30.08.2013 Views

Convergence et dispersion * - Revue des sciences sociales

Convergence et dispersion * - Revue des sciences sociales

Convergence et dispersion * - Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>Convergence</strong> <strong>et</strong><br />

<strong>dispersion</strong> *<br />

Proximité <strong>et</strong> distance<br />

chez Georg Simmel<br />

Patrick WATIER<br />

Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales,<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

régionale<br />

* Ce texte est une version modifiée de la communication<br />

présentée lors de la journée «Actualité de<br />

G. Simmel» à l'institut Go<strong>et</strong>he de Paris le<br />

18.11.1986.<br />

(1) Soziologie Duncker <strong>et</strong> Humblot, 1908, p.57<br />

(2) Philosophie de la Mode Fashion texte, 1" en<br />

anglais. International Quarterly 10 (1904) p.<br />

297 in Lévine... en Allemand, Philosophie der<br />

Mode 1905, enrichi en 1911 dans Philosophische<br />

Kultur.<br />

(3) Philosophe de la mode ib. p.296 in Lévine<br />

Dans Soziologie, Simmel dit<br />

que Notre attitude pratique<br />

<strong>et</strong> théorique envers toutes<br />

sortes de phénomènes nous<br />

amène simultanément à être à l'intérieur<br />

<strong>et</strong> à l'extérieur d'eux (1). On<br />

trouve ici en un résumé condensé les<br />

thèmes de la proximité <strong>et</strong> de la distance<br />

qui jouent à notre sens un rôle<br />

fondamental dans la sociologie compréhensive<br />

de G. Simmel. En eff<strong>et</strong> si<br />

l'ensemble <strong>des</strong> <strong>des</strong>criptions <strong>et</strong> <strong>des</strong><br />

analyses contenues dans Soziologie<br />

sont liées à <strong>des</strong> oppositions, à <strong>des</strong><br />

antagonismes, nous avons là une catégories<br />

qui vaut tant pour la vie courante<br />

que pour la connaissance, une<br />

catégorie purement <strong>des</strong>criptive <strong>et</strong> en<br />

même temps une catégorie qui rend<br />

la connaissance possible.<br />

La proximité <strong>et</strong> la distance auraient<br />

donc un statut supérieur à tous les<br />

autres antagonismes, que ce soient le<br />

moi <strong>et</strong> le monde, le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l'obj<strong>et</strong>,<br />

l'individu <strong>et</strong> la société, la stabilité <strong>et</strong><br />

le mouvement, les contenus <strong>et</strong> les<br />

formes, l'union <strong>et</strong> la désagrégation, le<br />

secr<strong>et</strong> <strong>et</strong> la parure, la connaissance <strong>et</strong><br />

