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Le support vital de l'inanimé - Centre de recherche sur l'intermédialité

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<strong>Le</strong> <strong>support</strong> <strong>vital</strong> <strong>de</strong> l’inanimé<br />

Soil Desire People Dance <strong>de</strong> Mark Sussman<br />

MARC-ALEXANDRE REINHARDT<br />

<strong>Le</strong> théâtre contemporain multiplie les stratégies dramaturgiques afin d’exploiter les<br />

possibilités offertes par les nouveaux <strong>support</strong>s médiatiques et <strong>de</strong> négocier par le fait même le rôle<br />

du corps à l’intérieur <strong>de</strong> ce nouveau contexte <strong>de</strong> performance. Or, cette tension dynamique entre<br />

la présence vivante <strong>de</strong> l’acteur et la virtualité <strong>de</strong> l’inanimé – l’espace scénique, les accessoires,<br />

les costumes, les masques, la lumière, le son, le proscenium et toute autre médiation technique –<br />

est mise en scène <strong>de</strong> manière exemplaire dans un sous-genre <strong>de</strong> théâtre populaire dans lequel<br />

s’inscrit la pratique <strong>de</strong> l’artiste et performeur Mark Sussman : le théâtre <strong>de</strong> marionnettes, et plus<br />

spécifiquement, d’objets miniatures.<br />

<strong>Le</strong>s effets <strong>de</strong> présence produits par les nouveaux <strong>support</strong>s, <strong>de</strong>s dispositifs audiovisuels au<br />

matriçage algorithmique <strong>de</strong>s technologies digitales, rappellent avec une intensité renouvelée, sans<br />

pour autant s’en distinguer radicalement, la logique paradoxale du jeu <strong>de</strong>s choses inanimées tel<br />

que le décrivait déjà Heinrich von Kleist dans son texte Sur le théâtre <strong>de</strong> marionnettes : la<br />

matière inerte renferme le pouvoir <strong>de</strong> créer, voire renforcer, la présence 1<br />

. L’utilisation <strong>de</strong><br />

1 La notion <strong>de</strong> présence <strong>de</strong>meure équivoque. Pour notre étu<strong>de</strong>, nous nous y référons généralement comme production<br />

d’effets d’immédiateté dans le cadre d’une performance, comme le renforcement <strong>de</strong> l’expérience <strong>de</strong> ce qui y a lieu<br />

par un travail <strong>sur</strong> ce qui constitue le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la performance (moyens qui jouent <strong>sur</strong> le plan <strong>de</strong> la transmission et la<br />

réception d’une œuvre). Notons que si le corps a longtemps été pour les dramaturges l’élément garant d’une telle<br />

1


technologies dans la médiation d’objets performatifs (performing objects 2<br />

) propose un cadre<br />

pertinent pour penser la théâtralité contemporaine car une telle démarche expose le spectateur à<br />

une tension dynamique entre le vivant et l’inerte en déployant <strong>de</strong>s relations entre <strong>de</strong>s objets<br />

médiateurs (écran, scène, décor, amplificateur, caméra, miniatures, maquettes, etc.). Si l’art <strong>de</strong> la<br />

marionnette et le théâtre d’objets préfigurent les enjeux <strong>de</strong> ces nouveaux effets <strong>de</strong> présence,<br />

lorsque ces pratiques font usage <strong>de</strong> nouveaux médias à l’intérieur d’une même performance, il se<br />

constitue ainsi un registre singulier où le corps technologique (incarné et médiatisé) s’inscrit <strong>sur</strong><br />

un même continuum que les objets animés pour produire <strong>de</strong> l’affect et parfois, plus sobrement,<br />

raconter une histoire. <strong>Le</strong> travail <strong>de</strong> Mark Sussman et Roberto Rossi dans Soil Desire People<br />

Dance rend manifeste cette dynamique hybri<strong>de</strong> entre l’actuel et le virtuel en créant un espace<br />

hétérogène où la médialité <strong>de</strong> l’acteur sert moins à soutenir la structure textuelle <strong>de</strong> la<br />

performance qu’à charger les objets scéniques d’une valeur expressive et symbolique ou d’une<br />

consistance affective. La présence du corps se trouve ainsi décalée mais explicite, sa théâtralité<br />

reconfigurée, <strong>de</strong> manière à réinvestir la narration plutôt que <strong>de</strong> la rejeter tout simplement.<br />

Ce processus <strong>de</strong> création réitère l’idée qu’à travers la médiation théâtrale, le corps a<br />

toujours acquis une opacité médiatique croissante par <strong>de</strong>s moyens d’expression afin <strong>de</strong> renforcer<br />

une présence scénique (le masque est exemplaire à cet égard). <strong>Le</strong>s relations entre le performeur,<br />

l’objet miniature et d’autres <strong>support</strong>s construisent une telle opacité qui aujourd’hui dénote<br />

présence <strong>sur</strong> scène car il semble impliquer le spectateur dans un rapport tangible, dans un corps à corps hypothétique<br />

ou consumé (Living Theatre ou Open Theatre, par exemple), l’épreuve sensible <strong>de</strong> l’événement <strong>de</strong> la performance<br />

peut s’effectuer autrement grâce à <strong>de</strong>s stratégies esthétiques ayant recours à d’autres matérialités qui affectent la<br />

perception. <strong>Le</strong> statut <strong>de</strong> la présence scénique mérite une attention particulière, un pan <strong>de</strong> la <strong>recherche</strong> actuelle en<br />

