the giants,<br />
How that the stone-bows fast stood on pillars,<br />
The earth-house everlasting upheld withinward.<br />
Then with his hand him the sword-gory,<br />
That great king his thane, the good beyond measure,<br />
His friend-lord with water washed full well,<br />
The sated of battle, and unspann'd his war-helm.<br />
Then the wound which erewhile the dragon had inflicted on him<br />
began to burn and swell; quickly he found out this — that deadly venom<br />
seethed within his breast, — internal poison.<br />
Then the chieftain went on until he sat, still clear in mind, on a seat by<br />
the rampart, and gazed on the work of giants — how the primeval earthdwelling<br />
contained within it rocky arches, firm on columns. Then the thane,<br />
preëminently good, laved with his hands the famous prince, bloody from<br />
battling, his friend and lord, exhausted by the fight, with water, and undid<br />
his helmet.<br />
4. R.K. Gordon 7<br />
Then the wound which erstwhile the earth-dragon dealt him began to<br />
burn and swell. He found forthwith that the poison was working with<br />
pestilent force within his breast. Then the chieftain went till, taking wise<br />
5 . William Morris et Alfred J. Wyatt, The Tale of Beowulf, Sometime King of the<br />
Weder Geats, Londres : Longmans, 1898.<br />
6 . John R. Clark Hall, Beowulf and the Finnsburg Fragment, Londres : Allen,<br />
1911.<br />
7 . R.K. Gordon, Anglo-Saxon Poetry selected and translated, Londres :<br />
Everyman, (1926) 1954.
18_(12U<br />
Guy Bourquin<br />
thought, he sat down on a seat by the wall; he gazed on the work of giants,<br />
saw how the eternal earth building held within stone arches, firm fixed by<br />
pillars. Then with his hands the exceeding good thane bathed him with<br />
water, the blood-stained famous prince, his friendly lord, wearied with<br />
battle; and loosed his helm.<br />
5. L.D. Pearson 8<br />
The wound began to burn and swell — the Worm's work on him; he<br />
soon found that poison welled with ruinous force inside his breast. Then the<br />
young ætheling walked until, with prudent thought, he sat beside the wall.<br />
He scanned the work of giants, saw the enduring earth-house hold stone<br />
arches firm within by pillars. The matchless thane then laved with hands his<br />
famous prince, sword-bloodied friendlord sated with the strife, and loosed<br />
his helmet.<br />
6. E.T. Donaldson 9<br />
Then the wound that the earth-dragon had caused began to burn and to<br />
swell; at once he felt dire evil boil in his breast, poison within him. Then the<br />
prince, wise of thought, went to where he might sit on a seat near the wall.<br />
He looked on the work of giants, how the timeless earth-hall held within it<br />
stone-arches fast on pillars. Then with his hands the thane, good without<br />
limit, washed him with water, blood-besmeared, the famous prince, his<br />
beloved lord, sated with battle; and he unfastened his helmet.<br />
7. G.N. Garmonsway et J. Simpson 10<br />
The wound which the earth-dragon had dealt him began then to burn<br />
and swell; all at once he found that the venom, in its deadly evil, was<br />
welling up in his heart. Then the high-born hero went as far as a ledge by<br />
the wall, and there sat, pondering deeply; he gazed on that work of giants,<br />
seeing how the age-old earthen dwelling held the rocky arches within it<br />
firm upon their columns. Meanwhile that most excellent thane with his own<br />
8 . Lucien Dean Pearson, Beowulf, Bloomington : Indiana University Press, 1965.<br />
9 . E. Talbot Donaldson, Beowulf, A New Prose Translation, New-York : Norton,<br />
1966. [Traduction au programme de l'agrégation d'anglais]<br />
10 . George Norman Garmonsway et Jacqueline Simpson, "Beowulf" and its<br />
Analogues, Londres : Dent, 1968.
Beowulf 2720-3<br />
19_(12U<br />
hands bathed his kindly lord, the renowned prince, weary now from the<br />
battle, and stained with such drops as drip from swords.<br />
8. M. Alexander 11<br />
9. H.D. Chickering 12<br />
The wound that the earth-drake<br />
had first succeeded in inflicting on him<br />
began to burn and swell; he swiftly felt<br />
the bane beginning to boil in his chest,<br />
the poison within him. The prince walked across<br />
to the side of the barrow, considering deeply;<br />
he sat down on a ledge, looked at the giant-work,<br />
saw how the age-old earth-hall contained<br />
stone arches anchored on pillars.<br />
Then that excellent thane with his own hands washed<br />
his battle-bloodied prince, bathed with water<br />
the famous leader, his friend and lord,<br />
sated with fighting; he unfastened his helmet.<br />
Then the deep gash<br />
the earth-dragon made, the wound began<br />
to burn and swell; he soon understood<br />
that something deadly seethed in his breast,<br />
some poison within. So Beowulf went,<br />
wise-minded lord, to sit on a seat<br />
opposite that earth-wall; he saw how the arches,<br />
giants' stone-work, help up the earth-cave<br />
by pillars inside, solid forever.<br />
Then his loyal thane, immeasurably good,<br />
took water in his hand, bathed the bloodied one,<br />
the famous king, his liege, dear friend,<br />
weak in his wound, and unstrapped his helmet.<br />
11 . Michael Alexander, Beowulf, A Verse Translation, Londres : Penguin, 1973.<br />
12 . Howell D. Chickering, Beowulf. A Dual-Language Edition, New-York :<br />
Anchor, 1977.
10. M.J. Swanton 13<br />
20_(12U<br />
Guy Bourquin<br />
Then the wound which the earth-dragon had inflicted on him earlier<br />
began to burn and swell; straight away he found that the poison within<br />
welled up with deadly evil in his breast. Then thinking deeply, the prince<br />
went till he sat on a bank by the rampart; he looked at the giant's work —<br />
how the enduring earthen hall held within it stone arches fast on pillars.<br />
Then with his hands that most excellent thane bathed his friend and leader,<br />
the famous prince, blood-stained, sated with battle, and unfastened his<br />
helmet.<br />
11. A. Crépin 14<br />
La blessure que lui avait infligée le dragon souterrain se mit à brûler,<br />
se boursoufler. Il comprit aussitôt que dans sa poitrine bouillonnait un mal<br />
mortel, que du poison travaillait ses entrailles. Le prince alla s'asseoir sur un<br />
siège près de la muraille, et médita. Il regardait cet ouvrage de géants : des<br />
arcs de pierre soutenus par des piliers formaient, depuis l'éternité, l'intérieur<br />
de l'édifice souterrain. Les blessures l'ensanglantaient ; son vassal aux<br />
immenses mérites lava de sa main l'illustre suzerain, baigna d'eau son<br />
généreux seigneur qu'avait accablé le combat, et lui dégrafa le heaume.<br />
12. G. Nickel 15<br />
Als die Wunde, die ihm der Drache beigebracht hatte, zu brennen und<br />
zu schwellen begann, spürte er bald, daß das Gift im Inneren seiner Brust<br />
einen tödlichen Kampf entfacht hatte. Als der weise Edle gegangen war, um<br />
sich an einem Sitzplatz an der Mauer niederzulassen, betrachtete er das<br />
Werk der Riesen [und sah], wie die durch Säulen gestützten Steinbögen in<br />
das Innere der uralten Höhle hineingebaut waren. Der ungemein tüchtige<br />
Held labte dann [mit seinen Händen] den blutbeschmierten berühmten<br />
Herrn, seinen vom Kampf erschöpften Gebieter, mit Wasser und löste ihm<br />
den Helm.<br />
13 . Michael J. Swanton, Beowulf..., Manchester : Manchester University Press, 1978.<br />
14 . André Crépin, Poèmes héroïques vieil-anglais : Beowulf, Judith, Maldon,<br />
Plainte de l'exilée, Exaltation de la croix, Paris : Union Générale d'Edition<br />
(Coll. 10/18), 1981.<br />
15 . Gerhart Nickel, Beowulf... 1. Teil : Text, Übersetzung, Heidelberg : K. Winter, 1976.
Translations of Beowulf<br />
21_(12U<br />
Wendy Harding et Anne Mathieu<br />
<strong>Université</strong> de Montpellier III<br />
Re-creation or Recreation in Translations of Beowulf<br />
(lines 702b-736a) 1<br />
The selection of a translation of Beowulf for the Agrégation<br />
prompted us to compare a variety of Beowulf translations with the Old<br />
English text in a series of monthly seminars at Montpellier III. 2 Our<br />
aim in choosing a limited number of the many available translations<br />
and concentrating on a series of short passages was to examine the<br />
different ways in which these translations initiate twentieth century<br />
readers to Anglo-Saxon poetry and culture. Such an exercise<br />
immediately demonstrates the fallacy of the old notion that the<br />
translator can extract the sense from the original work of literature and<br />
reproduce it in a new form. An analysis of the original Old English<br />
passages — our source passages — showed that sense is indissociable<br />
from form. Moreover, our study of the chosen translations showed<br />
how each translator produced a new text whose form was inextricable<br />
from its sense. It seemed more useful to understand the translations in<br />
terms of two opposite tendencies: on the one hand, orientation toward<br />
the source text and the Anglo-Saxon culture it speaks of and to; or, on<br />
1 . Communication présentée à l'atelier «Moyen Age » du XXXIX e congrès de la<br />
SAES à Chambéry en 1999.<br />
2 . We thank all the participants in these seminars, especially Charles Whitworth<br />
and Jean-Marie Maguin, who generously invited us to meet in the Centre<br />
d'Études et de Recherches Élisabéthaines, and Jacky Martin, whose expertise<br />
in translation theory enhanced the discussion. Thanks also to the MA-REN-<br />
BAR (Moyen Age, Renaissance, Age Baroque) research team for welcoming<br />
us as members and for supporting our projects on medieval English literature<br />
and culture.
22_(12U<br />
W. Harding et A. Mathieu<br />
the other hand, orientation toward the target language and culture, the<br />
language and culture of the modern anglophone audience. Taking up<br />
the theme of the 1999 SAES Conference — "Création, recréation,<br />
récréation", we could distinguish between translation as re-creation<br />
and translation as recreation, the former endeavouring to be faithful to<br />
the values and structures of the source, and the latter attempting to<br />
produce a text that the target audience can enjoy without the challenge<br />
of encountering the alien. 3 This opposition need not be an either or<br />
proposition. An inclination toward one pole can inflect the translation<br />
in a certain direction without excluding the other. In this paper, we<br />
will examine four of the available translations of Beowulf, two<br />
proclaiming a penchant for re-creation (Gummere 4 and Donaldson<br />
5 ) and two for recreation (Greenfield 6 and Wright 7 ). We will<br />
3 . These orientations approximate those described by Schleiermacher as "bringing<br />
the reader to the author" or "bringing the author to the reader" in F.<br />
Schleiermacher, Sämtliche Werke, cited in Antoine Berman, L'Epreuve de<br />
l'étranger, Paris: Gallimard, 1984, p. 15, by Berman as "sourciers" or<br />
"ciblistes", in Antoine Berman, Pour une critique des traductions: John<br />
Donne, Paris: Gallimard, 1995, p. 16, or by Venuti as "foreignizing" or<br />
"domesticating", in Lawrence Venuti, The Translator's Invisibility: A History<br />
of Translation, London: Routledge, 1995, p. 20.<br />
4 . Francis B. Gummere (ed.), The Oldest English Epic. Beowulf, Finnsburg,<br />
Waldere, Deor, Widsith, and the German Hildebrand, New York: Macmillan,<br />
1909, reprinted in Charles W. Eliot (ed.), The Five-Foot Shelf of Books,<br />
Cambridge, Mass. (The Harvard Classics, 49), 1910. In the preface to his<br />
translation, Gummere claims that "No greater mistake exists than to suppose<br />
that the rhythm and style of these early English poems cannot be rendered<br />
adequately in English speech" (p. 19).<br />
5 . Joseph F. Tuso (ed.), Beowulf: The Donaldson Translation, Background and<br />
Sources, Criticism, New York / London: W.W. Norton, 1975. Donaldson<br />
(p. xiii) states that "the chief purpose of this translation is to try to preserve for<br />
the reader what the translator takes to be the most striking characteristic of the<br />
style of the original: extraordinary richness of rhetorical elaboration<br />
alternating with — often combined with — the barest simplicity of statement.<br />
[...] In order to reproduce this effect, it has seemed best to translate as literally
Translations of Beowulf<br />
23_(12U<br />
compare the failures and successes of the two approaches as well as<br />
the respective merits of the four translators.<br />
For the purposes of comparison, we have selected the passage<br />
describing Grendel's approach to Heorot (lines 702b-736a). 8 This<br />
much-admired piece (Chickering calls it "one of the finest passages in<br />
Old English poetry") 9 provides a good test of translation practice<br />
because, having been extensively praised and commented upon, it<br />
poses challenges of which translators are necessarily aware. 10 We shall<br />
as possible, confining oneself to the linguistic and intellectual structure of the<br />
original."<br />
6 . Stanley B. Greenfield (trans.), A Readable Beowulf: The Old English Epic<br />
Newly Translated, Carbondale, Illinois: Southern Illinois University Press,<br />
1982. Greenfield's translation contains no authorial statement, but his<br />
intention to provide readers with recreation is proclaimed in his title.<br />
7 . David Wright (trans.), Beowulf: A Prose Translation with an Introduction,<br />
Harmondsworth: Penguin, 1957. Wright defines his goal as translator as the<br />
transmission of the story; for him, the Old English poetic style is a distraction:<br />
"It has been my aim not to distract the reader's attention from the story that is<br />
presented by the poet of Beowulf by attempting to recreate his allusive use of<br />
language. The Anglo-Saxon scop was able to employ a highly formalized and<br />
artificial diction because his audience was trained and accustomed to that kind<br />
of idiom. But his translator must remember that he is a writer of contemporary<br />
English prose competing with other writers of contemporary English prose for<br />
the attention of his readers" (pp. 24-25).<br />
8 . See the Appendix for the original Old English text and the four translations.<br />
9 . Howell D. Chickering, Beowulf: A Dual Language Edition, Garden City, New<br />
York: Anchor Books, 1997, p. 306.<br />
10 . See in particular Adeline Courtney Bartlett, The Larger Rhetorical Patterns in<br />
Anglo-Saxon Poetry, New York: Columbia University Press, 1935, p. 50;<br />
A.G. Brodeur, The Art of Beowulf, Berkeley: University of California Press,<br />
1959, pp. 88-92; Stanley B. Greenfield, "Grendel's Approach to Heorot:<br />
Syntax and Poetry", in : Robert P. Creed (ed.), Old English Poetry: Fifteen<br />
Essays, Providence: Brown University Press, 1967, pp. 275-84; Alain Renoir,<br />
"Point of View and Design for Terror in Beowulf ", Neuphilologische<br />
Mitteilungen, 63 (1962), pp. 154-67.
24_(12U<br />
W. Harding et A. Mathieu<br />
begin our investigation by analysing some of these challenges, which<br />
we have classified as musical, structural, and stylistic.<br />
First we will look at the extent to which our translators have recreated<br />
the music of the text, — the alliteration and the verbal echoes.<br />
A translation which aims at re-creation should approximate the<br />
alliterative pattern of the original text. Alliteration matters not only at<br />
the aesthetic level, but also at the semantic level. Two examples will<br />
serve to illustrate the link between sound and meaning. First, in line<br />
703, the alliterative couple, sceadu-genga / sceotend, establishes a<br />
fatal connection between the would-be murderer and his victims. This<br />
alliteration is re-created by Gummere and Donaldson only, both of<br />
whom choose to alliterate "walker" and "warriors". Another example<br />
is the alliteration between reced and rinc, which occurs twice, first in<br />
line 720 and again in line 728. This pairing recalls a principle which is<br />
basic to Anglo-Saxon heroic culture — the indissociability of warrior<br />
and hall. In line 720, rinc refers to Grendel, and the alliteration<br />
underscores his exclusion, as he is deprived of the joys of the hall,<br />
dreamum bedaeled (line 721). In line 728, rinca refers to the Geats,<br />
and the alliteration emphasises their integration in society, as they are<br />
peacefully sleeping after feasting in the hall. Gummere re-creates both<br />
the music and the semantic link in line 728 with "hall" and "heroband",<br />
but not in line 720 with "house" and "warrior". Donaldson has<br />
no alliteration for these lines. Greenfield re-creates the alliteration but<br />
not the semantic link in line 720 with "door" / "demon". His line 728<br />
does not alliterate and the term rinc is translated differently from line<br />
720, as "men", not "demon". Wright approximates the alliteration in<br />
line 720 only, with "unhappy" and "Heorot", but drops the semantic<br />
link. We can see that none of the translators systematically renders the<br />
alliteration. The source text's manipulation of sound patterns to<br />
enhance the contrast between the warriors included in the comitatus<br />
and the outcast Grendel is not re-created. Gummere comes closest to<br />
re-establishing the link between sound and meaning. The other three<br />
translators prefer to emphasize the alienness of Grendel's nature.<br />
Wright goes the furthest, producing an effect of horror by translating
Translations of Beowulf<br />
25_(12U<br />
the phrase syþðan he hire folmum [æthr]an (line 722b), as "at the<br />
touch of his talons". He transforms Grendel's human hand ( folm) into<br />
monstrous claws, giving his translation of rinc as "creature" the<br />
connotation that the word has in modern horror films.<br />
Turning now to verbal echoes, we take as our example the word<br />
reced, which occurs five times in the passage (lines 704, 714, 720,<br />
724, and 728). This repetition works to unify the text and to emphasise<br />
the hall as the center of the action and the focus of Grendel's<br />
obsession. Gummere employs three different and rather<br />
hetereogeneous nouns: twice "hall", once "palace" and twice "house".<br />
Donaldson translates reced once as "house", and four times as "hall".<br />
Greenfield also translates it four times as "hall", and once as "door"<br />
(in the alliterating example already mentioned). Wright uses "hall"<br />
three times, once "Heorot", and once "building". None of the<br />
translators respects the text's system of echoes throughout. To<br />
differing degrees, all the target texts sacrifice verbal echo for the sake<br />
of lexical variety. In terms of the music of the text, then, the<br />
translators choose to recreate the reader with varied sounds, rather<br />
than re-create the repetitive phonic structures of the Old English.<br />
Now we move to the architecture of the text to see whether the<br />
translators reproduce its structural features. The text is framed by two<br />
half-lines, line 702b and 736a, which both contain a prepositional<br />
phrase with the noun niht, thus associating Grendel with the terrors of<br />
darkness. This repetition, seemingly easy to re-create, seems to be<br />
purposely avoided by Gummere, who translates niht first as "night"<br />
and second as "evening". The other translators re-create the structure,<br />
but only Greenfield preserves the original placement of the word niht<br />
at the end of the last sentence. 11 A second envelope pattern is formed<br />
by half-lines 706a, þæt hie ne moste, and 735a, þæt he ma moste. Thus<br />
Grendel's arrival at Heorot is bracketed by the reassurance that his<br />
actions will be frustrated by God's providential design. None of the<br />
11 . Indeed, Greenfield expresses the horror of night even more strongly than the<br />
source text by turning sceadu-genga into "death's shadow".
26_(12U<br />
W. Harding et A. Mathieu<br />
translators re-create this structure. Perhaps this envelope pattern is<br />
more difficult to render because it is made up of grammatical, and not<br />
of lexical words.<br />
A second structural feature is the incremental pattern which was<br />
pointed out by Adeline Courtney Bartlett 12 and extensively<br />
commented on by other critics. 13 This incremental pattern divides the<br />
passage into at least three blocks (lines 702b to 709, lines 710 to 719,<br />
and lines 720 to 727), 14 the beginning of each block being marked by a<br />
structure composed of com followed by a prepositional phrase and, in<br />
varied order, a subject, and an infinitive expressing movement. This<br />
incremental structure is attempted by Gummere as well as Greenfield,<br />
who antepose the prepositional phrase instead of the verb, although<br />
they do not systematically translate com with the same verb.<br />
Greenfield chooses to conflate the verb com and the infinitive into<br />
three different verbs of movement, "swept", "glided", and "strode",<br />
which re-create the semantic variety of the infinitives but not the<br />
obsessive repetition of the main verb. Thus his Grendel has more<br />
spontaneity of movement and less of the relentless drive of the Old<br />
English one. Donaldson, by contrast, uses the form "came" followed<br />
by a gerund three times, but otherwise chooses not to preserve the<br />
parallel order of the three structures. Wright seems to make a<br />
deliberate effort to avoid syntactic parallelism, by varying the order of<br />
the elements. In fact, in the last two blocks, he chooses to begin the<br />
sentence with the subject, conforming to the natural order of<br />
contemporary English prose.<br />
12 . Bartlett, p. 50.<br />
13 . See Brodeur, Greenfield and Renoir, cited above.<br />
14 . Not all critics agree on the tripartite division. Renoir argues for a quadripartite<br />
organization of the passage, structured by the repetition of verbs of motion,<br />
com in lines 702, 710 and 720 and wod in line 714 (Renoir, p. 159).<br />
Greenfield divides the passage into four sections, "the first three marked by<br />
the varied com verses, the last by geseah (728a)" (Renoir, p. 277).
Translations of Beowulf<br />
27_(12U<br />
The fact that neither of the two prose translations preserves the<br />
structural patterns of the original can be easily accounted for. These<br />
structural patterns are perhaps the feature of the poem most foreign to<br />
the aesthetics of contemporary English prose fiction, which considers<br />
lexical and syntactic redundancy to be faults of style. The two<br />
versified translations, on the other hand, have more liberty to re-create<br />
the structure of the source text.<br />
Finally, we turn to the style of the poem to examine the poet's use<br />
of the appositive and variational techniques. The passage illustrates<br />
the paratactic style which characterises Old English poetry. There are<br />
few subordinate clauses and the text mostly consists in an<br />
accumulation of independent clauses placed in juxtaposition. Consider<br />
lines 716b-719b:<br />
Ne wæs þæt forma sið<br />
þæt he Hroþgares ham gesohte;<br />
næfre he on aldordagum ær ne siþðan<br />
heardran hæle, healðegnas fand.<br />
The juxtaposition of these two negative sentences, similar in form,<br />
underscores the contrast in content. The usual success of Grendel's<br />
expedition is set against the disaster that is about to ensue. Because of<br />
the lack of a logical connective between the two sentences, the<br />
reader's participation is strongly engaged in the construction of<br />
meaning, and hence the force of the contrast is all the greater.<br />
Donaldson captures the stark effectiveness of the source text by<br />
reproducing this appositive structure. The other translators choose not<br />
to re-create the simple juxtaposition, preferring instead to explicitate<br />
the logical link by the use of "yet" (Gummere) or "but" (Greenfield<br />
and Wright). By doing so, they facilitate the reader's understanding<br />
but diminish his emotional involvement.<br />
The second feature of style, variation, is illustrated in lines 728-<br />
730a,<br />
Geseah he in recede rinca manige,<br />
swefan sibbegedriht samod ætgædere,<br />
magorinca heap.
28_(12U<br />
W. Harding et A. Mathieu<br />
In this passage we see Grendel seeing the warriors. In the triple<br />
variation (rinca manige, sibbegedriht, magorinca heap), the monster<br />
seem to linger over this initial sight of the Geats, savoring the pleasure<br />
of the anticipated feast. At the same time, the poet emphasises the<br />
unity (sibbegedriht samod ætgædere) and youth (magorinca) of the<br />
warriors, giving an idealised picture of the comitatus. Three of the<br />
translators reproduce the triple variation, neatly separating the three<br />
different substantives, as is done in the source text. Wright, however,<br />
conflates the three variations into one unit "a great band of brothers in<br />
arms", accelerating the narrative moment, but reducing the effect of a<br />
tableau. Narrative economy is gained, but psychological depth is lost.<br />
It would be easy to reproach each of the translators for what his<br />
work fails to do. However, it seems best to adopt a tolerant attitude,<br />
since no single translation can capture all the wealth of previous<br />
translations and commentaries on the poem. The sheer quantity of<br />
Beowulf translations should be seen not as a sign of the inadequacy of<br />
its translators or of translation in general, but as a testimony to the<br />
richness of the poem. Bad poems are simply not translated. The two<br />
orientations we have discussed each have their rewards. Translations<br />
which aim at re-creation enrich the target culture by importing other<br />
aesthetic forms and cultural values. Indeed, it does not seem<br />
unreasonable to suggest that the efforts of translators to re-create the<br />
poetry of Beowulf have prepared readers to appreciate the Anglo-<br />
Saxon sounds of modern poets like Seamus Heaney or Ted Hughes. 15<br />
On the other hand, the translations which aim at recreation can<br />
develop new and unexpected interpretations. With their interest in<br />
telling a good story above all, such translations have introduced<br />
modern readers to the imaginative world of the Beowulf poet. Indeed<br />
the Beowulf story continues to inspire new creations such as Michael<br />
Crichton's Eaters of the Dead. 16<br />
15 . Unfortunately, the publication of Seamus Heaney's translation of Beowulf<br />
came too late for us to examine his version of lines 702b-736a for our paper.<br />
16 . Michael Crichton, Eaters of the Dead, London: Arrow, 1997.
Translations of Beowulf<br />
Source Text 17<br />
29_(12U<br />
APPENDIX:<br />
Source Text and Translations of Beowulf lines 702b-736a<br />
702 Com on wanre niht<br />
703 scriðan sceadugenga. Sceotend swæfon,<br />
704 þa þæt hornreced healdan scoldon,<br />
705 ealle buton anum. Þæt wæs yldum cuþ<br />
706 þæt hie ne moste, þa metod nolde,<br />
707 se scynscaþa under sceadu bregdan;<br />
708 ac he wæccende wraþum on andan<br />
709 bad bolgenmod beadwa geþinges.<br />
710 Da com of more under misthleoþum<br />
711 Grendel gongan, godes yrre bær;<br />
712 mynte se manscaða manna cynnes<br />
713 sumne besyrwan in sele þam hean.<br />
714 Wod under wolcnum to þæs þe he winreced,<br />
715 goldsele gumena, gearwost wisse,<br />
716 fættum fahne. Ne wæs þæt forma sið<br />
717 þæt he Hroþgares ham gesohte;<br />
718 næfre he on aldordagum ær ne siþðan<br />
719 heardran hæle, healðegnas fand.<br />
720 Com þa to recede rinc siðian,<br />
721 dreamum bedæled. Duru sona onarn,<br />
722 fyrbendum fæst, syþðan he hire folmum [æthr]an;<br />
723 onbræd þa bealohydig, ða he [ge]bolgen wæs,<br />
724 recedes muþan. Raþe æfter þon<br />
725 on fagne flor feond treddode,<br />
726 eode yrremod; him of eagum stod<br />
727 ligge gelicost leoht unfæger.<br />
728 Geseah he in recede rinca manige,<br />
729 swefan sibbegedriht samod ætgædere,<br />
730 magorinca heap. Þa his mod ahlog;<br />
17 . Frederick Klaeber (ed.), Beowulf and The Fight at Finnsburgh, Third edition with Supplements,<br />
Boston: Heath, 1953.
30_(12U<br />
731 mynte þæt he gedælde, ærþon dæg cwome,<br />
732 atol aglæca, anra gehwylces<br />
733 lif wið lice, þa him alumpen wæs<br />
734 wistfylle wen. Ne wæs þæt wyrd þa gen<br />
735 þæt he ma moste manna cynnes<br />
736 ðicgean ofer þa niht.<br />
Donaldson<br />
W. Harding et A. Mathieu<br />
There came gliding in the black night the walker in darkness. The<br />
warriors slept who should hold the horned house — all but one. It was known to<br />
men that when the Ruler did not wish it the hostile creature might not drag them<br />
away beneath the shadows. But he, lying awake for the fierce foe, with heart<br />
swollen in anger awaited the outcome of the fight.<br />
(XI) Then from the moor under the mist-hills Grendel came walking,<br />
wearing God's anger. The foul ravager thought to catch some one of mankind<br />
there in the high hall. Under the clouds he moved until he could see most clearly<br />
the wine-hall, treasure-house of men, shining with gold. That was not the first<br />
time that he had sought Hrothgar's home. Never before or since in his life-days<br />
did he find harder luck, hardier hall-thanes.<br />
The creature deprived of joy came walking to the hall. Quickly the door<br />
gave way, fastened with fire-forged bands, when he touched it with his hands.<br />
Driven by evil desire, swollen with rage, he tore it open, the hall's mouth. After<br />
that the foe at once stepped onto the shining floor, advanced angrily. From his<br />
eyes came a light not fair, most like a flame. He saw many men in the hall, a<br />
band of kinsmen all asleep together, a company of war-men. Then his heart<br />
laughed: dreadful monster, he thought that before the day came he would divide<br />
the life from the body of every one of them, for there had come to him a hope of<br />
full-feasting. It was not his fate that when that night was over he should feast on<br />
more of mankind.
Translations of Beowulf<br />
Gummere<br />
31_(12U<br />
702 — Thro' wan night striding,<br />
703 came the walker-in-shadow. Warriors slept<br />
704 whose hest was to guard the gabled hall, —<br />
705 all save one. 'Twas widely known<br />
706 that against God's will the ghostly ravager<br />
707 him could not hurl to haunts of darkness;<br />
708 wakeful, ready, with warrior's wrath,<br />
709 bold he bided the battle's issue.<br />
710 THEN from the moorland, by misty crags,<br />
711 with God's wrath laden, Grendel came.<br />
712 The monster was minded of mankind now<br />
713 sundry to seize in the stately house.<br />
714 Under welkin he walked, till the wine-palace there,<br />
715 gold-hall of men, he gladly discerned,<br />
716 flashing with fretwork. Not first time, this,<br />
717 that he the home of Hrothgar sought, —<br />
718 yet ne'er in his life-day, late or early,<br />
719 such hardy heroes, such hall-thanes, found!<br />
720 To the house the warrior walked apace,<br />
721 parted from peace; the portal opened,<br />
722 though with forged bolts fast, when his fists had struck it,<br />
723 and baleful he burst in his blatant rage,<br />
724 the house's mouth. All hastily, then,<br />
725 o'er fair-paved floor the fiend trod on,<br />
726 ireful he strode; there streamed from his eyes<br />
727 fearful flashes, like flame to see.<br />
728 He spied in hall the hero-band,<br />
729 kin and clansmen clustered asleep,<br />
730 hardy liegemen. Then laughed his heart;<br />
731 for the monster was minded, ere morn should dawn,<br />
732 savage, to sever the soul of each,<br />
733 life from body, since lusty banquet<br />
734 waited his will! But Wyrd forbade him<br />
735 to seize any more of men on earth<br />
736 after that evening.
Greenfield<br />
32_(12U<br />
702 Out of dark night<br />
703 swept death's shadow forward. The warders slept,<br />
704 warriors set to guard that gabled hall —<br />
705 all but one: for men were well aware<br />
706 that against God's will the evil-doer<br />
707 could not drag them down into the shadows;<br />
708 but he in anger watched and waited<br />
709 for his foe, and for the fight's outcome.<br />
710 Out of the moor then, under mist-hills,<br />
711 Grendel glided, carrying God's wrath;<br />
712 the evil monster meant to ensnare<br />
713 some one of mankind in the high hall.<br />
714 Under clouds he advanced, till clearly<br />
715 visible the wine-hall rose before him,<br />
716 shining with gold. Most surely had he<br />
717 in the past so honored Hrothgar's home;<br />
718 but he had not found in former days<br />
719 harder luck or hardier hall-thanes!<br />
720 Up to the door then the demon strode,<br />
721 joyless, hopeless. It sprang straight open<br />
722 at his touch for all its fire-forged bands:<br />
723 enraged, eager to destroy, he wrenched<br />
724 the hall's mouth wide. Unhesitating,<br />
725 afire with wrath, the foe stepped upon<br />
726 the shining floor; a wicked gleam shone<br />
727 from his eyes, a fearful flamelike light.<br />
728 Inside the hall he saw many men,<br />
729 a staunch company of young kinsmen,<br />
730 all asleep; and then his spirit laughed:<br />
731 the dread and fearsome foe, having now<br />
732 such bounty, meant to draw from body,<br />
733 before the light of day, each one's life<br />
734 — and feast! Fate was not so generous:<br />
735 no more would he feed on human flesh<br />
736 beyond that night.<br />
W. Harding et A. Mathieu
Translations of Beowulf<br />
Wright<br />
33_(12U<br />
In black night the prowler of the dark came stalking. The soldiers who<br />
were supposed to defend the gabled hall were asleep — all except one. It was<br />
generally believed that the fiend could not drag people into the lower shades<br />
against the will of God. Yet Beowulf, keeping an angry watch against the enemy,<br />
waited for the outcome of the battle with growing fury.<br />
Now Grendel, with the wrath of God on his back, came out of the<br />
moors and the mist-ridden fells with the intention of trapping some man in<br />
Heorot. Under the clouds he strode, until he came in sight of the rich banqueting<br />
hall glistening with plated gold. It was not the first time that he had paid a visit to<br />
Hrothgar's hall; but never before or afterwards did he experience such bad luck<br />
with its defenders.<br />
When the unhappy creature approached Heorot, the door, which was<br />
secured with wrought iron bars, burst open at the touch of his talons. In his<br />
malicious fury he tore down the entrance of the building. Then the raging fiend,<br />
with horrible firelit eyes, stepped quickly upon the tessellated floor. Inside the<br />
hall he saw a great band of brothers-in-arms sleeping together, at which he<br />
laughed to himself, for the cruel demon, who meant to kill every single one of<br />
them before daybreak, saw before him the prospect of a huge feast. But after that<br />
night it was not his luck to devour any more people.
Tradition orale dans Beowulf<br />
35_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
<strong>Université</strong> de <strong>Nancy</strong> II<br />
Les formules<br />
évoquant la transmission orale de l'information<br />
dans Beowulf<br />
Quoique très probablement composé par écrit, 1 Beowulf, comme<br />
les autres poèmes vieil-anglais, continue à utiliser des éléments hérités<br />
de la poésie orale, au premier rang desquels se trouvent les formules.<br />
Celles que nous considérons ici concernent la transmission orale de<br />
l'information. Elles proviennent d'une époque où la littérature,<br />
l'histoire, toutes les connaissances humaines étaient de nature orale, et<br />
où par conséquent on ne pouvait connaître un fait que de deux<br />
manières : en en étant témoin («j'ai vu/entendu »), ou en l'entendant<br />
raconter («j'ai entendu dire »). Le développement des manuscrits puis<br />
1 . Le principal argument en faveur de la composition orale de ce poème est la<br />
présence de formules (Francis P. Magoun Jr., «The Oral-Formulaic Character<br />
of Anglo-Saxon Narrative Poetry », Speculum, 28 (1953), 446-65), c'est-àdire<br />
d'expressions stéréotypées répétées identiques d'un poème à l'autre pour<br />
exprimer une idée donnée. Il a cependant été démontré que l'utilisation de<br />
formules est compatible avec le recours à des sources écrites — comme dans<br />
les Mètres de Boèce — et la connaissance de l'écriture : cf. le cas de Cynewulf<br />
(Larry D. Benson, «The Literary Character of Anglo-Saxon Formulaic<br />
Poetry », PMLA, 81 (1966), 334-41). Par ailleurs, l'étude d'une formule<br />
particulière a révélé l'existence de nuances peu compatibles avec son rôle<br />
primitif d'outil facilitant l'improvisation (Colette Stévanovitch, «Beowulf<br />
maþelode, bearn Ecgþeowes [Beowulf prit la parole, fils d'Ecgtheow] : les<br />
formules d'insertion de tirade dans Beowulf », Q/W/E/R/T/Y, 8 (1998), 17-25).<br />
Il est à peu près généralement admis de nos jours que les poèmes vieil-anglais<br />
étaient composés par écrit, et que formules et thèmes avaient à cette époque<br />
un rôle essentiellement décoratif.
36_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
des livres a ajouté aux deux premières une troisième méthode qui, de<br />
nos jours, les a largement supplantées. A l'époque où Beowulf a été<br />
composé l'écriture commençait à faire fortement concurrence à la<br />
tradition orale chez les Anglo-Saxons. Il n'est cependant jamais<br />
question de sources écrites dans Beowulf, soit parce qu'en effet les<br />
récits héroïques étaient encore transmis oralement au moment de la<br />
composition du poème, soit parce que les formules traditionnelles<br />
faisant allusion à des sources orales continuent à être employées alors<br />
qu'elles ne correspondent plus à une réalité vécue. 2<br />
La transmission orale de l'information revêt deux aspects : d'une<br />
part, les propos tenus par des contemporains des faits évoqués ; d'autre<br />
part, la tradition dans laquelle puise le poète pour composer son<br />
poème. Ce sont deux types de phénomènes tout à fait distincts, pour<br />
lesquels les auteurs ont recours à des formules différentes. Le second<br />
fait seul l'objet de la présente étude.<br />
Deux verbes seulement sont utilisés lorsqu'il s'agit de tradition<br />
orale, (ge)frignan et (ge)hyran ; les autres verbes de sens voisin,<br />
secgan ou gelæran par exemple, indiquent une transmission à des<br />
contemporains. Le verbe est conjugué à la première personne du<br />
singulier (représentant le narrateur) ou du pluriel (le narrateur et son<br />
public). On ne rencontre qu'un petit nombre de schémas syntaxiques,<br />
que nous passons en revue ci-dessous. 3<br />
2 . En tout état de cause, certains poètes utilisent des formules évoquant une<br />
source orale même dans des cas où il est évident qu'il s'agit de source écrite.<br />
On trouve mine gefræge «à ce que j'ai entendu dire » dans la Genèse A à<br />
propos du nom de Yéred, information certainement d'origine livresque, et,<br />
dans Elene et The Fates of the Apostles, la surprenante formule we þæt<br />
(ge)hyrdon þurh halige bec qui associe la source écrite (la Bible) à la<br />
transmission orale.<br />
3 . Voir l'inventaire donné par André Crépin, Beowulf, édition diplomatique et<br />
texte critique, traduction française, commentaires et vocabulaire, Göppingen<br />
: Kummerle (Göppinger Arbeiten zur Germanistik, 329), 1991, pp. 403-404,
Tradition orale dans Beowulf<br />
37_(12U<br />
1. < hwæt! we/ic + gefrægn/hyran ><br />
Dès les premiers vers, l'auteur de Beowulf évoque la tradition<br />
orale :<br />
Hwæt! We Gardena in geardagum<br />
þeodcyninga, þrym gefrunon :<br />
hu ða æþelingas ellen fremedon. (Beowulf 1-3) 4<br />
[Or donc allons-nous dire des Danois-à-la-lance aux jours<br />
d'autrefois, de leurs rois souverains la gloire telle que nous l'avons<br />
apprise — comment leurs princes firent prouesse.]<br />
Il s'agit d'un motif d'ouverture traditionnel, 5 qui associe un pronom de<br />
première personne (en général we), le verbe gefrignan (plus rarement<br />
hyran) régissant un COD ou une proposition infinitive, et<br />
l'exclamation hwæt!. On le retrouve dans plusieurs autres poèmes<br />
narratifs :<br />
Hwæt! We feor and neah gefrigen habað<br />
ofer middangeard Moyses domas [...]<br />
hæleðum secgan. (Exode 1-7) 6<br />
et l'article de Ward Parks, «The Traditional Narrator and the 'I heard'<br />
Formulas in Old English Poetry », Anglo-Saxon England, 16 (1987), 45-66.<br />
4 . L'édition et la traduction utilisées sont celles d'André Crépin, Beowulf.<br />
5 . Voir Crépin, Beowulf, pp. 407-408.<br />
6 . Pour la plupart des textes l'édition utilisée est celle des ASPR (G.P. Krapp et<br />
E.V.K. Dobbie, The Anglo-Saxon Poetic Records, A Collective Edition, New-<br />
York : Columbia University Press, 1931-1953), et la traduction est nôtre. Les<br />
citations de la Genèse A sont empruntées à Colette Stévanovitch, La Genèse<br />
du manuscrit Junius XI de la Bodléienne : édition, traduction et commentaire,<br />
Paris : Publications de l'AMAES, 1992 ; celles du Christ II, à Colette<br />
Stévanovitch, Cynewulf : Le Christ II (L'Ascension) — édition, traduction,<br />
commentaire, lexique, Paris : Publications de l'AMAES, à paraître. Les<br />
traductions du Phénix et de la Perdrix sont tirées de Jean-François Barnaud,<br />
Le Bestiaire vieil-anglais, étude et traduction des textes animaliers dans la<br />
poésie vieil-anglaise, thèse de doctorat, Paris, 1998 ; celles de la Bataille de<br />
Maldon, d'André Crépin, Beowulf et alentours, Greifswald : Reineke Verlag,<br />
1998 ; celles de la Bataille de Finnsburg, d'André Crépin, Beowulf, p. 471.
38_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
[Or donc nous avons entendu au loin et plus près, sur la terre<br />
entière, des hommes parler des lois de Moïse.]<br />
Hwæt! We gefrunan on fyrndagum<br />
twelfe under tunglum tireadige hæleð,<br />
þeodnes þegnas. (Andreas 1-3)<br />
[Or donc nous avons entendu parler aux jours d'autrefois de douze<br />
glorieux héros sous les étoiles, compagnons de chef.]<br />
Hwæt! We ðæt hyrdon hæleð eahtian,<br />
deman dædhwate, þætte in dagum gelamp<br />
Maximianes [...] (Juliana)<br />
[Or donc nous avons entendu les hommes apprécier et juger, hardis,<br />
les événements du temps de Maximien.]<br />
Beowulf et L'Exode séparent le sujet et le verbe par des éléments<br />
adverbiaux, auxquels s'ajoute, dans le cas de Beowulf, le COD.<br />
Andreas et Juliana concentrent l'ensemble de la formule dans le<br />
premier hémistiche, ce qui la rend plus facile d'emploi, au détriment<br />
peut-être de la solennité de la phrase. 7 L'utilisation du pluriel suggère<br />
l'accès à une mémoire collective dont l'auteur extrait des faits connus<br />
de tous auxquels il donne une forme nouvelle. 8<br />
Deux poèmes présentent la formule sous une forme un peu<br />
différente, sans hwæt, donc moins emphatique, et avec un pronom<br />
singulier qui suggère la possession de sources non accessibles à tous :<br />
Hæbbe ic gefrugnen þætte is feor heonan<br />
eastdælum on æþelast londa,<br />
firum gefræge. (Phénix 1-3)<br />
[J'ai entendu dire qu'il existe, loin d'ici dans les régions orientales le<br />
plus noble des pays, fameux parmi les hommes.]<br />
7 . Ces deux poèmes appartiennent à la même école, si même ils ne sont pas du<br />
même auteur : le second est signé par Cynewulf, le premier peut-être aussi, si<br />
l'on considère que The Fates of the Apostles, qui le suit immédiatement dans<br />
le manuscrit et qui porte la signature de Cynewulf, est l'épilogue d'Andreas.<br />
8 . C'est là, bien sûr, le principe même de la composition poétique vieil-anglaise.
Tradition orale dans Beowulf<br />
39_(12U<br />
Gefrægn ic Hebreos eadge lifgean<br />
in Hierusalem. (Daniel 1-2)<br />
[J'ai ouï dire que les Hébreux vivaient heureux à Jérusalem.]<br />
Dans le cas du Phénix le pronom singulier se justifie, puisque le récit<br />
concerne un pays fabuleux sur lequel le narrateur prétend posséder des<br />
informations particulières ; moins dans le cas de Daniel, où il s'agit<br />
d'un épisode biblique. Dans Daniel toujours, le verbe est placé avant<br />
la syllabe allitérante, en position non accentuée par conséquent ; la<br />
formule, qui n'occupe même pas un hémistiche entier, perd beaucoup<br />
de sa solennité sous cette forme, et est à peine reconnaissable.<br />
La formule < hwæt! we gefrunon/hyrdon > ne se rencontre pas<br />
uniquement en début de poème. L'auteur de The Fates of the Apostles<br />
ponctue son oeuvre de références à une source orale, car ce texte est<br />
composé de récits juxtaposés qui représentent en théorie autant de<br />
traditions différentes, 9 même si en pratique l'auteur les a certainement<br />
trouvés regroupés en une seule source écrite :<br />
Hwæt, we eac gehyrdon be Iohanne<br />
æglæawe menn æðelo reccan! (Fates of the Apostles 23-24)<br />
[Or donc nous avons entendu des hommes versés dans la Loi, à<br />
propos de Jean, évoquer ses nobles qualités.]<br />
Hwæt, we þæt gehyrdon þurg halige bec,<br />
þæt mid Sigelwarum soð yppe wearð,<br />
dryhtlic dom godes! (Fates of the Apostles 63-65)<br />
[Or donc nous avons entendu dire dans les livres sacrés que chez les<br />
Ethiopiens la vérité s'éleva, la souveraine gloire de Dieu.]<br />
Saint Jacques, qui suit immédiatement saint Matthieu, a droit à une<br />
variante atténuée de la même formule :<br />
Hyrde we þæt Iacob in Ierusalem<br />
fore sacerdum swilt þrowode. (Fates of the Apostles 70-71)<br />
[Nous avons ouï dire que Jacques à Jérusalem en présence des<br />
prêtres fut supplicié.]<br />
9 . C'est ce que suggère le verbe samnode «je rassemblai » au vers 2.
40_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
L'utilisation de cette formule pour introduire les vies de trois apôtres<br />
sur douze s'explique par le désir de varier le commencement des<br />
différents récits, plutôt que par une mise en relief particulière de ce qui<br />
touche à ces personnages.<br />
Dans Guthlac A la formule se trouve, sinon au début du poème,<br />
du moins au début du récit, en tête de paragraphe ; il s'agit d'un emploi<br />
dérivé du motif d'ouverture :<br />
Hwæt, we hyrdon oft þæt se halga wer<br />
in þa ærestan ældu gelufade<br />
frecnessa fela! (Guthlac A 108-10)<br />
[Or donc nous avons souvent ouï dire que le saint homme dans sa<br />
jeunesse était avide de biens périlleux.]<br />
L'utilisation qui est faite de cette formule dans Elene est en<br />
revanche tout à fait différente puisque, s'il est toujours question de<br />
tradition (orale ou écrite — les deux idées sont associées dans ces<br />
vers), c'est l'un des personnages et non le narrateur qui prononce la<br />
phrase :<br />
Hwæt, we þæt gehyrdon þurh halige bec<br />
þæt eow dryhten geaf dom unscyndne. (Elene 364-65)<br />
[Or donc nous avons entendu dire dans les livres sacrés que le<br />
Seigneur vous a donné une gloire sans tache.]<br />
Hwæt, we ðæt hyrdon þurh halige bec<br />
hæleðum cyðan þæt ahangen wæs<br />
on Caluarie cyninges freobearn,<br />
godes gastsunu. (Elene 670)<br />
[Or donc nous avons entendu dans les livres sacrés révéler aux<br />
hommes que fut pendu sur le Calvaire le noble fils du Roi, l'Esprit Fils<br />
de Dieu.]<br />
Hwæt, we þæt hyrdon þurh halige bec<br />
tacnum cyðan, þæt twegen mid him<br />
geþrowedon, ond he wæs þridda sylf<br />
on rode treo. (Elene 852)<br />
[Or donc nous avons entendu dans les livres sacrés révéler par des<br />
signes qu'avec lui souffrirent deux hommes et qu'il était le troisième<br />
sur l'arbre de la croix.]
Tradition orale dans Beowulf<br />
41_(12U<br />
Le pronom de première personne du pluriel ne représente donc pas le<br />
narrateur et son public contemporain, mais le locuteur et les chrétiens<br />
de l'époque du récit. Par ailleurs, la formule n'introduit pas un récit.<br />
Lorsque l'auteur de The Fates of the Apostles utilise we gehyrdon à<br />
propos de saint Jean ou de saint Matthieu il fait suivre la phrase de la<br />
narration, si brève soit-elle, de la vie et de la mort de ce personnage.<br />
Lorsqu'Elene affirme qu'on a «entendu dire » que le Christ a été<br />
crucifié, le récit de la crucifixion se borne à ces quelques mots. Il<br />
s'agit donc, malgré l'identité de forme, d'un usage entièrement<br />
différent ; on pourrait même conclure, si l'on considère que l'idée<br />
qu'exprime une formule est l'une de ses composantes de base, que<br />
nous avons là une formule différente, homonyme de la précédente.<br />
Dans le Christ II et dans la Genèse A la formule subit une autre<br />
mutation. Elle fait cette fois-ci référence aux vers qui la précèdent<br />
immédiatement, c'est-à-dire que les auteurs de ces deux poèmes la<br />
détournent de son rôle habituel d'ouverture de poème ou d'épisode,<br />
pour lui donner la valeur inverse d'une conclusion :<br />
Hwæt, we nu gehyrdan hu þæt hælu-bearn<br />
þurh his hyder-cyme hals eft forgeaf,<br />
gefreode ond gefreoþade folc under wolcnum,<br />
mære meotudes sunu. (Christ II 586-89)<br />
[Ah! nous avons entendu là / comment l'Enfant rédempteur // par sa<br />
venue ici-bas / redonna le salut, // libéra et protégea / les peuples sous<br />
les nues, // illustre fils de Dieu.]<br />
Hwæt! we nu gehyrað hwær ús hearm-stafas<br />
wraðe onwocan, and woruld-yrmðo. (Genèse A 939-40)<br />
[Ah! nous apprenons là / d'où nos tribulations // pénibles sont issues,<br />
/ et la misère de ce monde.]<br />
La formule d'ouverture, stéréotypée, évoque l'aspect traditionnel de la<br />
composition poétique vieil-anglaise, dans laquelle les récits étaient<br />
tirés d'un fonds commun accessible à tous, et où les termes mêmes<br />
utilisés pour en rendre compte étaient des formules transmises par la<br />
tradition, que le poète disposait en un nouvel agencement.
