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Mylène NANTEL, Université de Montréal - Centre de recherche sur l ...

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<strong>Mylène</strong> <strong>NANTEL</strong>, <strong>Université</strong> <strong>de</strong> <strong>Montréal</strong><br />

JOST, François. Le Temps d’un regard. Du spectateur aux images. Québec/Paris: Nuit blanche<br />

éditeur/Méridiens Klincksieck, 1998, 184 p.<br />

« L’image, malgré son exactitu<strong>de</strong> figurative, est extrêmement malléable et ambiguë au niveau <strong>de</strong> son<br />

interprétation[1] », écrivait Marcel Martin. « À bien y réfléchir, peut-on adopter un autre point <strong>de</strong> vue que<br />

celui du spectateur ? (p. 11) renchérit François Jost dans Le Temps d’un regard. Du spectateur aux<br />

images. Cette préoccupation fondamentale <strong>de</strong> son œuvre critique, qui n’a <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> récuser l’utopique<br />

possibilité d’une autonomie <strong>de</strong> l’image (p. 11), structure donc ce recueil qui puise à même une dizaine<br />

d’articles et chapitres <strong>de</strong> collectifs parus entre 1989 et 1997 et remaniés pour l’occasion. Aux dires même<br />

<strong>de</strong> l’auteur :<br />

« ce livre part <strong>de</strong> l’hypothèse que l’on ne peut parler <strong>de</strong> l’image en général et que les documents<br />

audiovisuels ne prennent sens […] que par rapport aux sources ou, en tout cas, par rapport à celles qu’on<br />

leur imagine — automatiques ou humaines — et aux intentions qu’on leur suppose : <strong>sur</strong>veiller, informer ou<br />

faire une œuvre d’art (p. 11, nous soulignons) » .<br />

Une gran<strong>de</strong> part est donc accordée à la subjectivité <strong>de</strong>s spectateurs qui, on le comprend aisément, ne<br />

constituent pas un bloc homogène. En effet, si c’est le regard porté « qui fait que le cinéma est un<br />

spectacle » (p. 12), il ne peut être que d’une relativité toute personnelle, question <strong>de</strong> savoir, <strong>de</strong> sensibilité,<br />

d’imagination et <strong>de</strong> capacité à construire l’auteur ou, dirait Jost, à « auteuriser » le film puisque « pour que<br />

la construction d’un regard soit possible, il fallait […] que s’ajoute à l’idée <strong>de</strong> médiation — mécanique,<br />

photographique — celle <strong>de</strong> la subjectivité » (p. 36). C’est donc <strong>de</strong>puis le bout spectatoriel <strong>de</strong> la lorgnette<br />

que seront tour à tour analysés les documents audiovisuels dans leur diversité. Pour rendre compte d’une<br />

telle pluralité, trois gran<strong>de</strong>s divisions coiffent ce triptyque critique : « La croisée <strong>de</strong>s regards », « Images et<br />

croyances » et « De l’artiste à l’œuvre ».<br />

Dans un premier temps, l’auteur s’attaque au « statut du documentaire [qui] reste indécis » en proposant<br />

« un réexamen narratologique <strong>de</strong> cette vieille question <strong>de</strong>s rapports du documentaire au fictif » (p. 22).<br />

Pour ce faire, il expose le concept <strong>de</strong> fiction dans la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s thèses qui lui sont associées en leur<br />

substituant trois types <strong>de</strong> savoir que suppose la croyance au documentaire du spectateur : savoirs<br />

sémiotique, pragmatique et discursif (p. 23). « Il importe donc <strong>de</strong> prendre en compte, dans un essai<br />

d’explication <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> “documentarité”, dit-il, les relations entre la voix et ce qui est vu par le<br />

spectateur » (p. 30). Empruntant à Ducrot une distinction dite fondamentale entre locuteur et énonciateur,<br />

Jost poursuit son raisonnement par <strong>de</strong>s nuances qui pourraient peut-être se révéler obscures pour qui n’a<br />

pas lu son premier livre, L’Œil-caméra. Entre film et roman.<br />

À l’ai<strong>de</strong> d’exemples tirés du cinéma <strong>de</strong>s premiers temps (réduit aux vues Lumière), l’auteur démontre<br />

ensuite que « toute mise en ordre <strong>de</strong> l’image ne relève pas <strong>de</strong> la fiction [et que] toute mise en ordre n’est<br />

pas récit » (p. 30). Cependant, on aura beau percevoir à travers le filtre spectatoriel, il semble qu’il faudra<br />

paradoxalement en revenir à la question suivante : « <strong>de</strong> quels moyens dispose le cinéaste <strong>de</strong>s premiers<br />

temps pour transmettre l’idée d’un regard ? » (p. 37). Quoi qu’il en soit, postulant que « le film <strong>de</strong>s origines<br />

ne donne […] aucun rôle narratif au regard » (p. 36), Jost s’intéresse plutôt à l’évolution <strong>de</strong>s formes<br />

narratives durant cette pério<strong>de</strong>, en analysant les exemples consacrés que constituent Big Swallow<br />

