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Qu'y at-il de plus proche d'un monde possible qu'un monde qui a été

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« Qu’y a-t-<strong>il</strong> <strong>de</strong> <strong>plus</strong> <strong>proche</strong> d’un mon<strong>de</strong> <strong>possible</strong> qu’un mon<strong>de</strong> <strong>qui</strong> a <strong>été</strong> ? » :<br />

Écriture <strong>de</strong> la mémoire et théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s chez Jacques Roubaud<br />

Sophie Létourneau<br />

Il y aurait un auteur, un poète : Jacques Roubaud. M<strong>at</strong>hém<strong>at</strong>icien et oulipien. Un homme <strong>de</strong><br />

formules. Un formaliste, donc, et expériment<strong>at</strong>eur. Un chercheur, un <strong>qui</strong> cherche, <strong>qui</strong> donne<br />

dans la recherche abstraite : un spécul<strong>at</strong>eur. Il y aurait ce poète en considér<strong>at</strong>ion <strong>de</strong> son<br />

trava<strong>il</strong>, sa recherche : l’art ou les arts <strong>de</strong> la mémoire (ars memoriae). Le modèle <strong>de</strong> cette<br />

spécul<strong>at</strong>ion, ce serait ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, une « prose <strong>de</strong> mémoire », écrit<br />

Roubaud, un récit <strong>qui</strong> donne à la mémoire sa formule, <strong>qui</strong> prend cette formule pour règle <strong>de</strong><br />

production. Un livre interminable, inachevable en même temps qu’à <strong>plus</strong>ieurs endroits avorté.<br />

Autotélique jusqu’à l’infl<strong>at</strong>ion. Spéculaire, en <strong>plus</strong> d’être spécul<strong>at</strong>ive, l’œuvre <strong>de</strong> Roubaud<br />

tantôt se replie, tantôt s’ouvre à partir d’un creux, d’un vi<strong>de</strong>. La spécul<strong>at</strong>ion est freinée et la<br />

spécularité, a<strong>il</strong>leurs, provoquée par la mort <strong>de</strong> sa femme. Il y aurait, en <strong>plus</strong> <strong>de</strong> Jacques, Alix<br />

Cléo Roubaud, sa femme, condamnée, décédée. Photographe, diariste et lectrice <strong>de</strong><br />

Wittgenstein. Une femme <strong>de</strong> la division (linguistique et du b<strong>il</strong>inguisme), fascinée par son<br />

double, le double, le <strong>possible</strong>, l’image. Il y aurait, à côté du ‘Grand Incendie…’, un livre <strong>de</strong><br />

poésie, un autre genre, une autre forme donnée à la mémoire : Quelque chose noir. Il y aurait<br />

cet auteur, sa femme, cette œuvre ; <strong>il</strong> y aurait le mouvement spécul<strong>at</strong>if du ‘Grand Incendie…’<br />

comme « prose <strong>de</strong> mémoire » et l’écriture spéculaire <strong>de</strong> Quelque chose noir. Il y aurait, entre<br />

eux <strong>de</strong>ux, entre Roubaud et Roubaud, comme le seu<strong>il</strong> infranchissable d’un miroir.<br />

L’écriture <strong>de</strong> la mémoire partage avec la ph<strong>il</strong>osophie <strong>de</strong> l’histoire un certain nombre <strong>de</strong><br />

préoccup<strong>at</strong>ions <strong>qui</strong> portent sur la façon <strong>de</strong> représenter, d’écrire le passé. Que peut-on<br />

connaître du passé ? Peut-on le saisir ? Le dire, le raconter ? Mais surtout, peut-on y croire ?


Peut-on croire à l’histoire <strong>de</strong> ce <strong>qui</strong> s’est passé ? Un soupçon est maintenant posé sur le réel –<br />

et <strong>plus</strong> encore sur le réel passé, sur la vérité <strong>de</strong> la référence et l’assurance donnée par la<br />

téléologie. Cette érosion du sens <strong>de</strong> la référence, le caractère problém<strong>at</strong>ique <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la<br />

représent<strong>at</strong>ion du récit historien, la porosité entre la fiction et la réalité ont évi<strong>de</strong>mment<br />

questionné les ph<strong>il</strong>osophes <strong>de</strong> l’histoire. Les travaux <strong>de</strong> Paul Ricœur, <strong>de</strong> Hay<strong>de</strong>n White, <strong>de</strong><br />

Michel <strong>de</strong> Certeau, d’Edward Said, <strong>de</strong> Dominick LaCapra, <strong>de</strong> Paul Veyne (sans compter les<br />

penseurs <strong>de</strong> l’« histoire altern<strong>at</strong>ive » 1 ) ont mis en cause le déterminisme et les schèmes dans<br />

l’écriture historienne, ce <strong>qui</strong> n’a pas <strong>été</strong> sans in<strong>qui</strong>éter l’écriture même, et l’écrit. Comment<br />

(et peut-on ?) faire parler le passé en dépit <strong>de</strong> la méfiance <strong>de</strong>vant les métho<strong>de</strong>s empiristes et<br />

malgré le soupçon posé sur l’écrit ? Dans un univers <strong>de</strong> fiction où « tout est langage », la<br />

valeur mise en question mais recherchée par les écritures mémorielles, la valeur suprême mais<br />

contestée, serait donc l’instance du réel, la valeur référentielle.<br />

L’œuvre <strong>de</strong> Jacques Roubaud propose une expériment<strong>at</strong>ion particulièrement intéressante<br />

quant à la possib<strong>il</strong>ité (c’est-à-dire l’impossib<strong>il</strong>ité) <strong>de</strong> faire du passé une m<strong>at</strong>ière, un m<strong>at</strong>ériau<br />

d’écriture. Dans ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, Jacques Roubaud s’astreint à figurer, moins<br />

dans l’écriture que dans la mise en récit, le mouvement mémoriel. Adoptant un ordre pour le<br />

moins idiotypique (ni l’ordre chronologique, ni même l’ordre proustien ne parviennent à<br />

rendre compte <strong>de</strong>s trames narr<strong>at</strong>ives données à lire, <strong>de</strong> ces f<strong>il</strong>s <strong>qui</strong>, selon Roubaud, iraient<br />

dans le sens <strong>de</strong>s allées et venues <strong>de</strong> la mémoire), ce serait donc, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong><br />