la discrétion, l'homme <strong>et</strong> la femme :<br />

toutes ces oppositions fonctionnent<br />

sur le modèle de la désagrégation <strong>et</strong><br />

de l'union, c'est-à-dire comme deux<br />

fonctions fondamentales réunies de<br />

manière inséparable <strong>et</strong> où l'une <strong>des</strong><br />

deux, quoique ou parce qu 'elle forme<br />

- 6 3 -<br />

un contraste logique avec l'autre, devient<br />

la condition de sa réalisation (2).<br />

Si l'on suit ce dualisme, on voit également<br />

combien il est utile pour la<br />

compréhension <strong>des</strong> relations individu/société,<br />

qui reste toujours un<br />

<strong>des</strong> grands problèmes de la sociologie<br />

actuellement, notamment à travers<br />

la question du rapport entre la<br />

construction du social par les individus<br />

<strong>et</strong> <strong>des</strong> individus par le social. Mais<br />

pour que la question puisse se poser<br />

en ces termes cela suppose bien que<br />

soit pris en compte le second à priori<br />

qui indique que la vie sociale<br />

n'aborde pas l'individualité toute<br />

entière, <strong>et</strong> postule ainsi l'existence<br />

d'un quant-à-soi qui est au fondement<br />

<strong>des</strong> pratiques de duplicité <strong>et</strong> de<br />

détournement dans la vie courante.<br />

Que c<strong>et</strong> aspect puisse aisément être<br />

montré au niveau <strong>des</strong> relations que<br />

certains proposent de nommer sociétales<br />

ne fait pas le moindre doute ;<br />

mais ce que ce quant-à-soi opposé à<br />

l'individu social produit également,<br />

c'est la vie sociale comme champ de<br />

bataille, du fait de ces deux principes<br />

antagonistes que sont les deman<strong>des</strong><br />

de la société <strong>et</strong> la résistance que l'individu<br />

leur oppose. Dans ce champ de<br />

bataille chaque arpent est obstinément<br />

contesté, <strong>et</strong> dès lors il faut aussi<br />

concevoir les institutions <strong>sociales</strong><br />

comme <strong>des</strong> traités de paix dans lesquels<br />

l'antagonisme permanent <strong>des</strong><br />

deux principes a été réduit extérieurement<br />

à une forme de coopération<br />

(3). Notons que, contrairement à un<br />

reproche qui a pu lui être fait, Simmel<br />

ne néglige pas le macro-social, sa<br />

sociologie prend également en<br />

compte comme nous le voyons ici les<br />

institutions <strong>et</strong> ne se limite pas aux formes<br />

purement relationnelles du<br />

social. Mais nous voyons également<br />

que le conflit suppose la coopération<br />

<strong>et</strong> vice-versa. Nous voudrions aussi<br />

souligner que le caractère anhistorique<br />

<strong>des</strong> analyses simmeliennes est un<br />

mauvais procès, car Simmel insiste<br />

souvent sur la spécificité <strong>et</strong> la particularité<br />

de ce monde soulignant que<br />

c'est non seulement l'existence d'éléments<br />

antagonistes qui le caractérisent<br />

mais surtout le fait que c'est au<br />

milieu même de ces contrastes <strong>et</strong> de


(4) La religion <strong>et</strong> les contrastes de la vie, p.l65, in<br />

Mélanges<br />

(5) Le relatif <strong>et</strong> l'absolu dans le problème <strong>des</strong> sexes.<br />

(6) Je ne développe pas ici, mais la conception de<br />

la socialisation <strong>et</strong> <strong>des</strong> formes de socialisation est<br />