42_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
D'autres schémas formulaires se rencontrent à l'intérieur du<br />
poème. Nous les examinerons successivement, en les classant du plus<br />
remarquable au plus banal.<br />
2. < superlatif þara þe ic/we lieu gefrægen habbe(n) ><br />
Lorsqu'il s'agit d'un fait véritablement extraordinaire, si<br />
extraordinaire que la tradition ne connaît rien de pareil, l'auteur a<br />
recours à une formule comportant un superlatif. Cet emploi est attesté<br />
dans Beowulf, Widsith, le Psaume 50, Guthlac A, et les Mètres de<br />
Boèce. Les deux exemples de Beowulf et de Widsith sont quasi<br />
identiques, allant jusqu'à utiliser le même superlatif :<br />
[...] healsbeaga mæst<br />
þara þe ic on foldan gefrægen hæbbe. (Beowulf 1195-96)<br />
[...le plus fameux des colliers // qui à ma connaissance / ait existé sur<br />
terre.]<br />
Þara wæs Hwala hwile selast,<br />
ond Alexandreas ealra ricost<br />
monna cynnes, ond he mæst geþah<br />
þara þe ic ofer foldan gefrægen hæbbe. (Widsith 14-17)<br />
[Parmi eux Hwala fut un temps le meilleur et Alexandre le plus<br />
puissant de toute la race humaine, et le plus prospère qui à ma<br />
connaissance ait existé sur terre.]<br />
L'expression ofer foldan est remplacée par on folcum, de sens<br />
similaire et de même allitération, dans le Psaume 50 :<br />
Wæs he (David) under hiofenum hearpera mærost<br />
ðara we an folcum gefrigen hæbben. (Psaume 50 4-5)<br />
[Il était sous les cieux le plus grand des harpistes qui à notre<br />
connaissance ait existé parmi les peuples.]<br />
Dans Guthlac B et dans les Mètres de Boèce, l'expression vague<br />
signifiant «dans le monde entier » fait place à un terme précis faisant<br />
référence à un peuple donné. Les contraintes de la versification
Tradition orale dans Beowulf<br />
43_(12U<br />
entraînent dans Guthlac B le repositionnement des différents termes et<br />
l'insertion d'un adverbe (æfre) portant l'allitération :<br />
Is hlaford min,<br />
beorna bealdor, ond broþor þin,<br />
se selesta bi sæm tweonum<br />
þara þe we on Engle æfre gefrunen<br />
acennedne þurh cildes had<br />
gumena cynnes [...] (Guthlac B 1359)<br />
[Mon seigneur, chef des guerriers, ton frère, le meilleur, de l'une à<br />
l'autre mer, qui à notre connaissance ait jamais existé chez les Angles<br />
né de femme 10 dans la race humaine...]<br />
[...] se ilca het ealle acwellan<br />
þa ricostan Romana witan<br />
and þa æþelestan eorlgebyrdum<br />
þe he on þæm folce gefrigen hæfde. (Mètres de Boèce 24-27)<br />
[Il ordonna de tuer sans exception les plus riches des sénateurs<br />
romains et les plus nobles par la naissance qui à sa connaissance<br />
existaient parmi les citoyens.]<br />
Dans ces deux exemples, la formule est détournée de sa valeur<br />
habituelle, et le contraste entre la solennité de l'expression<br />
traditionnelle et la réduction qu'elle subit lorsque «le monde entier »<br />
est remplacé par un pays précis surprend quelque peu. Dans l'exemple<br />
emprunté aux Mètres de Boèce, en outre, il ne s'agit pas de référence à<br />
une mémoire collective mais aux connaissances particulières d'un<br />
personnage donné. Il ne reste que l'enveloppe de la formule, qui se<br />
trouve investie d'un contenu tout à fait différent.<br />
On trouve dans le Christ II, avec un comparatif et donc þonne au<br />
lieu de þe, et avec un complément de temps remplaçant le complément<br />
de lieu, une formule de sens identique :<br />
Ðær biþ oðywed egsa mara<br />
þonne from frumgesceape gefrægen wurde<br />
æfre on eorðan. (Christ II 838-40)<br />
10 . Littéralement «né enfant ».
44_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
[Alors se verra / la plus intense terreur // qui jamais depuis la<br />
Création / ait été connue // sur terre.]<br />
La modification que subit la formule dans cet exemple s'explique par<br />
le type de phénomène évoqué. En indiquant qu'il s'agit de quelque<br />
chose qui est «plus grand que tout ce qui est connu », et non «le plus<br />
grand de ce qui est connu », l'auteur suggère que la réalité dont il s'agit<br />
(le Jugement Dernier) n'appartient pas au domaine humain.<br />
La formule étudiée ci-dessus, comme l'implique l'utilisation du<br />
superlatif (ou, dans le dernier exemple, du comparatif), est réservée à<br />
des personnages ou à des événements hors du commun : Alexandre,<br />
David, le Jugement Dernier... Le collier offert à Beowulf dans notre<br />
premier exemple gagne encore en prestige du fait de cet arrière-plan.<br />
3. < ne hyrde/gefrægn ic + comparatif ><br />
La formule ci-dessus comporte un adjectif au comparatif, associé<br />
à une négation. Le sens est donc à peu près identique à celui de la<br />
précédente ; «c'est le meilleur dont j'aie jamais entendu parler »<br />
devient «je n'ai jamais entendu parler de rien de meilleur ». Beowulf<br />
en présente trois occurrences. Le verbe n'allitère pas, excepté, au vers<br />
1027, de façon non métrique. L'exemple le plus simple, où la formule<br />
tient en un vers, concerne Scyld :<br />
Ne hyrde ic cymlicor ceol gegyrwan. (38)<br />
[Non, jamais je n'ai entendu parler / de navire équipé avec plus de<br />
splendeur.]<br />
Il s'agit de la barque mortuaire où se trouve le cadavre du roi entouré<br />
de trésors. Leur splendeur exceptionnelle témoigne de la gloire du<br />
défunt. Deux autres exemples s'appliquent à Hrothgar :<br />
Ne gefrægen ic þa mægþe maran weorode<br />
ymb hyra sincgyfan sel gebæran. (1011-12)<br />
[Je ne sache pas de clan / groupé autour de son chef généreux // en<br />
plus grand nombre / aux manières plus nobles.]
Tradition orale dans Beowulf<br />
45_(12U<br />
Ne gefrægn ic freondlicor feower maðmas<br />
golde gegyrede gummanna fela<br />
in ealobence oðrum gesellan. (1027-29)<br />
[Je ne connais guère de guerriers / qui plus amicalement offriraient //<br />
quatre pièces précieuses / rehaussées d'or // à un autre guerrier / assis<br />
sur le même banc à boire la bière forte.]<br />
Le premier de ces deux exemples évoque la gloire de Hrothgar telle<br />
qu'elle est reflétée dans le nombre et la noblesse de ses guerriers, le<br />
second cette même gloire qui se révèle dans la générosité du roi<br />
envers Beowulf.<br />
D'une occurrence à l'autre, la formule se développe. Elle occupe<br />
d'abord un vers, s'étale ensuite sur deux, avec deux comparatifs, puis<br />
sur trois, avec deux hémistiches superflus qui insistent sur la<br />
splendeur des présents offerts (golde gegyrede) et du cadre (la grandsalle,<br />
in ealobence). D'une occurrence à l'autre aussi la gloire des<br />
Danois passe de Scyld, ancêtre de la dynastie, à Hrothgar, bâtisseur de<br />
Heorot, avant d'être transmise à Beowulf, le sauveur des Danois, à<br />
travers les cadeaux donnés par Hrothgar, objets royaux comme<br />
l'étendard ou la selle de bataille, symboles de la puissance nationale.<br />
Aux trois exemples formulaires évoqués ci-dessus s'en ajoutent<br />
deux où le verbe, la négation et le superlatif sont présents dans le<br />
désordre, l'auxiliaire étant absent. Le premier, la négation exceptée,<br />
entrerait dans la catégorie < þa ic ... gefrægn > que nous verrons plus<br />
loin, excepté que þa y est remplacé par no. Il est utilisé dans un<br />
discours de Beowulf, mais avec sa valeur habituelle de référence à la<br />
tradition orale :<br />
No ic on niht gefrægn<br />
under heofones hwealf heardran feohtan<br />
ne on egstreamum earmran mannon. (Beowulf 575-77)<br />
[Je ne sais rien de plus atroce la nuit // sous la voûte du ciel / de<br />
combat plus terrible // ni sur les flots de l'océan / homme plus<br />
démuni.]<br />
C'est sans doute parce que le personnage n'a pas l'autorité du narrateur<br />
que l'auteur, en combinant deux formules, donne à ses paroles un
46_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
aspect moins figé et donc moins solennel. Pour la même raison, la<br />
phrase commence au second hémistiche.<br />
Dans le second exemple, qui, lui, est prononcé par le narrateur, la<br />
formule est à peine reconnaissable. La longueur de la négation, encore<br />
renforcée par under swegle, entraîne le rejet du verbe en fin de vers, et<br />
trois mots le séparent de son sujet :<br />
Nænigne ic under swegle selran hyrde<br />
hordmadmum hæleþa syþðan Hama ætwæg<br />
to [þære] byrhtan byrig Brosinga mene,<br />
sigle ond sincfæt. (Beowulf 1197-1200)<br />
[Jamais sous le firmament / ai-je ouï parler de plus noble // trésor de<br />
guerre / [depuis que] Hama emporta // dans la brillante cité / la<br />
parure des Brosiens // joyau serti de précieuse orfèvrerie.]<br />
Cette redistribution confère une individualité et donc une importance<br />
plus grandes aux divers éléments de la formule, et par conséquent un<br />
caractère plus emphatique à la phrase. Le développement inattendu<br />
que reçoit la formule s'explique par la splendeur extrême de l'objet<br />
décrit, le collier donné par Wealhtheow à Beowulf, qui a déjà été<br />
évoqué à l'aide d'une formule avec superlatif dans les deux vers<br />
précédant immédiatement ceux-ci.<br />
Il arrive aussi que cette formule soit placée dans la bouche d'un<br />
personnage pour faire référence non pas à la tradition orale mais à<br />
l'expérience auditive (ou, avec seon au lieu de hyran, oculaire) d'un<br />
témoin de la scène : en d'autre termes il s'agit, malgré la ressemblance<br />
formelle, d'une formule différente. Sans doute à cause de l'autorité<br />
moindre de celui qui parle, cette seconde formule ne commence pas en<br />
début de vers. Avec hyran, et donc un calque parfait de la formule<br />
faisant allusion à une source orale, on a ainsi :<br />
Ne hyrde ic snotorlicor<br />
on swa geongum feore guman þingian. (1842-43)<br />
[Je n'ai entendu personne // d'aussi jeune / tenir propos plus sensés.]<br />
En suggérant la formule traditionnelle réservée à l'évocation des<br />
éléments les plus splendides de la société héroïque, le locuteur place la<br />
sagesse de Beowulf aux côtés des trésors de Scyld ou des nombreux
Tradition orale dans Beowulf<br />
47_(12U<br />
vassaux de Hrothgar comme un élément de qualité exceptionnelle,<br />
source de gloire, digne de passer à la postérité.<br />
D'autres personnages emploient la même formule pour s'extasier<br />
sur l'apparence de Beowulf et de ses compagnons, avec seon au lieu<br />
de hyran :<br />
Næfre ic maran geseah<br />
eorla ofer eorþan ðonne is eower sum,<br />
secg on searwum. (Beowulf 247-49)<br />
[Mais jamais n'ai-je vu plus solide // capitaine au monde / que celuilà<br />
d'entre vous // guerrier armé de toutes pièces.]<br />
Ne seah ic elþeodige<br />
þus manige men modiglicran. (Beowulf 336-37)<br />
[Jamais n'ai-je vu d'étrangers // en nombre aussi grand / à l'allure<br />
[plus] décidée.]<br />
Beowulf décrit en ces mêmes termes le festin qui a lieu à Heorot :<br />
Ne seah ic widan feorh<br />
under heofones hwealf healsittendra<br />
medudream maran. (Beowulf 2014-16)<br />
[Je n'ai vu de ma vie // sous la voûte du ciel / plus grande joie // de<br />
gens réunis à partager l'hydromel.]<br />
Dans tous ces exemples il ne s'agit pas de l'expérience collective,<br />
somme des expériences individuelles de plusieurs générations, mais<br />
d'une expérience personnelle, forcément limitée dans le temps et dans<br />
l'espace. La portée des louanges décernées se ressent naturellement de<br />
ce cadre restreint, car seul le narrateur a l'autorité nécessaire pour<br />
parler au nom de la mémoire du groupe et identifier un personnage ou<br />
un événement comme le plus remarquable qui ait jamais existé.<br />
On remarquera que les Danois s'émerveillent des Gètes, et<br />
Beowulf des Danois : chacun, à propos de ce qui lui est étranger. Pour<br />
que l'une de ces formules jumelles, avec l'une ou l'autre valeur<br />
(tradition orale ou témoignage vécu), puisse être utilisée, il faut qu'il<br />
existe une distance entre celui qui la prononce et l'objet décrit,<br />
distance temporelle dans le cas du narrateur qui raconte des<br />
événements antérieurs de plusieurs siècles, distance géographique
48_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
dans le cas de personnages jugeant d'autres personnages à l'intérieur<br />
du récit. Il est intéressant de noter cependant que l'altérité n'est pas une<br />
condition suffisante pour qu'apparaisse la formule. Elle n'est jamais<br />
appliquée aux monstres. Elle est réservée aux réalités humaines, qui<br />
ne sont pas extraordinaires par leur nature (un navire se doit d'être<br />
plein de trésors, un roi généreux et riche en compagnons) mais<br />
quantitativement seulement. Le Danemark où débarque Beowulf n'est<br />
pas un pays fabuleux aux moeurs étonnantes et ne fait que réaliser,<br />
quoique de manière superlative, les attentes de la société héroïque.<br />
La formule < ne gefrægn/hyrde ic + comparatif > est utilisée<br />
dans d'autres poèmes vieil-anglais avec la même fonction que dans<br />
Beowulf, lorsque le narrateur veut mettre en valeur un événement, un<br />
personnage ou un objet extraordinaire — l'héroïque combat des<br />
compagnons de Hnæf :<br />
Ne gefrægn ic næfre wurþlicor æt wera hilde<br />
sixtig sigebeorna sel gebæran,<br />
ne nefre swetne medo sel forgyldan<br />
ðonne Hnæfe guldan his hægstealdas. (La Bataille de Finnsburg 37-<br />
40)<br />
[Nul récit je ne sais de plus grande vaillance au viril combat que cet<br />
héroïsme des soixante preux, jamais leur part de doux hydromel<br />
jeunes ne payèrent mieux que ne payèrent à Hnaef ses jeunes<br />
compagnons.]<br />
la splendeur de la troupe d'Elene :<br />
Ne hyrde ic sið ne ær<br />
on egstreame idese lædan,<br />
on merestræte, mægen fægerre. (Elene 240-42)<br />
[Jamais je n'ai ouï parler, ni avant ni après, de femme conduisant sur<br />
les flots de l'océan, sur la route marine, plus splendide troupe.]<br />
l'excellence de la religion chrétienne apportée à l'Angleterre par saint<br />
Augustin :<br />
Ne hyrde ic guman a fyrn<br />
ænigne ær æfre bringan<br />
ofer sealtne mere selran lare,<br />
bisceop bremran. (Menologium 101-104)
Tradition orale dans Beowulf<br />
49_(12U<br />
[Jamais je n'ai ouï parler d'homme qui ait apporté, traversant les<br />
eaux salées, meilleure doctrine, de plus fameux évêque.]<br />
les trésors de nature spirituelle que contient le bateau qui transporte le<br />
Christ :<br />
Æfre ic ne hyrde<br />
þon cymlicor ceol gehladenne<br />
heahgestreonum. (Andreas 360-62)<br />
[Jamais je n'ai ouï parler de navire chargé plus magnifiquement de<br />
trésors sans prix.]<br />
Dans ce dernier exemple, et dans celui-là seulement, la formule<br />
apparaît sous une forme modifiée, quoique clairement reconnaissable.<br />
Les mots sont dans le désordre. La négation est écartée du début du<br />
vers, où elle est remplacée par l'adverbe æfre ; le verbe se place après<br />
le sujet ; l'auxiliaire manque. Plutôt que l'altération d'une même<br />
tradition, ce bouleversement de la formule traditionnelle suggère une<br />
imitation directe du vers 38 de Beowulf, dont le caractère formulaire<br />
n'a pas été compris par l'imitateur. L'analyse de cette formule apporte<br />
donc une contribution au débat sur l'éventuelle utilisation de Beowulf<br />
par l'auteur d'Andreas. 11<br />
De tous les exemples que nous avons cités, seul celui de La<br />
Bataille de Finnsburg, poème héroïque que l'on peut supposer plus<br />
proche de la tradition, fait, comme Beowulf lorsque la formule a<br />
l'autorité du narrateur, commencer celle-ci avec le vers.<br />
11 . La comparaison avec les autres occurrences de la formule étudiée ici permet<br />
de dégager un schéma syntaxique invariant où la négation est toujours en tête<br />
de vers. Or la citation d'Andreas associe, à des mots identiques à ceux du vers<br />
correspondant de Beowulf, une utilisation incorrecte et donc forcément non<br />
traditionnelle de la formule. On doit aussi conclure que l'auteur de ces trois<br />
vers non formulaires n'est pas celui qui a su utiliser la formule correctement<br />
dans Elene : en d'autres termes que, bien que selon toute apparence The Fates<br />
of the Apostles (signé par Cynewulf comme Elene) doive être considéré<br />
comme l'épilogue d'Andreas, Andreas lui-même n'est pas de la même main<br />
qu'Elene — ou du moins que l'épilogue de ce poème.
50_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
On remarquera que la formule jumelle faisant référence à un<br />
témoignage vécu ne se rencontre que dans Beowulf. Est-ce une<br />
innovation de l'auteur de ce poème que d'utiliser, peut-être pour<br />
suggérer la genèse du récit héroïque, le même schéma formulaire pour<br />
la tradition orale (son emploi classique) et pour la création de cette<br />
tradition à travers le témoignage des spectateurs ?<br />
4. < mine gefræge ><br />
La formule < mine gefræge > «à ma connaissance, à ce que j'ai<br />
entendu dire » (datif absolu du possessif et du nom gefræge signifiant<br />
«hearsay, report, knowledge » 12 ), qui s'insère dans la phrase sous<br />
forme d'incise, occupe un hémistiche entier, toujours le second. Elle<br />
est donc nettement moins emphatique que celles que nous avons vues<br />
jusqu'ici. L'allitération porte sur le m. Beowulf en contient cinq<br />
exemples : 13<br />
Þær fram sylle abeag<br />
medubenc monig mine gefræge<br />
golde geregnad þær þa graman wunnon. (Beowulf 775-77)<br />
[Volèrent de leur place à ce qu'on m'a dit beaucoup de bancs à bière<br />
rehaussés d'or là où s'affrontèrent les combattants.]<br />
12 . J. Clark Hall, A Concise Anglo-Saxon Dictionary, 4 e éd., Toronto / Buffalo /<br />
Londres : University of Toronto Press, (1894) 1960.<br />
13 . Gefræge est aussi un adjectif, et se rencontre dans des expressions comme<br />
folcum gefræge «connu des hommes, célèbre » (Beowulf 55), qui en dépit de<br />
cette ressemblance formelle n'ont rien à voir avec la formule que nous<br />
étudions ici.
Tradition orale dans Beowulf<br />
51_(12U<br />
Ða wæs on morgen mine gefræge<br />
ymb þa gifhealle guðrinc monig.<br />
Ferdon folctogan feorran ond nean<br />
geond widwegas wundor sceawian<br />
laþes lastas. (Beowulf 837-41)<br />
[Alors le matin d'après la version que j'ai reçue une foule de<br />
guerriers entoura la salle aux récompenses, accoururent les chefs de<br />
loin comme de près contempler la merveille, les restes de l'ennemi.]<br />
[...] hiold heahlufan wið hæleþa brego,<br />
ealles moncynnes mine gefræge<br />
þone selestan bi sæm tweonum<br />
eormencynnes. (Beowulf 1954-57)<br />
[...fidèle au profond amour qu'elle portait au chef des guerriers, de<br />
toute la race des hommes à ma connaissance le plus noble de l'une à<br />
l'autre mer de la vaste humanité.]<br />
Wæs sio hond to strong<br />
se ðe meca gehwane mine gefræge<br />
swenge ofersohte þonne he to sæcce bær<br />
wæpen wundum heard. (Beowulf 2684-87)<br />
[Son bras avait trop de force et imposait à tous les glaives — c'est la<br />
version que j'ai reçue — un mouvement excessif, quand au combat il<br />
usait de son arme à l'acier trempé dans le sang.]<br />
Huru þæt on lande lyt manna ðah<br />
mægenagendra mine gefræge<br />
þeah ðe he dæda gehwæs dyrstig wære<br />
þæt he wið attorsceaðan oreðe geræsde. (Beowulf 2836-39)<br />
[En vérité il ne se trouvait guère dans le pays d'après la version que<br />
j'ai reçue d'homme assez fort, bien qu'il eût par mille exploits montré<br />
sa hardiesse, pour affronter l'ennemi vénéneux, tenir devant son<br />
haleine.]<br />
Tous ces exemples ont un point commun : la présence dans la phrase<br />
d'un superlatif ( þone selestan, 1956) ou d'une expression de sens<br />
voisin : to strong (2684), monig (776, 838), lyt avec la valeur de<br />
«aucun » (2836). 14 Lorsque le narrateur, à travers la formule mine<br />
14 . Ces expressions sont imprimées en italiques dans les citations ci-dessus.
52_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
gefræge, fait appel à sa source orale, c'est pour apporter une<br />
corroboration à son récit sur un point qui pourrait susciter<br />
l'incrédulité : les dégâts que cause le combat de Beowulf et de<br />
Grendel ; le nombre de guerriers venus regarder le bras de Grendel ;<br />
l'excellence du mari de Thryth, seul capable de dompter cette furie ; la<br />
force de Beowulf, lequel brise toutes les épées dont il tente de se<br />
servir ; la férocité du dragon, à qui nul ne peut échapper. Les premiers<br />
et derniers de ces points mettent en lumière la force surhumaine aussi<br />
bien de Beowulf que des adversaires qui lui sont opposés et qu'il<br />
vainc ; en position médiane se trouvent les vers qui évoquent la<br />
puissance, morale plus que physique, d'Offa capable de maîtriser<br />
Thryth.<br />
La formule < mine gefræge > et celles utilisant un comparatif ou<br />
un superlatif ont en commun l'aspect extraordinaire de ce à quoi elles<br />
sont associées, mais une spécialisation se remarque quant aux<br />
contextes dans lesquels elles sont employées. La splendeur du collier<br />
offert par Wealhtheow, les richesses du navire de Scyld, le nombre<br />
des vassaux de Hrothgar, la magnificence des présents donnés à<br />
Beowulf, et, dans les discours des personnages eux-mêmes, la noble<br />
prestance de Beowulf et de ses compagnons, la sagesse de ses paroles,<br />
la somptuosité du festin de Hrothgar, sont autant d'éléments qui sont<br />
signe ou cause de gloire ; c'est à ce type de réalité que sont réservées<br />
les formules contenant un comparatif ou un superlatif. La formule<br />
< mine gefræge > introduit plutôt des détails surprenants, certains hors<br />
du commun voire monstrueux, comme la force de Beowulf, de<br />
Grendel ou du dragon, d'autres plus ordinaires, tel le nombre de<br />
Danois contemplant le bras arraché de Grendel.<br />
Mine gefræge se retrouve dans bien d'autres poèmes. Deux<br />
catégories doivent être distinguées à l'intérieur de ce corpus. La<br />
plupart des auteurs respectent l'usage que nous avons mis en évidence<br />
pour Beowulf et réservent cette formule à la justification de faits<br />
extraordinaires, fabuleux (le palmier sur lequel vit le Phénix), divins<br />
(l'arche du déluge, la création du monde), glorieux (les qualités<br />
d'Ælfwine), horribles (la déchristianisation massive de la Mercie) ou
Tradition orale dans Beowulf<br />
53_(12U<br />
simplement excessifs (le grand nombre de personnages concernés),<br />
toujours soulignés par des superlatifs ou des formes de même valeur :<br />
Hafað þam treowe forgiefen tirmeahtig cyning,<br />
meotud moncynnes, mine gefræge,<br />
þæt se ana is ealra beama<br />
on eorðwege uplædendra<br />
beorhtast geblowen. (Phénix 175-79)<br />
[A cet arbre, a concédé / le Roi tout-puissant et glorieux // Créateur<br />
de l'Humanité, / à ce que l'on m'a dit, // d'être le seul, / parmi tous les<br />
arbres // sur l'étendue terrestre, / qui culminent en hauteur, // à fleurir<br />
si somptueusement.]<br />
Swylce ic wæs on Eatule mid Ælfwine,<br />
se hæfde moncynnes, mine gefræge,<br />
leohteste hond lofes to wyrcenne,<br />
heortan unhneaweste hringa gedales,<br />
beorhtra beaga, bearn Eadwines. (Widsith 70-74)<br />
[J'ai aussi été en Italie avec Ælwine, qui avait de toute la race<br />
humaine, à ce que j'ai entendu dire, la main la plus prompte à se<br />
tailler la gloire, et le coeur le plus libéral à la distribution des<br />
anneaux, des bagues splendides, le fils d'Eadwine.]<br />
Hæfde him on hreðre halige treowa;<br />
forþon he gelædde ofer lagustreamas<br />
maðmhorda mæst, mine gefræge. (Exode 366-68)<br />
[Il gardait dans son coeur la sainte alliance ; c'est pourquoi il<br />
conduisit sur les flots de la mer le plus grand des trésors, à ce que j'ai<br />
entendu dire.]<br />
Se þas foldan gesceop and hi gefylde þa<br />
swiðe mislicum, mine gefræge,<br />
neata cynnum, nergend user. (Mètres de Boèce 20/247-49)<br />
[Il créa la terre et la remplit alors de façon très diverse, à ce que j'ai<br />
entendu dire, d'espèces animales, notre Sauveur.]<br />
Ða wæs on Myrceon, mine gefræge,<br />
wide and welhwær waldendes lof<br />
afylled on foldan. (Death of Edgar 16-18)<br />
[Alors en Mercie, à ce que j'ai entendu dire, dans toute l'étendue du<br />
pays la glorification du Seigneur fut éradiquée sur ce territoire.]
54_(12U<br />
Þær wæs preosta heap,<br />
micel muneca ðreat, mine gefrege,<br />
gleawra gegaderod. (Coronation of Edgar 8-10)<br />
Colette Stévanovitch<br />
[Il y avait là un grand nombre de prêtres, une grande quantité de<br />
moines, à ce que j'ai entendu dire, de sages rassemblés.]<br />
Þa þær ofostlice upp astodon<br />
manige on meðle, mine gefrege,<br />
eaforan unweaxne. (Andreas 1627-31)<br />
[Alors là en hâte se levèrent nombreux, dans l'assemblée, à ce que j'ai<br />
entendu dire, les jeunes enfants.]<br />
Se manna wæs, mine gefrege,<br />
þurh cneorisse Criste leofast<br />
on weres hade. (The Fates of the Apostles 25-29)<br />
[Cet homme était, à ce que j'ai entendu dire, de par sa race le plus<br />
cher au Christ parmi les êtres de sexe mâle.]<br />
Quelques poètes cependant, parmi les moins doués, ont recours à cette<br />
formule pour donner du volume à un passage ou pour fournir<br />
l'allitération du vers, même si le fait pour lequel ils font ainsi appel au<br />
témoignage de la tradition orale est des plus banals — il s'agit dans<br />
ces trois exemples d'un nom ou d'une date, le type même de précision<br />
qu'on vérifie au contraire dans un livre, et qui se transmet mal par<br />
tradition orale :<br />
Ðænne þæs emb fif niht þæt afered byð<br />
winter of wicum, and se wigend þa<br />
æfter seofentynum swylt þrowade<br />
nihtgerimes, nergendes þegen,<br />
Mathias mære, mine gefræge,<br />
þæs þe lencten on tun geliden hæfde,<br />
werum to wicum. (Menologium 23-29)<br />
[Puis, cinq nuits après que l'hiver quitte sa demeure, le guerrier alors<br />
subit le supplice — nuits auxquelles s'ajoutent soixante-dix autres —,<br />
le glorieux Mathias, à ce que j'ai entendu dire —, comptées à partir<br />
du moment où le printemps est entré dans la ville, dans les habitations<br />
des hommes.]
Tradition orale dans Beowulf<br />
55_(12U<br />
Ðonne is þæt þrydde þinga gehwelces<br />
fæsten on foldan fyra bearnum<br />
dihte gelicum on þam deoran hofe<br />
to brymenne beorhtum sange<br />
on þære wucan þe ærur byð<br />
emnihtes dæge ælda beornum,<br />
on þam monþe, mine gefræge,<br />
þe man September genemneð. (Seasons for Fasting 63-70)<br />
[Ensuite vient le troisième de tous les jeûnes sur la terre pour les<br />
enfants des humains, selon la règle, à célébrer en ce glorieux<br />
sanctuaire par des chants splendides en cette semaine qui vient avant<br />
le jour de l'équinoxe, pour les enfants des hommes, en ce mois, à ce<br />
que j'ai entendu dire, que l'on appelle septembre.]<br />
se maga wáes<br />
on hís mægðe, mine gefræge,<br />
guma on geogoðe, iáred haten. (Genèse A 1172-74)<br />
[Ce garçon était // dans sa tribu, / à ce que l'on m'a dit, // le jeune<br />
homme, / appelé Yéred.]<br />
Le superlatif qui justifierait l'utilisation de cette formule par la nature<br />
exceptionnelle de l'objet auquel elle est appliquée manque bien<br />
évidemment. La solennité de la formule convient mal à l'utilisation<br />
terre-à-terre qui en est faite ; dans ce type de contexte elle paraît<br />
déplacée, voire quelque peu ridicule. Est-il vraiment besoin de faire<br />
appel à l'autorité de la tradition pour corroborer les dires du poète à<br />
propos de la date de la mort de saint Matthieu ou du troisième jeûne,<br />
ou bien du nom du fils de Mahalaléel? 15<br />
Le traducteur des Mètres de Boèce utilise de façon tout aussi<br />
déplacée cette formule pour confirmer une donnée scientifique ou<br />
considérée comme telle : le fait qu'au contraire du feu, de l'eau ou de<br />
15 . L'auteur de la Genèse A utilise plus fréquemment (swa) us secgað bec ou us<br />
gewritu secgað pour justifier ce type d'information. Le désir d'imiter la poésie<br />
héroïque est probablement à l'origine de cet emploi maladroit de < mine<br />
gefræge >.
56_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
la terre, le premier chaud et les dernières froides, l'air combine deux<br />
caractères opposés :<br />
Lyft is gemenged, forþæm hio on middum wunað;<br />
nis þæt nan wundor þæt hio sie wearm and ceald,<br />
wæt wolcnes tier, winde geblonden,<br />
forðæm hio is on midle, mine gefræge,<br />
fyres and eorðan. (Meters 20/79-83)<br />
[L'air est de caractère mixte, car il se situe au milieu. Il n'est pas<br />
surprenant qu'il soit chaud et froid, humide larme du nuage mêlée par<br />
le vent, car il se trouve entre, à ce que l'on m'a dit, le feu et la terre.]<br />
5. < hyrde ic þæt ... ><br />
Il existe trois exemples de cette formule dans Beowulf (62, 2163,<br />
2172), tous trois en hémistiche d'avant. Le verbe ne participe pas à<br />
l'allitération, excepté, de façon non métrique, au vers 2172, et le mot<br />
allitérant intervient après la formule :<br />
Ðæm feower bearn forð gerimed<br />
in worold wocun, weoroda ræswa<br />
Heorogar ond Hroðgar ond Halga til.<br />
Hyrde ic þæt [...]elan cwen,<br />
Heaðoscilfingas healsgebedda. (Beowulf 59-63)<br />
[Il eut quatre enfants / qui dans cet ordre // vinrent au monde /<br />
meneurs d'armées // Heorogar et Hrothgar / et Halga le bon. // J'ai<br />
entendu dire que [...] d'[...]ela la royale épouse // du Belliqueux<br />
Scilfingien / la proche compagne.]<br />
Hyrde ic þæt þam frætwum feower mearas<br />
lungre, gelice last weardode,<br />
æppelfealuwe. (Beowulf 2163-65)<br />
[J'ai ouï dire que ces précieux objets / de quatre chevaux // furent<br />
suivis, fougueux / l'un à l'autre pareils // à la robe pommelée.]<br />
Hyrde ic þæt he ðone healsbeah Hygde gesealde<br />
wrætlicne wundurmaððum ðone þe him Wealhðeo geaf.<br />
(Beowulf 2172-73)<br />
[J'ai ouï dire qu'à Hygd / il offrit le collier // merveille d'orfèvrerie /<br />
que lui avait donné Wealhtheow.]
Tradition orale dans Beowulf<br />
57_(12U<br />
Comme pour la formule précédente, il s'agit de mettre en valeur un<br />
élément remarquable du récit, même si, cette fois, le contexte ne<br />
contient pas de superlatif ou d'expression de sens voisin. Le narrateur<br />
attire ainsi l'attention sur une réalité digne d'intérêt, quoique moins<br />
extraordinaire que celles qui justifient l'emploi des formules que nous<br />
avons vues précédemment. Les deux derniers exemples, situés dans le<br />
même passage à peu de vers de distance, soulignent la générosité de<br />
Beowulf qui donne quatre chevaux à Hrothgar, un collier à Hygd, qui<br />
se dépouille à leur bénéfice des présents qu'il a reçus de Hrothgar.<br />
Comme dans le cas de < mine gefræge > mais pour un aspect moins<br />
exceptionnel de sa personnalité, le but premier du poète est de louer<br />
son héros et d'attirer l'attention sur ses qualités. Le premier exemple<br />
est moins facile à interpréter, et la présence d'une lacune à cet endroit<br />
du manuscrit ne permet pas de conclure. Cette alliance avec Onela, roi<br />
de Suède, est-elle source de prestige pour le peuple danois, et donc<br />
indirectement pour Beowulf qui héritera bientôt de la gloire danoise?<br />
Ou bien la lacune contenait-elle une information plus importante qui<br />
justifiait l'emploi de cette formule? 16<br />
La formule < hyrde ic þæt... > se retrouve dans La Bataille de<br />
Maldon :<br />
Gehyrde ic þæt Eadweard anne sloge<br />
swiðe mid his swurde. (La Bataille de Maldon 117-118)<br />
[Eadweard, ai-je ouï dire, aurait choisi sa victime, taillé l'homme en<br />
pièces de sa ferme épée.]<br />
Il s'agit, dans ce poème de bataille, d'un combat d'une importance<br />
particulière. L'affrontement proprement dit entre les deux armées<br />
s'ouvre sur la mort de Wulfmær, neveu du chef, qu'Eadweard venge<br />
dans ces deux vers.<br />
On trouve aussi hyrde ic, sans þæt, en tête de vers dans la<br />
Perdrix.<br />
16 . Voir la discussion sur ce que pouvait contenir la lacune dans André Crépin,<br />
Beowulf, p. 607.
58_(12U<br />
Hyrde ic secgan gen bi sumum fugle [...] (Perdrix 1)<br />
[J'ai appris en outre, d'un certain oiseau...]<br />
Colette Stévanovitch<br />
Nous ne possédons qu'un fragment de ce poème, mais le début du<br />
second vers, wundorlicne, laisse entendre que là aussi hyrde ic attire<br />
l'attention sur une caractéristique remarquable associée à cet oiseau.<br />
6. < þa ic ... gefrægn ><br />
Cette formule, qui occupe tout l'hémistiche d'avant, se rencontre<br />
aux vers 74, 2484, 2694, 2752 et 2773 de Beowulf. Le mot occupant la<br />
case vide est celui qui détermine l'allitération du vers ; le verbe<br />
gefrægn n'allitère jamais. Un infinitif, de position variable, complète<br />
la phrase. Dans Beowulf le mot allitérant est toujours un adverbe ou un<br />
complément prépositionnel à valeur adverbiale qui indique la manière<br />
ou les circonstances de l'action. Il n'y a pas de superlatif dans le<br />
contexte, et l'aspect exceptionnel de la chose évoquée, quoique<br />
toujours présent, est plus atténué que dans les formules précédentes.<br />
La construction de Heorot, confiée à plusieurs nations ; la mort<br />
d'Ongentheow, qui vaut à Hygelac le titre glorieux de «meurtrier<br />
d'Ongentheow » ; l'aide courageusement apportée par Wiglaf à<br />
Beowulf ; le pillage par Wiglaf du trésor séculaire du dragon, sont des<br />
événements remarquables pour lesquels un appel au témoignage de la<br />
tradition orale peut se justifier, mais qui ne sont pas à proprement<br />
parler hors du commun.<br />
Ða ic wide gefrægn weorc gebannan<br />
manigre mægþe geond þisne middangeard,<br />
folcstede frætwan. (Beowulf 74-76)<br />
[Au loin alors ai-je ouï dire on imposa la tâche à mainte nation de<br />
notre monde médian d'édifier dans sa splendeur la salle d'assemblée.]
Tradition orale dans Beowulf<br />
59_(12U<br />
Þa ic on morgne gefrægn mæg oðerne<br />
billes ecgum on bonan stælan. (Beowulf 2484-85)<br />
[Le lendemain matin, ainsi m'a-t-on conté l'histoire, le frère vengea<br />
son frère, taillant de son épée celui qui l'avait tué.]<br />
Ða ic æt þearfe gefrægn þeodcyninges<br />
andlongne eorl ellen cyðan. (Beowulf 2694-95)<br />
[Dans ce péril extrême où se trouvait son roi son suzerain, à ses côtés<br />
[ai-je ouï dire] un preux fit preuve d'héroïsme.]<br />
Ða ic snude gefrægn sunu Wihstanes<br />
æfter wordcwydum wundum dryhtne<br />
hyran heaðosiocum, hringnet beran,<br />
brogdne beadusercean under beorges hrof. (Beowulf 2752-55)<br />
[Le fils de Wihstan selon la version que j'ai reçue à ces mots se hâta<br />
d'obéir à son seigneur blessé, épuisé par la bataille, d'accourir en<br />
cotte de mailles, dans sa tunique tressée pour le combat sous le toit du<br />
tertre.]<br />
Ða ic on hlæwe gefrægn hord reafian,<br />
eald enta geweorc anne mannan. (Beowulf 2773-74)<br />
[Dans le tertre, selon la version que j'ai reçue, la cache fut pillée, il<br />
fut donné à un homme de visiter l'antique ouvrage des géants.]<br />
Mais la fonction principale de cette formule est de mettre l'accent sur<br />
une nouvelle phase de l'action, comme l'indique la présence d'un þa<br />
adverbe en tête de phrase. A la décision de faire bâtir une grand-salle<br />
fait suite la construction de Heorot (74) ; avec le lever du jour la<br />
victoire change de camp (2484) ; l'intervention «d'un preux » marque<br />
une phase décisive dans le combat contre le dragon (2694) ; Wiglaf<br />
passe à l'action après le discours de Beowulf (2752) ou après un<br />
passage de description (2773).<br />
La formule < þa ic ... gefrægn >, du fait de la présence de<br />
l'adverbe þa, convient aux passages d'action, et donc de combat. La<br />
mort d'Ongentheow, l'aide apportée par Wiglaf contre le dragon, en<br />
sont des exemples typiques. Même les occurrences qui ne se situent<br />
pas au cours d'une bataille sont indirectement liées à la puissance<br />
militaire, ainsi la construction de Heorot avec l'aide des différentes<br />
nations payant tribut au roi danois, ou le pillage du trésor du dragon,
60_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
qui matérialise la victoire contre le monstre. Cette spécialisation,<br />
comme le montrent les exemples que nous donnons ci-dessous, est<br />
propre à l'auteur de Beowulf.<br />
La formule se retrouve dans de nombreux autres poèmes.<br />
Souvent, comme dans Beowulf, la case vide est remplie par des<br />
éléments adverbiaux de peu d'importance. C'est le cas dans Exode et<br />
Judith toujours, dans Daniel, Andreas, le Christ et Satan quelquefois :<br />
Þa ic on morgen gefrægn modes rofan<br />
hebban herebyman hludan stefnum. (Exode 98-99)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors au matin les hommes au coeur hardi firent<br />
retentir avec éclat les trompettes de guerre.]<br />
Þa ic ædre gefrægn<br />
slegefæge hæleð slæpe tobredon. (Judith 246-47)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors promptement les guerriers promis au trépas<br />
s'éveillèrent de leur sommeil.]<br />
Ða ic lungre gefrægn leode tosomne<br />
burgwaru bannan. (Andreas 1093-94)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors promptement les hommes, les citoyens furent<br />
convoqués à l'assemblée.]<br />
Ða get ic furðor gefregen feond ondetan. (Christ and Satan 224)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors les démons continuèrent à se confesser.]<br />
Dans d'autres cas il s'agit de l'infinitif régi par gefrægn, de sorte que le<br />
récit de ce qui a été transmis par la tradition s'engage avant que la<br />
proposition principale qui l'introduit soit achevée. La Genèse A, Le<br />
Christ et Satan, Daniel, Andreas, Salomon et Saturne connaissent<br />
exclusivement ou occasionnellement ce second type :<br />
Þa ic neðan gefrægn under niht-scuwan<br />
hæleð to hilde. (Genèse A 2060-61)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors s'aventurèrent / sous le couvert de la nuit // les<br />
hommes vers la bataille.]
Tradition orale dans Beowulf<br />
61_(12U<br />
Þa íc sendan gefrægn swegles aldor<br />
swefl of heofnum and sweartne líg. (Genèse A 2542-43)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors déversa / le Prince du firmament // le soufre du<br />
ciel / et les flammes noires.]<br />
Þa ic gongan gefrægn gingran æt-somne<br />
ealle to Galileam. (Christ et Satan 526-27)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors les disciples partirent tous ensemble pour la<br />
Galilée.]<br />
Þa ic eðan gefrægn ealdfeonda cyn<br />
winburh wera. (Daniel 57-58)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors la race des ennemis héréditaire dévasta la ville<br />
où les hommes buvaient le vin.]<br />
Þa ic secan gefrægn soðum wordum<br />
[...] Babilone weard [...] (Daniel 458-60)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors le protecteur de Babylone tenta, en paroles<br />
véridiques...]<br />
Ða ic lædan gefrægn leoda weorode<br />
leofne lareow to lides stefnan<br />
mæcgas modgeomre. (Andreas 1708-09)<br />
[J'ai ouï dire qu'alors avec l'armée du peuple les hommes au coeur<br />
triste conduisirent le maître bien-aimé jusqu'à la proue du navire.]<br />
Hwæt! Ic flitan gefrægn on fyrndagum<br />
modgleawe men. (Salomon et Saturne 179-80) 17<br />
[Or donc j'ai ouï dire qu'aux jours d'autrefois disputaient les hommes<br />
au coeur sage.]<br />
Seul l'auteur de la Genèse A s'aventure à placer dans la case vide le<br />
sujet de la subordonnée ou un complément important. L'effet n'est pas<br />
des plus heureux, tant pour le rythme que pour l'équilibre de la phrase,<br />
comme le montrent les exemples ci-dessous.<br />
17 . La présence de hwæt! évoque la formule d'ouverture de poème, mais la<br />
position de l'infinitif, entre le sujet et gefrægn, caractérise < þa ic [...]<br />
gefrægn > et ne se rencontre pas dans les formules d'ouverture. Cet exemple<br />
est donc bien à classer ici.
62_(12U<br />
Þa ic þæt wif gefrægn wordum cyðan<br />
hire man-drihtne módes sorge. (Genèse A 2244-45) 18<br />
Colette Stévanovitch<br />
[J'ai ouï dire qu'alors l'épouse / par ses paroles révéla // à son<br />
seigneur / le chagrin de son âme.]<br />
Þa ic on lothe gefrægn<br />
hæðne here-mæcgas hándum gripan. (Genèse A 2484-85)<br />
[J'ai ouï dire que sur Lot alors // les guerriers impies / refermèrent<br />
leurs mains, // leurs poignes hostiles.]<br />
La formule apparaît dans plusieurs poèmes sans l'adverbe þa :<br />
Ic on wincle gefrægn weaxan nathwæt. (Enigme 45 1)<br />
[J'ai ouï dire que dans un recoin croissait je ne sais quoi.]<br />
Ic on þinge gefrægn [...] (Enigme 67 1)<br />
[J'ai ouï dire qu'une chose...]<br />
Fela ic monna gefrægn mægþum wealdan! (Widsith 10)<br />
[J'ai ouï parler de bien des hommes régnant sur les nations.]<br />
19<br />
[...] þa ic þæt wundor gefrægn. (Enigme 47 2)<br />
[...quand j'ouïs parler de cette merveille.]<br />
18 . Il est à noter que l'auteur de la Genèse A n'utilise < þa ic [...] gefrægn > que<br />
dans le dernier tiers de son poème, dans la partie consacrée à Abraham. Mais<br />
ce poète, au contraire de l'auteur de Beowulf, ne maîtrise pas suffisamment la<br />
technique poétique pour que l'on puisse tirer de conclusion de cette remarque.<br />
Il semble apprendre son métier au fur et à mesure qu'il progresse dans<br />
l'écriture de son poème, crée par exemple un thème (celui de la migration)<br />
qu'il développe graduellement au cours de ses différentes occurrences,<br />
apprend avec la pratique à réduire le poids des éléments les moins<br />
intéressants de son modèle (les généalogies). Il se peut donc qu'il n'ait pas<br />
pensé à la formule avant le vers 1960, mais que, l'ayant employée une<br />
première fois, il y ait ensuite eu recours de façon répétée sans chercher pour<br />
autant à établir un contraste entre le début et la fin de son poème.<br />
19 . Dans cet exemple et dans le suivant þa est une conjonction de temps et non un<br />
adverbe, et la formule se trouve dans une subordonnée.
Tradition orale dans Beowulf<br />
63_(12U<br />
[...] þa ic ær ne gefrægn<br />
ofer middangeard men geferan. (Exode 285-86)<br />
[...où je n'ai jamais ouï dire sur la terre entière que des hommes aient<br />
passé.]<br />
[...] to þam ic georne gefrægn gyfum ceapian<br />
burhge weardas þæt he him bocstafas<br />
arædde and arehte, hwæt seo run bude. (Daniel 737-39)<br />
[...de qui j'ai ouï dire qu'avidement les gardiens de la ville lui offrirent<br />
des dons pour qu'il lise et interprète ces caractères, ce que signifiait<br />
cet écrit.]<br />
Cette variante présente l'avantage de pouvoir être utilisée dans d'autres<br />
positions qu'en début de phrase pour indiquer une nouvelle phase de<br />
l'action : elle peut se rencontrer, par exemple, en subordonnée ou en<br />
début de poème ; sous cette forme, elle perd cependant beaucoup de sa<br />
valeur. Il est à noter que l'auteur de Beowulf n'utilise pas cette variante<br />
affaiblie, et conserve à la formule tout son poids.<br />
L'étude des formules faisant référence à la tradition orale dans<br />
Beowulf permet de classer les événements, les personnages ou les<br />
objets hors du commun que présente ce poème en plusieurs catégories.<br />
Certains sont simplement étonnants, et sont évoqués par < þa ic [...]<br />
gefrægn > ou < hyrde ic >. Dans cette catégorie se situe la «gloire des<br />
Danois », sujet du poème, avec la formule d'ouverture < hwæt! we<br />
gefrunon >. S'y placent aussi, avec < þa ic ... gefrægn >, la puissance<br />
de Hrothgar reflétée par le nombre de nations participant à la<br />
construction de Heorot (74) ; la mort d'Ongentheow (2484), marquant<br />
l'apogée de la gloire militaire de Hygelac ; l'aide apportée par Wiglaf à<br />
Beowulf (2694), qui permettra la victoire contre le dragon, et le<br />
pillage du trésor (2752, 2773), qui matérialise cette victoire. Avec <<br />
hyrde ic > le poète évoque l'alliance des Danois et du roi de Suède<br />
(62), puis la générosité de Beowulf, qui transmet à Hygelac (2163) et<br />
à Hygd (2172) les présents a reçus de Hrothgar.<br />
D'autres événements ou personnages sont remarquables (< mine<br />
gefræge >). C'est ici que se placent les allusions à la force surhumaine<br />
de Grendel et donc de son adversaire (les dégâts causés par le combat,
64_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
775-76 ; la foule contemplant le bras arraché, 837-41) ; à la force de<br />
Beowulf (2685) et celle du dragon (2837) ; à la force morale d'Offa<br />
(1954-57), qui lui permet de venir lui aussi à bout d'un «monstre » en<br />
domptant Modthryth. Tous ces exemples ont en commun la notion de<br />
puissance physique ou morale, de qualités personnelles hors du<br />
commun qui caractérisent le personnage auquel la formule est<br />
appliquée.<br />
Dans la catégorie de l'extraordinaire se placent les réalités<br />
évoquées par une formule utilisant un superlatif ou un comparatif. Il<br />
s'agit de la splendeur d'un personnage que son rayonnement rend<br />
digne de passer à la postérité. C'est ce dont témoignent la barque<br />
funéraire de Scyld (38), les nombreux vassaux de Hrothgar (1011-12),<br />
la générosité du roi envers Beowulf (1027-29), le collier donné par<br />
Wealhtheow (1195-96, 1197-1200) ; et, lorsque la formule est<br />
employée par un personnage, la prestance de Beowulf (247-49),<br />
l'allure décidée des Gètes (336-37), la joie des convives de Hrothgar<br />
(2014-16), la sagesse de Beowulf (2842-43).<br />
Les différents types de formule ne sont donc pas utilisés de<br />
manière interchangeable. Les comparatifs ou superlatifs indiquent la<br />
gloire, la prestance, la splendeur d'un personnage ; < mine gefræge ><br />
évoque la force personnelle, physique ou morale ; < þa ic gefrægn >,<br />
la puissance militaire.<br />
La plupart des poèmes que nous avons cités n'utilisent qu'une de<br />
ces formules, ce qui ne nous permet pas d'établir si leurs auteurs<br />
respectent la même répartition que l'auteur de Beowulf. Widsith,<br />
Andreas, l'Exode et la Genèse A, cependant, ont recours à deux ou<br />
trois formules différentes et apportent donc quelques éléments de<br />
réponse.<br />
L'auteur de Widsith semble établir une distinction, dont il est<br />
difficile de dire si elle est délibérée, entre la formule avec superlatif<br />
qu'il utilise pour évoquer Hwala et Alexandre (14-17), et un < mine<br />
gefræge > plus banal dont doit se contenter Ælfwine (70-74), qui<br />
certes ne possède pas le prestige du conquérant macédonien.
Tradition orale dans Beowulf<br />
65_(12U<br />
L'auteur d'Andreas réserve la formule avec superlatif à<br />
l'évocation du Christ et des saints, «nobles trésors » (360-62), tandis<br />
que < mine gefræge > est utilisé à propos du nombre étonnant de<br />
personnages concernés ; < þa ic [...] gefrægn >, comme dans Beowulf,<br />
signale une nouvelle phase de l'action, qui n'a cependant rien de<br />
militaire, puisqu'il s'agit simplement du départ du saint.<br />
Ces deux poèmes, qui à des titres divers se rattachent à la<br />
tradition héroïque, semblent — pour autant que l'on puisse tirer de<br />
conclusion d'un si petit nombre d'exemples — accorder à ces formules<br />
la même valeur que le fait Beowulf.<br />
L'Exode se contente de < mine gefræge > pour évoquer «le plus<br />
grand des trésors », l'arche d'alliance (366-68), dans un contexte où<br />
l'on attendrait une formule avec superlatif ; < þa ic [...] gefrægn > est<br />
utilisé pour marquer une nouvelle phase de l'action, le départ des<br />
Hébreux, mais se rencontre aussi, dans un second exemple, à<br />
l'intérieur d'une subordonnée. Ce poème religieux n'exploite pas les<br />
formules de la même manière que Beowulf.<br />
Quant à la Genèse A, nous avons vu que < mine gefræge > y est<br />
utilisé pour un élément (le nom de Yéred) qui ne présente rien de<br />
remarquable ; < þa ic [...] gefrægn >, comme dans les autres poèmes,<br />
marque une nouvelle phase de l'action, action violente dans plusieurs<br />
cas (le début de la bataille, la destruction de Sodome, l'attaque de Lot<br />
par les Sodomites), simple conversation dans l'un des exemples.<br />
L'auteur de la Genèse A respecte moins encore que celui de l'Exode la<br />
fonction de ces formules, puisqu'il ne les associe pas aux réalités hors<br />
du commun qu'elles sont censées accompagner. Il a d'ailleurs plus<br />
souvent recours à des schémas formulaires mettant en jeu les mots bec<br />
ou gewritu, d'un emploi plus naturel pour justifier données<br />
surprenantes ou points de détail dans une paraphrase de texte écrit.<br />
Le nombre d'occurrences de ces formules (une vingtaine en un<br />
peu plus de trois mille vers), leur variété, puisque six types peuvent<br />
être distingués, et la précision avec laquelle elles sont employées, sont<br />
des caractéristiques de Beowulf qui ne se retrouvent que de façon très<br />
limitée dans le reste de la poésie vieil-anglaise — soit parce qu'il s'agit
66_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
en effet d'une innovation de l'auteur de ce poème, soit parce que<br />
Beowulf est le seul représentant de sa catégorie (le long poème<br />
héroïque) qui soit parvenu jusqu'à nous.<br />
La distribution de ces formules à l'intérieur du poème ne se fait<br />
pas au hasard.<br />
Beowulf est placé sous le signe à la fois de la gloire et de la<br />
tradition orale par ses vers d'ouverture : hwæt! we [...] þrym gefrunon.<br />
Dans tout l'épisode danois se succèdent les formules évoquant la<br />
transmission orale de l'information à propos de réalités suggérant la<br />
splendeur des Danois ou de leur allié gète. Le roi fondateur de la<br />
dynastie des Scyldings reçoit une formule avec superlatif lorsqu'est<br />
décrite la magnificence de sa barque funéraire (38). Hrothgar bâtit<br />
Heorot comme une manifestation tangible de sa puissance : la<br />
construction du palais donne lieu à l'utilisation de < þa ic [...]<br />
gefrægn > (74), mais aussi d'une variante assez surprenante de la<br />
formule avec superlatif :<br />
Him on mod bearn<br />
þæt healreced hatan wolde,<br />
medoærn micel men gewyrcean<br />
þonne yldo bearn æfre gefrunon. (Beowulf 67-70)<br />
[Il lui vint l'idée de faire bâtir une grand-salle, construire une<br />
demeure où festoyer nombreux (pour la traduction du dernier vers,<br />
voir la discussion ci-dessous)]<br />
Telle quelle, cette phrase est agrammaticale : þonne devrait<br />
renvoyer à un comparatif, or micel n'en est pas un. Le relatif que l'on<br />
attendrait avec cet adjectif est þe. Faut-il comprendre medo-ærn mare<br />
þonne [...] «une demeure plus grande que celles dont les hommes aient<br />
entendu parler », ou medo-ærn micel þe [...] «une grande demeure<br />
dont les hommes entendraient parler » ? 20 La ressemblance avec la<br />
formule évoquant la tradition orale nous fait pencher pour la première<br />
20 . C'est l'option retenue par André Crépin, qui traduit : «dont les enfants des<br />
hommes entendraient à jamais parler ».