Londres’, dans tout ce que la formule peut laisser voir <strong>de</strong> folie, un « roman <strong>de</strong> la mémoire ».<br />

1 Sur l’« histoire altern<strong>at</strong>ive », consulter Alexan<strong>de</strong>r Demandt, History Th<strong>at</strong> Never Happened. A Tre<strong>at</strong>ise on the<br />

Question, Wh<strong>at</strong> Would Have Happened If…?, Jafferson, McFarland, 1993; Niall Ferguson (dir.), Virtual History.<br />

Altern<strong>at</strong>ives and Counter-Factuals, New York, Basic Books, 1999; Karen Hellekson, The Altern<strong>at</strong>e History.<br />

Refiguring Historical Time, [2000], Kent, The Kent St<strong>at</strong>e University Press, 2001; Éric B. Henriet, L’histoire<br />

revisitée : Panorama <strong>de</strong> l’uchronie sous toutes ses formes, [1999], Paris, Encrage, 2004; Gavriel Rosenfeld,<br />

«Why Do We Ask ‘Wh<strong>at</strong> If?’. Reflections on the Function of Altern<strong>at</strong>ive History», History and Theory, n o 41,<br />

décembre 2002, p. 90-103.<br />

2


Spécul<strong>at</strong>if, le récit <strong>de</strong> Jacques Roubaud commente le problème <strong>de</strong> l’écriture du passé jusqu’à<br />

substituer le commentaire à l’autobiographie. En effet, <strong>il</strong> semblerait que l’écriture du passé se<br />

réfléchisse, c’est-à-dire qu’elle s’écrive d’abord elle-même. Le temps d’écriture <strong>de</strong>vient lui-<br />

même souvenir et <strong>de</strong> ce fait, et pour cela, raconté. Mis sur papier, le passé s’évanouit et<br />

entraîne l’écriture avec lui. Ne reste que l’écrit : « Chaque fragment <strong>de</strong> mémoire que<br />

j’extirperai du temps, aussitôt posé noir ici, s’évaporera […]. Ce <strong>qui</strong> restera sera cette<br />

narr<strong>at</strong>ion 2 . » L’autotélisme du livre s’expliquerait par le fait que la mémoire, à l’instar <strong>de</strong><br />

l’écriture, ne pourrait saisir que son propre processus, et cela s’appliquerait d’autant <strong>plus</strong> à<br />

l’écriture <strong>de</strong> la mémoire. Telle que conçue par Roubaud, elle court à sa perte, vers le vi<strong>de</strong> et<br />

l’abîme. Un vi<strong>de</strong> à l’arrivée, un vi<strong>de</strong> au départ : <strong>il</strong> s’agit d’une narr<strong>at</strong>ion <strong>qui</strong> s’écrit à vi<strong>de</strong> et à<br />

partir d’une mort, avons-nous dit : « dans cet intervalle quotidien <strong>de</strong> ma vie maintenant vi<strong>de</strong>,<br />

j’écrirai 3 . » « Prose <strong>de</strong> mémoire », le livre <strong>de</strong> Roubaud l’est dans la mesure où la narr<strong>at</strong>ion se<br />

retient elle-même à défaut <strong>de</strong> pouvoir conserver le reste et s’écrit dans l’absence <strong>plus</strong> que dans<br />

l’oubli.<br />

Cette narr<strong>at</strong>ion, Roubaud lui donne une structure « cap<strong>il</strong>laire ». Tournée vers le passé, la prose<br />

est pleine <strong>de</strong> « bifurc<strong>at</strong>ions », fait voir « l’entrelacement » <strong>de</strong>s souvenirs. Roubaud s’astreint à<br />

une écriture « immédi<strong>at</strong>e et sans contrôle, sans r<strong>at</strong>ure, sans repentirs, ou retours 4 », une<br />

écriture <strong>qui</strong> gar<strong>de</strong>rait tout ce <strong>qui</strong> lui serait advenu, tous les ét<strong>at</strong>s et toutes les pensées : ce sont<br />

les « incises et bifurc<strong>at</strong>ions » <strong>qui</strong> suivent le récit proprement dit. Opérant selon le régime<br />

mémoriel, l’écriture <strong>de</strong> Roubaud se veut linéaire et gar<strong>de</strong> cependant en elle tous les f<strong>il</strong>s<br />

<strong>possible</strong>s.<br />

2<br />

Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’. Récit, avec incises et bifurc<strong>at</strong>ions, (1985-1987), Paris,<br />