aussi à prendre en compte dans c<strong>et</strong>te totalité,<br />

puisque la société n'est que le terme général<br />

pour la totalité <strong>des</strong> rapports mutuels que les<br />

individus entr<strong>et</strong>iennent.<br />

Sondern Gesellschaft ist nichts als die Zusammenfassung<br />

oder der allgemeine Name fur die<br />

Gesamtheit dieser speziellen Wechselbeziehungen<br />

Philosophie <strong>des</strong> Gel<strong>des</strong>, Duncker und<br />

Humbolt 1900, p. 145.<br />

(7) La conquête du présent, p.77, voir aussi la<br />

notion d'd'agent double chez Goffman.<br />

c<strong>et</strong>te agitation perpétuelle que se<br />

trouve la délivrance <strong>et</strong> la conciliation<br />

alors que jusqu 'ici celles-ci ne pouvaient<br />

être atteintes qu 'en se réfugiant<br />

en dehors de ces contrastes <strong>et</strong> de<br />

c<strong>et</strong>te agitation (4).<br />

Simmel ne pouvait faire de la<br />

contrainte <strong>et</strong> de l'extériorité les caractéristiques<br />

essentielles du fait social.<br />

Ou, pour le dire en d'autres termes,<br />

que la contrainte <strong>et</strong> l'extériorité sont<br />

en conflit permanent avec ce qu'il<br />

nomme la part extra-sociale de l'individu.<br />

Le caractère heuristique de ces<br />

principes saute aux yeux, <strong>et</strong> le garder<br />

présent à l'esprit aurait évité bien <strong>des</strong><br />

pronostics hasardeux sur le narcissisme<br />

intégral, l'isolement généralisé,<br />

qui prennent la place <strong>des</strong> discours sur<br />

la reproduction <strong>et</strong> les diverses formes<br />

de sociologisme. Ce que Simmel nous<br />

propose comme fondement, qu'il<br />

faut bien appeler philosophique, c'est<br />

de considérer que dans tous les<br />

domaines de l'existence nous ne saisissons<br />

le sens <strong>et</strong> la valeur d'un élément,<br />

d'un simple élément que dans<br />

sa relation ou mieux comme sa relation<br />

à un autre. Les deux éléments<br />

cependant ne subsistent pas dans c<strong>et</strong><br />

état de relativité, souvent l'un <strong>des</strong><br />

deux en alternance avec l'autre, se<br />

transforme en absolu qui soutient <strong>et</strong><br />

gouverne la relation (5).<br />

C'est ainsi qu'il est possible de tenir<br />

ensemble la dialectique individu/<br />

société (6).<br />

L'erreur d'interprétation qui, du<br />

nombre <strong>des</strong> conflits <strong>et</strong> de leur importance,<br />

tiraient <strong>des</strong> conclusions <strong>et</strong> <strong>des</strong><br />

