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Format PDF - Analyses littéraires des romans de Jules Verne

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Les Enfants du capitaine Grant.<br />

Voyage autour du mon<strong>de</strong>.<br />

Quand géographique rime avec pédagogique…<br />

S’il est un roman <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> où « géographique » rime parfaitement avec<br />

« pédagogique », c’est bien dans Les Enfants du capitaine Grant. Publié en 1866-67 (fin 1865<br />

dans le Magasin d’Éducation et <strong>de</strong> Récréation), ce <strong>de</strong>rnier se base avant tout, comme dans<br />

bien d’autres récits <strong>de</strong> l’auteur, sur un cryptogramme qui reste à déchiffrer. C’est ainsi une<br />

bouteille jetée à la mer (nous aurions déjà envie <strong>de</strong> dire « à la mère »…), et retrouvée<br />

forcément par hasard, qui va lancer l’intrigue <strong>de</strong> ce qui constitue l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> ouvrages, certes les<br />

plus longs, mais surtout les plus beaux et les plus riches <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>.<br />

L’objet <strong>de</strong> cette aventure est la recherche d’un père, le capitaine Grant. Pour ce faire, les<br />

différents protagonistes vont voyager autour du globe terrestre, le long du 37° parallèle, dans<br />

l’hémisphère sud. La géographie est au cœur <strong>de</strong> ce Voyage Extraordinaire, et elle incarnée en<br />

personne par Paganel, un homme aussi savant que distrait, qui va essayer tant bien que mal <strong>de</strong><br />

percer les mystères d’un texte bien plus difficile à déchiffrer qu’il n’y paraît. Tels sont aussi<br />

les mystères <strong>de</strong> la géographie, qui a pour ambition <strong>de</strong> comprendre la terre, cette terre que les<br />

hommes parcourent incessamment <strong>de</strong>puis l’origine <strong><strong>de</strong>s</strong> temps. Or ce voyage interroge aussi<br />

sur les mystères <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> son évolution, à une époque où <strong>de</strong> nombreuses théories<br />

contradictoires s’affrontent à tous points <strong>de</strong> vue. Enfin, la présence du jeune Robert Grant,<br />

l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants du capitaine que l’on recherche désespérément, nous rappelle à quel point<br />

géographique doit rimer avec pédagogique, ce que <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> accompli à merveille dans ce<br />

roman aussi long que remarquable.<br />

I - Géographie <strong><strong>de</strong>s</strong> mystères et mystères <strong>de</strong> la géographie.<br />

A) Un manuscrit emblématique du XIX° siècle.<br />

A l’origine <strong>de</strong> l’intrigue figure donc une bouteille jetée à la mer, et retrouvée dans <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

circonstances étonnantes (propres à l’imagination <strong>de</strong> l’auteur). Cette <strong>de</strong>rnière semble ainsi<br />

être « « Une bouteille <strong>de</strong> la maison Cliquot », dit simplement le major. - Et, comme il <strong>de</strong>vait<br />

s’y connaître, son affirmation fut acceptée sans conteste » (page 14). Ce premier élément, qui<br />

certes peut apparaître parfaitement anodin, est en réalité plus important qu’il n’y paraît. Au<br />

XIX° siècle déjà, l’une <strong><strong>de</strong>s</strong> plus gran<strong><strong>de</strong>s</strong> maisons produisant du Champagne en France<br />

appartenait à une certaine Veuve Clicquot (avec un « c » en plus dans le nom), femme<br />

déterminée et courageuse, qui après la mort prématurée <strong>de</strong> son mari déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> reprendre le<br />

flambeau <strong>de</strong> la Maison et <strong>de</strong> faire briller partout dans le mon<strong>de</strong> les bulles <strong>de</strong> son exquis<br />

breuvage. Cette femme, morte en 1866, était considérée par ses contemporains comme la<br />

« gran<strong>de</strong> dame <strong>de</strong> la Champagne ». Ainsi donc, au XIX° siècle, « Clicquot » résonnait<br />

directement avec « veuve » (et détermination, courage, volonté), ce qui n’a pu échapper à<br />

<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>. Car, et c’est là que rési<strong>de</strong> l’intérêt <strong>de</strong> cette mise en relation, il ne faut pas oublier<br />

que dans ce roman nous avons affaire à <strong>de</strong>ux femmes bien déterminées et dont une se sent<br />

bien seule (malgré la présence <strong>de</strong> son frère) : Mary Grant, d’une part, et Lady Glenarvan,<br />

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d’autre part, véritable mère <strong>de</strong> substitution finalement pour ces enfants abandonnés à leur<br />

triste sort. Expliquer dans le roman que cette bouteille jetée à la mer vient <strong>de</strong> la Maison<br />

« Cliquot », c’est procé<strong>de</strong>r à une référence très facile à comprendre (notamment à l’époque) et<br />

qui sous-tend le reste <strong>de</strong> l’aventure : sans détermination, rien ne peut se faire (<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong><br />

déclarera d’ailleurs plus tard : « Rien ne s’est fait <strong>de</strong> grand qui ne soit une espérance<br />

exagérée »). Et ce sont bien là <strong><strong>de</strong>s</strong> femmes qui vont faire avancer les choses. Rappelons<br />

d’autre part que le début <strong>de</strong> l’intrigue se déroule en Ecosse (avec <strong>de</strong> nombreuses références à<br />

Walter Scott), une terre si chère à <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, écossais du côté… <strong>de</strong> sa mère ! Quand<br />

géographique rime avec pédagogique, c’est au féminin qu’il faut le conjuguer !<br />

Autre élément important relatif à cette bouteille, après le contenant intéressons-nous plus<br />

particulièrement au contenu. Le texte retrouvé dans la bouteille, à moitié détruit, est traduit<br />

dans trois langues différentes, mais conserve toujours le même sens. Tout cela n’est pas sans<br />

rappeler un autre fait marquant du XIX° siècle : Champollion qui en 1822 déchiffre les<br />

hiéroglyphes grâce à la fameuse pierre <strong>de</strong> Rosette. En effet, comment ne pas voir ici aussi un<br />

parallèle troublant entre le manuscrit mystérieux du roman <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> et cette pierre <strong>de</strong><br />

Rosette qui a permis, justement parce qu’elle reproduit en trois langues différentes le même<br />

texte (écriture hiéroglyphique, démotique et grecque), <strong>de</strong> comprendre et <strong>de</strong> déchiffrer les<br />

hiéroglyphes. De Champollion à la veuve Clicquot, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> traverse ainsi tout le XIX°<br />

siècle et y laisse lui-aussi sa marque. Peut-être est-ce <strong>de</strong> là (l’exploit <strong>de</strong> Champollion) que<br />

<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> tire son goût pour les cryptogrammes dans ses <strong>romans</strong> ? Pour autant, faut-il<br />

douter <strong>de</strong> cette référence, indirecte, faite aux hiéroglyphes ? Non, car <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> lui-même<br />

fait directement la référence à la fin <strong>de</strong> son roman : « […] ce document passablement<br />

hiéroglyphique, que huit jours après son naufrage, il avait enfermé dans une bouteille et<br />

confié aux caprices <strong><strong>de</strong>s</strong> flots. » (page 897, lors du récit d’Harry Grant qui permet aussi <strong>de</strong><br />

comprendre pourquoi Paganel s’est trompé, une fois <strong>de</strong> plus…).<br />

L’intrigue est donc lancée à partir d’une double référence historique (<strong><strong>de</strong>s</strong> références datant<br />

toutes du XIX° siècle). Pour percer le mystère que renferme ce message, à l’image <strong>de</strong><br />

Champollion avec les hiéroglyphes, il faudra toute la détermination dont a fait preuve la<br />

Veuve Clicquot après le décès prématuré <strong>de</strong> son mari. Parachevant ces éléments, c’est par un<br />

requin ayant énormément voyagé autour du globe que le message est apporté à la<br />

connaissances <strong><strong>de</strong>s</strong> différents protagonistes. Ce requin est là aussi pour rappeler que cette<br />

aventure va porter certes une forte dimension géographique (incarnée par le géographe<br />

Paganel), mais qu’elle sera surtout parsemée <strong>de</strong> nombreuses épreuves et difficultés <strong>de</strong> tous<br />

genres (dimension initiatique). Les enseignements dispensés par les « pairs » <strong>de</strong> Robert lui<br />

permettront d’affronter toutes ces étapes initiatiques (dimension pédagogique). Chose<br />

amusante, la traduction française <strong>de</strong> « peer » (en anglais = membre <strong>de</strong> la Chambre <strong><strong>de</strong>s</strong> Lords)<br />

est aussi « pair » : or Lord Glenarvan fait bien sûr partie <strong>de</strong> la Chambre <strong><strong>de</strong>s</strong> Lords ! Tout n’est<br />

donc ici qu’affaire <strong>de</strong> traduction, d’interprétation, d’analyse. Certes, mais encore faut-il savoir<br />

bien traduire ce que l’on nous met entre les mains…<br />

Toute cette aventure autour du mon<strong>de</strong> (tel est d’ailleurs le sous-titre du roman) est aussi à<br />

l’image <strong>de</strong> ce que nous avons déjà analysé dans le cadre <strong>de</strong> Cinq semaines en ballon,<br />

notamment <strong>de</strong> par les références, directes ou indirectes, qui sont faites à Œdipe et au Sphinx.<br />

Dans Les Enfants du capitaine Grant, la référence au célèbre passage mythique est indirecte,<br />

mais elle est bien présente : Paganel, perché dans son arbre, au-<strong><strong>de</strong>s</strong>sus <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> (plus<br />

proche <strong>de</strong> Dieu, donc <strong>de</strong> la vérité…), telle une vigie, et répondant aux incessantes questions<br />

<strong>de</strong> ses collègues, finit par réaliser que la réponse initialement donnée concernant le<br />

déchiffrement du texte est en réalité fausse (influencé qu’il était par les premières déductions<br />

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faites par Glenarvan et ses amis). Car c’est bien homme qu’il va falloir trouver. Le seul<br />

problème, c’est où ? La réponse est donc toute trouvée, mais nos héros ne savent pas où<br />

l’appliquer… : « Ils venaient <strong>de</strong> ressaisir le fil <strong>de</strong> ce labyrinthe dans lequel ils se croyaient à<br />

jamais égarés. Une nouvelle espérance s’élevait sur les ruines <strong>de</strong> leurs projets écroulés. Ils<br />

pouvaient sans crainte laisser <strong>de</strong>rrière eux ce continent américain, et toutes leurs pensées<br />

s’envolaient déjà vers la terre australienne. » (page 279). Véritable énigme (posée par le<br />

Sphinx), ce mystérieux message est aussi un authentique fil d’Ariane, évoluant à la faveur<br />

d’une nouvelle interprétation, d’une nouvelle exégèse, à savoir maintenant celle <strong>de</strong> Paganel,<br />

celui qui sait la géographie (du moins qui est censé la savoir…). Cependant, ce Paganel, aussi<br />

doué soit-il, est un homme parfois bien distrait. Sa vision <strong>de</strong> la géographie est idéale et<br />

idéalisée…<br />

B) Une géographie idéale et idéalisée : Paganel.<br />

La dimension géographique <strong>de</strong> ce roman est donc fortement marquée par la présence <strong>de</strong><br />