Seu<strong>il</strong>, 1989, p. 15.<br />

3<br />

Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 14.<br />

4<br />

Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 97. Cette conception <strong>de</strong> la mémoire est, bien entendu,<br />

discutable d’un point <strong>de</strong> vue psychanalytique.<br />

3


Inlassablement, dans la pensée <strong>de</strong> la mémoire, je m’abandonne à <strong>de</strong> nouveaux<br />

commencements, retournant, par <strong>de</strong>s chemins <strong>de</strong> traverse (incises et bifurc<strong>at</strong>ions) euxmêmes<br />

multipliés en un réseau cap<strong>il</strong>laire, en une chevelure <strong>de</strong> récit, à mon but<br />

originel […]. C’est pourquoi, alors que la prose véritable <strong>de</strong> roman additionne et<br />

sélectionne (drastiquement) les voix, les anecdotes et les gestes pour soutenir la<br />

progression <strong>de</strong> ses phrases, <strong>de</strong> ses paragraphes, <strong>de</strong> ses chapitres, la prose <strong>de</strong> mémoire<br />

s’arrête et repart presque avec chacun d’eux (phrases, paragraphes, chapitres ;<br />

paragraphes surtout) dans la vie quotidienne, insulaire, <strong>de</strong> la composition 5 .<br />

Ce modèle, parce qu’<strong>il</strong> exclut le choix (<strong>qui</strong>, selon l’ancienne « théorie du sacrifice », serait la<br />

condition <strong>de</strong> l’œuvre d’art) semble fon<strong>de</strong>r en véridicité le récit, la « prose <strong>de</strong> mémoire »,<br />

comme si la mémoire serait seule vraie – la mémoire, non les souvenirs, ni le passé.<br />

La « cap<strong>il</strong>larité » <strong>de</strong> la narr<strong>at</strong>ion offrent un modèle la pluralité <strong>de</strong>s souvenirs, lieux <strong>de</strong><br />

mémoire vers lesquels ten<strong>de</strong>nt la mémoire et le récit. Pour Roubaud, en effet, à partir du<br />

présent, <strong>plus</strong>ieurs chemins vont vers divers passés, lieu <strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s : « Ce n’est pas tant vers<br />

un futur à la fois informe et informulé que les mon<strong>de</strong>s divergent (du moins divergent<br />

démontrablement ; vers le futur <strong>il</strong>s ne se démultiplient que “<strong>possible</strong>ment”) que vers le<br />

passé 6 . » D’où l’importance du point <strong>de</strong> départ : le présent <strong>de</strong> référence, présent <strong>de</strong><br />

l’énonci<strong>at</strong>ion et <strong>de</strong> la posture <strong>de</strong> rétrospection, est constamment rappelé au lecteur car c’est à<br />

partir <strong>de</strong> cette base que se déploient les f<strong>il</strong>s <strong>de</strong> la mémoire 7 : « <strong>il</strong> faut que le présent <strong>de</strong> ces<br />

pages, celui <strong>qui</strong> s’installe sous les lignes <strong>de</strong> ces premiers chapitres, puisse servir <strong>de</strong> référence,<br />

être proprement le présent vrai <strong>de</strong> la narr<strong>at</strong>ion, celui pendant lequel la narr<strong>at</strong>ion s’accomplit,<br />

tout en apparaissant pour ce qu’<strong>il</strong> est, c’est-à-dire mob<strong>il</strong>e 8 . » Ce présent ne serait ainsi qu’un<br />

<strong>de</strong>s présents <strong>possible</strong>s, qu’un <strong>de</strong>s lieux du hors temps ; le passé ne serait qu’un présent <strong>de</strong><br />

5 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 101.<br />

6 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 279.<br />

7 En <strong>de</strong>vançant quelque peu notre propos, <strong>il</strong> nous faut dire que ce présent <strong>de</strong> l’énonci<strong>at</strong>ion peut être considéré<br />

comme la « base » <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s. Thomas Pavel écrit : « Chaque univers possè<strong>de</strong> ainsi son propre mon<strong>de</strong><br />

actuel, <strong>qui</strong> sera appelé sa base. Un univers abrite <strong>de</strong> la sorte une constell<strong>at</strong>ion <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s autour d’une base ;<br />

mais, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce, la même base peut être entourée <strong>de</strong> <strong>plus</strong>ieurs univers ». Thomas Pavel, Univers <strong>de</strong> la<br />

fiction, [1986], Paris, Seu<strong>il</strong>, 1988, p. 69. Marie-Laure Ryan développera sa réflexion sur les mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s<br />

narr<strong>at</strong>ifs en disant du texte qu’<strong>il</strong> suppose l’existence d’un mon<strong>de</strong> actuel, à partir duquel <strong>il</strong> projette un univers.<br />

Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narr<strong>at</strong>ive Theory, University Bloomington &<br />

Indianapolis Press, 1991, p. 259.<br />

8 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 49.<br />

4


<strong>plus</strong>. Car, nous dit Roubaud, « à la mémoire tout est présent, tout est distant : c’est l’axiome<br />

d’entrelacement 9 . »<br />

Même dans ce qu’elle a <strong>de</strong> <strong>plus</strong> vivant, c’est-à-dire <strong>de</strong> proliférant, l’entreprise <strong>de</strong> mémoire et<br />

son récit ne peuvent qu’échouer à s’ap<strong>proche</strong>r du <strong>plus</strong> lointain passé. L’évanescence <strong>de</strong>s<br />

souvenirs et <strong>de</strong> l’écrit n’est cependant pas la véritable cause <strong>de</strong> l’échec du ‘Grand Incendie <strong>de</strong><br />

Londres’ – plutôt son énergie, puisqu’<strong>il</strong> se développe à partir <strong>de</strong> ce <strong>qui</strong> fuit. Sa forme même<br />