Tradition orale dans Beowulf<br />
67_(12U<br />
interprétation, que semble réclamer le contexte, et que favorisent de<br />
nombreux traducteurs. On peut se demander si la modification de la<br />
formule est due à une erreur scribale peut-être commise sous<br />
l'influence de magodriht micel deux vers plus haut, à l'inattention du<br />
poète oubliant d'accorder le groupe nominal à la syntaxe de la formule<br />
retenue, ou à un désir délibéré d'atténuer cette formule. Il est certain<br />
en tout cas que le narrateur ne fait pas sienne cette remarque, et que<br />
c'est à la mémoire des «enfants des hommes », c'est-à-dire des<br />
contemporains de Hrothgar, qu'il est fait appel. Y a-t-il déjà, si peu<br />
que ce soit, déclin de la splendeur première des Scyldings?<br />
A ce moment du poème se situe l'entrée en scène de Grendel, qui<br />
correspond, sur le plan des formules comme sur celui de la narration, à<br />
une éclipse de la gloire danoise. Lorsqu'il sera question de<br />
transmission orale dans cette partie du poème il s'agira de rumeurs<br />
concernant les méfaits de Grendel, de discours tenus par des<br />
contemporains et concernant des événements de leur temps, et non de<br />
la tradition orale dans laquelle puise le narrateur. Les formules<br />
utilisées pour rendre compte de ces propos ne reproduisent en rien<br />
celles réservées au narrateur.<br />
Les formules évoquant la transmission orale de l'information<br />
réapparaissent en relation avec Beowulf, un étranger, lorsque sont<br />
décrits la prestance du héros (247-49), l'allure décidée des Gètes (336-<br />
37), le terrible combat contre les baleines (575-77). Elles se<br />
rencontrent dans les discours des personnages, c'est-à-dire qu'elles<br />
n'ont pas la caution du narrateur. La gloire revient sur le sol danois<br />
avec l'arrivée de Beowulf, mais timidement encore, et elle n'appartient<br />
pas aux Danois eux-mêmes.<br />
Ce n'est que lors du combat contre Grendel que les formules<br />
évoquant la tradition orale sont prises en charge par le narrateur ;<br />
< mine gefræge > est utilisé deux fois, pour rendre compte des dégâts<br />
causés par le combat entre Beowulf et Grendel (775-77) et pour<br />
évoquer la foule venue contempler le bras arraché (837-41). Les deux<br />
adversaires, celui qui possède la gloire et celui qui éclipse celle des<br />
Danois, sont inextricablement liés dans ces deux occurrences : les
68_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
dégâts de la grand-salle sont signe de force physique pour l'un comme<br />
pour l'autre, et le bras monstrueux de Grendel témoigne autant de la<br />
force de celui qui l'a arraché que de celle de son possesseur. Grendel<br />
est une créature de l'ombre, qui n'a jamais fait sienne la gloire qu'il a<br />
ôtée à Hrothgar. Aucune de ces formules ne s'applique à lui seul, et<br />
l'éclat que lui donnent ces formules partagées lui vient de son contact<br />
avec Beowulf.<br />
La gloire appartient à Beowulf, solide et assurée maintenant,<br />
puisqu'elle a la caution du narrateur. Les Danois sont à ce stade de<br />
simples spectateurs. Au cours du festin qui suit le combat, Hrothgar<br />
s'approprie les exploits de Beowulf, qu'il fait siens par les<br />
récompenses dont il les paie. Il retrouve alors la position dont il<br />
jouissait lors de la construction de Heorot. Dans ce passage le poète<br />
n'utilise pas moins de quatre formules évoquant la tradition orale.<br />
Toutes quatre mettent en jeu un comparatif ou un superlatif, et toutes<br />
quatre décrivent le roi et la reine dans leur fonction royale, entourés de<br />
nombreux vassaux (1011-12), généreux donneurs de trésors (1027-29,<br />
1195-96, 1197-1200).<br />
L'épisode de la mère de Grendel, qui répète sur le plan narratif la<br />
lutte contre Grendel, avec une nouvelle éclipse de la gloire danoise, un<br />
nouveau combat ramenant la gloire au Danemark et une nouvelle<br />
appropriation de cette gloire par Hrothgar à travers les récompenses<br />
remises à Beowulf, ne donne pas lieu à une utilisation de ces formules.<br />
Le passage de transition qui se situe entre les aventures danoises<br />
et le combat contre le dragon contient quelques formules qui ne font<br />
que reprendre les notions que nous avons rencontrées précédemment. 21<br />
21 . Les qualités remarquables de Beowulf (sa sagesse, 1842-43), la gloire de<br />
Hrothgar, qui se traduit par l'éclat de ses festins (2014-16), sont évoquées<br />
dans les discours des personnages ; la générosité d'un donneur de trésors,<br />
cette fois-ci Beowulf (2163, 2172), les qualités remarquables du roi Offa<br />
(1954-57), sont mentionnées par le narrateur. L'arrière-plan historique qui<br />
introduit le combat contre le dragon contient la formule < þa ic ... gefrægn ><br />
pour évoquer la mort d'Ongentheow (2484), source de gloire pour Hygelac.
Tradition orale dans Beowulf<br />
69_(12U<br />
Le dernier épisode dispose les formules de façon significative.<br />
Deux < mine gefræge > encadrent le combat contre le dragon. Le<br />
premier concerne la force de Beowulf (2685) mais en donne une<br />
image négative, puisque le héros est si vigoureux qu'il brise les épées<br />
dont il se sert. Le second évoque celle du dragon (2837), qui a par<br />
conséquent le dernier mot. Au centre se situent trois interventions de<br />
Wiglaf (2694, 2752, 2773), marquant une progression : il combat,<br />
entre dans l'antre, le pille ; il aide Beowulf, accomplit ses ordres, agit<br />
seul. Le jeu de ces diverses formules montre Beowulf, mourant,<br />
éclipsé par son jeune auxiliaire, 22 tandis que la force excessive du<br />
héros s'efface devant celle, mieux maîtrisée, du dragon.<br />
Nous avons déjà signalé l'absence dans cet épisode des formules<br />
avec superlatif ou comparatif. Cette absence pèse sur l'atmosphère de<br />
la seconde partie du poème. Le premier épisode est celui de la<br />
jeunesse, de l'enthousiasme, de l'élan altruiste et de la quête de gloire :<br />
des formules exprimant l'admiration exaltée du narrateur ou d'un<br />
personnage en sont un digne accompagnement. Le second épisode est<br />
placé sous le signe de la mélancolie, du doute, du repli sur soi-même,<br />
voire de la lâcheté et de la trahison. A la construction et à la défense<br />
de Heorot, la grand-salle haute et vaste par laquelle Hrothgar attire à<br />
lui des compagnons venus de tous les peuples et qui<br />
22 . Notre étude sur les formules d'insertion de tirade (cf. note 1 ci-dessus) met en<br />
lumière de la même manière le déclin progressif du pouvoir de parole de<br />
Beowulf, tandis que parallèlement celui de Wiglaf s'affirme.
70_(12U<br />
Colette Stévanovitch<br />
est le signe matériel de sa gloire, répond à la fin du poème la<br />
destruction de la grand-salle gète brûlée par le souffle du dragon. Bien<br />
des éléments formels et stylistiques contribuent, outre les faits euxmêmes,<br />
à la différence d'atmosphère dans les deux parties du poème.<br />
Les formules évoquant la transmission orale de l'information sont l'un<br />
de ces éléments.<br />
Le poème se termine par la louange de Beowulf, mise dans la<br />
bouche des compagnons qui le pleurent. Après les demi-teintes du<br />
dernier épisode, un feu d'artifice de superlatifs — quatre en autant<br />
d'hémistiches — évoque les nobles qualités du roi gète. Ces adjectifs<br />
ne sont pas placés, comme l'étaient ceux employés par Hrothgar ou<br />
par le gardien des côtes danoises à propos du même Beowulf, au sein<br />
d'une formule évoquant la transmission orale de l'information. Les<br />
Gètes, refusant le cadre de référence réducteur de la tradition orale,<br />
affirment l'excellence absolue de leur roi :<br />
Cwædon þæt he wære wyruldcyninga<br />
manna mildust ond mon[ðw]ærust,<br />
leodum liðost ond lofgeornost. (Beowulf 3180-82)<br />
[Ils disaient qu'il avait été / roi de cette terre // de tous les hommes le<br />
plus miséricordieux / le plus épris de concorde // le plus attentif au<br />
bien des siens / le plus soucieux de louange.]<br />
Lorsque, avec la succession des générations, le souvenir personnel des<br />
contemporains se sera effacé, un poète pourra reprendre ces paroles,<br />
devenues fragment de la tradition orale, en y ajoutant la formule dont<br />
les pleureurs font ici l'économie. C'est ainsi que naîtront les premiers<br />
vers du poème : Hwæt! We Gar-Dena [...] þrym gefrunon. La dernière<br />
scène de Beowulf nous fait assister au processus par lequel l'actualité<br />
devient légende.
Poésie et magie<br />
71_(12U<br />
La poésie au service de la magie :<br />
à propos de deux charmes métriques<br />
de l'Angleterre anglo-saxonne<br />
Anne Mathieu<br />
<strong>Université</strong> de Montpellier III<br />
Tous les spécialistes de vieil-anglais connaissent la collection des<br />
«Anglo-Saxon Poetic Records », éditée par George Philip Krapp et<br />
Elliot van Kirk Dobbie, qui rassemble en six volumes la quasi-totalité<br />
du corpus poétique vieil-anglais. Le dernier volume, The Anglo-Saxon<br />
Minor Poems, se termine par une section intitulée «The Metrical<br />
Charms » groupant douze formules magiques en vieil-anglais qui,<br />
selon Dobbie, 1 sont versifiées, ou contiennent des passages en vers<br />
assez réguliers pour justifier leur inclusion dans une anthologie<br />
poétique. La place peu prestigieuse attribuée aux charmes métriques<br />
dans la collection témoigne de l'embarras des éditeurs devant ces<br />
textes, qui du point de vue formel sont à mi-chemin entre la poésie et<br />
la prose allitérative. Les charmes métriques ne sont certes pas des<br />
poèmes. Si parfois leurs auteurs recourent au langage poétique, c'est<br />
afin d'exploiter son pouvoir à des fins utilitaires. Nous nous proposons<br />
d'illustrer ici cette stratégie à travers l'étude de deux charmes<br />
métriques qui, s'ils ont été abondamment commentés par la critique —<br />
précisément en raison des liens privilégiés qu'ils entretiennent avec la<br />
poésie — n'ont pas toujours été appréciés à leur juste valeur.<br />
1 . Elliot van Kirk Dobbie (ed.), The Anglo-Saxon Minor Poems, New York :<br />
Columbia University Press [ASPR, 6], 1942, p. cxxx.
72_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
Le premier charme que nous examinerons est extrait des<br />
Lacnunga, une compilation médicale du X e ou XI e siècle. 2 Dans le<br />
manuscrit, il apparaît précédé des indications Wið færstice, «Contre<br />
une piqûre soudaine », et d'une série d'instructions indiquant comment<br />
préparer un onguent à base de camomille, de lamier pourpre 3 et de<br />
plantain. Il est, d'autre part, suivi d'un énigmatique Nim þonne þæt<br />
seax, ado on wætan, «Prends alors le couteau et plonge-le dans le<br />
liquide ». Le charme est bien évidemment solidaire des instructions en<br />
prose qui l'accompagnent, et c'est artificiellement, et pour les besoins<br />
de cet exposé, que nous l'avons isolé de son contexte. Nous en<br />
donnons la transcription en annexe, accompagnée d'une traduction<br />
française. 4<br />
Du point de vue structural, le charme se divise assez<br />
naturellement en deux parties : du v. 1 au v. 17, un ensemble de quatre<br />
paragraphes, constitués chacun d'un fragment de récit au passé suivi<br />
d'une conjuration adressée à la petite lance qui s'est fichée dans le<br />
corps du malade (v. 4, 10, 13, 15-17). Du v. 18 au v. 26 (à l'exception<br />
du v. 25), une formule de guérison adressée au malade.<br />
La disposition en vers adoptée ici, qui s'inspire du découpage<br />
proposé par les éditeurs, 5 ne doit pas abuser : on n'a pas là un poème.<br />
2 . Pour une édition des Lacnunga, voir J.H.G. Grattan et Charles Singer, Anglo-<br />
Saxon Magic and Medicine, Londres : Oxford University Press [Publications<br />
of the Wellcome Historical Medical Museum, NS, 3], 1952.<br />
3 . Pour cette identification, voir Peter Bierbaumer, Der botanische Wortschatz<br />
des Altenglischen, vol. 2, Lacnunga, Herbarium Apuleii, Peri Didaxeon,<br />
Berne / Francfort : H. Lang / P. Lang, 1976, p. 89.<br />
4 . Transcription et traduction sont extraites de Anne Berthoin-Mathieu, Prescriptions<br />
magiques anglaises du X e au XII e siècle, étude structurale, vol. 1,<br />
Paris : AMAES [Publications de l'Association des Médiévistes Anglicistes de<br />
l'Enseignement Supérieur, Hors Série, 2], 1996, pp. 132-137.<br />
5 . Dobbie, The Anglo-Saxon Minor Poems, pp. 122-123, mais aussi Grattan et<br />
Singer, Anglo-Saxon Magic and Medicine, pp. 172-177 et Gottfried Storms,<br />
Anglo-Saxon Magic, La Hague : Martinus Nijhoff, 1948, pp. 140-143.
Poésie et magie<br />
73_(12U<br />
On compte, tout d'abord, trop de passages qui ne respectent pas les<br />
règles de la prosodie vieil-anglaise : le v. 2 ne comporte pas<br />
d'allitération, les allitérations du v. 14 se font à l'intérieur des deux<br />
hémistiches, le v. 1 est trop long, le v. 12 trop court. La structure du<br />
texte, d'autre part, ne rappelle en rien l'architecture complexe des<br />
poèmes vieil-anglais. Chacune des deux grandes parties apparaît non<br />
comme un bloc homogène, mais comme une accumulation de strates :<br />
pour la première partie, quatre strophes séparées par un refrain, selon<br />
une structure qui évoque plus le chant que la poésie ; pour la<br />
deuxième, trois couches de formules anaphoriques (v. 18-20, 21-22 et<br />
23-24).<br />
A la vérité, le seul principe d'organisation qui soit véritablement à<br />
l'oeuvre est la répétition : 6 retour d'un refrain (v. 4, 10, 13 et 15),<br />
reprise de mots (scyld aux v. 3 et 5, spere dans le refrain et au v. 14),<br />
constructions parallèles (hémistiches postérieurs des v. 1 et 2). Or, la<br />
répétition n'est pas pas une technique spécifiquement poétique. C'est<br />
un artifice rhétorique, employé notamment dans les textes de lois ou<br />
dans les sermons, qui, de par leur caractère pragmatique, se<br />
rapprochent beaucoup plus des textes magiques que ne le font les<br />
poèmes. Qui répète n'est pas forcément poète, et la structure de ce<br />
texte, évaluée au regard des règles de composition de la poésie vieilanglaise,<br />
n'est pas, comme on l'a parfois affirmé, 7 une «structure<br />
poétique ».<br />
6 . Nous rejoignons ici les conclusions d'André Crépin, qui a mis en lumière la<br />
fonction structurale de la répétition dans les charmes métriques vieil-anglais<br />
lors d'une communication au II e congrès de la Société des Anglicistes de<br />
l'Enseignement Supérieur, dont il nous a aimablement communiqué le texte.<br />
Un résumé de cette communication, intitulée «Etude sur le caractère<br />
formulaire des incantations vieil-anglaises », a été publié dans Etudes<br />
Anglaises, 4 (1962), 399-400.<br />
7 . Voir en particulier l'article de Minna Doskow, «Poetic Structure and the<br />
Problem of the Smiths in "Wið færstice" », Papers in Language and<br />
Literature, 12/3 (1976), 321-326.
74_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
Refuser à ce texte l'étiquette de poème ne signifie cependant pas<br />
lui dénier tout lien avec la poésie. Il est vrai que les vers 1-17<br />
évoquent irrésistiblement la poésie héroïque vieil-anglaise. Ces<br />
références concernent-elles uniquement le plan du contenu — les<br />
thèmes et les motifs —, ou touchent-elles aussi le plan de l'expression,<br />
c'est ce que nous allons maintenant chercher à déterminer.<br />
La première strophe développe un thème souvent exploité par la<br />
poésie héroïque anglo-saxonne, celui de l'agression. L'agression<br />
évoquée aux v. 1-3, qui représente métaphoriquement la survenue de<br />
la maladie, est cependant d'un type particulier : une troupe de cavaliers<br />
envahit le pays — soit le corps du malade. Ce motif des cavaliers<br />
furieux apparaît dans un passage à tonalité épique d'une énigme du<br />
Livre d'Exeter, qui célèbre les cavaliers de l'orage. 8 Force est<br />
cependant de reconnaître que, même s'ils exploitent des motifs<br />
communs — bruit, domination, précipitation des assaillants, frayeur<br />
des victimes potentielles — les deux textes restent fort différents sur le<br />
plan de l'expression. Un court extrait de l'énigme concernée (v. 48-53)<br />
permettra s'apprécier ces divergences :<br />
Winnede fareð<br />
atol eoredþreat, egsa astigeð,<br />
micel modþrea monna cynne,<br />
brogan on burgum, þonne blace scotiað<br />
scriþende scin scearpum wæpnum.<br />
Dol him ne ondrædeð ða deaðsperu [...]<br />
[Vont combattant<br />
les terribles cavaliers ; la peur monte,<br />
une grande frayeur parmi les hommes,<br />
la terreur dans les cités, lorsque les noirs fantômes<br />
passent en glissant, jetant leurs armes acérées.<br />
Malheur à celui qui ne craint pas ces lances meurtrières...]<br />
8 . Riddle 3, v. 36-66, à consulter dans Bernard James Muir (ed.), The Exeter<br />
Anthology of Old English Poetry, An Edition of Exeter Dean and Chapter MS<br />
3501, vol. 1, Exeter : University of Exeter Press, 1994, pp. 290-291.
Poésie et magie<br />
75_(12U<br />
On note immédiatement, par contraste avec la relative pauvreté<br />
lexicale des v. 1-3 du charme, la richesse du vocabulaire, et en<br />
particulier l'emploi de mots composés (eoredþreat, modþrea). Tout<br />
aussi remarquable dans l'énigme est le recours au procédé de la<br />
variation stylistique, qui permet d'entrelacer les deux motifs de<br />
l'ardeur des assaillants et de la terreur des assaillis, que les v. 1-3 du<br />
charme ne font que juxtaposer.<br />
Le rapprochement tenté entre cette énigme et la première strophe<br />
du charme se révèle donc peu fructueux. On peut en revanche signaler<br />
un rapport possible avec un passage de la Genèse qui célèbre les<br />
guerriers hébreux à la recherche d'une terre : 9<br />
Folc wæs anmod,<br />
rofe rincas — sohton rumre land [...]<br />
[Le peuple avait le coeur altier<br />
vaillants guerriers — cherchant une terre plus vaste...]<br />
Là aussi, l'adjectif anmod est associé au substantif land, dans un<br />
contexte de conquête. Cette coïncidence, cependant, ne saurait à elle<br />
seule démontrer que pour composer cette strophe, l'auteur du charme<br />
s'est inspiré de la poésie héroïque. Le témoignage de la deuxième<br />
strophe est d'une toute autre nature.<br />
La deuxième strophe s'articule autour d'un thème cher à la poésie<br />
héroïque vieil-anglaise, celui de la bataille et de ses préparatifs. Tout<br />
commence, au v. 5, par un homme à l'abri d'un bouclier : le magicien<br />
qui, protégé par les amulettes dont il s'est paré, s'apprête à affronter le<br />
mal. L'évocation du bouclier en association avec l'imminence d'un<br />
combat est fréquente dans les poèmes héroïques vieil-anglais. On se<br />
souvient du bouclier de métal que Beowulf se fait confectionner avant<br />
d'affronter le dragon. Mais ici, le charme rejoint la poésie non<br />
9 . Genèse, v. 1650-1651, à consulter dans Colette Stévanovitch (ed.), La Genèse<br />
du manuscrit Junius XI de la Bodléienne, vol 1, Paris : AMAES [Publications<br />
de l'Association des Médiévistes Anglicistes de l'Enseignement Supérieur,<br />
Hors Série, 1], 1992, p. 358.
76_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
seulement sur le plan du sens, mais aussi sur celui de l'expression : le<br />
groupe prépositionnel under linde constitue une formule poétique qui<br />
apparaît notamment dans Andreas, alors que sont évoqués les<br />
guerriers en armes qui se précipitent à la rencontre de Matthieu : 10<br />
Eodon him þa togenes, garum gehyrsted,<br />
lungre under linde [...]<br />
[Et ils s'en furent à sa rencontre, armés de lances,<br />
en hâte, sous leurs boucliers...]<br />
Le v. 5, en outre, est un exemple de variation, un procédé très<br />
employé en poésie vieil-anglaise, qui consiste, après avoir exprimé<br />
une idée, à la formuler à nouveau, de manière différente. Un<br />
rapprochement s'impose avec deux vers d'une maxime, qui mettent<br />
également en jeu un bouclier. 11<br />
Scip sceal genægled, scyld gebunden,<br />
leoht linden bord [...]<br />
[Le navire sera bien cloué, le bouclier attaché,<br />
brillant écu de tilleul...]<br />
On retrouve là les trois éléments scyld, linde et leoht, disposés<br />
différemment, la variation prenant pour point de départ scyld, et non<br />
linde.<br />
Les préparatifs de la bataille se poursuivent au v. 6, avec vue,<br />
cette fois, sur l'autre camp. Le magicien observe l'ennemi, occupé,<br />
semble-t-il, à disposer ses troupes. 12 Ces femmes puissantes et<br />
belliqueuses n'ont pas d'équivalent dans les poèmes vieil-anglais.<br />
10 . Andreas, v. 45-46, à consulter dans George Philip Krapp (ed.), The Vercelli<br />
Book, New York : Columbia University Press / Londres : Routledge & Kegan<br />
Paul [ASPR, 2], 1932, p. 4.<br />
11 . Maxims I B, v. 93-94, à consulter dans B.J. Muir, The Exeter Anthology,<br />
pp. 254-255.<br />
12 . Le sens du verbe beræddan n'est pas clair. Pour une synthèse des<br />
interprétations proposées, voir George William Abernethy, The Germanic<br />
Metrical Charms, thèse de l'<strong>Université</strong> du Wisconsin, 1983, p. 104.
Poésie et magie<br />
77_(12U<br />
L'association des trois mots wif, mihtig et mægen apparaît en revanche<br />
dans un passage de Beowulf qui retrace lui aussi un combat entre héros<br />
mâle et démon femelle : 13<br />
Ongeat þa se goda grundwyrgenne<br />
merewif mihtig. Mægenræs forgeaf<br />
hildebille.<br />
[Alors le noble héros aperçut la réprouvée des abîmes<br />
la puissante femelle des eaux. Il lui rendit son assaut<br />
d'un coup d'épée.]<br />
Au v. 7 commence la bataille, un combat stéréotypé, qui s'ouvre<br />
par l'attaque de l'ennemi et se poursuit aux v. 8-9 par la riposte du<br />
magicien-héros, qui, notons-le, est présentée à l'intérieur d'une<br />
déclaration d'intention, le vouloir et le faire étant confondus dans la<br />
pensée magique. Comme dans beaucoup de poèmes héroïques, le<br />
motif de l'arme occupe une place prééminente. Seules des armes de jet<br />
sont mentionnées dans ce passage, armes envoyées, mais surtout<br />
renvoyées. Le v. 8, qui décrit la contre-attaque du magicien, rappelle<br />
un épisode de la Bataille de Maldon, qui relate comment un jeune<br />
guerrier, Wulfmær, transperça l'ennemi de son propre épieu : 14<br />
Forlet forheardne faran eft ongean.<br />
Ord in gewod, þæt se on eorþan læg<br />
þe his þeoden ær þearle geræhte.<br />
[Il renvoya le dur épieu faire le trajet inverse.<br />
La pointe pénétra si profond qu'au sol s'écroula<br />
celui qui avait transpercé grièvement son seigneur.]<br />
13 . La transcription et la traduction qui suivent sont empruntées à André Crépin,<br />
Beowulf, vol. 1, p. 240, v. 1518-1520.<br />
14 . The Battle of Maldon, v. 156-158 (cf. Dobbie, The Anglo-Saxon Minor Poems,<br />
p. 11). Nous donnons ici la traduction d'André Crépin, Poèmes héroïques<br />
vieil-anglais, Paris : Union Générale d'Éditions [Collection 10/18, série<br />
Bibliothèque médiévale], 1981, p. 175.
78_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
Combattre l'ennemi avec ses propres armes, c'est là un motif de la<br />
poésie héroïque, mais c'est là aussi le fondement de la magie dite<br />
«homéopathique », qui fait agir le mal contre le mal. On se souvient<br />
que l'onguent qui doit être appliqué contient du lamier pourpre, dont<br />
les feuilles, souvent de couleur rouge, évoquent un fer de lance<br />
ensanglanté. 15 A la petite lance de l'ennemi, on oppose une petite lance<br />
en tous points semblable.<br />
Ce récit de bataille constitue pour le magicien une occasion<br />
nouvelle d'emprunter au poète. La formule gyllende garas, au v. 7, est<br />
attestée dans Widsith : 16<br />
Ful oft of þam heape hwinende fleag<br />
giellende gar on grome þeode.<br />
Maintes fois par cette troupe, déchirant l'air, était décoché<br />
un trait sifflant destiné à l'ennemi.<br />
Le groupe prédicatif garas sændan, au v. 7, et le couple allitérant<br />
fleogan / flan, au v. 9 figurent quant à eux dans Judith : 17<br />
Hie ða fromlice<br />
leton forð fleogan flana scuras,<br />
hildenædran, of hornbogan,<br />
strælas stedehearde ; styrmdon hlude<br />
grame guðfrecan, garas sendon<br />
in heardra gemang.<br />
[Hardiment<br />
ils décochèrent des averses de flèches,<br />
agressives vipères, de leurs arcs [courbes]<br />
15 . Voir les illustrations données dans Marjorie Blamey et Christopher Grey-<br />
Wilson (ed.), La Flore d'Europe occidentale, Paris : Arthaud, 1991, pp. 336-<br />
337.<br />
16 . Widsith, v. 127-128, à consulter dans B.J. Muir, The Exeter Anthology, p. 245.<br />
17 . Judith, v. 220-224, à consulter dans E.V.K. Dobbie (ed.), Beowulf and Judith,<br />
New York : Columbia University Press [ASPR 4], 1953, p. 105. La<br />
traduction proposée est empruntée à André Crépin, Poèmes héroïques,<br />
p. 164.
Poésie et magie<br />
79_(12U<br />
des pluies de traits implacables. Les farouches soldats<br />
déchaînèrent une tempête, lancèrent leurs javelots<br />
au plus dense de leurs rudes adversaires.]<br />
Comme les poèmes héroïques vieil-anglais, la formule magique<br />
résonne des bruits de la bataille, traversé par le sifflement et le<br />
frôlement des lances et des flèches.<br />
Après l'évocation du combat magique, un brusque décrochement<br />
dans le temps se produit. Le charme a montré les armes en action ; il<br />
va maintenant dévoiler leur origine, entraînant ses auditeurs vers un<br />
passé antérieur, peuplé non plus de guerriers, mais de forgerons<br />
(v. 11-14). La transition entre ces deux moments du texte est marquée<br />
au v. 11 par sæt smið, avec antéposition du verbe sittan, le sæt du<br />
forgeron s'opposant au stod du guerrier qui débute la deuxième<br />
strophe. L'antéposition du verbe est souvent pratiquée en poésie vieilanglaise,<br />
lorsque l'auteur désire relancer le récit, lui donner une<br />
impulsion nouvelle. 18 On a donc là un emprunt au style poétique. Mais<br />
le jeu sur l'ordre des mots se poursuit dans la quatrième strophe. Les<br />
mêmes éléments sont repris, avec six forgerons au lieu d'un, cette fois<br />
dans l'ordre non marqué. On est tenté de penser, le contexte aidant,<br />
que cette opposition syntagmatique entre sæt smið (ordre verbe-sujet)<br />
et six smiðas sæton (ordre sujet-verbe) pourrait marquer une<br />
opposition de fait entre le forgeron unique de la troisième strophe et<br />
les six forgerons de la quatrième strophe, l'un étant du côté du héros<br />
solitaire, et les autres, de la multitude des ennemis. Ceci demeure<br />
cependant une simple hypothèse, et mieux vaut éviter de faire dire au<br />
texte ce qu'il ne veut manifestement pas nous dire. 19<br />
18 . Voir à ce sujet André Crépin, Beowulf, vol. 1, pp. 79-80.<br />
19 . Le débat sur le rôle des forgerons reste ouvert. Notre interprétation rejoint<br />
celle de A.R. Skemp («The Old English Charms », Modern Language<br />
Review, 6 (1911), 289-301, pp. 290-292). D'autres auteurs considèrent que<br />
tous les forgerons du charme sont les alliés du magicien (voir en particulier<br />
Howell D. Chickering, «The Literary Magic of "Wið Færstice" », Viator, 2<br />
(1971), 83-104, p. 101), d'autres encore que tous sont des puissances<br />
ennemies (voir notamment Minna Doskow, «Poetic Structure », p. 326).
80_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
Le fait est que la distribution des rôles de ces mystérieux<br />
forgerons compte moins que l'affirmation de l'origine magique des<br />
armes, et on rejoint là un motif qui apparaît, en particulier, dans<br />
Beowulf : au v. 455, la cotte de mailles du héros est dite «oeuvre de<br />
Weland », Welandes geweorc, une origine magique s'il en est. La<br />
différence est qu'en poésie, les fabricants sont simplement cités : on<br />
s'extasie plutôt sur l'oeuvre, sur la beauté et l'efficacité de l'arme. Ici,<br />
au contraire, les artisans sont portés sur le devant de la scène, et c'est<br />
toute une forge qui est reconstituée, une forge qu'on a certes peine à<br />
visualiser, mais dont on entend le vacarme : aux v. 11 et 14a, le<br />
frottement de la lame contre la meule ; au v. 14b, le bruit sourd du<br />
marteau sur l'enclume. Pris par son émotion, l'auteur en oublie son<br />
personnage de poète : le v. 14 n'est pas un vers, et, plus généralement,<br />
les troisième et quatrième strophes contiennent peu d'emprunts à la<br />
poésie, à part le composé wælspere qui apparaît dans La Bataille de<br />
Maldon 20 et la formule hægtessan geweorc, à comparer avec le<br />
Welandes geweorc déjà cité et le giganta geweorc qui qualifie l'épée<br />
avec laquelle Beowulf abat la mère de Grendel. 21 Le dénouement<br />
approche, le langage poétique a rempli son rôle en permettant un<br />
retour aux origines du mal qui, désormais identifié, se trouve<br />
irrémédiablement condamné.<br />
Le langage de la poésie héroïque, habilement manipulé, peut<br />
donc servir à guérir les maladies. Mais le magicien n'est pas toujours<br />
un guerrier. Dans d'autres situations, il lui faut construire, et non<br />
détruire. C'est alors un autre type de langage poétique qu'il va utiliser,<br />
comme le montre un charme du XI e siècle, extrait d'un long rituel<br />
20 . The Battle of Maldon, v. 322, à consulter dans Dobbie, The Anglo-Saxon<br />
Minor Poems, p. 16.<br />
21 . Cf. André Crépin, Beowulf, vol. 1, p. 243, v. 1562.
Poésie et magie<br />
81_(12U<br />
destiné à rendre sa fertilité à un champ stérile, dont on trouvera le<br />
texte en annexe. 22<br />
Du point de vue formel, cette invocation, qui a souvent été<br />
qualifiée d'hymne, 23 se rapproche davantage de la poésie vieil-anglaise<br />
traditionnelle que le charme que nous venons d'analyser. Le système<br />
d'allitérations est cohérent, et les vers relativement réguliers. Comme<br />
précédemment, cependant, on ne retrouve pas dans ce catalogue où<br />
s'empilent les expressions parallèles les procédés de structuration qui<br />
donnent aux poèmes vieil-anglais leur cohésion. Là aussi dominent<br />
répétition et énumération, deux techniques qui, dans ce contexte,<br />
évoquent la prière : le début du charme, qui fait la liste des puissances<br />
invoquées, n'est pas sans rappeler les Litanies, qu'on récitait en<br />
particulier au moment des Rogations, avant de procéder aux semailles.<br />
L'accumulation des requêtes évoque quant à elle le Notre Père. 24<br />
Même si, du point de vue structural, il s'apparente plutôt à la<br />
prière, ce texte n'en comporte pas moins un certain nombre de<br />
références à la poésie, non plus héroïque, mais religieuse. Aux v. 1-<br />
11a, ces références s'organisent principalement autour du thème de la<br />
création, essentiel dans ce charme, alors que le magicien s'apprête à<br />
rendre la vie à la terre rendue stérile par l'intrusion du mal. On sait que<br />
la création fut une grande source d'inspiration pour les poètes vieilanglais.<br />
La production poétique anglo-saxonne en témoigne. 25 Le<br />
22 . Transcription et traduction sont extraites de Anne Berthoin-Mathieu,<br />
Prescriptions magiques anglaises, pp. 186-187. On trouvera dans le même<br />
volume (pp. 29-44) une concordance permettant de retrouver les références<br />
des principales éditions du charme.<br />
23 . Voir par exemple Gottfried Storms, Anglo-Saxon Magic, p. 178.<br />
24 . Comme le signale André Crépin dans «Etude sur le caractère<br />
formulaire » (voir supra, note 6).<br />
25 . Voici la liste de textes célébrant la création donnée par André Crépin,<br />
Beowulf, vol. 2, p. 611 : Andreas 161b-162, 535b-536, 746b-750 ; Azarias<br />
73-152 ; Beowulf 92-98 ; Caedmon's Hymn ; Christ I 224-235 ; Christ and
82_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
poème Beowulf nous le dit, qui fait résonner la grand-salle d'Heorot du<br />
chant de la création (v. 86-98). La magie s'approprie donc ici l'un des<br />
thèmes favoris de la poésie. Il reste à déterminer, à travers l'analyse du<br />
texte, dans quelle mesure elle emprunte aussi son lexique et son<br />
expression formelle.<br />
Examinons tout d'abord la liste des bienfaiteurs potentiels<br />
sollicités aux v. 2-6. Comme il sied à un texte chrétien, c'est le Dieu<br />
tout-puissant, créateur de toutes choses, qui est nommé le premier.<br />
Aux v. 2 et 3 sont employées pour le désigner trois expressions,<br />
mæran Dominum, miclan Drihten, haligan heofenrices weard,<br />
associées selon la technique de la variation. Ce sont là trois formules<br />
passe-partout, souvent utilisées par la poésie religieuse. La dernière<br />
désignation, heofenrices weard, est cependant plus qu'un élément<br />
décoratif. Elle a une fonction structurale à l'intérieur d'un texte qui<br />
cherche à rétablir entre le ciel et la terre un lien primordial, brisé par<br />
l'intervention du mal.<br />
C'est précisément vers la terre et le ciel que le magicien tourne sa<br />
prière au v. 4, un passage assez curieux, dans la mesure où ces deux<br />
créations divines sont sollicitées au même titre que leur créateur.<br />
L'invocation à la terre est particulièrement déroutante, car dans la<br />
logique du texte, la terre est bénéficiaire, et non bienfaitrice : elle<br />
reçoit, elle ne donne pas. Quelles que soient les causes de ce<br />
glissement, on reconnaît dans le v. 4 un emprunt à la poésie. La<br />
formule eorðe and upheofon est utilisée en particulier dans un passage<br />
d'Andreas qui identifie Dieu comme le créateur du ciel et de la terre. 26<br />
Sceoldon hie þam folce gecyðan<br />
hwa æt frumsceafte furðum teode<br />
eorðan eallgrene ond upheofon,<br />
Satan 1-17a Elene 725-734a ; Exodus 22a-29 ; Genesis A 92-102, 112-125 ;<br />
Gloria I 14-30 ; Judith 346b-349 ; The Order of the World 38-102 ; Riddle<br />
40.<br />
26 . Andreas, v. 796-799, à consulter dans Krapp, The Vercelli Book, p. 25.
Poésie et magie<br />
83_(12U<br />
hwær se wealdend wære se þæt weorc staðolade.<br />
[Ils devaient proclamer au peuple<br />
qui au commencement, au tout début, créa<br />
la terre verte et le ciel élevé,<br />
où était le Tout-Puissant qui avait accompli cet ouvrage.]<br />
L'invocation au ciel et à la terre du v. 4 est suivie, au v. 5, d'un<br />
appel à la Vierge qui compense en partie la tonalité peu chrétienne du<br />
vers précédent. La liste des pouvoirs sollicités se termine enfin, au<br />
v. 6, par «la puissance du ciel, ce palais sublime ». Le vers recourt à<br />
une allitération très commune entre heofon et heah, amenée par<br />
l'emploi du composé heahreced, un terme poétique attesté également<br />
dans Andreas : 27<br />
Wordhleoðor astag<br />
geond heahræced.<br />
[Le bruit des voix s'élevait<br />
dans le palais sublime.]<br />
Après avoir dressé l'inventaire des bienfaiteurs potentiels, le<br />
magicien formule quatre requêtes, le même nombre que dans le Notre<br />
Père. Au v. 7-8, il demande que lui soit accordé d'entonner le chant<br />
d'un coeur ferme. On pense au verset 4 du psaume XXXIX (Vulg.) : et<br />
inmisit in os meum canticum novum / carmen Deo nostro. Il semble<br />
bien qu'ici, le magicien s'identifie au Psalmiste, à David, à qui Dieu<br />
donne l'inspiration. Mais alors que David, le poète, se borne à louer<br />
son créateur, le magicien se veut lui-même créateur. Aux v. 9-11a, il<br />
sollicite le pouvoir de «faire croître ces fruits », de «féconder cette<br />
terre » et d'«embellir cette prairie ». C'est dans ce passage que les<br />
emprunts à la poésie cosmogonique sont les plus apparents. Le v. 9<br />
27 . Andreas, v. 708b-709a, à consulter ibid., p. 22.
84_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
fait allitérer aweccan, wæstm et woruld, tout comme cet extrait du<br />
Poème rimé du Livre d'Exeter : 28<br />
þa wæs wæstm[um] aweaht world onspreht,<br />
under roderum areaht, rædmægne oferþeaht.<br />
[Alors, les fruits se mirent à croître, le monde reçut la vie,<br />
sous les cieux il fut étendu, par un pouvoir fécond recouvert.]<br />
De la même manière, gefyllan et foldan sont associés au v. 10<br />
comme dans ce passage d'un poème lyrique de l'Avent : 29<br />
þu eart weoroda god,<br />
forþon þu gefyldest foldan ond rodoras.<br />
[Tu es le Dieu des armées,<br />
car tu as rempli la terre et les cieux.]<br />
Au v. 11a, enfin, wlitigan et wancg forment un couple allitérant<br />
comme dans ces vers de Beowulf : 30<br />
Cwæð þæt se Ælmihtiga eorðan wohrte<br />
wlitebeorhtne wang, swa wæter bebugeð.<br />
[Il disait : le Tout-Puissant la terre fabriqua<br />
la plaine à l'aspect radieux qu'encerclent les eaux.]<br />
Le charme créateur emprunte là le langage du chant de la<br />
création, tout en affirmant sa différence. Il ne s'agit pas seulement<br />
d'évoquer une création passée, mais aussi de provoquer une<br />
reproduction du modèle archétypal qu'elle constitue, et de cette<br />
nouvelle création l'énonciateur du charme est l'agent, tout à la fois<br />
magicien, détenteur de la parole efficace, et «bon semeur », fécondant<br />
la terre de la parole que Dieu lui a inspirée.<br />
Les v. 11b-13 développent la thématique du don, jusque-là<br />
implicite. Là aussi, les emprunts à la poésie vieil-anglaise sont<br />
28 . The Riming Poem, v. 9-10, à consulter dans Muir, The Exeter Anthology,<br />
p. 264.<br />
29 . The Advent Lyrics [= Christ I ] 11, v. 407-408, à consulter ibid., p. 64.<br />
30 . Cf. André Crépin, Beowulf, vol. 1, p. 111, v. 92-93.
Poésie et magie<br />
85_(12U<br />
flagrants : le couple allitérant dæl / dom du v. 13 apparaît dans un<br />
poème du Livre d'Exeter : 31<br />
Ac he gedæleð, se þe ah domes geweald,<br />
missenlice geond þisne middangeard<br />
leoda leoþocræftas leondbuendum.<br />
[Mais il distribue, lui qui possède le pouvoir de juger<br />
diversement de par ce monde<br />
les qualités des hommes aux habitants de la terre.]<br />
Mais c'est avant tout la parole du prophète David, le plus grand<br />
des poètes, qui sous-tend ces derniers vers. Le passage, qui promet<br />
faveur divine à qui fera l'aumône, se réfère en effet très<br />
vraisemblablement aux versets 1, 2 et 9 du psaume Beatus vir (Vulg.<br />
CXI) : 32<br />
1. Beatus vir qui timet Dominum<br />
in mandatis eius volet nimis<br />
2. potens in terra erit semen eius<br />
generatio rectorum benedicetur<br />
9. dispersit dedit pauperibus<br />
iustitia eius manet in saeculum saeculi<br />
cornu eius exaltabitur in gloria.<br />
Heureux l'homme qui craint le Seigneur<br />
et qui aime ses commandements.<br />
Sa lignée est puissante sur la terre,<br />
la race des hommes droits sera bénie.<br />
Il a donné largement aux pauvres,<br />
sa justice subsiste toujours,<br />
son front se relève avec fierté.<br />
Le terme semen, qui dans le texte biblique a le sens figuré de<br />
«lignée », reprend dans le contexte du charme son sens premier de<br />
«semence » : celui qui donne beaucoup (verset 9) verra les graines<br />
qu'il a semées produire beaucoup (verset 2), telle est l'interprétation<br />
que le magicien fait des paroles du prophète, tel est aussi le sens<br />
implicite des v. 12-13.<br />
Il importe à ce stade de mentionner le rituel qui doit suivre la<br />
récitation du charme :<br />
31 . God's Gifts to Humankind, v. 27-29, à consulter dans Muir, The Exeter<br />
Anthology, p. 224.<br />
32 . Voir L.K. Shook, «Notes on the Old English Charms », Modern Language<br />
Notes, 55/2 (1940), 139-40, p. 139.
86_(12U<br />
Anne Mathieu<br />
þonne nime man uncuþ sæd æt ælmesmannum and selle him twa<br />
swylc, swylce man æt him nime, and gegaderie ealle his sulhgeteogo<br />
togædere. Borige þonne on þam beame stor and finol and gehalgode<br />
sapan and gehalgod sealt. Nim þonne þæt sæd, sete on þæs sules bodig.<br />
[Qu'on prenne alors à des mendiants de la semence inconnue, qu'on<br />
leur donne le double de ce qu'on leur a pris, et qu'il rassemble tous<br />
ses instruments de labour. Qu'il perce alors un trou dans le timon de<br />
la charrue, qu'il y mette de l'encens, du fenouil, du savon béni et du<br />
sel béni. Prends ensuite la semence et place-la sur l'age de la<br />
charrue.]<br />
Le rituel consiste en une mise en action de la parole du Psalmiste.<br />
Un don symbolique est accompli, sous la forme d'un échange de<br />
graines (dispersit dedit pauperibus). Les graines prises aux mendiants,<br />
produit de cet échange, seront alors posées sur la charrue pour être<br />
semées, le texte biblique, sous-jacent aux v. 12-13, garantissant leur<br />
fécondité (potens erit semen ejus). Cette manipulation nous semble<br />
caractériser l'habileté avec laquelle, dans ce contexte agricole, le<br />
magicien oblige la poésie religieuse, dont le regard est tourné vers le<br />
ciel, à travailler la terre, et à produire des fruits bien réels.<br />
L'examen de ces deux textes a montré le parti que les magiciens<br />
anglo-saxons pouvaient tirer d'un bon usage du langage poétique,<br />
langage de la poésie héroïque pour le premier charme, langage de la<br />
poésie religieuse pour le second. Pour conclure, on peut évoquer la<br />
fonction de ce recours à la poésie, qui n'est pas exactement la même<br />
dans les deux textes. Dans l'un comme dans l'autre, il est apparent que<br />
le magicien se sert de la poésie pour évoquer un monde mythique —<br />
monde des héros, ou de la Genèse — à l'intérieur duquel il va pouvoir<br />
oeuvrer. Il s'agit là d'une technique magique bien connue, et quasiuniverselle.<br />
Dans le charme agricole, cependant, la poésie a un rôle<br />
supplémentaire : elle permet au magicien, qui s'identifie alors au<br />
Psalmiste, d'entrer en relation avec Dieu. Est-ce pour le convaincre ou<br />
pour le contraindre, c'est là toute l'ambiguïté, et toute la difficulté de<br />
ce texte.
Poésie et magie<br />
87_(12U<br />
ANNEXE<br />
Texte des charmes
1<br />
2<br />
3<br />
4<br />
5<br />
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24<br />
25<br />
26<br />
88_(12U<br />
Wið færstice<br />
Anne Mathieu<br />
Hlude wæran hy, la, hlude, ða hy ofer þone hlæw ridan.<br />
Wæran anmode, ða hy ofer land ridan.<br />
Scyld ðu ðe nu, þu ðysne nið genesan mote.<br />
Ut, lytel spere, gif her inne sie.<br />
Stod under linde, under leohtum scylde,<br />
þær ða mihtigan wif hyra mægen beræddon<br />
and hy gyllende garas sændan.<br />
Ic him oðerne eft wille sændan,<br />
fleogende flane forane togeanes.<br />
Ut, lytel spere, gif hit her inne sy.<br />
Sæt smið, sloh seax lytel,<br />
[...] iserna, wund swiðe.<br />
Ut, lytel spere, gif her inne sy.<br />
Syx smiðas sætan, wælspera worhtan.<br />
Ut, spere, næs in, spere.<br />
Gyf her inne sy isenes dæl,<br />
hægtessan geweorc, hit sceal gemyltan.<br />
Gif ðu wære on fell scoten, oððe wære on flæsc scoten,<br />
oððe wære on blod scoten<br />
oððe wære on lið scoten, næfre ne sy ðin lif atæsed.<br />
Gif hit wære esa gescot, oððe hit wære ylfa gescot,<br />
oððe hit wære hægtessan gescot, nu ic wille ðin helpan.<br />
þis ðe to bote esa gescotes, ðis ðe to bote ylfa gescotes,<br />
ðis ðe to bote hægtessan gescotes. Ic ðin wille helpan.<br />
Fled þ[ær] [...] on fyrgenhæfde.<br />
Hal westu. Helpe ðin drihten !
Poésie et magie<br />
1<br />
2<br />
3<br />
4<br />
5<br />
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24<br />
25<br />
26<br />
89_(12U<br />
Contre une piqûre soudaine<br />
Grand bruit ils faisaient, oui, grand bruit, chevauchant sur la colline,<br />
Ils étaient hardis, chevauchant par le pays.<br />
Garde-toi, vite, pour pouvoir échapper à cet assaut !<br />
Dehors, petite lance, si tu te trouves dedans !<br />
Je me tenais sous le bouclier de tilleul, sous l'écu brillant,<br />
là où les femmes puissantes disposaient leurs forces.<br />
et lançaient leurs traits sifflants.<br />
Je veux en retour leur en lancer un,<br />
une flèche qui volera à leur encontre.<br />
Dehors, petite lance, si elle se trouve dedans!<br />
Un forgeron, assis, forgeait un petit couteau,<br />
[...] des couteaux, grave blessure.<br />
Dehors, petite lance, si tu te trouves dedans !<br />
Six forgerons, assis, fabriquaient des lances de guerre.<br />
Dehors, lance, et non dedans, lance !<br />
S'il se trouve dedans un morceau de fer,<br />
oeuvre des sorcières, il fondra !<br />
Que la flèche t'ait frappé à la peau, ou frappé dans ta chair,<br />
ou frappé au sang, [...]<br />
ou frappé à un membre, que jamais ta vie ne soit en péril !<br />
Que tu aies été frappé par des Ases, ou frappé par des elfes,<br />
ou frappé par des sorcières, maintenant je veux te venir en aide !<br />
Que ceci te soit remède contre la flèche des Ases,<br />
[que ceci te soit remède contre la flèche des elfes,<br />
que ceci te soit remède contre la flèche des sorcières.<br />
[Je veux te venir en aide.<br />
Va-t'en là-bas [...] au sommet de la montagne!<br />
Sois guéri ! Que ton Seigneur te vienne en aide.
1<br />
2<br />
3<br />
4<br />
5<br />
6<br />
7<br />
8<br />
9<br />
10<br />
11<br />
12<br />
13<br />
90_(12U<br />
Æcerbot<br />
Anne Mathieu<br />
Eastweard ic stande, arena ic me bidde,<br />
bidde ic þone mæran Dominum, bidde ðone miclan Drihten,<br />
bidde ic ðone haligan heofenrices weard,<br />
eorðan ic bidde, and upheofon,<br />
and ða soþan sancta Marian<br />
and heofenes meaht and heahreced,<br />
þæt ic mote þis gealdor mid gife drihtnes<br />
toðum ontynan þurh trumne geþanc<br />
aweccan þas wæstmas us to woruldnytte,<br />
gefyllan þas foldan mid fæste geleafan,<br />
wlitigan þas wancgturf, swa se witega cwæð<br />
þæt se hæfde are on eorþrice, se þe ælmyssan<br />
dælde domlice drihtnes þances.