Paganel, le scientifique <strong>de</strong> service : « […] Jacques-Eliacin-François-Marie Paganel,<br />

secrétaire <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong> Géographie <strong>de</strong> Paris, […], qui, après avoir passé vingt ans <strong>de</strong> sa<br />

vie à faire <strong>de</strong> la géographie <strong>de</strong> cabinet, a voulu entrer dans la science militante, et se dirige<br />

vers l’In<strong>de</strong> pour y relier entre eux les travaux <strong><strong>de</strong>s</strong> grands voyageurs. » (page 66) ; « En ce qui<br />

concerne Lady Helena, quand il apprit qu’elle était la fille <strong>de</strong> William Tuffnel, ce fut une<br />

explosion d’interjections admiratives. Il avait connu son père. Quel savant audacieux ! Que<br />

<strong>de</strong> lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel fut membre correspondant <strong>de</strong> la Société !<br />

C’était lui, lui-même, qui l’avait présenté avec M. Malte-Brun ! Quelle rencontre, et quel<br />

plaisir <strong>de</strong> voyager avec la fille <strong>de</strong> William Tuffnel ! » (page 75).<br />

Le géographe <strong>de</strong> l’aventure s’appelle ainsi Paganel : comment ne pas voir dans son nom une<br />

référence directe à l’étymologie latine <strong>de</strong> « paysan » (paganus, qui donne par la suite<br />

« païen » ; <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> fait d’ailleurs référence directement à la « mythologie païenne » à la<br />

page 676 ), cette même étymologie qui signifie littéralement « celui qui vit du travail <strong>de</strong> la<br />

terre, celui qui travaille la terre » ? Or notre homme est géographe, c’est-à-dire que c’est un<br />

spécialiste <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la terre, dans toutes ses déclinaisons. Il est donc un spécialiste <strong>de</strong> la<br />

terre, mais d’une terre théorique, n’ayant jamais voyagé jusqu’à présent ! Or la pratique n’est<br />

pas toujours aussi évi<strong>de</strong>nte que la théorie. Paganel va en faire l’expérience lui-aussi, car il<br />

n’est pas un homme <strong>de</strong> terrain : « Vous avez donc traversé ce pays ? dit-il. - Parbleu !<br />

répondit sérieusement Paganel. - Sur un mulet ? - Non, dans un fauteuil. » (page 120). Cette<br />

célèbre remarque <strong>de</strong> Paganel en dit long sur sa connaissance <strong>de</strong> la géographie, et dénote<br />

indirectement d’une critique faite par <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> à l’encontre <strong>de</strong> ces géographes <strong>de</strong> cabinet,<br />

peut-être lui-même frustré <strong>de</strong> ne pas pouvoir voyager plus que cela !<br />

Paganel est une véritable encyclopédie, un manuel d’histoire et <strong>de</strong> géographie qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

qu’à être feuilleté : « Vous parlez comme un livre, Paganel, répondit Glenarvan. - Et j’en suis<br />

un, répliqua Paganel. Libre à vous <strong>de</strong> me feuilleter tant qu’il vous plaira. » (page 171).<br />

Quelques pages plus loin, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> nous confirme cet état <strong>de</strong> fait : « Et bien, Thalcave s’est<br />

trompé cette fois, riposta Paganel avec une certaine aigreur. Les Gauchos sont <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

agriculteurs, <strong><strong>de</strong>s</strong> pasteurs, pas une autre chose, et moi-même, je l’ai écrit dans une brochure<br />

assez remarquée sur les indigènes <strong><strong>de</strong>s</strong> Pampas. » (page 193). Certes, Paganel l’a bien écrit,<br />

mais pour autant est-il allé sur le terrain pour vérifier si tout est juste ? Pour Paganel, la force<br />

<strong>de</strong> l’écriture, du texte, est supérieure aux réalités du terrain. La présence d’un manuscrit<br />

incomplet, à l’origine <strong>de</strong> cette aventure, traduit l’idée selon laquelle ce qui est écrit est<br />

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forcément vrai sur le terrain, ou doit s’appliquer sur le terrain (repensons dans cette<br />

perspective aux Tables <strong>de</strong> la Loi). Or tout cela est bien théorique, hypothétique. Si<br />

Champollion a su déchiffrer les hiéroglyphes, c’est aussi parce qu’il a réalisé assez tôt qu’il<br />

lui faudrait apprendre également l’éthiopien et le copte, donc en revenir aux réalités<br />

(f)actuelles du terrain.<br />

Paganel a finalement une vision idéalisée <strong>de</strong> la géographie : il ne cesse d’exalter, <strong>de</strong> sublimer<br />

sa discipline, au point, lors <strong>de</strong> son retour sur le Duncan après la traversée du continent sudaméricain,<br />

<strong>de</strong> rédiger « un ouvrage intitulé : Sublimes impressions d’un géographe dans la<br />

Pampasie argentine. » (page 330). La vision <strong>de</strong> Paganel concernant la géographie est<br />

essentiellement esthétique, intellectuelle, voire esthétisante : « Vous ne voyez que le beau côté<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> choses ! », déclare Lady Helena, au géographe (page 345). Alors que pour Robert, la<br />

géographie c’est avant tout la difficulté (même si les paysages sont beaux), c’est le labyrinthe<br />

dont il faut trouver la sortie, les éléments qu’il faut affronter. Le fil d’Ariane n’est ici qu’un<br />

mo<strong><strong>de</strong>s</strong>te bout <strong>de</strong> papier soumis à l’interprétation du distrait Paganel. Robert sait ce qu’il<br />

cherche, Paganel se contente <strong>de</strong> profiter du moment présent. Au caractère ludique que revêt<br />

l’expédition pour le géographe s’oppose le caractère dramatique d’une situation, pour le jeune<br />

Robert, où plus le temps passe, plus les chances <strong>de</strong> retrouver son père en vie s’amenuisent.<br />

« Cher monsieur Paganel, répondit Lady Helena, voilà encore votre imagination qui vous<br />

emporte dans les champs <strong>de</strong> la fantaisie. Mais je crois que la réalité est bien différente du<br />

rêve. Vous ne songez qu’à ces Robinsons imaginaires, soigneusement jetés dans une île bien<br />

choisie, et que la nature traite en enfants gâtés ! Vous ne voyez que le beau côté <strong><strong>de</strong>s</strong> choses !<br />

[…] L’homme est fait pour la société, non pour l’isolement. La solitu<strong>de</strong> ne peut engendrer<br />

que le désespoir. C’est une question <strong>de</strong> temps. » (pages 345-346). Cette remarque <strong>de</strong> Lady<br />

Helena, qui oppose <strong>de</strong>ux visions bien différentes <strong>de</strong> la Robinsonna<strong>de</strong>, traduit l’idée <strong>de</strong> <strong>Jules</strong><br />

<strong>Verne</strong> selon laquelle l’homme seul régresse, alors qu’au contraire l’homme en communauté<br />

progresse. Cet exemple sera illustré par la suite avec la présence du personnage d’Ayrton, que<br />

l’on retrouve notamment dans L’Île Mystérieuse, et qui justement après une longue pério<strong>de</strong><br />

d’isolement, seul au mon<strong>de</strong>, a fini par se retrouver dans un état plus proche <strong>de</strong> l’animal que<br />

celui <strong>de</strong> l’homme… Ce qui tendrait à donner raison à Lady Helena (et tort à Darwin ?).<br />

Dans le cadre <strong>de</strong> sa pratique systématique <strong>de</strong> la géographie, Paganel souhaite autant que<br />

possible mettre à jour ses cartes <strong>de</strong> géographie, et cela afin d’éviter certaines confusions<br />

comme celle, par exemple, <strong>de</strong> l’île Saint-Paul avec l’île Saint-Pierre (cf. chapitre III, 2°<br />

partie). Pour autant, et malgré ce souci <strong>de</strong> précision et d’exactitu<strong>de</strong>, Paganel va lui-même se<br />

tromper, un peu plus tard, notamment à propos <strong>de</strong> l’île Tabor. D’ailleurs, le nom <strong>de</strong> cette île<br />

n’est-il pas sans rappeler un célèbre mont cité dans Bible, et bien réel lui aussi : le mont<br />

Tabor, en Israël ? Nul n’est ainsi à l’abri d’une erreur, aussi regrettable soit-elle. Paganel<br />

souhaite ainsi combler les blancs d’une géographie incomplète en cette fin <strong>de</strong> XIX° siècle, en<br />

joignant l’utile à l’agréable. Cette démarche est emblématique <strong>de</strong> l’ambition <strong>de</strong> l’époque, à<br />

savoir celle <strong>de</strong> déchiffrer la Terre.<br />

C) Un espace à déchiffrer : la Terre.<br />

« Voyage autour du mon<strong>de</strong> » : tel est le sous-titre du roman, un sous-titre qui précise bien<br />

l’ampleur du voyage à accomplir, et à quel point la géographie va jouer un rôle fondamental<br />

dans cette aventure. Au XIX° siècle, cette discipline, envisagée en tant que connaissance du<br />

mon<strong>de</strong>, reste une science à définir, à préciser, a fortiori lorsque l’on sait combien elle<br />

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<strong>de</strong>meure encore très liée à la géologie, discipline qui s’intéresse plus particulièrement aux<br />

entrailles <strong>de</strong> la terre. <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> évoque d’ailleurs souvent dans ses <strong>romans</strong> les différentes<br />

théories qui s’affrontent concernant la structure interne <strong>de</strong> la terre, notamment dans Voyage<br />

au centre <strong>de</strong> la terre (1864). Axel y défend la théorie d’une boule <strong>de</strong> gaz incan<strong><strong>de</strong>s</strong>cent sous<br />

pression alors que le professeur Li<strong>de</strong>nbrock est partisan <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> Lyell (1797-1875 ; cf.<br />

supra.), une théorie qui justement permet le voyage vers le centre <strong>de</strong> la terre et donc <strong>de</strong> rendre<br />

le récit crédible ! Dans Les Enfants du capitaine Grant, cette problématique <strong>de</strong> la structure<br />

interne <strong>de</strong> la terre est évoquée très rapi<strong>de</strong>ment : « Cette portion du globe est travaillée par les<br />

feux <strong>de</strong> la terre, et les volcans <strong>de</strong> cette chaîne d’origine récente n’offrent que d’insuffisantes<br />

soupapes à la sortie <strong><strong>de</strong>s</strong> vapeurs souterraines. De là ces secousses incessantes, connues sous<br />

le nom <strong>de</strong> « tremblores » ». (page 143 ; on retrouve d’ailleurs les mêmes références à la fin du<br />

récit, dans les chapitres XI, XIV et XV <strong>de</strong> la 3° partie). Car ce n’est pas le centre <strong>de</strong> la terre<br />

qui préoccupent nos héros, mais bien ce qui se passe à sa surface, d’où le sous-titre très<br />

explicite. Cependant, les manifestations internes du centre <strong>de</strong> la terre vont pourtant servir à la<br />

surface, notamment grâce à l’imagination <strong>de</strong> Paganel…<br />

Si <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> se fait l’écho ainsi <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>rnières théories en cours, il est amusant <strong>de</strong> remarquer,<br />

au détour d’une phrase, d’une remarque, à quel point sa géographie (envisagée ici par<br />

l’intermédiaire <strong>de</strong> son personnage, Paganel) est surtout encyclopédique… : « […] Tout<br />

autant, affirma Paganel. Mais j’ajoute que ces conflagrations se propagent sur une gran<strong>de</strong><br />