prévisions sur la révolution, est<br />

l'exact pendant de l'erreur <strong>des</strong> adeptes<br />

de l'ère du vide <strong>et</strong> du narcissisme<br />

intégral. Dans les deux cas un<br />

monisme causal <strong>et</strong> une représentation<br />

unidimensionnelle <strong>des</strong> individus <strong>et</strong><br />

<strong>des</strong> activités sont à l'œuvre. Le dualisme<br />

simmelien, ici encore, perm<strong>et</strong><br />

de relativiser le problème en insistant<br />

sur le caractère social <strong>et</strong> extra-social<br />

de l'individu. Dans le premier cas de<br />

figure, tout se passait comme si, du<br />

fait de la participation à <strong>des</strong> groupes<br />

particuliers, ceux-ci englobaient totalement<br />

l'individu <strong>et</strong> le restreignaient<br />

- 6 4 -<br />

par exemple à son statut de gréviste,<br />

de militant politique ; dans le second,<br />

l'accent mis sur l'individu <strong>et</strong> l'individualité<br />

tend à faire oublier que persistent<br />

<strong>et</strong> existent <strong>des</strong> formes<br />

d'associations proprement <strong>sociales</strong><br />

(certaines nouvelles, comme les<br />

réseaux télématiques, de bouffe, de<br />

sexe, de drogue, pour prendre un<br />

exemple rapide, qui débouchent sur<br />

<strong>des</strong> formes de communalisation particulière).<br />

Ce que Simmel perm<strong>et</strong> de<br />

penser, ce sont ces transitions flui<strong>des</strong><br />

entre deux pôles, pôles qui jouent en<br />

quelque sorte le rôle <strong>des</strong> idéaux-types<br />

dans la sociologie de Weber ; à une<br />

logique du tout ou rien se substitue<br />

une modulation <strong>des</strong> formes d'interaction.<br />

Si apparemment le groupe était<br />

plus investi, l'individu extra social<br />

n'en était pas moins présent, de la<br />

même manière que l'accentuation<br />

apparente de l'individualité ne signifie<br />

pas une solitude généralisée ou un<br />

individualisme régnant sans contrepoids.<br />

G. Durant dans son archéotypologie<br />

avait insisté sur le<br />

contradictoriel propre aux structures<br />

de l'imaginaire ; <strong>et</strong>, s'appuyant sur<br />

ces deux auteurs, M. Maffesoli a pu<br />

montrer sous les mêmes termes de<br />

contradictoriel ou de duplicité c<strong>et</strong>te<br />

harmonie conflictuelle sans laquelle<br />

la société ne serait pas possible : C'est<br />

par la duplicité plus ou moins consciente,<br />

que les individus apparemment<br />

intégrés à l'ordre social gardent<br />

un quant-à-soi qui leur perm<strong>et</strong> de survivre<br />

aux diverses impositions de c<strong>et</strong><br />

ordre. Il est dans cela impossible de<br />

comprendre la perdurance de l'humble<br />

vie quotidienne (7). Reconnaître,<br />

décrire c<strong>et</strong>te harmonie conflictuelle<br />

ne consiste d'ailleurs pas à le légitimer<br />

; ainsi Simmel montre qu'il y a<br />

une différence entre la société parfaite<br />

<strong>et</strong> la société parfaite, dans ce<br />

style paradoxal qui lui est propre,<br />

l'accentuation passant du nom à<br />

l'adjectif, qui la qualifie.<br />

Mais pour préciser c<strong>et</strong>te discussion<br />

qui porte sur le thème de la société,<br />

reprenons un passage de Wie Ist<br />

Gesellschaft môglich : Si nous analysons<br />

le contenu de son existence,<br />

nous voyons qu 'elle n 'est pas seulement<br />

en partie sociale <strong>et</strong> en partie


(8) Soziologie, p.41 (1908). Soulignons ici le<br />

parallèle avec l'homo duplex de Durkheim.<br />

(9) Touraine p.20, Les transformations de<br />

l'analyse sociologique.<br />

(10) E. Morin p.56, Sociologie de la sociologie.<br />

(11) D'où la question soulignée par Geertz : comment<br />

utiliser l'analogie du texte via l'inscription<br />

de Ricœur pour analyser les relations<br />

entre le sens <strong>et</strong> les actions ? Ou le va-<strong>et</strong>-vient<br />

entre le portrait comme totalité <strong>et</strong> les différents<br />

traits qui le constituent pour reprendre<br />

une analogie simmellienne (in Der Portràt). Le<br />

concept d'interaction réciproque qui voit<br />

dans la relation la mise en relation du tout <strong>et</strong><br />

de la partie perm<strong>et</strong> d'échapper à l'opposition<br />

holisme/individualisme méthodologique qui<br />

tous deux hypostasient un <strong>des</strong> termes, qui dès<br />

lors n'est qu'une fiction la société d'une part.<br />

L'individu de l'autre (cf. P. Watier, Présentation<br />

générale de G. Simmel : la sociologie <strong>et</strong><br />

l'expérience du monde moderne, Méridiens,<br />

Klincksieck, 1986).<br />

(12) G. Simmel, Soziologie, op. cité, p.354.<br />

(13) Brûcke und Tùr, p.l.<br />

individuelle, mais qu'elle participe<br />

aussi d'une sorte d'unité fondamentale,<br />

déterminante <strong>et</strong> irréductible que<br />

nous ne pouvons désigner autrement<br />

que comme synthèse ou la coexistence<br />

de deux caractères antinomiques<br />

de l'homme, celui qui en fait<br />

un membre, un produit <strong>et</strong> une part<br />

de la société <strong>et</strong> celui qui lui est<br />

opposé, qui repose sur son autonomie<br />

d'être humain unique <strong>et</strong> qui lui<br />

fait voir sa vie centrée autour de sa<br />

propre personne <strong>et</strong> de ses propres<br />

intérêts (8).<br />

Or, c<strong>et</strong>te antinomie <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te unité,<br />

