<strong>L'objet</strong> <strong>gardé</strong>, <strong>jeté</strong>, <strong>réinventé</strong> <strong>dans</strong> <strong>l'Art</strong> Sophie Jolivet ; Laura Chamaran<strong>de</strong> II.4. L'engouement pour la récup' Le déchet est un matériau surabondant, qui « court les rues » <strong>de</strong>s villes (et les campagnes), gratuit (libre accès aux décharges, avec quelques réserves) ; il suffit <strong>de</strong> se baisser pour le cueillir, le glaner, le récupérer. Parmi les récupérateurs, on peut distinguer ceux qui le font par nécessité, et ceux qui le font par goût. Parmi ceux-là, il faut encore séparer ceux qui le font par snobisme <strong>de</strong> ceux qui choisissent la sobriété et l'esprit d'épargne. Ainsi certains artistes dits ferrailleurs, parmi lesquels César tient une place <strong>de</strong> choix, récupèrent leur matières premières <strong>dans</strong> les décharges et casses automobiles. Si l'artiste a avoué avoir récupéré par nécessité au début <strong>de</strong> son œuvre, il est resté fidèle à sa matière première une fois le succès venu. Le déchet est une source d'inspiration esthétique, un goût sensible pour la « trouvaille ». Ainsi Dubuffet est considéré comme un « cueilleur <strong>de</strong> hasards », et écrit : « je pris conscience que les moyens les plus simples et les plus pauvres sont les plus féconds en surprise. […] J'ai toujours aimé, c'est une espèce <strong>de</strong> vice, ne mettre en œuvre <strong>de</strong> matériaux que les plus communs, ceux auxquels on ne songe pas d'abord parce qu'ils sont trop vulgaires. […] Mon art est une réhabilitation <strong>de</strong>s valeurs décriées » 6 . Pour ses sculptures, Picasso, que Cocteau surnomma « roi <strong>de</strong>s chiffonniers », fouillait lui aussi <strong>dans</strong> les poubelles et les dépotoirs, pour en extirper <strong>de</strong>s choses dédaignées par les autres, et il aimait le hasard <strong>de</strong>s rencontres. (Exemple Picasso, Tête <strong>de</strong> Taureau, 1943). II.5. Le déchet : témoin et contre-témoin Arman, artiste éboueur, transvase le contenu <strong>de</strong> poubelles ou <strong>de</strong> corbeilles <strong>de</strong> ses amis ou <strong>de</strong> jeteurs anonymes et les met en vitrine, <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s boites transparentes sous plexiglas (Petits déchets bourgeois, 1959). « Si tu évites <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ta poubelle, si tu te bouches le nez, c'est peut-être parce que tu ne veux pas te voir, te sentir », explique -t-il 7 . Pour l'université <strong>de</strong> Bourgogne, l'artiste a réalisé une œuvre monumentale en 1976. Il s'agit <strong>de</strong> Divionis Mechanica Fossilia. Daniel Spœrri a produit <strong>de</strong>s tableaux pièges, en fixant et en figeant <strong>de</strong>s « tranches <strong>de</strong> vie » à travers les restes <strong>de</strong> repas qu'il accroche au mur, acceptant leur décomposition. Dans le Trash-art, les tabous <strong>de</strong>viennent objet <strong>de</strong> provocation, jusqu'au malsain, au pornographique ou au sadique. Ces œuvres agressives témoignent sans doute du mal-être <strong>de</strong> l'artiste lui-même <strong>dans</strong> une société <strong>dans</strong> laquelle il ne se reconnaît pas. Provoquer, choquer, constitue un moyen d'affirmer son existence, en cherchant ce qui peut encore faire réagir. D'autres y voient les signes d'un art en complète décrépitu<strong>de</strong>. En réalité, le déchet en lui-même n'est pas obscène. Il le <strong>de</strong>vient lorsqu'il n'est pas ordinairement à la place qui lui est assignée. Ainsi le déchet est un objet qui n'est pas à sa place. Le plastique constitue le matériau fétiche <strong>de</strong> la société <strong>de</strong> consommation, produit en quantité industrielle, difficilement dégradé, symbole <strong>de</strong> pollution. Capable <strong>de</strong> se substituer pratiquement à toute autre matière, il <strong>de</strong>vient la matière par excellence. Polymorphe, il est matériau aux mille usages. En 1961, Martial Raysse <strong>dans</strong> « Objet », assemble ironiquement, en forme <strong>de</strong> bouquet, <strong>de</strong>s bouteilles, bidons et flacons en plastique, ainsi que <strong>de</strong>s brosses nylon à long manche. En 1967, lassé par les compressions, César se lance <strong>dans</strong> les expansions : <strong>de</strong>s coulées libres <strong>de</strong> polyuréthanne envahissant l'espace. 6 Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits savants, Paris : Gallimard, 1967. 7 Arman, cité <strong>dans</strong> Isabelle Lacomte-Depoorer, Le pop Art, flammarion, 2001. 7
<strong>L'objet</strong> <strong>gardé</strong>, <strong>jeté</strong>, <strong>réinventé</strong> <strong>dans</strong> <strong>l'Art</strong> Sophie Jolivet ; Laura Chamaran<strong>de</strong> III. Conclusion De la matière d'artiste au sujet <strong>de</strong> représentation, l'utilisation <strong>de</strong> l'objet et du déchet témoigne <strong>de</strong> pratiques artistiques parfois marginales, parfois dérangeantes, résultat <strong>de</strong> choix artistiques toujours ancrés <strong>dans</strong> le contexte social <strong>dans</strong> lequel l'artiste évolue. <strong>L'objet</strong> et le déchet peuvent être présentés tels quels ou transformés, peu importe le parti <strong>de</strong> l'œuvre choisi, car en <strong>de</strong>ça d'une transformation physique, le changement peut résulter d'un autre regard, porté sur les choses, y compris les plus courantes, les plus banales, les plus humbles. En cela, l'artiste est plus que jamais utile à la compréhension du mon<strong>de</strong>. 8 Sophie JOLIVET Laura CHAMARANDE