Poésie et magie<br />
1<br />
2<br />
3<br />
4<br />
5<br />
6<br />
7<br />
8<br />
9<br />
10<br />
11<br />
12<br />
13<br />
91_(12U<br />
Remède pour un champ stérile<br />
Tourné vers l'Est, faveur je demande,<br />
je demande au glorieux Maître, je demande au puissant Seigneur,<br />
je demande au saint gardien du royaume des cieux,<br />
A la terre je demande, au ciel qui la domine,<br />
à la fidèle sainte Marie<br />
à la puissance du ciel, ce palais sublime,<br />
qu'il me soit permis, par la bonté du Seigneur,<br />
de prononcer ce chant d'un coeur ferme,<br />
de faire croître ces fruits pour notre confort matériel,<br />
de féconder cette terre grâce à notre foi solide,<br />
d'embellir cette prairie, selon les paroles du prophète,<br />
qui promettent faveur en ce royaume terrestre à celui qui ses aumônes<br />
distribuerait justement, par la grâce de Dieu.
Le hring de l'Enigme 48<br />
93_(12U<br />
Le hring de l'Enigme 48 en vieil-anglais<br />
Marguerite-Marie Dubois<br />
<strong>Université</strong> de Paris IV<br />
L'énigme, attrayante dès l'Antiquité, n'a jamais cessé de séduire<br />
auteurs et auditeurs, à travers toutes les périodes de l'histoire littéraire<br />
universelle. Trouver la solution du mystère exige une forme spéciale<br />
d'intelligence, d'intuition et de culture. Et, comme le disent à juste titre<br />
deux spécialistes du Moyen Age anglais, «les règles de la devinette –<br />
brièveté des notations, richesse des connotations, association ou<br />
dissociation sémantique et phonétique – conviennent particulièrement<br />
bien à la poétique vieil-anglaise, fondée sur l'implicite des<br />
connotations et l'implicat»on des motifs et des thèmes. » 1<br />
L'Enigme 48, tirée du Codex Exoniensis, 2 évoque, en huit vers, la<br />
voix muette d'un hring sacré :<br />
Ic gefrægn for hæleþum hring gyddian,<br />
torhtne butan tungan, tila þeah he hlude<br />
stefne ne cirmde, strongum wordum.<br />
Sinc for secgum swigende cwæð :<br />
«Gehæle mec, helpend gæsta. »<br />
Ryne ongietan readan goldes<br />
guman galdorcwide, gleawe beþencan<br />
1 . André Crépin et Hélène Taurinya-Dauby, Histoire de la littérature anglaise du<br />
Moyen Age, Paris : Nathan, 1993, p. 41.<br />
2 . Bernard Muir, The Exeter Anthology of Old English Poetry, Exeter : University<br />
of Exeter Press, 1994, p. 234.
94_(12U<br />
hyra hælo to gode, swa se hring gecwæð.<br />
Marguerite-Marie Dubois<br />
J'ai appris que, face aux hommes, un orbe parlait,<br />
glorieux, sans langue, à la perfection, bien qu'à forte<br />
voix il ne clamât point en puissantes paroles.<br />
Ce trésor, devant les gens, tout en se taisant, disait :<br />
«Sauve-moi, Soutien des âmes ! »<br />
Puissent-ils comprendre, de l'or fauve le secret,<br />
le magique message, ces humains ! Puissent les sages confier<br />
leur salut à Dieu, comme l'exprime 3 l'orbe !<br />
Précisons d'abord le sens du mot hring, centre même de l'Enigme.<br />
Le vieil-anglais hring glose aussi bien le latin anulus («anneau »)<br />
qu'ungulus («ceinture »), sertum («couronne en guirlande »), teres<br />
(«rond »), circulus («cercle »), ansa («anse »), spira («spire »). Il<br />
représente une «bague », un «collier », un «anneau de suspension », la<br />
«circonférence d'un globe », le «pourtour » des océans, le «bord » d'un<br />
objet circulaire. 4<br />
Toutefois un problème se pose. La formule de Brunet Latin : uns<br />
orbes de feu 5 semble correspondre exactement à l'expression an fyren<br />
hring — laquelle cependant, dans l'Orose d'Alfred, 6 glose globus ignis<br />
(«globe de feu »). Or, l'orbe est un cercle, creux ou plat, qui peut<br />
décrire un tracé circulaire, 7 mais ne représente pas une masse arrondie<br />
3 . La forme v.a. intensive gecweðan (exprimer ; proclamer) peut aussi revêtir le<br />
sens extrême d'«ordonner » (J. Bosworth and T.N. Toller [= BT], An Anglo-<br />
Saxon Dictionary, Oxford University Press, 1898, rééd. 1976, p. 382, col. 1).<br />
Mais il s'agit ici d'un souhait sacré, dont la valeur n'aboutit pas à un<br />
commandement absolu.<br />
4 . Cf. BT et le supplément (BTS), au mot hring.<br />
5 . Li Livres du Trésor, p. 123, cité par Littré, sans référence d'édition. Brunetto<br />
Latini, né à Rome, écrivait en français (XIII e siècle).<br />
6 . H. Sweet (ed.), King Alfred's Orosius, EETS 79, 1883, 5, 10, p. 234, l. 3, et la<br />
nouvelle édition de J. Bately, EETS, 1980.<br />
7 . «Le reptile se jette en orbe, monte et s'abaisse en spirale ». Chateaubriand,<br />
Génie du christianisme, I, III, 2 (en 1802).
Le hring de l'Enigme 48<br />
95_(12U<br />
(un «globe »). Si l'on en croit Alain Rey, 8 l'expression orbis terræ<br />
s'oppose à globus terræ, car elle évoque soit le cercle du zodiaque, soit<br />
le disque de la Terre, mais non une sphère pleine.<br />
Néanmoins, on peut douter de cette affirmation : d'après les<br />
théories astronomiques de l'époque qui considéraient la Terre comme<br />
plate et non comme ronde, orbis terræ équivalait assurément à globus<br />
terræ. La preuve en est qu'orbis seul pouvait signifier «la Terre » 9 et<br />
que, sous la plume de Virgile, 10 orbis se référait à la surface d'un<br />
bouclier et non à son contour.<br />
Le mot français «orbe » équivaut donc, aussi exactement que<br />
possible, au vieil-anglais hring.<br />
Le second indice, que nous livre l'Enigme 48, est la présence, éloquente<br />
bien que muette, d'un «trésor » (sinc, v. 4) en read gold (v. 6).<br />
On sait que le v.a. read gold glose le latin aurum obrizum, 11 c'est-àdire<br />
«or affiné, or de coupelle ». On ne saurait traduire read gold par<br />
«or rouge », car cette expression désigne un alliage de cuivre et d'or,<br />
alors que le latin obryzum, appliqué à l'or, vient du grec obqtfom,<br />
c'est-à-dire «éprouvé ; fin ». 12 Quelle en était la couleur ?<br />
8 . Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Robert,<br />
1992, p. 1367, col. 1-2.<br />
9 . Ovide, Fasti 5, 93.<br />
10 . Enéide 10, 783, traduction de Jacques Delille (1804) :<br />
Sur l'orbe éblouissant de son bouclier d'or,<br />
L'art présente un tableau plus magnifique encor.<br />
11 . Cf. Thomas Wright, A Second Volume of Vocabularies, Liverpool, 1873,<br />
p. 38, glose 35.<br />
12 . Cf. J.F Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden : Brill, 1984,<br />
p. 729, col. 2. Voir la description, par la Vulgate, du temple de Jérusalem,<br />
plaqué d'or à l'intérieur : laminas auri obrizi affixit per totum (II Chroniques,<br />
3, 5). Le procédé d'affinage s'appelait obrussa en latin (grec obqtfa)<br />
(A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine,
96_(12U<br />
Marguerite-Marie Dubois<br />
Au cours de son histoire, le mot anglais «red » a désigné les<br />
nuances les plus diverses, variant «from high scarlet or crimson to<br />
reddish yellow or brown ». 13 Il semble que la teinte la plus exacte soit<br />
indiquée par l'étymologie des mots associés read gold : l'adjectif read,<br />
issu du westique *raud- venant du proto-indo-européen *roudh-<br />
évoque le «roux » (cf. latin ruber/rubeus) ; gold, formé sur la racine<br />
*ghel (cf. a.m. yellow), évoque le «jaune ». Le jaune-roux équivaut à<br />
la nuance «fauve ». Les gloses du v.a. read justifient cette<br />
interprétation ; en effet, read correspond au latin flavus, fulvus et<br />
falvus. 14<br />
Prenons flavus ; substantif, il désigne une pièce d'or ; 15 adjectif, il<br />
traduit le grec ζανθος («blond doré »), dit de la chevelure, d'où le<br />
gentilice des Flavii ; 16 au IX e siècle, ce terme évoque la teinte que nous<br />
appelons aujourd'hui «blond vénitien » ou «blond ardent », c'est-à-dire<br />
un blond qui tire sur le roux. 17<br />
Le substantif fulvum, plus précis encore, s'applique à la «couleur<br />
fauve » ; 18 et l'adjectif fulvus, employé par Aldhelm (639-709) dans<br />
son Enigme 55, décrivant une pyxide, 19 est réellement évocateur :<br />
Aurea [...] fulvis flavescit bulla 20 metallis.<br />
«Un disque d'or rutile en métal fauve. »<br />
Paris : Klincksieck, 1951, p. 808). Voir Emile Benveniste, «Le terme obryza<br />
et la métallurgie de l'or », Revue de Philologie, 27 (1953), 122-126._(12U<br />
13<br />
. Selon le NED [New English Dictionary, = OED, Oxford English Dictionary],<br />
au mot red.<br />
14<br />
. Wright, A Second Volume of Vocabularies, 108, 70. Cf BT. p. 787, col. 1.<br />
15<br />
. Hereæus (ed.), Martial, Epigrammes, 1925, XVI, 65, 6.<br />
16<br />
. Voir Ernoult et Meillet, Dictionnaire étymologique, p. 426.<br />
17<br />
. Cf. Rey, Dictionnaire historique, p. 783, col. 1, «fauve ».<br />
18<br />
. Virgile, Enéide VII, 279.<br />
19<br />
. Maria De Marco (ed.), Ænigmata Aldhelmi LV, «De crismale », Turnholt :<br />
Brepols (Corpus Christianorum series latina, CXXXIII), 1968, p. 447. Voir le<br />
texte entier, plus loin.<br />
20<br />
. Le mot bulla est traduit par «disque », selon le sens que donne Niermeyer,<br />
Mediae Latinitatis Lexicon Minus, p. 107, col. 1. Il s'agit d'un petit disque<br />
ornemental, qui n'est pas sans rappeler le hring vieil-anglais.
Le hring de l'Enigme 48<br />
97_(12U<br />
Quant à falvus, latinisation du germanique *falwa («fauve »),<br />
d'où dérive le v.a. fealu (a.m. fallow), il donne le français «fauve » qui<br />
sert à distinguer les «bêtes fauves » des «bêtes noires » et des «bêtes<br />
rousses ». 21<br />
Le sinc, en read gold, est donc, sans aucun doute, un «trésor » en<br />
«or fauve ».<br />
Le troisième indice, qui frappe à la lecture de l'Enigme, est<br />
l'invocation du vers 5 : «Sauve-moi, Soutien des âmes ! ». Manifestement,<br />
l'orbe, trésor sacré 22 qui clame une prière muette, ne peut être<br />
qu'un objet liturgique.<br />
Reste à trouver la destination de cet objet précieux qui parle au<br />
nom du Sauveur. La recherche de sa forme nous guidera.<br />
Les critiques 23 rapprochent deux textes, considérés comme<br />
analogues. Voici, d'une part, l'Enigme 55 d'Aldhelm, 24 suivie de notre<br />
traduction :<br />
Alma domus ueneror diuino munere plena,<br />
Valuas sed nullus reserat nec limina pandit,<br />
Culmina ni fuerint aulis sublata quaternis,<br />
Et licet exterius rutilent de corpore gemmae,<br />
Aurea dum fuluis flauescit bulla metallis,<br />
Sed tamen uberius ditantur uiscera crassa<br />
Intus, qua species flagrat pulcherrima Christi :<br />
Candida sanctarum sic floret gloria rerum,<br />
Nec trabis in templo, surgunt nec tecta columnis.<br />
21 . Cf. Rey, Dictionnaire historique, p. 783.<br />
22 . Comme le révèle l'emploi du métal le plus noble : aurum obrizum (BT. p. 787,<br />
col. 1, read).<br />
23 . Le rapprochement entre l'Enigme 48 vieil-anglaise et l'Enigme 12 de Tatwine<br />
a été effectué par Frederic Tupper Jr., The Riddles of the Exeter Book,<br />
Boston, 1910, pp. 179-180.<br />
24 . Voir note 19.
98_(12U<br />
Marguerite-Marie Dubois<br />
Maison nourricière, emplie du présent divin, on me vénère ;<br />
mais nul ne pousse mes battants, ni ne dégage mon seuil,<br />
sans que soudain ne soit soulevé le toit de mes quatre côtés.<br />
Certes, étincèlent des pierreries à l'extérieur de mon corps,<br />
tandis qu'un disque d'or y rutile en métal fauve.<br />
Toutefois, mes entrailles grossières, de plus grandes richesses se<br />
parent<br />
car, du Christ, l'aspect magnifique y rayonne.<br />
Ainsi resplendit la gloire des choses sacrées ;<br />
en ce temple, ni poutres ne s'élèvent, ni dôme sur colonne.<br />
Voici, d'autre part, l'Enigme 12 de Tatwine, 25 également traduite :<br />
Exterius cernor pulcher formaque decorus,<br />
Interius minus haut mulcent mea uiscera caros ;<br />
Quotque diei horae sunt tot mihi lumina lucent,<br />
Et sena comptus potior sub imagine crurum ;<br />
Vnius sed amoena quidem pedis est mihi forma.<br />
Au dehors, j'attire par mon bel aspect et ma parure ;<br />
mon intérieur ne charme pas moins mes amis.<br />
En nombre égal aux heures du jour, brillent sur moi des gemmes<br />
éclatantes,<br />
et six autres m'ornent sous semblance de jambes ;<br />
pourtant ma forme plaisante n'a qu'un seul pied.<br />
De toute évidence, la comparaison avec l'Enigme d'Aldhelm sert<br />
à préciser la couleur («métal fauve », v. 5) et la richesse de l'objet<br />
sacré, mais elle ne permet pas d'en déterminer la forme puisque, loin<br />
de décrire un hring, Aldhelm parle d'une alma domus («maison<br />
nourricière »), c'est-à-dire d'une custode eucharistique : une pyxide,<br />
peut-être même une pyxide portative tectiforme. 26 La solution que<br />
25 . Maria De Marco (ed.), Tatwini opera omnia — Variæ collectiones<br />
Ænigmatum Merovingiæ ætatis, Turnholt : Brepols (Corpus christianorum<br />
series latina, CXXXVIII), 1968, p. 179.<br />
26 . C'est-à-dire un crismale latin (cf. Marguerite-Marie Dubois, «Le ciismeel<br />
runique du coffret de Mortain », L'articulation langue-littérature dans les
Le hring de l'Enigme 48<br />
99_(12U<br />
propose Dietrich 27 pour l'Enigme 48 : chrismal ou pyx (donc, une<br />
«boîte »), ne semble pas devoir être retenue. 28<br />
En revanche, l'objet décrit par Tatwine, loin de ressembler à une<br />
«maison » ou à un «temple », se dresse sur un pied, ce qui a conduit<br />
Wyatt 29 à concevoir le vase liturgique de l'Enigme 48 comme<br />
possédant un fond concave, semblable à un «calice ».<br />
Aussitôt une question se pose : hring («orbe ») peut-il vraiment<br />
évoquer un calice ? Les fidèles, qui, de leur place, ne surplombent pas<br />
l'autel, sont-ils à même de discerner le «cercle creux » de la coupe ? Il<br />
semble que non.<br />
Pinsker-Ziegler, 30 songeant également à un calice, envisage de<br />
lire une inscription circulaire (hring), gravée autour du vase. Cette<br />
textes médiévaux anglais I, <strong>Nancy</strong> : Publications de l'AMAES (collection<br />
GRENDEL, 2), 1999).<br />
27 . «Die Räthsel des Exeterbuchs, Verfasser, weitere<br />
Lösungen », Zeitschrift für deutsches Altertum, 12<br />
(1865), 232-52, p. 236.<br />
28 . Toutefois, si la pyxide ronde pédiculée de Saint-<br />
Omer (XII e siècle), représentée dans le Cours<br />
élémentaire d'archéologie religieuse par J. Mallet,<br />
Paris : Poussielgue, 1887, tome 2, p. 137, figure<br />
49, avait un ancêtre médiéval — ce qui n'est pas<br />
prouvé — on pourrait imaginer que l'Enigme 48<br />
vieil-anglaise, concernerait un vase sacré de ce<br />
type, cerclé d'un bandeau où serait gravée<br />
l'invocation (cf. l'hypothèse de Pinsker-Ziegler,<br />
voir note 29).<br />
29 . Cf. Muir, p. 622, qui, traitant des «Sources et<br />
analogues données aux Enigmes », recense les<br />
opinions de Wyatt et de Pinsker-Ziegler, entre<br />
autres.<br />
30 . Cf. Muir, p. 622.
100_(12U<br />
Marguerite-Marie Dubois<br />
idée, fort judicieuse, peut être retenue, même si la solution par<br />
«calice » est rejetée.<br />
Des différents objets liturgiques proposés, c'est la «patène »<br />
évoquée par Tupper 31 qui nous paraît présenter le plus grand degré de<br />
probabilité. En effet, une patène, petit plateau servant à l'oblation de<br />
l'hostie, 32 est vraiment un «orbe », plein et plat. Il n'est pas rare qu'elle<br />
soit ornée de pierres précieuses, 33 ni qu'elle présente un petit rebord<br />
relevé et ornementé. 34 Sur cette bordure 35 peut figurer une légende ; et,<br />
sur le pourtour, on trouve également des inscriptions ciselées, parfois<br />
longues, ainsi que des dédicaces arrondies. 36<br />
C'est l'anomalie, majeure à nos yeux, c'est-à-dire l'existence d'un<br />
pied, suggérée par l'énigme de Tatwine, qui fait repousser d'instinct la<br />
solution par «patène ». Il ne faut pourtant pas oublier que les trois<br />
patènes de Canoscio 37 sont soutenues par un pied annulaire et que, sur<br />
la lèvre d'une autre, se lit une inscription gravée en cercle. Mieux<br />
encore, la patène du Mont des Oliviers 38 est pourvue d'un petit pied,<br />
grâce auquel elle peut prendre une position inclinée, ce qui permet de<br />
présenter de face non seulement l'orbe d'or, mais aussi une inscription<br />
circulaire.<br />
31 . Cf. Muir, p. 622.<br />
32 . Définie comme vas late patens par Isidore de Séville, Etymologiæ, I, XX, c. 4.<br />
33 . Cf. Dictionnaire d'archéologie chrétienne (= DAC), commencé par Dom<br />
F. Cabrol et Dom H. Leclercq, terminé par H.I. Marrou, Paris, 1907-1951, 15<br />
tomes en 30 vol., p. 2394, col. 2, ainsi que p. 2412, col. 2, où se trouve<br />
décrite la patène de Silos aux trente-cinq pierres précieuses.<br />
34 . DAC, p. 2392, col. 2, 1.<br />
35 . DAC, p. 2395, col. 1 (IV. patène de Cologne, III e-IV e siècle) ; p. 2408 (XI.<br />
moule à patène de Géminy, VIII e siècle).<br />
36 . DAC, p. 2407, col. 1 (X. patène de Stuma, VII e siècle).<br />
37 . DAC, p. 2414, col. 1, XV, 2°.<br />
38 . DAC, p. 2399, col. 1 (VII. patène du Mont des Oliviers).
Le hring de l'Enigme 48<br />
101_(12U<br />
Certes, il n'est pas précisé dans l'Enigme 48 vieil-anglaise que<br />
l'objet énigmatique ait un pied. Toutefois, la prière, silencieusement<br />
déployée au regard des fidèles, ne peut-être lue que si le hring se voit<br />
de face et non à plat sur l'autel. Une telle exposition sous-entend un<br />
montage spécial, ressemblant sans doute à celui de la patène du Mont<br />
des Oliviers.<br />
Pour conclure, nous dirons qu'à notre avis, l'Enigme 48 anglosaxonne<br />
se résoud bien par le mot «patène », interprétation plausible<br />
dont, au cours de ces pages, nous avons tenté de démontrer la<br />
vraisemblance.
Lytle werede<br />
103_(12U<br />
Lytle werede: an Old English Literary Motif?<br />
Stephen Morrison<br />
<strong>Université</strong> de Poitiers<br />
The object of enquiry in the present paper is the Old English<br />
phrase lytle werede, and the discussion of its function will necessarily<br />
involve at least one other phrase of similar meaning, one showing<br />
variation in the adjective. Lytle werede is both an instrumental and<br />
dative singular construction found, with or without the preposition<br />
mid, in both poetry and prose. Its use is not especially widespread,<br />
although the attested occurrences are sufficiently numerous and their<br />
various contexts sufficiently interesting (or, in some cases, puzzling)<br />
to justify the question which forms my title.<br />
Of the adjective, little need be said save that it is the variable<br />
element in the collocation: phrases of the type *lytel here, *lytel fyrd<br />
or *lytle truman are not, as far as I know, employed by Old English<br />
writers with anything like the regularity accorded to lytel werod, if at<br />
all. 1 Of the noun werod (which I take to be the stable element in the<br />
collocation), I make two preliminary observations. Firstly, it belongs,<br />
for the most part, to the language of the battlefield in Old English:<br />
along with þreat and folc, it translates cohors (a cohort) in the<br />
eleventh-century translation of the gospels (Mark, 15:16) 2 and,<br />
although the word can stand for the notion of "multitude", "company",<br />
1 . I note, in passing, the presence of the phrase mid lytle fultume in the Old<br />
English Orosius. See Janet Bately (ed.), The Old English Orosius, Oxford:<br />
Oxford University Press (Early English Text Society [EETS] SS 6), 1980, p.<br />
68/10, cited below.<br />
2 . Roy Liuzza (ed.), The Old English Version of the Gospels: Volume One, Text<br />
& Introduction, Oxford: Oxford University Press (EETS 304), 1994, p. 94.
104_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
its military function is uppermost. Secondly, it is as much a part of the<br />
vocabulary of poetry as it is of prose. In both, its use is literal as well<br />
as metaphorical. When Ælfric, for example, invokes the engla werod, 3<br />
the host of angels, he is availing himself of a literary construct which<br />
enjoyed considerable popularity among earlier poets and which, of<br />
course, has its roots, as far as the European literary sensibility is<br />
concerned, in the Old Testament.<br />
At first glance, the phrase lytle werede would seem to merit no<br />
special comment or explication. Indeed, it occurs (though not<br />
exclusively) in precisely those contexts where one would expect to<br />
find it. Perhaps its most famous occurrence (famous because the<br />
passage in which it is found has been a regular anthology piece ever<br />
since Sweet published his Anglo-Saxon Reader in 1876) is in the<br />
account in the Anglo-Saxon Chronicle (s.a. 755) of the feud between<br />
Cynewulf, King of the West Saxons, and Cyneheard, brother of a<br />
certain Sigebryht, whose attempt to win back the throne in a coup<br />
d'etat ends in banishment and, finally, murder. In the story, which is<br />
likely to be a written version of what had previously circulated in oral<br />
form, 4 Cynewulf journeys lytle werede to meet an unnamed lady at a<br />
place called Merton where he is trapped by his adversary. Bent on<br />
revenge for the death of his brother, Sigebryht surrounds the king and<br />
his modest body-guard and, in the ensuing fight, all the warriors on<br />
both sides meet their deaths. Only a Welsh hostage survives, and he is<br />
badly wounded. The climax of this part of the story, as preserved in<br />
MS D of the Chronicle, reads as follows: 5<br />
Cyneheard [Sigebryht's broðer] geahsode he þone cyning [Cynewulf]<br />
lytle werede on wifcyðþe on Mærantune, 7 hine þær berad, 7 þone<br />
3 . In John C. Pope (ed.), Homilies of Ælfric: A Supplementary Collection, 2 vols,<br />
London: Oxford University Press (EETS 259, 260), 1967-1968, homily XI.<br />
290, p. 430. This example was chosen at random.<br />
4 . See Charles E. Wright, The Cultivation of Saga in Anglo-Saxon England,<br />
Edinburgh: Oliver & Boyd, 1939.<br />
5 . Geoffrey P. Cubbins (ed.), The Anglo-Saxon Chronicle: A Collaborative<br />
Edition, vol. 6, MS D, Cambridge: Brewer, 1996, p. 13.
Lytle werede<br />
105_(12U<br />
bur utan beeodon, ær hine þa men onfunden þe mid þam cyninge<br />
wæron. 7 þa ongeat se cyning þæt, 7 he on þa duru eode, 7 þa<br />
unheanlice hine wærede oð he on þone æþeling locade, 7 þa ut ræsde<br />
on hine 7 hyne myclum gewundode, 7 hy ealle on þone cyning<br />
feohtende wæron oð þæt heo hine ofslægenne hæfdon.<br />
The Chronicle provides three other instances of the collocation,<br />
all occurring in the context of Ælfred's wars with the Danes in the<br />
early years of his reign. Thus, in the year 871, the year of Ælfred's<br />
accession to the West-Saxon throne, we are plausibly told that þæs<br />
ymb ænne monað (that is, one month after the accession made<br />
necessary by the death of Æþelred) gefeaht Ælfred cyning wið ealne<br />
þone here lytle werede æt Wiltune 7 hine long on dæg geflymde. 6<br />
A few years later, in 878, he is pushed back onto the defensive and<br />
lytle wærede unyðelice æfter wudum for 7 on morfæstenum; and,<br />
at Easter of the same year we are told that Ælfred worhte [...] lytle<br />
wærede geweorc æt Æthelingaige, presumably on or near the site of<br />
the monastery he later founded.<br />
A later occurrence, in Ælfric, also appears to be above suspicion<br />
since its source, Bede's Historia Ecclesiastica, is followed faithfully; I<br />
refer to the manner in which Oswald, King of the Northumbrians, is<br />
said to have affronted the pagan Cædwalla: 7<br />
6 . Idem, p. 25.<br />
Oswold him com to and him cenlice wiðfeaht<br />
mid lytlum werede, ac his geleafa hine getrymde<br />
and Crist him gefylste to his feonda slege<br />
Superueniente cum paruo exercitu, sed fide Christi munito, infandus<br />
Brettonum dux cum immensis illis copii. 8<br />
7 . Walter W. Skeat (ed.), Ælfric's Lives of Saints, London: Kegan Paul (EETS OS<br />
76, 82, 94, 114), 1881-1900, repr. in 2 volumes by the EETS in 1966; vol. 2,<br />
p. 12.<br />
8 . Charles Plummer (ed.), Venerabilis Baedae Opera Historica, 2 vols, Oxford:<br />
Clarendon Press, 1896, bk. III, ch. 1 ; vol. 1, p. 128.
106_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
These references to the doughty exploits of West-Saxon and<br />
Northumbrian warriors (all with their backs to the wall, one notices)<br />
against formidable enemies appear not to have aroused much interest,<br />
and there is no obvious reason why their veracity should be called into<br />
question. Both Asser and the chronicle attributed to Florence of<br />
Worcester confirm what the English texts say of Ælfred and his<br />
armies, although since both Latin texts depend on a (now lost) version<br />
of the Anglo-Saxon Chronicle, their value as independent witnesses<br />
may reasonably be questioned. 9 However, the details surrounding<br />
Cynewulf's amorous escapade in the earlier annal for 755 have<br />
attracted the attention of one critic, Tom Shippey, who argues (I think<br />
convincingly) that "at one point" in the passage the narrator "surely<br />
cannot be telling the truth," and that point is when the king recognises<br />
his adversary, manfully defending himself oð he on þone æþeling<br />
(Sigebryht) locude, and then rushing out to attack. The really<br />
suspicious part of this account is, according to Shippey, the implied<br />
statement about Cynewulf's emotions: enraged by the sight of his<br />
adversary, he throws safety to the wind and fights in the doorway,<br />
unheanlice — manfully — we are told. 10 The problem with the<br />
Chronicle story is that such an assessment could not have been<br />
transmitted to any audience with an appetite for stirring heroic tales<br />
since, as the text makes very clear, all of the potential witnesses (or<br />
storytellers) were dead. Who, therefore, provided the story-teller, or<br />
the chronicler, with such details for his stirring tale? The story (or this<br />
9 . Compare William H. Stevenson (ed.), Asser's Life of King Alfred, Oxford:<br />
Clarendon Press, 1904, ch. 42, and Florence of Worcester "[...] he [Alfred]<br />
with a small and very unequal force fought fiercely against the whole army of<br />
the Pagans at a hill called Wilton [...]", taken from the translation by Joseph<br />
Stephenson, Florence of Worcester, A History of the Kings of England, repr.<br />
Lampeter: Llanerch Enterprises, n.d., p. 57.<br />
10 . Tom A. Shippey, "Boar and Badger: an Old English Heroic Antithesis?" in:<br />
Marie Collins, Jocelyn Price and Andrew Hamer (eds), Sources and<br />
Relations: Studies in Honour of J.E. Cross, Leeds Studies in English, ns 16<br />
(1985), 220-39.
Lytle werede<br />
107_(12U<br />
part of it, at least) is a plausible invention designed to enhance the<br />
heroic worth of the West-Saxon king whose praises are sung<br />
throughout the annal. Seen in this light, his body-guard — lytle werede<br />
— would contribute significantly to the portrait of a heroic warrior, up<br />
against the odds, rashly risking life and limb to preserve his honour.<br />
The Beowulf poet would certainly have approved of both the action<br />
and the sentiment underlying it, as this gnomic utterance makes clear:<br />
Swa sceal man don<br />
þonne he æt guðe gegan þenceð<br />
longsumne lof; na ymb his lif cearað. (1534-36) 11<br />
Perhaps I should say at this point that my argument does not<br />
depend necessarily on calling into question the statement that<br />
Cynewulf visited his lady friend at Merton lytle werede. It is not as a<br />
piece of neutral description that the phrase invites scrutiny; rather, it is<br />
in its power to evoke both physical and moral strength in desperate<br />
situations experienced by men of worth and valour.<br />
Other instances of the phrase reinforce the idea that its function is<br />
not principally descriptive. Although they may be seen to respond in a<br />
general way to a cue in the source the writers were presumably<br />
following, the consistency with which lytle werede is evoked, in a<br />
range of genres, suggests that it belongs more to the literary<br />
imagination that to the historical.<br />
I make reference first to Ælfric's free paraphrase of parts of the<br />
books of the Machabees, in which Judas Machabeus is constantly<br />
portrayed as the bold, fearless scourge of the heathens, þa hæðenan as<br />
Ælfric has it. 12 There is much detail in the biblical account which<br />
Ælfric decides to pass over, and it seems reasonable therefore to<br />
suppose that those details retained and elaborated in the English text<br />
11 . Friedrich Klaeber (ed.), Beowulf and the Fight at Finnsburg, 3rd edition with<br />
supplements, Boston: Heath, 1950.<br />
12 . Skeat, op. cit., vol. 2, p. 88, line 358.
108_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
reflect his literary intentions in the work of adaptation. It may not be<br />
entirely fortuitous that of the words spoken by Judas, Ælfric selects<br />
the following two:<br />
Accingimini, et stote filii potentes [...] quoniam melius est nos mori in<br />
bello quam videre mala gentus nostrae, et sanctorum (1 Macc. 3: 58-<br />
59)<br />
and translates thus:<br />
beoð ymb-gyrde stranglice to þysum stiðan gewinne<br />
forðan þe us is selre þæt we [sweltan] on gefeohte<br />
þonne þas yrmðe geseon on urum cynne ðus<br />
and on urum halig dome (Skeat, ed. cit. II. 88)<br />
The sentiment reflected in these words, spoken by Judas on the<br />
banks of the Euphrates, was to be expressed, somewhat later and in<br />
slightly different terms, by one Leofsunu on the banks of the<br />
Blackwater. 13 Thereafter, Ælfric relates that Machabeus rallied his<br />
troops in bold, defiant fashion before engaging in battle, and routed<br />
the enemy.<br />
'Uton clypian to heofonum þæt God ure helpe<br />
and tobryte þisne here þæt þa hæðenan tocnawan<br />
þæt nis nan oðer God þe Israhel alyse.'<br />
Machabeus þa genealæhte mid lytlum werode<br />
þæt wæron ðreo þusend... (Skeat, loc. cit.)<br />
Although it is perfectly clear from the the biblical account, read in<br />
toto, that Judas heads a numerically inferior force, there is no precise<br />
verbal parallel anywhere to the Old English phrase. In paraphrasing,<br />
Ælfric drew upon a convenient and available formulation.<br />
The evidence from the translation of Orosius's Historiarum<br />
cannot be left aside in this discussion, since the English version<br />
13 . See Donald Scragg (ed.), The Battle of Maldon, Manchester: University Press,<br />
1981, ll. 246-53.
Lytle werede<br />
109_(12U<br />
furnishes three instances of the phrase. These instances, together with<br />
the Latin that lies behind them, are as follows:<br />
a) Leoniða [...] hæfde iiii þusend monna þa he angean Xersis for on<br />
anum nearwan londfæstenne 7 him þær mid gefeohte wiðstod. Xersis<br />
þæt oþer folc swa swiðe forseah, þæt he ascade hwæt sceolde æt swa<br />
lytlum weorode mara fultum buton þa ane þe him þær ær abolgen wæs<br />
on ðæm ærran gefeohte [...] (Bately, ed. cit. 46/23)<br />
Xerxes autem contemptu paucitatis obiectae iniri pugnam, conseri<br />
manum imperat. (OH 3.9.iv) 14<br />
b) Nat ic, cwæð Orosius, hwæðer mare wundor wæs, þe þæt he swa<br />
mid lytle fultume þone mæstan dæl þisses middangeardes gegan<br />
mehte, þe þæt he mid swa lytle weorode swa micel anginnan dorste<br />
(Bately, ed. cit. 68/10).<br />
[...] hac tum parua manu uniuersum terrarum orbem utrum<br />
admiribilius sit quia uicerit an quia adgredi ausus fuerit incertum est.<br />
(OH 3.16.iii).<br />
c) Æfter þæm Antonius 7 Cleopatro hæfdon gegaderod sciphere on<br />
þæm Readan Sæ. Ac þa him mon sæde þæt Octauianus þiderweard<br />
wæs, þa gecierde eall þæt folc to Octauianuse, 7 hie selfe oþflugon to<br />
anum tune lytle werode (Bately, ed. cit. 130/6).<br />
[...] trepidus se cum paucis recepit in regiam. (OH 6.19.vi).<br />
In the first passage, Xerxes is contemptuous of the small force which<br />
opposes his massive army, to which may be compared the evident<br />
delight expressed by the Brunnanburh poet as Æthelstan, king of the<br />
English, reduces to a remnant the combined forces of the Norwegians<br />
and Scots (at this unlocated place), who are chased back to lides stefne<br />
lytle weorode. 15 In the second extract, our phrase acts as a variant to<br />
the earlier lytle fultume, throwing into relief the magnitude of<br />
14 . The standard edition of Orosius for many years was that of Carl Zangemeister,<br />
Pauli Orosii Historiarum adversus Paganos Libri VII, CSEL 5, Vienna,<br />
1882. See now Marie-Pierre Arnaud-Lindet (ed.), Orose: Histoires (contre<br />
les païens), 3 vols, Paris: les Belles Lettres, 1990-1991.<br />
15 . Alistair Campbell (ed.), The Battle of Brunnanburh, London: Heinemann,<br />
1938, line 34.
110_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
Alexander's military achievement. The final instance recounts the last<br />
moments of Marcus Antonius who, before falling on his sword in the<br />
honourable Roman manner, takes refuge lytle werede in the royal<br />
palace.<br />
The most striking characteristic common to all three of these<br />
passages is that the phrase lytle weorode is selected by the translator in<br />
response to phrases where the sense of smallness or fewness is<br />
conveyed by the adjectives paucus and paruus. There is no attempt at<br />
translation word be worde; rather the procedure is andgit of andgiete,<br />
as Ælfred himself (who obviously took an interest in the Englishing of<br />
this text) has it. 16 And the repetition of the phrase on three separate<br />
and unrelated occasions suggests to me that the translator worked, at<br />
times at least, from a stock of literary idioms, and that this was one of<br />
them.<br />
The remaining examples to be examined do nothing to undermine<br />
this assertion. Consider this most unusual gloss to a verse from Luke's<br />
gospel, written into the Lindisfarne Gospels by the priest Aldred in the<br />
mid-tenth century:<br />
Ait autem illi quidam: Domine, si pauci sunt, qui salvantur? 17<br />
cuoeð ða him sum mon, 'Drihten, gif huon sint, vel lytle worado aron,<br />
ða ðe gihæled biðon?'... (Luke 13: 23)<br />
Luke reports that an unnamed man asked Jesus this rather startling<br />
question: "are they few who are to be saved?" The sense of pauci is<br />
conveyed adequately in the English by huon (hwon) which is itself<br />
subject to some form of translation, announced by the Latin vel, in the<br />
form of lytle worado. Although the meaning of "troop" or "small force<br />
16 . Taken from the so-called Preface to the Old English Cura Pastoralis,<br />
conveniently available in Dorothy Whitelock (ed.), Sweet's Anglo-Saxon<br />
Reader in Prose and Verse, 15th ed., Oxford: Clarendon Press, 1967, pp. 4-7;<br />
the phrases are on p. 7.<br />
17 . Taken from Walter W. Skeat (ed.), The Holy Gospels in Anglo-Saxon,<br />
Northumbrian and Mercian Versions, Cambridge: University Press, 1871-<br />
1887.
Lytle werede<br />
111_(12U<br />
of men" is probably not uppermost in Aldred's mind here (werod may<br />
signify "company"), there is apparently nothing in the gospel narrative<br />
which would warrant its presence. Aldred would seem to be availing<br />
himself of a ready-made collocation. Indeed, he may have been guided<br />
by the implications of Christ's answer to the man: Contendite intrare<br />
per angustam portam. It is a question of (spiritual) life and death, and<br />
the seeker thereafter finds himself in a narrow, confined place<br />
(angustam portam). At bottom, the predicament is not all that different<br />
from Cynewulf's at Merton.<br />
Without wishing to press this analogy any further, I will pass to<br />
my final few examples. If the presence of lytle worado in the<br />
Lindisfarne gloss seems incongruous, its use by Ælfric in his<br />
Grammar is, if unexpected, at least explicable. Ælfric at one point<br />
comments on Latin nouns ending in -ors:<br />
IN ORS on ors geendiað þas naman: hic Mauors agen nama, huius<br />
Mauortis; GENERIS FEMININI: haec choors ðes ðreat, þæt is, lytel<br />
wered, huius choortis; haec sors þis hlyt oððe hlot, huius sortis; haec<br />
mors þes deað huius mortis; TRIVM GENERVM: hic et haec et hoc<br />
concors geðwære, huius concordis; hic et haec et hoc discors<br />
ungeðwære, huius discordis; hic et haec et hoc consors efenhlytta. 18<br />
The sequence appears to be clear: choors is chosen as an example of a<br />
feminine noun of this category, for which Ælfric supplies a<br />
translation, ðreat (a usage paralleled in the West-Saxon gospels), and<br />
a variation on that translation, lytle werod. A ðreat, therefore, is<br />
synonymous with a lytel werod. Isidore, in his Etymologiae, defines a<br />
cohort: cohors quingentes milites habet: 19 a cohort is made up of five<br />
hundred men. Even if Ælfric did not have Isidore to hand, he would<br />
18 . Julius Zupitza (ed.), Ælfrics Grammatik und Glossar, Berlin: Weidmann,<br />
1880, repr. with a preface by Helmut Gneuss, Berlin: Weidmann, 1966,<br />
p. 64.10.<br />
19 . William M. Lindsay (ed.), Isidori Hispalensis Episcopi Etymologiarum sive<br />
Originum Libri XX, Oxford: Clarendon Press, 1911, IX. III. 51. It is<br />
interesting to observe that the translator of the Orosius associates another Old<br />
English term, truma, to the Latin cohors. In commenting on the armies<br />
assembled by Pompeius, he states that the latter hæfde eahta ond eahtatig<br />
coortana, þæt we nu truman hatað [...] (Bately, ed. cit., 127/13).
112_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
probably have been conversant with this standard medieval definition.<br />
It is the only example I have come across in which the concept lytle<br />
werede is quantified, and if Isidore's definition is accepted, great strain<br />
is placed on the conviction that Old English writers were thinking in<br />
terms of five hundred men every time they availed themselves of the<br />
phrase. It may, of course, be a convenient approximation, a suitably<br />
rounded figure indicative of size only in the impressionistic,<br />
essentially non-numeric sense. Nevertheless, the overriding<br />
characteristic of Old English werod in the phrase lytle werode is its<br />
smallness.<br />
The equation choors: lytle werede is an approximation, then. Or<br />
rather, it is a piece of literary short-hand. At least one other writer, this<br />
time a poet, matches werod with cohors: the anonymous poet of<br />
Genesis A. In chapter 14 of the book of Genesis we learn, among other<br />
things, that Abraham rallied his troops in order to save his brother Lot,<br />
captured in battle. Most students of the poem are of the opinion that<br />
the poet supplemented his biblical text with material drawn from the<br />
patristic commentary tradition; one recent overview accords some<br />
importance to Bede's In Genesim as a likely source. 20 The relevant<br />
passages from the poem and Bede's commentary are these:<br />
[Gen. 14.14] Quod cum audisset Abram captum uidelicet Loth fratrem<br />
suum, numerauit expeditos uernaculos suos trecentos decem et octo...<br />
Loth wæs ahreded,<br />
eorl mid æhtum, idesa hwurfon,<br />
wif on willan. Wide gesawon<br />
freora feorhbanan fuglas slitan<br />
on ecgwale. Abraham ferede<br />
suðmonna eft sinc and bryda,<br />
æðelinga bearn, oðle nior,<br />
mægeð heora magum. Næfre mon ealra<br />
lifigendra her lytle werede<br />
þon wurðlicor wigsið ateah,<br />
20 . Michael J. Swanton, English Literature before Chaucer, London: Longman,<br />
1987, p. 82.
Lytle werede<br />
113_(12U<br />
þara þe wið swa miclum mægne geræsde. (2085b-95) 21<br />
Bede, In Genesim III. on Gen. XIV.14:<br />
Miraculum quidem est diuinae potentiae permaximum, quod cum<br />
cohorte tam modica tantam hostium stragem fecerit Abram; sed altius<br />
sacramentum fidei [...] 22<br />
Again, it would appear that, on the basis of the presence in the<br />
Latin of cum cohorte tam modica, the poet, alive to the requirements<br />
of his alliterative scheme, has appropriated a stock phrase.<br />
To sum up at this point: despite the apparent appropriateness of<br />
the phrase lytle werede in supposedly objective descriptions of<br />
military engagements in the Anglo-Saxon Chronicle and similar texts,<br />
evidence about its use and function in other contexts suggests that it<br />
carried a weightier significance than the straightforwardly descriptive<br />
one. The fact that it is invoked in a wide variety of these contexts<br />
suggests that we are dealing with a set-phrase, one favoured because it<br />
carried extra-literal associations.<br />
There is, to my mind, one final piece of evidence which, if my<br />
interpretation be allowed, would confirm the thrust of my argument. I<br />
refer to the two-fold occurrence of the phrase mæte werede (unique in<br />
Old English) in The Dream of the Rood. Earlier, I laid stress on the<br />
fact that the combination of lytel and werod indicated that it was<br />
perceived as a fixed sense unit — so it appears in the prose and in<br />
Genesis A. But fixed phrase units in Old English poetry are subject to<br />
variation, one of the concepts which lie at the heart of what came to be<br />
known as the Oral-Formulaic Theory in the 1960s and 1970s. Mæte<br />
werede in The Dream of the Rood is such a variation (here poignant<br />
rather than ironic, as Michael Swanton has suggested) 23 of the<br />
21 . Alger N. Doane (ed.), Genesis A: A New Edition, Madison, Wisconsin, 1978.<br />
22 . Charles W. Jones (ed.), Bede: In Genesim, Turnhout: Brepols (Corpus<br />
Christianorum Series Latina, CXVIIIA), 1967, p. 187.<br />
23 . See Michael J. Swanton (ed.), The Dream of the Rood, Manchester: University<br />
Press, 1970, p. 125. All quotations are taken from this edition.
114_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
formulaic weorod unmæte which similarly originated in the poetry,<br />
and which is found quite frequently in prose writings, especially the<br />
Alfredian translations.<br />
In both occurrences, mæte in the phrase mæte werede in The<br />
Dream of the Rood carries alliterative responsibility. It refers first to<br />
Christ (69) and then to the dreamer (124), and the pointed repetition<br />
serves to underline the dependence, from the spiritual point of view,<br />
of the latter on the former, itself made explicit by the vision of the<br />
cross.<br />
These phrases have their place in this discussion because, in the<br />
first instance, the poet did not intend them to function in any literal<br />
way at all. The first occurrence is probably, and the second certainly,<br />
an example of Old English understatement (litotes): Christ, then the<br />
dreamer, are alone. In none of the gospel accounts of the Passion is<br />
there any explicit reference, or indeed even hint, that Christ remained<br />
alone after his death: on the contrary, the spectacle is public until<br />
Joseph of Arimathea seeks permission to take charge of Christ's<br />
body. 24 As with the equally historical but more mundane West-Saxon<br />
king, Cynewulf, mæte werede (like lytle werede) is a convenient<br />
fiction, one which provides an imaginative dimension to an otherwise<br />
mute historical reality.<br />
In the larger context of Christ's Passion, as elaborated in The<br />
Dream of the Rood, mæte werede contributes to the significant overlay<br />
of heroic vocabulary and sentiment which pervade the poem and<br />
which constitute one of its major artistic successes. Werede, it seems<br />
to me, belongs to the same register as sigebeam (13), geong hæleð<br />
(39), modig (41), ymbclypte (42), 25 hilderinc (61, 72) and ellen (34,<br />
24 . As Swanton points out, op. cit. p. 124, some critics have searched the biblical<br />
texts for evidence of the presence of a "small company" of onlookers, thus<br />
seeking to interpret mæte werede in a straightforward literal sense.<br />
25 . The poet says that Christ "embraced" the cross. The word is clearly open to<br />
various interpretations. For one critic, Faith H. Patten, the word would seem<br />
to evoke the possibility that Christ "approaches the cross with eagerness, as
Lytle werede<br />
115_(12U<br />
60, 123). Indeed, the last occurrence of ellen — a word evoking a<br />
value which animates the world of Beowulf — is particularly<br />
revealing. After the cross has finished its salutory discourse, the<br />
dreamer resumes his narrative in the first person:<br />
Gebæd ic me þa to þan beame bliðe mode<br />
elne mycle, þær ic ana wæs<br />
mæte werede (122-24)<br />
where the heroic associations of ellen fuse effortlessly with those<br />
of werod.<br />
Chronologically, The Dream of the Rood is early in date. Though<br />
scholars are unable to assign accurate dates to Old English poems, 26 all<br />
are agreed that the poetry precedes the prose, and that observation<br />
must carry weight in the present discussion. The imaginative use of<br />
the phrase mæte werede, itself a variation on phrases of the type<br />
weorode unmæte (common to both poetry and prose), indicates that it<br />
constitutes what may be termed a literary device exploiting the<br />
associations inherent in the term werod. These associations in the<br />
poem are firmly heroic. Furthermore, poets and later prose writers<br />
alike betray a liking for the variant collocation lytle werede which, as<br />
has been seen, does not operate descriptively. It must therefore share<br />
some of the imaginative, emotive power generated by mæte werede<br />
and other phrases of that type.<br />
though it were his Bride." See her article "Structure and Meaning in The<br />
Dream of the Rood," English Studies, 49 (1968), 385-401, at 388. But this<br />
allegorical interpretation seems at odds with the main thrust of the poet's<br />
method. I would more readily associate his ymbclypte with the phrase clyppe<br />
and cysse in The Wanderer where its presence calls to mind the lord-retainer<br />
relationship in a ceremony of feudal (or pre-feudal) allegiance. See the<br />
explanatory note to line 42 of the poem in Roy. F. Leslie (ed.), The<br />
Wanderer, Manchester: University Press, 1966, p. 74.<br />
26 . The most recent extended discussion is Ashley C. Amos, Linguistic Means of<br />
Determining the Dates of Old English Literary Texts, Cambridge, Mass.: The<br />
Medieval Academy of America, 1980.
116_(12U<br />
Stephen Morrison<br />
On the basis of this evidence, then, I argue that Old English lytle<br />
werede is essentially a literary construct, one whose function is not<br />
confined to bringing heroic connotations to bear on the contexts in<br />
which it is found, but one which fulfils that function on a number of<br />
significant occasions.
Lytle werede<br />
117_(12U<br />
ADDENDUM<br />
A check-list of the occurrences of lytle werede in Old English, as<br />
ascertained from a search of the A Microfiche Concordance to Old<br />
English, compiled by Antonette di Paolo Healey and Richard Venezky<br />
(Toronto: Centre for Medieval Studies, 1980).<br />
1. Anglo-Saxon Chronicle, sub anno 755<br />
2. Anglo-Saxon Chronicle, sub anno 871<br />
3 and 4. Anglo-Saxon Chronicle, sub anno 878<br />
5. Old English Orosius II. v<br />
6. Old English Orosius III. viiii<br />
7. Old English Orosius V. xiii<br />
8. Ælfric, Natale Sancti Oswaldi (ed. Skeat, vol. II, p. 12)<br />
9. Ælfric, Passio Machabeorum (from the Lives of Saints)<br />
(ed. Skeat, vol. II, p. 88)<br />
10. Wulfstan, Be Godcundre Warnunge in Dorothy Bethurum,<br />
ed., The Homilies of Wulfstan (Oxford: Clarendon<br />
Press, 1957), p. 253<br />
11. Genesis A, line 2093<br />
12. Ælfric, Grammar, 64.10<br />
13. Lindisfarne gloss to Luke 13: 23
L'expression du futur<br />
119_(12U<br />
L'expression du futur<br />
dans des homélies d'Ælfric et de Wulfstan<br />
André Crépin<br />
<strong>Université</strong> de Paris IV<br />
Dans le prolongement du congrès de l'Association des<br />
Médievistes Anglicistes de l'Enseignement Supérieur en mars 1999, à<br />
Nîmes, portant sur le futur, 1 je me propose d'examiner de brefs<br />
passages concernant l'au-delà ou la fin du monde, d'Ælfric (Vision de<br />
Drihthelm, Jugement Dernier) et de Wulfstan (Sermo Lupi ad Anglos).<br />
Textes et traduction<br />
Ælfric. De visionibus Drihthelmi 2<br />
1<br />
[...] Seo mycele byrnende dene þe þu ærest gesawe is<br />
witnungstow. on þære beoð þæra manna sawla gewitnode and<br />
geclænsode. þe noldon heora synna þurh andetnysse. and<br />
dædbote gerihtlæcan. on gehalum þingum : hæfdon swa þeah<br />
1 . Voir André Crépin, «Le futur en vieil-anglais d'après la grammaire latine<br />
d'Ælfric », in : Wendy Harding et Anne Mathieu (eds), Le Futur dans le<br />
Moyen Age anglais, actes du colloque de l'AMAES à Nîmes (<strong>Université</strong> de<br />
Montpellier III) les 5-6 mars 1999, Publications de l'AMAES, 23, à paraître.<br />
2 . Malcolm Godden (ed.), Ælfric, Catholic homilies, Second series, EETS, 1979,<br />
XXI, pp. 201/71-79, 202/91-94, 203/131-136. Le texte d'Ælfric traduit un<br />
passage de l'Historia ecclesiastica gentis Anglorum de Bède (731), II, 12. —<br />
Ces textes sont à verser au dossier sur le Purgatoire (cf. Jacques Le Goff, La<br />
Naissance du Purgatoire, 1981, repris dans Un Autre Moyen Age, Paris :<br />
Gallimard [Quarto], 1999).