tenues ensemble, renvoient au tragique<br />

de l'existence humaine telle que<br />

Simmel la décrit par ailleurs ; mais ce<br />

sont également <strong>des</strong> catégories fondamentales<br />

pour le sociologue, qui lui<br />

évitent d'hypostasier ou le Social ou<br />

l'Individuel ; de ne définir l'individu<br />

que comme un jou<strong>et</strong> à l'intérieur du<br />

social, toute la sphère psychique<br />

étant perçue sur le modèle d'une<br />

absorption par le social ; ou bien de<br />

ne voir que l'individu. Ici encore<br />

l'actualité de Simmel peut-être notée :<br />

c<strong>et</strong>te mise en cause de la représentation<br />

holiste <strong>et</strong> de la représentation<br />

individualiste est bien saisie notamment<br />

par Touraine <strong>et</strong> Morin dans le<br />

numéro <strong>des</strong> Cahiers internationaux<br />

de Sociologie intitulé Bilans Sociologiques<br />

II. Touraine insiste sur la capacité<br />

de distanciation de l'auteur (9)<br />

par rapport à <strong>des</strong> systèmes de reproductions<br />

<strong>sociales</strong> <strong>et</strong> culturelles <strong>et</strong> sur<br />

la nécessaire interaction réciproque<br />

entre ces systèmes <strong>et</strong> l'acteur. Edgar<br />

Morin, reprenant c<strong>et</strong>te notion de distanciation,<br />

r<strong>et</strong>rouve les thèmes de<br />

l'essence de la philosophie qui pour<br />

Simmel servait à caractériser le philosophe<br />

<strong>et</strong> les applique au sociologue<br />

qui doit avoir conscience qu 'il n 'est<br />

qu 'un fragment de la société mais loin<br />

de n 'être qu 'une partie de ce tout, le<br />

tout se trouve présent en lui d'une<br />

certaine façon (10). En ce sens d'ailleurs<br />

l'interprétation <strong>des</strong> actions<br />

requiert ce que l'on a nommé le cercle<br />

herméneutique qui va <strong>des</strong> parties<br />

au tout <strong>et</strong> du tout aux parties (11).<br />

C<strong>et</strong>te distanciation est bien entendu<br />

liée à l'individuation croissante qui en<br />

est comme la condition de possibilité,<br />

-65 -<br />

mais c<strong>et</strong>te individuation ne pousse<br />

pas simplement l'individu à se refermer<br />

sur ce sacré personnel, c'est elle<br />

qui perm<strong>et</strong> ce que Simmel appelle ces<br />

amitiés différenciées qui nous m<strong>et</strong>tent<br />

en relation avec un individu en<br />

terme d'affection, avec un autre pour<br />

<strong>des</strong> motifs intellectuels avec un troisième<br />

à partir d'impulsions religieuses<br />

<strong>et</strong> avec un quatrième en termes<br />

d'expériences communes (12).<br />

Individualisation qui ici encore est en<br />

relation réciproque avec la société, la<br />

taille <strong>des</strong> groupes <strong>et</strong> le nombre d'affiliations<br />