étu<strong>de</strong>s théâtrales s’y concentre. Voir, par exemple, Gérard-Denis Farcy et René Prédal (dir.), Brûler les planches,<br />

crever l’écran. La présence <strong>de</strong> l’acteur, Vic La Gardiole, Éditions l’Entretemps, 2000 et Philip Auslan<strong>de</strong>r, Liveness.<br />

Performance in a Mediatized Culture [1999], Londres et New York, Routledge, 2008.<br />

2 Voir John Bell (dir.), Puppets, Masks and Performing Objects, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001.<br />

2


également, comme dans Soil Desire People Dance, le dispositif théâtral en général, ce qu’Andy<br />

Lavan<strong>de</strong>r, en écho au concept <strong>de</strong> Jay David Bolter et Richard Grusin, a défini comme l’<br />

« hypermédiateté » (hypermediacy 3 ) théâtrale.<br />

Une histoire d’intermédiaires, <strong>de</strong> l’animal au rebut<br />

La marionnette a notamment fonctionné comme intermédiaire entre l’humain et le divin,<br />

incarnant sous une forme matérielle <strong>de</strong>s signes que le jeu <strong>de</strong> l’acteur ne parvenait pas à exprimer<br />

par une gestuelle, une mimique, une danse, en d’autres mots, par une corporalité formalisée qui<br />

tend à l’immédiateté d’un contact presque érotique avec les spectateurs. L’inanimé installe une<br />

distance nécessaire dans un contexte spécifique <strong>de</strong> transmission esthétique. En retraçant la<br />

généalogie <strong>de</strong>s formes qu’il a prises au sein du dispositif théâtral, nous constatons que l’objet<br />

inanimé a souvent été utilisé pour nuancer l’attraction exercée par un corps vivant mis en scène.<br />

3 Voir Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Un<strong>de</strong>rstanding New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press,<br />

2000, p. 21-44 et Andy Lavan<strong>de</strong>r, « Mise en scène, Hypermediacy and the Sensorium », dans Intermediality in<br />

Theatre and Performance, Amsterdam et New York, Rodopi, 2006, p. 55-66.<br />

3


Il modifie l’i<strong>de</strong>ntification du public à l’action scénique en présentant une forme plastique aux<br />

possibilités expressives décuplées. En proposant une esthétique qui insiste <strong>sur</strong> l’aspect artificiel<br />

<strong>de</strong> la performance, le théâtre <strong>de</strong> marionnettes se charge <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong> l’illusoire pour transmettre<br />

<strong>de</strong>s signes, faisant <strong>de</strong> l’irréalisme explicite un accès privilégié à une vraisemblance indubitable,<br />

voire à une jouissance, ce qu’encourage le contexte ludique dans lequel la marionnette a évolué<br />

tout au long <strong>de</strong> son histoire, jusqu’à la filiation contemporaine du Bread and Puppet Theatre dans<br />

laquelle s’inscrit la pratique <strong>de</strong> Mark Sussman.<br />

En effet, ses lieux <strong>de</strong> prédilection ont longtemps été populaires : le cirque, le cabaret, les<br />

scènes <strong>de</strong> variétés et <strong>de</strong> foire. Folklorique et économique, la marionnette traditionnelle a exploité<br />

un registre vernaculaire, a été associée au vulgaire et à la représentation plébéienne à l’extérieur<br />

<strong>de</strong>s espaces conventionnels <strong>de</strong>s arts <strong>de</strong> la scène, souvent synonymes d’arts vivant. Selon<br />

l’historien Henryk Jurkowski 4<br />

, ce n’est qu’au 20 e siècle que l’animation <strong>de</strong> la matière se<br />

développe <strong>de</strong> manière critique <strong>sur</strong> les planches, domaine incontesté <strong>de</strong> la présence vivante <strong>de</strong><br />

l’acteur. Elle <strong>de</strong>vient le véhicule idéal d’une communication esthétique cherchant à traduire<br />

certaines transformations sociopolitiques, du progrès <strong>de</strong> la rationalité scientifique à l’incursion <strong>de</strong><br />

la technologie dans le flux du quotidien, qui annoncent la tension entre les effets <strong>de</strong> la<br />

déshumanisation et la perspective du posthumain. La pratique <strong>de</strong> la marionnette est ainsi<br />

reconfigurée en un vecteur d’expérimentations formelles au sein du théâtre dramatique : après<br />

avoir remplacé l’acteur dans le souci d’objectiver son jeu pour en perfectionner la maîtrise —<br />

comme en atteste la théâtralité prônée par Edward Gordon Craig et Ta<strong>de</strong>usz Kantor — , en<br />

perdant sa figure humaine, la matière inerte se présente comme un objet disposé à un autre style<br />

<strong>de</strong> théâtralisation. Ainsi, en tant que force signifiante impersonnelle, la marionnette a notamment<br />