échelle et atteignent souvent un développement considérable. » (page 188). <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong><br />

commet là une belle erreur <strong>de</strong> géographe amateur : car un phénomène qui se développe sur<br />

une gran<strong>de</strong> échelle est forcément un phénomène qui concerne une surface <strong>de</strong> terrain réduite !<br />

Et inversement. Tout cela n’est qu’affaire <strong>de</strong> cartographie, et plus précisément d’échelle, où le<br />

rapport entre le numérateur et le dénominateur est toujours plus petit quand l’on considère une<br />

gran<strong>de</strong> surface sur le terrain (un continent par exemple ; échelle 1/10.000.000 où 1 cm sur la<br />

carte = 10.000.000 cm sur le terrain, soit 100 kms) que lorsque l’on considère une petite<br />

surface (un champ par exemple ; échelle 1/1000 où 1 cm sur la carte = 1000 cm sur le terrain,<br />

soit 10 mètres), où là, justement, on peut parler <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> échelle. 1/10.000.000 est donc bien<br />

plus petit que 1/1000, non ? Donc une gran<strong>de</strong> échelle concerne bien une petite surface, et<br />

inversement ! Pour autant, il faut aussi bien se faire comprendre du lecteur, ce qui peut<br />

expliquer pourquoi <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> commet cette erreur (soit en connaissance <strong>de</strong> cause, soit parce<br />

que lui-même est induit en erreur !). A la page 524, l’auteur remploi ainsi la même<br />

expression : « Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle, et <strong><strong>de</strong>s</strong> tribus entières<br />

disparurent. »<br />

De nos jours, tout le mon<strong>de</strong> commet l’erreur, souvent véhiculée par <strong><strong>de</strong>s</strong> journalistes qui ne<br />

maîtrisent par toujours le sujet qu’ils souhaitent évoquer. Il en est <strong>de</strong> même lorsque ces<br />

<strong>de</strong>rniers parlent <strong>de</strong> statistiques, en nous expliquant que tel sondage a évolué <strong>de</strong> tant <strong>de</strong><br />

pourcentages, alors qu’il faudrait parler <strong>de</strong> points : quand un sondage passe <strong>de</strong> 50 à 60%, il<br />

n’augmente pas <strong>de</strong> 10% mais <strong>de</strong> 10 points, soit un gain <strong>de</strong> 20%. <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> aurait donc dû<br />

écrire : « Mais j’ajoute que ces conflagrations se propagent sur une petite échelle et<br />

atteignent souvent un développement considérable. » <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> parle bien à la fin <strong>de</strong> sa<br />

phrase <strong>de</strong> « développement considérable », il ne fait donc pas allusion à une petite surface <strong>de</strong><br />

terrain, ce qui prouve bien la confusion dans sa tête issue d’un raisonnement purement<br />

analogique : s’il s’agit d’un « développement considérable », alors cela concerne « une<br />

gran<strong>de</strong> échelle », ce qui cartographiquement et géographiquement est complètement faux,<br />

aujourd’hui comme hier ! Or ce raisonnement purement analogique est justement celui qui<br />

caractérise souvent le pauvre Paganel… (cf. supra).<br />

5


Pour donner à son discours une forte dimension scientifique, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> (toujours par<br />

l’intermédiaire <strong>de</strong> Paganel) cite <strong>de</strong> nombreux savant ayant réellement existé. C’est ainsi qu’à<br />

la page 238 il cite Alci<strong>de</strong> d’Orbigny (1802-1857), un naturaliste français, auteur d’une<br />

Paléontologie française et disciple <strong>de</strong> Cuvier (1769-1832). Cuvier pense que <strong>de</strong> nombreuses<br />

espèces apparues il y a très longtemps ont été détruites par une série <strong>de</strong> catastrophes dont le<br />

Déluge en serait le nom donné par la Bible. Cette théorie « catastrophiste » va à l’encontre <strong>de</strong><br />

celle développée par Charles Lyell (1797-1875), partisan d’une théorie « continuiste »<br />

(Principes <strong>de</strong> géologie, 1832-1833) qui suppose ainsi <strong><strong>de</strong>s</strong> échelles <strong>de</strong> temps plus longues.<br />

Alci<strong>de</strong> d’Orbigny développera par la suite (1849) certains épiso<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> ces temps géologiques<br />

en recensant 27 étages du jurassique au crétacé (ère secondaire). Or, c’est Arago (cité page<br />

296, à propos du déchaînement <strong><strong>de</strong>s</strong> éléments auxquels doivent faire face nos aventuriers) qui<br />

traduit en français en 1840 l’ouvrage <strong>de</strong> Lyell, et permet ainsi aux français (donc à <strong>Jules</strong><br />

<strong>Verne</strong>, qui ne parlait pas anglais) <strong>de</strong> découvrir cette théorie <strong>de</strong> l’évolution lente <strong>de</strong> la Terre.<br />

La double référence, à d’Orbigny, puis à Arago ensuite, n’est pas innocente <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> <strong>Jules</strong><br />

<strong>Verne</strong>. Elle permet <strong>de</strong> montrer dans quel système <strong>de</strong> pensée l’auteur inscrit son roman… Pour<br />

autant, tout cela n’est pas si simple, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> étant tenté parfois <strong>de</strong> revenir, voire <strong>de</strong> rester à<br />

un conservatisme plus conventionnel, émettant <strong><strong>de</strong>s</strong> doutes (ses doutes ?) face aux théories<br />

développées par Darwin. La <strong>de</strong>uxième moitié du XIX° siècle est un siècle <strong>de</strong> nombreuses<br />

interrogations, et <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> s’en fait une fois <strong>de</strong> plus l’écho dans ses <strong>romans</strong>.<br />

II - L’homme et son évolution.<br />

A) De la forme… et du fond.<br />

Au XIX° siècle, une pratique courante consiste à décrire les hommes à partir <strong>de</strong> leur<br />

apparence physique, et plus particulièrement en analysant les traits <strong>de</strong> leur visage. Issue <strong>de</strong> la<br />

phrénologie (étu<strong>de</strong> du caractère et <strong><strong>de</strong>s</strong> fonctions intellectuelles <strong>de</strong> l’homme d’après la<br />

conformation externe du crâne ; cf. supra.) et <strong>de</strong> la physiognomonie (science qui se proposait<br />

<strong>de</strong> connaître les hommes par l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur physionomie), cette discipline qui a évolué <strong>de</strong>puis<br />

se nomme actuellement la morphopsychologie (elle a été inventée par Louis Corman en<br />

1937). <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, dans ses récits, use et abuse <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>criptions. A propos <strong>de</strong><br />

Paganel il déclare ainsi : « Sa physionomie annonçait un homme intelligent et gai ; il n’avait<br />

pas l’air rébarbatif <strong>de</strong> ces graves personnages qui ne rient jamais, par principe, et dont la<br />

nullité se couvre d’un masque sérieux. Loin <strong>de</strong> là. Le laisser-aller, le sans-façon aimable <strong>de</strong><br />

cet inconnu démontraient clairement qu’il savait prendre les hommes et les choses par leur<br />

bon côté. Mais sans qu’il eût encore parlé, on le sentait parleur, et distrait surtout, à la façon<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> gens qui ne voient pas ce qu’ils regar<strong>de</strong>nt, et qui n’enten<strong>de</strong>nt pas ce qu’ils écoutent. »<br />

(page 62). La morphopsychologie se propose ainsi <strong>de</strong> décrire et connaître les traits<br />

psychologiques d’un homme uniquement à partir <strong>de</strong> sa morphologie. Cette <strong>de</strong>rnière établi une<br />

corrélation entre la morphologie d’une personne et les traits psychologiques constitutifs <strong>de</strong> sa<br />

personnalité. Ce raisonnement, purement analogique, est très en vogue au XIX° siècle.<br />

En effet, il existe une autre discipline, chère à <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, qui à ses débuts procédait <strong>de</strong> la<br />

même logique : la géomorphologie (science qui étudie les formes du relief terrestre). Par<br />

opposition à la topographie, qui se contente simplement <strong>de</strong> décrire les formes du relief, la<br />

géomorphologie entend expliquer la nature du sol et du sous-sol à partir aussi <strong><strong>de</strong>s</strong> formes du<br />

relief observées à la surface. Certes il y a bien une corrélation entre le fond et la forme, le<br />

processus et la forme, mais elle ne peut être uniquement <strong>de</strong> cause à effet. Pour autant <strong>Jules</strong><br />

<strong>Verne</strong> utilise abondamment ce genre d’interprétations. Ces raisonnements analogiques (fond-<br />

6


forme) sont ainsi monnaie courante au XIX° siècle. Rappelons alors à ce titre la certitu<strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

contemporains <strong>de</strong> l’auteur concernant le caractère forcément habité <strong>de</strong> la Lune. Car ces<br />

<strong>de</strong>rniers, ayant observé certaines formes rappelant ce qui pourraient être <strong><strong>de</strong>s</strong> constructions<br />

humaines, en déduisent aussitôt qu’elle est habité (par les sélénites, évi<strong>de</strong>mment !). C’est ainsi<br />

ce même type <strong>de</strong> raisonnement qui est indirectement à l’origine aussi <strong>de</strong> l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> plus célèbres<br />

<strong>romans</strong> <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, De la terre à la lune (1865), roman dans lequel <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> invente<br />

quasiment une nouvelle discipline : la sélénomorphologie (science qui décrit et étudie les<br />

formes du relief <strong>de</strong> la lune, certaines formes résultant alors du travail du sélénite…). Ce<br />

néologisme n’existe évi<strong>de</strong>mment pas dans le texte original <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, nous l’avons<br />

seulement créé pour illustrer ces raisonnements qui sont purement analogiques !<br />

Partant <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> raisonnement (et <strong><strong>de</strong>s</strong> différentes théories qui l’accompagnent), il arrive<br />

ainsi à <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> <strong>de</strong> tenir <strong><strong>de</strong>s</strong> propos parfois racistes (qu’il faut bien sûr replacer dans leur<br />

contexte, car un texte est toujours écrit dans un contexte bien précis), et qui témoignent <strong>de</strong> ce<br />

que l’on appelle aujourd’hui un délit <strong>de</strong> ‘sale gueule’ : « « J’ai lu quelque part, dit-il, que<br />

chez l’Arabe la bouche a une rare expression <strong>de</strong> férocité, tandis que l’expression humaine se<br />

trouve dans le regard. Eh bien, chez le sauvage américain, c’est tout le contraire. Ces gens-là<br />

ont l’œil particulièrement méchant. » Un physionomiste <strong>de</strong> profession n’eût pas mieux dit<br />

pour caractériser la race indienne. » (page 233). Or, avec ce genre <strong>de</strong> <strong><strong>de</strong>s</strong>cription<br />

morphopsychologique, le personnage d’Ayrton nous est finalement décrit avec beaucoup <strong>de</strong><br />

sympathie… : « Une taille moyenne, <strong><strong>de</strong>s</strong> épaules larges, une allure décidée, une figure pleine<br />

d’intelligence et d’énergie, quoique les traits en fussent durs, prévenaient en sa faveur. La<br />

sympathie qu’il inspirait était encore accrue par les traces d’une récente misère empreinte<br />

sur son visage. » (page 399). Certes, mais faut-il se fier aux apparences ? Le célèbre dicton<br />

