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Re-médiation de l'oralité et transferts médiatiques dans les cultures ...

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<strong>Re</strong>-<strong>médiation</strong> <strong>de</strong> l’oralité <strong>et</strong> <strong>transferts</strong> <strong>médiatiques</strong> <strong>dans</strong> <strong>les</strong> <strong>cultures</strong><br />

Introduction<br />

populaires au Cameroun 1<br />

Alain Cyr Pangop<br />

Le mon<strong>de</strong> contemporain présente une nouvelle sphère intermédiatique dont l’Afrique est<br />

partie prenante <strong>et</strong> offre, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, une interface par l’appropriation créative <strong>de</strong>s<br />

supports <strong>médiatiques</strong> dépositaires <strong>de</strong> <strong>cultures</strong> populaires 2 . Déjà, au cours du 20 e siècle, certains<br />

médias mo<strong>de</strong>rnes se sont transformés (presse écrite, téléphone, radio, film), d’autres ont émergé<br />

(télévision, vidéo). De plus, l’Intern<strong>et</strong> qui se répand aujourd’hui en Afrique s’affirme comme un<br />

hypermédia mondialement puissant, la numérisation ayant accru la vitesse <strong>de</strong> traitement <strong>de</strong>s<br />

supports <strong>de</strong> production. Dans un tel contexte, le croisement <strong>de</strong>s médias a <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s sur la culture,<br />

par la transmigration <strong>de</strong>s récits d’un média à l’autre, d’une culture à l’autre, <strong>et</strong> par l’hybridation<br />

<strong>de</strong>s <strong>cultures</strong> 3 .<br />

Si l’on convient d’emblée qu’oralité 4 , i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> hybridité générique constituent une<br />

constante chez <strong>les</strong> « passeurs <strong>de</strong> mémoires » africains, l’expansion rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s technologies<br />

favorise <strong>de</strong> plus en plus, <strong>de</strong> nos jours en Afrique, <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> formes <strong>de</strong> transmission qui<br />

modifient fondamentalement l’imaginaire populaire. Du village à la scène urbaine, la<br />

transmission <strong>de</strong> nature orale passe <strong>de</strong> la scène urbaine à la radio <strong>et</strong> à l’écran. À la nature fragile<br />

1 Je remercie vivement la Alexan<strong>de</strong>r Von Humboldt Stiftung qui m’a permis <strong>de</strong> mener c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> <strong>dans</strong> le cadre d’une<br />

bourse <strong>de</strong> recherche à la Chaire <strong>de</strong> Romanistique <strong>et</strong> <strong>de</strong> Communication Interculturelle <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> la Sarre.<br />

2 La question liée à l’existence ou non <strong>de</strong> la culture populaire a été tranchée par Jan Ba<strong>et</strong>ens qui y voit une culture<br />

du melting-pot, arc-en-ciel, <strong>et</strong> une forme <strong>de</strong> résistance à l’ordre central. Voir Jan Ba<strong>et</strong>ens, « La culture populaire<br />

n’existe pas, ou <strong>les</strong> ambiguïtés <strong>de</strong>s Cultural Studies », Hermès, n o 42, 2005, p. 70-77.<br />

3 Pour plus <strong>de</strong> clarté sur ce phénomène, voir Laurier Turgeon, Patrimoines métissés. Contextes coloniaux <strong>et</strong><br />

postcoloniaux, Paris <strong>et</strong> Québec, Éditions <strong>de</strong> la Maison <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong> Presses <strong>de</strong> l’Université<br />

Laval, 2003.<br />

4 Nous entendons par oralité l’expression <strong>de</strong> la liberté verbale, car elle n’est pas ici astreinte à la forme requise par la<br />

production littéraire. Autrement dit, elle se contente généralement <strong>de</strong>s canons préexistants en tant que formulation<br />

quelque peu « naïve » d’une pensée.<br />

1


<strong>et</strong> souvent éphémère <strong>de</strong> l’art oral, se greffe l’importance <strong>de</strong> l’image <strong>et</strong> du caractère visuel <strong>de</strong><br />

l’information, ainsi que la rapidité <strong>de</strong> diffusion. Habillage <strong>de</strong>s chaînes <strong>de</strong> diffusion, trucages,<br />

images <strong>de</strong> synthèse <strong>et</strong> pal<strong>et</strong>te graphique font <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> communication <strong>de</strong>s outils <strong>de</strong><br />

recréation <strong>de</strong> l’événement culturel. Tout cela ne va pas sans <strong>de</strong>s déformations <strong>dans</strong> <strong>les</strong> pratiques<br />

culturel<strong>les</strong> : soit que l’accès aux médias, déjà, <strong>de</strong>vienne un facteur d’inégalité <strong>et</strong> d’injustice, soit<br />

que le média fasse lui-même obstacle <strong>et</strong> bloque l’échange interculturel ; soit encore que l’usage<br />

<strong>de</strong>s médias soit biaisé par <strong>de</strong>s idéologies ou <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> domination. Sous ce rapport, <strong>les</strong> TIC<br />

(technologies <strong>de</strong> l’information <strong>et</strong> <strong>de</strong> la communication) peuvent à la fois contribuer à la<br />

<strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s patrimoines organisationnels <strong>et</strong> à leur éventuelle recomposition. Cela fait surgir<br />

plusieurs interrogations : cé<strong>de</strong>r au pouvoir <strong>et</strong> se soum<strong>et</strong>tre à l’idolâtrie <strong>de</strong> l’ « imagerie »<br />

dominante est-il une voie <strong>de</strong> salut pour l’art oral qui jusque-là était isolé <strong>de</strong> l’incontinence du<br />

flux communicationnel qui le portait ? Autrement dit, la re<strong>médiation</strong> est-elle le lieu d’un possible<br />

discours critique, <strong>dans</strong> la mesure où il y a effritement <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités primitives, voire primaires ?<br />

Comment la réalité <strong>de</strong>s médias <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs interactions affecte-t-elle la réalité culturelle orale <strong>et</strong><br />

l’interaction entre <strong>les</strong> <strong>cultures</strong> populaires au Cameroun ?<br />

Il est dès lors question <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s explorations esthétiques attachées à la<br />

superposition <strong>de</strong> l’art technologique à la performance scénique directe <strong>de</strong>s pratiques artistiques, à<br />

partir d’un site concr<strong>et</strong> : le Cameroun. L’intermédialité considérée comme espace relationnel<br />

constitutif <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités <strong>dans</strong> le cadre <strong>de</strong>s migrations/<strong>médiation</strong>s entre <strong>les</strong> nations s’offre alors<br />

comme l’articulation d’une interface entre l’interdiscursivité <strong>et</strong> l’interculturalité 5 . Théorisant sur<br />

ce phénomène, Jay David Bolter <strong>et</strong> Richard Grusin constatent que le processus <strong>de</strong> re<strong>médiation</strong><br />

5 Lire à ce suj<strong>et</strong> Philippe Despoix <strong>et</strong> Johanne Lamoureux, « Introduction », Intermédialités, n° 11, « Travailler<br />

(Harun Farocki) », printemps 2008, p. 9-11. On peut également consulter Hans-Jürgen Lüsebrink <strong>et</strong> Rolf <strong>Re</strong>ichardt,<br />

« Histoire <strong>de</strong>s concepts <strong>et</strong> <strong>transferts</strong> culturels, 1770-1815. Note sur une recherche », Genèses. Sciences socia<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />

histoire, n o 14, janvier 1994, p. 27-41.<br />

2


est double <strong>et</strong> s’inscrit <strong>dans</strong> un processus <strong>de</strong> réforme non seulement <strong>de</strong> la réalité, mais aussi du<br />

médium 6 .<br />

Les différentes pratiques <strong>médiatiques</strong> au Cameroun <strong>et</strong> leur interaction nous donnent ici<br />

l’opportunité d’apprécier, <strong>de</strong> façon explicite, <strong>les</strong> discontinuités <strong>et</strong> <strong>les</strong> résistances aux formes<br />

d’imitation <strong>et</strong> l’adaptation suscitées par le processus <strong>de</strong> mondialisation 7 . Pareillement,<br />

l’interculturalité <strong>et</strong> l’interdiscursivité nous offrent l’opportunité <strong>de</strong> développer une approche<br />

méthodologique perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> lire le contact entre <strong>les</strong> médias mo<strong>de</strong>rnes hérités <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> médias traditionnels africains, <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre sous observation <strong>les</strong> discours qui émergent du choc<br />

culturel, sans négliger <strong>les</strong> enjeux sociaux majeurs d’un tel rapport asymétrique comme il est<br />

apparu <strong>dans</strong> <strong>de</strong> nombreux travaux portant sur <strong>les</strong> <strong>transferts</strong> culturels, dont ceux <strong>de</strong> Michel<br />

Espagne, Patrick Imbert, Laurier Turgeon, Sveltla Moussakova <strong>et</strong> bien d’autres. D’ailleurs,<br />

Hans-Jürgen Lüsebrink constate que « <strong>les</strong> <strong>cultures</strong> colonia<strong>les</strong> furent profondément<br />

interculturel<strong>les</strong>, surtout par <strong>les</strong> rapports complexes qu’el<strong>les</strong> entr<strong>et</strong>inrent avec la métropole, mais<br />

aussi avec <strong>de</strong>s <strong>cultures</strong> ora<strong>les</strong> 8 ». Autrement dit, à cause <strong>de</strong> sa nature performancielle, l’oralité<br />

traverse plusieurs formes d’expression, principalement au sein <strong>de</strong>s <strong>cultures</strong> populaires dont <strong>les</strong><br />

pratiques s’effectuent en lien avec <strong>les</strong> médias issus du « paradigme électrique » (radio, télé,<br />