possibles.<br />

Ainsi la sociologie de Simmel montre<br />

une relation réciproque à l'œuvre<br />

dans toutes les formes de socialisation<br />

: le secr<strong>et</strong>, la discrétion n'existent<br />

qu'en relation avec la<br />

connaissance <strong>et</strong> la parure, l'Etranger<br />

s'oppose <strong>et</strong> en même temps participe<br />

du même être que le résident <strong>et</strong> le<br />

voyageur, l'individualité de l'être<br />

pour soi s'oppose à l'être pour les<br />

autres, mais l'être pour soi n'existe<br />

que pour les autres <strong>et</strong> vice versa,<br />

l'amour est possession <strong>et</strong> non possession,<br />

l'a priori, les catégories d'une<br />

part <strong>et</strong> l'expérience d'autre part, mais<br />

celle-ci venant jouer pour assouplir,<br />

modifier ceux-ci. C<strong>et</strong>te manière<br />

d'envisager les formes comme limites<br />

<strong>et</strong> les transitions flui<strong>des</strong> qui courent<br />

entre elles <strong>et</strong> les contenus, ces<br />

fils qui se tissent, se détissent, se<br />

renouent, voilà autant d'éléments qui<br />

illustrent le rôle du dualisme <strong>et</strong> de<br />

l'action réciproque <strong>et</strong> que résume<br />

c<strong>et</strong>te phrase souvent citée : L'image<br />

<strong>des</strong> choses extérieures se présente à<br />

nous en un double sens : c'est que la<br />

nature peut nous apparaître comme<br />

si tout était lié ou comme si tout était<br />

séparé (13). J'avais proposé le terme<br />

de séparation liante emprunté à Lévinas<br />

pour rendre compte analogiquement<br />

<strong>et</strong> de manière oxymorénée <strong>des</strong><br />

antinomies de la sociabilité <strong>et</strong> de<br />

l'indivualité. En ce sens c<strong>et</strong>te figure<br />

de réthorique ne veut que soutenir le<br />

caractère tensionnel de la sociologie<br />

de Simmel qui repose sur la relation<br />

réciproque entre la forme <strong>et</strong> l'expérience.<br />

Comme l'ont montré W. Jankélevitch<br />

à propos de la philosophie


(14) W. Jankélevitch, G. Simmel, Philosophie de<br />

la vie, R.M, <strong>et</strong> M, 1925, p.220.<br />

(15) Comment la société est-elle possible ?<br />

(l6)Lebensanschaùng, p.37.<br />

(17) ib., p.37.<br />

(18) Lebensanschaùng, p.79.<br />

de la vie <strong>et</strong> J. Freund pour la sociologie,<br />

la forme chez Simmel est liée à<br />

l'expérience. Ici encore son épistémologie<br />

est fondée sur le va-<strong>et</strong>-vient<br />

entre formes <strong>et</strong> contenus ou mieux<br />

expériences qui agissent en r<strong>et</strong>our sur<br />

la forme. Le terme de formisme proposé<br />

parM. Maffesoli perm<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre<br />