« l’habit ne fait pas le moine », n’est-il pas là pour rappeler que parfois les apparences sont<br />

trompeuses… ? Ayrton est-il si honnête que cela ? (cf. pages 409, 422 et 467). En réalité,<br />

Ayrton est quelqu’un <strong>de</strong> malhonnête, et la sympathie que son visage peut procurer n’est qu’un<br />

miroir aux alouettes (cf. chapitre XIX, 2° partie). Ainsi, <strong>de</strong> la forme (la <strong><strong>de</strong>s</strong>cription et<br />

l’analyse d’un visage, d’un corps) il n’est pas toujours évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> définir véritablement le fond<br />

(la nature réelle <strong>de</strong> l’homme qui porte ce visage, qui est dans ce corps). Pour autant,<br />

aujourd’hui encore certains <strong>de</strong> nos comportements restent encore très proches <strong>de</strong> ces attitu<strong><strong>de</strong>s</strong><br />

qui consistent à juger par la simple observation et <strong><strong>de</strong>s</strong>cription <strong>de</strong> ce que l’on voit. Certaines<br />

théories du XIX° siècle n’en finissent pas <strong>de</strong> hanter encore nos systèmes <strong>de</strong> pensée actuels,<br />

d’où l’intérêt <strong>de</strong> se replonger dans la lecture et l’analyse <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>romans</strong> <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>…<br />

B) L’homme (blanc), être suprême ?<br />

Dans ce roman, et à <strong>de</strong> nombreuses reprises, le personnage <strong>de</strong> Paganel n’est pas sans rappeler<br />

<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> lui-même : c’est un homme d’une quarantaine d’année (comme <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> à la<br />

fin <strong><strong>de</strong>s</strong> années 1860), membre <strong>de</strong> la prestigieuse Société <strong>de</strong> Géographie <strong>de</strong> Paris (Paganel en<br />

est le secrétaire, dans le roman, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> en est simple membre, dans la réalité, <strong>de</strong>puis<br />

1865). Or, c’est cela qui explique aussi les nombreuses références faites à Malte-Brun,<br />

géographe danois qui vécut en France, qui fut surtout l’auteur d’une Géographie Universelle<br />

(bien avant celle d’Elisée Reclus) et l’un <strong><strong>de</strong>s</strong> fondateurs justement <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong><br />

Géographie en 1821 (Konrad Malte-Brun, 1775-1826). Paganel et <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> sont donc tous<br />

les <strong>de</strong>ux <strong><strong>de</strong>s</strong> passionnés <strong>de</strong> géographie, mais n’ont exercé cette discipline que dans leur<br />

cabinet… Ce qui est encore le cas pour <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> qui lors <strong>de</strong> l’écriture <strong>de</strong> ce roman n’avait<br />

pas encore fait tous ses nombreux voyages. Cette attirance pour les expéditions et les<br />

découvertes est la marque <strong>de</strong> fabrique d’un auteur qui au travers <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong> ses personnages<br />

7


accompli indiscutablement là un (ou son) véritable Voyage Extraordinaire. Quant-aux facéties<br />

et à l’humour <strong>de</strong> Paganel, ces traits <strong>de</strong> caractère rappellent tout autant ceux <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>,<br />

qui n’avait <strong>de</strong> cesse, surtout dans la première partie <strong>de</strong> son œuvre, d’introduire <strong><strong>de</strong>s</strong> éléments<br />

<strong>de</strong> fantaisie et d’humour dans ses <strong>romans</strong>. Paganel est là pour nous rappeler qu’il faut savoir<br />

lire aussi les <strong>romans</strong> <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> avec cet autre regard, propre au géographe et au<br />

fantaisiste.<br />

Concernant l’esprit <strong>de</strong> classification et <strong>de</strong> hiérarchisation propre à Paganel, dont on dit qu’il<br />

est un savant, donc littéralement celui qui sait (certes, mais que sait-il exactement ?), nous le<br />

retrouvons parfaitement illustré lors d’une remarque faite à l’occasion d’une <strong><strong>de</strong>s</strong>cription <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

goûts <strong><strong>de</strong>s</strong> jaguars (que Paganel aimerait bien chasser !) : « Quand il a goûté <strong>de</strong> la chair<br />

humaine, il y revient avec sensualité. Ce qu’il aime le mieux, c’est l’Indien, puis le nègre, puis<br />

le mulâtre, puis le blanc. […] - Eh bien, c’est humiliant ! répondit l’intraitable Paganel. Le<br />

blanc se proclame le premier <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes ! Il paraît que ce n’est pas l’avis <strong>de</strong> messieurs les<br />

jaguars ! » (page 284). La nature a ses lois et ses goûts que les hiérarchies établies par les<br />

hommes n’y peuvent rien changer ! Ce qui prouve une fois <strong>de</strong> plus que les théories <strong>de</strong><br />

l’homme ne sont pas les réalités <strong>de</strong> l’animal, <strong>de</strong> la nature… donc <strong>de</strong> Dieu (?) puisque ces<br />

animaux sont censés être le produit d’un acte divin (en suivant la Bible bien sûr ; or nos héros<br />

sont tous croyants et pratiquants). Telle est l’image du serpent (celui d’Adam et Eve bien sûr<br />

!) qui se mord la queue… Nos héros, à l’image <strong>de</strong> Paganel, ne sont pas à une contradiction<br />

près (quitte à tuer le père, comme le dit l’expression ; ici ce serait plutôt Dieu le père !).<br />

De nombreuses références relatives à l’évolution <strong><strong>de</strong>s</strong> espèces en général, et celle <strong>de</strong> l’homme<br />

en particulier, émaillent ce récit d’un voyage hors du commun. Décrivant les peupla<strong><strong>de</strong>s</strong> qui<br />

vivent dans certaines parties <strong>de</strong> l’Australie, Paganel n’hésite pas à dire d’eux qu’ils sont<br />

« sauvages, abrutis, au <strong>de</strong>rnier échelon <strong>de</strong> l’intelligence humaine, mais <strong>de</strong> mœurs douces, et<br />

non sanguinaires comme leurs voisins <strong>de</strong> la Nouvelle-Zélan<strong>de</strong>. » (page 357). Pour nos héros,<br />

et compte-tenu <strong><strong>de</strong>s</strong> réflexions <strong>de</strong> l’époque, il est encore difficile <strong>de</strong> considérer tous les<br />

hommes égaux. A l’image <strong><strong>de</strong>s</strong> hiérarchies établies dans les sciences (Positivisme, cf. supra.),<br />

le même type <strong>de</strong> hiérarchie peut être établi entre les hommes, certains étant alors plus<br />

développés et civilisés que d’autres. <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> a encore du mal ici à accepter les théories<br />

développées par Darwin. Pour lui tous les hommes ne sont pas situés au même <strong>de</strong>gré<br />

d’évolution, et à ce titre les aborigènes d’Australie ne peuvent faire partie <strong>de</strong> ces hommes<br />

censés former le maillon supérieur <strong>de</strong> la longue chaîne d’évolution décrite par Darwin.<br />

Comme ils ressemblent plus à <strong><strong>de</strong>s</strong> animaux qu’à <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes (rappelez-vous ce raisonnement<br />

analogique), c’est que forcément ce ne sont pas <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes (cf. chapitre XVI, 2° partie,<br />

intitulé : « Où le major soutien que ce sont <strong><strong>de</strong>s</strong> singes »). L’un <strong><strong>de</strong>s</strong> passages <strong>de</strong> ce chapitre<br />

nous permet <strong>de</strong> voir à quel point <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> ne sait pas trop où situer la vérité. La discussion<br />

ouverte entre Mac Nabbs et Lady Helena permet au lecteur <strong>de</strong> mieux comprendre à quel point<br />

le sujet est complexe et conflictuel pour l’époque : « Jamais créatures humaines n’avaient<br />

présenté à ce point le type d’animalité. - « Robert ne se trompait pas, dit le major, ce sont <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

singes - pur sang, si l’on veut -, mais ce sont <strong><strong>de</strong>s</strong> singes ! - Mac Nabbs, répondit Lady Helena,<br />

donneriez-vous donc raison à ceux qui les chassent comme <strong><strong>de</strong>s</strong> bêtes sauvages ? Ces pauvres<br />

êtres sont <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes. - Des hommes ! s’écria Mac Nabbs ! Tout au plus <strong><strong>de</strong>s</strong> êtres<br />

intermédiaires entre l’homme et l’orang-outang ! Et encore, si je mesurais leur angle facial,<br />

je le trouverais aussi fermé que celui du singe ! » » (pages 527-528 ; ces propos sont typiques<br />

<strong>de</strong> la phrénologie très en vogue au XIX° siècle).<br />

Juste à la suite <strong>de</strong> ce passage, le narrateur (donc <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>) ne peut s’empêcher <strong>de</strong> rajouter<br />

quelques commentaires qui illustrent ses interrogations : « Mac Nabbs avait raison sous ce<br />

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apport ; l’angle facial <strong>de</strong> l’indigène australien est très aigu et sensiblement égal à celui <strong>de</strong><br />

l’orang-outang, soit soixante à soixante-<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>grés. Aussi n’est-ce pas sans raison que M.<br />

<strong>de</strong> Rienzi proposa <strong>de</strong> classer ces malheureux dans une race à part qu’il nommait les<br />

« pithécomorphes », c’est-à-dire hommes à forme <strong>de</strong> singes. » (page 528). Poussant encore<br />

plus le débat, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> rajoute juste après : « Mais Lady Helena avait encore plus raison<br />

que Mac Nabbs, en tenant pour <strong><strong>de</strong>s</strong> êtres doués d’une âme ces indigènes placés au <strong>de</strong>rnier<br />

<strong>de</strong>gré <strong>de</strong> l’échelle humaine. Entre la brute et l’Australien existe l’infranchissable abîme qui<br />

sépare les genres. Pascal a justement dit que l’homme n’est brute nulle part. Il est vrai qu’il<br />

ajoute avec non moins <strong>de</strong> sagesse, « ni ange non plus » » (même page). <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> abor<strong>de</strong><br />

ainsi la problématique question du chaînon manquant évoquée par Darwin mais conserve ici<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> positions plus proches <strong>de</strong> celles <strong>de</strong> Cuvier (cf. infra.). Pour <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, tous les hommes<br />

ne peuvent être situés au même <strong>de</strong>gré d’évolution. Il est intéressant <strong>de</strong> remarquer néanmoins<br />

que ces propos sont tenus non pas par le scientifique <strong>de</strong> l’expédition, à savoir Paganel, mais<br />

par le major Mac Nabbs... Car <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> ne peut se fâcher pour autant avec la science,<br />

surtout lorsqu’il est fait indirectement référence aux travaux du célèbre Darwin ! Cependant,<br />

cela ne l’empêche pas <strong>de</strong> déclarer <strong>de</strong>ux pages plus loin : « Sans donner raison au major, on ne<br />

pouvait nier pourtant que cette race ne touchât <strong>de</strong> près à l’animal. » (page 530). <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong><br />

n’adhère donc pas à la théorie <strong>de</strong> Darwin, du moins concernant ce point précis, ce qu’il<br />

développera <strong>de</strong> manière plus précise à la fin <strong>de</strong> sa vie, dans un roman centré sur cette<br />

problématique et où <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> illustre parfaitement sont point <strong>de</strong> vue.<br />