Intern<strong>et</strong>, <strong>et</strong>c.) <strong>et</strong> <strong>de</strong>s productions culturel<strong>les</strong> (musique, cinéma, vidéo, <strong>et</strong>c.). Dans le champ<br />

médiatique, la mondialisation en cours donne à voir un contexte d’adaptation transmédiatique,<br />

un lieu <strong>de</strong> dési<strong>de</strong>ntification qui perturbe le fonctionnement mimétique <strong>de</strong> la représentation, la<br />

fonction i<strong>de</strong>ntitaire <strong>de</strong> l’image. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’eff<strong>et</strong> perturbateur, <strong>les</strong> phénomènes <strong>de</strong> <strong>transferts</strong><br />

culturels m<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> l’avant l’analyse <strong>de</strong> la créativité attachée à ces <strong>transferts</strong>. Dans son rapport<br />

avec la culture dominante ou bourgeoise, il s’agit d’étudier quelle part a pris la culture populaire<br />

6<br />

Jay David Bolter <strong>et</strong> Richard Grusin, <strong>Re</strong>mediation : Un<strong>de</strong>rstanding New Media, Cambrige (Mass.), MIT Press,<br />

2005, p. 14.<br />

7<br />

La « société d’ubiquité » dont a parlé Jean Cazeneuve (1972) à l’issue <strong>de</strong> ses discussions <strong>de</strong>s théories <strong>de</strong><br />

MacLuhan perm<strong>et</strong> d’envisager la sociologie <strong>de</strong>s médias <strong>dans</strong> une perspective interculturelle <strong>et</strong> intermédiatique sans<br />

perdre contact avec <strong>les</strong> données empiriques.<br />

8<br />

Hans-Jürgen Lüsebrink, « Transferts culturels <strong>et</strong> histoire <strong>de</strong>s médias : un défi pour <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s francophones », <strong>dans</strong><br />

Lieven d’Hulst <strong>et</strong> Jean-Marc Moura, Les étu<strong>de</strong>s littéraires francophones : états <strong>de</strong>s lieux, Lille, Édition du Conseil<br />

scientifique <strong>de</strong> l’Université Char<strong>les</strong>-<strong>de</strong>-Gaulle, 2003, p. 75.<br />

3


<strong>dans</strong> la création d’une « culture nationale » ou <strong>dans</strong> l’invention <strong>de</strong>s traditions. Par <strong>de</strong>s « obj<strong>et</strong>s<br />

<strong>médiatiques</strong> » tels que la radio, la télévision, la presse, la musique, le théâtre, la poésie, <strong>et</strong>c., nous<br />

tenterons <strong>de</strong> « déco<strong>de</strong>r 9 » l’« entre-mon<strong>de</strong> » <strong>de</strong>s circulations, <strong>de</strong>s réceptions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s appropriations<br />

créatives. Ainsi, nous verrons comment la re<strong>médiation</strong> <strong>de</strong> l’oralité engendre un<br />

« théâtre/journalisme » comme médium <strong>de</strong> transmission populaire au Cameroun qui se définit<br />

par <strong>de</strong>s pratiques <strong>médiatiques</strong> constitutives d’un réseau complexe ayant une prise mutuelle sur la<br />

dynamique socioculturelle, technologique <strong>et</strong> artistique.<br />

Pratiques culturel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s classes populaires <strong>et</strong> adaptation transmédiatique<br />

Les <strong>cultures</strong> populaires contemporaines au Cameroun recèlent, en eff<strong>et</strong>, différentes<br />

formes <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> l’oralité qu’il convient d’analyser. À partir du<br />

conte populaire, nous voulons décrire <strong>dans</strong> un premier temps <strong>les</strong> formes <strong>de</strong> re<strong>médiation</strong> qui<br />

l’incorporent. Il s’agit là d’un art à texte oral, médiatisé par plusieurs supports. La représentation<br />

tourne autour d’un conteur/acteur qui est le pivot du spectacle. Ainsi, il <strong>de</strong>vient le relais <strong>de</strong> la<br />

mémoire à travers le jeu improvisé, le bouffon, le langage. Ce conteur traditionnel, on l’a<br />

souvent affirmé, est une sorte <strong>de</strong> bibliothèque vivante qui sait, se souvient <strong>et</strong> dit <strong>de</strong>s choses. Il est<br />

aussi le porteur <strong>de</strong> l’ironie d’un peuple, <strong>de</strong> ses pratiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses critiques à l’encontre <strong>de</strong>s chefs.<br />

Dans le contexte postcolonial, il allie discours <strong>et</strong> image <strong>dans</strong> son processus <strong>de</strong> communication.<br />

Avec le théâtre comique, il alterne narration <strong>et</strong> dramatisation selon la technique narrativo-<br />

dramatique 10 .<br />

On voit ainsi l’intermédialité investir le champ du genre performatif. À l’exemple du<br />

Ghanéen Kofi Anyidoho qui promeut le concert party par la diffusion <strong>de</strong> poèmes en anglais <strong>et</strong> en<br />

yéyé à travers <strong>de</strong>s audiocassattes, tout comme chez bien d’autres praticiens <strong>de</strong> la farce, <strong>de</strong> la<br />

poésie, du chant <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>dans</strong>e, le conte <strong>et</strong> la musique <strong>de</strong> tradition populaire ne sont pas toujours<br />

9 Stuart Hall, « Encoding/Decoding », <strong>dans</strong> Stuart Hall, Dorothy Hobson, Andrew Lowe <strong>et</strong> Paul Lewis (dir.),<br />

Culture, Media, Language, Londres, Routledge, 1980, p. 128-138.<br />

10 Sur ces phénomènes, voir Alain Pangop, « La transmission populaire au Cameroun : le théâtre <strong>et</strong> ses différents<br />

supports », Notre Librairie, n° 157, janvier-mars 2005, p. 68-74.<br />

4


obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> langue écrite au Cameroun. C<strong>et</strong>te situation s’applique également aux saynètes ou<br />

comédies rapi<strong>de</strong>s du kotèba malien qui se déroulent au village. C’est la voix <strong>de</strong> l’acteur, ses<br />

rythmes personnels qui orientent le texte écrit <strong>et</strong> déci<strong>de</strong>nt d’une ponctuation orale calquée sur le<br />

souffle.<br />

Mais si l’art oral <strong>de</strong> la performance scénique a une portée limitée qui tend à la<br />

simplification, à la réduction stricte d’un échange direct entre l’acteur <strong>et</strong> le spectateur, le média<br />

s’inscrit <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s pratiques technologiques où l’on multiplie sans peine le nombre <strong>de</strong> ses<br />

spectateurs, <strong>de</strong>venant ainsi accessible à un public potentiellement infini 11 . Au regard du taux <strong>de</strong><br />

multiplication <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s FM, audiocass<strong>et</strong>tes, CD <strong>et</strong> DVD sur le marché camerounais, on<br />

constate une réappropriation accrue <strong>de</strong> l’oralité sur la scène urbaine contemporaine.<br />

L’art oral, par la pratique théâtrale, empiète sérieusement sur <strong>de</strong>s domaines comme la<br />

vidéo, la télévision ou l’enregistrement sonore. Il se voit constamment sollicité par la radio, la<br />

télévision, le cinéma ou la vidéo, pour être enregistré, démultiplié, conservé <strong>et</strong> archivé. C<strong>et</strong>te<br />

forme <strong>de</strong> transmission orale se réapproprie la tutelle technique <strong>et</strong> le savoir-faire filmique <strong>et</strong><br />

journalistique. C’est pourquoi on trouve <strong>dans</strong> le cinéma, la vidéo, la radio <strong>et</strong> la télévision le<br />

même statut double : informationnel <strong>et</strong> fictionnel. Les contenus globalisés (Telenovela, hip-hop,<br />

reggae, soccer, Bollywood ) entrent en contact avec <strong>de</strong>s genres locaux pour générer <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong><br />

formes d’expression qu’il convient d’examiner.<br />

La dramaturgie radiophonique<br />

Inscrire l’art oral théâtralisé <strong>dans</strong> une théorie <strong>de</strong>s médias, c’est reconnaître <strong>les</strong><br />

interférences entre celui-ci <strong>et</strong> <strong>les</strong> médias <strong>de</strong> masse, <strong>les</strong> arts mécanisés <strong>et</strong> <strong>les</strong> techniques <strong>de</strong><br />

l’industrie culturelle.<br />

11 Pour André Helbo, le média est caractérisé par la manière technologique dont le produit artistique est à la fois<br />

produit, transmis <strong>et</strong> reçu, reproductible à l’infini. Voir André Helbo, Théâtre : mo<strong>de</strong>s d’approche, Bruxel<strong>les</strong>, Édition<br />

Labor, 1987, p. 34.<br />

5


C’est en fait la radio qui constitue le média le plus démocratique <strong>et</strong> le plus économique,<br />

accessible à la population analphabète 12 . Le Cameroun a hérité d’une radio créée à l’époque<br />

coloniale <strong>et</strong> gérée directement par la puissance tutélaire jusqu’en 1963. À partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te date,<br />

Radio-Cameroun passe sous la responsabilité <strong>de</strong>s autorités camerounaises au moment où la tâche<br />

<strong>de</strong> formation <strong>de</strong>s cadres incombe à la France à travers la Société <strong>de</strong> diffusion radio <strong>de</strong> la France<br />

d’Outre-mer (SORAFOM) relayée par l’OCORA (Office <strong>de</strong> Coopération Radiophonique).<br />

Différentes éco<strong>les</strong> furent sollicitées en plus <strong>de</strong> ces instituts spécialisées au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong><br />

l’indépendance. L’École supérieure internationale <strong>de</strong> journalisme <strong>de</strong> Yaoundé (ESIJY) <strong>de</strong>viendra<br />

par la suite le moule avec <strong>de</strong>s stages <strong>de</strong> perfectionnement en France, en Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, aux<br />

États-Unis <strong>et</strong> au Canada. Pendant ce temps, la radio nationale du Cameroun conservait ses<br />

structures colonia<strong>les</strong>. Ce faisant, elle ne favorisait pas l’efficacité <strong>et</strong> l’épanouissement <strong>de</strong><br />

l’imagination créatrice. Or, la valeur d’une radio s’apprécie davantage à sa capacité <strong>de</strong><br />

production <strong>et</strong> <strong>de</strong> création autonomes, qu’à son aptitu<strong>de</strong> à diffuser <strong>de</strong>s informations généra<strong>les</strong><br />