4 Henryk Jurkowski, Métamorphoses : la marionnette au 20 e siècle, Montpellier, Éditions l’Entretemps, 2008.<br />

4


participé au questionnement esthétique qui s’est radicalisé au sein <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> l’avant-<br />

gar<strong>de</strong> historique.<br />

Lorsque la matière participe activement au processus <strong>de</strong> la mise en scène, qu’elle n’est<br />

plus perçue comme une composante passive du décor, elle <strong>de</strong>vient alors un tiers idéal, un médium<br />

chargé d’une plasticité expressive inhumaine. L’artificialité et le matériau qui composent la<br />

marionnette (et ensuite l’objet) lui donnent la possibilité d’agir comme un intermédiaire dont la<br />

forme a subi <strong>de</strong> multiples métamorphoses. À l’instar du fétiche dans l’expérience cultuelle, la<br />

chose, mise en scène, se présente dépourvue d’une valeur d’usage ; zoomorphe, anthropomorphe<br />

ou <strong>de</strong> forme hybri<strong>de</strong> et satyrique, la matière prend généralement <strong>de</strong>s traits figuratifs pour<br />

personnifier une puissance invisible, un double, une idée, un phantasme, ou simplement un<br />

personnage dramatique dans une perspective symbolique ou allégorique. Or, durant la <strong>de</strong>uxième<br />

moitié du 20 e siècle, et plus radicalement dans les années 1970 et 1980, les stratégies<br />

d’appropriation et <strong>de</strong> recyclage d’objets familiers (<strong>de</strong>s jouets miniatures, par exemple) et <strong>de</strong><br />

rebuts ont relayé la maîtrise <strong>de</strong> l’artisan dans le développement <strong>de</strong> nouvelles pratiques théâtrales.<br />

En explorant ces nouvelles orientations, la performance s’accomplit par une objectification <strong>de</strong> la<br />

marionnette, un acte qui met en valeur, paradoxalement, soit les qualités expressives du matériau<br />

même, soit une narration réhabilitée sous une forme qui ne décline pas systématiquement les<br />

exigences du drame.<br />

Parmi les nombreuses fonctionnalités <strong>de</strong> la marionnette dans les pratiques théâtrales<br />

mo<strong>de</strong>rnes, elle a amplement été utilisée afin <strong>de</strong> substituer le comédien dans la mise en scène.<br />

Dans cette veine, elle possè<strong>de</strong> un registre défini par <strong>de</strong>s conventions qui se sont imposées aux<br />

marionnettistes, ces manipulateurs qui transmettent la <strong>vital</strong>ité à l’inerte mais dont la présence du<br />

corps <strong>de</strong>meure idéalement dissimulée afin <strong>de</strong> mieux représenter le texte dramatique. En revanche,<br />

5


un genre contemporain comme le théâtre d’objets a su recycler une telle tradition, notamment en<br />

exploitant les capacités expressives du miniature pour transmettre <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> présence,<br />

analogues mais dissemblables, aux projections d’images <strong>sur</strong> écran, qu’elles s’effectuent en direct<br />

ou en différé. Dans cette foulée, un déplacement critique s’opère également quant au rôle du<br />

castelet qui, <strong>de</strong>puis les années 1980, joue <strong>de</strong> plus en plus à découvert, conférant par le fait même<br />

un statut ambigu à la présence du corps durant la performance ; un corps scénique se manifeste,<br />

dans certains cas via <strong>de</strong> nouvelles technologies, comme opérateur ou animateur, acteur ou<br />

narrateur. Dans la pièce <strong>de</strong> Sussman, il existe une oscillation productive entre ces différents rôles.<br />

Cette oscillation persiste soit à travers une série d’interventions successives du performeur, soit<br />

simultanément grâce aux possibilités offertes par la médiation <strong>de</strong> projections. Dans le mon<strong>de</strong><br />

magique <strong>de</strong>s objets performatifs, <strong>de</strong> la miniature médiatisée <strong>sur</strong> scène, l’objet n’accomplit plus<br />

une fonction stricte d’accessoire et la présence <strong>sur</strong> scène est trafiquée par un réseau <strong>de</strong><br />

médiations.<br />

<strong>Le</strong> corps accessoire<br />

Soil Desire People Dance poursuit une démarche esthétique qui questionne le rôle<br />

dominant <strong>de</strong> l’acteur incarnant un personnage dont il doit rendre le caractère psychologique<br />

spécifique par une articulation convaincante entre parole et expression corporelle dans le cadre<br />

d’une mise en scène d’un texte dramatique. Déjà, Edward Gordon Craig, en dénonçant les<br />

lacunes et failles du comédien réaliste conçu comme simple médiateur textuel, en appelait à un<br />

théâtre qui puisse s’émanciper <strong>de</strong>s conventions naturalistes en proposant, notamment, son modèle<br />

6


d’über-marionnette, <strong>de</strong> « <strong>sur</strong>-marionette 5 ». <strong>Le</strong>s expérimentations <strong>de</strong> Sussman reconnaissent<br />

également aux choses un pouvoir signifiant et affectif que la personnification d’un acteur ne peut<br />

déployer, elles déstabilisent l’appartenance définitoire d’un acteur vivant à la scène, d’autant plus<br />

en modifiant les proportions « naturelles » <strong>de</strong> l’espace scénique. De fait, la scène miniature dans<br />

la production <strong>de</strong> Soil Desire People Dance, en renouant avec l’univers minuscule <strong>de</strong>s jouets<br />

d’enfant tel qu’on le retrouve dans le toy theatre anglais du 19 e siècle ou le cirque d’Alexandre<br />