en évidence la plasticité, le<br />

caractère fongible, <strong>des</strong> à priori nécessaires<br />

à la connaissance. Dans ce<br />

cadre, comme le souligne Simmel il<br />

s'agit d'assouplir les à priori dans le<br />

cadre de la connaissance historique<br />

<strong>et</strong> de la connaissance de la société, <strong>et</strong><br />

ceci en intégrant l'impact en r<strong>et</strong>our<br />

<strong>des</strong> contenus sur les formes de<br />

connaissance, car le savoir n'est pas<br />

une adéquation définitive à son obj<strong>et</strong>.<br />

Ainsi que le signalait W. Jankélevitch,<br />

le seul fait réel c'est la relation complexe<br />

mouvante, multiforme d'un<br />

obj<strong>et</strong> qui n'est connu que modèle<br />

pétri, découpé dans l'étoffe de la<br />

nature parles catégories subjectives,<br />

avec un suj<strong>et</strong> qui à son tour se transforme<br />

<strong>et</strong> se développe sous l'action<br />

<strong>des</strong> contenus objectifs que lui-même<br />

assimile : la seule réalité en somme<br />

c'est la vie, la vie ondoyante, fluide<br />

<strong>et</strong> progressive du connaître qui se<br />

cherche, tâtonne <strong>et</strong> peu à peu resserre<br />

son emprise sur l'obj<strong>et</strong> (14).<br />

Mais il faut bien en quelque sorte<br />

prendre appui sur <strong>des</strong> éléments stables<br />

<strong>et</strong> la compréhension se souvenant<br />

du secr<strong>et</strong> de l'autre s'appuyera<br />

sur la typification comme le font les<br />

individus dans la vie courante mais se<br />

souviendra que celle-ci est fragmentaire.<br />

Appliquant ce principe aux problèmes<br />

de la philosophie de<br />

l'Histoire, Simmel r<strong>et</strong>rouve les questions<br />

soulevées par W. Dilthey <strong>et</strong><br />

cherche à fonder la possibilité d'un<br />

intérêt général <strong>et</strong> objectif à travers<br />

l'expérience qu'un individu prend de<br />

l'histoire, de l'art, de toute réalité. En<br />

dernier ressort la théorie de la compréhension<br />

repose sur le type humain<br />

qui enveloppe tout individu, <strong>des</strong>sine<br />

les contours dans lesquels va se glisser<br />

sa personnalité. Il est très rare<br />

qu 'un homme détermine sa manière<br />

d'être uniquement à partir de ce qui<br />

- 6 6 -<br />

dans son existence lui est le plus personnel,<br />

le plus souvent nous constatons<br />

une forme préexistante que nous<br />

avons remplie de notre manière<br />

à ] hê pèttôMèh.<br />

Comme nous le soulignions ci<strong>des</strong>sus,<br />

c'est c<strong>et</strong>te forme, sous la<br />

figure de type, que la connaissance<br />

cherche à atteindre, <strong>et</strong> ce faisant peu<br />

importe que l'individu comme l'individualité<br />

propre soit atteignable, <strong>et</strong><br />

même que c<strong>et</strong>te méconnaissance soit<br />

un à priori intrinsèque de la connaissance,<br />

voire de toute interaction<br />

sociale (15). Dans tout tempérament<br />

s'exprime un type <strong>et</strong> nous l'atteignons<br />

en généralisant <strong>des</strong> traits, en<br />

procédant par typification. Mais c<strong>et</strong>te<br />

typification est inéluctablement fragmentaire<br />

<strong>et</strong> cela selon un double<br />

registre : non seulement nous ne<br />

sommes que <strong>des</strong> fragments de types<br />

culturels généraux <strong>et</strong> sociaux que<br />

nous incarnons, mais encore nous<br />

sommes aussi <strong>des</strong> fragments du type<br />

que nous sommes uniquement nousmêmes<br />

(16). Nous r<strong>et</strong>rouvons ici le<br />

va-<strong>et</strong>-vient de l'action réciproque à<br />

travers les différents plans de vie, <strong>des</strong><br />

mon<strong>des</strong> entre lesquels nous circulons<br />

chacun d'eux représente la totalité du<br />

monde en rapport à un principe différent<br />

: mais de chacun notre vie<br />

n 'utilise qu 'un fragment à un moment<br />

donné (17). Simmel ainsi fournissait<br />

comme W. James un <strong>des</strong> points de<br />

départ de la sociologie phénoménologique<br />

de Schutz dont on sait tout<br />

l'intérêt pour les quesions de la construction<br />

sociale de la réalité. Si la<br />

compréhension sociologique comme<br />

l'ensemble du savoir ne saurait être<br />

que typification <strong>et</strong> fragmentaire<br />

(bruckstùckhaft) le relativisme de<br />

Simmel suppose à la fois la possiblité<br />

de l'intelligibilité <strong>et</strong> sa négation au<br />

moins partielle. Nous ressemblons<br />

tous au joueur d'échecs : s'il ignorait<br />

les conséquences qui résultent d'un<br />

coup avec ce degré de probabilité qui<br />

suffit dans la pratique, le jeu serait<br />

impossible : mais il ne le serait pas<br />

moins si ce pouvoir de prévision allait<br />

à l'infini (18).


(19) Les problèmes de la philosophie de l'histoire,<br />

p.178.<br />

(20) W. Jankélevitch, op.cit. P.238.<br />

(21) Soziologie, p.55, Ricœur, p.55, développe<br />

dans son approche de la relation entre Science<br />

<strong>et</strong> idéologie, une dialectique de l'appartenance<br />

<strong>et</strong> de la mise à distance qui partage <strong>des</strong> notations<br />