(lecture <strong>de</strong>s communiqués). Pourtant, l’information semblait se faire sans le public <strong>et</strong>/ou contre<br />

le public (secr<strong>et</strong> d’État). Ce qui explique le désintérêt croissant <strong>de</strong> l’auditoire pour <strong>les</strong> grands<br />

événements nationaux dont très souvent il ne prenait connaissance que par <strong>les</strong> médias étrangers.<br />

De plus, la confusion sur le plan <strong>de</strong>s cib<strong>les</strong> était telle que l’opinion publique, pour tourner en<br />

dérision l’organe d’information, avait affublé la Radio nationale camerounaise du sobriqu<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

« Radio-Confusion ».<br />

Pourtant, 10 % <strong>de</strong>s Camerounais sont à la chasse aux nouvel<strong>les</strong> venant <strong>de</strong> l’étranger.<br />

Pendant ce temps, <strong>les</strong> journalistes imitent <strong>les</strong> voix <strong>de</strong> leurs confrères <strong>de</strong> RFI <strong>et</strong> <strong>de</strong> la VOA. Ils<br />

n’ont pas <strong>de</strong> correspondants à l’étranger. D’où le recours aux radios étrangères pour combler ce<br />

vi<strong>de</strong>. Les journalistes n’arrivaient pas à adapter leur langage à leur auditoire, tandis que <strong>les</strong><br />

émissions en langues nationa<strong>les</strong> avaient du mal à s’insérer <strong>dans</strong> la grille <strong>de</strong>s programmes. Ainsi,<br />

12 Voir à ce suj<strong>et</strong> Alain Pangop <strong>et</strong> Lomo M. Agée, « Afrique : politique culturelle <strong>et</strong> mondialisation <strong>de</strong><br />

l’information », <strong>dans</strong> Histoire <strong>et</strong> Anthropologie — Afrique : autour du politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 93-<br />

115.<br />

6


en l’absence d’un langage spécifiquement radiophonique, on a fini par transférer <strong>les</strong> habitu<strong>de</strong>s<br />

propres à d’anciens médias <strong>dans</strong> le nouveau média. Par la « performance » stylistique <strong>et</strong><br />

« dramaturgique », une création littéraire orale est provoquée. C’est ce qui justifie l’apparition <strong>de</strong><br />

voix théâtra<strong>les</strong> chez la plupart <strong>de</strong>s animateurs <strong>de</strong>s radios FM camerounaises <strong>de</strong>puis la<br />

libéralisation <strong>de</strong> l’audiovisuel en l’an 2000.<br />

Le pari commercial est alors garanti par l’édition sonore ou audiovisuelle pour <strong>les</strong> pièces<br />

comiques qui sont assurées <strong>de</strong> survivre matériellement car enregistrées, parfois recopiées sur<br />

ban<strong>de</strong> magnétique, pressées en disques ou gravées sur CD. Nul besoin <strong>de</strong> courir à la « Maison <strong>de</strong><br />

la radio » pour se faire écouter. Les comiques y ont désormais recours pour la promotion <strong>de</strong> leurs<br />

nouvel<strong>les</strong> productions.<br />

C’est d’ailleurs par la radio que plusieurs dramaturges camerounais ont conquis leur<br />

notoriété auprès du public. Les cas <strong>de</strong> Massa Batre <strong>et</strong> Dieudonné Afana sont à r<strong>et</strong>enir, si l’on<br />

s’en tient au témoignage suivant du journaliste Albert Mbida :<br />

Je l’ai connu vers <strong>les</strong> années 76 (sic) à Akonolinga. Nous étions en mission pour assurer<br />

la r<strong>et</strong>ransmission du match Foudre/Pwd <strong>de</strong> Kumba. Maurice Elanga me fait comprendre qu’il y a<br />

quelqu’un qui joue <strong>de</strong> beaux sk<strong>et</strong>ches <strong>et</strong> qui peut remplacer Massa Batre <strong>dans</strong> <strong>les</strong> tranches <strong>de</strong><br />

Radio-trottoir. On me présenta « Afadieu », qui fera d’ailleurs certaines imitations en direct <strong>de</strong> la<br />

station que nous avions installée à Akonolinga. J’ai été séduit <strong>et</strong> je l’ai invité à Yaoundé pendant<br />

l’enregistrement d’un certain nombre <strong>de</strong> sk<strong>et</strong>ches. Tous <strong>les</strong> lundis, Afana Dieudonné faisait rire<br />

<strong>les</strong> auditeurs <strong>de</strong> Radio-trottoir. Tant <strong>et</strong> si bien qu’il en était <strong>de</strong>venu l’une <strong>de</strong>s principa<strong>les</strong><br />

ve<strong>de</strong>ttes, grâce à son humour, à son sens inimitable <strong>de</strong> l’imitation.<br />

Du point <strong>de</strong> vue fonctionnel, la radiophonie théâtrale valorise le « théâtre pour<br />

aveug<strong>les</strong> ». Car le personnage n’existe ici que par sa voix. Celle-ci est typique <strong>et</strong> distincte <strong>de</strong><br />

celle <strong>de</strong>s autres personnes. L’espace <strong>et</strong> le temps sont suggérés par <strong>les</strong> changements d’intensité<br />

vocale, <strong>les</strong> eff<strong>et</strong>s d’éloignement, d’écho, <strong>de</strong> réverbération. Le commentaire rapportant<br />

péniblement <strong>les</strong> jeux <strong>de</strong> scène <strong>de</strong>s comédiens ne prévaut pas <strong>dans</strong> le théâtre radiophonique<br />

camerounais. Ce média influence <strong>les</strong> moyens <strong>de</strong> production du théâtre par le biais <strong>de</strong>s textes,<br />

musiques <strong>et</strong> bruits préenregistrés sur la ban<strong>de</strong> magnétique. Au regard du taux <strong>de</strong> multiplication<br />

<strong>de</strong>s cass<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> CD audio sur le marché camerounais, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce qui justifie une<br />

7


telle préférence. Mais on peut très vite observer que la lecture dramatisée <strong>de</strong>puis le studio,<br />

laissant entendre <strong>de</strong>s voix <strong>de</strong> personnages reconnaissab<strong>les</strong>, crée un mon<strong>de</strong> imaginaire. Ici,<br />

l’auditeur est rarement concentré sur la seule écoute <strong>de</strong> la pièce, tandis que le transistor multiplie<br />

<strong>les</strong> lieux où le théâtre s’insinue.<br />

On l’aura compris, il s’agit en général d’une prothèse, mieux, d’un second discours utilisé<br />

pour amplifier l’action <strong>de</strong>s hommes <strong>et</strong> en particulier la production <strong>de</strong> l’œuvre d’art. Il en va tout<br />

autrement <strong>de</strong> la re-<strong>médiation</strong> <strong>de</strong> l’oralité par la télévision.<br />

La dramaturgie <strong>de</strong> la télévision<br />

L’avènement <strong>de</strong> la télévision vient aggraver ce phénomène du fait qu’elle perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> se<br />

divertir chez soi. Paradoxalement, c<strong>et</strong> événement encourage le public à ne plus fréquenter <strong>les</strong><br />

sal<strong>les</strong> <strong>de</strong> théâtre tout en redynamisant <strong>les</strong> <strong>cultures</strong> populaires <strong>dans</strong> la mesure où le dispositif<br />

télévisuel perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>les</strong> relayer en orientant cel<strong>les</strong>-ci vers le public. C’est pourquoi dès <strong>les</strong> débuts<br />

<strong>de</strong> la télévision en 1985, il y a un foisonnement <strong>de</strong> spectac<strong>les</strong> télévisés, bien connus du grand<br />

public, à savoir toutes <strong>les</strong> productions <strong>de</strong>s émissions comme « Feux <strong>de</strong> la rampe » <strong>de</strong> Bertrand<br />

Mboa Atangana, « Clin d’œil », « Just for fun » <strong>de</strong> Francis Noukiatchom, pour ce qui est <strong>de</strong> la<br />

Cameroon Radio Television (CRTV) ; ou encore « One to one » pour ce qui est <strong>de</strong> Canal 2<br />

International, l’une <strong>de</strong>s premières chaînes télé privées au Cameroun.<br />

À propos <strong>de</strong> l’émission « Clin d’œil », on observe un théâtre à fab<strong>les</strong> <strong>et</strong> à thématiques<br />

variab<strong>les</strong>, mais se référant la plupart du temps à la réalité sociale, à <strong>de</strong>s suj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la vie courante.<br />

Pourtant, certains artistes qui se proposent d’y produire <strong>de</strong>s dramatiques ignorent à leurs dépens<br />

<strong>les</strong> conditions <strong>de</strong> production. Ils travaillent au hasard <strong>de</strong> leur inspiration, sans connaissance du<br />

moyen médiatique, bien qu’ils soient fascinés par c<strong>et</strong> outil. Des cas <strong>de</strong> réussite comme ceux <strong>de</strong><br />

Dave K. Moktoï qui décida en 2000 d’abandonner <strong>les</strong> planches pour se consacrer à l’audiovisuel<br />

sont rares : la série télé « Docteur fait tout », « Mourir <strong>de</strong> rire », « Le linge sale » <strong>et</strong> « La paix<br />

sous l’arbre » (prix spécial FESTEL 2000 ) sont <strong>de</strong>s réalisations à m<strong>et</strong>tre à son actif.<br />

8


La télévision offre une image cadrée, selon l’exigence <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites dimensions <strong>de</strong> l’écran.<br />

D’où une abstraction <strong>de</strong>s éléments du décor <strong>et</strong> <strong>de</strong>s costumes, un traitement systématique <strong>de</strong><br />

l’espace. Dans ce sens, la fiction télévisuelle ne se départit point d’un fond <strong>de</strong> réalisme <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

quotidienn<strong>et</strong>é.<br />

Toutefois, à voir régulièrement <strong>les</strong> fils <strong>de</strong>s microphones qui traînent lors <strong>de</strong>s productions<br />