Cal<strong>de</strong>r, problématise par d’autres formes <strong>de</strong> médiation la présence du corps dans un espace uni<br />

pour, au contraire, accentuer et multiplier les effets <strong>de</strong> présence 6 dans un espace désormais<br />

hétérogène, aux dimensions variables. À l’instar <strong>de</strong> la mise en scène <strong>de</strong> Denis Marleau d’Une fête<br />

pour Boris (2009) où acteurs humains « marionnettisés » et effigies animées coexistent <strong>sur</strong> les<br />

planches 7<br />

, le paradigme dramatique est remis en cause par la construction d’une architecture<br />

esthétique qui propose une hybridité scénique au lieu d’un spectacle vivant unitaire : le corps<br />

<strong>de</strong>vient accessoire.<br />

5 Edward Gordon Craig, On the Art of the Theatre, Londres et New York, Routledge, 2009, p. 27-48.<br />

6 Voir le commentaire <strong>de</strong> la note 1.<br />

7 Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, « Une fête pour Boris », Patch : Revue du centre <strong>de</strong>s écritures contemporaines<br />

et numériques, n o 10, octobre 2009, p. 10-21, disponible au www.ubucc.ca/IMG/pdf/PATCH.pdf (<strong>de</strong>rnière<br />

consultation le 7 février 2011).<br />

7


<strong>Le</strong> « corps accessoire » doit se comprendre ici en <strong>de</strong>ux sens distincts qui, par ailleurs, se<br />

recoupent dans le fait <strong>de</strong> renégocier les dynamiques <strong>de</strong> la présence. Premièrement, <strong>sur</strong> une scène<br />

miniature, dans un théâtre à petite échelle, le corps vivant n’a plus sa place, l’acteur n’est plus<br />

nécessaire à ce qui est joué ; la présence en chair et en os ne définit plus l’essence <strong>de</strong> la pratique<br />

théâtrale, le corps <strong>de</strong>vient pour ainsi dire accessoire. En revanche, celui ou celle qui opère ou<br />

anime les objets, à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> tiges ou <strong>de</strong> télécomman<strong>de</strong>s, résiste à la suppression totale du corps ;<br />

or cette résistance est possible uniquement si le corps du performeur se soumet en définitive à<br />

l’objet et, par le fait même, consent à <strong>de</strong>venir instrumental à l’accomplissement <strong>de</strong> la pièce, à<br />

<strong>de</strong>venir accessoire à l’interprétation. Effacement et résonance : l’activité du corps change <strong>de</strong><br />

fonction pour <strong>de</strong>venir un <strong>support</strong> vivant, une opacité récalcitrante et déme<strong>sur</strong>ée dans une réalité<br />

miniature à laquelle doivent participer par défaut les spectateurs en mettant entre parenthèses leur<br />

incrédulité.<br />

En 2001, dans la pièce <strong>de</strong> Valère Novarina <strong>Le</strong> théâtre <strong>de</strong>s oreilles mise en scène par Allan<br />

S. Weiss et Zaven Paré, Sussman agissait comme opérateur d’une série <strong>de</strong> machines <strong>sur</strong> une<br />

scène sans acteurs vivants : une marionnette électronique à l’effigie <strong>de</strong> l’auteur (Novarina) et un<br />

chœur composé <strong>de</strong> trois haut-parleurs individuels mobiles se déplaçant en transmettant les<br />

8


paroles du texte selon une partition aléatoire 8 . Dans cette œuvre, l’auteur et l’acteur cè<strong>de</strong>nt la<br />

place à la technologie qui se présente sous une forme rappelant plus un automate archaïque qu’un<br />

robot perfectionné. Face à cet effacement du corps sensible et au jeu apparent d’une combinatoire<br />

autonome où interagissent sons, lumières, mouvements d’objets et vidéographies projetées<br />

animant le visage du mannequin immobile, la dimension événementielle <strong>de</strong> la présence incarnée<br />

subsiste par les actes du manipulateur à vue dans l’arrière-scène séparée par un tulle. Si<br />

l’attention doit avant tout se diriger vers l’espace scénique meublé d’actants technologiques,<br />

contrairement au joueur d’échecs <strong>de</strong> Kempelen, l’artifice n’est jamais dissimulé. Au contraire, il<br />

est souligné grâce à certains procédés <strong>de</strong> la mise en scène, notamment à travers la corporalité<br />

allusive mais visible <strong>de</strong> l’opérateur à sa table <strong>de</strong> régie.<br />

Quoique intéressantes dans le cadre d’une exploration <strong>de</strong>s qualités esthétiques <strong>de</strong> la<br />

technologie au théâtre, ces expériences formelles, et les modulations langagières du champ<br />

sonore qu’elles structurent et autonomisent, menacent la spécificité du média théâtral : l’i<strong>de</strong>ntité<br />

entre cette production et l’art cinétique est presque consolidée. Dans Soil Desire People Dance,<br />

8 o<br />

Zaven Paré, « Sur le théâtre <strong>de</strong>s oreilles. Sur le théâtre <strong>de</strong> l’effacement », Alternatives théâtrales, n 72, 2002, p. 17-<br />