de G. Simmel. Sciences <strong>et</strong> Idéologie in<br />

Du texte à l'action p.303-331, Seuil, 1986.<br />

(22) Ib., p.337.<br />

(23) Hamburger J., Préface à la Philosophie <strong>des</strong><br />

Sciences aujourd'hui, Dunod, 1986.<br />

La connaissance oscillera ainsi entre<br />

savoir scientifique <strong>et</strong> interprétation<br />

artistique <strong>et</strong>, comme le soulignait<br />

R. Aron à propos de Dilthey, la compréhension<br />

est beaucoup plus proche<br />

de la vision d'un artiste, elle est vraie<br />

parce qu'elle exprime la signification<br />

du modèle, c'est-à-dire les caractères<br />

typiques susceptibles d'intéresser<br />

tous les hommes. Dans les problèmes<br />

de la Philosophie de l'histoire, Simmel<br />

montre que la compréhension est<br />

comparable à l'activité du peintre qui<br />

crée une totalité, une structure, une<br />

articulation <strong>des</strong> éléments qui prennent<br />

sens les uns par rapport aux<br />

autres (19), <strong>et</strong> elle y réussit parce<br />

qu'elle est soumise aux mêmes<br />

contraintes celles de la proximité <strong>et</strong><br />

de la distance. Le modèle de référence<br />

sera artistique, car Comme la<br />

valeur esthétique a été proj<strong>et</strong>ée très<br />

loin du moi, elle atteint plus communément<br />

que les autres ce plan optimum<br />

au niveau duquel l'objectivité<br />

atteint son maximum d'autonomie<br />

compatible avec la survivance <strong>des</strong><br />

éléments subjectifs <strong>et</strong> la vie subjective<br />

son minimum d'intensité compatible<br />

avec l'existence <strong>des</strong> éléments objectifs<br />

(20). Maniant ces mêmes catégories<br />

de la proximité <strong>et</strong> de la distance,<br />

qui s'impliquent mutuellement, la<br />

compréhension suppose le partage <strong>et</strong><br />

l'éloignement. Dans Soziologie, Simmel<br />

précisait ainsi les conditions de<br />

la compréhension : Seulement là où<br />

nous sommes proches, à l'intérieur<br />

nous sommes égaux <strong>et</strong> nous comprenons,<br />

mais seulement là où la distance<br />

préexiste aux contacts immédiats à<br />

tous les sens du mot nous avons le<br />

détachement <strong>et</strong> l'objectivité qui sont<br />

également nécessaires à la connaissance<br />

<strong>et</strong> à la compréhension. Ce dualisme<br />

de la proximité <strong>et</strong> de la distance<br />

est inhérent pour ainsi dire aux formes<br />

fondamentales de notre vie (21).<br />

Je voudrais pour conclure signaler en<br />

dehors <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> proprement<br />

dites les convergences qui se<br />

font jour actuellement. La sociologie<br />

de Simmel manie les points de vue,<br />

les angles d'approches, insistant sur<br />

- 6 7 -<br />

l'information nécessaire du donné.<br />

Aucun savoir psychologique n'est<br />

une pure duplication de son obj<strong>et</strong><br />

mais dépend ainsi que le savoir de la<br />

nature <strong>des</strong> formes que l'esprit<br />

connaissant lui applique <strong>et</strong> à travers<br />

lesquelles il informe le donné (22).<br />

Ces convergences que je signale,<br />

minent ce qu'on a pu appeler le réalisme<br />

totalitaire, <strong>et</strong> J. Hamburger,<br />

dans la préface à la Philosophie <strong>des</strong><br />

Sciences aujourd'hui, indique quctes<br />

raisons s'accumulent pour penser que<br />

c<strong>et</strong>te étrange condition de la connaissance<br />

humaine est une condamnation<br />

sans appel de notre espoir instinctif<br />

d'apercevoir l'obj<strong>et</strong> en soi, indépendamment<br />

de notre approche. Ce que<br />

nous appelons la réalité n 'est qu'une<br />

synthèse humaine approximative<br />

bâtie à partir d'observations diverses<br />

<strong>et</strong> de regards discontinus (23).<br />

Patrick Watier

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!