<strong>de</strong>s années 1980, on note que l’acteur, comme <strong>les</strong> autres composantes du film <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’écran, n’est<br />

qu’un élément intégré <strong>et</strong> soumis au dispositif industriel <strong>et</strong> signifiant <strong>de</strong>s m<strong>et</strong>teurs en scène, ce qui<br />

produit l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> délocalisation du son, <strong>de</strong> décorporalisation <strong>de</strong> la représentation. Dès lors, il y a<br />

une décapitalisation qui fait exister l’acteur <strong>dans</strong> sa fragmentation, sa métonymie <strong>et</strong> son<br />

intégration <strong>dans</strong> le discours filmique.<br />

Au <strong>de</strong>meurant, malgré sa faib<strong>les</strong>se technologique face à la télévision, la scène populaire<br />

n’a pas craint d’influencer à sa manière la télévision, en se donnant telle quelle à l’œil inflexible<br />

<strong>et</strong> au doublement frontal <strong>de</strong>s caméras. De fait, la technologie télévisuelle limite le jeu <strong>de</strong> l’acteur<br />

<strong>dans</strong> la production, <strong>et</strong> le grand public pris au piège <strong>de</strong> l’intériorité domestique <strong>et</strong> le chant <strong>de</strong>s<br />

sirènes irrésistible du poste <strong>de</strong> télévision, néglige le spectacle vivant qui exige un effort minimal<br />

pour choisir la pièce, ach<strong>et</strong>er le bill<strong>et</strong>, se déplacer… Le spectateur <strong>de</strong> télévision <strong>de</strong>vient celui qui<br />

regar<strong>de</strong> <strong>et</strong> ne parle pas.<br />

Pourtant, tandis que l’image <strong>de</strong> l’Afrique véhiculée par <strong>les</strong> médias occi<strong>de</strong>ntaux <strong>de</strong>meure<br />

caricaturale, <strong>les</strong> médias nationaux <strong>de</strong> leur côté restent largement sous le contrôle <strong>de</strong>s pouvoirs<br />

politiques <strong>et</strong>, phénomène encore plus crucial, ils n’ont pas <strong>les</strong> moyens financiers <strong>de</strong> proposer une<br />

véritable alternative en matière <strong>de</strong> production <strong>de</strong> contenus. De la sorte, la faible couverture<br />

nationale, le coût élevé <strong>de</strong>s appareils <strong>de</strong> diffusion, l’absence d’électrification <strong>de</strong> vastes zones, la<br />

diffusion massive <strong>de</strong> programmes exogènes font <strong>de</strong> la télévision un média élitiste, <strong>et</strong> donc<br />

marginal.<br />

Aussi, la télévision perm<strong>et</strong>-elle à <strong>de</strong> nombreux téléspectateurs d’être exposés au théâtre<br />

filmé, à l’art oral même si le contenu télévisé est « à l’américaine » avec <strong>les</strong> sitcoms, tourné vers<br />

9


la vie quotidienne <strong>et</strong> vers la consommation. Autant que le spectacle vivant, l’art oral joue un rôle<br />

<strong>dans</strong> l’éducation artistique <strong>et</strong> culturelle <strong>de</strong> la société. En d’autres termes, l’élargissement <strong>de</strong> la<br />

diffusion audiovisuelle du théâtre perm<strong>et</strong> d’amplifier le rôle qu’il joue en faveur <strong>de</strong> la cohésion<br />

<strong>de</strong> la société 13 , du lien entre <strong>les</strong> générations, entre le présent <strong>et</strong> le passé. Se donnant comme<br />

moyen sûr pour préserver <strong>et</strong> faire vivre la mémoire du patrimoine vivant <strong>de</strong>s Camerounais, la<br />

dramatique télévisuelle perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> prolonger la magie irremplaçable du spectacle vivant.<br />

Par ailleurs, le plaisir du public est conquis par le p<strong>et</strong>it écran qui redéfinit par là l’enjeu<br />

<strong>de</strong> l’accès à la culture à l’ère du numérique, <strong>dans</strong> le mon<strong>de</strong> africain d’aujourd’hui <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Cela pourra à terme, mutatis mutandis, améliorer la qualité <strong>et</strong> la « valeur ajoutée » <strong>de</strong>s<br />

programmes télévisés résolument <strong>et</strong> désespérément tournés vers l’étranger.<br />

Oralité, « vidéodrame » <strong>et</strong> cinéma<br />

Il est certes vrai que <strong>dans</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la « culture parlée », on tue l’oralité en l’écrivant,<br />

mais <strong>dans</strong> le cas spécifique du conteur itinérant, il s’agit d’une performance dégageant une forme<br />

<strong>de</strong> « comique spontané » qui vit mal <strong>dans</strong> <strong>les</strong> livres <strong>et</strong> ne crée pas un univers dramatique donnant<br />

vie à <strong>de</strong>s personnages. Le texte n’est souvent qu’un prétexte au rire, un véhicule <strong>de</strong> la satire, une<br />

traduction <strong>de</strong>s vengeances <strong>et</strong> <strong>de</strong>s aspirations du public. À l’image <strong>de</strong> la comedia <strong>de</strong>ll’arte, l’art<br />

comique camerounais s’affranchit du texte écrit appris par cœur, avec le risque maximal <strong>de</strong><br />

l’invention. Le fon<strong>de</strong>ment populaire <strong>de</strong>s productions vidéo repose ici sur la commercialisation<br />

sous forme <strong>de</strong> vidéocass<strong>et</strong>tes intégrées <strong>dans</strong> <strong>les</strong> mœurs <strong>et</strong> <strong>dans</strong> une économie populaire<br />

informelle. Les œuvres essentiellement ora<strong>les</strong> du théâtre camerounais, dont la sauvegar<strong>de</strong><br />

connaît <strong>de</strong>s fortunes diverses <strong>dans</strong> <strong>les</strong> ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinées, <strong>les</strong> minicass<strong>et</strong>tes, <strong>les</strong> VHS <strong>et</strong><br />

aujourd’hui <strong>les</strong> CD <strong>et</strong> DVD, ne peuvent être efficacement conservées <strong>et</strong> lues que <strong>dans</strong> leurs<br />

dimensions enregistrées. Bref, la vidéo a ici l’avantage <strong>de</strong> la mise en mémoire électronique <strong>de</strong><br />

13 Pour <strong>de</strong>s développements théoriques sur ces aspects, lire « Introduction : Intermédialité <strong>et</strong> socialité », <strong>dans</strong> Marion<br />

Froger <strong>et</strong> Jürgen E. Müller (dir.), Intermédialité <strong>et</strong> socialité. Histoire <strong>et</strong> géographie d’un concept, Münster, Nodus,<br />

2007, p. 7-13.<br />

10


l’événement théâtral. Comme le relève Raphaël Ndiaye, au travers <strong>de</strong>s supports nouveaux à<br />

vocation populaire tels que le CD, la révolution électronique donne à la tradition orale africaine<br />

un nouveau ren<strong>de</strong>z-vous avec la mo<strong>de</strong>rnité 14 . Elle ai<strong>de</strong> la mémoire <strong>de</strong>s peup<strong>les</strong> par une sorte <strong>de</strong><br />

compromis dynamique <strong>dans</strong> la confrontation <strong>de</strong> l’oralité avec l’écrit. Bref, la technologie a<br />

l’avantage <strong>de</strong> la mise en mémoire électronique <strong>de</strong> l’événement culturel. Les artistes populaires<br />

ne peuvent plus facilement résister aux pressions <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong>s médias leur proposant <strong>de</strong><br />

filmer leur spectacle en l’adaptant plus ou moins afin d’en produire une version vidéo. En<br />

montant <strong>de</strong>s pièces ou <strong>de</strong>s clips pour la télévision, <strong>de</strong> nombreux auteurs accumulent<br />

improvisations <strong>et</strong> one man show pour se r<strong>et</strong>rouver <strong>dans</strong> le film, qu’il soit vidéo ou<br />

cinématographique. La tradition inscrite au cœur <strong>de</strong> la technologie est ainsi le fait <strong>de</strong> la<br />

révolution numérique qui supplante <strong>de</strong> plus en plus l’analogique : simplicité à manipuler, fidélité<br />

absolue, gran<strong>de</strong>s capacités <strong>de</strong> stockage <strong>et</strong> résistance aux intempéries.<br />

Usant <strong>de</strong> son talent <strong>de</strong> conteur, le Sénégalais Sembene Ousmane avait puisé abondamment<br />

<strong>dans</strong> <strong>les</strong> <strong>cultures</strong> en vigueur en Afrique pour bâtir ses œuvres cinématographiques. À sa suite, <strong>les</strong><br />

cinéastes camerounais travaillent leurs images <strong>dans</strong> le format du conte oral traditionnel, qu’ils<br />

produisent <strong>de</strong>s films pour le cinéma ou pour la télévision.<br />

Par un tel rapprochement entre l’oralité comme fait culturel <strong>et</strong> le cinéma comme système <strong>de</strong><br />

communication <strong>de</strong> masse, nous dit Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Benali, le cinéaste africain apparaît lui-même<br />

comme un griot mo<strong>de</strong>rne dont la fonction principale est <strong>de</strong> restituer par l’image <strong>les</strong> enjeux<br />

d’un patrimoine jusqu’ici véhiculé par <strong>les</strong> moyens <strong>de</strong> l’oralité 15 .<br />

Que ce soit <strong>dans</strong> Xala (1975) ou <strong>dans</strong> Sango Malo (1990), le récit romanesque narratif est fondé<br />

sur l’art du conteur. La modalité diégétique y fait apparaître une énonciation à la première<br />

personne.<br />

Les romans <strong>et</strong> films <strong>de</strong>s continuateurs <strong>de</strong> Sembene Ousmane recèlent toujours <strong>de</strong>s aspects du<br />

conte traditionnel, <strong>de</strong>s nombreux flash-back (Sango Malo, Le Grand Blanc <strong>de</strong> Lambaréné [1995]<br />