(pensée comme telle) fuit <strong>de</strong> toutes parts. C’est dans l’incapacité <strong>de</strong> l’auteur-narr<strong>at</strong>eur à<br />

donner forme, image, souvenir, à concevoir, à écrire, à donner pour mémorielle, passée et<br />

réelle, la mort <strong>de</strong> sa femme, que se situe, selon nous, le véritable échec, la fa<strong>il</strong>lite à écrire la<br />

mémoire. Nous sommes <strong>de</strong>vant un modèle temporel <strong>qui</strong> contredit la linéarité du temps <strong>qui</strong> a<br />

mené à la mort d’Alix, <strong>qui</strong> conteste la mort, le tragique, la f<strong>at</strong>alité. Une « prose <strong>de</strong> mémoire »<br />

a <strong>été</strong> tentée pour faire voir du passé les possib<strong>il</strong>ités, mais le modèle est imparfait. Il y a une<br />

impasse logique. Dans ‘Le Grand Incendie…’, la narr<strong>at</strong>ion s’arrête au présent. Arrivés à cet<br />

endroit, à cet instant, la mémoire et son récit <strong>at</strong>teignent leur limite, comme en témoigne celui<br />

<strong>qui</strong> écrit : « je suis arrivé au bout réel <strong>de</strong> cette région ari<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon récit 10 . » Arrivé « au<br />

bout », à la <strong>de</strong>rnière extrémité, au point limite du modèle mémoriel, l’infl<strong>at</strong>ion narr<strong>at</strong>ive cesse.<br />

Le retour au présent, au réel, le rappel et le const<strong>at</strong> <strong>de</strong> la mort d’Alix marquent la fin du<br />

narrable : « Ainsi, pénétrant par arborescences, par fourches aci<strong>de</strong>s, dans les couches <strong>de</strong><br />

neige, <strong>de</strong> feu<strong>il</strong>les d’encre <strong>de</strong>s réminiscences pour les détruire (<strong>de</strong>struction par le souvenir<br />

noté), j’avance à rebours dans le temps où <strong>il</strong> ne restera rien : la véritable solitu<strong>de</strong> 11 . » La<br />

spécul<strong>at</strong>ion roubaldienne tendait, en fait, vers ce krach : « Car je ne cherche pas les traces du<br />

temps pour, les rejouant <strong>de</strong>vant mes yeux, rentrer, au moins le temps d’un récit, dans la<br />

9 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 201.<br />

10 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 227.<br />

11 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 313.<br />

5


jouissance d’une possession perdue, je les <strong>at</strong>teins pour les détruire, pour les abolir 12 . »<br />

S’opposant au présent, le mo<strong>de</strong> conditionnel (jusque là moteur du texte) s’efface pour lui<br />

cé<strong>de</strong>r la place et, <strong>de</strong> spécul<strong>at</strong>ive, l’écriture <strong>de</strong>vient spéculaire, prise dans une dualité qu’on<br />

dira <strong>de</strong>structrice. « Écriture renversée », elle se retourne contre elle-même et s’abolit en son<br />

double (‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’ en son projet) dans une boucle temporelle que<br />

Roubaud veut m<strong>at</strong>hém<strong>at</strong>ique : le temps <strong>de</strong> l’écriture se replie sur le temps du souvenir :<br />

« 1178 <strong>plus</strong> [jours avec Alix] et 1178 moins [jours sans Alix et jours d’écriture], ce <strong>qui</strong> fait un<br />

zéro pur 13 . »<br />

Pourquoi ce projet, cet « incendie » ? Pourquoi ce projet était-<strong>il</strong> en fait celui <strong>de</strong> son incendie ?<br />

Le modèle choisi pour l’entreprise du ‘Grand Incendie…’, le récit mimant la mémoire, récit<br />

par « branches », par « f<strong>il</strong>s », récit « cap<strong>il</strong>laire », « potentiel », « spécul<strong>at</strong>if », avons-nous dit,<br />

est concurrencé, à l’intérieur même du livre, par un autre modèle, celui <strong>de</strong> l’image, <strong>de</strong> la<br />

photographie, <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s et <strong>de</strong> la poésie. Il y a incendie pour que l’écriture<br />

poétique <strong>de</strong> Roubaud soit à nouveau <strong>possible</strong>, comme un a<strong>il</strong>leurs, hors temps, hors récit, hors<br />

chronologie : « Je vois ma branche du soi, écrit Roubaud, celle où je rejoins Alix dans le futur<br />

antérieur […], notre passé annulé et révolu, comme située dans ce mon<strong>de</strong> après l’infini du<br />

temps terminé ; et c’est là qu’<strong>il</strong> me faudrait aller pour l’écrire 14 . » Roubaud est donc à la<br />

recherche d’un autre lieu que la prose, à la recherche d’autre chose qu’un temps pour la<br />

mémoire d’Alix : « Dans l’échec général <strong>de</strong> mon entreprise, […] quelque chose manquait,<br />

extérieur au projet, extérieur à la prose ; quelque chose noir et clair à la fois, capable <strong>de</strong><br />

donner l’impulsion première, et <strong>de</strong> la soutenir, <strong>de</strong> la faire renaître <strong>de</strong> moment à moment 15 . »<br />

12 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 411.<br />

13 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 367.<br />

14 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 313.<br />

15 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 223.<br />

6


Écrit en même temps que lui, à côté du ‘Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’. Récit, avec incises et<br />

bifurc<strong>at</strong>ions, 1985-1987 (1989) se tient Quelque chose noir 16 (1986), recue<strong>il</strong> <strong>de</strong> poésie portant<br />

quasi exclusivement, contrairement au ‘Grand Incendie’, sur la mort <strong>de</strong> la compagne du<br />

poète, Alix Cléo Roubaud 17 . Ainsi <strong>il</strong> y aurait, dans ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, une<br />

narr<strong>at</strong>ologie mémorielle ; dans Quelque chose noir, recue<strong>il</strong> publié dans les mêmes années et<br />

recoupant, à <strong>plus</strong>ieurs niveaux, ‘Le Grand Incendie’, Roubaud aurait trava<strong>il</strong>lé, <strong>de</strong> la mémoire,<br />

la topologie. (Un tel choix se voit justifié a posteriori dans L’Invention du f<strong>il</strong>s <strong>de</strong> Leoprepes<br />

où Roubaud fait voir que les arts <strong>de</strong> la mémoire reposent sur l’image et le lieu, sur une<br />

topologie <strong>de</strong> l’image, à l’instar <strong>de</strong> la poésie.)<br />