En effet, en 1901, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> publie Le Village aérien, roman où il met clairement en scène<br />

un groupe d’hommes, vivant dans une forêt en Afrique, et appartenant à ce fameux chaînon<br />

manquant. La critique à l’égard <strong>de</strong> Darwin est là très explicite. Il déclare d’ailleurs en 1902, à<br />

propos <strong>de</strong> son livre : « Mon 84° livre, qui vient d’être publié, décrit la vie quotidienne du<br />

chaînon manquant, puisque je crois qu’un jour on révèlera l’existence <strong>de</strong> cet étrange<br />

intermédiaire entre le singe et l’homme. » Un an plus tôt, et à propos du même ouvrage, <strong>Jules</strong><br />

<strong>Verne</strong> déclare dans une interview : « Je suis loin d'arriver à la conclusion <strong>de</strong> Darwin, dont je<br />

ne partage pas le moins du mon<strong>de</strong> les idées. » Malgré son génie, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> ne peut se<br />

départir <strong>de</strong> certaines idées très fortes <strong>de</strong> l’époque, car ce <strong>de</strong>rnier est tout simplement un<br />

homme… comme un autre.<br />

C) Du scientisme au positivisme : Paganel.<br />

« Vous êtes donc cuisinier, monsieur Paganel ? dit Robert. - Parbleu, mon garçon, puisque je<br />

suis Français ! Dans un français il y a toujours un cuisinier. » (page 139). Ce raisonnement,<br />

un quasi-syllogisme (le raisonnement est cependant ici à la limite <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong>), témoigne<br />

d’une disposition d’esprit propre à Paganel et aux héros <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> qui consiste à<br />

raisonner par analogie (cf. infra.). Pour Paganel, la vérité ne vient pas <strong>de</strong> l’expérience seule,<br />

<strong>de</strong> l’apprentissage sur le terrain ; au contraire, pour lui il suffit d’abord d’être pour savoir et <strong>de</strong><br />

savoir pour pratiquer. Ainsi, il suffit d’être géographe pour savoir et pratiquer la géographie<br />

(mais sans jamais avoir été sur le terrain), être français pour savoir cuisinier, avoir appris<br />

l’espagnol pour savoir le parler correctement et se faire comprendre (Paganel a en fait appris<br />

le portugais !), etc… A ce titre, Paganel considère ainsi la primauté <strong>de</strong> l’inné sur l’acquis<br />

puisque pour lui il suffit d’être, <strong>de</strong> savoir, pour connaître, pratiquer… Nous naîtrions ainsi<br />

avec certaines prédispositions qu’il suffit par la suite <strong>de</strong> développer, d’enrichir, en fonction <strong>de</strong><br />

nos différentes expériences dans la vie. Néanmoins <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, au travers <strong>de</strong> ce roman, nous<br />

montre que tout cela n’est pas aussi simple, et que la connaissance ne peut se passer <strong>de</strong><br />

l’expérience, et surtout <strong>de</strong> la transmission (notamment au travers du jeune Robert). Pour<br />

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Paganel la science semble être tout, un tout complexe : ce <strong>de</strong>rnier navigue ainsi à mi-chemin<br />

entre scientisme et positivisme, ce qui est le cas <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> scientifiques présents dans la<br />

première partie <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>.<br />

Le scientisme, opinion philosophique <strong>de</strong> la fin du XIX° siècle, affirme ainsi que la science<br />

nous fait connaître la totalité <strong><strong>de</strong>s</strong> choses qui existent et que cette connaissance suffit à<br />

satisfaire toutes les aspirations humaines. Quant-au positivisme d’Auguste Comte (1798-<br />

1857), il récuse les a priori métaphysiques et voit dans l’observation <strong><strong>de</strong>s</strong> faits positifs, dans<br />

l’expérience, l’unique fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la connaissance. Paganel souhaite ainsi aller plus loin<br />

que la simple connaissance et donc passer à l’étape supplémentaire : l’expérimentation sur le<br />

terrain. Pour autant ce <strong>de</strong>rnier n’en conserve pas moins <strong><strong>de</strong>s</strong> raisonnements encore scientistes,<br />

à bien <strong><strong>de</strong>s</strong> égards. Certaines <strong>de</strong> ses nombreuses remarques témoignent <strong>de</strong> cet état <strong>de</strong> fait tout<br />

au long du roman.<br />

Néanmoins, l’esprit purement positiviste lui revient quant il s’agit <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à quelque<br />

chose dont <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> use et abuse aussi dans ses <strong>romans</strong> : le classement, la hiérarchisation,<br />

les nomenclatures. Lors d’une discussion une fois <strong>de</strong> plus houleuse entre le géographe et le<br />

major (il y a souvent <strong>de</strong>ux personnages que tout oppose dans les <strong>romans</strong> <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, ils<br />

permettent <strong>de</strong> développer justement cette dialectique propre aux développements <strong>de</strong> l’auteur),<br />

Mac Nabbs déclare : « Ah ! pour le coup, Paganel, dit le major, vous ne me ferez jamais<br />

admettre l’utilité <strong><strong>de</strong>s</strong> bêtes féroces ! A quoi servent-elles ? - Major ! s’écria Paganel, mais<br />

elles servent à faire <strong><strong>de</strong>s</strong> classifications, <strong><strong>de</strong>s</strong> ordres, <strong><strong>de</strong>s</strong> familles, <strong><strong>de</strong>s</strong> genres, <strong><strong>de</strong>s</strong> sous-genres,<br />

<strong><strong>de</strong>s</strong> espèces… - Bel avantage ! dit Mac Nabbs. Je m’en passerais bien ! Si j’avais été l’un <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

compagnons <strong>de</strong> Noé au moment du déluge, j’aurais certainement empêché cet impru<strong>de</strong>nt<br />

patriarche <strong>de</strong> mettre dans l’arche <strong><strong>de</strong>s</strong> couples <strong>de</strong> lions, <strong>de</strong> tigres, <strong>de</strong> panthères, d’ours et<br />

autres animaux aussi malfaisants qu’inutiles. - Vous auriez fait cela ? <strong>de</strong>manda Paganel. - Je<br />

l’aurais fait. - Eh bien ! vous auriez eu tort au point <strong>de</strong> vue zoologique ! - Non pas au point <strong>de</strong><br />

vue humain, répondit le major. - C’est révoltant ! reprit Paganel, et pour mon compte, au<br />

contraire, j’aurais précisément conservé les mégathériums, les ptérodactyles, et tous les être<br />

antédiluviens dont nous sommes si malheureusement privés… - Je vous dis, moi, que Noé a<br />

mal agi, repartit Paganel, et qu’il a mérité jusqu’à la fin <strong><strong>de</strong>s</strong> siècles la malédiction <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

savants ! » (page 283).<br />

Ce passage est d’une gran<strong>de</strong> richesse dans la compréhension du roman et <strong>de</strong> la logique <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

personnages. Tout d’abord, au point <strong>de</strong> vue du lexique : les personnages parlent bien du<br />

déluge (celui évoqué dans la Bible) alors qu’au même moment ils vivent perchés sur un arbre<br />

afin d’éviter la montée <strong><strong>de</strong>s</strong> eaux, et du patriarche (ce qui n’est pas sans rappeler l’objet <strong>de</strong> ce<br />

voyage, la recherche d’un père, d’un autre patriarche). Ce patriarche est qualifié<br />

d’ « impru<strong>de</strong>nt » par le major car il a transporté <strong><strong>de</strong>s</strong> animaux dangereux dans son arche. Pour<br />

Paganel, ce <strong>de</strong>rnier n’emporte pas plus d’honneur, car au contraire, d’après le géographe (dont<br />

les connaissances font ici preuve d’un magnifique anachronisme géologique et<br />

paléontologique au regard <strong><strong>de</strong>s</strong> connaissances qu’il est censé possé<strong>de</strong>r) ce <strong>de</strong>rnier aurait dû<br />

emporter avec lui toutes les espèces antédiluviennes. A l’image d’un grand nombre <strong>de</strong><br />

scientifiques présents dans les <strong>romans</strong> <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, Paganel est un a<strong>de</strong>pte <strong>de</strong> la taxinomie,<br />

cette science <strong><strong>de</strong>s</strong> lois <strong>de</strong> la classification qui s’inscrit parfaitement dans la démarche<br />

positiviste (et établi ainsi une hiérarchie mettant en haut <strong>de</strong> l’échelle l’homme blanc… ; cf.<br />

infra.). Pour autant, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, au travers <strong>de</strong> Paganel, met en avant un concept que nous<br />

connaissons bien aujourd’hui, celui <strong>de</strong> la biodiversité (même si ce <strong>de</strong>rnier n’existe pas en tant<br />

que tel à l’époque, bien sûr). Or le géographe commet là un magnifique anachronisme, car les<br />

ptérodactyles datent <strong>de</strong> l’ère secondaire, et sont donc bien trop antérieurs à l’homme pour<br />

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pouvoir figurer dans la liste <strong><strong>de</strong>s</strong> animaux que Noé aurait dû transporter dans son arche. Plus<br />

<strong>de</strong> 65 millions d’années séparent les <strong>de</strong>ux espèces : seul Steven Spielberg les a réunies<br />

récemment à la faveur <strong>de</strong> sa célèbre trilogie Jurassic Park qui met d’ailleurs en scène en<br />

réalité <strong><strong>de</strong>s</strong> espèces du crétacé, et non pas du jurassique ! Or, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> le sait d’autant mieux<br />

qu’il a lui-même mis en scène <strong><strong>de</strong>s</strong> animaux <strong>de</strong> l’ère secondaire dans son célèbre Voyage au<br />

centre <strong>de</strong> la terre (1864), roman dans lequel il utilise correctement l’échelle <strong><strong>de</strong>s</strong> temps<br />

géologiques (celle <strong>de</strong> Lyell et d’Orbigny ; cf. infra.).<br />

Or, il est intéressant <strong>de</strong> remarquer que dans l’esprit <strong>de</strong> nos héros, la force <strong><strong>de</strong>s</strong> textes <strong>de</strong> la<br />

Bible est encore très important : il y a toujours un avant et un après déluge (l’emploi <strong>de</strong><br />

l’adjectif « antédiluvien » est d’ailleurs caractéristique). Cela est d’autant plus surprenant <strong>de</strong><br />

la part d’un homme qui a tout lu, et qui donc a dû lire le texte <strong>de</strong> Darwin (1809-1882),<br />

notamment celui publié quelques années auparavant (1859) : De l’origine <strong><strong>de</strong>s</strong> espèces au<br />

moyen <strong>de</strong> la sélection naturelle. Enfin, en 1866 Ernst Haeckel (biologiste allemand, 1834-<br />