14 Raphaël Ndiaye, Communication à la base. Enraciner <strong>et</strong> épanouir, Dakar, Enda, CRDI, CTA, 1994.<br />

15 Ab<strong>de</strong>lka<strong>de</strong>r Benali, « Oralité <strong>et</strong> cinéma africain francophone : une parenté esthétique <strong>et</strong> structurelle », Notre<br />

Librairie, n°149, « Cinémas d’Afrique », octobre-décembre 2002, p. 14.<br />

11


<strong>de</strong> Bassek Ba kobhio) à la linéarité <strong>de</strong> la narration filmique. Ils ont r<strong>et</strong>enu la leçon <strong>de</strong> celui-ci : le<br />

spectateur africain aime qu’on lui raconte <strong>de</strong>s histoires, qu’on lui dresse <strong>de</strong>s itinéraires.<br />

La voix <strong>de</strong> la cantona<strong>de</strong>, ou voix-off, qui conduit le récit en wolof <strong>de</strong> Niaye (1964),<br />

utilisée <strong>dans</strong> Borom Sarr<strong>et</strong> (1966) où le héros charr<strong>et</strong>ier <strong>de</strong> Dakar conduit <strong>de</strong> bout en bout le récit<br />

<strong>de</strong> sa voix, est aussi présente <strong>dans</strong> Muna Moto (1975) <strong>de</strong> Dikongue Pipa. Elle est celle <strong>de</strong> la<br />

cantona<strong>de</strong> <strong>dans</strong> Sango Malo <strong>et</strong> s’écoute à l’occasion <strong>de</strong> la déclamation solennelle du poème<br />

« Indépendance ». La voix-off ménage le monologue intérieur <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> glisser<br />

subrepticement vers le sacré.<br />

Chronique contemporaine <strong>de</strong> la vie urbaine <strong>dans</strong> un quartier populaire, Quartier Mozart<br />

(1992) <strong>de</strong> Jean-Pierre Bekolo épouse la structure du récit oral. Le griot, personnage central <strong>dans</strong><br />

le conte traditionnel, prend chez bien <strong>de</strong>s artistes camerounais la figure du narrateur-conteur<br />

autour duquel gravitent d’autres personnages symbolisant <strong>de</strong>s tranches <strong>de</strong> vie. Ainsi <strong>les</strong><br />

structures du conte africain, à visée didactique, engendrent <strong>de</strong>s films à fonction idéologique. De<br />

ce point <strong>de</strong> vue, il est important, à ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’analyse, <strong>de</strong> voir <strong>les</strong> procédés oraux qui prési<strong>de</strong>nt<br />

à la restitution d’une véritable i<strong>de</strong>ntité culturelle camerounaise à travers <strong>les</strong> productions<br />

<strong>médiatiques</strong>.<br />

Dynamiques discursives au sein <strong>de</strong>s médias semi-oraux<br />

Les mécanismes énonciatifs perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> classer un art <strong>dans</strong> un genre <strong>et</strong> la façon dont ils<br />

sont combinés à travers <strong>de</strong>s techniques d’enchevêtrement présentent <strong>dans</strong> <strong>les</strong> pratiques<br />

culturel<strong>les</strong> populaires un brouillage <strong>de</strong>s frontières génériques. En eff<strong>et</strong>, on observe chez la<br />

plupart <strong>de</strong>s artistes contemporains une tentative formelle visant à restaurer l’oralité traditionnelle<br />

au sein <strong>de</strong> l’expression écrite <strong>et</strong> orale. On note <strong>dans</strong> <strong>les</strong> écrits un fonctionnement énonciatif<br />

intégrant à la fois l’épopée <strong>et</strong> la fable, ainsi que d’autres conventions relevant du genre oral.<br />

L’hybridité y fonctionne comme un moteur dynamique <strong>de</strong> renouvellement générique.<br />

Subséquemment, <strong>les</strong> activités conversationnel<strong>les</strong> recelant c<strong>et</strong>te hybridité linguistique<br />

12


s’imbriquent <strong>dans</strong> l’usage <strong>de</strong> technologies <strong>de</strong> la communication. Le journal (écrit, audio ou<br />

audiovisuel) sur Intern<strong>et</strong> <strong>de</strong>vient ainsi un lieu culturel sans que l’auteur soit un écrivain <strong>de</strong><br />

l’oralité. Un sens nouveau fait du média contemporain l’instigateur d’une nouvelle esthétique qui<br />

s’abreuve aux sources <strong>de</strong> la tradition orale.<br />

Presse écrite <strong>et</strong> oralité<br />

Écrits la plupart du temps <strong>dans</strong> la langue <strong>de</strong> l’ancien pays colonisateur, <strong>les</strong> journaux<br />

camerounais sont lus principalement par une p<strong>et</strong>ite minorité <strong>de</strong> gens l<strong>et</strong>trés <strong>et</strong> fortunés habitant<br />

<strong>dans</strong> <strong>les</strong> vil<strong>les</strong>. Dans la presse à gran<strong>de</strong> diffusion <strong>et</strong> bon marché, vendue au numéro, on recherche<br />

l’information sensationnelle <strong>et</strong> exclusive. Soit pour contourner la censure avec <strong>de</strong>s données à<br />

risque ou pour exploiter <strong>de</strong>s données non vérifiées ou relevant simplement <strong>de</strong> la rumeur, c<strong>et</strong>te<br />

presse a imaginé une sorte <strong>de</strong> reportage-interview qui consiste à créer l’information au lieu <strong>de</strong><br />

simplement r<strong>et</strong>ransm<strong>et</strong>tre l’information élaborée en <strong>de</strong>hors du journal. Ainsi, le jeu <strong>de</strong> massacre<br />

<strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong> la société alimente la presse populaire camerounaise sous forme <strong>de</strong><br />

moqueries sans fioritures <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its, <strong>de</strong>s moyens <strong>et</strong> <strong>de</strong>s grands. La rubrique « Takala <strong>et</strong><br />

Muyenga » <strong>dans</strong> le quotidien Le Messager est constituée <strong>de</strong> dialogues entre <strong>de</strong>ux personnages<br />

éponymes qui se déclinent comme « fictionnaires ». Ici, le texte n’est cautionné par rien, même<br />

s’il ne s’invente pas forcément. Le rédacteur résume <strong>et</strong> adapte à sa guise. Il en ressort un croquis<br />

littéraire : mise en scène d’une rencontre <strong>et</strong> reconstitution stylisée <strong>et</strong> synthétique d’un bref<br />

dialogue, l’intérêt dépendant du talent du journaliste généralement anonyme, auquel la<br />

responsabilité revenait entière. Écrite sous forme dramaturgique, « Takala <strong>et</strong> Muyenga » est un<br />

genre qui exploite <strong>les</strong> possibilités du discours rapporté <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’encadrement. En même temps<br />

qu’une variété <strong>de</strong> la chronique, elle est une forme spéciale <strong>de</strong> « nouvel<strong>les</strong> ». En stylisant la<br />

conversation, l’auteur cherche naturellement à la construire <strong>de</strong> manière serrée <strong>et</strong> rigoureuse, tout<br />

en ménageant <strong>de</strong>s surprises, <strong>et</strong> surtout une « chute ». Les <strong>de</strong>ux personnages au centre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

forme d’écriture journalistique sont exactement comme <strong>dans</strong> une pièce <strong>de</strong> théâtre : construction<br />

13


<strong>de</strong> scène, rô<strong>les</strong>, jeux, ce qui distingue c<strong>et</strong>te situation <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> la conversation<br />

ordinaire <strong>et</strong> familière. C<strong>et</strong>te modalité conversationnelle est également observable <strong>dans</strong> Le Popoli,<br />

journal <strong>de</strong>s caricaturistes.<br />

En eff<strong>et</strong>, l’avènement <strong>de</strong> la télévision au Cameroun signe le développement <strong>de</strong> la<br />

caricature <strong>de</strong> presse. Car <strong>dans</strong> <strong>les</strong> photos, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ssins <strong>et</strong> surtout <strong>les</strong> caricatures, c’est généralement<br />

le portrait télévisé qui est la source d’inspiration. Dans ce genre dramatique semi-oral, on peut<br />

rencontrer en passant d’un texte à l’autre quelques personnages comme le prési<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> ses<br />

ministres, l’idiot <strong>de</strong> la famille ou du village, l’aventurier <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong> <strong>et</strong> bien d’autres catégories<br />

entraînées <strong>dans</strong> le cours grotesque <strong>de</strong> l’Histoire. La basse classe y est la cible facile <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

dirigeants y sont affublés <strong>de</strong> sobriqu<strong>et</strong>s grossiers. Au fond, la caricature représente la politique<br />

non pour susciter l’adhésion, mais pour provoquer la distanciation, l’éloignement, voire le rej<strong>et</strong>.<br />

Elle fait apparaître la vacuité <strong>de</strong>s événements <strong>et</strong> leur peu <strong>de</strong> valeur, <strong>les</strong> défauts <strong>et</strong> <strong>les</strong> aspects<br />

condamnab<strong>les</strong>. Elle représente l’envers <strong>de</strong>s hommes publics. C’est la satire, la critique <strong>de</strong><br />

l’existant. On peut dès lors comprendre qu’elle soit peu autorisée <strong>dans</strong> plusieurs pays africains.<br />

Car lorsqu’un homme politique prête le flanc par <strong>de</strong>s postures légères, <strong>les</strong> spécialistes <strong>de</strong> la<br />

dérision <strong>et</strong> du comique en font leurs provisions. Toutefois, l’attaque apparente contre <strong>les</strong> valeurs<br />

établies n’a que peu d’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> subversion ; le comique ici joue plutôt un rôle d’exutoire <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

rééquilibrage — <strong>dans</strong> l’imaginaire — <strong>de</strong>s forces socia<strong>les</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong>s tendances physiologiques ou<br />

psychiques déviantes.<br />

Les figures <strong>de</strong> mots, <strong>les</strong> fautes d’orthographe, <strong>les</strong> fautes <strong>de</strong> grammaire, dont sont truffés<br />