Quelque chose noir se déploie sous le mo<strong>de</strong> du questionnement, la question à résoudre étant<br />

celle <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stin<strong>at</strong>ion <strong>de</strong> la parole <strong>de</strong>s poèmes, <strong>de</strong> la situ<strong>at</strong>ion désormais (lieu, « habit<strong>at</strong> » ou<br />

« p<strong>at</strong>rie ») qu’occupe celle à <strong>qui</strong> est <strong>de</strong>stinée cette poésie : « Où es tu : / <strong>qui</strong> 18 ? » L’homme<br />

tente <strong>de</strong> déterminer le lieu <strong>de</strong> la mort, le lieu « d’où » elle est, « découvrir d’où 19 », comme <strong>il</strong><br />

est écrit dans ‘Le Grand Incendie…’, « le lieu ou l’être d’où elle était à ce moment-là 20 ».<br />

Pour mener cette enquête, Roubaud s’appuie sur <strong>de</strong>s objets, sur <strong>de</strong>s images, sur <strong>de</strong>s lieux et<br />

<strong>de</strong>ssine une topologie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s, dont la parole est la seule son<strong>de</strong> 21 . À l’instar <strong>de</strong><br />

16<br />

Le titre du recue<strong>il</strong> renvoie à une série <strong>de</strong> photographies prises par Alix Cléo Roubaud, Si quelque chose noir,<br />

photographies sur lesquelles on la voit, nue, poser dans un intérieur clair-obscur et dans lesquelles toujours sur<br />

son corps <strong>il</strong> y a un point d’ombre, comme un noyau noir, « corps noir ». (Ces photographies sont reproduites<br />

dans le Journal d’Alix Cléo Roubaud, édité par Jacques Roubaud en 1984.) On peut se questionner quant au<br />

retranchement du « si » du titre <strong>de</strong> la série d’Alix Cléo chez Jacques Roubaud. On trouvera peut-être une piste<br />

d’explic<strong>at</strong>ion dans le Journal : Alix Cléo Roubaud écrit que ses photographies sont les mises en scène <strong>de</strong> sa mort<br />

<strong>possible</strong>ment imminente Morte, le « si » ne peut <strong>plus</strong> signifier la fiction, le « comme si », la modalité du<br />

<strong>possible</strong>… Dans la mesure où son trava<strong>il</strong> <strong>de</strong> la mort en photographie est tributaire <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Wittgenstein<br />

(« Que signifie se voir déjà mort ? comment le montrer ? » Alix Cléo Roubaud, Journal. 1979-1983, Paris, Seu<strong>il</strong>,<br />

1984, p. 170), un trava<strong>il</strong> reste à faire sur l’intric<strong>at</strong>ion, dans la poétique <strong>de</strong> Jacques Roubaud, <strong>de</strong> la logique <strong>de</strong><br />

Wittgenstein, <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Lewis et du trava<strong>il</strong> <strong>de</strong> sa femme (son Journal).<br />

17<br />

Franco-ontarienne, son nom <strong>de</strong> jeune f<strong>il</strong>le était Alix Cléo Blanchette. Elle est décédée en janvier 1983 à l’âge<br />

<strong>de</strong> 31 ans <strong>de</strong>s suites <strong>de</strong> son asthme.<br />

18<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986, p. 19.<br />

19<br />

Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 19.<br />

20<br />

Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 110.<br />

21<br />

La parole <strong>de</strong> Roubaud se fait donc appel, mais restera sans réponse : « on en vient à découvrir que la mort ne<br />

parle pas ». Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 66.<br />

7


ce <strong>qui</strong> se passe dans ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, l’énonci<strong>at</strong>ion est consciente <strong>de</strong> ses<br />

conditions : la parole s’énonce <strong>de</strong>puis un intérieur, <strong>de</strong>puis cette chambre, cet appartement où<br />

l’écrivain semble s’être emmuré. C’est donc à partir <strong>de</strong> cet espace intime que Roubaud<br />

cherche le lieu d’Alix ; c’est là également qu’<strong>il</strong> veut la trouver. Dans un poème intitulé « Dans<br />

l’espace minime », <strong>il</strong> écrit : « Je m’éloigne peu souvent <strong>de</strong> cet endroit comme si<br />

l’enfermement dans un espace minime te restituait <strong>de</strong> la réalité, puisque tu y vivais avec<br />

moi 22 . » Vo<strong>il</strong>à <strong>qui</strong> explique l’<strong>at</strong>tachement que l’auteur porte aux photographies prises par sa<br />

femme et affichées dans l’appartement, comme cette photographie <strong>de</strong> la vue <strong>de</strong> la fenêtre dont<br />

la <strong>de</strong>scription se trouve dans ‘Le Grand Incendie…’ et <strong>qui</strong> apparaît à <strong>de</strong>ux reprises dans<br />