120_(12U<br />
André Crépin<br />
behreowsunge æt heora endenextan dæge. and swa gewiton mid<br />
þære behreowsunge of worulde. and becumað on domes dæge<br />
ælmysdæda. and swyðost þurh halige mæssan. beoð alysede.<br />
of ðam witum ær þam mycclum dome;<br />
[...] Þu soðlice. nu ðu to lichaman gecyrst. gif ðu wylt<br />
ðine dæda and ðeawas gerihtlæcan. ðonne underfehst ðu<br />
æfter forðsiðe þas wynsuman wununge. þe ðu nu gesihst;<br />
[...] We on ðisum life magon helpan þam forðfarenum ðe on<br />
witnunge beoð. and we magon us sylfe betwux us on life ælc<br />
oðrum fultumian to ðam upplican life. gif we ðæs cepað.<br />
and ða ðe fulfremede wæron and to godes rice becomon.<br />
magon fultumian ægðer ge us. ge ðam forðfarenum þe on<br />
witnunge sind. gif hi mid ealle forscyldgode ne beoð;<br />
«La grande vallée que tu as vue en premier est lieu-dechâtiment,<br />
y sont châtiées et purifiées les âmes des hommes<br />
qui ne voulurent pas corriger leurs péchés par la confession<br />
et la pénitence en agissant sainement. Ils eurent toutefois du<br />
repentir à leur »ernier jour et ainsi partirent de ce monde<br />
avec ce repentir, et ils atteignent / atteindront tous, au Jour<br />
du Jugement, le royaume des cieux. En outre, certains, grâce<br />
à l'aide et aux aumônes des proches et surtout grâce aux<br />
saintes messes, sont / seront libérés de ces châtiments avant<br />
le grand Jugement.<br />
[...] Pour toi, en vérité, maintenant que tu retournes à ton<br />
corps, si tu veux corriger tes agissements et tes moeurs, alors<br />
tu obtiendras après le trépas l'agréable séjour que tu<br />
contemples à présent.<br />
[...] Quant à nous, dès cette vie, nous pouvons aider les<br />
trépassés qui sont en souffrance et nous, dès cette vie, nous<br />
pouvons nous aider l'un l'autre à atteindre la vie céleste, à<br />
condition de nous en préoccuper, et ceux qui furent parfaits
L'expression du futur<br />
121_(12U<br />
et ont atteint le royaume des cieux peuvent nous aider, nous<br />
ainsi que les trépassés qui sont en souffrance, sauf s'ils sont<br />
totalement condamnables. »<br />
Sermo de die iudicii : 3<br />
2<br />
Interrogatus autem Iesus a Pharisaeis quando uenit regnum Dei, et<br />
reliqua 4<br />
3<br />
6<br />
9<br />
18<br />
24<br />
Seo halige Cristes boc þe ymbe Cristes wundra sprycð<br />
segð þæt ða Sunderhalgan on sumne sæl<br />
ahsodan urne Hælend Crist ymbe hys tocyme,<br />
and ymbe Godes rice on þam mycclan dæge<br />
þe we Domes-dæg hatað; and he hym andwyrde þuss:<br />
Ne cymð na Godes rice be nanre cepinge,<br />
ne menn ne cweþað na, efne he cymð nu;<br />
for þam þe he cymð færlice, swa swa færlic liget,<br />
þe scyt fram eastdæle scinende oð westdæl.<br />
An[d] swa swa gefyrn gelamp on Noeys flode,<br />
menn æton and druncon and dwollice leofodan,<br />
[...]<br />
And swa swa on Loðes dagum eft syððan gelamp,<br />
menn æton and druncon, bohtan and sealdan,<br />
[...]<br />
Eall swa bið on þam dæge þe ure Drihten bið æteowed,<br />
and he cymð to demenne on þam micclan dome<br />
eallum manncynne, ælcum be hys weorcum.<br />
3 . J.C. Pope (ed.), Homilies of Ælfric : A Supplementary Collection, Londres :<br />
EETS, 1967-1968, vol. 2 (1968), pp. 590-591/1-11, 18-19, 24-26.<br />
4 . Ælfric traduit l'Evangile de Luc, 17, 20-30. Après la ligne 10, il omet de<br />
rendre, ou son original omet, Ecce enim regnum Dei intra vos est («Car le<br />
royaume de Dieu est parmi vous » : Luc, fin du verset 21).
3<br />
6<br />
9<br />
18<br />
24<br />
122_(12U<br />
André Crépin<br />
«Le saint livre du Christ qui parle des miracles du Christ»dit que les<br />
Pharisiens, à un certain moment,<br />
interrogèrent Notre Sauveur / Jésus Christ sur sa venue<br />
et sur le royaume de Dieu en ce grand jour<br />
que nous appelons le Jour du Jugement, et il répondit ainsi :<br />
Le royaume de Dieu n'advient suivant aucun calcul<br />
et l'on ne dit pas «le voici qui vient »,<br />
car il adviendra en catastrophe comme l'éclair soudain<br />
dont la flèche aveuglante vole d'est en ouest.<br />
Et de même qu'autrefois il arriva lors du Déluge<br />
que les hommes mangeaient et buvaient et sans règle<br />
s'accouplaient<br />
[...]<br />
Et de même qu'au temps de Lot il arriva une fois de plus<br />
que les hommes mangeaient et buvaient, achetaient et vendaient<br />
[...]<br />
Il en sera de même en ce jour où Notre Seigneur sera manifesté<br />
et qu'il viendra juger [et soumettre] à son grand Jugement<br />
l'humanité entière, chacun suivant ses actes. »<br />
3<br />
Wulfstan. — Sermo Lupi ad Anglos quando Dani maxime persecuti<br />
sunt eos, quod fuit anno millesimo XIIII ab Incarnatione Domini<br />
Nostri Iesu Cristi 5<br />
Leofan men, gecnawað þat soð is: ðeos worold is on ofste, 7<br />
hit nealæcð þam ende, 7 þy hit is on wvrolde áá swa leng swá<br />
wyrse, 7 swa hit sceal nyde for folces synnan ær Antecristes<br />
tocyme yfelian swyþe, 7 huru hit wyrð þænne egeslic 7 grimlic<br />
_(12U<br />
5 . Dorothy Whitelock (ed.), Sermo Lupi ad Anglos, 3 e éd., Londres : Methuen<br />
(Methuen's Old English Library), (1939) 1963, pp. 47-48 lignes 1-10, pp. 49-<br />
50 lignes 17-21 et 26-33, pp. 55-57 lignes 71-79. Edition reprise dans la<br />
collection d'Exeter. Whitelock conserve la forme de la wynn et du .
L'expression du futur<br />
123_(12U<br />
wide on worolde. Understandað eac georne þæt deofol þas<br />
þeode nu fela geara dwelode to swyþe, 7 þæt lytle getrowþa<br />
wæran mid mannum, þeah hy wel spæcan, 7 unrihta to fela<br />
ricsode on lande;<br />
[...]<br />
Forþam mid miclan earnungan we geearnedan da yrmða þe<br />
us on sittað, 7 mid swyþe micelan earnungan we þa bote<br />
motan æt Gode geræcan, gif hit sceal heonanforð godiende<br />
weorðan.<br />
[...]<br />
On hæþenum þeodum ne dear man forhealdan lytel ne micel<br />
þæs þe gelagod is to gedwolgoda weorðunge; 7 we forhealdað<br />
æghwær Godes gerihta ealles to gelome. 7 ne dear man<br />
gewanian on hæþenum þeodum inne ne ute ænig þæra þinga<br />
þe gedwolgodan broht bið 7 to lacum betæht bið; 7 we<br />
habbað Godes hus inne 7 ute clæne berypte. 7 Godes þeowas<br />
syndan mæþe 7 munde gewelhwær bedælde.<br />
[...]<br />
Forþam her syn on lande ungetrywþa micle for Gode 7 for<br />
worolde, 7 eac her syn on earde on mistlice wisan hlaford-<br />
swican manege. 7 ealra mæst hlafordswice se bið on<br />
worolde þæt man his hlafordes saule beswice; 7 ful micel<br />
hlafordswice eac bið on worolde þæt man his hlaford of<br />
life forræde, oððon of lande lifiendne drife; 7 ægþer is<br />
geworden on þysan earde: Eadweard man forrædde 7<br />
syððan acwealde 7 æfter þam forbærnde, [and Æþelred man<br />
dræfde ut of his earde].
124_(12U<br />
André Crépin<br />
«Frères, admettez la vérité : notre monde s'emballe et s'approche<br />
de sa fin, les choses de ce monde ne cessent d'empirer et il est<br />
fatal que, vu nos péchés, elles se détériorent, annonçant la venue<br />
de l'Antéchrist ; alors la terreur et l'effroi s'étendron» sur le<br />
monde. Ajoutez à cela que le diable exerce sur notre peuple<br />
depuis des années et des années une trop forte emprise, on trouve<br />
peu de bonne foi sous les belles paroles et trop d'injustice règne<br />
sur le pays.<br />
[...]<br />
Il y a donc bien des raisons aux maux qui nous accablent, et bien<br />
des raisons pour implorer l'aide de Dieu si la situation doit par la<br />
suite s'améliorer.<br />
[...]<br />
Chez les païens, personne n'ose retenir peu ou prou de ce qui<br />
revient, de par la loi, au culte des faux dieux. Nous, nous retenons<br />
tout ce que nous pouvons de ce qui est dû à Dieu, ah ! combien de<br />
fois ! Personne chez les païens n'ose enlever de l'intérieur ou de<br />
l'extérieur [des lieux sacrés] ce qu'on apporte aux faux dieux ou<br />
en offrandes. Chez nous la maison de Dieu est vide, nous l'avons<br />
dépouillée, intérieur comme extérieur, et les serviteurs de Dieu<br />
ont partout perdu protection et respect.<br />
[...]<br />
Ne se comptent plus dans notre pays les déloyautés religieuses et<br />
profanes, ne se comptent plus sur notre sol ceux qui, d'une façon<br />
ou d'une autre, trahissent leur maître. Et la plus grande trahison<br />
au monde envers le maître est qu'on trahisse l'âme de son maître.<br />
Et une affreuse trahison est aussi de priver son maître de la vie<br />
ou, vivant, de le chasser du pays. Et l'une et l'autre trahisons ont<br />
été commises sur notre sol. On a trahi Edouard, puis on l'a<br />
massacré et ensuite brûlé. [Et on a chassé Æthelred de son<br />
pays.] »
L'expression du futur<br />
Excursus sur les éditions<br />
125_(12U<br />
L'édition de ces textes, due à trois savants incontestables, soulève<br />
le problème de la fidélité au manuscrit. Je ne considérerai que deux<br />
aspects : la ponctuation et la forme des lettres. Les textes proposés<br />
présentent des aspects différents.<br />
Godden reproduit fidèlement la ponctuation vieil-anglaise où le<br />
marqueur est plus important que , lui-même plus important que<br />
. 6 Pope, on le sait et on lui en sait gré, fait ressortir, le cas échéant,<br />
la prose rythmée d'Ælfric. Sa ponctuation et ses majuscules sont<br />
malheureusement modernes. Quant à Whitelock, ponctuation et<br />
majuscules sont modernes, et on le regrette d'autant plus que la forme<br />
des lettres se veut, partiellement, authentique.<br />
Whitelock conserve donc thorn, wynn, barré, — ce qui<br />
peut se justifier, encore que les éditeurs modernes (par exemple<br />
Dorothy Bethurum dans son édition des homélies de Wulfstan,<br />
Clarendon, 1957) translittèrent à juste titre la wynn, si proche du<br />
thorn, en . Mais Whitelock ou les directeurs de la collection<br />
«Methuen's Old English Library » (A.H. Smith et F. Norman)<br />
reproduisent aussi la forme du , ce qui est ridicule puisque toutes<br />
les lettres , quelle que soit leur valeur phonétique, ont cette même<br />
forme irlandaise. 7 S'ils pensent à son emploi en moyen-anglais, ils ont<br />
tort de mélanger âges et usages. Pourquoi ne pas reproduire la forme<br />
irlandaise de ou la forme de qui ne dépasse pas le ruban<br />
d'écriture et risque d'être confondu avec ?<br />
6 . Mais Godden développe les abréviations, même 7 «and ».<br />
7 . Les limites de notre traitement de texte ne nous permettent pas de reproduire la<br />
forme vieil-anglaise du g et du w. Nous nous écartons donc de l'édition de<br />
Whitelock sur ce point.
126_(12U<br />
Temps morphologique de présent à valeur de futur<br />
André Crépin<br />
1. Observons d'abord que certaines occurrences du présent<br />
morphologique, là où le français emploierait le futur, ne font que<br />
reproduire le présent du latin.<br />
Ælfric, Texte 1 :<br />
and becumað on domes dæge ealle to heofonan rice<br />
«et ils atteindront tous, au Jour du Jugement, le royaume des cieux »<br />
omnes in die iudicii ad regnum caelorum perueniunt.<br />
2. Le choix entre présent et futur peut être délicat. Dans l'exemple<br />
ci-dessus, le français peut employer le présent. De même dans le<br />
Texte 2 : ne cymð na Godes rice be nanre cepinge «le royaume de Dieu<br />
n'advient [ou n'adviendra] suivant aucun calcul », le latin a le présent :<br />
non uenit regnum Dei cum obseruatione (Luc, 17, 20). La Bible de<br />
Jérusalem traduit (mais sur le grec) : «la venue du Royaume de Dieu ne<br />
se laisse pas observer. »<br />
3. Le problème se complique avec la ligne suivante. Le présent<br />
vieil-anglais y correspond à un futur latin :<br />
ne menn ne cweþað na, efne he cymð nu<br />
neque dicent : Ecce hic, aut ecce illic.<br />
Je pense, cependant, qu'Ælfric ici s'éloigne du mot-à-mot du latin. Il<br />
omet la fin du verset. La traduction du passage dans la version des<br />
évangiles contemporaine d'Ælfric donne :<br />
ne cymð godes [rice] mid begymene ne hig ne cweðaþ efne her hyt ys.<br />
oððe þar: godes rice is betwynan eow 8 ;<br />
8 . R.M. Liuzza (ed.), The Old English Version of the Gospels, EETS, 1994,<br />
p. 139.
L'expression du futur<br />
127_(12U<br />
La Bible de Jérusalem traduit en explicitant «car, sachez-le » : «car,<br />
sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous ». Dans ce cas il s'agit bien<br />
d'un présent déjà en train d'être vécu et non d'un futur eschatologique.<br />
4. L'idée de futur est souvent due au contexte.<br />
Dans le premier texte d'Ælfric, après la première coupure,<br />
l'obtention du paradis ne peut se situer qu'après le retour de l'âme dans<br />
le corps et une vie impeccable, et après la mort — trois étapes<br />
successives, nécessaires, qui éloignent de l'instant de l'énonciation :<br />
underfehst ne peut avoir qu'une valeur de futur : «tu obtiendras » (le<br />
latin a le futur : accipies).<br />
Dans le deuxième texte, nous avons une démarche typique de la<br />
pensée judéo-chrétienne : le passé nous permet de nous figurer<br />
l'avenir. «De même que... ainsi... ». En outre, cymð intervient après bið,<br />
forme à valeur de futur.<br />
Wulfstan, en ouverture de son sermon, exploite le topos de la<br />
décadence du monde. Wulfstan insiste sur la rapidité, l'intensité de<br />
cette détérioration. Il emploie une structure comparative exprimant la<br />
progression : swa leng swa wyrse ; un verbe exprimant également la<br />
progression : yfelian. Un peu plus loin on trouve l'antonyme d'yfelian :<br />
godian. La proposition gif hit sceal heonanforð godiende weorðan est<br />
particulièrement remarquable puisque chaque lexème a un sémantisme<br />
impliquant l'idée de futur.<br />
is / bið, sind(on) / beoð<br />
1. Dans le premier texte d'Ælfric, nous avons quatre occurrences<br />
de beoð. La première correspond à la structure latine «être » +<br />
participe en -and- : locus in quo examinandae et castigandae sunt<br />
animae, que Colgrave traduit «the place in which those souls have to be<br />
tried and chastened ». C'est plus qu'une constatation, c'est une<br />
programmation.
128_(12U<br />
André Crépin<br />
2. La seconde occurrence, où il est question de la libération des<br />
âmes du purgatoire, s'inscrit aussi dans une programmation : priez afin<br />
qu'elles soient libérées. Le latin emploie une subordonnée au<br />
subjonctif introduite par ut : ut... liberentur. Toute intention vise le<br />
futur.<br />
3. La troisième occurrence après notre deuxième coupure est plus<br />
délicate à justifier. Nous l'avons traduite par un présent français «qui<br />
sont en souffrance » (les deux sens de «souffrance » dans cette<br />
expression nous permettent de bien rendre la pensée de Bède). On<br />
pourrait employer le futur «qui seront », ajoutant cette nuance de<br />
programmation que nous venons de déceler dans les deux premières<br />
occurrences.<br />
4. La dernière occurrence contraste avec un sind dans la relative<br />
qui précède : þe on witnunge sind. Cette relative énonce un pur<br />
constat, l'identification des âmes des trépassés. Elle est à opposer à<br />
l'occurrence un peu plus haut : ðe on witnunge beoð, qui supposait,<br />
elle, qui prévoyait la destinée de ces âmes. C'est encore cette nuance<br />
de prévision, de supposition qui explique le beoð de la conditionnelle<br />
à la fin de notre extrait. Beoð est à l'indicatif ; le subjonctif beon<br />
soulignerait le caractère aléatoire de la supposition. Avec l'indicatif<br />
nous restons dans l'ordre du réel ; il s'agit simplement d'une<br />
restriction. Ce beoð signifie la programmation, comme celui du début<br />
qui correspondait au participe latin en -and- : «à moins que ces âmes ne<br />
soient entièrement condamn─ables » (la fin de notre extrait n'a pas de<br />
texte latin correspondant chez Bède).<br />
5. Dans le deuxième texte d'Ælfric, les deux bið de la ligne 14 ont<br />
une nette valeur de futur.
L'expression du futur<br />
129_(12U<br />
6. Dans le texte de Wulfstan, bið se rencontre avec ce qu'on peut<br />
appeler des «appréciateurs », soit un quantifieur dans ænig þæra<br />
þinga þe gedwolgodan broht bið, soit un adjectif signifiant la<br />
grandeur, la quantité :<br />
7 ealra mæst hlafordswice se bið on wvorolde þæt man his hlafordes<br />
saule beswice.<br />
7 ful micel hlafordswice eac bið on worolde þæt man his hlaford of<br />
life forræde.<br />
Dans notre avant-dernier exemple l'appréciation est doublement<br />
marquée, par le sémantisme de l'adjectif et par le superlatif (ealra<br />
mæst). Notons l'emploi du subjonctif dans la subordonnée introduite<br />
par þæt : beswice, forræde.<br />
La forme bið implique que l'énonciateur envisage l'ensemble des<br />
éléments concernés : toutes les offrandes, toutes les trahisons. Il ne<br />
s'agit pas de la constatation pure et simple, mais de l'évocation de<br />
toute une série. Pour constater un fait on emploie les formes en s :<br />
7 ægþer is geworden on þysan earde comme on avait un peu plus haut<br />
7 Godes þeowas syndan mæþe 7 munde gewelhwær bedælde.<br />
L'emploi en vieil-anglais des temps, des modes et des formes<br />
parallèles (is, bið) n'est pas arbitraire mais il ne correspond que<br />
partiellement au système français. Il oblige le francophone (ou<br />
l'Anglais d'aujourd'hui) à reconstituer les opérations mentales, plus ou<br />
moins conscientes, et par là à mieux comprendre l'esprit d'Ælfric et de<br />
Wulfstan.
Deuxième partie<br />
Littérature moyen-anglaise
Chaucer et l'allitération<br />
133_(12U<br />
Chaucer et l'allitération<br />
Hélène Dauby<br />
<strong>Université</strong> de Paris IV<br />
L'importance du génie de Chaucer tient à son importation et à son<br />
adaptation en langue anglaise des idées, termes et rythmes du<br />
Continent. 1<br />
Poésie anglaise allitérée<br />
Poésie allitérée et poésie rimée<br />
L'anglais est une langue germanique, donc au rythme créé par<br />
l'alternance de syllabes fortement accentuées et d'autres plus faibles,<br />
avec l'accent fort sur la première syllabe du radical des lexèmes. Le<br />
vers de la poésie germanique ancienne est fondé sur ces syllabes<br />
fortement accentuées. Un vers se compose de deux segments reliés par<br />
la répétition de la consonne initiale des sommets accentuels.<br />
Prenons, par exemple, le début de Beowulf : 2<br />
Hwæt !<br />
We Gar-Dena in gear-dagum<br />
1 . Voir Norman Blake (dir.), The Cambridge History of the English Language,<br />
Part II: 1066-1476, Cambridge University Press, 1992. J'ai trouvé particulièrement<br />
utiles pour mon propos deux ouvrages : Bernhard ten Brink, The<br />
Language and Metre of Chaucer, Strasbourg, 1884, 2 e éd. rev. par Friedrich<br />
Kluge, 1899 ; trad. de M. Bentick Smith, Londres : Macmillan, 1901 (sur<br />
l'allitération, §§ 334-343), et Ralph W.V. Elliott, Chaucer's English, Londres :<br />
André Deutsch (The Language Library), 1974.<br />
2 . L'édition et la traduction utilisées sont celles d'André Crépin, Beowulf,<br />
Göppingen : Kümmerle Verlag (GAG, 329), 1991.
134_(12U<br />
þeod-cyninga þrym gefrunon :<br />
hu ða æþelingas ellen fremedon. (1-3)<br />
Hélène Dauby<br />
Or donc<br />
allons-nous dire des Danois-à-la-lance, aux jours d'autrefois,<br />
de leurs rois souverains la gloire telle que nous l'avons apprise<br />
comment ces princes firent prouesse.<br />
L'allitération du premier vers est portée par les consonnes écrites ,<br />
celle du second par . Au troisième vers nous avons absence de<br />
consonne, ou peut-être un coup de glotte précédant la voyelle initiale.<br />
Les sommets accentuels sont en général quatre par vers, deux par<br />
hémistiche. Ici seuls allitèrent les numéros impairs (1 e, 3 e), mais on<br />
aurait pu avoir les 1 e, 2 e et 3 e allitérant entre eux. Toutefois le dernier<br />
sommet accentuel du vers ne doit pas porter cette allitération ; il<br />
marque ainsi la fin du vers. Au premier vers de Beowulf, dagum<br />
n'allitère pas avec Gar. Il allitère cependant avec Dena. Ce n'est pas<br />
l'allitération principale, fonctionnelle. L'allitération en occlusive<br />
dentale sonore [d] est ici accessoire, ornementale.<br />
Ce vers allitéré a resurgi dans les poèmes écrits au XIV e siècle,<br />
mais avec certaines différences.<br />
Prenons l'ouverture de Sir Gawain and the Green Knight : 3<br />
Siben þe sege and þe assaut watz sesed at Troye,<br />
Þe borz brittened and brent to brondez and askez [...] (1-2)<br />
Après que le siège et l'assaut eurent cessé à Troie,<br />
Que la cité fut détruite et réduite en brandons et cendres [...]<br />
Ces vers sont fidèles à la métrique vieil-anglaise. On trouve une<br />
allitération en sifflante [s] puis une en [br]. Le dernier sommet (Troye,<br />
askez) ne porte pas cette allitération. On observe, cependant, que le<br />
vers est plus long, moins compact que celui de Beowulf : il contient<br />
des articles, des binômes de quasi-synonymes coordonnés. Plus qu'au<br />
vers de Beowulf il ressemble à la prose rythmée de certains sermons<br />
3 . L'édition utilisée est celle de William Vantuono, Sir Gawain and the Green<br />
Knight, New-York / Londres : Garland, 1991.
Chaucer et l'allitération<br />
135_(12U<br />
d'Ælfric, et les binômes allitérés rappellent ceux des sermons de<br />
Wulfstan.<br />
Piers Plowman 4 est composé en vers allitérés :<br />
In a somer seson whan soft was the sonne,<br />
I shope me in shroudes as I a shepe were [...]<br />
Par une belle saison, quand le soleil est doux,<br />
Je me suis enveloppé de hardes, vrai mouton sous sa laine [...]<br />
Ici, le premier vers n'observe pas la règle du vieil-anglais interdisant<br />
l'allitération fonctionnelle du dernier sommet accentuel : sonne porte<br />
en effet l'allitération du vers, en sifflante.<br />
Ces poèmes allitérés du XIV e siècle posent problème. Sont-ils les<br />
maillons d'une tradition continuée pendant deux siècles dont on aurait<br />
perdu la trace ? Faut-il penser que les poèmes allitérés du XIV e siècle<br />
sont la ré-invention, l'exploitation de caractéristiques inhérentes à la<br />
langue anglaise ? Le débat reste ouvert. 5<br />
Poésie continentale rimée<br />
La versification des langues romanes privilégie la répétition, en<br />
fin de plusieurs vers, d'un même son vocalique (assonance) ou d'un<br />
même groupe de sons (la rime).<br />
D'où la place importante, dans l'histoire de la versification<br />
anglaise, de Chaucer, inscrivant délibérément son oeuvre dans la<br />
tradition continentale. Certes il n'est pas un innovateur absolu. Qui<br />
l'est jamais ? Son ami John Gower, comme bien d'autres, a composé<br />
des poèmes en anglais rimé. Le caractère exceptionnel de Chaucer<br />
tient à ce qu'il a approfondi et systématisé l'hybridation entre anglais<br />
et français-italien.<br />
4 . L'édition utilisée est celle de W.W. Skeat, Piers Plowman, Oxford University<br />
Press, 1886.<br />
5 . Cf. André Crépin et Hélène Dauby, Histoire de la littérature anglaise du<br />
Moyen Age, Paris : Nathan, 1993, pp. 138-141.
136_(12U<br />
Hélène Dauby<br />
Après avoir rappelé l'attitude plutôt condescendante de Chaucer à<br />
l'égard de l'allitération traditionnelle, j'examinerai les occurrences<br />
d'allitération dans son oeuvre et leurs diverses fonctions.<br />
Chaucer et les deux traditions<br />
Chaucer esquisse une répartition géographique des deux<br />
versifications, allitérée et rimée, dans le Prologue au «Conte » du Curé<br />
de ses Contes de Canterbury. Le Curé veut bien jouer le jeu des<br />
pèlerins ses compagnons et fournir une prestation, mais il a pour<br />
vocation de leur prêcher la voie du salut, c'est-à-dire le chemin de la<br />
repentance. Il se montre donc intransigeant sur le fond et sur la forme.<br />
Il refuse de traiter de sujets frivoles, il ne prétend pas s'astreindre à<br />
versifier (X, 43-45).<br />
But trusteth wel, I am a Southren man :<br />
I kan nat geeste 'rum, ram, ruf' by lettre.<br />
Ne, God woot, rym holde I but litel bettre.<br />
Je l'avoue, je suis du Sud, incapable<br />
De chanter des héros en roum-ram-rouf,<br />
Et, mon Dieu, guère plus à l'aise pour les rimes. 6<br />
Chaucer le pèlerin donne dans «Sire Topaze » une parodie des<br />
romans en vers à la mode dont les plus élaborés, comme Sir Gawain<br />
and the Green Knight ou Sir Tristrem, combinent rime et allitération.<br />
Chaucer, cependant, n'y utilise l'allitération qu'occasionnellement,<br />
pour souligner l'emploi mécanique des formules toutes faites, par<br />
exemple (VII, 742) :<br />
Ful many a mayde, bright in bour<br />
Mainte pucelle, belle en son castel.<br />
6 . Les citations des oeuvres de Chaucer sont empruntées à Larry D. Benson (dir.),<br />
The Riverside Chaucer, Boston : Houghton Mifflin, 1987 / Oxford University<br />
Press, 1988.
Chaucer et l'allitération<br />
1. Fonction mimétique<br />
137_(12U<br />
Rôles de l'allitération chez Chaucer<br />
L'allitération a souvent une fonction mimétique. Elle imite le son,<br />
ou donne une impression sensorielle, de la scène décrite. L'exemple<br />
classique est celui des sifflantes dans la fameuse apostrophe d'Oreste<br />
aux Furies, d'Oreste rejeté par Hermione et devenu fou, à la fin de<br />
l'Andromaque de Racine (1667) :<br />
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?<br />
On trouve ce type d'allitération dans des descriptions de bataille,<br />
de tournoi. Ainsi dans le tournoi qui oppose les partisans de Palamon<br />
et ceux d'Arcite dans le «Conte du Chevalier » (I, 2605-16) :<br />
Ther shyveren shaftes upon sheeldes thikke.<br />
He feeleth thurgh the herte-spoon the prikke.<br />
Up spryngen speres twenty foot on highte,<br />
Out goon the swerdes as the silver brighte,<br />
The helmes they tohewen and toshered,<br />
Out brest the blood with stierne stremes rede,<br />
With myghty maces the bones they tobreste.<br />
He thurgh the thikkeste of the throng gan threste.<br />
Ther stomblen steedes stronge and doun gooth al.<br />
He rolleth under foot as dooth a bal,<br />
He foyneth on his feet with his tronchon<br />
And he hym hurtleth with his hors adoun.<br />
Alors se brisent les lances sur les boucliers épais.<br />
Il ressent le choc à travers sa cuirasse.<br />
Bondissent les épieux à vingt pieds de haut,<br />
Jaillissent les épées, brillantes comme l'argent,<br />
Elles brisent et fracassent les casques.<br />
S'échappe le sang en terribles torrents pourpres.<br />
Avec de puissantes masses d'armes on broie les os.<br />
Tel se jette au plus fort de la mêlée.<br />
Alors s'effondrent les solides chevaux, tout va à terre.<br />
Il roule sous les pieds des chevaux comme un ballon,<br />
Il frappe, désarçonné, du bois de sa lance<br />
Et il renverse l'autre de son cheval.
138_(12U<br />
Hélène Dauby<br />
L'allitération dans cette description de violence guerrière se combine<br />
avec l'emploi de termes rarement utilisés par Chaucer, hérités de la<br />
poésie traditionnelle allitérée, qui est surtout une poésie héroïque,<br />
pleine de bruit et de fureur : herte-spoon, shyveren, stomblen, throng,<br />
toshrede, tronchoun.<br />
L'accumulation des sifflantes, chuintantes, spirantes, souvent<br />
combinées avec l'approximante , suggère le heurt des armes. C'est<br />
un exemple de phonesthétique ou symbolisme phonique. La<br />
sémantique, toutefois, joue le rôle principal. On retrouve, en effet, le<br />
même groupe initial [str] dans straunge strondes «rives étrangères »<br />
(«Prologue général », 13) sans aucune valeur de violence. Et les<br />
sifflantes murmurent la douceur dans le célèbre début du sonnet 30 de<br />
Shakespeare :<br />
When to the sessions of sweet silent thought [...]<br />
Quand au tribunal de douce et silencieuse pensée [...]<br />
Il conviendrait ici de noter l'allitération interne. A la fin de<br />
Troilus and Criseyde nous avons l'évocation des grands espaces<br />
sidéraux (V, strophe 259, v. 1819-21) :<br />
And ther he saugh with ful avysement<br />
The erratik sterres, herkening armonye<br />
With sownes ful of hevenyssh melodie.<br />
Et il aperçut très distinctement<br />
Les astres et leurs cours, et il écouta<br />
Le chant harmonieux de ces corps célestes.<br />
Après les sons hérissés en [r], [k] et [e] nous avons les calmes nappes<br />
des nasales, de la latérale [l] et des voyelles [u:], [u] et [i:] qui<br />
prolongent l'impression auditive et forment comme un point d'orgue.<br />
On songe aux vers de Victor Hugo concluant «Booz endormi » (La<br />
Légende des siècles, 1859), où Ruth se demandait<br />
Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été<br />
Avait, en s'en allant, négligemment jeté<br />
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
Chaucer et l'allitération<br />
139_(12U<br />
Hugo n'aurait pas désavoué non plus le jeu qui développe les<br />
consonnes [k, l, p] de cleped en Caliope dans The House of Fame (III,<br />
1399-1400) :<br />
So song the myghty Muse, she<br />
That cleped ys Caliope.<br />
2. Fonction métrique<br />
Dans notre dernier exemple, l'allitération assure l'unité des<br />
octosyllabes. Dans le premier des deux vers cités nous avons le lien<br />
des sifflantes et de la chuintante encadrant le groupe nominal allitéré<br />
myghty Muse. Dans le second vers, l'allitération initiale en [k] lie les<br />
deux hémistiches de quatre syllabes.<br />
La liaison des deux moitiés du vers est fréquemment assurée par<br />
l'allitération :<br />
That dooth me flee / ful ofte fer (The House of Fame II, 610)<br />
Qui me fait fuir souvent au loin<br />
In which ther ran / a rumbel in a swough («Conte du Chevalier », I,<br />
1979)<br />
Où se précipitait le grondement du vent<br />
My purpos was / to Pitee to compleyne. (Complainte sur l'absence de<br />
Pitié, 5)<br />
Je souhaitais me plaindre à Pitié.<br />
Ce n'est qu'accidentellement que la structure correspond à celle<br />
du vers vieil-anglais, avec le dernier sommet accentuel non allitéré,<br />
comme ci-dessus dans le «Conte du Chevalier », I, 1979.<br />
L'allitération peut jouer à la fois sur un groupe syntaxique et sur<br />
la structure du vers. Ainsi dans The House of Fame II, 625,<br />
That have hys [Love's] servyse soght, and seke<br />
Ceux qui lui ont obéi, et lui obéissent,
140_(12U<br />
Hélène Dauby<br />
nous avons 1) le groupe servyse soght et 2) le lien entre la première<br />
partie du vers de six syllabes et la fin de l'octosyllabe and seke, celleci,<br />
brève, étant mise en valeur.<br />
On rencontre des combinaisons d'allitération sur plusieurs vers.<br />
Dans The Book of the Duchess nous trouvons la description d'une<br />
chasse (575-579) :<br />
The mayster hunte anoon, foot hoot,<br />
With a greet horne blew three moot<br />
At the uncoupling of his houndis,<br />
Withinne a whyle the herte founde is<br />
Yhalowed and rechaced faste.<br />
Le maître-chasseur sur le pied de guerre<br />
D'un grand cor souffla trois notes<br />
Tandis qu'on découplait les chiens.<br />
Bientôt le cerf est découvert,<br />
Poursuivi au cri de taïaut et traqué.<br />
On remarque la répétition initiale de la spirante [h], peut-être pour<br />
suggérer le halètement de la chasse.<br />
3. Fonction syntaxique<br />
Il reste que les occurrences les plus fréquentes sont celles<br />
d'allitérations que j'appellerai «localisées », limitées à un groupe<br />
syntaxique, comme dans le vers de notre tournoi<br />
Out brest the blood with stierne stremes rede<br />
où l'allitération dessine deux massifs distincts : verbe + sujet, d'une<br />
part, et, de l'autre, adjectif + substantif. Dans ces cas la fonction de<br />
l'allitération est syntaxique.<br />
L'inventaire de ces allitérations a été plusieurs fois dressé. Je me<br />
bornerai à donner quelques exemples de chaque type.
Chaucer et l'allitération<br />
Binômes d'éléments coordonnés<br />
141_(12U<br />
Substantifs reliés par and : blood and bones, flessh and fissh,<br />
word and werke, — reliés par ne : hood ne hat, — par or : freend or fo.<br />
Même structure avec les adjectifs : foul and fayr, long and lene<br />
[lean], wyly and wys [wise], wylde and wood «sauvage et fou », — leef<br />
ne looth «ami ni ennemi », — looth or leef.<br />
De même pour les verbes : dyken and delven «creuser et<br />
bêcher » ; hawken and hunten «chasser au faucon et au chien » ;<br />
weepen and waylen, — sleen [slay] or saven.<br />
Binômes avec préposition<br />
water of a welle, foul [fowl] in flight, big of bones, fair of face,<br />
sooth to seyne «vrai à dire ».<br />
Cas possessif<br />
Goddes grace.<br />
Adjectif et substantif<br />
Adjectif + substantif : fresshe floures, povre persoun [parson],<br />
straunge strondes, wedded wyf, wylde world, a worthy womman.<br />
Substantif + adjectif : floures fresshe, hilles hye, sorwes sore<br />
«chagrins profonds », woodes wylde, woundes wyde.<br />
Syntagme verbal<br />
Verbe + complément d'objet 1) celui-ci de même radical : seen a<br />
sight, singen a song, tellen a tale. 2) autre : drinken a draught, leden a<br />
lyf, seyne the sooth «dire la vérité ».<br />
Verbe + syntagme prépositionnel : taken by taylle, wandren by<br />
the weye, winnen to wyf.
142_(12U<br />
Hélène Dauby<br />
Verbe + adverbe : syken sore «soupirer tristement », smellen<br />
sweete.<br />
Comparaisons proverbiales<br />
as besy as bees, as meke as a mayde, as reed as rose, as stille<br />
as stoon.<br />
On s'attendrait à trouver de nombreux binômes allitérés dans le<br />
Conte de Mellibée. S'il est vrai que Chaucer y multiplie les doublets,<br />
surtout vers la fin, comme s'il voulait donner des leçons de style<br />
épistolaire ou enrichir le vocabulaire de ses lecteurs, ces doublets<br />
coordonnés sont pour la plupart des couples d'un terme d'origine<br />
germanique et d'un autre latino-roman : wille and entencioun, abide ne<br />
delaye, dicrete and wise, pees and accord en l'espace d'une demidouzaine<br />
de segments (VII, 1792-98), sans allitération.<br />
Les allitérations syntaxiques concernent généralement deux<br />
termes, et se cantonnent dans une seule partie du vers. Cette structure<br />
n'est pas spécifique de l'anglais, on la trouve en français : bel et bien,<br />
sain et sauf. L'anglais, cependant, semble l'avoir souvent employée, et<br />
à des fins stylistiques.<br />
Chaucer, proposerais-je en conclusion, refuse la métrique<br />
allitérée, mais il reste sensible à l'allitération et en fait un usage aussi<br />
divers que fréquent : recours à des expressions ou proverbes<br />
populaires, motifs traditionnels, mise en valeur et homogénéité des<br />
massifs prosodiques. Il emploie aussi l'allitération à effet mimétique,<br />
mais beaucoup moins systématiquement que Keats, Tennyson ou<br />
Swinburne. Son traitement, souple et varié, de l'allitération sera celui<br />
de Shakespeare.
Chaucer's General Prologue<br />
143_(12U<br />
What He Heard and What He Saw:<br />
Past tenses and characterization<br />
in Chaucer's "General Prologue"<br />
Maria K. Greenwood<br />
<strong>Université</strong> de Paris VII<br />
Just as in the Prologue to The Travels of Marco Polo 1 the<br />
medieval author insists on the two sources of information, hearing and<br />
sight, which attest the veracity of the traveller's account of foreign<br />
countries, so does Chaucer's "General Prologue", the pilgrimage story<br />
and main frame of The Canterbury Tales, demand to be taken<br />
seriously as the author's real-life experience of what he heard and<br />
what he saw. The literary mode of this frame is what to-day we call<br />
realistic fiction, but which the fourteenth century audience would have<br />
categorized less neatly. To them it would simply have been the mode<br />
that imitated everyday speech and was meant to be taken as a<br />
trustworthy way of speaking the truth rather than of soliciting wonder<br />
for the marvellous, or of inventing untruths. Indeed one could assert<br />
that the entire point of the pilgrimage story, and perhaps of The<br />
Canterbury Tales as a whole, is the search for truth in this practical<br />
sense: how far can stories be accepted as true reports, and how far can<br />
stories which are obviously not reports still convey truths about<br />
living. 2 For reports are easily recognizable, can be taken literally and<br />
are clearly accounted for by the person speaking; the reporter speaks<br />
1 . See Robert Latham (trans.), The Travels of Marco Polo, Harmondsworth:<br />
Penguin Books, 1958.<br />
2 . C. S. Lewis, The Discarded Image, Cambridge: Cambridge University Press,<br />
1964 / Canto ed. 1998._
144_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
in the present and vouches for the past. Stories on the other hand tell<br />
of the past; the story-teller speaks of people other than himself and<br />
relays what they told him about themselves or about others, so that<br />
stories depend on hearsay as much as on experience. 3 In the<br />
pilgrimage story frame, the "General Prologue" and the link-passages<br />
between the tales, Chaucer's Narrator, before going on to the more<br />
obviously marvellous (fictitious) stories told by the various pilgrims,<br />
claims to speak from his own experience and to tell the simple truth.<br />
He then creates the pilgrim characters as realistic persons who may or<br />
may not themselves be telling the truth, but be fabulating,<br />
exaggerating or even lying in specific ways.<br />
The passage from the realism of the "General Prologue" to the<br />
fantasy of the tales is effected chiefly by the use of tenses. Indeed, the<br />
English system of tenses allows Chaucer to make the sort of<br />
characterization of his pilgrims that everyone necessarily makes of<br />
others in real life. References in Chaucer's text to real, ie datable time,<br />
create the illusion of real-life talk, whereas the lack of such references<br />
and the use of conventional literary formulae immerse<br />
listeners / readers in the immeasurable time of imagined story. In the<br />
portraits of the characters in the "General Prologue" datable and<br />
undatable notions of time mingle as they evidently always do in<br />
literature and even in actual living.<br />
Focussing on the subject of time in literary texts (as treated by<br />
such critics as Robert Myles, Umberto Eco, Mikhail Bakhtin), 4<br />
3 . The discussion of "authority versus experience" runs through the corpus of<br />
Chaucerian criticism, but by describing "authority" as "hearsay" we attempt to<br />
divest the term of its in-built reverence. See Larry Scanlon, Narrative,<br />
Authority and Power: The Medieval Exemplum and the Chaucerian Tradition,<br />
Cambridge: Cambridge University Press, 1994.<br />
4 . Umberto Eco, Six Promenades dans les bois du roman et ailleurs, trans. into<br />
French by Myriam Bouzaher, Paris: Bernard Grasset, 1996, re-edition of<br />
original English, Six Walks in the Fictional Woods, Cambridge, Ma.: Harvard<br />
University Press, 1994 ; Robert Myles, Chaucer's Realism, Cambridge:<br />
D.S. Brewer, 1994 ; Michael Holquist, Dialogism: Bakhtin, and his World,<br />
London and New York: Routledge, 1990.
Chaucer's General Prologue<br />
145_(12U<br />
I examine below the system of tenses at the start of the "General<br />
Prologue" to see precisely where the tenses of verbs refer to real or<br />
datable time and where they refer to vague or undatable time. The<br />
opening paragraphs of the pilgrimage story, constructed around the<br />
Present, are compared with those which introduce the characters,<br />
constructed around the Past. The grammatical terminology used below<br />
distinguishes the undatable, vague notions of time (allowing for<br />
fiction), from the datable, precise notions of time (claiming to relay<br />
witnessed fact). The table of tenses (the non-continuous forms), 5 can<br />
be seet out as follows:<br />
(a) Present Simple of action, datable, = "I do, habitually or<br />
recurrently, to-day, this month, this year", eg. "I go on pilgrimage<br />
every year."<br />
(b) Present Simple of situation, undatable, = "I am in the state or<br />
condition of a particular person" eg. "I am a pilgrim."<br />
(c) Present Perfect of action, datable, = "I have done it to-day, this<br />
month, this year" eg. "I have gone on pilgrimage this year and<br />
every year since 1984."<br />
(d) Present Perfect of situation, undatable but precise since it is<br />
related to the Present of enunciation, = "I have been" (my entire<br />
life up to this moment of speaking), eg. "I have been a pilgrim my<br />
whole life", or in opposition to the Present of enunciation eg. "I<br />
have been a pilgrim in the past, but I am one no longer now."<br />
(e) Past Simple of action and situation, dated, a realistic, experienced<br />
past = "I did / was at a precise moment in the past" eg. "I went on<br />
pilgrimage / was a pilgrim in 1499."<br />
5 . By always referring to the moment of utterance of statements, the continuous<br />
forms of verbs in modern English give an even clearer notion of time than the<br />
non-continuous, but the former had not yet developed in Chaucer's time. See<br />
Geoffrey Chaucer, The Canterbury Tales, in: Larry D. Benson (general<br />
editor), The Riverside Chaucer, 3rd ed., Oxford : Oxford University Press,<br />
(1988) 1990, Introduction, p. xxxvii.
146_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
(f) Past Simple of action and situation, undated, a vague past<br />
permitting unclear memory, supposition or invention = "I did /<br />
was once" eg.: "I was once a pilgrim and went on pilgrimage"; or<br />
"I dreamt / imagined / pretended I was a pilgrim and went on<br />
pilgrimage."<br />
(g) Past Perfect of action and situation, chronologically precise by<br />
relating to another verb = "When I had done / been something, I<br />
did / was something else", eg. "When I had saved up the money, I<br />
went on pilgrimage", or as Indirect Speech with the verb of<br />
reporting, eg. "I told him that I had gone on pilgrimage in 1499."<br />
(h) Past Perfect of action and situation, chronologically imprecise, the<br />
"legendary past" which refers to no clearly datable or real past<br />
and relates to no other verb = "I had done / been once", eg. "I<br />
had been on pilgrimage in my dreams" or in Free Indirect<br />
Speech: "He had been on pilgrimage in his dreams."<br />
This last, the Past Perfect, is the most important of the Past tenses for<br />
the following analysis since, as (g), it is the most precise. With<br />
another verb it conveys a chronologically precise notion of the order<br />
of events and, as Indirect Speech, refers to a unique moment of<br />
enunciation. As (h), however, when it is unsupported by any other<br />
verb mentioning two actions in a series, the Past Perfect becomes the<br />
vaguest of the Past tenses, and its anteriority disappears. Used without<br />
another verb, the Past Perfect refers vaguely to separate moments in<br />
the past by relating separate actions to separate moments of utterance.<br />
The conjunction of consecutive verbs in the Present tenses gives<br />
the same precise notation of time as in the Past Perfect (g), and in a<br />
similar way permits the use of the "when / then" constructions which<br />
convey a very clear notion of real time. It is precisely in this way
Chaucer's General Prologue<br />
147_(12U<br />
that Chaucer's General Prologue introduces a clear notion of time in<br />
its opening by starting with the word "when", or whan:<br />
Whan that Aprill with his shoures soote (l. 1),<br />
repeating it in a subsidiary clause:<br />
Whan Zephyrus eek with his sweete breeth (l. 5)<br />
and finally introducing the main verb of the sentence by the word<br />
"then" or thanne:<br />
Thanne longen folk to goon on pilgrimages. (l. 12)<br />
Thus notions of real time, the calendar month of April and the<br />
flowering of the Spring season, the lived time of common experience,<br />
are conveyed by the relation of the Present Perfect tense (c) of the first<br />
verb Whan [...] April [...] hath perced [...] to the main verb in what I<br />
call the Present of situation (b): then [...] men [...] longeth. Thus the<br />
vaguer Present (b) of longeth becomes the more clearly timed or dated<br />
Present (a) by conjunction with another verb and the "When / then"<br />
construction. The general truth conveyed is grounded on recognisable<br />
fact and is thus easily acceptable to listeners / readers who readily<br />
concur. The single concept of the Present-as-a-tense and the presentas-a-time<br />
is firmly established and then points to an equally acceptable<br />
next step in time, a foreseeable future, in the ensuing phrases folk [...]<br />
longen [...] to go on pilgrimages, to seken straunge strandes, to seke<br />
[...] the hooly blisful martyr. The Present (tense and time) implies<br />
dialogue, agreement or disagreement, question and answer in an<br />
exchange in which the two persons necessary to a communication are<br />
physically confronted. The "when / then" pattern makes this basic<br />
dialogue simple to discern by its implied questions and answers:<br />
"What happens when? What happens then? What happens later?" The<br />
ordered nature of real time where one thing leads to another and past,<br />
present and future are clearly accounted for, sets up the dialogue<br />
between the author and his audience in the shared Present of the act of<br />
listening / reading in an agreeable mood of social complicity. The<br />
social linguistic strategy of arresting attention and soliciting<br />
agreement is achieved (as usual) by talking about the weather, if on a
148_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
cosmic scale, and for the first three paragraphs, the tone is that of<br />
intelligent, reasonable talk of those sharing their experience of life in a<br />
definite time and place. Thus in the first paragraph, the dialogic<br />
principle 6 can be seen acting in a two-fold way: firstly, within the<br />
social situation between author and audience, between tellers and told<br />
and, secondly, within the grammatical system of tenses, between the<br />
notions of time conveyed by adding or contrasting Present and Past<br />
tenses, and these tenses' Simple and Perfect forms.<br />
When the Past Simple is used for the first time at the end of the<br />
opening paragraph:<br />
[...] whan that they were seeke (l. 18)<br />
we pass from the shared Present to what is virtually also a shared<br />
(because really experienced) past. Every individual's past is<br />
inaccessible to others unless recounted or shared as life-experience,<br />
but everybody knows, sadly, what it is like to be sick. So although the<br />
Past necessarily introduces ideas that are no longer, like the Present,<br />
automatically builders of consensus, in this case its introduction is not<br />
disruptive. As long as statements refer to datable time we know<br />
precisely what we are talking about, we can transform the Past into the<br />
Present and understand the link between them. For the Present, and<br />
realistically speaking only the Present, moves into the other tenses and<br />
times, revealing intentions for the future and intentional assessments<br />
of actions in the past. 7 Thus men longen in the present to go on<br />
pilgrimages in the future; to pray in the future to saints that have<br />
helped them in the past. This is the time-framework of really lived<br />
experience.<br />
Then, in paragraph two, this time-sequence leading into and out<br />
of a clear Present is developed in the Past, with the author taking up<br />
6 . As defined by Mikhail Bakhtin. See Michael Holquist, Dialogism.<br />
7 . For a discussion of "intentionality" and Chaucer as "intentional realist" see<br />
Robert Myles, Chaucer's Realism,_ chap. II.