<strong>les</strong> journaux, <strong>les</strong> affiches publicitaires <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong>s écoliers, sont souvent la conséquence<br />

d’une certaine « tolérance », d’une tendance à la facilité.<br />

À partir <strong>de</strong>s années 1990, la presse officielle prend la relève <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> discours,<br />

notamment le quotidien national Cameroon Tribune qui consacre sa <strong>de</strong>rnière page à la rubrique<br />

intitulée « Humeur <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la rue » entièrement écrite en camfranglais. C<strong>et</strong>te rubrique fut<br />

créée le 10 décembre 1990 par un groupe <strong>de</strong> journalistes en réaction contre un français officiel,<br />

14


celui <strong>de</strong>s initiés <strong>et</strong> <strong>de</strong>s privilégiés, « inapte à mordre sur la réalité <strong>de</strong> la vie quotidienne ». Elle est<br />

écrite, comme le déclare l’un <strong>de</strong> ses auteurs, « même pour <strong>les</strong> grands, même pour <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its »,<br />

mais surtout pour <strong>les</strong> « mbom » (amis) <strong>de</strong> la rue (en réalité, il s’agissait <strong>de</strong> simuler un parler<br />

propre à l’homme <strong>de</strong> la rue) 16 . Aujourd’hui, le camfranglais se vulgarise <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s journaux pour<br />

jeunes, comme 100 % jeunes, qui ont fait <strong>de</strong> la lutte contre le sida leur thème <strong>de</strong> prédilection.<br />

On le r<strong>et</strong>rouve <strong>dans</strong> la publicité écrite (<strong>et</strong> même orale) comme <strong>dans</strong> ces quelques<br />

exemp<strong>les</strong> : « La corruption tue la nation, combattons “ l’eau ”, “ la bière ”, “ le gombo ”, “ le<br />

tchoko ”, “ la motivation ”, “ le makalapati ” » (campagne nationale <strong>de</strong> lutte contre la<br />

corruption) ; « Mobilis SMS/C<strong>et</strong> aprem on va win/Joker K/Keep in touch, le portable kool 17 ».<br />

Corollairement, le style oral « babélise » le français du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la prononciation,<br />

<strong>de</strong> la morphologie, <strong>de</strong> la syntaxe <strong>et</strong> <strong>de</strong> la sémantique. Le dialecte local s’inscrit comme un<br />

tatouage sur la syntaxe française. Le dramaturge fait parler le français à <strong>de</strong>s personnages qui,<br />

<strong>dans</strong> la réalité, ignorent c<strong>et</strong>te langue, comme pour traduire la culture populaire. On peut inférer<br />

une espèce <strong>de</strong> « multilinguisme fascinant » à l’ensemble du pays en proie à une<br />

« plurivocalité 18 » détonante. Dans c<strong>et</strong>te polyphonie <strong>et</strong> ce bouillonnement linguistiques, il se<br />

pose le problème d’un « parler commun », une langue locale par exemple érigée en langue<br />

officielle, qui perm<strong>et</strong>trait aux Camerounais d’exprimer « leur camerounité » <strong>et</strong> servirait<br />

davantage <strong>de</strong> ciment à l’unité nationale. En eff<strong>et</strong>, le Cameroun se joue à lui-même une espèce <strong>de</strong><br />

psychodrame qui dissimule mal ses contradictions internes, c’est-à-dire cel<strong>les</strong> d’une « nation <strong>de</strong><br />

248 unités-langues, mais dont <strong>les</strong> valeurs culturel<strong>les</strong> riches <strong>et</strong> variées sont exprimées<br />

paradoxalement par une langue secon<strong>de</strong> étrangère 19 ». C’est <strong>dans</strong> le souci donc <strong>de</strong> préserver une<br />

langue i<strong>de</strong>ntitaire <strong>et</strong> véritablement camerounaise reconnue par sa « plasticité », sa flexibilité, bref<br />

16<br />

« Humeur <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la rue », Cameroon-Tribune, n° 4797, p. 16.<br />

17<br />

J. B. Tsofack, « Publicité, langue <strong>et</strong> plurivocalité au Cameroun », SudLangues, n° 1, Dakar (Sénégal), 2002, p. 29-<br />

30.<br />

18<br />

Ibid., p. 26.<br />

19<br />

Fosso <strong>et</strong> al., « Le défi <strong>de</strong> la langue », <strong>dans</strong> Mendo Ze G. (dir.), 20 Défis pour le millénaire. Bâtir un nouvel<br />

humanisme, Paris, François-Xavier <strong>de</strong> Guibert, 2000, p. 348.<br />

15


le caractère « fondamentalement kaléidoscopique <strong>de</strong> sa nature 20 » qu’est né, chez <strong>les</strong> jeunes <strong>de</strong>s<br />

lycées <strong>et</strong> <strong>de</strong>s collèges au début <strong>de</strong>s années 1980, le camfranglais, c<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> « langue<br />

spontanée qui mélange <strong>dans</strong> une syntaxe parfois désastreuse, un lexique principalement local <strong>et</strong><br />

anglais autour d’une syntaxe française simplifiée, <strong>dans</strong> le but <strong>de</strong> semer <strong>les</strong> aînés curieux 21 ». La<br />

prolifération <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> mélange linguistique trouve à l’époque <strong>de</strong>ux supports <strong>de</strong> diffusion<br />

privilégiés : la musique <strong>et</strong> l’humour.<br />

Musique <strong>et</strong> poésie populaires<br />

Dans la logique <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Paul Zumthor 22 sur la poésie orale, la spécificité <strong>de</strong> la<br />

pratique chansonnière se fon<strong>de</strong> sur son caractère oral <strong>et</strong> sur sa nature performancielle. Issue<br />

d’une tradition distincte <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la poésie <strong>de</strong>stinée au support écrit, la chanson populaire<br />

camerounaise en porte la trace tant sur le plan <strong>de</strong> la prosodie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la poétique que sur celui <strong>de</strong> la<br />

réception <strong>et</strong> <strong>de</strong> la légitimité. C<strong>et</strong>te inscription <strong>de</strong> l’oralité <strong>dans</strong> la poésie populaire laisse<br />

percevoir une parenté avec le genre théâtral : le carrefour <strong>de</strong>s textes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s performances qui<br />

passent <strong>dans</strong> l’enregistrement sonore.<br />

L’année 1985 est celle où le très célèbre musicien Lapiro <strong>de</strong> Mbanga, affectueusement<br />

appelé « Ndinga man », est au zénith <strong>de</strong> sa gloire. Celui-ci bâtit sa réputation sur la thématique<br />

<strong>de</strong>s revendications socia<strong>les</strong> qui trouve un écho très favorable auprès <strong>de</strong>s jeunes diplômés réduits<br />

au chômage <strong>et</strong> qui se sont rabattus sur <strong>de</strong>s activités insignifiantes comme la vente à la sauv<strong>et</strong>te,<br />

le taxi, le p<strong>et</strong>it commerce <strong>et</strong> la débrouillardise <strong>dans</strong> <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s vil<strong>les</strong>, ce qui a donné naissance<br />

aux néologismes comme « sauv<strong>et</strong>eurs », « taximan », <strong>et</strong>c. Mais ce qui est saisissant, <strong>et</strong> qui a<br />

davantage attiré <strong>les</strong> jeunes, c’est la langue qu’utilisait ce musicien, un mélange <strong>de</strong> pidgin <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

français, <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s titres aussi célèbres que « no make erreur » (pas d’erreur, attention), « mimba<br />

we » (pense à nous) où l’on r<strong>et</strong>rouve <strong>de</strong>s structures hybri<strong>de</strong>s comme « rémé ana djaka don dry<br />

20 P. Dumont, La francophonie par <strong>les</strong> textes, Paris, Édicef/Aupelf, 1992. p. 39.<br />

21 Z. D. Bitja’a Kody, « Problématique <strong>de</strong> la cohabitation <strong>de</strong>s langues », <strong>dans</strong> Mendo Ze (dir.), Le français langue<br />

africaine. Enjeux <strong>et</strong> atouts pour la francophonie, Paris, Publisud, 1999, p. 94.<br />

22 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983.<br />

16


laka échantillon fo <strong>et</strong>hiopia » (la mère <strong>et</strong> <strong>les</strong> enfants ont maigri comme <strong>de</strong>s échantillons<br />

éthiopiens), « intégration nationale na w<strong>et</strong>i non » (l’intégration nationale c’est quoi donc ?), <strong>et</strong>c.<br />

Dans ces chansons donc, trois langues se mélangent indistinctement <strong>dans</strong> une syntaxe bizarre <strong>et</strong><br />

inattendue, mais bien prisée <strong>de</strong>s jeunes <strong>de</strong> la rue <strong>et</strong> <strong>de</strong>s vil<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’époque. La musique rap,<br />

arrivée au Cameroun à la fin <strong>de</strong>s années 1980 grâce à la télévision, va adopter c<strong>et</strong>te formule pour<br />

concilier le rythme bantou au hip-hop occi<strong>de</strong>ntal au sein <strong>de</strong> la jeunesse. On peut convoquer à la<br />

mémoire <strong>de</strong>s émissions comme « Sunday rap », « Big rap show », « Les soirées mbitakola »,<br />

« Les nuits du rap », <strong>et</strong>c. Dans <strong>les</strong> années 1990, <strong>les</strong> cinémas Abbia, Le Capitole, l’Institut Go<strong>et</strong>he<br />

<strong>et</strong> le Centre culturel français vont accueillir plusieurs spectac<strong>les</strong> <strong>de</strong> groupes musicaux tels<br />

UMAR CVM, Anonyme Posee, Otoul Baka, le collectif Magma fusion, Benjo, Protek Tho’or,<br />

Big Bzy…, African Logic <strong>et</strong> Bantou Possi.<br />

Progressivement, un langage musical nouveau se popularise <strong>et</strong>, avec la baisse <strong>de</strong>s salaires<br />