20.<br />

9


en tant que créateur et metteur en scène, Sussman procè<strong>de</strong> différemment même si la logique du<br />

corps accessoire reste opératoire en filigrane. Au lieu d’expérimenter avec un arsenal d’appareils<br />

et <strong>de</strong> mécanismes pour transmettre l’image d’une autre réalité <strong>de</strong> l’acteur, et mettre ainsi en échec<br />

l’imitation transparente d’une action progressive et la psychologie incarnée, il tente <strong>de</strong> faire un<br />

usage plus sobre <strong>de</strong> <strong>support</strong>s restreints pour renouer avec la forme plus accessible du théâtre<br />

d’objets miniatures et ainsi amplifier la valeur sémantique disproportionnée <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers par<br />

rapport à celle du comédien. Ce sous-genre <strong>de</strong> théâtre exploite déjà <strong>de</strong> manière productive la<br />

tension entre distanciation et illusion. Mark Sussman continue dans cette voie en expérimentant<br />

les télescopages au sein <strong>de</strong> la narration pour en faire ressortir la portée didactique et,<br />

possiblement, construire <strong>de</strong> la présence au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> l’action par <strong>de</strong>s « ensembles<br />

dynamiques » d’états et <strong>de</strong> situations 9<br />

.<br />

Ludisme et opacité à échelle réduite<br />

La critique du rôle dominant <strong>de</strong> l’acteur dramatique, en tant que véhicule psychologique<br />

<strong>de</strong> l’intrigue, par l’introduction <strong>de</strong> la matière <strong>sur</strong> scène a également rapproché ce genre <strong>de</strong> théâtre<br />

<strong>de</strong>s arts visuels au risque <strong>de</strong> s’y confondre. Dans une telle pratique théâtrale, le caractère<br />

événementiel <strong>de</strong> la performance risque <strong>de</strong> se perdre, c’est-à-dire la communion affective <strong>de</strong> la<br />

cérémonie qui a longtemps été déterminée dans l’espace et le temps par le théâtre comme lieu <strong>de</strong><br />

transmission. Ayant suivi les enseignements <strong>de</strong> Peter Schumann dans les ateliers du Bread and<br />

Puppet Theatre basé à Glover au Vermont, Sussman réaffirme l’importance du ludisme pour<br />

théâtraliser, autant dans l’élaboration <strong>de</strong>s matériaux que dans la mise en scène et l’interprétation.<br />

9 Hans-Thies <strong>Le</strong>hman, <strong>Le</strong> théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 104.<br />

10


La scène miniature, entre autres, permet <strong>de</strong> sortir du cadre institutionnel pour s’adresser à un<br />

public différent dans <strong>de</strong>s lieux aussi variés que la rue, une cuisine, un café ou un salon. En<br />

insistant <strong>sur</strong> le jeu et les matériaux pauvres (papier mâché, polythène, carton, tissu, rebuts, images<br />

photocopiées, jouets, ouate, etc.) dans la construction <strong>de</strong> la présence scénique, la pratique <strong>de</strong><br />

Sussman rassemble <strong>de</strong>ux points focaux du théâtre postdramatique tel que l’a défini Hans-Thies<br />

<strong>Le</strong>hmann : un renouvellement et aboutissement du théâtre épique brechtien ainsi qu’une réponse<br />

théâtrale aux transformations technologiques <strong>de</strong> la société contemporaine par une désarticulation<br />

<strong>de</strong> la progression linéaire <strong>de</strong> l’action au profit d’une juxtaposition dynamique d’états scéniques.<br />

L’intérêt et le défi du processus créatif <strong>de</strong> Soil Desire People Dance, ce qui <strong>de</strong>meure en jeu, c’est<br />

la possibilité <strong>de</strong> redynamiser la narrativité <strong>de</strong> la fable (le récit épique) par l’intermédialité <strong>de</strong><br />

formes expressives. Cependant, cela est-il possible sans faire <strong>de</strong> l’action dramatique le principe<br />

régulateur, en renégociant la présence du performeur tout en s’as<strong>sur</strong>ant que le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

performance s’opère <strong>de</strong> manière à exposer la matérialité <strong>de</strong> ses médiations ? Voilà la question qui<br />

semble sous-tendre l’expérimentation actuelle <strong>de</strong> Sussman.<br />

11


Du point <strong>de</strong> vue phénoménologique, la performance d’un théâtre d’objets miniatures fait<br />

l’apologie <strong>de</strong> l’imaginaire, elle renvoie à l’innocence formatrice <strong>de</strong> l’enfance. Ce genre <strong>de</strong><br />

pratique crée <strong>de</strong>s réalités qui se manifestent aux spectateurs par une théâtralité à petite échelle :<br />

« La miniature est un exercice <strong>de</strong> fraîcheur métaphysique ; elle permet <strong>de</strong> mondifier à petits<br />

risques 10<br />

», écrivait Bachelard. J’ajouterais à petits moyens dans le cas <strong>de</strong> Sussman qui, dans le<br />

sillage <strong>de</strong> Schumann, ignore le principe <strong>de</strong> transparence médiatique <strong>sur</strong> scène, opte pour une<br />

esthétique processuelle, non polie et manifestement artificielle. <strong>Le</strong> jeu à vue <strong>de</strong> l’opérateur<br />

d’objets miniatures soulignerait donc d’emblée l’opacité <strong>de</strong>s médiations même si sa technique<br />

vise ultimement à diriger l’attention vers ce qui se passe entre les objets animés, les images, le<br />

décor et leur médiation technique. En ce sens, dans le théâtre d’objets miniatures, l’inéluctable<br />