1919) fon<strong>de</strong> l’Ecologie, ou la science qui étudie les relations <strong><strong>de</strong>s</strong> êtres vivants entre eux et<br />

avec leur milieu (oïkos en grec = habitat).<br />

A l’image <strong>de</strong> sa démarche qui consiste enfin <strong>de</strong> se détacher <strong>de</strong> son savoir afin <strong>de</strong> le confronter<br />

aux réalités du terrain, Paganel souhaite désormais pondérer la théorie au profit d’une<br />

connaissance plus empirique, plus expérimentale. La démarche <strong>de</strong> Paganel est donc<br />

emblématique <strong>de</strong> l’état d’esprit général propre à la <strong>de</strong>uxième moitié du XIX° siècle qui réalise<br />

que la science ne porte pas en elle l’unique connaissance objective du mon<strong>de</strong>. L’opposition<br />

entre le géographe (le scientifique) et le major (l’homme <strong>de</strong> terrain, le pragmatique) cristallise<br />

plus largement l’opposition entre la théorie et la pratique. Nos héros ne savent plus trop où<br />

chercher la vérité : entre la Bible et la Science, entre la théorie et la pratique… Ce<br />

questionnement épistémologique est propre à l’air du temps. Qui croire ? Où faut-il<br />

rechercher la vérité ? C’est ainsi en recherchant le père que l’on peut, peut-être (à l’image <strong>de</strong><br />

ce qui est écrit dans la Bible), revenir aux sources, aux origines <strong>de</strong> la vérité. Robert cherche<br />

son père biologique, Paganel son père spirituel (un autre Dieu ?). Aujourd’hui encore ce vaste<br />

questionnement philosophique personne n’est encore capable <strong>de</strong> le résoudre !<br />

Paganel doit ainsi être situé au même niveau que le jeune Robert : certes il est plus âgé, mais<br />

sa connaissance du mon<strong>de</strong>, uniquement théorique, ne va pas plus loin que celle dont dispose<br />

Robert Grant. Au détour d’une phrase, il est facile <strong>de</strong> voir que <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> envisage bel et<br />

bien son personnage plus comme un enfant qui doit grandir que comme un véritable homme<br />

en proie à <strong><strong>de</strong>s</strong> frustrations <strong>de</strong> géographe <strong>de</strong> cabinet : « Paganel et Robert, <strong>de</strong>ux enfants - un<br />

grand et un petit -, ne se sentirent pas <strong>de</strong> joie, quand ils introduisirent leur tête à travers le<br />

puncho national […]. » (page 112). Si Robert finit par trouver son père, Paganel finit par y<br />

comprendre mieux sa science géographique. Quand géographique rime avec pédagogique (et<br />

initiatique), ce sont les enfants qui l’expérimentent.<br />

III - Quand géographique rime avec pédagogique.<br />

A) <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> et la mer.<br />

Les textes <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> sont souvent marqués par une forte utilisation <strong><strong>de</strong>s</strong> figures <strong>de</strong><br />

rhétorique, et en particulier <strong><strong>de</strong>s</strong> métaphores et <strong><strong>de</strong>s</strong> comparaisons : « L’astre du jour, semblable<br />

à un disque <strong>de</strong> métal doré par les procédés Ruolz, sortait <strong>de</strong> l’Océan comme d’un immense<br />

bain voltaïque » (page 56). Cette métaphore électrochimique préfigure bien d’autres qui vont<br />

11


être utilisées dans ce texte, et qui font souvent référence à la mer, à l’eau. L’un <strong><strong>de</strong>s</strong> corollaires<br />

directs <strong>de</strong> ces références faites à la mer concerne évi<strong>de</strong>mment les dimensions fantastique et<br />

mythique : « Le volcan rugissait comme un monstre énorme, semblable aux Léviathans <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

jours apocalyptiques, et vomissait d’ar<strong>de</strong>ntes fumées mêlées à <strong><strong>de</strong>s</strong> torrents d’une flamme<br />

fuligineuse. » (page 135). Cette métaphore fantastique (et mythique), qui renvoie au<br />

Léviathan, se retrouve d’ailleurs par la suite dans un autre grand roman <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, à<br />

savoir Vingt mille lieues sous les mers (1869) : « Il y croyait comme certaines bonnes femmes<br />

croient au Léviathan - par foi, non par raison. » (pages 26-28, concernant le commandant<br />

Farragut et sa croyance au monstre <strong><strong>de</strong>s</strong> mers). Or le Léviathan, qui est un monstre aquatique<br />

<strong>de</strong> la mythologie phénicienne, est mentionné dans la Bible, où il <strong>de</strong>vient le symbole du<br />

paganisme. Cette référence indirecte au paganisme (=> païen) renvoie ainsi à Paganel (ils sont<br />

formés tous les <strong>de</strong>ux à partir <strong>de</strong> la même structure étymologique : Paganel paganisme) qui<br />

certes croit en la Provi<strong>de</strong>nce, mais surtout en la science géographique, autre élément <strong>de</strong> culte<br />

et d’adoration <strong>de</strong> la part du géographe.<br />

Il est amusant cependant <strong>de</strong> remarquer comment, en filigrane, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> renvoie aussi à<br />

certains passages <strong>de</strong> son propre roman, comment ce <strong>de</strong>rnier pratique ce que l’on appelle<br />

aujourd’hui l’intratextualité : « Mais c’est la confusion <strong><strong>de</strong>s</strong> langues, comme à Babel ! » (page<br />

162). Cette métaphore mythique très connue, fait référence à la célèbre Tour <strong>de</strong> Babel où<br />

Dieu, d’après la Bible, aurait anéanti tous les efforts <strong><strong>de</strong>s</strong> hommes (les fils <strong>de</strong> Noé) par la<br />

confusion <strong><strong>de</strong>s</strong> langues (Babel est le nom hébreu <strong>de</strong> Babylone). Or, et comme nous l’avons vu<br />

précé<strong>de</strong>mment, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> parle directement <strong>de</strong> Noé à la page 283, notamment lors <strong>de</strong> la<br />

discussion entre Paganel et Mac Nabbs. Cette première métaphore, qui parle indirectement <strong>de</strong><br />

Noé, par l’intermédiaire <strong>de</strong> ses fils, préfigure incontestablement ce passage où il est<br />

directement discuté du célèbre passage <strong>de</strong> la Bible relatant l’histoire <strong>de</strong> l’arche <strong>de</strong> Noé… Or<br />

tout cela ne fait-il pas référence à un homme (Noé / capitaine Grant) et à ses enfants (les fils<br />

<strong>de</strong> Noé / les enfants du capitaine Grant) ?<br />

D’ailleurs <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> nous dit bien, là-aussi <strong>de</strong> manière indirecte, à quel point pour lui les<br />

métaphores sont importantes, bien plus que les comparaisons. Dans la métaphore, la<br />

comparaison est sous-entendue, mais il faut bien reconnaître que le passage <strong>de</strong> l’une à l’autre<br />

est parfois très subtile, les nuances ne sont pas toujours aussi évi<strong>de</strong>ntes. Paganel, quant-à-lui,<br />

abhorre les comparaisons : « Ah ! Robert, la comparaison, vois-tu bien, c’est la plus<br />

dangereuse figure <strong>de</strong> rhétorique que je connaisse. Défie-t’en toute la vie, et ne l’emploie qu’à<br />

la <strong>de</strong>rnière extrémité. » (page 229). Car comparaison n’est pas raison, et force est <strong>de</strong> constater<br />

que cette métho<strong>de</strong> qui consiste à comparer (à rapprocher ce qui se ressemble, suivant le dicton<br />

« qui se ressemble s’assemble ») peut engendrer <strong>de</strong> fâcheuses erreurs, telles que celles<br />

commises lors <strong>de</strong> l’interprétation du message à l’origine <strong>de</strong> ce voyage. Il s’agit (une fois <strong>de</strong><br />

plus) d’un raisonnement purement analogique. Or Paganel, bien que décriant ce raisonnement,<br />

l’utilise pourtant très souvent ! Ce <strong>de</strong>rnier n’est <strong>de</strong> toutes façons pas à une contradiction près !<br />

Ou est-ce alors l’auteur qui se moque <strong>de</strong> son personnage ? Pourtant, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> utilise luimême<br />

très souvent <strong><strong>de</strong>s</strong> comparaisons dans ses <strong>romans</strong> : les métaphores que nous venons <strong>de</strong><br />

décrire sont toutes <strong><strong>de</strong>s</strong> comparaisons déguisées, tout dépend <strong>de</strong> l’interprétation et <strong>de</strong><br />

l’application stricte <strong><strong>de</strong>s</strong> définitions…<br />

Les références à la mer, et indirectement à Vingt mille lieues sous les mers (qui sera publié<br />

juste après Les Enfants du capitaine Grant) sont nombreuses et certains passages ne sont pas<br />

sans rappeler cet autre chef d’œuvre vernien : « Ah ! la mer ! la mer ! répétait Paganel, c’est<br />

le champ par excellence où s’exercent les forces humaines, et le vaisseau est le véritable<br />

véhicule <strong>de</strong> la civilisation. […] Vingt milles <strong>de</strong> désert séparent plus les hommes que cinq<br />

12


cents milles d’océan ! » (page 343). Nemo, un peu plus tard, déclare, toujours à propos <strong>de</strong> la<br />

mer : « La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. » (page 103).<br />

Comment ne pas rapprocher ces <strong>de</strong>ux éloges <strong>de</strong> la mer (/mère…) ? Car rappelons d’autre par<br />

que Les Enfants du capitaine Grant constitue en quelque sorte le premier volume d’une<br />

trilogie composée par la suite par Vingt mille lieues sous les mers (1869-70) et L’Île<br />

Mystérieuse (1874-75), <strong>de</strong>ux autres <strong>romans</strong> où géographique rime aussi avec pédagogique.<br />

B) Quand géographique rime avec pédagogique.<br />

« Nous n’allons pas, on nous mène. Nous ne cherchons pas, on nous conduit » (page 58,<br />

propos <strong>de</strong> Lord Glenarvan). Cette expédition à la recherche du capitaine Grant s’assimile à<br />

ces gran<strong><strong>de</strong>s</strong> expéditions <strong><strong>de</strong>s</strong> XV° et XVI° siècle où les navigateurs partaient toujours avec<br />

l’idée qu’ils étaient couverts par la Provi<strong>de</strong>nce, seul force à-même <strong>de</strong> leur permettre <strong>de</strong> réussir<br />

dans leur entreprise. Les héros <strong><strong>de</strong>s</strong> Enfants du capitaine Grant sont tous croyants et<br />

pratiquants (cf. chapitre V <strong>de</strong> la première partie avec l’imploration <strong><strong>de</strong>s</strong> bénédictions du Ciel<br />

par le révérant Morton). Seule l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu est capable <strong>de</strong> mener nos héros à bon port…<br />