<strong>de</strong> 1993, qui est le point culminant <strong>de</strong> la crise économique, <strong>et</strong> la baisse du taux <strong>de</strong> scolarisation,<br />

le camfranglais <strong>de</strong>vient le mo<strong>de</strong> illicite <strong>de</strong> la communication, d’autant plus que le français est<br />

confiné aux situations formel<strong>les</strong> seulement. Il se développe assez rapi<strong>de</strong>ment <strong>dans</strong> <strong>les</strong> éco<strong>les</strong>, <strong>les</strong><br />

marchés, <strong>les</strong> sta<strong>de</strong>s <strong>de</strong> football, la rue, <strong>les</strong> centres commerciaux <strong>et</strong> s’introduit même <strong>dans</strong> <strong>les</strong><br />

campus universitaires nouvellement créés avant <strong>de</strong> trouver une niche propice <strong>dans</strong> la rencontre<br />

entre <strong>les</strong> arts populaires <strong>et</strong> <strong>les</strong> médias.<br />

2.3 L’humour<br />

En outre, il convient <strong>de</strong> signaler que caricature <strong>et</strong> humour constituent <strong>de</strong>s armes <strong>de</strong><br />

contestation politique pour ceux qui sont majoritairement exclus <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> parole.<br />

Après la musique, l’humour (ou « théâtre <strong>de</strong> Boulevard ») prit la relève comme support <strong>de</strong><br />

diffusion du camfranglais avec <strong>de</strong>s artistes comme Dave K Moktoï <strong>et</strong> Jean Miche Kankan qui,<br />

tout en fustigeant le système, créèrent une syntaxe hybri<strong>de</strong> <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s tours comme « je dis que<br />

taisez toi », « Il faut que je pars lui voir »… Leurs sk<strong>et</strong>ches illustrent bien <strong>les</strong> abus qui relèvent<br />

17


<strong>de</strong> l’usage populaire du français émis pas <strong>les</strong> Camerounais. Les <strong>de</strong>ux exemp<strong>les</strong> ci-<strong>de</strong>ssus<br />

illustrent le manque <strong>de</strong> maîtrise <strong>de</strong>s règ<strong>les</strong> <strong>de</strong> grammaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> syntaxe françaises. Nos<br />

énonciateurs voulaient plutôt dire : « Tais-toi ! » <strong>et</strong> « Il faut que j’aille le voir ! »<br />

Le <strong>de</strong>rnier témoin <strong>dans</strong> L’acci<strong>de</strong>nt d’Essindi Mindja offre la meilleure illustration <strong>de</strong><br />

l’utilisation du camfranglais <strong>dans</strong> le théâtre comique camerounais :<br />

Le Policier : Bon, bon, ça va. (Pointant un autre témoin) Et toi, qu’est-ce que tu as vu ?<br />

4e témoin : Papa, tu niè mon pied ? (Rires <strong>dans</strong> la salle) C’est vous <strong>les</strong> mbéré qui avez<br />

brook (Rires <strong>dans</strong> le public). One day, j’ai seulement niè une aff, je n’étais pas insi<strong>de</strong> on<br />

m’a tcha’ ! (Rires <strong>et</strong> applaudissements <strong>dans</strong> la salle) On m’a put au ngatta. On m’a beat<br />

sotté j’ai môtô. (Rires <strong>dans</strong> la salle) Paapa, a no dé for dé. For Sika say dan kana matoua,<br />

na matoua for djeum tétéeh. (Cris <strong>dans</strong> la foule) Dan kana dog, na dog for djeum tétéeh.<br />

Lèp me que je broom mon groundnut na yor yah ! (Cris, applaudissements <strong>dans</strong> la salle)<br />

Le quatrième témoin veut en fait dire :<br />

Papa (nom <strong>de</strong> révérence donné au policier), tu vois mon pied ? C’est vous <strong>les</strong> policiers<br />

qui l’avez cassé. Un jour j’ai simplement été témoin d’une affaire ; je n’étais même pas<br />

concerné, on m’a arrêté. On m’a incarcéré. On m’a battu au point où j’ai déféqué. Papa,<br />

je ne suis pas là (je ne suis pas concerné). C’est pour dire que ce genre <strong>de</strong> voiture, c’est<br />

celui d’un grand monsieur ; ce chien c’est celui d’un grand monsieur. Laissez-moi<br />

grignoter mes cacahuètes tranquillement !<br />

En cela, l’humour constitue c<strong>et</strong>te sorte d’anti-espace public qui, en langue française, déprécie<br />

toujours. C’est pourquoi beaucoup <strong>de</strong> personnes ne le supportent pas, surtout <strong>les</strong> hommes<br />

politiques. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la transposition en français <strong>de</strong> la syntaxe <strong>de</strong>s langues indigènes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

incorrections diffici<strong>les</strong> à classer, <strong>les</strong> pièces <strong>de</strong> théâtre <strong>et</strong> <strong>les</strong> sk<strong>et</strong>ches sont, pareillement, le lieu<br />

commun <strong>de</strong>s interjections loca<strong>les</strong>. Le langage onomatopéique <strong>dans</strong> le théâtre comique sert à<br />

imiter le cri <strong>de</strong> l’homme <strong>dans</strong> certaines circonstances. L’homme crie pour s’étonner, pour<br />

appeler quelqu’un à distance, pour répondre à une interpellation, envoyer un message, souligner<br />

l’admiration. Certains mots, comme « yééé ! », prennent tout leur sens criés par un groupe.<br />

Chaque onomatopée se présente un peu comme une partition musicale étant donné l’obligation<br />

<strong>dans</strong> laquelle on se trouve d’élever le ton pour <strong>les</strong> prononcer.<br />

Dans <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> Daniel Ndo <strong>et</strong> autres Dieudonné Afana, le personnage au comble <strong>de</strong><br />

l’émotion abandonne le français <strong>et</strong> s’exprime par <strong>de</strong>s termes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s interjections relevant du<br />

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domaine culturel camerounais. Examinons quelques exemp<strong>les</strong> : « C’est ndjindja » (David<br />

Kemzeu) ; « Weh ! » (Dieudonné Afana) ; « Ekié ! » (Daniel Ndo). Le mot pidgin « ndjinja »<br />

désigne normalement « gingembre ». Mais <strong>dans</strong> ce contexte, il signifie « difficile ». Lorsque<br />

l’énonciateur dit « c’est ndjinja », il est simplement en train <strong>de</strong> dire que « c’est difficile ». Dans<br />

<strong>les</strong> <strong>de</strong>ux interjections citées, on exprime la surprise ou l’étonnement. Toujours utilisés <strong>dans</strong> le<br />

cadre du discours oral, <strong>les</strong> termes « Weh ! » <strong>et</strong> « Ekié ! » proviennent <strong>de</strong>s langues loca<strong>les</strong> <strong>et</strong> ne<br />

peuvent être compris que <strong>dans</strong> le contexte local. Ainsi, l’énonciateur exprime en substance le<br />

sentiment suivant : « Bon Dieu ! » Tout cela marque la nécessité <strong>de</strong> vaincre la distance physique<br />

<strong>dans</strong> la transmission d’un message ; la nécessité d’ordre théâtral <strong>et</strong> le jeu <strong>de</strong> langage <strong>de</strong> l’orateur<br />

meneur <strong>de</strong> jeu.<br />

Le discours camerounais <strong>de</strong> l’oralité intermédiatique est donc tributaire d’un niveau<br />

culturel <strong>et</strong> intellectuel <strong>dans</strong> lequel la majorité se sent à l’aise. Les TIC vont à la fois contribuer à<br />

la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s patrimoines organisationnels <strong>et</strong> à leur recomposition. Il y a, en eff<strong>et</strong>, une<br />

apparente contradiction entre, d’une part, la poursuite d’un progrès ayant une visée universaliste<br />

<strong>et</strong>, d’autre part, la valorisation d’une vie culturelle <strong>et</strong> politique dominée par la perte du sentiment<br />

d’un ordre central supérieur. S’il en va autrement <strong>de</strong> la radio qui constitue en fait le média le plus<br />

« démocratique » <strong>et</strong> le plus accessible à la population analphabète, la plupart <strong>de</strong>s stations sont<br />

spécialisées en fonction <strong>de</strong>s publics <strong>et</strong> <strong>de</strong>s régions. Les radios publiques <strong>dans</strong> la promotion <strong>de</strong>s<br />

langues parlées cherchent davantage à maintenir un lien symbolique entre chaque communauté<br />

<strong>et</strong> le centre qu’à créer un sentiment d’appartenance nationale. Dans un tel contexte, la<br />

transmission populaire emprunte <strong>de</strong>s voies variées afin <strong>de</strong> faire coller <strong>les</strong> médias aux réalités<br />

culturel<strong>les</strong>. L’émergence du sens <strong>dans</strong> la dynamique <strong>de</strong>s pratiques <strong>médiatiques</strong> <strong>et</strong> spectaculaires<br />

<strong>de</strong> notre temps est dès lors tributaire <strong>de</strong>s phénomènes socioéconomiques <strong>de</strong> l’industrie culturelle,<br />

<strong>et</strong> surtout du statut <strong>de</strong> l’artiste <strong>dans</strong> ce cadre.<br />

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« Trans-art form » <strong>et</strong> statut <strong>de</strong> l’artiste<br />

En eff<strong>et</strong>, l’oralité mo<strong>de</strong>rne crée <strong>de</strong> nouveaux rô<strong>les</strong> chaque jour, <strong>dans</strong> la mesure où <strong>de</strong>s<br />

signes se substituent à d’autres signes <strong>et</strong> transforment le style oral d’une époque à l’autre. La<br />

situation postcoloniale a ainsi créé <strong>de</strong>s types ou rô<strong>les</strong> où l’on r<strong>et</strong>rouve, par exemple, la<br />

théâtralisation du personnage <strong>de</strong> journaliste <strong>dans</strong> l’art populaire.<br />