<strong>support</strong> vivant que <strong>de</strong>vient le performeur fait d’emblée <strong>de</strong> la mise en scène un art <strong>de</strong> monstration<br />

qui rend apparents les mécanismes <strong>de</strong> la représentation.<br />

L’esthétique <strong>de</strong> la miniature dans Soil Desire People Dance, déployée par l’utilisation <strong>de</strong><br />

caméras, <strong>de</strong> projecteurs, d’écrans, et <strong>de</strong> logiciels <strong>de</strong> traitement vidéo comme Jitter, propose <strong>de</strong>s<br />

agencements scéniques pour adapter le texte <strong>de</strong> Sebald qui constitue un élément parmi d’autres<br />

<strong>de</strong> la performance. La mise en scène est conçue comme un montage d’états qui, le temps d’une<br />

performance, multiplie les perceptions possibles <strong>de</strong>s spectateurs. <strong>Le</strong> spectateur fait l’expérience<br />

d’une « zone liminale entre l’actuel et le virtuel<br />

10 Gaston Bachelard, Poétique <strong>de</strong> l’espace, Paris, Presses Universitaires <strong>de</strong> France, p. 150-151.<br />

11<br />

12<br />

», non sans témoigner <strong>de</strong> l’effet insolite créé<br />

par la coordination <strong>de</strong> nouveaux <strong>support</strong>s médiatiques avec <strong>de</strong>s techniques plus traditionnelles <strong>de</strong><br />

manipulation d’objets inanimés comme le théâtre d’ombres et l’utilisation <strong>de</strong> tiges métalliques<br />

caractéristique du table top theatre. C’est avec émerveillement et distance critique que nous<br />

11 Lavan<strong>de</strong>r, 2006, p. 63.


éprouvons donc ce qui est en jeu dans cette pratique scénique. Elle fonctionne selon une logique<br />

<strong>de</strong> l’opacité médiatique pour constituer sa théâtralité en présentant <strong>de</strong>s relations entre la médialité<br />

du corps du performeur et une gamme d’autres médiations :<br />

In the logic of hypermediacy, the artist […] strives to make the viewer acknowledge the<br />

medium as medium and to <strong>de</strong>light on that acknowledgement. She does so by multiplying<br />

spaces and media and by repeatedly re<strong>de</strong>fining the visual and conceptual relationships<br />

among mediated spaces — relationships that may range from simple juxtaposition to<br />

complete absorption 12<br />

.<br />

La présence <strong>de</strong>s performeurs reste donc équivoque dans la mise en scène. D’un côté, en<br />

tant que <strong>support</strong> vivant <strong>de</strong> l’inanimé (opérateur), le corps apparaît immédiatement visible quoique<br />

généralement à « l’extérieur » <strong>de</strong>s petites dimensions <strong>de</strong> la scène. D’un autre côté, dans certaines<br />

séquences, il est capté par une caméra (dissimulée ou non) et son image est retransmise en direct<br />

ou légèrement en différé (Jitter) <strong>sur</strong> un écran ; il <strong>de</strong>vient objet d’un effet <strong>de</strong> présence qui<br />

contribue au panorama <strong>de</strong> la scène. Une autre manifestation <strong>de</strong> la présence s’accomplit par la<br />

voix d’un narrateur (distinct <strong>de</strong>s marionnettistes) qui récite le texte via un microphone et <strong>de</strong>s<br />

haut-parleurs. Cette médiation rappelle la voix off du cinéma ou, plus spécifiquement, la<br />

performance orale accompagnée d’images telle qu’elle s’accomplit dans le boniment<br />

cinématographique ou dans le théâtre <strong>de</strong> rue où la narration vient compléter une série <strong>de</strong> tableaux<br />

qui se succè<strong>de</strong>nt ou défilent à l’intérieur d’un cadre fixe grâce à un mécanisme activé<br />

manuellement : par exemple, la cantastoria (Italie), le bänkelsang (Allemagne) et le wayang<br />

beber (Indonésie). Par les moyens évoqués précé<strong>de</strong>mment, Sussman tente <strong>de</strong> construire <strong>de</strong> la<br />

présence dans Soil Desire People Dance, ceux-ci participent à l’« hypermédiateté » en jeu dans<br />

son théâtre d’objets miniatures. Ce sont seulement quelques vecteurs <strong>de</strong> la mise en scène <strong>de</strong><br />

12 Bolter et Grusin, 2000, p. 42.<br />

13


Sussman, <strong>de</strong>s expérimentations formelles qui ten<strong>de</strong>nt à théâtraliser un texte <strong>de</strong> W.G. Sebald sans<br />

s’arrimer à l’action tout en faisant justice au contenu historique (presque épique) <strong>de</strong> sa narration.<br />

Théâtraliser W. G. Sebald<br />

14<br />

Now I know, as with a crane’s eye<br />

One <strong>sur</strong>veys his far-flung realm, a truly Asiatic spectacle,<br />