C’est aussi un moyen comme un autre <strong>de</strong> se rassurer face à une situation inattendue,<br />

imprévisible, et d’exorciser par conséquent l’angoisse liée à cette mort qui ro<strong>de</strong> au-<strong><strong>de</strong>s</strong>sus <strong>de</strong><br />

nos héros.<br />

La <strong>de</strong>vise qui accompagne les protagonistes <strong>de</strong> cette aventure autour du mon<strong>de</strong> peut se<br />

résumer ainsi : « Ai<strong>de</strong>-toi et le ciel t’ai<strong>de</strong>ra ! ». En effet : « Lady Helena, du haut <strong>de</strong> la<br />

dunette, s’écria une <strong>de</strong>rnière fois : - Mes amis, Dieu vous ai<strong>de</strong> ! - Et il nous ai<strong>de</strong>ra, madame,<br />

répondit Jacques Paganel, car je vous prie <strong>de</strong> le croire, nous nous ai<strong>de</strong>rons nous-mêmes ! »<br />

(page 110). Cet état d’esprit ambiant dans l’expédition témoigne incontestablement du<br />

sentiment d’accomplir une mission quasi-divine (la recherche du père, autrement dit, et<br />

symboliquement parlant, celle <strong>de</strong> Dieu le père), et que le hasard n’existe pas dans ce genre<br />

d’entreprise. Tel est le sentiment <strong>de</strong> Lord Glenarvan : « Profondément religieux, il ne voulait<br />

pas désespérer <strong>de</strong> la justice <strong>de</strong> Dieu en face <strong>de</strong> la sainteté <strong>de</strong> son entreprise […] » (page 748).<br />

En géographie, le hasard n’existe pas non plus, seules les interprétations peuvent être<br />

hasar<strong>de</strong>uses. A ce titre, les maladresses <strong>de</strong> Paganel vont parfois conduire nos héros sur <strong>de</strong><br />

mauvaises pistes, sans pour autant l’avoir fait volontairement. L’erreur est humaine,<br />

persévérer est diabolique : « - Nous nous sommes trompés, répéta Paganel. Mais pour se<br />

tromper, Mac Nabbs, il ne faut qu’être homme, tandis qu’il est fou celui qui persiste dans son<br />

erreur. » (page 325). L’erreur est aussi source d’apprentissage, d’instruction, et il ne faut pas<br />

non plus oublier la part <strong>de</strong> hasard dans l’aventure : « Croyez-moi. Laissez faire le hasard, ou<br />

plutôt la Provi<strong>de</strong>nce. Imitez-nous. Elle nous a envoyé ce document, nous sommes partis. Elle<br />

vous jette à bord du Duncan, ne le quittez plus. » (page 84, propos <strong>de</strong> Lady Helena à<br />

Paganel). Le hasard serait-il en réalité une Provi<strong>de</strong>nce déguisée, et qu’il ne faut surtout pas<br />

oublier <strong>de</strong> remercier le moment venu (?) : « Voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est<br />

pas confortable. La Provi<strong>de</strong>nce nous y a conduits, et nous ne pouvons faire moins que <strong>de</strong> l’en<br />

remercier. » (page 133). Hasard, Provi<strong>de</strong>nce, géographie, initiation, pédagogie, tels sont<br />

autant d’éléments que nous retrouvons dans ce roman <strong><strong>de</strong>s</strong>tiné d’abord à un public jeune, d’où<br />

la présence bien sûr du jeune Robert et <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> sœur, mi-femme, mi enfant, à savoir<br />

Mary Grant.<br />

Or, dans Les Enfants du capitaine Grant, l’initiation et l’apprentissage qui découlent <strong>de</strong> ce<br />

voyage autour du mon<strong>de</strong> ne sont pas uniquement ceux du jeune Robert. Certes, ce <strong>de</strong>rnier va<br />

13


connaître <strong><strong>de</strong>s</strong> étapes typiques <strong>de</strong> l’initiation, avec notamment l’allégorie mythique, mais certes<br />

réelle dans le roman, d’un condor qui va enlever le jeune enfant pour le conduire encore plus<br />

haut avant <strong>de</strong> re<strong><strong>de</strong>s</strong>cendre sur terre à la faveur d’un coup <strong>de</strong> fusil bien concret <strong>de</strong> Thalcave (le<br />

titre du chapitre s’intitule d’ailleurs « Un coup <strong>de</strong> fusil <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce »). Mais il ne faut pas<br />

non plus oublier Paganel, un enfant lui aussi du capitaine Grant (d’un point <strong>de</strong> vue<br />

symbolique bien sûr), qui partant sur les traces <strong>de</strong> ce courageux capitaine va connaître un<br />

véritable virage dans sa vie. Lorsque <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> parle <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants du capitaine Grant, ils ne<br />

parlent pas que <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants biologiques !<br />

Comme dans Le tour du mon<strong>de</strong> en 80 jours (1872-73), l’aspect symbolique et mythique <strong>de</strong><br />

cette aventure est aussi souligné par la direction prise par les héros qui voyagent d’ouest en<br />

est, c’est-à-dire vers le soleil, comme les héros antiques : « Et c’est votre Dieu, dit le Patagon,<br />

qui a confié aux flots <strong>de</strong> la vaste mer les secrets du prisonnier ? - Dieu lui-même. - Que sa<br />

volonté s’accomplisse alors, répondit Thalcave avec une certaine solennité, nous marcherons<br />

dans l’est, et s’il le faut, jusqu’au soleil ! » (page 176). Pour autant, tout cela ne doit pas<br />

s’éloigner aussi du principe qui caractérise les Voyages Extraordinaires (instruire et divertir).<br />

Ainsi, « Il fallait être un Paganel, un <strong>de</strong> ces enthousiastes savants qui voient là où il n’y a<br />

rien à voir, pour prendre intérêt aux détails <strong>de</strong> la route. […] Cela lui suffisait pour exciter sa<br />

facon<strong>de</strong> inépuisable, et instruire Robert, qui se plaisait à l’écouter. » (page 184). Paganel<br />

applique ici la <strong>de</strong>vise retenue par Hetzel à propos <strong><strong>de</strong>s</strong> Voyages Extraordinaires : instruire tout<br />

en divertissant ! En l’occurrence, Paganel (s’)instruit tout en se divertissant (peut-être divertitil<br />

aussi le jeune Robert… ?) ! Force est <strong>de</strong> constater que l’on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> parfois qui est le<br />

plus enfants <strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong>ux, entre Paganel et le jeune Robert : « Le soprano <strong>de</strong> Robert jetait <strong>de</strong> fines<br />

roula<strong><strong>de</strong>s</strong> sur la basse <strong>de</strong> Paganel. C’était à qui serait le plus enfant. » (page 280). Moralité, il<br />

n’y a pas d’âge pour apprendre ! Et heureusement d’ailleurs…<br />

Paganel est donc le scientifique <strong>de</strong> service, mais aussi un enseignant, un pédagogue, celui qui<br />

dispense son savoir à qui veut l’entendre : « - Mais c’est mon métier, madame, <strong>de</strong> savoir ces<br />

choses-là et <strong>de</strong> vous les apprendre au besoin. » (page 435). Paganel est par excellence<br />

l’encyclopédiste du siècle <strong><strong>de</strong>s</strong> Lumières : il sait, il transmet, libre à son auditoire <strong>de</strong> faire la<br />

part <strong><strong>de</strong>s</strong> choses… Car Paganel parfois commet <strong><strong>de</strong>s</strong> erreurs (cf. l’île Tabor, ou encore les<br />

différentes interprétations erronées du manuscrit), ce qu’il se reproche d’ailleurs, mais il lui<br />

arrive d’être aussi incomplet (voire restrictif) dans certaines <strong>de</strong> ses explications. Dans le<br />

chapitre X <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> partie, Paganel donne à Robert un cours d’astronomie générale<br />

(« Robert reçu <strong>de</strong> bonne grâce sa petite leçon <strong>de</strong> cosmographie […] » ; page 448) où il<br />

explique au jeune enfant pourquoi « la chaleur est plus forte en moyenne dans l’hémisphère<br />

austral que dans l’hémisphère boréal » (page 449). Certes, la position <strong>de</strong> la terre par rapport<br />

au soleil a son inci<strong>de</strong>nce sur le problème, mais l’essentiel <strong>de</strong> la différence vient plus d’une<br />

répartition inégale <strong><strong>de</strong>s</strong> continents et <strong><strong>de</strong>s</strong> océans entre les <strong>de</strong>ux hémisphères que d’une simple<br />

position astronomique à un moment précis. Force est constater néanmoins que vu la taille du<br />

roman, si Paganel <strong>de</strong>vait donner l’intégralité <strong><strong>de</strong>s</strong> explications à tous les phénomènes qu’il<br />

décrit, la taille du récit augmenterait <strong>de</strong> manière très significative. Et vu qu’il s’agit là du plus<br />

long roman <strong>de</strong> l’auteur, il est évi<strong>de</strong>nt que <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> a volontairement limité l’explication à<br />

la partie la plus surprenante du phénomène.<br />

Lors <strong>de</strong> la traversée <strong>de</strong> l’Australie, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, ironique sur la géographie enseignée à un<br />

pauvre aborigène pour qui tout dans le mon<strong>de</strong> dépend <strong>de</strong> la Couronne Britannique (cf. à ce<br />

titre notre analyse sur Le tour du mon<strong>de</strong> en 80 jours), nous montre aussi, et indirectement, que<br />

la géographie <strong>de</strong> Paganel est elle aussi incomplète. Car ce <strong>de</strong>rnier se moque du pauvre enfant<br />

qui ne fait que répéter bêtement ce qu’il appris. Paganel se pose alors en spécialiste <strong>de</strong> la<br />

14


géographie, celui qui sait la véritable géographie. Certes, sa vision est plus complète, mais<br />

force est <strong>de</strong> constater que sa géographie est aussi très encyclopédique et parfois incertaine. La<br />

suite du roman nous montre d’ailleurs que Paganel peut lui aussi, à son tour, commettre <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

erreurs, parfois très regrettables. Le passage avec ce petit aborigène préfigure<br />

incontestablement celui où Paganel va se tromper à propos <strong>de</strong> l’île Tabor (chapitre XXI, 3°<br />

partie). Nul est à l’abris <strong>de</strong> l’erreur, le plus important étant <strong>de</strong> s’en servir pour progresser.<br />

Dans cette aventure, Robert Grant est finalement le grand bénéficiaire <strong><strong>de</strong>s</strong> enseignements<br />

dispensés par le géographe. Ce <strong>de</strong>rnier reconnaît d’ailleurs qu’il s’enrichit aussi beaucoup au<br />

contact du jeune garçon. Car Paganel n’a pas dû côtoyer beaucoup d’enfants dans sa carrière<br />

(a-t-il d’ailleurs <strong><strong>de</strong>s</strong> enfants ?), et cette relation constitue pour lui une expérience nouvelle,<br />

aussi enrichissante que l’expérience concrète <strong>de</strong> la géographie. Quand géographique rime<br />

avec pédagogique : « Cependant Paganel et Robert, <strong>de</strong>vançant leurs compagnons, suivaient<br />

entre les tumuli <strong>de</strong> petites allées ombreuses. Ils causaient et s’instruisaient l’un l’autre, car le<br />

géographe prétendait qu’il gagnait beaucoup à la conversation du jeune Grant. » (page 481).<br />