Chaucer's General Prologue<br />
149_(12U<br />
the role of Narrator and giving him a recognizable character. As in<br />
conversation, the Narrator tells about his former life-experience in the<br />
Past Simple of narration (e), or the datable past. His account is meant<br />
to be factual, realistic and believable, but in order to avoid the dryness<br />
of a police report with every minute accounted for, it enjoys, as is<br />
normal in talk, some of the vagueness about time of the imaginatively<br />
stimulating mode of the Past Simple (f). The second paragraph starts<br />
with that chronologically vague impersonal phrase that is a<br />
conventional story opening:<br />
Bifil that in that seson on a day (l. 19)<br />
but then stresses the realistic mode by giving clear information as to<br />
time and place:<br />
In Southwerk at the Tabard as I lay (l. 20).<br />
Modern English might use the Past Continuous for two simultaneous<br />
actions in the past, not "as I lay" but "as I was lying," but undoubtedly<br />
the Past Simple, which is less precisely situated at a moment of time<br />
than the Past Continuous, gives a more general sense to the fact of the<br />
Narrator's presence at the inn, the impression (indispensable to a good<br />
story) of things happening by chance and not being planned or<br />
calculated deliberately. So the Narrator continues easily in the Past<br />
tenses of personal narration, all referring to an experienced present<br />
which the Narrator had shared with anybody he spoke to and which in<br />
every case made possible the use of, on the one hand, the Present<br />
Perfect for what was already accomplished and, on the other, forms<br />
conveying notions of what remained to be done. The pilgrims that he<br />
talked to, like himself, intended, wolden (l. 27), to go to Canterbury<br />
the following morning, so that their shared present pointed to a shared<br />
future through a common goal. On the spot observation developed this<br />
shared present and after a precise lapse of time the Narrator had<br />
amassed enough
150_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
information to feel that he had got to know each of his companions:<br />
And shortly, whan the sonne was to rest<br />
So hadde I spoken with hem everichon. (ll. 30-31)<br />
These lines repeat in the Past the "when / then" pattern that had been<br />
used earlier in the Present tenses, so that the Narrator continues and<br />
stresses the realism of his account. With his first use of the Past<br />
Perfect (l. 31) we notice the grammatical precision of the time given,<br />
conveyed here by whan / So. The next line:<br />
That I was of hir felawship anon (l. 32)<br />
confirms that the time taken to meet the pilgrims integrated the<br />
Narrator socially into the group, so that he henceforth shared their<br />
common present as he had previously shared the individual present of<br />
each pilgrim.<br />
At the end of the paragraph, the Narrator returns to the shared<br />
Present, 8 of the teller with the told, the listeners / readers of the text,<br />
and reminds them as I you devyse, that he is giving a credible account<br />
of what happened. Then, to confirm the accuracy of his words, he<br />
thinks it reasonable (since reason, not fantasy, guides his statements)<br />
to introduce the characters, while the realistic mode of the shared<br />
Present is still at his disposal, the present time and space of reality.<br />
But natheless, whil I have tyme and space,<br />
Er that I ferther in this tale pace,<br />
Me thynketh it accordaunt to resoun<br />
To telle yow al the condicioun<br />
O ech of hem, so as it semed me [...] (ll. 35-39)<br />
With the last words quoted (l. 39), the Narrator stops talking in the<br />
Present and goes back to the Past tense of his experience then, at that<br />
point in time when the sun had set and he had just finished speaking<br />
8 . I distinguish by the use of the initial capital the Present of tenses, from the<br />
present of time, but blend the two meanings in the shared Present of the act of<br />
reading.
Chaucer's General Prologue<br />
151_(12U<br />
to the pilgrims. Significantly, by his switch to the Past, the Narrator<br />
makes it clear that he has not revised or elaborated his opinions about<br />
the characters through reflecting on his initial impressions, but that he<br />
will simply report these impressions as they occurred to him in those<br />
particular moments of the then shared Present that is now in the past.<br />
He gives conventionally greater importance to what he heard the<br />
pilgrims tell him about themselves: their condicion, profession and<br />
degree, and conventionally lesser importance to what he had seen for<br />
himself of their appearance. 9 So his remarks about the characters, his<br />
portraits, must be understood to be a mixture of, on the one hand, his<br />
independent thoughts and impressions based on actual observation<br />
and, on the other hand, a re-telling and even a repeating in Free<br />
Indirect Speech of the accounts that the pilgrims gave him of<br />
themselves.<br />
Before ending the third paragraph, the Narrator returns to the<br />
shared Present of the act of listening / reading, thereby reinforcing the<br />
common expectations of himself and his audience by bowing to the<br />
conventions of social and no longer purely chronological order. Thus<br />
And at a Knyght than wol I first bigynne (l. 42) has almost the force<br />
here of "At a knight then should / must I first begin". He may not in<br />
actuality have started his interviews with the Knight, but he takes care<br />
to present his characters with the most socially important personnage<br />
first. Concurrently, the Narrator intimates that he is passing from the<br />
mode of realistic dialogue with its precise notations of time, into the<br />
much vaguer mode of conversational monologue narrative, again<br />
following the accepted social and literary conventions.<br />
9 . To appreciate the relative social importance of what is heard and what is seen<br />
when the subject of observation is a social superior, one can recall the Hans<br />
Anderson fairy-tale of "The Emperor's New Clothes" where only the child is<br />
impolite enough to remark on the Emperor's nudity.
152_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
I have already argued elsewhere 10 that the break between lines<br />
42 : And at a knyght than wol I first beginne, and 43: A Knyght ther<br />
was, and that a worthy man, is a plunge into the narrative past of<br />
story-time so sudden and thorough that we find ourselves in a<br />
different world of signification without recognizing that the transition<br />
has been made. The literary use of A knight there was is as frequent in<br />
romance as "Once upon a time" in fairy-tale: both are literary devices<br />
that shift us, almost bodily, into the romantic world of imaginative<br />
musing and out of that of the interpretation of facts. By using the<br />
formula, the Narrator frees himself and his audience from the<br />
contingencies of actual time and place in favour of the chronotopes of<br />
myth. 11 The audience of the Narrator's shared Present of line 42 (who<br />
can respond to his speaking in the Future), immediately forgets in line<br />
43 that the Narrator is still talking of a character that he has just<br />
purported having met in the realistic Tabard Inn situation. Thus the<br />
audience is prepared to take on faith, as in a fairy-tale and with due<br />
Suspension of Disbelief, 12 the first lines about the Knight: [...] and that<br />
a worthy man. Nobody on a first reading thinks to question this<br />
statement.<br />
If however, we make the mental effort of putting the two lines<br />
(42 and 43) together, we will respond to the second in the more<br />
realistic and more critical way of present-moment dialogue, which the<br />
author, through his Narrator, was initially at such pains to establish.<br />
This present-moment dialogue of the very act of reading has inserted<br />
us once and for all into datable time which can be accounted for. So<br />
while, as close and conscientious readers, we recognise that the<br />
Knight's description makes him appear legendary, we also remember<br />
10 . In Maria K. Greenwood, "Chaucer et Byron : les narrateurs dans le début du<br />
General Prologue to the Canterbury Tales de Chaucer et dans le début de<br />
Don Juan de Byron", Bulletin des Anglicistes Médiévistes, 43 (1993), 700-<br />
725.<br />
11 . The Bakhtinian term which is one of this critic's most developed concepts.<br />
12 . As discussed by Coleridge in Biographia Literaria, Ch. 13.
Chaucer's General Prologue<br />
153_(12U<br />
the reality of his meeting with the Narrator, the Narrator's prior<br />
ignorance of the Knight and the fact that the whole description<br />
necessarily depends on whatever the Knight himself revealed as well<br />
as on what the Narrator saw with his own eyes. Thus the initial<br />
epithet, "a worthy man", read in the realistic mode can provoke<br />
questions that in the fictional, romantic mode, no one thinks to ask:<br />
"When?... How?... Why?... was he worthy." Once we realize that these<br />
questions are meant to occur to us, we also notice that the description<br />
is structured to answer them.<br />
Firstly, "When was the Knight worthy?": the anwer is "Always"<br />
conveyed by the Past Simple of situation ( f ), that vaguest notion of<br />
undatable time. We then continue with a Past Simple:<br />
That fro the time that he first bigan<br />
To ryden out [...] (l. 44)<br />
which would seem to make more sense were it a Past Perfect: "That<br />
from the time that he had first begun [...]", more open to the questions<br />
of "When was that exactly? How old were you at the time? Does the<br />
statement still hold good to-day?", questions arising naturally in a<br />
dialogic situation in the shared Present but, by convention, unaskable<br />
in narrative. For in a story we take as given what we would otherwise<br />
question, and here, especially, the qualities attributed to the knightly<br />
hero proclaimed in the next line. Indeed the claims now made for him,<br />
and which he necessarily originally made for himself, are<br />
breathtakingly wide in scope:<br />
[...] he loved chivalrie<br />
Trouthe and honour, fredom and curtesie. (l. 44-45)<br />
By the end of the sentence we are convinced that the knight was<br />
always worthy because his heart was in the right place from the first.<br />
Then, secondly, the question, "How was he worthy?" is here answered<br />
by claiming that the Knight loved unwaveringly and always the noble<br />
principles of chivalry. And, thirdly, the question "Why was he<br />
worthy?" is also answered tautologically. Thus prepared, or primed,<br />
listeners / readers accept the account of the Knight's deeds as bearing
154_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
out this good impression created by tautology at the start. Yet the<br />
account of the deeds is attached to an unreal, undatable past which<br />
gives them an aura not of real experience but of legend. Were the first<br />
lines put straightaway into the Past Perfect, some notion of datable<br />
time would survive: "From the time that he had first begun / To go on<br />
raids, he had loved chivalry [...]" (my translation), 13 and moreover, the<br />
Past Perfect would suggest, by implying chronological order, that his<br />
love of chivalry had possibly changed or developed during the course<br />
of his life.<br />
Only the firmly established Present of the act of reading and the<br />
Present-based, datable Past of the Narrator's personal story provide us<br />
with a more logical way of reading these lines as Free Indirect Speech,<br />
and to distinguish between the literary formulae of legendary<br />
appearance and the logical reality of the information conveyed. For<br />
everything that refers to the past of the Knight and of the other<br />
characters cannot logically be part of timeless myth but must be part<br />
of datable life-experience. Thus the whole description and the whole<br />
account of the battles can be read as coming from the Knight himself.<br />
13 . One can compare translations of these lines into modern English by Wright<br />
and Coghill (British) or Morrison and the Hieatts (American).<br />
David Wright (trans.), Geoffrey Chaucer: The Canterbury Tales, Oxford /<br />
New York: Oxford University Press, 1985, p. 2: "Who from the moment that<br />
he first began / Campaigning, had cherished the profession / Of arms",<br />
Nevill Coghill (trans.), Geoffrey Chaucer: The Canterbury Tales,<br />
Harmondsworth: Penguin Books, (1951) 1955, p. 20: "Who from the day on<br />
which he first began / To ride abroad had followed chivalry",<br />
Theodore Morrison in: The Portable Chaucer, revised ed., New York: The<br />
Viking Press, (1949) 1975, p. 54 "Who from the earliest moment he began /<br />
To follow his career loved chivalry",<br />
A. Kent Hieatt and Constance Hieatt, Chaucer, Canterbury Tales: Tales of<br />
Caunterbury, New York: Bantam Books (Bantam Dual-Language Book),<br />
1964, p. 5, "from the time when he had first begun / to venture out, had loved<br />
chivalry".
Chaucer's General Prologue<br />
155_(12U<br />
So although his words in lines 44-45 about that time in the past,<br />
when he first rode out to battle with all the knightly ideals filling his<br />
mind and heart, might convince on a first reading, they could equally<br />
well fail to convince. If the Knight's actual words to the Narrator are<br />
imagined to have been something along the lines of "I am a true /<br />
worthy knight, who has always loved the knightly ideals of truth,<br />
honour etc. from the time I began my career on horseback", his<br />
credentials can be suspected of being meagre.<br />
Significantly, the word "time" appears in line 43 as a simple<br />
grammatical pointer to past time, but devoid of its links with the<br />
realistic time of "when / then". It can be understood vaguely as<br />
conveying the idea of "when I was young", implying the enthusiasm<br />
and sincerity of that stage of life. The description continues in the<br />
vague Past Simple that precludes questions or precision ( f ), before<br />
passing to a Past Perfect that lacks the clarity of chronological<br />
order (h ):<br />
Ful worthy was he in his lordes werre (l. 47)<br />
And thereto hadde he riden, no man ferre (l. 48)<br />
In these lines the Past Perfect is introduced in its loosest sense (h ),<br />
since we are left to wonder what was the chronological order of the<br />
two events and what notion of time their juxtaposition conveys. From<br />
this point in the text, this loose usage of the Past Perfect is repeated<br />
throughout the account of the Knight's past in seven cases, 14 so that we<br />
lose any sense of real time or chronology. The final sentence of the<br />
account of worthy deeds emphasises the blurring of particularlr events<br />
into a general Past Simple of situation, ( f ), which stresses the notion<br />
of "always" with the textual word "evermore" :<br />
And evermore he hadde a sovereyn prys. (l. 67)<br />
Added to this disappearance of precise times, the places<br />
mentioned seem equally unreal. For the average English-speaking<br />
14 . Ex. he had the bord bigonne (l. 52); had he reysed (l. 54); hadde he be (l. 54);<br />
had he be (l. 60); hadde he been (l. 61); had been also (l. 64).
156_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
listener / reader, Lettow or Pruce or Tramyssene could just as well, for<br />
all the reality that they evoke, be Camelot or Avalon. This vagueness<br />
about times and places historical and geographical suggests a loose<br />
everyday conversational use of the Past tenses while, as regards the<br />
Knight's glorious past, the use of Free Indirect Speech evokes the<br />
banal boasting of the common veteran. Right up to the summing up of<br />
He was a verray, parfit, gentil knight we can understand that the<br />
Knight is imposing on the Narrator his own inflated opinions of<br />
himself in the best traditions of the bragging soldier. 15<br />
After this statement about the Knight of purely rhetorical<br />
persuasion (ie. not rationally argued, but playing on the audience's<br />
ready reverence for a social superior), the last six lines of the<br />
description bring back the shared Present of the act of reading:<br />
But for to tellen you of his array (l. 73)<br />
with the Narrator speaking no longer of what he heard but of what he<br />
saw. His comments on the Knight's appearance contrast with what we<br />
have been told about his deeds and while the former sounded<br />
impressive, the latter does not. The Knight's horse or horses were<br />
"good" (efficient carriers) but not "gay" (finely turned out) (l. 74). The<br />
meaning of the line is controversial since it is hard to see who or what<br />
the pronouns refer to, and we can paraphrase in two distinct ways:<br />
"His horse or horses were fit and muscular, but he / they were not<br />
gaily set out" or "His horse or horses were finely groomed, but the<br />
Knight's own appearance was plain." If we take the second meaning,<br />
(my preference), the discrepancy between horse and rider leads us on<br />
to consider another point about the Knight's appearance which is<br />
straightforwardly repulsive: the soiled fustian tunic, bismotered, in<br />
some way by the habergeon, the coat of mail. Thus the sight that the<br />
Narrator reports on is singularly lacking in brilliance and we can<br />
15 . Seen as a boaster, the Knight becomes one of the comic heroes who stem from<br />
anti-heroic comedy and in particular The Braggart Soldier by Plautus. See<br />
Plautus: Four Comedies, trans. with intro. and notes by Eric Segal, Oxford /<br />
New York: Oxford University Press, 1990.
Chaucer's General Prologue<br />
157_(12U<br />
imagine his gaze as anything but admiring. So in the last two lines,<br />
when we again go into the Knight's personal past and therefore into<br />
Free Indirect Speech, we can understand that the Knight is explaining,<br />
excusing the unkempt appearance that seems not to tally with the<br />
previous boasts of acknowledged worth and invariable success: 16<br />
For he was late ycome from his viage<br />
And went for to doone his pylgrymage. (ll. 77-78).<br />
With the Squire's description, the Narrator's reports of what he<br />
heard and what he saw are juxtaposed almost from the beginning.<br />
Faced with a mere Squire, the Narrator is presumably less disposed to<br />
hear the young man out before coming in himself. But as with the<br />
father, the Narrator begins with what he hears from the son,<br />
information about his life and identity:<br />
Wyth hym ther was his sone, a yong Squire<br />
A lovyer and a lusty bachelor, (ll. 79-80)<br />
and continues without a break with the description of what he sees for<br />
himself:<br />
With lokkes crulle as they were leyd in presse. (l. 81)<br />
The Narrator then surmises, since apparently he is not told, that<br />
the young man is about twenty (I guess, l. 82). The comments that<br />
follow on the young man's stature, agility (delyvere) and strength must<br />
be a mixture of what the Narrator could see with his own eyes, the<br />
remarks he might have thus been induced to make, and the replies of<br />
the young man: "Your hair is finely styled" "Yes, but I'm very strong<br />
and agile as well, and good at fighting", for the account then goes on<br />
to the young man's feats of arms, with the significantly vague timenotation<br />
sometime and the passage to the vaguest Past Perfect (h )<br />
adding the legendary touch:<br />
16 . See Maria K. Greenwood, "Idealised Chivalric Knights: Chaucer's Knight in<br />
the 'General Prologue' to the Canterbury Tales and Sir Gawain in Sir Gawain<br />
and the Green Knight", Bulletin des Anglicistes Médiévistes, 19 (1995), 127-<br />
139.
158_(12U<br />
And he had been somtyme in chevauchie. (l. 85)<br />
Maria K. Greenwood<br />
Heroic legend veers rather disappointingly into mere romance<br />
when, by the end of the sentence, we learn that the outcome of the<br />
Squire's soldiering is not to win honour but ladies' favours. The<br />
Narrator, realising that the son is not interested in living up to his<br />
father's professedly heroic ideas of chivalry, and that his campaigns in<br />
Flanders and Picardy sound rather unexcitingly unexotic, returns again<br />
to appraising his appearance:<br />
Embroidered was he [...] (l. 89)<br />
The further information that the young man then gives on his lifestyle<br />
and on his reputation, his singing, his fluting, his Maytime<br />
freshness, seems to be going along with the remark about his<br />
"embroidered" appearance, as if he were enthusiastically agreeing that<br />
he is indeed the perfect Courtly Lover in person. The next remark on<br />
his clothes (about the shortness of his gown and length of his sleeves)<br />
is more laconic and may come from the Narrator or the young man<br />
himself, depending on the amount of approval this information is<br />
meant to arouse. The comment that follows on the Squire's<br />
horsemanship is more clearly approbatory:<br />
Well koude he sitte on horse and faire ryde (l. 94)<br />
but unclear as to who of the two, Narrator or Squire, is at its origin.<br />
Perhaps the Narrator is a capable judge of riding skills, perhaps not:<br />
whereas the Squire is likely to be capable of telling good<br />
horsemanship from bad. In the next lines, however there is no<br />
ambiguity about who gives the information:<br />
He could songes make and wel endite<br />
Juste and eke daunce [...] (l. 95-96)<br />
for now, with the the Squire speaking of his accomplishments, we are<br />
clearly in the Past tense of Free Indirect Speech, as is confirmed by<br />
what follows. The time of his sexual exploits is realistically, not<br />
romantically, rendered by the word by nightertale. Unlike the<br />
conventional lover of romance pining sleeplessly from unfulfilled<br />
romantic longing, the real young man is not shy of boasting that his
Chaucer's General Prologue<br />
159_(12U<br />
sleeplessness is not for reasons of frustration but of active sexual<br />
prowess. The last two lines again must come from the Squire, who,<br />
perhaps realising that he has been carried away in his confidences to a<br />
stranger, recalls his more respectable qualities and duties as his<br />
father's son: politeness, humble bearing and ready helpfulness, as well<br />
as useful skill in menial manual tasks like carving, filial qualities<br />
which add up to a Boy-Scout image.<br />
When the Yeoman is introduced, there is some doubt as to which<br />
of the two, the father or the son, this man actually serves,<br />
A Yeman hadde he and servanz namo<br />
At that tyme, for hym liste ryde so,<br />
And he was clad in cote and hood of greene, (ll. 101-103)<br />
although most readers take the he to mean the father. 17 The allusion to<br />
the particular moment at that tyme clearly indicates Free Indirect<br />
Speech, with the Knight or Squire explaining that the scarcity of<br />
followers is a matter of choice rather than of necessity to the Narrator,<br />
who then takes over with his own observations on the Yeoman's<br />
appearance. Unlike the Knight and the Squire, the Yeoman does not<br />
seem to introduce himself, but has to be accounted for by his superior.<br />
The first comments that might come from the Yeoman, or perhaps are<br />
still those of the Knight / Squire speaking about his servant, are those<br />
which convey approbation of his arrows, which :<br />
Under his belt he bar full thriftily.<br />
(Well koude he dresse his takel yemanly), (ll. 105-106)<br />
where we can distinguish between the Past Simple (e) of datable time<br />
of the "bearing" or "wearing" of his arrows (something the Narrator<br />
could see for himself) and the Past Simple ( f ) of vaguely general time<br />
in koude he dresse, which suggests an account. This last refers to the<br />
many unspecified occasions which, added up together, prove the<br />
possession of a skill (something the Narrator had to be told). The<br />
close-cropped head and the sun-burnt face of the Yeoman are<br />
17 . This is the opinion in Riverside, p. 25, note 101.
160_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
similarly part of the Narrator's observations, but the next line about the<br />
Yeoman's skill in woodcraft is the last thing told, a remark which<br />
either the Yeoman himself or the Knight / Squire could be thought to<br />
be making about the Yeoman's past life or identity. Since he is not<br />
given any further information, from then on the Narrator develops his<br />
observations on appearance and so, by the last line, interprets the<br />
plethora of arms (arrows, armguard, sword and shield, expensive<br />
dagger) as well as the pure silver St. Christopher medal and the horn<br />
on its green strap, as indications that the Yeoman is a forester,<br />
although the Narrator cannot be certain:<br />
A forster was he, soothly, as I guess. (ll. 117)<br />
His hesitation, the juxtaposition of soothly and as I guess induces<br />
doubt, and one can end up wondering even further than the Narrator<br />
himself whether the Yeoman with his excessive accoutrements is<br />
really the simple forester that he seems to be. 18<br />
The "General Prologue" continues with the portrait of the<br />
Prioress, and I have already dealt with the wealth of meaning<br />
generated by interpreting the text along the lines of the Narrator<br />
"being told and having seen." 19 The same method of reflecting on the<br />
tenses can guide our interpretation of all the portraits that follow.<br />
Thus, with the Monk, the next pilgrim to be presented, the first line<br />
tells of his appearance:<br />
A Monk ther was, a fair for the maistrie, (l. 165)<br />
and the second of what he reveals about himself in his speech:<br />
An outridere, that lovede venerie. (l. 166)<br />
18 . See Terry Jones, Chaucer's Knight: The Portrait of a Medieval Mercenary,<br />
London: Eyre Methuen, (1982) 1980, p. 211.<br />
19 . See Maria K. Greenwood, "Trust and Chaucer's Prioress: the Secrets of Her<br />
Success", André Lascombes (ed.), Identités et différences : actes de l'atelier<br />
Moyen Age du congrès de la S.A.E.S. à l'<strong>Université</strong> d'Aix-en-Provence 1991,<br />
Publications de l'AMAES, 17, 1992, 27-43.
Chaucer's General Prologue<br />
161_(12U<br />
Here again the Past Simple (e) of the precise moment of the Narrator's<br />
sight of the Monk, is followed by the Past Simple (f) which is, in Free<br />
Indirect Speech, what the Monk revealed about his social identity and<br />
personal tastes. The line that follows clearly expresses assessment and<br />
approbation:<br />
A manly man, to be an abott able (l. 167)<br />
but cannot be clearly put down to either the Narrator or the Monk.<br />
This indeterminacy, however, suggests the social collusion between<br />
the two of them on the subject of the Monk's reputation (what the<br />
other monks say about him in his abbey) and sounds the note<br />
developed throughout the portrait of the Monk's complacent selfsatisfaction.<br />
Similar remarks apply to the Friar, whose first epithet, describing<br />
him as a wantowne and a merye (l. 208), could come from either the<br />
Narrator or the Friar speaking of the reputation that he had made for<br />
himself in his community: "I'm known to be a jolly fellow." What we<br />
learn about these two characters' appearance or visual image creates a<br />
more positive impression than what we learn of their actions and<br />
mind-set. However much one disapproves of the Monk on principle<br />
for neglecting and despising his monastic vows, or of the Friar for<br />
distorting the religious rules that he is supposed to live by, one can<br />
well be attracted by the Monk's evident care for his horse who is As<br />
brown as is a berry, (l. 207) or the Friar's sparkling eyes that twinkle<br />
As doon the sterres in the frosty night (l. 268). In contrast to the<br />
Knight, the Monk and Friar look more attractive than they sound, and<br />
if one refers to the datable Past of the Narrator's meeting with them<br />
(easily transformed into a Present of actual encounter), one can<br />
understand that they possess a fair amount of social charm which they<br />
exploit for their own ends.<br />
Most importantly, the Monk and the Friar create an atmosphere<br />
of jolly fellowship by their frank worldliness, their lack of pretence<br />
that they are better than they are. Because they twist the accepted rules
162_(12U<br />
Maria K. Greenwood<br />
of morality openly, they can be believed to be telling the truth. 20 And it<br />
is this frankness about one's past life and deeds which finally<br />
culminates in the outrageous revelations of a Wife of Bath or a<br />
Pardoner, although one can argue that in these extreme cases the<br />
revelations act in opposite ways, that the frankness of the Wife of<br />
Bath is finally endearing while that of the Pardoner is repulsive. For<br />
these characters as for all Chaucer's characters, we form an image of<br />
what they are like as persons from what they say about their pasts, and<br />
how they appear and act at the actual (present) moment of meeting<br />
with the Narrator.<br />
To conclude, I would like to stress the point I have been making<br />
throughout: that it is above all by prolonged reflection on Chaucer's<br />
use of tenses and notions of time, that listeners / readers of the<br />
"General Prologue" will arrive at a richer, more coherent<br />
characterization of the pilgrims. For this reflection on the text permits<br />
a kind of reconstruction of each character's realistic life and moral, or<br />
immoral, stature, social success or inadequacy. In the end, every<br />
listener / reader has to decide what he / she prefers, in private or in<br />
public, a person of moral or immoral life-style, of socialising or antisocial<br />
manner, and whether pretending to be a saint is preferable to<br />
admitting being a rogue, or vice versa, when it comes to the choice of<br />
companions for a pilgrimage in the real world.<br />
20 . It is probable that critics that hold the traditional Protestant view that the<br />
Monk and the Friar embody wickedness would not agree with this<br />
assessment. See for instance Robert B. Burlin, Chaucerian Fiction,<br />
Princeton, New Jersey: Princeton University Press, 1977.
La Commère de Bath<br />
163_(12U<br />
Ainsi parlait la Commère de Bath<br />
Josseline Bidard<br />
<strong>Université</strong> de Paris IV<br />
De nombreux critiques se sont attachés à montrer l'importance du<br />
langage dans l'oeuvre de Chaucer et, en particulier, dans les<br />
Canterbury Tales. 1 Chaucer lui-même en était parfaitement conscient<br />
et, reprenant les théories de l'Antiquité et en particulier celle de<br />
Platon, il se plaisait à souligner le lien entre les mots et les actes. Il<br />
déclare ainsi dans le «General Prologue » : 2<br />
Eek Plato seith, whoso kan hym rede<br />
The wordes moote be cosyn to the dede. (741-742)<br />
La même idée est reprise et développée dans «The Manciple Tale » :<br />
The wise Plato seith, as ye may rede,<br />
The word moot nede accorde with the dede.<br />
If men shal telle proprely a thyng,<br />
The word moot cosyn be to the werkyng. (207-210)<br />
Cette idée se trouvait déjà dans sa traduction de la Consolatio<br />
Philosophiæ de Boèce :<br />
[...] by the sentence of Plato that nedes the wordis moot be cosynes to<br />
the thinges of whiche thei speken. (III, prosa 12, 205-207).<br />
Cet intérêt pour le langage apparaît également dans la façon dont<br />
les pèlerins s'expriment. On a montré depuis longtemps qu'il existait<br />
1 . Ralph W.V. Elliott, Chaucer's English, Londres : Andre Deutsch, 1974. David<br />
Burnley, The Language of Chaucer, London : Macmillan Education, 1983.<br />
2 . Toutes les références et les citations sont celles de l'édition de Larry D.<br />
Benson, The Riverside Chaucer, 3 e éd., Oxford : Oxford University Press,<br />
1988.
164_(12U<br />
Josseline Bidard<br />
un lien étroit entre la personnalité de certains conteurs et le langage<br />
qu'ils utilisaient dans leur conte. Le clerc ou l'homme de loi, par<br />
exemple, emploient de termes savants, voire techniques, révélant ainsi<br />
l'importance de leur formation intellectuelle ou de leur profession.<br />
D'autres personnages, au contraire, émaillent leur récit d'expressions<br />
familières, parfois même vulgaires, qui trahissent la médiocrité de leur<br />
origine. C'est le cas, entre autres, de Harry Bailey ou de la commère<br />
de Bath. Parfois, encore, Chaucer s'est amusé à glisser quelques traits<br />
dialectaux qui lui permettent de différencier les personnages et de<br />
créer une impression de réalisme. Ce procédé apparaît clairement dans<br />
«The Reeve's Tale », par exemple.<br />
Dans ces conditions, on pouvait s'attendre à retrouver la même<br />
richesse et la même variété dans le lexique de la parole. Or, il n'en est<br />
rien, bien au contraire. Chaucer utilise presque toujours les mêmes<br />
mots et choisit de préférence les termes les plus courants et les plus<br />
génériques. On trouve essentiellement des verbes comme to say, to<br />
tell, to speak ou bien, pour introduire les citations, la forme quod,<br />
forme aujourd'hui disparue. 3 Uniformité et monotonie semblent la<br />
règle. Nous nous proposons donc, dans cette communication, de<br />
chercher les raisons d'une telle sobriété de moyens. Fallait-il pour cela<br />
étudier tous les contes ou bien n'en choisir qu'un, parmi les plus<br />
significatifs? Nous avons opté pour la seconde solution et notre choix<br />
s'est porté sur le prologue et le conte de la commère de Bath. Deux<br />
raisons surtout justifient cette démarche : d'une part la personnalité de<br />
la conteuse, d'autre part le nombre impressionnant d'occurrences des<br />
verbes mentionnés ci-dessus. La commère de Bath sait se servir de la<br />
parole mieux que quiconque ; une fois lancée, c'est un véritable torrent<br />
verbal que rien ne peut arrêter. Elle en est tout à fait consciente et<br />
l'avoue sans détour ni complaisance. Evoquant ses démêlés avec son<br />
3 . La ponctuation étant encore très aléatoire dans les manuscrits du XIV e siècle,<br />
lorsque les auteurs employaient le style direct, ils introduisaient les paroles de<br />
leurs personnages par des formules du type quod he ou quod she sans que cet<br />
emploi soit véritablement significatif.
La Commère de Bath<br />
165_(12U<br />
cinquième mari, le clerc Jankyn, elle reconnaît volontiers ses<br />
faiblesses :<br />
Stibourn I was as is a leonesse,<br />
And of my tonge a verray jangleresse. (637-638) 4<br />
On peut donc supposer que, par rapport à d'autres contes, le<br />
vocabulaire relatif à la parole est plus abondant. Cette hypothèse est<br />
confirmée par l'emploi récurrent des verbes to say, to speak et to tell.<br />
D'un simple point de vue quantitatif, si l'on compare «The Wife of<br />
Bath's Prologue » (856 vers) et «The Wife of Bath's Tale » (407 vers)<br />
au «General Prologue » (858 vers), on s'aperçoit que la disproportion<br />
entre ces trois passages est écrasante :<br />
General Prologue Wife of Bath's<br />
Prologue<br />
Wife of Bath's<br />
Tale<br />
to say 8 67 27<br />
to speak 9 15 5<br />
to tell 7 33 10<br />
Bien que les deux prologues soient pratiquement de la même<br />
longueur, le nombre total d'occurrences passe d'une vingtaine (24)<br />
dans le premier à plus d'une centaine (115) dans le second. En ce qui<br />
concerne le conte de la commère de Bath, on ne trouve qu'une<br />
quarantaine d'occurrences (42), mais il est deux fois moins long que<br />
les prologues. De plus, la commère emploie souvent le style direct et,<br />
bien entendu, utilise la forme quod chaque fois qu'elle cite les propos<br />
de ses personnages (une vingtaine d'occurrences). En outre, Chaucer<br />
ne cherche nullement à éviter les répétitions, bien au contraire ; il<br />
4 . On remarquera que c'est l'un des rares exemples où Chaucer emploie un nom,<br />
jangleresse, plutôt qu'un verbe et, de plus, un nom peu courant. Il utilise aussi<br />
janglere pour décrire le meunier dans «The General Prologue » : Erreur !<br />
Source du renvoi introuvable. (560). Quant au verbe, on trouve une<br />
occurrence dans «The Nun's Priest's Tale » :<br />
"Nay", quod the fox, "but God yeve hym meschaunce<br />
That is so undiscreet of governaunce<br />
That jangleth whan he sholde hoold his pees !" (3433-3436)
166_(12U<br />
Josseline Bidard<br />
réunit souvent ces verbes à l'intérieur du même vers ou du même<br />
groupe de vers :<br />
Oure Host cride, "Pees ! and that anon !"<br />
And seyde, "Lat the womman telle hire tale.<br />
Ye fare as folk that dronken be of ale<br />
Do, dame, telle forth youre tale, and that is best." (850-53)<br />
La densité des occurrences est très grande. To say et to tell sont<br />
employés trois fois en quatre vers. L'expression quelque peu<br />
redondante to tell one's tale est répétée deux fois, seul le possessif<br />
change. Même si la forme verbale cride introduit un élément de<br />
variété, l'aspect répétitif l'emporte. Il ne s'agit évidemment pas d'une<br />
maladresse de style, la richesse lexicale de Chaucer et la fécondité de<br />
son esprit inventif sont trop connues pour accepter une telle<br />
explication. Il faut donc en conclure que Chaucer a fait ce choix<br />
volontairement. Mais pourquoi ? C'est ce que nous allons nous<br />
efforcer de découvrir en partant d'une analyse descriptive de ces<br />
verbes et en étudiant le contexte dans lequel ils sont employés.<br />
Alors que Chaucer a fait de nombreux emprunts au français et au<br />
latin, il a utilisé, dans le domaine de la parole, des verbes qui sont tous<br />
issus du vieil-anglais. To say vient de secgan, to speak de sprecan et<br />
to tell de tellan. Ces mots possédaient déjà en vieil-anglais un sens<br />
générique très important. Si l'on prend le verbe tellan, par exemple, il<br />
pouvait correspondre au sens actuel des verbes reckon, number,<br />
compute ou bien account, estimate, consider, think ou encore charge<br />
against, impute to, etc. 5 Ces verbes faisaient donc partie du<br />
vocabulaire courant, dans la langue orale comme dans la langue écrite,<br />
et n'avaient absolument rien de remarquable en eux-mêmes.<br />
5 . J.R. Clark Hall, A Concise Anglo-Saxon Dictionary, avec supplément de<br />
Herbert D. Meritt, Cambridge, 4 e éd. 1960, p. 339.
La Commère de Bath<br />
167_(12U<br />
En poésie, leur brièveté facilitait leur usage. Selon les besoins de<br />
la scansion ils pouvaient être considérés comme monosyllabiques ou<br />
dissyllabiques, comme le montre l'exemple suivant :<br />
"Dame, I wolde praye yow, if youre wyl it were"<br />
Seyde this Pardoner, "as ye bigan<br />
Telle forth your tale, spareth for no man<br />
And teche us yonge men of youre praktike". (184-187)<br />
Si l'on veut obtenir un vers décasyllabique, il faut compter seyde pour<br />
deux syllabes au vers 185 et telle pour une seule au vers 186. La<br />
facilité, toutefois, ne peut pas être retenue comme un critère valable<br />
pour Chaucer. A l'époque où il composa les Canterbury Tales il avait<br />
suffisamment expérimenté dans le domaine de la versification pour ne<br />
pas avoir besoin de recourir à des moyens aussi simples. Il peut lui<br />
arriver d'utiliser ces verbes comme de simples chevilles, mais ce n'est<br />
pas la véritable raison de leur emploi.<br />
En ce qui concerne les temps, il est frappant de voir que ces<br />
verbes sont très souvent utilisés au présent de l'indicatif. Certes,<br />
lorsque la commère de Bath répond à l'invite du Pardonneur et fait<br />
semblant de commencer son conte, elle emploie le futur :<br />
Now, sire, now wol I telle forth my tale.<br />
As evere moote I drynken wyn or ale<br />
I shall seye sooth [...] (193-195)<br />
Le futur, néanmoins, reste exceptionnel. Si le prétérit est plus courant<br />
(cela n'a rien d'étonnant puisque la commère raconte sa vie passée<br />
dans le prologue, ou relate un vieux conte d'autrefois) il alterne<br />
souvent avec le présent, même lorsqu'il s'agit de retracer les<br />
événements du passé. Parfois, même, l'auteur donne la préférence au<br />
présent. Un passage, en particulier, retiendra notre attention : celui où<br />
la commère de Bath évoque ses trois premiers maris qui étaient vieux,<br />
mais riches et bons. Du vers 234 au vers 378, elle rapporte les<br />
interminables scènes de ménage qui ont ponctué sa vie conjugale et<br />
fait tenir à ses anciens maris (qui ne font plus qu'un dans son esprit)<br />
des propos qu'elle s'empresse de réfuter avec virulence. On s'attendrait<br />
donc à avoir un récit au passé. Il n'en est rien. La commère de Bath
168_(12U<br />
Josseline Bidard<br />
emploie surtout le présent de l'indicatif, qu'elle s'exprime au style<br />
direct ou au style indirect. On peut relever 19 occurrences du seul<br />
verbe to say, accompagné du pronom personnel thou, 6 le tutoiement<br />
étant encore largement utilisé au XIV e siècle et témoignant du degré<br />
d'intimité entre les deux personnages. On trouve deux variantes<br />
principales (en dehors des variantes orthographiques) : thou seyest et<br />
seistow. Comme on le voit, l'aspect répétitif est encore plus poussé<br />
qu'à l'habitude. A la fin de ce long passage, la commère de Bath<br />
emploie le prétérit thou seydest, mais ce changement ne semble avoir<br />
aucune signification, tant sur la plan grammatical que sur le plan<br />
littéraire.<br />
Du point de vue de la syntaxe, les formes passives sont rares. On<br />
peut citer par exemple le vers 9 :<br />
"But me was toold, certeyn, nat longe agoon is".<br />
On remarquera d'ailleurs que cette forme passive sert à exprimer une<br />
certitude et que le complément d'agent est omis, mettant ainsi en relief<br />
le seul élément important pour la commère de Bath, c'est-à-dire ellemême.<br />
Le plus souvent, donc, les verbes to say, to speak et to tell sont<br />
utilisés à la forme active. Ils peuvent être accompagnés soit d'un<br />
pronom personnel, soit d'un sujet indéfini. En ce qui concerne les<br />
pronoms personnels, les trois personnes du singulier et du pluriel sont<br />
employées en fonction du sens. Parmi les pronoms indéfinis, some<br />
l'emporte. Lorsque le chevalier du roi Arthur part chercher la réponse<br />
à la question posée par la reine (quelle est la chose que les femmes<br />
désirent le plus ?), il est atterré par la variété des suggestions qui lui<br />
sont faites.<br />
Somme seyde wommen loven best richesse,<br />
Somme seyde honour, somme seyde jolynesse,<br />
Somme riche array, somme seyden lust abedde,<br />
And oftetyme to be wydwe and wedde.<br />
Somme seyde that oure hertes be moost esed<br />
Whan that we been yflatered and yplesed. (925-930)<br />
6 . Cf. v. 248, 251, 254, 257, 263, 265, 270, 271, 273, 278, 282, 285, 292, 293,<br />
302, 337,341, 366, 376.
La Commère de Bath<br />
169_(12U<br />
L'effet cumulatif crée par la répétition de somme seyde n'est pas<br />
réducteur mais permet, au contraire, de faire coïncider différents<br />
points de vue, celui du chevalier, celui de la commère de Bath et celui<br />
du poète. En montrant la diversité des opinions, l'auteur nous fait<br />
sentir l'anxiété croissante du chevalier : comment réussira-t-il à<br />
découvrir la bonne réponse, celle qui lui accordera la vie sauve, alors<br />
que chacun lui propose une solution différente ? En outre, la<br />
dépersonnalisation de ses interlocuteurs prouve le peu de valeur de<br />
leur avis. Tous ces somme accumulés ne constituent pas une véritable<br />
personne et le chevalier, tout comme le lecteur, ne sont pas dupes : ils<br />
attendent celui ou celle qui apportera la véritable réponse. De son côté,<br />
la commère cède à son goût immodéré pour les énumérations et<br />
reprend la plupart des arguments de la satire anti-féministe<br />
traditionnelle, arguments qu'elle avait déjà exploités dans son<br />
préambule, et les rejette à nouveau. Le passage de wommen à we est<br />
tout à fait révélateur à cet égard : elle se sent concernée par ces<br />
attaques et entend leur apporter un démenti total, sans se rendre<br />
compte que «sa » réponse donnée par le truchement de la «vieille »<br />
montre les femmes sous un jour encore plus critique. La manipulation<br />
fonctionne à deux niveaux. La commère de Bath manipule son récit à<br />
sa convenance et selon sa personnalité, et Chaucer, à son tour,<br />
manipule le récit qu'elle fait pour donner plus de profondeur à son<br />
personnage. Alors qu'elle croit détenir le pouvoir, elle n'est en fait<br />
qu'un jouet entre les mains de son créateur.<br />
Cet exemple nous montre comment la répétition de mots<br />
courants, voire anodins, peut constituer un procédé particulièrement<br />
riche et révélateur. Le mot ou la forme n'ont rien de marquant en euxmêmes,<br />
c'est leur récurrence qui est significative. Il paraît donc<br />
intéressant, à la lumière de cet exemple, de revenir sur le passage du<br />
préambule dans lequel la commère de Bath fait revivre ses vieux<br />
maris. Les nombreuses occurrences de thou seyest et seistow que nous<br />
avons notées ne peuvent pas être dues au simple hasard. Quel rôle<br />
jouent-elles exactement ? Tout d'abord, nous semble-t-il, ces<br />
occurrences permettent de découper le récit de la commère en créant
170_(12U<br />
Josseline Bidard<br />
des articulations plus ou moins arbitraires mais nécessaires pour la<br />
clarté de l'exposé. Entre le vers 234 et le vers 381, nous l'avons dit, la<br />
commère énumère les reproches que ses maris lui faisaient (du moins<br />
le prétend-elle) et les réparties foudroyantes qu'elle leur opposait. Or,<br />
il est pratiquement impossible de trouver dans ce passage un<br />
enchaînement logique. Si le début procède par oppositions : les<br />
femmes pauvres et les femmes riches, les femmes belles et les femmes<br />
laides, le reste du texte tient plus de l'inventaire que de l'exposé<br />
construit rationnellement. La commère saute le plus souvent du coq à<br />
l'âne et cherche avant tout à faire la liste presque exhaustive des<br />
travers féminins. On passe des femmes qui crient et percent les<br />
tympans de leur pauvre conjoint aux femmes hypocrites qui<br />
dissimulent leurs nombreux défauts avant le mariage pour mieux les<br />
étaler ensuite, des femmes qui réclament sans cesse des compliments<br />
et des cadeaux aux femmes infidèles, etc. Tous ces défauts accumulés<br />
visent à démontrer le pouvoir destructeur de la femme et donnent de la<br />
vie conjugale une vision épouvantable : l'enfer, c'est la femme !<br />
En outre, la commère de Bath renforce encore l'impression de<br />
confusion par l'emploi d'images variées mais disparates. Celles qui<br />
sont empruntées à la nature sont les plus nombreuses : les femmes<br />
sont comparées aux éléments et/ou aux animaux les plus divers. Mais,<br />
là encore, il est difficile de trouver un lien logique entre les différentes<br />
images employées comme le montre le passage suivant :<br />
Thou liknest eek wommenes love to helle,<br />
To bareyne lond, ther water may nat dwelle.<br />
Thou liknest it also to wilde fyr ;<br />
The moore it brenneth, the moore it hath desir<br />
To consume every thyng that brent wole be.<br />
Thou seyest, right as wormes shende a tree,<br />
Right so a wyf destroyeth hire housbonde. (371-377)<br />
Il existe bien entendu une relation entre ces différentes comparaisons,<br />
c'est l'idée de la mort et de l'enfer ; mais, ce lien est plus émotionnel<br />
qu'intellectuel et l'impression qui domine à la première lecture ou à la<br />
première audition est une impression de foisonnement dans laquelle le
La Commère de Bath<br />
171_(12U<br />
lecteur ou l'auditeur risque de se perdre. En outre, les images<br />
contenues dans ce passage s'ajoutent à d'autres images plus ou moins<br />
contradictoires. Pour ne prendre que les animaux, la femme est<br />
comparée successivement à un épagneul (267), une oie cendrée (269),<br />
un moucheron (347), et une chatte (348-354). Aucun point commun<br />
entre ces différentes créatures !<br />
En fait, la commère de Bath n'hésite pas à se lancer dans de<br />
longues énumérations qui n'ajoutent rien à son propos mais lui<br />
permettent d'utiliser un maximum de mots. Résumer n'est pas dans sa<br />
nature. On en donnera pour exemple ce court passage où elle réunit les<br />
êtres et les objets les plus hétéroclites pour le simple plaisir de parler :<br />
Thou seist that oxen, asses, hors, and houndes,<br />
They been assayed at diverse stoundes ;<br />
Bacyns, lavours, er that men hem bye,<br />
Spoones and stooles, and al swich housbondrye,<br />
And so been pottes, clothes, and array ;<br />
But folk of wyves maken noon assay,<br />
Til they be wedded — olde dotard shrewe ! —<br />
And thanne, seistow, we wol oure vices shewe. (285-292)<br />
On trouve pêle-mêle des animaux, des meubles, des instruments de<br />
cuisine et des vêtements. Il est difficile de ne pas se perdre dans ce<br />
bric-à-brac. Or, on remarquera que cette énumération cocasse est<br />
encadrée par deux formules semblables : thou seist (285) et seistow<br />
(292). Ces deux expressions permettent de délimiter le passage et<br />
forment une sorte de coupure ou de respiration.<br />
Elles constituent également une espèce de repère et permettent au<br />
lecteur de suivre le fil du récit, fil qui est constamment rompu par la<br />
commère elle-même. Elle nous fait part de ses réflexions personnelles,<br />
ne résiste pas à la tentation de citer les Autorités ou de rappeler un<br />
proverbe bien connu. Ainsi, se plaignant de l'attitude de ses vieux<br />
maris qui refusaient de lui laisser les clefs de leur coffre et<br />
l'empêchaient de vaquer à sa guise, elle appelle à la rescousse<br />
Ptolémée en personne, cite ses paroles et en donne une glose toute<br />
personnelle :
172_(12U<br />
Of alle men yblessed moot he be,<br />
The wise astrologien, Daun Ptholome,<br />
That seith this proverbe in his Almageste :<br />
"Of alle men his wysdom is the hyeste<br />
That rekketh nevere who hath the world in honde".<br />
By this proverbe thou shalt understonde<br />
Have thou ynogh, what thar thee recche or care<br />
How myrily that othere folkes fare ? (322-330)<br />
Josseline Bidard<br />
En fait, la commère n'introduit aucun élément nouveau ; elle étoffe,<br />
elle amplifie, elle brode, pourrait-on dire, sur le même sujet : la liberté<br />
des femmes. Ses digressions introduisent un élément supplémentaire<br />
de confusion. 7 Son récit n'est ni vraiment chronologique, ni rationnel,<br />
ni même linéaire ; il suit les méandres de son esprit vagabond.<br />
Parfois c'est la syntaxe même qui subit les effets de son<br />
tempérament fantaisiste. La commère bouleverse l'ordre des mots pour<br />
mettre en valeur un point particulier ou change de sujet au milieu de la<br />
phrase. Dans l'exemple suivant, à l'intérieur de la même phrase, les<br />
femmes sont tantôt reprises par le pronom complément de la deuxième<br />
personne du pluriel us, tantôt par le pronom sujet de la troisième<br />
personne du singulier she, tantôt enfin par la forme al.<br />
Thou seyst som folk desiren us for richesse,<br />
Somme for oure shap, and somme for oure fairnesse,<br />
And som for she can outher synge or daunce,<br />
And som for gentillesse and daliaunce ;<br />
Som for hir handes and hir armes smale ;<br />
Thus goth al to the devel, by thy tale. (257-262)<br />
L'emploi répété des formules thou seyest / seistow permet donc non<br />
seulement de créer des articulations et de fournir des repères dans ce<br />
torrent verbal ininterrompu, il contribue également à la cohésion du<br />
texte.<br />
7 . Il lui arrive même de se perdre parfois dans ses digressions. Cf. v. 585-86 :<br />
But now, sire, lat me se what I shal seyn<br />
A Ha ! By God, I have my tale ageyn.'
La Commère de Bath<br />
173_(12U<br />
Reste l'utilisation du présent. Bien que le préambule de la<br />
commère de Bath soit un long monologue au sens propre du terme, il<br />
n'est pas monocorde, loin de là. La commère possède une telle vitalité<br />
qu'elle fait revivre toute une galerie de personnages auxquels elle prête<br />
sa voix. On pourrait même dire qu'elle met en scène sa propre vie. Il y<br />
a quelque chose de dramatique dans la façon dont elle raconte les<br />
événements passés. Or, l'utilisation constante et répétée de thou seyest/<br />
seistow permet de créer l'illusion théâtrale. Nous avons deux<br />
personnages, I et thou, qui dialoguent et s'affrontent devant un public,<br />
celui des pèlerins. Le personnage du mari n'est qu'une ombre, une<br />
marionnette dont la commère tire les fils. Pour elle ses trois vieux<br />
maris sont interchangeables : ils n'ont même plus de nom. Ce qui<br />
compte c'est qu'ils soient riches, âgés et, surtout, facilement bernés. Si<br />
elle met en scène leurs querelles, c'est avant tout pour montrer qu'elle<br />
a toujours eu le dernier mot. La présence du public est indispensable<br />
(sinon comment pourrait-elle étaler son triomphe ?) et elle attire<br />
l'attention des pèlerins à diverses reprises, soit en leur demandant leur<br />
avis, soit en les interpellant directement. On trouve, par exemple, au<br />
vers 234 : But herkneth how I sayde. Les verbes to say, to speak ou to<br />
tell en particulier, lorsqu'ils sont employés au présent, sont donc<br />
comme les tréteaux de son théâtre personnel. En eux-mêmes ils n'ont<br />
rien d'intéressant, mais sans eux la représentation ne peut avoir lieu.<br />
Leur banalité est indispensable car, sinon, ils risqueraient d'éclipser la<br />
vedette du spectacle.<br />
Cette analyse est loin d'être complète, elle nous montre cependant<br />
à quel point l'art de Chaucer est présent dans le moindre mot, la<br />
moindre expression. Des verbes qui, à première vue, nous paraissaient<br />
dénués d'intérêt se sont révélés d'une richesse insoupçonnée. On peut<br />
rapprocher leur emploi de celui des interjections et des exclamations<br />
qui émaillent le récit des pèlerins de Canterbury. Elles n'ont rien de<br />
remarquable et se réduisent parfois même à une seule lettre, mais<br />
Chaucer parvient à leur faire exprimer les sentiments les plus variés et<br />
les plus subtils. Des mots tels que a, ha, fy, lo, allas, etc. traduisent<br />
aussi bien l'incertitude ou l'assurance, le mépris ou l'admiration, la joie
174_(12U<br />
Josseline Bidard<br />
ou le désespoir. Tous ces mots ne sont que des outils mais, réunis au<br />
sein du même vers ou du même groupe de vers il s'éclairent les uns les<br />
autres et prennent alors tout leur sens, toute leur résonance.