(Williamson, 1901) et How it Feels to Be Run Over (Hepworth, 1900). En résumé, le premier film<br />

représenterait le regard, l’image y serait considérée comme étant vue par un œil et évoquerait <strong>de</strong> ce fait<br />

un personnage, tandis que le second suggèrerait plutôt que le regard en question renvoie à une instance<br />

extérieure au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction : narrateur, journaliste, « grand imagier » (terme emprunté à Laffay par<br />

l’entremise <strong>de</strong> Metz) en tous genres (p. 39). Or, dans le <strong>de</strong>rnier cas, il appert que le catalogue d’époque<br />

soit nécessaire à la compréhension du film… Encore une fois, nous situons-nous toujours du côté du<br />

spectateur ? Il semble qu’un glissement — peut-être nécessaire — se soit produit. C’est qu’il s’agissait, en<br />

ce temps-là, d’« initier le spectateur à la mise en place d’un regard proprement cinématographique »<br />

(p. 46), plai<strong>de</strong> Jost. Selon toute logique, ce serait donc après que l’Institution cinématographique eût fait<br />

du regard l’un <strong>de</strong>s instruments déterminants <strong>de</strong> sa naturalisation que le spectateur pourra développer ses


capacités spectatorielles.<br />

Le chapitre intitulé « L’auteur construit » n’est pas sans reprendre certaines données conceptuelles<br />

élaborées dans le <strong>de</strong>uxième livre solo <strong>de</strong> François Jost, Un mon<strong>de</strong> à notre image, et dans l’article intitulé<br />

« Le film-machine »[2]. C’est ici que la secon<strong>de</strong> partie du titre — Du spectateur aux images — prend tout<br />

son sens. En effet, loin <strong>de</strong> n’être « qu’un “récepteur” passif qui se contente <strong>de</strong> déco<strong>de</strong>r » (p. 48), le<br />

spectateur jouerait un rôle beaucoup plus actif en répondant constamment à la question « Qui<br />

regar<strong>de</strong> ? » ; qui plus est, il aurait une véritable responsabilité narrative, détentrice <strong>de</strong> « l’intentionnalité ».<br />

Dans le <strong>de</strong>uxième volet que constitue « Images et croyances », Jost soumet à notre attention certaines<br />

assertions <strong>de</strong> Deleuze selon lesquelles il n’aurait existé aucun cinéaste penseur durant les vingt<br />

premières années du cinéma (p. 58) ; il propose donc <strong>de</strong> considérer autrement la pensée et le cinéma en<br />

les replaçant dans le contexte d’antan. Peut-on en effet oublier que ces films anciens, souvent projetés<br />

dans les foires, s’adressaient <strong>sur</strong>tout aux clients <strong>de</strong> ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la<br />

paralittérature ? En portant sa réflexion <strong>sur</strong> une conception <strong>de</strong> la pensée qui se canalisait alors vers cet<br />

objet privilégié qu’était le rêve (p. 59), l’auteur va jusqu’à associer ce <strong>de</strong>rnier, exemples à l’appui, à la<br />

religiosité. Selon lui, « loin d’emprunter à la conception nouvelle <strong>de</strong> la psychanalyse, [le cinéma]<br />

développe une conception populaire très ancienne, archaïque même, qui assimile certains phénomènes<br />

mentaux à <strong>de</strong>s phénomènes religieux » (p. 62). Quoique Jost nous ait « tout dit, ou presque, <strong>sur</strong> la nature<br />

<strong>de</strong>s réactions <strong>de</strong>s premiers spectateurs du cinématographe » (p. 72), et bien que sa démonstration soit<br />

truffée d’aperçus bien choisis, il nous semble que cette partie, très <strong>de</strong>nse, aurait gagné à révéler autre<br />

chose que cette virginité spectatorielle qui aura permis au cinéma <strong>de</strong> livrer l’interprétation même <strong>de</strong>s<br />

images <strong>de</strong> façon que le spectateur puisse se faire sa propre religion en fonction <strong>de</strong> ses croyances, <strong>de</strong> sa<br />

conception du rêve ou <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> l’Église (p. 71).<br />