Quelque chose noir. « Cette photographie, ta <strong>de</strong>rnière 23 » est là pour témoigner en effet que la<br />

photographe a <strong>été</strong> là, que « ça a <strong>été</strong> » (pour reprendre la formule <strong>de</strong> Barthes 24 ), que ça a eu<br />

lieu ; qu’<strong>il</strong> y a eu un lieu du <strong>de</strong>ux. La photographie occupe une position priv<strong>il</strong>égiée : elle est<br />

témoin et image <strong>de</strong> ce lieu, et donc image ouverte sur l’autre mon<strong>de</strong>. D’où l’importance <strong>de</strong> la<br />

photographie <strong>de</strong> la vue <strong>de</strong> la fenêtre, « ta <strong>de</strong>rnière », pour le poète : « Tu m’as laissé une<br />

image empreinte <strong>de</strong> toi, dans le rectangle même <strong>de</strong> réel qu’elle présente, et tu y apparais à<br />

l’endroit où seule tu es absente 25 .<br />

Dans la topologie mise en place par le recue<strong>il</strong>, un espace intime sert donc <strong>de</strong> décor à<br />

l’élabor<strong>at</strong>ion d’un mon<strong>de</strong> <strong>possible</strong> que Roubaud nomme « biipisme » ou « l’île du <strong>de</strong>ux » :<br />

« le mon<strong>de</strong> d’une seule, mais <strong>qui</strong> aurait <strong>été</strong> <strong>de</strong>ux 26 . » Or cette « proximité pleine <strong>de</strong> <strong>plus</strong>ieurs<br />

mon<strong>de</strong>s 27 » semble en bout <strong>de</strong> ligne im<strong>possible</strong>. L’homme, <strong>qui</strong> se dit « habitant <strong>de</strong> la mort<br />

idiote 28 », prête à sa femme la qualité d’« Ap<strong>at</strong>ri<strong>de</strong> » et semble ne pouvoir concevoir <strong>de</strong> lieu<br />

pour elle hors <strong>de</strong> son nom : « Les êtres passés et révolus, parlés présents, affirmés présents par<br />

22<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 36.<br />

23<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 91 et p. 103.<br />

24<br />

Cf. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seu<strong>il</strong>, Les Cahiers du<br />

cinéma, 1980.<br />

25<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 84.<br />

26<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 50.<br />

27<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 97.<br />

28<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 35.<br />

8


l’adresse, ne sont pas <strong>plus</strong> quelque part (je veux dire en quelque construction) <strong>possible</strong>s/ Et<br />

pourtant <strong>il</strong> ne m’est pas envisageable <strong>de</strong> me passer <strong>de</strong> dire “toi”/ En te nommant je voudrais te<br />

donner une stab<strong>il</strong>ité hors <strong>de</strong> toute <strong>at</strong>teinte 29 . » On dirait en effet que les modalités du <strong>possible</strong><br />

ne peuvent qu’être linguistiques : axiomes et propositions, appels et adresses se heurtent<br />

toujours cependant au vi<strong>de</strong> concret : « “Elle est vivante”. j’imagine que cette proposition,<br />

fausse dans mon univers, est vraie dans cet autre, l’univers (fictif) <strong>de</strong> sa vérité. […] L’univers<br />

reste insensible à l’offre <strong>de</strong> ma proposition 30 . » Plutôt que « tout est langage », Roubaud<br />

développe la thèse que « le langage n’est rien ». À force <strong>de</strong> langage, l’écriture <strong>de</strong> la mémoire<br />

aboutit au « rien », à l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’absence, à l’absence <strong>de</strong> quelque chose <strong>qui</strong> tiendrait <strong>de</strong><br />

référence. C’est peut-être pourquoi, finalement, aussi, Roubaud en vient à prêter à la<br />

photographie seule un pouvoir <strong>de</strong> conserv<strong>at</strong>ion et <strong>de</strong> monstr<strong>at</strong>ion <strong>qui</strong> ne s’accompagnerait pas<br />

d’une <strong>de</strong>struction. La photographie serait ainsi le <strong>de</strong>rnier rempart d’une topologie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s<br />

<strong>possible</strong>s : « Image ta seule p<strong>at</strong>rie 31 . »<br />

C’est donc parce qu’<strong>il</strong> tente <strong>de</strong> penser les lieux du passé que Roubaud va chercher, dans la<br />

théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s <strong>de</strong> David Lewis, un modèle <strong>qui</strong> n’est toutefois pas sans lui poser<br />

problème. Dans un recue<strong>il</strong> publié <strong>de</strong>ux ans après ‘Le Grand Incendie…’, intitulé La Pluralité<br />

<strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Lewis, Roubaud écrit : « Si les mon<strong>de</strong>s étaient <strong>de</strong>s contes[…]/ <strong>il</strong> y aurait place<br />

pour <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s/ où <strong>de</strong>s contradictoires seraient vrais/ où je dirais “tu vis, tu es morte”/ riant,<br />

tu répondrais 32 . » Chez Roubaud, c’est à l’épreuve du réel que la théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s<br />

<strong>possible</strong>s <strong>de</strong> Lewis perd la force conceptuelle <strong>de</strong> son conditionnel. Mais pourquoi être allé du<br />

côté <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s pour trouver un modèle ? Pourquoi Roubaud, dans<br />

29 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 87.<br />

30 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 128-129.<br />

31 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 117.<br />

32 Jacques Roubaud, La Pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Lewis, Paris, Gallimard, 1991, p. 28.<br />

9


son <strong>de</strong>u<strong>il</strong>, se sert-<strong>il</strong> <strong>de</strong> Lewis, même et surtout pour le critiquer ? C’est ce que nous tenterons<br />

ici d’expliquer.<br />

Il y a eu <strong>plus</strong>ieurs théories <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s <strong>de</strong>puis Leibniz 33 jusqu’à Kripke 34 et Lewis.<br />