L'écriture du rêve<br />
175_(12U<br />
Le Livre du Rêve, le Rêve du Livre<br />
Réflexions sur l'écriture du rêve<br />
Martine Gamaury<br />
<strong>Université</strong> de Limoges<br />
dans Le Livre de la Duchesse de Chaucer 1 (1368)<br />
Les réflexions que nous proposons dans cette communication<br />
sont centrées sur le narrateur / rêveur / auteur. Ces réflexions<br />
découlent d'une série d'interrogations portant sur sa personnalité, voire<br />
son statut, en prenant en compte les diverses formes d'expression<br />
identifiables dans le poème : discours oral, descriptions, le livre lu, le<br />
livre qu'il projette d'écrire et qui est déjà inscrit / écrit en lui lorsqu'il<br />
vit l'expérience onirique. Nous tenterons donc de démontrer comment<br />
s'effectue le passage de la sphère du rêve (impressions oniriques), à<br />
l'écriture du rêve (expression).<br />
Il s'agit là d'une tentative de démonstration. En effet maints<br />
aspects du texte ébranlent les certitudes. Le narrateur, Seys et<br />
Alcyone, le Chevalier Noir, tous ces personnages sont en proie à des<br />
tourments liés à des pertes dont les motifs sont divers et parfois flous.<br />
Nous devons, dans ce propos liminaire, envisager plusieurs questions<br />
servant de fondement à la démonstration.<br />
— Y a-t-il par exemple un changement notable dans le<br />
comportement du rêveur entre le début et la fin du texte, après qu'il a<br />
conversé avec le Chevalier Noir ?<br />
1 . Toutes les oeuvres de Chaucer citées sont tirées de Larry D. Benson (ed.), The<br />
Riverside Chaucer, Oxford University Press, 1989.
176_(12U<br />
Martine Gamaury<br />
Cette question ouvre la réflexion sur une perspective plus large<br />
englobant différents locuteurs : Chaucer, le narrateur, le rêveur. 2<br />
L'ambiguïté d'ailleurs ne se limite pas à la recherche identitaire du<br />
locuteur. Que dire en effet du comportement presque protéiforme du<br />
narrateur ? A l'image du père de Pearl, il se montre tour à tour astucieux<br />
confesseur, guide, poète inspiré alors que le début du poème<br />
brossait le portrait d'un homme abruti et hébété par l'insomnie, laissant<br />
aussi, pendant sa lecture du Livre de Seys et Alcyone filtrer des<br />
remarques teintées de naïveté, d'humour. 3<br />
— Autre interrogation. Le récit de l'expérience, sous ses diverses<br />
formes (réflexion, dialogue, écriture du livre) intervient-il notablement<br />
dans la représentation du narrateur que nous pouvons suggérer ? Le<br />
narrateur, entité si unreliable, ne permet-il pas de tracer un portrait et<br />
de visualiser une expérience humaine bien cadrée par le temps de la<br />
narration et bien délimitée par l'espace du rêve, puis du texte ?<br />
— Enfin, remarquons que la plupart des textes de Chaucer<br />
rapportant des love visions s'achèvent de la même (conventionnelle)<br />
façon.<br />
Thys ys so queynt a sweven<br />
That I wol, be processe of tyme,<br />
Fonde to put this sweven in ryme.<br />
As I kan best, and that anoon.<br />
Book of the Duchess (1330-33).<br />
And with the shoutyng, whan the song was do<br />
2 . On se reportera sur ce point à l'article de Bertrand H. Bronson, «The Book of<br />
The Duchess Re-opened », in : E. Wagenknecht (ed.), Modern Essays in<br />
Criticism, Oxford University Press, 1959, p. 272. Bronson cite l'analyse de<br />
Kittredge (Chaucer and his Poetry, Cambridge, 1915, pp. 48-51, 51-52). Pour<br />
Kittredge, on ne peut confondre le rêveur et Chaucer : «He is a purely<br />
imaginary figure to whom certain purely imaginary things happen, in a purely<br />
imaginary dream. He is as much a part of the fiction [...] as the Merchant or<br />
the Pardoner or the Host is a part of the fiction in the Canterbury Tales. »<br />
3 . Ce traitement ambigu s'inscrit dans une manière très conventionnelle.<br />
Cf. l'article de Bronson, cité ci-dessus, p. 273.
L'écriture du rêve<br />
177_(12U<br />
That foules maden at here flyght awey,<br />
I wok, and othere bokes tok me to,<br />
To reede upon, and yit I rede alwey.<br />
I hope, ywis, to rede so som day<br />
That I shal mete som thyng for to fare<br />
The bet, and thus to rede I nyl nat spare.<br />
The Parliament of Fowls (693-99)<br />
The Legend of Good Women (This tale is seyd for this conclusioun,<br />
2723) et The House of Fame, se terminent de manière abrupte, voire<br />
totalement inachevée. Tous ces poèmes donnent une fin qui pour<br />
certains critiques s'apparente plutôt à une non-fin («non-ending »),<br />
parfois affinée et retouchée par d'autres, Caxton par exemple.<br />
Bien qu'elle présente ces imperfections (conclusion peu<br />
concluante ou par trop convenue, avec la dédicace obligée), la fin des<br />
Love Visions doit cependant retenir l'attention. La conclusion, en<br />
particulier dans Le Livre de la Duchesse, propose de mettre par écrit<br />
le rêve qui vient d'être vécu et rapporté (en fait nous lisons à la fois le<br />
récit et son expression écrite, récit oral et texte se superposent pour le<br />
lecteur). La référence ultime au livre projeté correspond évidemment à<br />
une fin inévitable. Mais n'est-ce là qu'une convention dans la mesure<br />
où précisément, tout en reposant sur maintes figures conventionnelles,<br />
le texte constitue une réalité émotionnelle, intellectuelle et matérielle<br />
permettant l'expression et la survie de l'expérience onirique ?<br />
Toutes ces interrogations posées, notre propos se limitera à une<br />
réflexion sur l'expression dans Le Livre de la Duchesse et sur le livre,<br />
prétexte, texte réceptacle de mots, réalité matérielle en creux où<br />
viennent se loger les sens. Ainsi perçu, le livre n'est plus un simple<br />
support matériel recueillant un texte : il devient une problématique à<br />
part entière.
L'ouverture du livre<br />
178_(12U<br />
Martine Gamaury<br />
«In the Book of the Duchess we have the poem framed in a<br />
dream... » 4 Rien de laconique et de réducteur dans ce jugement de<br />
C. S. Lewis. Bien au contraire, il met en pleine lumière l'enchâssement<br />
de l'expérience dans un texte tout en soulignant la réversibilité : le<br />
rêve contient le texte tout autant que le texte contient le rêve. Le terme<br />
bok apparaît à de nombreuses reprises, l'occurrence la plus flagrante<br />
étant dans le titre lui-même. Le rêveur lit un livre pour combler le vide<br />
du sommeil ; il écrira un livre sur l'expérience...<br />
Le début du texte se caractérise par le vide, le néant, les termes de<br />
privation, de dépouillement (I have gret wonder, be this lyght, / How<br />
that I lyve... I have felynge in nothyng). Le rêveur insiste sur l'absence<br />
de marque : plus de délimitation diurne ou nocturne, plus de repos,<br />
plus de sommeil, plus d'impressions ou de réactions. Tout semble<br />
suspendu et oblitéré dans le négatif. Le début est pathétique,<br />
énigmatique aussi car le lecteur se demande comment dans cet état de<br />
frustration, d'effacement, de vide, le rêveur va l'entraîner dans un récit.<br />
Le paradoxe s'exprime dans la distorsion entre le titre prometteur<br />
d'une production (Le Livre de la Duchesse) et l'état d'impuissance, de<br />
paralysie du rêveur :<br />
For I have felynge in nothyng,<br />
But as yt were a mased thyng (11-12).<br />
Impression d'abrutissement, de désespoir dans un texte qui propose un<br />
rêve mais qui contient cependant tous les stigmates du cauchemar<br />
(Suche fantasies ben in myn hede, 28). Le terme fantasies, référence à<br />
l'image incohérente, finira pourtant par s'effacer pour laisser l'espace à<br />
l'image signifiante du rêve. On remarque enfin la négation de la<br />
parole, de l'expression, de l'explication :<br />
Myselven can not telle why. (34)<br />
4 . C. S. Lewis, The Allegory of Love, Oxford University Press, 1988, p. 167.
L'écriture du rêve<br />
179_(12U<br />
L'absence de justification raisonnée, le blocage de l'oral constituent<br />
cependant une charnière dans l'expérience qui soudain bascule vers le<br />
positif. Le rêveur perçoit peut-être le positif qu'il peut tirer du négatif<br />
en recherchant le secours du texte écrit sous la forme du livre remède<br />
à l'insomnie : tuer le temps en abolissant le vide du malaise.<br />
Comment se présente le livre, le terme «présente » ayant<br />
naturellement toutes les qualités d'une introduction, d'une transition,<br />
d'une irruption dans le présent de l'acte de lecture, passerelle<br />
thérapeutique entre le malaise évoqué et l'écriture à venir au réveil ?<br />
Aux vers 47 à 49, nous lisons :<br />
Puis au vers 52 :<br />
And bad con reche me a book,<br />
A romaunce, and he it me tok<br />
To rede and drive the night away.<br />
And in this bok were written fables.<br />
Le livre présenté au rêveur appelle une suite de remarques, de<br />
perspectives qui montrent que la réflexion tarie par l'insomnie est bien<br />
revivifiée.<br />
Le livre est ouvert, et le rêveur entre dans le texte comme par les<br />
battants d'une porte.<br />
De plus, le livre correspond à un lien, à un support porté, apporté<br />
par un serviteur. Détail anecdotique ? Certes non, car ainsi porté par<br />
un autre, le livre signifie translation, c'est-à-dire glissement vers sa<br />
lecture, puis le sommeil, puis le rêve, puis de nouveau glissement à<br />
rebours vers le monde conscient. Le serviteur qui porte ainsi le livre<br />
comme un lutrin vivant annonce aussi le rôle joué par l'autre (Seys<br />
pour Alcyone, Alcyone la femme évoquant la perte de Seys par<br />
rapport à la perte racontée par le Chevalier Noir, le lien unissant le<br />
Chevalier et le rêveur, le rôle de celui-ci pour l'homme en noir...)<br />
Ce livre est un réceptacle (in this bok) dans lequel on entre<br />
progressivement. Le texte s'oppose radicalement au début du poème
180_(12U<br />
Martine Gamaury<br />
centré sur un seul personnage dévoré par le vide. Le livre, au<br />
contraire, foisonne de personnages, tout y est pluralité (52-60).<br />
Enfin, le livre possède un aspect métamorphique, magique : to<br />
rede and drive the night away. Là encore, confession anodine pourtant<br />
lourde de sens. Il s'agit en effet de créer l'illusion de la vie, de la<br />
lumière dans une nuit sans sommeil. Concevoir ainsi la lecture<br />
nocturne, de manière positive, suggère le «creux » fertile des mots<br />
comblant le vide initial. Ce livre ouvert est comme un rideau tiré sur<br />
un écran de projection où l'ombre s'estompe au profit de la lumière<br />
(drive away). Le lexique dessine ce creux dans lequel le rêveur<br />
s'enfonce progressivement : a book (47), this bok (52), The tale (62),<br />
autant de marches signifiées par les pages tournées dans un processus<br />
de pénétration qui n'a cependant rien de commun avec l'impression<br />
d'engloutissement initial. L'auteur (quel qu'il soit) opère une<br />
manipulation manuelle et conceptuelle du livre : nous sommes<br />
témoins d'une anamorphose et d'une métamorphose d'un objet dont le<br />
texte imprimé se transforme dans le rêve subséquent en une analyse,<br />
une expérience à terme reformulée, remise en mots écrits dans un<br />
autre livre. En quelque sorte le livre porté par le serviteur comme un<br />
remède administré avant le coucher est un fragment imprimé, une<br />
écriture dont s'imprègne le lecteur / rêveur, qu'il s'approprie.<br />
Ainsi avant de lui-même passer à l'acte d'écriture, le rêveur est<br />
investi d'un statut multiforme : lecteur, auditeur, narrateur... Il semble<br />
qu'il y ait là un cheminement obligé, un déploiement de statuts<br />
nécessaire à l'écriture. Il n'existe pas de lecteur isolé, confiné dans son<br />
travail de déchiffrage. Par l'acte même de la lecture, le lecteur devient<br />
à son tour en quelque sorte auteur, professionnel ou amateur, la lecture<br />
se fondant sur ce que Paul Ricoeur nomme «l'interaction » :<br />
[...] la phénoménologie de l'acte de lecture, pour donner toute son<br />
ampleur au thème de l'interaction, a besoin d'un lecteur en chair et en<br />
os, qui, en effectuant le rôle du lecteur préstructuré dans et par le<br />
texte, le transforme. [...]<br />
En revanche, en tant que le lecteur incorpore — consciemment ou<br />
inconsciemment, peu importe — les enseignements de ses lectures à
L'écriture du rêve<br />
181_(12U<br />
sa vision du monde, afin d'en augmenter la lisibilité préalable, la<br />
lecture est pour lui autre chose qu'un lieu où il s'arrête ; elle est un<br />
milieu qu'il traverse. 5<br />
Mais avant tout, le narrateur du Livre de la Duchesse est lecteur,<br />
lecteur du livre rapportant l'histoire de Seys et Alcyone, texte servant<br />
de prétexte au rêve. Etre lecteur ne confère cependant pas un statut<br />
subalterne, l'oeil du lecteur donne du relief à la page car la lecture<br />
représente déjà un acte de création, qui, d'une certaine manière réifie<br />
la pensée, la rend présente, lui donne consistance :<br />
La lecture donne au livre l'existence abrupte que la statue «semble »<br />
tenir du ciseau seul : cet isolement qui la dérobe aux regards qui la<br />
voient, cet écart hautain, cette sagesse orpheline, qui congédie aussi<br />
bien le sculpteur que le regard qui voudrait la sculpter encore. Le livre<br />
a en quelque sorte besoin du lecteur pour devenir statue, besoin du<br />
lecteur pour s'affirmer chose sans auteur et aussi sans lecteur. 6<br />
Ainsi conçu, le texte rend compte d'un enchâssement de<br />
circonstances : il rêve de pouvoir dormir, il rêve de rêver, d'avoir enfin<br />
l'esprit fertile et actif ; il lit pour dormir, pour rêver, et au bout de la<br />
nuit pour enfin écrire. Attitude passionnée, mais aussi sage car, selon<br />
les historiens et les théoriciens du rêve, le désir formulé dans l'éveil,<br />
plus ou moins consciemment, trouve une réalisation dans le rêve. 7<br />
5 . Paul Ricoeur, Temps et Récit, tome III, Le Temps raconté, Editions du Seuil,<br />
1985, p. 311 et p. 328.<br />
6 . Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 255.<br />
7 . Pour l'exemple, on se reportera à l'étude de C. S. Lewis, The Discarded Image,<br />
Cambridge University Press, 1988, p. 23, il se réfère au Songe de Scipion (VI,<br />
X) dans lequel Scipion montre bien l'influence de la conversation le soir<br />
précédant son rêve. Mais on trouvera maints exemples chez les théoriciens et<br />
les psychanalystes connus.
182_(12U<br />
La chute du livre — La chute dans le livre<br />
Such a lust anoon me took<br />
To slepe that ryght upon my book<br />
Y fil aslepe, and therwith even<br />
Me mette so ynly swete a sweven. (273-276)<br />
Martine Gamaury<br />
Pourquoi le rêveur insiste-t-il pour décrire le moment charnière,<br />
le passage pendant lequel il bascule du réel dans le sommeil, puis dans<br />
le rêve ? On remarque bien ce glissement mental, cette translation qui<br />
n'est pas ici, comme dans d'autres textes, accompagné d'un véritable<br />
déplacement au sens physique comme par exemple l'envol (Pearl).<br />
Cependant, il convient de souligner un parallélisme entre<br />
l'enfoncement dans le sommeil et le glissement, l'effacement du<br />
premier livre, l'histoire de Seys et d'Alcyone, que nous pourrions<br />
définir comme un livre prétexte. Il y a bien chute de ce premier livre,<br />
disparition, fermeture de la première histoire qui semble coulisser afin<br />
de permettre l'ouverture sur une autre histoire, une expérience<br />
présentant d'autres couples : le Chevalier Noir et la femme perdue<br />
[Blanche], le Chevalier et le rêveur, le rêveur / auteur et le futur<br />
lecteur. L'ouverture d'une autre histoire, l'ouverture d'un autre livre,<br />
dont l'écriture s'élance dès le début du rêve, sont signifiées par la<br />
vision panoramique à l'entrée dans le rêve :<br />
Me mette so ynly swete a sweven,<br />
So wonderful that never yit<br />
Y trowe no man had the wyt<br />
To konne wel my sweven rede. (276-279)<br />
Ce qui frappe, c'est justement pour l'instant le vide prometteur, le<br />
foisonnement des images que le rêveur pressent (so wonderful), en<br />
quelque sorte un vaste panorama prêt à se charger d'images comme<br />
une page blanche prête à s'écrire. Le terme wonderful contraste avec la<br />
description de l'insomnie ; il suggère un nouveau bien-être, il signale<br />
qu'avant de créer son texte, le rêveur est dans le rêve, dans un espace<br />
créateur, formateur, source de thérapie, espace de
L'écriture du rêve<br />
183_(12U<br />
renouveau propre à réparer l'étiolement initial. Ce passage, Bachelard<br />
le définit comme «la nuit saine », ajoutant :<br />
Débarrassé des mondes lointains, des expériences télescopiques, rendu<br />
par la nuit intime et concentrée à une expérience primitive, l'homme,<br />
en son profond sommeil, retrouve l'espace charnel formateur. [...] Les<br />
rêves vont être augmentateurs. Rêve-t-on d'une dimension, elle va<br />
croître ; les dimensions enroulées vont se redresser. Au lieu de<br />
spirales, voici des flèches avec une pointe d'agressivité. 8<br />
L'espace vu, à la fois vide et merveilleux au début, s'anime ensuite. Le<br />
rêve prend corps essentiellement parce que la vision et le texte qui la<br />
décrit possèdent un véritable relief ; les images ne sont pas des<br />
surfaces plates, lisses mais des volumes. Dans le Livre de la Duchesse,<br />
nous retrouvons logiquement le leit-motiv des rêves. Le rêveur ne<br />
cesse de répéter qu'il voit, qu'il a vu, et que nous, lecteurs, devons<br />
voir. Mais ce texte insiste trop sur l'oreille pour que ce sens soit rangé<br />
dans le domaine des motifs convenus. Il s'agit bien là d'une expérience<br />
sonore, phonique, orale, dans laquelle la lecture s'est interrompue le<br />
temps du rêve pour laisser la place aux mots, aux sons, aux bruits, aux<br />
accents mélodieux. Quels exemples de cette perception le texte offret-il<br />
?<br />
L'histoire de Seys et Alcyone se termine sur la référence à l'ouïe :<br />
But doun on knees she sat anoon<br />
And wepte that pittee was to here. 9 (106-107)<br />
Etrange sensation dans une lecture dont on ne lit plus les mots, on les<br />
entend, on entend les pleurs versés par Alcyone. Le livre contant<br />
l'histoire de Seys et Alcyone se ferme mais, comme un écho, les mots<br />
trouvent un prolongement, une reproduction par répercussion dans le<br />
rêve principal contenant la confidence / confession du Chevalier Noir.<br />
Ces paroles de chagrin font écho à la peine d'Alcyone mais elles sont,<br />
dans le texte, précédées par d'autres expressions sonores.<br />
8 . Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, Presses Universitaires de France, 1993, p.<br />
198-199.<br />
9 . C'est moi qui souligne.
184_(12U<br />
Ainsi le rêve s'ouvre avec des chants d'oiseaux :<br />
Me thoghte thus : that hyt was May,<br />
And in the dawenynge I lay<br />
(Me mette thus) in my bed al naked<br />
And loked forth, for I was waked<br />
With smale foules a gret hep<br />
That had affrayed me out of my slep<br />
Thorgh noyse and swetnesse of her song. (291-297)<br />
Martine Gamaury<br />
Sorte de partition musicale, prélude au texte écrit, le chant des oiseaux<br />
fait dans le sommeil une irruption paradoxale : le rêveur dort, mais les<br />
oiseaux vont l'éveiller paradoxalement, l'éveiller à la conscience<br />
onirique.<br />
On entend aussi les appels du chasseur et de sa corne (345.6),<br />
signes de vie, d'activité. Toutes les notations relatives au mouvement<br />
dans le rêve, la chasse en particulier (And I herde goynge bothe up and<br />
doun / Men, hors, houndes, and other thyng, 348-9), soulignent<br />
progressivement l'oscillation entre le monde intérieur et le monde<br />
extérieur, 10 oscillation proleptique de la rencontre du Chevalier Noir<br />
dans le rêve, de son tourment intérieur exprimé dans le dialogue,<br />
rappel aussi de l'alternance réel / irréel, réel / rêve dans les visions de<br />
Chaucer.<br />
On entend encore des paroles, des discours sur la chasse (Al men<br />
speken of huntyng, 350). Foule, grouillement, foisonnement verbal<br />
préparant le lecteur au silence et à la solitude du Chevalier Noir.<br />
Enfin, le texte est émaillé des répétitions du verbe herde (344,<br />
354), motif lexical à la fois proleptique (entendre la confidence du<br />
Chevalier), et analeptique, renvoyant au début du Livre de la<br />
Duchesse : dans ce foisonnement sonore, dans cette confidence, le<br />
rêveur doit finalement se retrouver (I have gret wonder, be this lyght, /<br />
How I lyve, 1-2) pour pouvoir écrire. Etrange disposition d'esprit, mais<br />
10 . Ce monde extérieur, la chasse, est aussi intérieur en fait puisqu'il est inscrit<br />
dans le rêve.
L'écriture du rêve<br />
185_(12U<br />
pourtant logique que cet état hors du réel où pour voir il faut fermer<br />
les yeux, et pour entendre il faut s'enfouir en soi :<br />
Tout rêveur solitaire sait qu'il entend autrement quand il ferme les<br />
yeux. Pour réfléchir, pour écouter la voix intérieure, pour écrire la<br />
phrase centrale, condensée, qui dit le «fond » de la pensée, qui n'a<br />
pas du pouce et des deux premiers doigts serré sur ses paupières, serré<br />
fortement ? Alors l'oreille sait que les yeux sont clos, elle sait que la<br />
responsabilité de l'être qui pense, qui écrit est en elle. 11<br />
Tous ces sons, ces bruits, ces paroles et ces musiques donnent au rêve<br />
de vraies pulsations, une sorte d'épiderme sensible ; de même le rêveur<br />
retrouve une totale réceptivité et un sens de l'humour que n'entame pas<br />
le récit de l'homme en noir. 12<br />
Comment passe-t-on de la réception d'impressions sonores à<br />
l'observation, à la lecture du rêve, à son déchiffrage avant sa<br />
transposition écrite ? Après avoir suivi chasse et chasseurs, le rêveur<br />
se concentre sur la nature.<br />
En filigrane, le rêve décrit une perception sensible, subjective,<br />
émotionnelle de la nature. On y retrouve (vers 410-12), convention<br />
oblige, le parallèle bien connu entre l'âme humaine et l'âme de la<br />
nature, les variations des saisons et les variations émotionnelles.<br />
Nature image, reflet, miroir, champ de projections sensibles où<br />
l'homme peut se lire.<br />
De même que nous avons noté le relief apporté par les sons, nous<br />
pouvons ajouter une autre forme de relief, de dimension tenant à<br />
l'épaisseur, à la verticalité du contenu narratif qui contraste à première<br />
vue avec le plat, l'horizontalité de la page. La verticalité naît de la<br />
11 . Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, Presses Universitaires de France,<br />
1972, p. 166.<br />
12 . Voir l'article de Bertrand H. Bronson, pp. 280-281 : «He does not lose his<br />
sense of humor nor his lively awareness : for example, his remarks on the<br />
heavenly singing of the birds on his chamber-roof _ they didn't just open their<br />
mouths and pretend to be singing ! Each one of them, without considering the<br />
co»t to his throat, really exerted himself to show his best and happiest art. »
186_(12U<br />
Martine Gamaury<br />
description appuyée de l'arbre, point de départ du parcours forestier<br />
qui aboutit à l'arbre au pied duquel est assis l'homme (I was go walked<br />
fro my tree, 387). Puis le rêveur évoque des arbres comme des piliers,<br />
formant voûte, lieu d'ombre (vers 423 et suivants), sorte de temple<br />
vert, structure arborée, plantée de manière précise, étudiée, et<br />
semblable à un sanctuaire. Lieu d'ombre, envahi par le mystère<br />
immanent se résumant enfin à un arbre, un seul, un chêne géant (An<br />
ook, an huge tree, 447) près duquel est assis l'homme. La forêt signale<br />
une autre étape dans la chute, une autre plongée dans un autre espace<br />
intérieur, celui de l'histoire du Chevalier Noir et du rêveur. Cette<br />
histoire est moins «anecdotique » que celle de Seys et Alcyone qui ne<br />
semble être qu'un prétexte. Nous sommes dans le vrai texte.<br />
Le Livre du rêve<br />
Such sorowe this lady to her tok<br />
That trewly I, that made this book,<br />
Had such pittee and such rowthe<br />
To rede hir sorwe that, by my trowthe,<br />
I ferde the worse al the morwe<br />
After to thenken on hir sorwe. (95-100)<br />
Nous sommes dans le vrai texte dans la mesure où l'écriture du<br />
rêve commence véritablement au moment de la rencontre avec le<br />
Chevalier. Cette rencontre amorce l'écriture du livre. Pourtant le point<br />
de départ de l'écriture ne correspond pas à une limite franche. Les vers<br />
95-100 cités méritent commentaire car ils laissent transparaître<br />
l'émotion du rêveur à la lecture du livre de Seys et Alcyone, le premier<br />
livre mentionné. Sa réaction est presque incontrôlée, spontanée et ces<br />
vers échappent à toute pensée poétique élaborée. Il s'agit d'une sorte<br />
de didascalie intérieure. De plus, ces vers contiennent une mesure<br />
d'anachronisme. Même si le rêve est revécu par le récit et le poème<br />
écrit, l'expression I, that made this book sème quelque confusion : en<br />
effet, au début du poème il n'est pas en train d'écrire puisqu'il lit pour<br />
trouver le sommeil. Mais il ne faudrait pas considérer cette réflexion,<br />
I, that made this book comme un commentaire sur l'acte ponctuel
L'écriture du rêve<br />
187_(12U<br />
d'écrire. Cette sorte de lapsus, d'anachronisme est cependant source<br />
d'enseignement : il n'existe pas de rupture entre la pensée, la lecture et<br />
l'écriture. Pour celui qui écrit, il n'y a pas de décalage temporel<br />
identifiable entre la vision (l'expérience), la lecture d'une expérience,<br />
son déchiffrage et son expression, c'est-à-dire son écriture. Le livre est<br />
déjà en lui, préexiste en quelque sorte ; le livre s'imprime<br />
intérieurement à la lecture / vision de l'expérience. De même, on ne<br />
repère pas de rupture entre l'expérience de l'autre et sa restitution<br />
écrite. Il faut, au contraire, procéder à l'appropriation de son<br />
expérience pour pouvoir la traduire. Dans les vers cités, les<br />
expressions such pittee, such rowthe, I ferde the worse al the morwe<br />
montrent bien ce processus d'imprégnation fait à la fois d'impression<br />
(impression émotionnelle et typographie intérieure aboutissant à<br />
l'écriture), et d'expression (besoin de dire l'émotion).<br />
On trouvera dans le texte d'autres exemples de formulations qui, à<br />
première vue, semblent incongrues. Ainsi aucun livre ne reproduit de<br />
son perceptible, ce n'est que la voix du lecteur qui se superpose ou se<br />
substitue à la voix du protagoniste (Seys, Alcyone, Chevalier) ou<br />
même à sa propre voix de lecteur devenu écrivain, poète :<br />
Loo, thus hyt was ; this was my sweven. (290)<br />
Des vers comme celui-ci annonçant la relation du rêve ont une<br />
fonction de charnière dans le texte, une transition préparant l'oeil<br />
intérieur à voir ce qui a été vu et l'oreille à écouter les paroles<br />
échangées. Ainsi s'installe un phénomène d'écho, de correspondance<br />
entre les expériences vécues, lues et rapportées. Le livre sert de<br />
vecteur permettant cette correspondance, cette continuité :<br />
For thus moche dar I saye wel :<br />
I had be dolven everydel
188_(12U<br />
And ded, ryght thurgh defaute of slep,<br />
Yif I ne had red and take kep<br />
Of this take next before. (221-225) 13<br />
Martine Gamaury<br />
Entre les mots s'établissent des rapports qui sont de l'ordre de l'écho et<br />
du reflet. Le premier livre lu (Seys-Alcyone) sert de miroir<br />
d'expérience pour le Chevalier qui doit y lire la nécessité du deuil<br />
(Bury my body, 207), miroir aussi pour le rêveur qui en retire réflexion<br />
pour lui-même et matière pour le rêve ? Il est intéressant de noter ici le<br />
parallélisme entre body et book. Le corps de Seys «revient » pour,<br />
devant Alcyone, avérer sa mort. Le corps «exprime » (195-211). Le<br />
livre aussi transmet l'expérience. Tous deux sont des supports<br />
d'expression. L'image du corps réceptacle du sens signifié et transmis<br />
se retrouve à d'autres endroits. Alcyone refuse toute nourriture, elle<br />
veut savoir le sort de Seys :<br />
Certes, I nil neve ete breed,<br />
I make avow to my fod here,<br />
But I mowe of my lord here ! (92-4)<br />
Le récit s'apparente à un aliment qui vient nourrir le corps et le coeur.<br />
Il en va de même pour le rêveur qui ingère les récits lus et les textes<br />
ainsi «absorbés » revigorent le poète (I had be dolven [...] Yif I ne had<br />
red [...]) et permettent, par le biais de l'écriture de transformer les<br />
maux en mots. Le vers 231, whan I had red thys tale wel, souligne la<br />
complétude de l'acte de lecture (wel), lire le texte dans sa totalité, se<br />
l'approprier, le faire entrer en soi.<br />
La lecture repose sur un ensemble d'étapes ressemblant à un<br />
voyage intérieur : la parole écrite (premier livre), le monde «sonore »<br />
et visuel du rêve, vision dans la vision lors de la rencontre avec le<br />
Chevalier Noir (so at the laste / I was war of a man in black, 445).<br />
Lire, entendre, voir, écrire. Souvenons-nous aussi que, dans le rêve, le<br />
poète se tient près d'un arbre et observe l'homme en noir ; il remarque<br />
les fûts des arbres tels des piliers, il voit l'homme assis au pied d'un<br />
chêne. Il semble qu'il y ait là plus qu'un motif topographique<br />
13 . C'est moi qui souligne.
L'écriture du rêve<br />
189_(12U<br />
renvoyant à la nature telle qu'elle est décrite dans les rêves. Ce motif<br />
souligne une proximité presque charnelle des personnages et de leur<br />
histoire, contact presque épidermique entre l'homme et l'écorce qui<br />
rappelle l'étymologie du mot anglais book, lié à beech, le hêtre dont<br />
l'écorce servait pour écrire. 14 De toute évidence, l'environnement<br />
forestier sert de refuge à l'échange entre l'homme et le rêveur, comme<br />
si l'histoire dite était déjà inscrite dans l'enveloppe d'un texte en<br />
gestation. Tout, dans le Livre de la Duchesse se fonde sur l'impression<br />
et l'imprégnation. Le rêveur se charge du chagrin d'Alcyone (96-100),<br />
plus loin il fait sienne la peine de l'homme en noir (Hyt dyde myn<br />
herte so moche woo, 713). Constamment le thème de l'exploration<br />
revient : ouvrir le livre, le lire, sombrer dans le rêve, percer le récit du<br />
Chevalier Noir (his owne thoght, 504, have more knowynge of hys<br />
thought, 538), provoquer la confession et écouter en feignant<br />
l'ignorance (1139, 1143). Le rêveur est ainsi investi de multiples<br />
statuts, lecteur, thérapeute (548-557), confesseur, écrivain du rêve.<br />
C'est un voyageur qui traverse espace et temps fictifs. Le mur<br />
d'enceinte blanc du château où le Chevalier Noir revient enfin referme<br />
l'espace, comme une enveloppe devenant le linceul du rêve. De même,<br />
le temps onirique s'achève sur la terminaison d'un cycle (twelve) :<br />
Ryght thus me mette, as I yow telle,<br />
That in the castell ther was a belle,<br />
As hyt hadde smyten houres twelve.<br />
Therwylh I awook myselve. (1321-1324)<br />
On soutiendra que la cloche, son réel, ramène dans le temps réel<br />
(I awook) ; mais le texte donne pourtant des signes, des indicateurs<br />
attestant l'authenticité du fictif. Ainsi, le séjour du Chevalier Noir est<br />
décrit comme un lieu très proche (1317, Which was from us but a<br />
lyte), contiguïté très ambiguë marquant tout autant la limite géogra-<br />
14 . Klein's Comprehensive Etymological Dictionary of the English Language,<br />
Elsevier Publishing Company, 1971, p. 88 : "[...] The connection between<br />
'book' and 'beech' (compare German Buch "book", Buche "beech") is due to<br />
the Teutonic custom of writing runic letters on thin boards of beech".
190_(12U<br />
Martine Gamaury<br />
phique que la frontière séparant le monde conscient du rêve.<br />
Bachelard souligne bien l'aspect ténu de cette limite :<br />
A peine entrons-nous dans le sommeil que l'espace s'amortit et<br />
s'endort — s'endort un peu en avance sur nous-mêmes, perdant ses<br />
fibres et ses liens, perdant ses forces de structure, ses cohérences<br />
géométriques. L'espace où nous allons vivre nos heures nocturnes n'a<br />
plus de lointain. 15<br />
On ne doit pas non plus passer sous silence le lexique de la fin du<br />
texte, en particulier le verbe telle qui annonce ou plutôt se déforme<br />
pour donner bell — Bell, telle, deux termes ancrés l'un peut-être dans<br />
le fictif (la cloche du château de l'homme rencontré dans le rêve),<br />
l'autre dans le réel, dans le conscient (raconter le rêve). Mais cette<br />
déformation, cette rime pour l'oeil, n'est qu'apparente. Il n'y a pas<br />
dissociation mais union car bell est le dernier écho lointain d'une<br />
expérience «sonore » de mots, d'écoute, de sons, de voix transformés<br />
en écriture.<br />
Enfin, l'ultime référence au livre prouve que l'homme a bien rêvé<br />
et qu'il est revenu au point de départ (dans son lit). Point de départ<br />
vraiment ? La question se pose. Les pages du livre sont chargées d'une<br />
autre impression. Les pages blanches du début à l'image des nuits<br />
blanches du poète se sont couvertes de l'histoire de Seys et Alcyone<br />
elle-même recouverte par le récit du rêve. Le livre, dans sa version<br />
définitive, est conçu comme un viatique, un support accompagnant le<br />
cheminement de la pensée consciente ou pas. Le Livre de la Duchesse<br />
propose de rêver d'un livre qui soustrait au tourment de l'insomnie.<br />
Mais le rêve engendré par la lecture aboutit à la création d'un livre sur<br />
le rêve dont les mots ne sont que les stigmates et les souvenirs<br />
rapportés du rêve, les pièces d'une reconstruction, d'une<br />
restructuration (This was my sweven ; now hit ys doon, 1334). 16 Le<br />
poète est à la fois l'auteur et le bénéficiaire d'un texte conté par un<br />
autre, mais qu'il s'approprie, détourne car l'expression du tourment<br />
15 . Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, p. 196.<br />
16 . Voir Gaston Bachelard, Ibid., p. 195 : «Ces morceaux de rêve, ces fragments d'espace onirique, nous<br />
les juxtaposons après coup dans les cadres géométriques de l'espace clair. »
L'écriture du rêve<br />
191_(12U<br />
d'un autre vient, semble-t-il, combler et apaiser l'état de vide ressenti<br />
par le rêveur. 17<br />
Les interrogations posées en introduction demeurent, mais notre<br />
conception des «personnages » du texte se modifie. Le rêveur,<br />
paralysé et vidé de toute énergie, se met au service de l'autre et l'autre,<br />
à l'inverse, aide le rêveur dans sa mission d'écriture mais aussi dans sa<br />
vie personnelle. Cet échange n'est possible que si le poète suit un<br />
cheminement précis : lire, voir, entendre, écrire. Même si nous n'avons<br />
pas toujours de réponse aux interrogations liminaires, nous pouvons<br />
du moins apporter quelques éléments permettant de mieux cerner<br />
l'écriture du livre : «Le passage à l'écriture ne peut se faire sans<br />
l'acceptation de notre condition de mortel. » 18 L'éveil montre un<br />
homme plus actif, plus affirmé, animé du désir d'écrire, détaché de son<br />
trouble oblitéré par le chagrin de l'homme en noir.<br />
La fin des textes cède souvent à la convention consistant à<br />
adresser le poème. Mais n'y a-t-il pas là la marque d'un ultime travail<br />
d'écriture, arracher le texte de soi? Ce serait là l'étape finale d'une<br />
sorte d'autobiographie, texte dans lequel on se raconte tout en parlant<br />
des autres, et inversement ; texte qui procède à l'engendrement par les<br />
mots. 19 On comprend alors à quel point il est difficile de résoudre<br />
l'ambiguïté du livre, fiction ou vérité énoncée car, en fait, l'écriture<br />
donne une structure et une authenticité à des modes d'expression<br />
comme la vision dont la fiabilité peut être mise en doute. L'accent mis<br />
17<br />
. Nous touchons à un autre champ d'exploration qui envisagerait les processus de sublimation en poésie,<br />
et particulièrement dans le Livre de la Duchesse si l'on suit l'étude de David Aers («Chaucer's Book<br />
of the Duchess : An Art to Consume Art », Durham University Journal, 69 (1976-77), p. 201 : «The<br />
Book of the Duchess [...] explores the way that poetry, perhaps all art, inevitably "beautifies" even<br />
the most harrowing experience, and in its search for rhetorical form [...] transforms anguish out of<br />
recognition ». On se reportera également à A.C. Spearing, Readings in Medieval Poetry, Cambridge<br />
University Press, 1989.<br />
18<br />
. Nous citons Gabriel Saad, lors du colloque «L'Entre-deux-morts » tenu à l'<strong>Université</strong> de Limoges les<br />
21 et 22 mai 1999.<br />
19<br />
. Cf. Maurice Blanchot, op. cit., p. 361 : «Celui qui rêve dort, mais celui qui rêve n'est déjà plus celui<br />
qui dort, ce n'est pas un autre, une autre personne, c'est le pressentiment de l'autre, ce qui ne peut<br />
plus dire moi, ce qui ne se reconnaît ni en soi ni en autrui. »
192_(12U<br />
Martine Gamaury<br />
sur le réveil, le retour à la lumière, la référence au livre que le rêveur<br />
tient toujours (I fond hyt in myn hond ful even, 1329), à celui qu'il veut<br />
écrire, sont autant d'efforts pour donner de la vérité au contenu. 20<br />
Enfin, l'exploration de la réalité du livre met en évidence, par<br />
contraste, la problématique du vide, du blanc, de la page blanche, de la<br />
nuit blanche, gouffres de l'inspiration que vient paradoxalement<br />
combler le creux «positif » — puisque réceptacle d'images — du rêve,<br />
du livre. Le livre correspond au creux créateur, à la «bouche<br />
d'ombre » 21 qui semble décrire le monde extérieur mais qui ne fait que<br />
dire le monde intérieur.<br />
20 . Sur le passage du Temps, les lumières, voir J.A. Burrow, The Ages of Man, Oxford : Clarendon Press, p. 72.<br />
21 . La bouche d'ombre décrit un monde intérieur infini puisqu'il s'agit non pas du langage simplement<br />
humain mais de la voix qui révèle le Mystère, tous les mondes et toutes les réalités cachés dans les<br />
profondeurs de l'être. Elle est ainsi évoquée par Victor Hugo :<br />
L'homme en songeant descend au gouffre universel. Et que Dieu se serait, dans son immensité,<br />
J'errais près du dolmen qui domine Rozel, Donné pour tout plaisir, pendant l'éternité,<br />
A l'endroit où le cap se prolonge en presqu'île. D'entendre bégayer une sourde-muette?<br />
Le spectre m'attendait ; l'être sombre et tranquille Non, l'abîme est un prêtre et l'ombre est un poëte;<br />
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit, Non, tout est une voix et tout est un parfum;<br />
M'emporta sur le haut du rocher, et me dit : Tout dit dans l'infini quelque chose à quelqu'un;<br />
[...] Une pensée emplit le tumulte superbe. »<br />
«Crois-tu que la nature énorme balbutie,<br />
(Victor Hugo, Les Contemplations, Livre VI e , «Au bord de l'infini » : «Ce que dit la bouche<br />
d'ombre », Pléiade, pp. 801-802.) Voir aussi Maurice Blanchot, p. 235 et le premier chapitre «Les<br />
Mythes du Monde Moderne » in : Mircea Eliade, Mythes, Rêves et Mystères, Gallimard, 1957.
Corrections lollardes<br />
193_(12U<br />
MS C.U.L. Gg.vi.16,<br />
corrections lollardes d'un texte orthodoxe ?<br />
Ariane Lainé<br />
<strong>Université</strong> de Poitiers<br />
Datant de la deuxième moitié du XV e siècle, MS C.U.L. Gg.vi.16<br />
est une anthologie de sermons pour l'année liturgique, que son<br />
compilateur, originaire du Norfolk ou du Suffolk, composa selon toute<br />
vraisemblance pour un usage personnel. On peut distinguer trois<br />
parties composant ce manuscrit en se fondant sur les thèmes des<br />
sermons, leur présentation ainsi que leur tradition textuelle. La<br />
première partie est constituée du premier cahier, de petite taille et ne<br />
rassemblant que des notes ou des bribes de sermons et d'exempla. Cet<br />
assemblage de notes personnel n'est comparable à aucun autre, c'est<br />
pourquoi le problème de la filiation ne se pose pas vraiment pour ce<br />
premier cahier. Les deux cahiers suivants conservent (entre autres)<br />
cinq sermons destinés à être prêchés à des occasions diverses (un<br />
sermon pour Pâques, une exhortation à écouter la parole de Dieu, un<br />
sermon sur les devoirs des serviteurs de Dieu, un sermon pour les<br />
funérailles) ainsi que deux autres pour la Toussaint et pour les<br />
mariages. Ce groupe de cinq sermons retient particulièrement notre<br />
attention car il est également conservé dans le même ordre dans<br />
d'autres manuscrits, dont Sidney Sussex 74, mieux connu pour ses<br />
sermons lollards édités par Anne Hudson. 1 Enfin, les deux derniers<br />
cahiers renferment un cycle incomplet de sermons pour l'année<br />
liturgique, allant de la Nativité au troisième dimanche de Carême.<br />
1 . Anne Hudson et Pamela Gradon (ed.), Wycliffite Sermons, Oxford : Clarendon<br />
Press, 1990.
194_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
Notons également que ce cycle de sermons est conservé en entier dans<br />
cinq autres manuscrits, dont Oxford Bodleian Library e Museo 180, et<br />
à son sujet, dans un récent article, Stephen Morrison a montré que le<br />
texte, bien qu'orthodoxe, porte les traces d'une contamination lollarde. 2<br />
Précisons également que MS Gg.vi.16 est une compilation des plus<br />
orthodoxes, bien que certains des sermons qu'il conserve — ceux des<br />
deuxième et troisième cahiers — et dont l'orthodoxie n'est ni franche<br />
ni suspecte, côtoient des sermons lollards dans d'autres manuscrits.<br />
Cette proximité entre orthodoxie et hétérodoxie semble fréquente ; un<br />
des manuscrits affiliés à Gg.vi.16 — Manchester, John Rylands<br />
Library, MS eng. 109 — conserve cette leçon dans le sermon pour les<br />
funérailles : And socour we hem þat arne dede with almesdede<br />
gyffynge, with prayers and with fastynge and with masse syngynge<br />
(Gg.vi.16) [deuoute fastynge out of dedly synne and with messe<br />
syngyng withouten symonye, Rylands MS eng. 109]. D'autre part, on<br />
constate que l'exhortation à adresser ses prières à la Vierge Marie,<br />
corrigée dans Gg.vi.16 par un lecteur postérieur, est également omise<br />
dans les manuscrits affiliés à Gg.vi.16 qui conservent les sermons des<br />
cahiers deux et trois. On ne s'étonne donc pas que le texte de Gg.vi.16<br />
lui-même ait pu subir des transformations.<br />
Ce ne sont pas les variantes qui trahissent la présence d'idées<br />
subversives dans Gg.vi.16, mais les corrections apportées directement<br />
sur le manuscrit par un lecteur et utilisateur de cette compilation. Les<br />
nombreux repères désignant les articulations du texte, et que ce lecteur<br />
prit le soin de noter dans la marge, semblent indiquer qu'il se servait<br />
peut-être de ce manuscrit comme de support pour prêcher. Cependant,<br />
seuls le texte des trois premiers cahiers et le premier sermon du<br />
quatrième ont subi des modifications. De plus, ces corrections<br />
trahissent le désaccord de ce lecteur sur des points de théologie précis,<br />
telles que l'Eucharistie, la confession au prêtre, les prières pour les<br />
2 . Stephen Morrison, «Lollardy in the Fifteenth Century _ The Evidence from<br />
some Orthodox Texts », Cahiers Elisabéthains — Late Medieval and<br />
Renaissance English Studies, 52 (octobre 1997), 1-24.
Corrections lollardes<br />
195_(12U<br />
saints en général et pour la Vierge Marie en particulier. Si l'on garde<br />
présent à l'esprit l'environnement textuel de cette compilation et la<br />
proximité entre orthodoxie et lollardisme que nous avons soulignée,<br />
on est tenté de penser que ce lecteur était un sympathisant lollard. Par<br />
ailleurs, on est troublé en lisant l'ouvrage d'Anne Hudson, The<br />
Premature Reformation, et en constatant que les corrections apportées<br />
à Gg.vi.16 auraient pu être autant de mêmes chefs d'accusation que<br />
ceux retenus contre Thomas Man exécuté en 1518 : The surviving lists<br />
of articles objected against Thomas Man provide some indication of<br />
his opinions, his affirmation of lollard views concerning the<br />
Eucharist, oral confession and images, the nature of the church and<br />
his disrespect for the Virgin and for priests. Et Anne Hudson<br />
d'ajouter : It is clear that before his execution in 1518, Thomas Man<br />
had worked in London, Essex, Suffolk, Norfolk, and West of London at<br />
least as far as Oxford and Newbury. 3 Par conséquent, on ne peut<br />
opposer à l'éventuelle hétérodoxie de ces corrections ni le fait qu'elles<br />
soient tardives, ni leur éloignement d'Oxford reconnu comme le coeur<br />
de l'activité lollarde à la fin du XIV e siècle et au début du XV e en<br />
particulier. Un doute subsiste néanmoins ; on ne peut affirmer avec<br />
certitude que ces corrections sont antérieures à 1530, date à laquelle le<br />
lollardisme est censé s'être fondu dans l'orthodoxie. Certes, MS<br />
Gg.vi.16 date de la fin du quinzième siècle, alors que les idées<br />
lollardes étaient encore largement répandues, mais cela n'implique pas<br />
que ces corrections aient été apportées à la même époque. L'écriture<br />
de ce correcteur peut tout aussi bien être celle d'un homme ayant vécu<br />
à la fin du XV e siècle ou au début du XVI e, que celle d'un héritier de<br />
la réforme. Or, lollards et réformateurs s'entendaient précisément sur<br />
les points de théologie que nous avons évoqués. Comment, alors, faire<br />
la part des choses ?<br />
Un examen détaillé de ces corrections et de leur nature nous y<br />
aidera peut-être.<br />
3 . Anne Hudson, The Premature Reformation, Oxford : Clarendon Press, 1988,<br />
p. 449.
196_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
On distingue quatre types de correction : les ajouts de mots ou de<br />
groupes de mots, les passages désignés avec la mention omitte dans la<br />
marge, les mots ou groupes de mots biffés, et les mots ou groupes de<br />
mots biffés mais accompagnés d'une autre proposition. 4<br />
Nombre de ces modifications trouvent leur légitimité dans la<br />
controverse. L'ajout presque systématique de vnto God 5 (lorsqu'il s'agit<br />
de confession) trahit la réserve des lollards à l'égard des prêtres et se<br />
fait l'écho de ce sermon lollard: Bi þis is vndirstonde confession [...]<br />
but oneli to God, whiche knowethe þe priueite of mannes herte [...]. 6<br />
Par ailleurs, la substitution de vnto God à la place de at þe preste hys<br />
gostlye ffadur 7 vient confirmer ce premier point. Cette réserve à<br />
l'égard des prêtres se lit également dans l'ajout de syncerly 8 qui<br />
rappelle la position des lollards, comme on peut le constater dans ce<br />
sermon lollard pour le cinquième dimanche de pentecôte : And þus it<br />
semiþ by þese wordis þat þe lijf of euery prechoure of þe worde of<br />
God shulde be vnreprouable. Notons que les héritiers de la reforme<br />
4 . Les corrections sont données en annexe et dans les notes de bas de page.<br />
5 . Cf. annexe, citation 2 : «Rygh3t so þat man or woman þat lyffethe in vnclennes<br />
off sawle withowte repentawnce off herte, schryffte of mowthe [vnto God,<br />
ajout] gothe to Goddys borde ffor to reseyve the holye sacrament to hys<br />
endles dampnacion [...] » f. 2 ; cf. annexe, citation 6 : «The secunde thynge<br />
þat spake offe is ffoe to wyte howe þu xalte areye thyne howse a3en þis<br />
kynge cum, ffor qwhan the ffylthe is swepte owte with schryffte off mowthe<br />
[vnto God, ajout] than wolde it be strewed and hungen cleen a bowte with iiij<br />
cardynall »ertews]. » f. 21v<br />
6 . Anne Hudson (ed.), Two Wycliffite Texts, The Testimony of William Thorpe<br />
and The Sermon of William Taylor, Oxford : EETS, 1993, p. 101.<br />
7 . Cf. annexe, citation 16 : «Rygh3t so, euery man or woman in thys worlde<br />
lyffynge thawe he peye hys detteys þat he awethe and thaw he be schrevyn at<br />
the preste hys gostlye ffadur [at þe preste hys goslye ffadur est biffé et<br />
remplacé par vnto God]. » f. 2<br />
8 . Cf. annexe, citation 4 : «The othyr thynge þat fallethe to a prechour is to preche<br />
the laws off God allmygh3tye [syncerly, ajout] ffor ther is no lawe bot that<br />
man to be saved bye. » f. 18
Corrections lollardes<br />
197_(12U<br />
partageaient ce sentiment : Yet might idolatry by diligence and sincere<br />
preaching of God's word be avoided. 9 Enfin, ce refus d'adresser ses<br />
prières aux saints ou à la Vierge Marie est des plus explicites, dans la<br />
correction de Oure Lady en God, 10 et dans la suppression des Ave 11 et<br />
de l'adresse aux saints 12 et se fait, une fois encore, l'écho des<br />
lollards : Here also we may lerne þat if a man kepe þe<br />
comaundementis of God and lyue vertuously, þen alle preyouris of<br />
seintis, boþe of heuen and of erþe, ben ordeynid, and God accetiþ hem<br />
as meenys to his help, þou3 his preyer be not dressid immediat to<br />
seintis. 13 Néanmoins, cette contestation du culte des saints et de la<br />
Vierge Marie n'appartient pas seulement aux lollards, et l'on est<br />
troublé, à la lecture des sermons élisabéthains, par leur ressemblance<br />
avec une des corrections apportées à Gg.vi.16, où our Lady est biffé et<br />
remplacé par our only mediator Ihesu Crist : 14 The scripture saith it is<br />
9 . Queen Elizabeth Homilies, Londres : Society for Promoting Christian<br />
Knowledge, 1938, p. 250.<br />
10 . Cf. annexe, citation 17 : «that thoroo þe prayer off owre lady [lady est biffé et<br />
remplacé par only mediator Ihesu Crist] for3ovyn is þi syn. f. 5.»<br />
11 . Cf. annexe, citation 18 : «Sche toke myche caroo off hyr syn and euery dey<br />
knelynge worchept owre Lady with v aves [owre lady with v aves est biffé et<br />
remplacé par God] þan owre Lady [owre lady est biffé et remplacé par God]<br />
had pete off hyr and wolde have hyr savyd and sent a pre»t to hyr to be<br />
confessyd. » f. 5v, et citation 10 «So meye euery man off charyte seye ane<br />
pater noster and an ave [and an ave est biffé]. » f. 12v<br />
12 . Cf. annexe, citation 11 : «I ran ffaste the waye off þi comawndementys<br />
qwhan þu haddeste made my herte large to reseyve thy grace and holde<br />
the stylle in that weye ðat þu cum not owte and schewe owte to Godde<br />
thy wowndys off þi syn and to the seyntys off heven [and to the seyntys<br />
»ff heven est biffé] too have pyte on thee [...]. » f. 17v<br />
13 . Gloria Cigman (ed.), Lollards Sermons, Oxford : EETS, 1989, p. 161, l. 428-<br />
32.<br />
14 . Cf. note 33.