Le caractère du journaliste <strong>dans</strong> le théâtre comique, par exemple, varie selon <strong>les</strong><br />

tendances politiques. Défenseur d’un parti au pouvoir, il est flagorneur <strong>et</strong> démagogue, à la sol<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s commis <strong>de</strong> l’État (Conférence <strong>de</strong> presse <strong>de</strong> David Kemzeu, par exemple) ; défenseur <strong>de</strong><br />

l’opposition ou <strong>de</strong> la majorité silencieuse, il est haineux <strong>et</strong> diffamateur. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>uxième catégorie<br />

est très exaltée chez Kouokam Narcisse <strong>dans</strong> Le match <strong>de</strong> l’année où il est commentateur d’un<br />

match <strong>de</strong> football.<br />

En outre, chez bien d’autres dramaturges, le personnage du journaliste est celui qui<br />

conduit <strong>de</strong>s interviews. La conformité du rôle <strong>de</strong>s acteurs avec le rôle social accor<strong>de</strong> une<br />

coloration réaliste à la pièce interprétée. L’art ici mime <strong>et</strong> reproduit le réel. Toutefois, le contexte<br />

postcolonial pose <strong>de</strong> manière révolutionnaire <strong>de</strong>s types conventionnels, c’est-à-dire <strong>de</strong>s types<br />

sociaux du temps, plus ou moins en conformité avec la tradition. La vie <strong>de</strong> la scène se pose en<br />

miroir <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> la vie, non pour la refléter mais plutôt pour en rehausser <strong>les</strong> incohérences <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> contradictions.<br />

L’art comique sert <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue à dédramatiser <strong>les</strong> conflits en développant le sens<br />

<strong>de</strong> l’humour. Avant toute préoccupation éthique ou esthétique, le but du spectateur est <strong>de</strong> se<br />

divertir.<br />

Le rôle joué par <strong>les</strong> médias, notamment la radio <strong>et</strong> la télévision, <strong>dans</strong> la baisse <strong>de</strong> la<br />

qualité <strong>de</strong>s productions, est notable : parce qu’on <strong>de</strong>vient très vite ve<strong>de</strong>tte à la télévision <strong>et</strong> à la<br />

radio loca<strong>les</strong>, on est vite gagné par le virus du « starisme ». De nos jours, on confond le désir<br />

d’être comédien <strong>et</strong> celui d’être ve<strong>de</strong>tte. À la fin, <strong>les</strong> artistes sont clochardisés car l’arrivée <strong>de</strong><br />

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l’image, <strong>de</strong>s manifestations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s productions démultipliées — souvent par défaut <strong>de</strong> création<br />

véritablement signée —, sont autant <strong>de</strong> marques d’une orientation incontestée vers la diffusion,<br />

vers la marchandisation d’un art qui produit <strong>et</strong> réaffirme sans cesse <strong>les</strong> arguments <strong>de</strong> sa nécessité<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa fragilité. Autrement dit, <strong>les</strong> médias peuvent bâtir une star en quelques jours à partir d’un<br />

rôle <strong>dans</strong> un film ; c<strong>et</strong>te même star peut tout aussi bien disparaître après trois échecs<br />

commerciaux. Mus par <strong>de</strong>s impératifs financiers ou politiques, <strong>de</strong>s « producteurs » s’emparent<br />

<strong>de</strong>s moyens d’expression propres à c<strong>et</strong>te culture, <strong>et</strong> ven<strong>de</strong>nt leur marchandise. « Le public aime<br />

ça », disent-ils, <strong>et</strong> ils s’estiment quittes. Pourtant, le contexte d’émergence culturelle y a une<br />

large part <strong>de</strong> responsabilité.<br />

Sous c<strong>et</strong> angle, <strong>les</strong> praticiens <strong>de</strong>s <strong>cultures</strong> populaires camerounais souffrent d’une<br />

absence <strong>de</strong> statut. Délaissés, <strong>les</strong> artistes trouvent eux-mêmes <strong>les</strong> moyens <strong>de</strong> conquérir un public<br />

soucieux <strong>de</strong> corriger tous <strong>les</strong> actes contraires à la justice sociale. La préférence <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier pour<br />

le genre « basse comédie », qu’on a proposé d’appeler « humour », explique le changement <strong>de</strong><br />

style, <strong>de</strong> genre chez <strong>les</strong> acteurs <strong>de</strong> la farce populaire. Nous pensons ici particulièrement à David<br />

Kemzeu <strong>et</strong> à Essindi qui, par leur niveau <strong>de</strong> formation, auraient bien voulu représenter sur la<br />

scène <strong>de</strong>s pièces à thèse mais qui ont dû changer <strong>de</strong> style <strong>et</strong> <strong>de</strong> genre pour plaire au public<br />

populaire. Quel que soit son niveau d’instruction, le conteur vit <strong>dans</strong> un perpétuel effort <strong>de</strong><br />

création pour échapper à la précarité financière. Les suj<strong>et</strong>s qu’il abor<strong>de</strong>, quel que soit le genre,<br />

parlent toujours <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> sa situation, <strong>de</strong> ses rêves, <strong>de</strong> ses peines, <strong>de</strong> ses tribulations.<br />

L’action morale y trouve un terrain fertile par le truchement du rire. Le public, sous-éduqué en<br />

matière d’esthétique artistique, y trouve du plaisir.<br />

Même si <strong>de</strong>s œuvres soporifiques <strong>de</strong>stinées à « endormir <strong>les</strong> consciences, empêcher <strong>les</strong><br />

gens <strong>de</strong> réfléchir, <strong>de</strong> penser tout court » sont à pied d’œuvre <strong>dans</strong> le divertissement <strong>et</strong> l’évasion<br />

<strong>de</strong>s spectateurs/auditeurs, <strong>les</strong> auteurs peuvent allègrement passer <strong>de</strong> la bouffonnerie aux choses<br />

sérieuses. On mêle harmonieusement le sérieux <strong>et</strong> le comique. Chez David Kemzeu, le langage<br />

créé par son comique <strong>de</strong>vient un voile protecteur contre la censure car <strong>les</strong> thèmes développés<br />

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sont <strong>de</strong> nature à offenser certains hommes politiques. Ce comédien se livre à la haute politique<br />

en insérant son œuvre <strong>dans</strong> l’actualité immédiate du Cameroun : l’avènement <strong>de</strong> la démocratie.<br />

Conclusion<br />

L’oralité, même si elle reste une chambre d’échos du corps social, s’est vu ravir <strong>de</strong>s<br />

fonctions, un rôle que <strong>les</strong> médias <strong>et</strong> <strong>les</strong> moyens techniques <strong>de</strong> reproduction ont proj<strong>et</strong>é vers le<br />

plus grand nombre. Comme nous l’avons vu, <strong>les</strong> outils <strong>de</strong> communication exploitent <strong>de</strong>s<br />

techniques audio-visuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> plus en plus généra<strong>les</strong> <strong>et</strong> spectaculaires. Ils se démultiplient, se<br />

nourrissent <strong>de</strong>s autres arts, tandis que la performance théâtrale qui la porte en fin <strong>de</strong> compte n’a<br />

plus c<strong>et</strong>te vocation que lui assignait la cité. Il faut dès lors un courage pour lire l’histoire, aller à<br />

la rencontre du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la création, <strong>de</strong> ce qui se fait, <strong>de</strong> ce qui s’est fait. Seulement, ici la<br />

culture populaire tend à s’effacer au profit <strong>de</strong> la culture <strong>de</strong> masse, à la fois diversifiée <strong>et</strong><br />

universalisée. Son contenu est véhiculé par <strong>les</strong> nouveaux moyens <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> masse :<br />

l’image imprimée, la radio, le cinéma, la télévision, Intern<strong>et</strong>, <strong>et</strong>c. La masse n’exerce guère <strong>de</strong><br />

contrôle sur la création <strong>et</strong> la distribution <strong>de</strong>s œuvres qui représentent la culture qui est censée<br />

s’adresser à elle. À travers <strong>les</strong> <strong>cultures</strong> populaires, <strong>les</strong> couches défavorisées procè<strong>de</strong>nt à<br />

l’aménagement d’un espace critique à partir duquel el<strong>les</strong> affrontent <strong>les</strong> ressorts <strong>de</strong> la domination<br />

<strong>et</strong> lui imposent <strong>de</strong>s limites. L’oralité <strong>dans</strong> <strong>les</strong> pratiques <strong>médiatiques</strong> <strong>de</strong>vient un outil <strong>de</strong> culture,<br />

aussi <strong>de</strong> communication <strong>et</strong> d’éducation, à vocation d’animation circonstancielle. Le parti pris <strong>de</strong><br />

rire <strong>et</strong> <strong>de</strong> faire rire accentue le détachement ludique du spectateur par rapport à ce qui lui est<br />

présenté sur scène. Le champ culturel camerounais j<strong>et</strong>te, pour ainsi dire, un pont entre <strong>de</strong>ux<br />

sphères <strong>de</strong> production : la littérature <strong>et</strong> <strong>les</strong> médias (radio, vidéo, télévision, poésie, conte, presse,<br />

musique, BD, <strong>et</strong>c.). À l’ère <strong>de</strong> la reproduction technique <strong>de</strong> l’œuvre d’art, <strong>les</strong> frontières <strong>de</strong> la<br />

production, <strong>de</strong> la diffusion <strong>et</strong> <strong>de</strong> la réception s’effritent. Dans la quête d’une littérature orale<br />

pouvant orienter la transmission populaire, l’utilisation <strong>de</strong> supports <strong>et</strong> <strong>de</strong> moyens d’expression<br />

accessib<strong>les</strong> aux masses génère une écriture polyvisuelle caractérisée par la multicorporéité, <strong>les</strong><br />

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tissages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s croisements d’autres médias, sans abandonner <strong>les</strong> spécificités du fonctionnement<br />

<strong>de</strong> son dispositif propre. Dans ce choc culturel issu du croisement <strong>de</strong> formes <strong>médiatiques</strong><br />

différentes, il est urgent <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>ntel à l’essentiel. Le test d’efficacité culturelle<br />

pourrait alors consister à s’interroger sur la pertinence <strong>de</strong> ce médium comme facteur <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rnisation, <strong>de</strong> changement social.<br />

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