Enfin, toujours à l’affût <strong>de</strong> ce que « personne ne combat en cette fin <strong>de</strong> siècle » (p. 74), l’essayiste<br />

s’intéresse aux répercussions qu’ont eues les croyances liées à la capacité <strong>de</strong> la photographie à<br />

enregistrer l’invisible <strong>sur</strong> la représentation cinématographique. Toujours sous le signe <strong>de</strong> la « croyance »,<br />

mot clé qui revient assidûment, Jost s’attar<strong>de</strong> ensuite, en effectuant un saut temporel marqué, à l’abolition<br />

<strong>de</strong> la distance et à cette impression <strong>de</strong> participer au mon<strong>de</strong> projeté qu’aurait conférée la télévision à<br />

l’homme qui la découvrit dans les années trente. « Livrant directement l’objet filmé au regard d’un témoin<br />

qui se l’approprie dans le sentiment <strong>de</strong> sa puissance, dit-il, le direct télévisé est […] un dispositif<br />

voyeuriste par excellence » (p. 87). Ainsi, le plaisir viendrait moins <strong>de</strong> l’image que <strong>de</strong> la conscience du<br />

dispositif. Quoi qu’en dise l’auteur, nous ne pouvons nous empêcher <strong>de</strong> penser que ce phénomène a pu<br />

exister dès le cinéma <strong>de</strong>s premiers temps. En effet, Le Voyage dans la lune <strong>de</strong> Méliès (pour ne prendre<br />

qu’un exemple) n’a-t-il pas créé un impact par le fait cinématographique lui-même, bien plus (ou du moins<br />

tout autant) que par le contenu du film ?<br />

La <strong>de</strong>rnière tranche du livre con<strong>de</strong>nse plusieurs considérations <strong>sur</strong> la progression <strong>de</strong> la notion d’auteur en<br />

investissant davantage l’intentionnalité édifiée par la réception spectatorielle. Évi<strong>de</strong>mment, le spectateur<br />

actuel n’est plus celui qui s’écartait pour ne pas se faire écraser par <strong>de</strong>s locomotives fonçant <strong>sur</strong> lui<br />

(p. 145). Plus conscient, plus connaissant, il n’en <strong>de</strong>meure pas moins qu’il faut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, à l’instar <strong>de</strong><br />

Jost, à qui le spectateur en question confère l’intentionnalité artistique, et comprendre que cette attribution<br />

peut varier non seulement d’une personne à l’autre, mais aussi d’un film à l’autre. Proposant diverses<br />

instances énonciatrices qu’il a repérées (trop complexes pour être présentées ici), traitant même <strong>de</strong><br />

l’adaptation cinématographique, l’essayiste soutient qu’« il arrive toujours un moment où le plus fin <strong>de</strong>s<br />

analystes du film finit par se livrer à la réduction allographique » (p. 171). Alors, qu’est-ce donc qu’un<br />

auteur <strong>de</strong> film ? Au sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’auteurisation, c’est « l’auteur construit » par « l’attention spectatorielle »,<br />

bien sûr !<br />

Si François Jost n’épuise pas toujours le substrat <strong>de</strong>s questions qu’il soulève — mais n’est-ce pas le<br />

défaut <strong>de</strong> tout recueil qui réunit <strong>de</strong>s articles et divers « papiers collés » autrement difficiles à repérer —, il<br />

n’en <strong>de</strong>meure pas moins que Le Temps d’un regard fourmille d’observations tout à fait d’actualité et<br />

d’analyses finement menées. La réception spectatorielle n’ayant pas fini <strong>de</strong> faire couler l’encre du critique,<br />

ce livre, quelque peu éclaté et témoignant pourtant d’une <strong>recherche</strong> centrée, a le mérite d’avoir posé <strong>de</strong>s


jalons à partir <strong>de</strong>squels la réflexion, déjà bien entamée, pourra se poursuivre.<br />

© Sociétés & Représentations<br />

Ce compte-rendu est paru dans Sociétés & Représentations, n. 9, « La croisée <strong>de</strong>s médias », sous la<br />

direction d'André Gaudreault et François Jost, Paris, CREDHESS, <strong>Université</strong> <strong>de</strong> Paris I - Panthéon<br />

Sorbonne, avril 2000, p. 270-273.

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