198_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
God that searcheth the heart and reins, and that he only knoweth the<br />
hearts of the children of men. As for the seints, they have so little<br />
knowledge of the secrets of the heart, that many of the ancient fathers<br />
greatly doubt whether they know anything at all that is commonly<br />
done on earth [...]. His mind therefore is this, not to that we should put<br />
religion in worshiping them or praying unto them, but that we should<br />
honour them by following their virtuous and gostly life [...]. For ther<br />
doth the Holy Ghost plainly teache us, that Christ is our only<br />
mediator and intercessor with God, and that we must seek and run to<br />
no other. 15 Notons à cet égard, que je n'ai pas relevé de telles<br />
occurrences dans les sermons lollards que j'ai consultés.<br />
Ces modifications semblent, pour la plupart, fondées sur la<br />
contestation. On donc est tenté de penser que les autres corrections,<br />
bien qu'anodines en apparence, relèvent du même processus. Le<br />
changement d'un mot pour un autre signifie-t-il que ceux qui sont<br />
corrigés ici portent, contre toute attente, une connotation idéologique<br />
particulière qui justifierait qu'on les remplaçât par d'autres ? Pourquoi<br />
changer meede en rewarde ou blis ? Wedded et married ne sont-ils pas<br />
synonymes ? Pourquoi changer free wyll en grace ou en goode wyll ?<br />
Pourquoi préférer sacrament of the holy communion à sacrament of<br />
the awter ? Pourquoi corriger badde en commaundid ? Pourquoi ne<br />
pas garder maundy et lui substituer Lord's supper ? Enfin, pourquoi le<br />
mot howseld semble-t-il poser un problème ? Ces corrections<br />
suggèrent-elles qu'il existait un lexique propre aux lollards ou aux<br />
réformateurs ?<br />
Afin de répondre à cette question il est essentiel d'examiner les<br />
textes. Je me propose de consulter dans un premier temps les ouvrages<br />
suivants : The Lanterne o f L i3 t,16 the Wycliffite Sermons, 17 Lollards<br />
15 . Queen Elizabeth Homilies, «A Homily or Sermon Concerning Prayer »,<br />
p. 344.<br />
16 . Lilian M. Swinburn (ed.), The Lanterne o f L i3 t, Londres : EETS, réimpr.<br />
1988.
Corrections lollardes<br />
199_(12U<br />
Sermons, 18 The Testimony of William Thorpe et The Sermon of<br />
William Taylor. 19 Comme nous allons le voir, pour compléter cette<br />
étude et parvenir à une conclusion satisfaisante, il sera indispensable<br />
de consulter des écrits lollards et orthodoxes plus tardifs. Cependant,<br />
même brève et non exhaustive, cette étude révèle quelques indices.<br />
Pour certaines de ces corrections, le choix d'un synonyme peut<br />
trouver sa justification dans la controverse. En effet, on constate que<br />
chaque terme se rapportant à l'eucharistie est condamné :<br />
Mawndye 20 évoque non seulement la Cène mais aussi l'institution<br />
du sacrement de l'eucharistie. Il est intéressant de noter que ce terme<br />
n'apparaît pas dans les écrits lollards que j'ai consultés, qui lui<br />
préfèrent supper ; mawndy est également absent des sermons<br />
élisabéthains où en revanche les occurrences de Lord's Supper sont<br />
nombreuses : And have not the christians of late days, and even in our<br />
days also, in like manner provoked the displeasure and indignation of<br />
almighty God, [...] with gross abusing and filthy corrupting of the<br />
Lord's holy Supper, the blessed sacrament of his body and blood,<br />
with an infinite number of toys and trifles of their own devices [...]. 21<br />
En outre, mawndye est employé dans des textes orthodoxes, et<br />
demeure encore en usage aujourd'hui, dans l'expression Maundy<br />
Thursday. Par conséquent, on ne peut guère arguer que sa mise à<br />
l'écart soit due à son obsolescence.<br />
17 . Anne Hudson et Pamela Gradon, Wycliffite Sermons.<br />
18 . Gloria Cigman, Lollard Sermons.<br />
19 . Two Wycliffite Texts.<br />
20 . Cf. annexe, citation 19 : «Remember þat all the apostelles were with owre lord<br />
in Cena at the mawndy [...]. [mawndy est biffé et remplacé par Lord<br />
supper] » f. 7<br />
21 . Queen Elizabeth Homilies, «An homily of the place and time of prayer »,<br />
p. 369.
200_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
Howselde ou howselynge 22 évoque aussi l'eucharistie et peut<br />
également désigner l'hostie ou le pain. On ne s'étonne donc pas que<br />
notre correcteur rejette ce terme, également absent des écrits lollards<br />
mentionnés plus haut et des sermons élisabéthains, mais qui figure,<br />
tout comme mawndye, dans les sermons orthodoxes : And anone in the<br />
s y3 t e of all pepil, þe blessid Lorde turned into þe forme of brede<br />
a3 e n e, and withe þe same glorious oste sche was howselyd and so<br />
sche resceyvyd hym to her everlastyng saluacion. 23<br />
La correction de Sacrament of the awter en sacrament of holy<br />
communion 24 et la suppression de awter peut également s'expliquer par<br />
le fait que l'autel est l'endroit où se déroule le rituel de l'eucharistie.<br />
Cependant, contrairement à mawndye et à howselde, le terme<br />
sacrament of the awter est employé dans les sermons lollards : Þe<br />
chartre of þis breþerhede is þe blessid bodi þat lyinge on a cros ;<br />
22 . Cf. annexe, citation 15 : «And the gospell tellythe in anodre place howe þis<br />
Judas was schrevyn opynlye to all the Jews qwhan he seyde opunlye, peccaui<br />
tradens sanguinem justum, not withstandynge hys howselynge<br />
[howselynge est biffé mais les mots par lesquels il est remplacé sont<br />
»ujourd'hui difficile à déchiffrer, peut-être doit-on lire reseyving of a<br />
sacrament ?] ne hys schryffte [...]. » f. 2<br />
Cf. annexe, citation 7 : «3it he goo to Goddys Lorde withowte repentawnce<br />
off herte and in a wyll or a purpos to turne to syn a3een and to hys wykudnes<br />
he reseyvethe theyre þe blyssyd sacrament to hys endeles dampnacion as<br />
Judas dyd qwhan he was howselde [qwhan he was howselde es»fdésigné<br />
avec la mention omitte]. » f. 2<br />
23 . MS Oxford Bod. Libr. e Museo l80, 124v-127v.<br />
24 . Cf. annexe, citation 9 : «Thys sacrament off the awter [off the awter est biffé]<br />
gyffythe ande grawntythe grete vertu and grace and parfettythe manye ffolde<br />
to the reseyvoore off þis glorius sacrament. » f.2<br />
Cf. annexe, citation 14 : Rygh3t so ffrendys as longe as or qwhan Criste<br />
precyus bodye the sacrament off the awter [awter est biffé et remplacé par<br />
holy communion] is sett and put in a clen crysten manys sawle clensyd ffro<br />
syn and wykudnes, thys glorius sacrament off the awter [off the awter est<br />
supprimé] gyffethe and grawntethe grete vertu. » f. 2
Corrections lollardes<br />
201_(12U<br />
written wiþ þe worþi blood þat ran doun fro his herte, seelid wiþ þe<br />
precyous sacrament of þe auter in perpetuel mynde þerof. 25 Toutefois,<br />
cet emploi est rare dans les sermons lollards et n'est pas répertorié<br />
dans les sermons élisabéthains, où figure, en revanche communion :<br />
But thus much he must be sure to hold, that in the supper of the Lord<br />
there is no vain ceremony, no bare sign, no untrue figure of a thing<br />
absent, but as scripture saith, the table of the Lord, the bread and cup<br />
of the Lord, the memory of Christ, the annunciation of his death, yea,<br />
the communion of the body and blood of our Lord (1 Cor. xi, 24, 26,<br />
27) in a marvellous incorporation, which by the operation of the Holy<br />
Ghost [...] is through faith wrought in the souls of the faithful [...]. 26<br />
Grace, 27 enfin, peut aussi se justifier dans un contexte lollard.<br />
Bien que wyll et grace soient employés aussi souvent l'un que l'autre<br />
dans les sermons lollards, ils n'ont pas tout à fait le même sens, grace<br />
étant un don ou une faveur accordée aux hommes par Dieu : Haue<br />
mercy on vs now and euer and 3 yue vs grace to holde þe weye of<br />
truþe. 28<br />
Par ailleurs, l'idée même de free wyll s'oppose une fois encore à la<br />
théorie de la prédestination et de ce fait justifie que notre correcteur ait<br />
jugé utile de faire cette correction.<br />
25 . Lollard Sermons, p. 113, l. 279.<br />
26 . Queen Elisabeth Homilies, «An homily concerning the worthy receiving and<br />
reverent esteeming of the sacrament of the body and blood of Christ »,<br />
p. 476.<br />
27 . Cf. annexe, citation 21 : «Yvell is the thyrde þat lettythe vs off þis luffe ffor in<br />
the yll wyllye herte xall no wysdam entyre [...]. Ffor God hathe 3even to yche<br />
man a free wyll ether to chees the goode Gode ethyre the yvell qwhedur so<br />
hym lykethe [...] » Après correction voici ce que donne ce passage : «Yvell is<br />
the thyrde þat lettythe vs off luffe ffor in the yll wyllye hertexall no wysdam<br />
entyre [...]. Ffor God hathe 3even yche men grace to do goode ethyre a free<br />
wyll to do yvell qwhedur so hym lykethe [...]. »<br />
28 . The Testimony of William Thorpe, in : Two Wycliffite Texts, p. 2, l. 4.
202_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
Changer badde en commaundid 29 peut s'expliquer aussi par un<br />
souci de précision, un souci de coller au texte, faisant référence à<br />
God's commaundements. On rencontre commaunded très fréquemment<br />
dans les sermons lollards. Mais ce terme y côtoie aussi d'autres<br />
synonymes tels que seyd. Dans ce cas précis, et bien qu'on ne puisse<br />
en aucun cas affirmer que commaundid soit un terme lollard par<br />
opposition à badde, cette correction conforte notre impression : cette<br />
diligence et ce souci de respecter le texte était aussi une caractéristique<br />
des Lollards.<br />
Enfin, aucune conclusion satisfaisante ne peut être tirée pour<br />
mede 30 qui est employé dans le même sens que rewarde aussi bien<br />
dans les sermons lollards que dans le Testimony of William Thorpe ou<br />
que dans The Lanterne o f L i3 t.<br />
Quant à Weddid 31 et married ils sont, eux aussi, employés<br />
indifféremment dans ces ouvrages : A3 e n þis comaundement þe fende<br />
wiþ his cautels moueþ discorde in þe hertis of hem þat ben weddid til<br />
þei desire to be departid þe toone from þe toþir. 32 En revanche, on ne<br />
relève pas d'occurrence de weddid dans les sermons élisabéthains qui,<br />
pour le même passage préfèrent married : And this is his [the devil's]<br />
29<br />
. Cf. annexe, citation 23 : «Ande to tell 3owe the gospell as he badde [badde est<br />
biffé et remplacé par commaunded] to hys dyssypulls [...]. » f. 18v<br />
30<br />
. Cf. annexe, citation 20 : «And reson xall tell a man that eyther he servythe ffor<br />
mede [mede est biffé et remplacé par reward] or ffor peyne [...]. » f. 8<br />
Cf. annexe, citation 24 : «So schulde þu beselye kepe cleen thye mowthe in<br />
the qwhyche þu reseyveste Cristes fflesche and hys blode [ajout, in a<br />
sacrament] and prayest theyre with to Godde to wynne [dans l'interligne<br />
le correcteur propose have à la place de wynne] the hevenlye mee»e [dans<br />
l'interligne le correcteur propose reward pour meede] »<br />
31<br />
. Cf. annexe, citation 27 : «Ffyrst I seyde, weddyd man and woman must be<br />
vndur the bonde of honeste ane worchep [...]. [weddyd est biffé et remplacé<br />
par maryed]. » f. 33<br />
Cf. annexe, citation 28 : «The iijde I sey þat weddyd man and woman be<br />
vndur the bonde of obediens [...]. [weddyd est biffé et remplacé par<br />
maryed]. » f. 33<br />
32<br />
. The Lanterne o f L i3 t, p. 24.
Corrections lollardes<br />
203_(12U<br />
principal craft, to work dissenssion of hearts of the one from the<br />
other ; that, whereas now there is pleasant and sweet love betwix you,<br />
he will in the stead thereof bring in most bitter and unpleasant discord<br />
[...]. This necessity of prayer must be oft in the occupiying and using<br />
of married persons, that ofttime the one should pray for the other<br />
[...]. 33<br />
Quelles leçons peut-on tirer de cette première approche ?<br />
Comme nous l'avons déjà souligné, pour qu'une telle recherche<br />
puisse s'avérer fructueuse, il faudrait qu'elle prenne en compte les<br />
sources contemporaines de ce correcteur. En effet, il ne faut pas perdre<br />
de vue qu'il est tout à fait probable que le vocabulaire ne se soit chargé<br />
d'un sens particulier que tardivement, ce qui expliquerait par<br />
conséquent, que les textes lollards de la première moitié du XVe n'en<br />
gardent pas la trace. En effet, tout suggère que ces modifications,<br />
même si elles ne trouvent pas d'écho direct dans les textes lollards les<br />
plus anciens, puisent leur justification dans la controverse. Aussi,<br />
peut-être sont-elles porteuses d'un sens qui nous échappe, mais qui<br />
n'échappait pas aux accusateurs des Lollards. The Lanterne o f L i3 t fut<br />
examiné par Robert Gilbert et William Lynderwolde qui rédigèrent<br />
une liste des quinze articles qui selon eux figuraient dans ce traité. Le<br />
onzième de ces articles a trait à l'eucharistie : That Judas did receive<br />
the body of Christ in bread, and his blood in wine in which it doth<br />
plainly appear, that after consecration of the bread and wine made,<br />
the same bread and wine that was used before, doth truly remain on<br />
the altar. 34 Or, comme le souligne L. Swynburn, on ne relève dans le<br />
passage concerné aucune attaque franche contre l'eucharistie : But<br />
mynystrars of sacramentis þat ben in þe fendis chirche mynystren þise<br />
sacramentis and treten hem vnworþili and alle uche boþe lerned and<br />
lewid ben Judas children, for he took þe sacrament at Cristis hooli<br />
sooper where Christ dalt his bodi in bred as oþir apostlis diden and<br />
33<br />
. Sermons élisabéthains, p. 536.<br />
34<br />
. The Lanterne o f L i3 t, introduction, pp. 9-10.
204_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
drank wiþ hem his blood in wyn but wiþ a viciouse conscience<br />
wherfore þe deuel entrid in him and he bitraied his Lord [...]. 35 Alors,<br />
est-ce le ton général de cet écrit qui suggéra à ses détracteurs l'idée<br />
que son auteur contestait la transsubstantiation ? Ou bien faut-il savoir<br />
lire entre les lignes, et en l'occurrence peut-on interpréter le choix de<br />
Cristis hooli sooper et non pas de mawndye comme trahissant un point<br />
de vue critique à l'égard de l'eucharistie ? Certes, cela semble sujet à<br />
caution, mais au fond, rien ne s'y oppose.<br />
Alors, existe-t-il la preuve d'un vocabulaire lollard ? Si ces<br />
corrections n'en font pas office, du moins sont-elles l'indice que les<br />
mots sont généralement chargés d'une connotation qui va au-delà du<br />
sens courant. Quant à déterminer si ces préférences sont celles d'un<br />
Lollard ou d'un réformateur, seule une étude plus approfondie des<br />
sources tardives pourrait nous éclairer. Contentons-nous de souligner<br />
que ces corrections trouvent un écho troublant dans les sermons<br />
lollards mais plus encore dans les sermons élisabéthains. Tout porte à<br />
croire, en effet, que ce lecteur et correcteur était plus un héritier de la<br />
réforme qu'un Lollard. Cependant, Lollards et réformateurs, pour un<br />
lexique certes limité, avaient la même appréciation du sens des mots.<br />
Cela ne saurait surprendre, quand on songe que le retentissement d'un<br />
mot va bien au-delà du sens courant, lorsqu'il est enrichi d'une<br />
intelligence intime avec l'expérience. Or, c'est précisément cette<br />
fréquentation, cet acquis du mot qui nous fait défaut, et, contrairement<br />
à Robert Gilbert et William Wyndewolde, nous ne pouvons, dans l'état<br />
actuel, qu'en percevoir la lettre et non l'esprit.<br />
35<br />
. The Lanterne o f L i3 t, p. 60, l. 13-19.
Corrections lollardes<br />
Ajouts<br />
205_(12U<br />
Annexe : corrections<br />
1- Leef ffrendys, euery man that þis deye disposythe hym to reseyve<br />
Cristys precyus body [in a sacrament] hym beovythe to be cleen<br />
in lyffynge and parfytte and stabyll in beleeffenge [...]. f. 2<br />
2- Rygh3t so þat man or woman þat lyffethe in vnclennes off sawle<br />
withowte repentawnce off herte, schryffte off mowthe [vnto God]<br />
gothe to Goddys borde ffor to reseyve the holye sacrament to hys<br />
endles dampnacion [...]. f. 2<br />
3- Ryse vp, þu þat slepyste in syn, ryse and 3yffe the ffro dethe and<br />
Cryste xall [liten] the with the beames off hys grace. f. 13.<br />
4- That othyr thynge þat fallethe to a prechour is to preche the laws off<br />
God allmygh3tye [synserly] ffor ther is no lawe bo that man to be<br />
saved bye [...]. f. 18<br />
5- So schulde þu beselye kepe cleen thye mowthe in the qwhyche þu<br />
reseyveste Cristes fflesche and hys body [in a sacrament]<br />
[...]. f. 20<br />
6- The secunde thynge þat i spake offe is ffor to wyte howe þu xalte<br />
areye thyne howse a3en þis kynge cum, ffor qwhan the ffylthe is<br />
swepte owte with schryffte off mowthe [vnto God] than wolde it<br />
be strewed and hungen cleen a bowte with iiij cardynall vertews<br />
[...]. f. 21v<br />
Omitte<br />
7- 3it he goo to goddys Lorde withowte repentawnce off herte and in a<br />
wyll or a purpos to turne to syn a3een and to hys wykudnes he<br />
reseyvethe theyre þe blyssyd sacrament to hys endeles dampnacion<br />
as Judas dyd [qwhan he was howselde] [...]. f. 2
206_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
8- Bot ffrendys, qwhen þis worthee sacrament off Cristys awen<br />
bodye is reseyved ande sett or put into synfull manys sawle or<br />
womanys, it 3euethe no grace to the reseyvour. f. 2<br />
Suppressions<br />
9- Thys glorius sacrament [off the awter] gyffethe ande grawntythe<br />
grete vertu and grace and parfyttythe manye ffolde to the<br />
reseyvoore off þis glorius sacrament [...]. f. 2<br />
10- So meye euery man off charyte seye ane pater noster [and ane<br />
ave]. f. 12v<br />
11- I ran ffaste the waye off þi comawndementys qwhan þu haddeste<br />
made my herte large to reseyve thy grace and holde the stylle in<br />
that weye þat þu cum not owte and schewe owte to Godde thy<br />
wowndys off þi syn [and to the seyntys off heven] too have pyte<br />
on thee [...]. f. 17v<br />
12- Dere ffrendys in God, as sent Anselme seythe in hys sentence off<br />
all thyngys þat man meye doo ffor the dede, the ffyrst and the<br />
princypall is ffor to praye ffor hem and helpe hem in heyre<br />
nedefullness ande that on thre wyse. The ffyrste cawse is ffor thei<br />
have grete nede off helpe and off [prayers ffor the gretenes off<br />
the peyne the qwhyche þat þei suffer] [...]. f. 22<br />
13- The ffysrt dede off mercy, as I seyde, ande the moste principall is<br />
to praye [ffor the greteness of the peyne the qwhyche þat þei<br />
suffer] [...]. f. 22<br />
Substitutions<br />
14- Rygh3t so ffrendys as longe as or qwhan Criste precyus bodye the<br />
sacrament off the awter [the awter est biffé et remplacé par holy<br />
communion] is sett and put in a cleen crysten manys sawle [...]. f.<br />
2
Corrections lollardes<br />
207_(12U<br />
15- Ande the gospell tellythe in anoder place howe þis Judas was<br />
schrevyn opynlye to all the Jews qwhan he seyde opunlye, peccaui<br />
tradens sanguinem justum, not withstandynge hys howselynge<br />
[howselynge est biffé et remplacé par communion] ne hys<br />
schryffte [...]. f. 2<br />
16- Rygh3t so, euery man or woman in thys worlde lyffynge thawe he<br />
peye hys dettys þat he awethe and thaw he be schrevyn at the<br />
preste hys gostlye ffadur [at the preste hys gostlye ffadur est<br />
biffé et remplacé par vnto God] [...]. f. 2<br />
17- That thoroo þe prayer off owre Lady [Lady est biffé et remplacé<br />
par only mediator IC] for3ovyn is þi syn. f. 5<br />
18- Sche toke myche caroo off hyr syn and euery dey knelynge<br />
worchept owre Lady with v aves [owre lady with v aves est<br />
biffé et remplacé par God] þan owre Lady [owre lady est biffé et<br />
remplacé par God] had pete off hyr and wholde have hyr savyde<br />
and sent a prest to hyr to be conffessyd [...]. f. 5<br />
19- Remember þat all the apostelles were with owre Lorde in Cena at<br />
the mawndy [mawndy est biffé et remplacé par Lord Supper]<br />
[...]. f. 7<br />
20- Goode men 3e xull vnderstonde þat euerye man in thys worlde is<br />
servawnte to sumqwhat, to God or to the ffeende or to the worlde<br />
or to hys fflesche or ellys servawnte to hys syn. Ande reson xulde<br />
tell a man that eyther he servythe ffor mede [mede est biffé et<br />
remplacé par reward] or ffor peyne [...]. f. 8<br />
21- Yvell is the thyrde þat lettythe vs off þis luffe ffor in the yll<br />
wyllye herte xall no wysdam entyre [...]. Ffor God hathe 3even to<br />
yche man a free wyll ether to chees the goode Gode [a ffree wyll<br />
ether to chees the goode Gode est biffé à l'exception de goode et<br />
remplacé par grace to do (goode)] ethyre [a ffree wyll to do]<br />
(ajout) the yvell qwhedur so hym lykethe [...]. f. 11v<br />
22- Ande so we xull be put owte off hys cowrte bot yff we do hys wyll<br />
þat is ffro þe helpe off holyee chyrche here in erthe and xall also
208_(12U<br />
Ariane Lainé<br />
fforgoo owre meede þat is the mede [mede est souligné et<br />
remplacé par blys] off heven ande so to be wreches euermore<br />
withowte ende. f. 12<br />
23- Ande to tell 3owe the gospell as he badde [badde est biffé et<br />
remplacé par commaunded] to hys dyssypulls. f. 18v<br />
24- So schulde þu beselye kepe cleen thye mowthe in the qwhyche þu<br />
reseyveste Cristes fflesche and hys blode [ajout, in a sacrament]<br />
and prayest theyre with to godde to wynne [au-dessus de wynn le<br />
lecteur propose have] the hevenlye meede [au-dessus de meede le<br />
lecteur propose rewarde] [...]. f. 20<br />
25- With iiij cardynall [au-dessus de cardynall le lecteur note<br />
principall] vertews þat smell so swete [...]. f. 20<br />
26- Moste worchipull ffrendys [moste worchipull ffrendys est biffé<br />
et remplacé par gooden christen people] we becum hedyr at þis<br />
time in the name off the ffadur, son and holy gost, in þe honorabyll<br />
presens off owre modur gostly holy chyrche to conioynyng, knytt<br />
and combyne þise ij persawnes by the holy sacrament of<br />
matrimonye (f. 32r) [...] mey be worthye to reseyve þis holy<br />
sacrament of matrimonye with devowte hertys, clene sawles with<br />
pure entente duly to kepe þeir charge þeir charge and beheestis<br />
[þeir charge and beheestis corrigé en promyse]. Amen. f. 33v<br />
27- Ffyrst i seyde, weddyd man and woman muste be vndur the bonde<br />
of honeste [...]. [weddyd est biffé et remplacé par maryed] f. 33.<br />
28- The iijde I sey þat weddyd man and woman muste be vnder the<br />
bonde of obediens [...]. [weddyd est biffé et remplacé par maryed]<br />
f. 33.
Le Pore Caitif<br />
209_(12U<br />
Modifications lollardes<br />
dans les manuscrits du Pore Caitif :<br />
le lexique en question<br />
Karine Moreau-Guibert<br />
<strong>Université</strong> de Poitiers<br />
Le Pore Caitif est un traité religieux en moyen-anglais que nous<br />
pouvons dater de la toute fin du quatorzième siècle et dont l'usage était<br />
destiné aux laïcs afin de leur permettre un accès garanti au paradis.<br />
Cette compilation anonyme connut un grand succès puisque nous en<br />
conservons encore aujourd'hui cinquante-six copies complètes ou<br />
partielles.<br />
Seules les vingt-neuf copies complètes qui représentent la forme<br />
première de l'oeuvre retiendront notre attention dans le cadre de cette<br />
étude car elles offrent dans leur ensemble une caractéristique qui se<br />
prête tout particulièrement au genre d'investigations lancé par Anne<br />
Hudson en 1981 1 et que nous avons été incitée à poursuivre grâce<br />
notamment à un récent article de Stephen Morrison. 2 En effet, sous<br />
cette forme, nous trouvons à la fois des copies orthodoxes 3 et des<br />
1 . Anne Hudson, «A Lollard Sect Vocabulary », pp. 15-30 in : Michael Benskin<br />
et M.L. Samuels (eds), So meny people longages and tonges — Philological<br />
Essays in Scots and Medieval English Presented to Angus McIntosh.<br />
2 . Stephen Morrison, «Lollardy in the Fifteenth Century _ The Evidence from<br />
Some Orthodox Texts », Cahiers Elisabéthains — Late Medieval and<br />
Renaissance English Studies, 52 (octobre 1997), 1-24.<br />
3 . Nous adoptons le terme «orthodoxe » pour le texte dans sa forme première<br />
même si nous souhaitons attirer l'attention sur le fait que, bien qu'il s'agisse<br />
d'un état du texte reconnu comme tel, nous nous autorisons une réserve sur ce<br />
jugement.
210_(12U<br />
Karine Moreau-Guibert<br />
copies hétérodoxes du Pore Caitif et nous pouvons affirmer, grâce au<br />
travail que nous avons effectué sur l'histoire du texte en nous basant<br />
sur l'étude des variantes, que la version initiale était orthodoxe.<br />
Les textes de ces vingt-neuf copies se distinguent selon quatre<br />
spécificités : les manuscrits «orthodoxes purs », les manuscrits<br />
orthodoxes ayant fait l'objet de corrections lollardes ultérieures encore<br />
décelables aujourd'hui, les copies lollardes de premier degré et enfin,<br />
les copies lollardes de second degré.<br />
Nous considérons à priori _le premier stade du texte «orthodoxe<br />
pur », représenté par le manuscrit de Paris, Bibliothèque Nationale,<br />
Anglais 41 (BN), comme neutre, par opposition aux trois stades<br />
suivants. Le manuscrit d'Oxford, Bodleian Library, Bodley 938 (B3)<br />
illustre quant à lui le second stade. La nature lollarde des interventions<br />
est sans équivoque puisqu'elles se limitent à des suppressions radicales<br />
dans le texte concernant certains points connus pour avoir été des<br />
sujets de controverse chez les disciples de Wyclif. 4 Nous avons par<br />
exemple le passage suivant dans BN : Anoþer part of holi chirche is in<br />
purgatorie of soulis þat ben þere abidinge þe greet merci of god and<br />
to be fulli purgid of alle her synnes of þe whiche þei diden not verri<br />
satisfaccioun in þis liif. But þis part of holy chirche haþ ouercomen<br />
alle disseitis and temptaciouns of þese þre enemyes and is euery day<br />
moore þan oþer purid and mad clene ; and þerfore þis mai be seid þe<br />
4 . Nous souhaitons apporter une précision en ce qui concerne la notion<br />
d'«idéologie lollarde » qui pourra paraître ici quelque peu figée. En réalité,<br />
on ne connaît pas avec précision tous les points de théologie avec lesquels les<br />
Lollards étaient en désaccord ni d'ailleurs toutes les subtilités auxquelles ils<br />
avaient recours pour exprimer leurs points de vue. C'est pourquoi nous<br />
entendons ici par «idéologie lollarde » uniquement des sujets reconnus pour<br />
avoir fait partie du credo de ces dissidents. Cf. par exemple l'article de soeur<br />
Mary T. Brady, «Lollard Interpolations and Omissions in Manuscripts of<br />
the "Pore Caitif" », pp. 183-203 in : Michael G. Sargent (ed.), De Cella in<br />
Seculum — Religious and Secular Life and Devotion in Late Medieval<br />
England, Cambridge : D.S. Brewer, 1989, qui nous propose une liste<br />
relativement détaillée des points de controverse repris par les Lollards dans le<br />
texte du Pore Caitif.
Le Pore Caitif<br />
211_(12U<br />
chirche ouercomynge 5 qui, au verso du folio 48 de B3, a été<br />
entièrement gratté et dont l'espace est resté inoccupé par la suite. Cette<br />
suppression radicale est en parfait accord avec le refus total des<br />
Lollards d'accepter l'idée de l'existence d'un purgatoire ; d'ailleurs,<br />
dans tout le texte le mot purgatorie sera supprimé.<br />
Puis nous avons les deux stades suivants qui sont à proprement<br />
parler des copies lollardes et non, comme c'était le cas pour B3, des<br />
copies orthodoxes ayant été corrigées par un Lollard. Ici, à nouveau, il<br />
existe deux degrés de contamination. Le premier se limite à des<br />
changements mineurs qui portent également sur des points spécifiques<br />
de l'idéologie lollarde ou qui relèvent simplement d'une volonté de<br />
précision accrue mais sans ajouts conséquents de texte. Le manuscrit<br />
d'Oxford, Bodleian Library, Bodley 3 (B1), représentant de ce premier<br />
degré d'interpolations lollardes, nous propose par exemple pour : To<br />
do goddis worschip to ymagis ech man is forfendid but to lerne bi þe<br />
6 si3t of hem to folowe seintis lyuyng, good it is to ech man la leçon :<br />
To do goddis worschip to ymagis ech man is forfendid but to lerne bi<br />
þe si3t of hem to haue þe bettere mynde of hem þat ben in heuene,<br />
good it is to ech man. 7 Puis nous pouvons citer quelques ajouts<br />
mineurs. Dans la phrase þerfore, [...] with fasting deuoute preier and<br />
8 almes deedes, siche venial synnes schulen be clensid le scribe ajoute<br />
discret devant almes deedes ; sa volonté d'apporter une plus grande<br />
précision au lecteur peut être perçue à maintes reprises dans le texte,<br />
dont nous retiendrons deux passages distincts. Tout d'abord, dans la<br />
phrase : verrili he loueþ heelþe which kepiþ in himsilf verifully þe<br />
name of Ihesu [...] Forsoþe I wondir not þou3 a man temptid falliþ þe<br />
which haþ not put þe name of ihesu lastingli in his mynde9 , il ajoute<br />
5 . Paris, Bibliothèque Nationale, ms. Anglais 41, f. 21v.<br />
6 . Ibid. f. 28 r.<br />
7 . Les petites portions de texte ou les mots sur lesquels portent les modifications<br />
sont en caractères gras.<br />
8 . Paris, Bibliothèque Nationale, ms. Anglais 41, f. 107 r.<br />
9 . Ibid. f. 112 v.
212_(12U<br />
Karine Moreau-Guibert<br />
après Ihesu : in his mynde et, après mynde : him forto worschipe and<br />
loue ; dans le second exemple : and so aliens þat is fendis, 10 le scribe<br />
se sent obligé de préciser après aliens : þat ben vnclene spiritis.<br />
Ces ajouts se retrouvent également dans les copies attestant le<br />
second degré d'intervention lollarde puisque toutes les copies lollardes<br />
sont liées dans la tradition et que ce second degré est postérieur dans<br />
le temps au premier. De ce fait, le second degré se distingue du<br />
précédent justement parce qu'il comporte des ajouts significatifs, tant<br />
par leur longueur que par leur contenu, que nous ne retrouvons pas<br />
dans les stades antérieurs. Deux exemples empruntés au manuscrit<br />
représentatif de ce stade du texte, Cambridge, Trinity College B.14.53<br />
(TR), suffiront à montrer leur nature. Une substitution tout d'abord, de<br />
And þe same God þat was þanne is now wiþ þe same<br />
comaundementis. But here as a gret doctour seiþ, ymagis doon boþe<br />
good and harm ; good þei doon to siche men to whom þei ben bookis<br />
to more loue God þanne þei schulden, ellis harm þei doon to siche<br />
men whom þei mowen us to sette her hope endely in suche ymagis or<br />
ellis scaterit her loue folily in ymagis. And in þese sinnes traueilen<br />
many folk boþe lewid and lerid. And couetise of prestis is moche cause<br />
of þese errour pour la leçon conservée par BN, B3 et B1 : Alle siche<br />
symylytudis and ymagis schulen be as kalenders to lewide folk þat ri3t<br />
as clerkis seen bi her bookis what þei schulen do, so lewid folk<br />
whanne hem lackiþ teching, schulen lerne bi ymagis whom þei<br />
schulden worschipe and folowe in lyuynge. To do goddis worschip to<br />
ymagis ech man is forfendid but to lerne bi þe si3t of hem to folowe<br />
seintis lyuyng good it is to ech man. Þis sentence seiþ seint gregory to<br />
Serene þe bischop as þe lawe witnessiþ. Þerfore whanne men comen<br />
to þe chirche, first biholde þei up to þe hi3 auter for þere is goddis<br />
bodi in foorme of breed in boxe eiþer in coupe, and þanne heue þei up<br />
to heuene þe i 3e of her soule, þat is entent eiþer þou3t of her herte,<br />
and with al þe my3t and deuocioun of her soule þanke þei almy3ti god<br />
þat he wole vouchesaaf ech dai to come fro hi3 heuen for heelþe of<br />
10 . Ibid. f. 130 r.
Le Pore Caitif<br />
213_(12U<br />
her soule. And if þei seen ony liknes of crist doon on þe cros, haue þei<br />
þanne mynde upon þe bittir peynes and passioun þat he suffride for<br />
saluacioun of mannys soule and hertili þanke þei him þerfore. And<br />
aftir if þei seen ony liknes eiþir ymage maad in mynde of ony oþer<br />
seynt, rere þei up þe mynde of her soule to heuen, preiinge alle þe<br />
seintis þat ben þere to be menys and preiers for hem to god not<br />
bileeuynge eiþer tristynge. 11 La raison de cette substitution semble<br />
sans équivoque puisque les Lollards étaient connus pour s'opposer<br />
totalement au culte des images. Puis citons un ajout qui concerne<br />
directement les Lollards dans ce qu'ils estimaient endurer ; après la<br />
phrase : summe soulis ben clensid here and han her purgatorie with<br />
fier of tribulacioun and persecucioun mekeli suffringe for þe truþe of<br />
god and myche dissese han for þei wolden lyue wel, 12 ils précisent :<br />
And þerfore seiþ seint Poul, alle þo men þat wolen liue meekli eþer<br />
feiþfulli in Crist Ihesu schulen suffre persecucioun. Wherfor Crist seiþ<br />
himsilf : blessid ben þei þat suffren persecucion for r i3 t w i i snes for þe<br />
kingdom of heuenes is hern. 13 And in anoþir place it is writin þat bi<br />
manie tribulaciouns it bihoueþ us to entre into þe kingdom of God.<br />
Nous sommes donc en mesure d'affirmer que pour une même<br />
forme du texte, nous pouvons effectuer un travail de comparaison<br />
entre un stade premier représentant une copie orthodoxe, BN, un texte<br />
de même nature corrigé par un Lollard, B3, un stade intermédiaire<br />
vers le lollardisme, B1, et un texte lollard, TR. De là le choix du titre<br />
de cette communication : les modifications textuelles que nous avons<br />
11 . Paris, Bibliothèque Nationale, ms. Anglais 41, f. 28 r- v.<br />
12 . Ibid. f. 107 v.<br />
13 . Trois mss, HM1 (Glasgow, Hunterian Museum 496), HM2 (Glasgow,<br />
Hunterian Museum 520) et TR, conservent la même leçon. Pour ce mot TR a<br />
hern, HM1 herren et HM2 herun. Il s'agit sans doute tout simplement d'une<br />
orthographe différente pour le pronom possessif pluriel her, la forme heren<br />
étant citée par Mossé, Manuel de l'anglais du Moyen-Age, II : Moyen-<br />
Anglais, Paris, 1954, p. 133.
214_(12U<br />
Karine Moreau-Guibert<br />
rencontrées s'accompagnent-elles de modifications lexicales et si oui,<br />
représentent-elles une préférence lollarde pour un vocabulaire précis ?<br />
Nous avons effectué une comparaison des quatre représentants du<br />
texte d'après des passages de référence que nous avions sélectionnés<br />
lors de notre étude sur les variantes des vingt-neuf manuscrits<br />
complets dans le but d'établir l'histoire du texte. Ces passages avaient<br />
été sélectionnés pour leur représentativité textuelle et parce qu'ils<br />
conservent une répartition égalitaire sur l'ensemble de l'oeuvre. Il nous<br />
faut avant toute chose faire deux remarques résultant de cette étude<br />
des variantes et qui renforcent l'intérêt d'une analyse du lexique de ce<br />
texte. Tout d'abord, les quatre copies en question sont relativement<br />
proches dans le temps et s'avèrent provenir d'une même zone<br />
géographique. Nous pouvons donc supposer que nous sommes moins<br />
à même de rencontrer des changement lexicaux pour des raisons<br />
d'évolution de la langue dans le temps ou de préférence régionale.<br />
Ensuite, les copies, en dehors des divergences sur des points de<br />
théologie précis, n'offrent que très peu de variantes conséquentes et<br />
s'avèrent donc avoir été réalisées par des scribes successifs très fidèles<br />
à leurs modèles respectifs. Il s'agit assurément de copies très fiables du<br />
texte.<br />
Le premier manuscrit pour lequel nous avons mené cette étude<br />
comparative du lexique avec BN est donc B3. Mais à aucun moment<br />
dans les passages retenus le correcteur ne substitue un mot à un autre<br />
et, hormis une suppression systématique du mot purgatorie par<br />
grattage appliqué ainsi que nous l'avons déjà évoqué, nous ne notons<br />
aucun changement.<br />
Le second manuscrit soumis à cette épreuve est B1. Nous n'avons<br />
répertorié que très peu de changements, peu satisfaisants de surcroît.<br />
Le scribe de B1 remplace goddis par cristis dans la phrase suivante :<br />
þere is goddis bodi in foorme of breed, 14 et god par his likynge dans la<br />
phrase : þat neþer þou vndirstonde ne wilne ne þinke ony þing<br />
14 . Paris, Bibliothèque Nationale, ms. Anglais 41, f. 28 r.
Le Pore Caitif<br />
215_(12U<br />
contrarie to god. 15 Le nom de Dieu étant utilisé sans restriction dans le<br />
texte de B1 par ailleurs, il n'est donc pas question d'une réticence à<br />
mentionner nominalement le «créateur » comme nous aurions pu nous<br />
y attendre. Au contraire, il s'agit simplement d'une précision en<br />
rapport avec un point de théologie évident dans le premier cas, et dans<br />
le deuxième, de la volonté d'éviter une répétition, le mot god ayant<br />
déjà été utilisé au début de la phrase. Seules deux autres substitutions<br />
sont à signaler. Nous trouvons aske pour bidden dans la phrase in þe<br />
firste axing of þis holi preier we bidden þe first and þe principal 3ift<br />
of þe holi goost þat is þe 3ift of wisdom 16 et comaundement[is] pour<br />
heest[is] à plusieurs reprises. Mais dans la mesure où le verbe bidde<br />
est utilisé à d'autres moments par B1, et où TR ne reprend pas cette<br />
variante dans son texte, nous pouvons en déduire qu'il s'agit<br />
uniquement d'une erreur de copie par le scribe de B1. 17 De même<br />
l'alternance comaundement / heest se retrouvant de manière<br />
anarchique dans quasiment tous les manuscrits, orthodoxes et lollards<br />
confondus, nous ne pouvons que conclure à l'usage de synonymes au<br />
gré de la fantaisie des divers scribes.<br />
Finalement, il nous reste à voir le manuscrit TR. A nouveau, les<br />
occurrences de changements qui auraient pu être motivés uniquement<br />
par des choix lexicaux précis sont rares. Nous pouvons citer l'emploi<br />
de witnessiþ à deux reprises en lieu et place de seiþ dans les phrases<br />
suivantes : as god seiþ bi his profete Ezechiel, 18 for þe spirit coueitiþ<br />
contrarie to þe flesch and þe fleisch to þe spirit as seynt austin seiþ 19<br />
alors que nous avons un contre exemple dans la phrase : siche venial<br />
15 . Ibid. f. 29 r- v.<br />
16 . Ibid. f. 76 v-77 r.<br />
17 . L'erreur de copie peut être attribuée à une erreur de rétention du texte, la<br />
présence du substantif axing en début de phrase ayant pu générer la<br />
substitution de aske pour bidde.<br />
18 . Paris, Bibliothèque Nationale, ms. Anglais 41, f. 30 v.<br />
19 . Ibid. f. 79 r.
216_(12U<br />
Karine Moreau-Guibert<br />
synnes schulen be clensid and cast out of soulis as seint austin techiþ 20<br />
puisque techiþ est remplacé par seiþ. Hatiden est remplacé par<br />
wraþþiden dans þe children weren liche hem in maners and in lich<br />
synne hatiden god mais plus dans into þe þridde and þe fourþe<br />
kynredis of hem þat hatiden him 21 où, par contre, generacioun est<br />
substitué à kynredis. Enfin, il semble que nous puissions par contre<br />
déceler une sorte de désaccord avec la leçon de base entraînant un<br />
léger remaniement du texte dans les derniers exemples suivants : leste<br />
we defoulen þe holynes of his name in us bi oure yuele werkis 22 où<br />
yuele werkis est remplacé par wickid liuyng ; dans þe ordris of aungels<br />
and of alle holy seyntis and þe lord aboue hem þat gladiþ hem alle, 23<br />
seyntis cède la place à soulis ; enfin, dans la phrase : þei schulen se<br />
him boþe god and man and þei schulen se hemsilf in him also, 24 le<br />
scribe omet totalement boþe god and man.<br />
Selon toute évidence, rien ne nous permet donc de plaider en<br />
faveur d'une spécificité lollarde dans l'usage qui est fait du vocabulaire<br />
dans les quatre copies de ce texte. Pourtant, l'analyse d'un élément<br />
hors texte, à savoir les titres des quatorze chapitres composant le<br />
traité, nous montrait qu'il était possible de faire une distinction entre<br />
les manuscrits orthodoxes et les manuscrits lollards en se référant aux<br />
titres de trois chapitres en particulier. Les manuscrits lollards<br />
choisissent exclusivement la dénomination crede alors que les<br />
orthodoxes proposent bileeue, et préfèrent þe name of ihesu à loue of<br />
ihesu et [of] þe loue of ihesu à desiir of ihesu. Il ne semble pas que<br />
nous soyons confrontés ici à des changements motivés par le message<br />
théologique de chaque titre de départ. La question serait donc : qu'estce<br />
qui fut à l'origine de ces différences ? En réalité, la genèse des<br />
20 . Ibid. f. 107 r.<br />
21 . Ibid. f. 31 r pour les deux phrases.<br />
22 . Ibid. f. 76 r.<br />
23 . Ibid. f. 107 v-108 r.<br />
24 . Ibid. f. 109 r.
Le Pore Caitif<br />
217_(12U<br />
interventions scribales nous échappe. Le fait que toutes les copies<br />
lollardes s'accordent contre toutes les copies orthodoxes sur ces trois<br />
titres ne dénote pas assurément un choix lollard mais nous permet<br />
plutôt d'avancer l'idée que ces deux groupes distincts de manuscrits<br />
sont issus de deux branches séparées de la tradition. De ce fait, peutêtre<br />
ne voyons-nous là que des substitutions anodines effectuées par le<br />
scribe du premier modèle lollard et qui se sont vues répercutées par la<br />
suite au fil des copies.<br />
Cette ultime piste ne semble donc pas non plus aboutir à la mise<br />
en évidence d'un vocabulaire spécifique favorisé par ces préréformateurs<br />
par opposition à un vocabulaire qui serait utilisé par les<br />
membres de l'Eglise orthodoxe. Notre contribution par rapport à<br />
l'article de Anne Hudson que nous citions au début de ce travail ne<br />
peut donc pas être qualifiée de positive.<br />
Mais nous pouvons également envisager les données<br />
différemment.<br />
Ce respect du lexique trouvé par les copistes lollards dans les<br />
modèles «orthodoxes » serait peut-être une indication quant à la<br />
véritable nature du texte d'origine. Une des thèses que nous<br />
développons dans notre dissertation doctorale est que le Pore Caitif,<br />
sous les aspects trompeurs d'une orthodoxie indiscutable, émanerait<br />
d'un milieu lollard sans pour autant se vouloir polémique, bien au<br />
contraire. De ce fait, le vocabulaire ayant servi à l'origine pour la<br />
rédaction de la compilation serait conforme à celui usité par ces<br />
dissidents de l'époque et toutes les copies successives se seraient donc<br />
contentées de le transmettre sans modification ; ceci pourrait expliquer<br />
pourquoi, si nous parvenons par ailleurs à montrer qu'il existait bel et<br />
bien un vocabulaire lollard, aucun changement lexical majeur n'est à<br />
signaler entre les copies du premier stade tel BN et celles du dernier<br />
tel TR.<br />
D'où finalement l'intérêt évident qu'il y aurait à confronter le<br />
lexique de ce texte dans sa forme dite orthodoxe à celui d'autres textes
218_(12U<br />
Karine Moreau-Guibert<br />
religieux orthodoxes et lollards de la même époque, afin de pouvoir<br />
nous prononcer plus précisément sur le sujet.<br />
Mais ce genre d'étude dépasserait largement les limites fixées ici ;<br />
d'autant que pour pouvoir réaliser une telle étude de façon<br />
satisfaisante, il faudrait que nous puissions consulter, pour chaque<br />
texte édité et concerné par notre propos, une concordance qui ferait<br />
état de tous les mots rencontrés dans le texte. Or ceci n'est<br />
qu'exceptionnellement accessible. Par ailleurs et pour la même raison,<br />
nous ne pouvons que souhaiter que se généralise la pratique d'une<br />
analyse détaillée du vocabulaire en usage pour chaque texte édité et<br />
des éventuelles modifications rencontrées.
219<br />
TABLE DES MATIÈRES<br />
Avant-propos 3<br />
I. Vieil-anglais<br />
Beowulf<br />
Guy Bourquin : Beowulf 2720-3 : ce que cachent les<br />
traductions.<br />
Wendy Harding et Anne Mathieu : Re-creation or Recreation<br />
in Translations of Beowulf (lines 702b-736a).<br />
Colette Stévanovitch : Les formules évoquant la transmission<br />
orale de l'information dans Beowulf.<br />
Autres poèmes<br />
Anne Mathieu : La poésie au service de la magie : à propos<br />
de deux charmes métriques de l'Angleterre anglosaxonne.<br />
Marguerite-Marie Dubois : "Le hring de l'Enigme 48 en<br />
vieil-anglais.<br />
Prose<br />
Stephen Morrison : Lytle werede: an Old English Literary<br />
Motif?<br />
André Crépin : L'expression du futur dans des homélies<br />
d'Ælfric et de Wulfstan.<br />
II. Moyen-anglais<br />
Chaucer<br />
Hélène Dauby : Chaucer et l'allitération.<br />
Maria K. Greenwood : What He Heard and What He Saw:<br />
Past tenses and characterization in Chaucer's<br />
"General Prologue".<br />
Josseline Bidard : Ainsi parlait la Commère de Bath.<br />
Martine Gamaury : Le Livre du Rêve, le Rêve du Livre :<br />
réflexions sur l'écriture du rêve dans Le Livre de<br />
la Duchesse de Chaucer (1368).<br />
Sermons<br />
Ariane Lainé : MS C.U.L. Gg.vi.16, corrections lollardes<br />
d'un texte orthodoxe ?<br />
Karine Moreau-Guibert : Modifications lexicales dans les<br />
manuscrits du Pore Caitif : préférences lollardes ?<br />
7<br />
21<br />
35<br />
71<br />
93<br />
103<br />
119<br />
133<br />
143<br />
163<br />
Table des matières 219<br />
175<br />
193<br />
209
220<br />
Autres volumes du GRENDEL disponibles :<br />
GRENDEL 1 Points de vue sur Beowulf. Actes du<br />
colloque du 14 novembre 1998 à<br />
l'<strong>Université</strong> de <strong>Nancy</strong> II. Publications de<br />
l'AMAES, collection GRENDEL n° 1.<br />
<strong>Nancy</strong>, 1999. ISBN 2-901198-23-6.<br />
Contributions de Marie-Françoise Alamichel,<br />
Josseline Bidard, Alain Bonet, André Crépin,<br />
Henry Daniels, Marthe Mensah, Michel Morel,<br />
Ruth Morse, Colette Stévanovitch, Claire Vial.<br />
GRENDEL 2 L'articulation langue-littérature dans les<br />
textes médiévaux anglais, I. Actes du<br />
colloque des 18 et 19 juin 1998 à<br />
l'<strong>Université</strong> de <strong>Nancy</strong> II. Publications de<br />
l'AMAES, collection GRENDEL n° 2.<br />
<strong>Nancy</strong>, 1999. ISBN 2-901198-25-2.<br />
Contributions de Marie-Françoise Alamichel,<br />
Josseline Bidard, Guy Bourquin, Jean-Paul Débax,<br />
Blaise Douglas, Marguerite-Marie Dubois, André<br />
Lascombes, Philippe Marquis, Anne Mathieu,<br />
Stephen Morrison, Colette Stévanovitch.<br />
GRENDEL 4 Marguerite-Marie Dubois. La Chronique<br />
d'Ingulf. Hauts faits et méfaits des Vikings<br />
en Angleterre médiévale : roman et histoire.<br />
Volume offert à Marguerite-Marie Dubois à<br />
l'occasion de son 85 e anniversaire.<br />
Publications de l'AMAES, collection<br />
GRENDEL n° 4. En préparation, parution<br />
prévue pour avril 2000.