Peut-être Robert trouve-t-il en Paganel un père <strong>de</strong> substitution, en attendant <strong>de</strong> retrouver son<br />

véritable père biologique… (?)<br />

C) A la recherche du père et du temps perdus.<br />

Le cœur même <strong>de</strong> ce roman est donc la recherche du père disparu. Cette recherche<br />

s’accompagne <strong>de</strong> nombreuses références, directes ou indirectes, qui renvoient toutes à cette<br />

quête initiatique, quasi-mythique. A l’origine <strong>de</strong> l’énigme, figure donc ce manuscrit, ou trois<br />

parties n’en forment qu’une seule, ce qui n’est pas sans rappeler la Trinité, une référence<br />

directe à Dieu, donc au père, lui aussi disparu <strong>de</strong>puis longtemps et que l’on continue pour<br />

autant <strong>de</strong> chercher aujourd’hui encore.<br />

<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> n’hésite pas non plus à faire une référence directe à son père (biologique ici), et à<br />

ce que son <strong><strong>de</strong>s</strong>tin aurait pu être, sans l’intervention provi<strong>de</strong>ntielle d’un Hetzel, père spirituel<br />

<strong>de</strong> l’auteur. Lors <strong>de</strong> la traversée du Chili, Paganel explique que l’un « <strong>de</strong> ses compatriotes<br />

occupait naguère le trône d’Araucanie. Le major le pria <strong>de</strong> vouloir bien faire connaître le<br />

nom <strong>de</strong> ce souverain. Jacques Paganel nomma fièrement le brave M. <strong>de</strong> Tonneins, un<br />

excellent homme, ancien avoué <strong>de</strong> Périgueux, un peu trop barbu, et qui avait subi ce que les<br />

rois détrônés appellent volontiers « l’ingratitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs sujets ». Le major ayant légèrement<br />

souri à l’idée d’un ancien avoué chassé du trône, Paganel répondit fort sérieusement qu’il<br />

était peut-être plus facile à un avoué <strong>de</strong> faire un bon roi, qu’à un roi <strong>de</strong> faire un bon avoué. »<br />

(page 116). Cette remarque, qui prête à sourire, rappellent cependant que le métier du père <strong>de</strong><br />

<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> était avoué et que ce <strong>de</strong>rnier avait incité son fils à prendre sa succession, à tel<br />

point que <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> soutient une thèse en droit (1851) pour reprendre l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son père<br />

qu’il refusera finalement par la suite… Ce petit clin d’œil, à la fois à son père et à lui-même<br />

(<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> est à la fois un homme <strong>de</strong> droit et <strong>de</strong> lettres), permet d’introduire dans le récit<br />

une référence personnelle qui montre que l’auteur ne dénigre pas pour autant ce métier qui<br />

peut offrir ainsi tant d’opportunités ! C’est un élément <strong>de</strong> reconnaissance du fils vers son père<br />

tout comme se qui se passe dans l’ensemble du roman. Mais la référence renvoie aussi à<br />

Hetzel, son père spirituel, celui grâce à qui il peut désormais vivre <strong>de</strong> sa passion. Hetzel est en<br />

quelque sorte le second père <strong>de</strong> <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> à l’image <strong>de</strong> Lord Glenarvan avec Robert : « Ce<br />

<strong>de</strong>rnier, quand il apprit la disparition <strong>de</strong> Robert, fut désespéré. Il se représentait le pauvre<br />

enfant englouti dans quelque abîme, et appelant d’une voix inutile celui qu’il nommait son<br />

15


second père. » (page 147). Peut-être cette recherche du capitaine Grant est-elle l’allégorie<br />

d’un <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> qui navigue lui-aussi entre <strong>de</strong>ux pères… ?<br />

Au terme <strong>de</strong> cette périlleuse aventure, Robert va <strong>de</strong>venir un homme, et sa sœur une véritable<br />

femme : « Au moment où Robert montait à bord, l’Indien le prit dans ses bras et le regarda<br />

avec tendresse. - « Et maintenant va, dit-il, tu es un homme ! » » (page 312). A l’image<br />

d’Axel dans Voyage au centre <strong>de</strong> la terre, Robert <strong>de</strong>vient progressivement un véritable petit<br />

homme à mesure que le temps passe. Paganel est celui qui traite d’ailleurs ce <strong>de</strong>rnier<br />

véritablement en homme, notamment lors <strong>de</strong> ses propos concernant le cannibalisme <strong>de</strong><br />

certaines peupla<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> Nouvelle-Zélan<strong>de</strong> : « Je n’exagère rien, reprit Paganel. Robert à<br />

montré qu’il était un homme, et je le traite en homme, en ne lui cachant pas la vérité. » (page<br />

697).<br />

Cette dimension initiatique, inhérente à tous voyages, ne touche pas seulement que ce<br />

personnage. En effet, la recherche du capitaine Grant est aussi importante pour ses enfants<br />

que pour certains membres <strong>de</strong> l’équipage <strong>de</strong> Lord Glenarvan. Car il n’a pas échappé à ce<br />

<strong>de</strong>rnier, lors <strong>de</strong> la traversée du continent sud-américain, qu’un rapprochement certain s’est<br />

effectué entre John Mangles et Mary Grant. A ce titre, la recherche du capitaine Grant revêt<br />

une autre dimension : pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la main <strong>de</strong> Mary Grant, il faut absolument que John<br />

Mangles puisse la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r directement à son père : « - C’est entendu, John, répondit<br />

Glenarvan, vous nous accompagnerez ; car il sera bon, ajouta-t-il en souriant, que vous<br />

soyez-là quand nous retrouverons le père <strong>de</strong> Mary Grant. - Oh ! Votre honneur !… mumura<br />

John Mangles. Ce fut tout ce qu’il put dire. Il pâlit un instant et saisit la main que lui tendait<br />

Lord Glenarvan. » (page 418). Tout le mon<strong>de</strong> a finalement intérêt <strong>de</strong> retrouver le capitaine<br />

Grant, et en premier lieu John Mangles. C’est d’ailleurs lui qui s’engagera, après les différents<br />

échecs, et notamment celui <strong>de</strong> la perte du Duncan due à la perfidie d’Ayrton, à retrouver le<br />

capitaine Grant, tôt ou tard. L’engagement que prend ce <strong>de</strong>rnier et auquel répond<br />

favorablement Mary Grant préfigure incontestablement leur engagement final, à savoir leur<br />

mariage…<br />

Lors <strong>de</strong> cette recherche, <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> n’hésite pas à rappeler à quel point Dieu veille sur cette<br />

petite troupe, car ce <strong>de</strong>rnier n’abandonne jamais ses enfants. En effet, c’est par l’intermédiaire<br />

d’un petit aborigène (habillé trop convenablement au goût <strong>de</strong> Paganel qui souhaiterait bien<br />

plus d’exotisme dans la tenue vestimentaire d’un indigène !) qu’il est rappelé au lecteur « […]<br />

que Dieu veille sur les enfants et ne les abandonne jamais ! » (page 485). Cet enfant, lui aussi<br />

à la recherche <strong>de</strong> ses sources, <strong>de</strong> ses origines, et qui se bat aussi contre le temps perdu, désire<br />

revoir sa famille avant <strong>de</strong> reprendre le fil <strong>de</strong> son éducation. Les Grant ne sont pas les seuls<br />

dans le mon<strong>de</strong> à rechercher leurs parents : cette démarche est universelle, et c’est ce qui fait la<br />

richesse <strong>de</strong> ce roman où l’auteur, dans sa propre vie, possè<strong>de</strong> lui aussi <strong>de</strong>ux pères : son père<br />

biologique et son père spirituel, Hetzel. <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, au travers <strong>de</strong> ce roman, rend hommage à<br />

ces <strong>de</strong>ux hommes sans qui tout ce qu’il vit actuellement ne pourrait arriver.<br />

Au travers <strong>de</strong> ce magnifique roman, où géographique rime avec pédagogique et initiatique,<br />

<strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> met en scène parfaitement une <strong><strong>de</strong>s</strong> allégories les plus célèbres <strong>de</strong> notre littérature,<br />

celle <strong>de</strong> la Caverne (<strong>de</strong> Platon). En effet, force est <strong>de</strong> constater qu’au travers <strong>de</strong> Paganel,<br />

éminent géographe… <strong>de</strong> cabinet, l’auteur nous montre à quel point notre connaissance du<br />

mon<strong>de</strong> est partielle, incomplète, souvent biaisée. Une connaissance encyclopédique ne suffit<br />

pas à connaître le mon<strong>de</strong> dans sa réalité objective, si elle n’est pas accompagnée d’une<br />

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expérience sur le terrain, <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> voir <strong>de</strong> ses propres yeux, d’expérimenter in situ,<br />

afin d’approcher une forme <strong>de</strong> connaissance plus objective. Dans le texte <strong>de</strong> Platon, l’homme<br />

prisonnier au fond d’une caverne ne voit que les ombres <strong><strong>de</strong>s</strong> objets projetés sur les murs par<br />

les rayons du soleil : telle était la situation <strong>de</strong> Paganel, qui avant <strong>de</strong> monter à bord du Duncan<br />

ne connaissait le mon<strong>de</strong> qu’au travers <strong>de</strong> cartes et <strong>de</strong> textes divers. Cette connaissance là a ses<br />

limites que <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong> a su parfaitement mettre en scène dans le cadre <strong>de</strong> son récit. A la<br />

différence <strong>de</strong> Paganel, le jeune robert, va dès son plus jeune âge expérimenter les réalités<br />

géographiques, dans un seul but : retrouver son père. Paganel est resté trop longtemps<br />

enchaîné à son savoir purement théorique, à ses certitu<strong><strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> scientifique. Où se situe donc la<br />

vérité ?<br />

A l’image du message traduit en trois langues, la connaissance du mon<strong>de</strong>, à la fin du XIX°<br />

siècle est encore très parcellaire, car <strong>de</strong> nombreux espaces sont encore inconnus, ou mal<br />

connus. Même le croisement <strong>de</strong> différentes sources d’informations ne permet pas d’approcher<br />

une connaissance globale du globe. Paganel, dans sa démarche, tente <strong>de</strong> revenir aux sources<br />

<strong>de</strong> la géographie en allant directement sur le terrain, dans la perspective <strong>de</strong> combler ces<br />

blancs. Cette démarche géographique est aussi une démarche pédagogique, car elle doit<br />

impérativement s’accompagner d’une transmission. C’est au jeune Robert que revient<br />

finalement le privilège, tout en cherchant son père, d’apprendre le mon<strong>de</strong>, la géographie, les<br />

réalités du terrain. La connaissance ne peut exister que pour autant qu’elle est transmise. Telle<br />

est aussi la réalité <strong><strong>de</strong>s</strong> rapports entre le maître et l’élève : géographique rime ici avec<br />

pédagogique.<br />

La dialectique <strong>de</strong> l’espace et du temps, <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la terre, si chère à <strong>Jules</strong> <strong>Verne</strong>, est<br />

fondamentalement au cœur <strong>de</strong> ce Voyage Extraordinaire, où se posent une fois <strong>de</strong> plus <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

questions typiques <strong>de</strong> l’écologie humaine : quels rapports doivent régir les relations entre<br />

l’homme et la nature, l’homme et ses semblables (?), comment transmettre la connaissance<br />

(?), et surtout, où et comment chercher la vérité (dans la science, la pratique, ou les <strong>de</strong>ux à la<br />

fois… ?).<br />

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