Celle <strong>de</strong> Lewis est la <strong>plus</strong> intransigeante toutefois. Posant radicalement la possib<strong>il</strong>ité <strong>de</strong>s<br />

mon<strong>de</strong>s (« every way a world could possibly be is a way th<strong>at</strong> some world is 35 »), leur<br />

proximité et leur tout aussi radicale inaccessib<strong>il</strong>ité (« No sp<strong>at</strong>iotemporal rel<strong>at</strong>ions <strong>at</strong> all<br />

between things th<strong>at</strong> belong to different worlds 36 »), le « modal realism » <strong>de</strong> Lewis (« the<br />

thesis th<strong>at</strong> the world we are part of is but a plurality of worlds 37 ») trouverait son <strong>il</strong>lustr<strong>at</strong>ion<br />

graphique dans une constell<strong>at</strong>ion <strong>de</strong> cercles <strong>qui</strong> ne se toucheraient pas, <strong>de</strong>s diagrammes <strong>de</strong><br />

Venne <strong>qui</strong> ne se recouperaient pas. Le réalisme modal <strong>de</strong> Lewis est fondé sur les <strong>de</strong>ux<br />

principes essentiels <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> leur clôture ; on imagine que c’est le<br />

réalisme <strong>de</strong> Lewis <strong>qui</strong> a interpellé Roubaud en même temps que c’est, précisément, la fa<strong>il</strong>lite<br />

<strong>de</strong> la réalité <strong>qui</strong> l’aura fait douter. Comme le souligne Florence Marsal (dans un excellent<br />

article dont nous développons ici le propos) :<br />

The imaginary or actual existence of a <strong>possible</strong> world in which his wife would st<strong>il</strong>l be<br />

alive <strong>at</strong>tracts the poet, but the paradox of this existence th<strong>at</strong> is “no place in particular” is<br />

too strong to be dismissed, and the poet maintains his “incredulous stare”. The truth<br />

value th<strong>at</strong> can be calcul<strong>at</strong>ed in logical oper<strong>at</strong>ions is constantly put into question by the<br />

only absolute and obsessive truth : his wife is <strong>de</strong>ad 38 .<br />

C’est comme si la poésie et « la m<strong>at</strong>hém<strong>at</strong>ique » <strong>de</strong> Roubaud, sa logique, n’avaient pas le<br />

même poids <strong>de</strong> réalité et <strong>de</strong> vérité que « la physique 39 . » C’est donc en ce sens qu’<strong>il</strong> faut<br />

33<br />

On rappellera que Leibniz, dans les Essais <strong>de</strong> Théodicée (1710), proposait l’idée selon laquelle le mon<strong>de</strong> dans<br />

lequel nous vivons, né <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> Dieu, ne peut être que le me<strong>il</strong>leur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s. (On sait l’usage<br />

que Voltaire a fait <strong>de</strong> cette proposition, dont Pangloss se fait l’apôtre dans Candi<strong>de</strong> ou l’optimisme. )<br />

34<br />

Les travaux <strong>de</strong> Saul Kripke sont au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la théorie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s. Développée dans<br />

les années 1950, la logique modale <strong>de</strong> Kripke stipule que ce <strong>qui</strong> est <strong>possible</strong> est vrai dans au moins un mon<strong>de</strong><br />

<strong>possible</strong>, ce <strong>qui</strong> est nécessaire est vrai dans tous les mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s et ce <strong>qui</strong> est vrai est vrai dans le mon<strong>de</strong><br />

actuel, <strong>qui</strong> est le nôtre.<br />

35<br />

David Lewis, On the Plurality of World, Oxford and New York, Bas<strong>il</strong> Blackwell, 1986, p. 2.<br />

36<br />

David Lewis, On the Plurality of World, p. 2.<br />

37<br />

David Lewis, On the Plurality of World, p. vii.<br />

38 th<br />

Florence Marsal. « Mourning and the Call to Possible Worlds in Jacques Roubaud’s Work », Journal of 20<br />

Century/ Contemporary French Studies, vol. 6, n o 2, automne 2002, p. 359-360.<br />

39<br />

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 121.<br />

10


comprendre l’ut<strong>il</strong>is<strong>at</strong>ion par Roubaud <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s : comme tent<strong>at</strong>ive <strong>de</strong><br />

penser comme vraie, et réelle, au sens le <strong>plus</strong> fort <strong>de</strong>s termes, l’existence <strong>de</strong> « “toi” ».<br />

Malheureusement, le réel en même temps que le langage (fait poésie, récit ou logique<br />

modale), tous déçoivent 40 .<br />

Pour nous résumer, nous dirons que ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’ et Quelque chose noir<br />

développent tous <strong>de</strong>ux l’impossib<strong>il</strong>ité du langage, <strong>de</strong> l’écrit, prose ou poésie, à <strong>at</strong>teindre et à<br />

représenter quelque chose du passé : les <strong>de</strong>ux œuvres donnent à lire un effort, une tent<strong>at</strong>ive et<br />

son échec, à retrouver la valeur référentielle. Nous avons vu que cela se caractérisait, dans la<br />

prose, par un trava<strong>il</strong> <strong>de</strong> repli <strong>de</strong> l’écriture sur elle-même et par le déploiement narr<strong>at</strong>if d’une<br />

mémoire irrécupérable, arborescente jusqu’à l’incendie. Nous avons également const<strong>at</strong>é que<br />

Quelque chose noir visait à découvrir et à retenir les lieux du passé, mais que le réel passé se<br />

dérobait dans la topologie mise en place par la poésie, comme la mémoire dans ‘Le Grand<br />

incendie…’. Ainsi, le passé s’abolit, et l’écriture avec lui. Les mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s sont<br />

inaccessibles. « Possibles » <strong>plus</strong> que « réels », <strong>il</strong>s <strong>de</strong>meurent linguistiques. L’écriture fa<strong>il</strong>lit à<br />

représenter et à présentifier le passé, mais aussi à le racheter.<br />

Il est un <strong>de</strong>rnier point sur lequel nous voudrions revenir : c’est la question <strong>de</strong> l’image. Dans la<br />

théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong> <strong>de</strong> Lewis, <strong>il</strong> n’y a pas <strong>de</strong> différence ontologique entre les mon<strong>de</strong>s<br />