And slowly learns, from the tininess<br />

Of the figures and the incompréhensible beauty of nature that vaults over them,<br />

To see that si<strong>de</strong> of life that one could not see before.<br />

Sebald, Nach <strong>de</strong>r Natur : Ein elementargedicht<br />

Soil Desire People Dance est une adaptation d’une série <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong> Winfried Georg<br />

Sebald tirés <strong>de</strong> son triptyque Nach <strong>de</strong>r Natur : Ein Elementargedicht. Certes, le mot adaptation<br />

doit s’entendre selon son acceptation commune, comme mise en scène d’un écrit, c’est-à-dire<br />

théâtralisation d’un contenu poétique. Cependant, dans le cas du travail <strong>de</strong> Sussman, il signifie<br />

également l’adaptation littérale du livre, c’est-à-dire d’une inscription <strong>sur</strong> un <strong>support</strong><br />

principalement composé <strong>de</strong> papier. Une <strong>de</strong> ses préoccupations esthétiques centrales, en référence<br />

à la tradition d’un type <strong>de</strong> théâtre populaire pour enfants, le théâtre <strong>de</strong> papier 13<br />

, est <strong>de</strong> donner vie<br />

à <strong>de</strong>s images bidimensionnelles imprimées (graphiques, figuratives, photographiques, etc.) par la<br />

construction d’un espace aux dimensions spatio-temporelles multiples.<br />

13 Dans ce type <strong>de</strong> théâtre artisanal, il y a une extension mercantile qui offre au public (souvent <strong>de</strong> bas âge), la<br />

possibilité <strong>de</strong> confectionner le cadre <strong>de</strong> la scène, les personnages et le reste <strong>de</strong>s éléments du décor à partir d’un livre<br />

aux retailles calquées.


Cette construction fait intervenir plusieurs autres formes techniques et corporelles dans le<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la performance. <strong>Le</strong>s médiations à l’œuvre dans la production augmentent et<br />

complexifient les effets <strong>de</strong> contiguïté et <strong>de</strong> simultanéité qui caractérisent une pratique exploitant<br />

davantage l’épaisseur matérielle <strong>de</strong>s signes (opacité <strong>de</strong> la monstration) que leur valeur<br />

dramatique et représentationnelle (transparence <strong>de</strong> la signification). Soil Desire People Dance<br />

<strong>de</strong>meure à ce jour un chantier 14 , un projet continu suivant un protocole d’expérimentation qui<br />

traduit, dans son assemblage <strong>de</strong> techniques archaïques et contemporaines, la dialectique<br />

caractéristique d’une transformation technologique : l’oscillation entre l’obsolescence et la<br />

nouveauté d’objets techniques, entre l’extension et l’amputation <strong>de</strong> l’expérience sensible et<br />

cognitive 15<br />

.<br />

14 Nous avons pu assister à la présentation du <strong>de</strong>uxième acte portant <strong>sur</strong> George Wilhelm Stellar, une performance<br />

dans le cadre d’une rési<strong>de</strong>nce au Topological Media Lab du centre Hexagram, un laboratoire <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> basé à<br />

l’Université Concordia <strong>de</strong> Montréal. Mark Sussman poursuit cette création en collaboration avec Roberto Rossi dans<br />

la perspective <strong>de</strong> mettre en scène une version complète <strong>de</strong> Soil Desire People Dance à Los Angeles à l’automne<br />

2011.<br />

15 Voir Lisa Gitelman, Always Already New : Media, Theory and the Data of Culture, Cambridge (Mass.), MIT<br />

Press, 2006 ; Mark Hansen, New Philosophy for New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2004 ; Marshall<br />

McLuhan, Un<strong>de</strong>rstanding Media : The Extensions of Man [1964], <strong>Le</strong>wis H. Lapham (dir.), Cambridge (Mass.), MIT<br />

Press, 1994 ; et Sigmund Freud, <strong>Le</strong> malaise dans la culture [1948], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004.<br />

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<strong>Le</strong> poème en vers libres <strong>de</strong> Sebald n’est pas un texte <strong>de</strong> théâtre en tant que tel, mais sa<br />

composition fragmentaire et le style allusif et <strong>de</strong>scriptif dans l’évocation <strong>de</strong> l’ordre et du désordre<br />

<strong>de</strong> la nature s’accor<strong>de</strong>nt bien à la théâtralité postdramatique à laquelle nous avons associé l’œuvre<br />

<strong>de</strong> Sussman. <strong>Le</strong> rapport <strong>de</strong> contiguïté entre les trois poèmes narratifs, la structure même du texte<br />

encourage donc la construction <strong>de</strong> paysages scéniques, d’une succession non causale d’états<br />

dynamiques entre lesquels nous pouvons établir <strong>de</strong>s connexions diverses. Ce texte n’était pas<br />

initialement <strong>de</strong>stiné au théâtre, l’écriture ne porte aucune trace <strong>de</strong> contraintes ou considérations<br />

scéniques, celle-ci n’a rien <strong>de</strong> dramatique car elle n’anticipe pas d’interprétation future, ne<br />

projette pas d’action progressive. C’est l’adaptation qui amorce le processus <strong>de</strong> théâtralisation <strong>de</strong><br />

Nach <strong>de</strong>r Natur auquel sa structure narrative, au <strong>de</strong>meurant, se prête bien. Car narration il y a, et<br />

la mise en scène aspire à mettre en œuvre <strong>de</strong>s moyens d’expression <strong>de</strong> manière à pouvoir raconter<br />

les trois actes qui gravitent chacun respectivement autour d’un personnage et <strong>de</strong> sa relation<br />

singulière à la nature dans tous ses états.<br />

Raconter Matthias Grünewald, Georg Wilhelm Stellar et la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la guerre<br />

Si Soil Desire People Dance n’évacue donc pas totalement la narration, la pièce ne<br />

représente pas pour autant le déroulement d’une intrigue auquel est subordonné l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

éléments <strong>de</strong> la théâtralité. Sussman met en scène trois micro-récits ayant comme toile <strong>de</strong> fond un<br />

environnement naturel <strong>de</strong>puis la perspective d’un peintre humaniste allemand du 16 e siècle, un<br />

explorateur et naturaliste russe du 18 e siècle et un être vivant témoin <strong>de</strong>s désastres matériels<br />

occasionnés par la Deuxième Guerre mondiale. Matthias Grünewald, Georg Wilhelm Stellar et le<br />

troisième personnage, dont nous pouvons soupçonner qu’il s’agit <strong>de</strong> Sebald lui-même, constituent<br />

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le contenu historique <strong>de</strong> ce poème allégorique du mon<strong>de</strong> naturel, d’où la décision <strong>de</strong> monter Soil<br />

Desire People Dance en trois actes indépendants.<br />

Or, c’est uniquement à travers les objets et les paysages que ces figures historiques ont<br />

investis que Sussman choisit <strong>de</strong> mettre en scène les récits qui traversent cet ensemble dynamique<br />

où l’organique et l’inorganique s’interpénètrent. C’est le contexte matériel animé et inanimé dont<br />

ces personnages ont fait l’expérience et où ils ont laissé <strong>de</strong>s traces qui sert à transmettre une<br />

histoire naturelle indissociable <strong>de</strong> son environnement culturel. Pour raconter, d’après le texte <strong>de</strong><br />

Sebald, notre présence humaine au sein <strong>de</strong>s éléments terrestres, Sussman puise dans cette<br />

constellation <strong>de</strong> personnages, d’objets et <strong>de</strong> panoramas ; le théâtre d’objets miniature lui offre les<br />

moyens d’investir un tel enchevêtrement textuel et référentiel sans renoncer à la mise en scène <strong>de</strong><br />

l’histoire qu’il suppose. Dans ce poème, la technique narrative <strong>de</strong> Sebald crée <strong>de</strong>s associations<br />

entre <strong>de</strong>s objets et <strong>de</strong>s lieux pour relier différentes époques, permettant ainsi la construction <strong>de</strong>s<br />

scènes dans lesquelles se sédimentent plusieurs niveaux <strong>de</strong> sens 16<br />

. Raconter par la mise en scène<br />

<strong>de</strong>vient, à travers les expérimentations théâtrales <strong>de</strong> Sussman, une mise en relation avec le texte<br />

<strong>de</strong> Sebald qui se prête bien au dispositif théâtral et à l’usage <strong>de</strong> signes qu’il permet. Ce projet<br />

cherche à redynamiser un récit historique en adaptant son contenu et sa technique narrative,<br />

faisant <strong>de</strong> la tension entre la présence vivante du performeur, les objets inanimés et les nouveaux<br />

médias un champ d’expérimentation propre à raconter l’érosion perpétuelle <strong>de</strong>s frontières entre le<br />

mon<strong>de</strong> humain et non humain.<br />

Contrairement à une longue tradition qui a dominé le théâtre traditionnel, le texte occupe<br />

une place plutôt secondaire dans le théâtre <strong>de</strong> marionnette. Serait-ce en partie la raison pour<br />

16 Colin Riordan, « Ecocentrism in Sebald’s After Nature », dans W.G. Sebald : a Critical Companion, J. J. Long et<br />

Anne Whitehead (dir.), Seattle, University of Washington Press, 2004, p. 52-53.<br />

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laquelle ces êtres inanimés représentent <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s questions au théâtre, comme en<br />

témoignent les écrits et les pratiques <strong>de</strong> nombreux metteurs en scène du 20 e siècle? Ce qui<br />

importe, c’est la fabrication <strong>de</strong>s objets inanimés, c’est-à-dire l’activité <strong>de</strong> conception <strong>de</strong> l’univers<br />

matériel constituant les possibilités d’énonciation du texte. Dans le dossier proposé <strong>sur</strong> la<br />

pratique <strong>de</strong> Mark Sussman, nous pouvons observer ce travail <strong>de</strong> fabrication matérielle à l’œuvre<br />

dans sa lecture même du poème <strong>de</strong> Sebald. Cette activité <strong>de</strong> lecture se traduit par un biffage, un<br />

découpage et un remontage du matériau textuel ainsi que par l’inscription <strong>de</strong> différentes<br />

médiations techniques qui serviront à théâtraliser le texte <strong>sur</strong> scène. Nous avons intégré à cet<br />

artefact du 2 e acte <strong>de</strong> Soil Desire People Dance certaines images captées en préparation et durant<br />

l’une <strong>de</strong> ses performances.<br />

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