« actuel » et « <strong>possible</strong>s » (l’actualité serait in<strong>de</strong>xique). Quant à savoir si les mon<strong>de</strong>s<br />

partageaient certains traits, Lewis insiste surtout sur le fait qu’<strong>il</strong> n’y a pas <strong>de</strong> rel<strong>at</strong>ions<br />

sp<strong>at</strong>iotemporelles entre les mon<strong>de</strong>s (pas <strong>de</strong> voyages ni d’individus trans-mon<strong>de</strong>). Cette<br />

40 Les <strong>de</strong>ux figures incontournables <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s en littér<strong>at</strong>ure, Thomas Pavel et Marie-<br />

Laure Ryan, se sont intéressés à la théorie <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>possible</strong>s comme fictions, au contraire <strong>de</strong> Roubaud.<br />

Ensemble, Roubaud et Lewis refusent <strong>de</strong> n’accor<strong>de</strong>r <strong>de</strong> valeur au mon<strong>de</strong> <strong>possible</strong> qu’à titre d’abstraction, le<br />

problème étant pour Roubaud qu’<strong>il</strong> se dit incapable d’observer la réalité d’un mon<strong>de</strong> <strong>possible</strong> : « et s’<strong>il</strong> y a<br />

d’autres mon<strong>de</strong>s, et si toute manière <strong>possible</strong> d’être mon<strong>de</strong> est la manière dont un mon<strong>de</strong> est/ […] ce<br />

mon<strong>de</strong>, le nôtre, le moindre à être, est <strong>possible</strong>:/ mais si je le lis sur ce vi<strong>de</strong>, ce n’est pas le croire ». Jacques<br />

Roubaud, La Pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Lewis, p. 22.<br />

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question <strong>de</strong> la sim<strong>il</strong>itu<strong>de</strong> s’avère pourtant cruciale dans l’œuvre <strong>de</strong> Roubaud en ce qu’<strong>il</strong><br />

cherche à surmonter la proposition suivante : « rien désormais ne lui est semblable 41 . » Alors<br />

que la prose ne peut que se substituer au souvenir, en revanche, quelque chose <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s<br />

<strong>possible</strong>s subsiste dans la représent<strong>at</strong>ion par l’image photographique. Ainsi, on ne peut<br />

manquer <strong>de</strong> voir que l’avancée <strong>de</strong>s « lignes noires » comme la narr<strong>at</strong>ion kripkéenne <strong>de</strong> la<br />

« mémoire tortu(r)euse 42 » ten<strong>de</strong>nt vers un hors lieu <strong>qui</strong> serait celui <strong>de</strong> l’image, celui <strong>de</strong>s<br />

« mon<strong>de</strong>s photographiables 43 . » C’est à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si Roubaud ne trouve pas, parfois, dans<br />

les photographies d’Alix, comme malgré lui, le lieu « où tu te ranges/ Invisible/ Dans<br />

l’épaisseur 44 », son lieu, c’est-à-dire son mon<strong>de</strong> <strong>possible</strong>. Ainsi, l’image photographique est<br />

approchée en tant que vestige 45 , mais aussi en tant que persistance, peut-être, du réalisme<br />

modal : « Pourquoi, insensible à l’affirm<strong>at</strong>ion comme à la nég<strong>at</strong>ion, dans le mon<strong>de</strong>, insistante,<br />

subsistante, in<strong>de</strong>structible, pure répétition, même <strong>de</strong> rien, une image 46 ? » À l’image est prêtée<br />

un réalisme que le langage ne saurait représenter, parce que l’image ne peut exprimer la<br />

modalité, conditionnelle ou passée : « Il n’y a pas d’images que déclar<strong>at</strong>ives, assertives,<br />

finies 47 . » C’est en ce sens qu’<strong>il</strong> faudrait relire Quelque chose noir et ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong><br />

Londres’ et interpréter les renvois aux images photographiques comme <strong>de</strong> véritables pistes <strong>de</strong><br />

lectures, <strong>de</strong> véritables directives à suivre, d’autres « incises et bifurc<strong>at</strong>ions » ; <strong>il</strong> faudrait ouvrir<br />

la prose <strong>de</strong> mémoire et Quelque chose noir à leurs images car nous sommes d’avis que<br />

quelque chose <strong>de</strong>meure en elles, contrairement peut-être à ce <strong>qui</strong> se passe dans l’écrit. Dans<br />

41 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 73.<br />

42 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 70.<br />

43 Jacques Roubaud, ‘Le Grand Incendie <strong>de</strong> Londres’, p. 279.<br />

44 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 29.<br />

45 Vestige, le nom l’est aussi : « ton nom est trace irréductible ». Cf. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p.<br />

88. Il est à noter que la structure du reste dans Quelque chose noir (le journal d’Alix, ses enregistrements, la<br />

façon dont elle a arrangé l’appartement, et bien sûr, ses photographies) confirme, mais infirme la réalité <strong>de</strong> la<br />

mort <strong>de</strong> la femme du poète.<br />

46 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 78.<br />

47 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 101.<br />

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l’œuvre <strong>de</strong> mémoire que propose Roubaud et pour le dire en ses mots, « l’encre et l’image se<br />

retrouvent solidaires et alliées/ comme l’oubli et la trace 48 . »<br />

48 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, p. 47.<br />

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