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CAMILLEAVEC2AILES par Julie Beauchamp J’assume, tu assumes, nous assumons En p<strong>le</strong>in cœur du parc Jeanne-Mance, allongée de tout mon long, enivrée par la voix de Thom Yorke, j’essaie de créer un vide dans mon esprit, j’essaie de fabriquer un terrain neutre hors de toute émotion. Depuis <strong>le</strong>s deux derniers jours, <strong>le</strong>s pensées s’accumu<strong>le</strong>nt, s’écrasant <strong>le</strong>s unes sur <strong>le</strong>s autres, se contredisant à mesure que se dérou<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s heures, comme un magnifique tab<strong>le</strong>au de Jackson Pollock se dessinant dans <strong>le</strong>s multitudes inf<strong>le</strong>xions de mon cerveau survolté. Je fixe <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il automnal sans y retrouver la cha<strong>le</strong>ur d’un quelconque réconfort : on n’est jamais prêt à affronter sur la terre ferme <strong>le</strong> chemin que l’on a pavé sous l’eau, je dois donc me sortir la tête de cet interminab<strong>le</strong> débordement. Entre Catherine et M-H, je n’arrive pas à me comprendre; qu’est-ce qui s’est passé, pourquoi mon ambiva<strong>le</strong>nce a-t-el<strong>le</strong> tout ruiné? Ce soir, c’est <strong>le</strong> gros party de fête d’Éloi, je ne peux continuer à me rou<strong>le</strong>r dans l’herbe comme une limace dépressive. On ne fête pas tous <strong>le</strong>s jours ses 36 ans, et j’ignore encore pourquoi il accorde tant d’importance à cet âge! J’arrive à la maison, <strong>le</strong>s garçons ont déjà commencé à préparer <strong>le</strong>s lieux pour <strong>le</strong> grand événement. Michel Fugain nous rappel<strong>le</strong> que c’est la fête et je me dois de revêtir mon masque du bonheur intégral. «T’étais où? On t’appel<strong>le</strong> sur ton cell depuis une heure!» Mon cell? «Mais… je ne l’ai pas entendu.» Je fouil<strong>le</strong> dans mon sac, pas de cellulaire. Merde! Où l’ai-je oublié encore? « Je ne l’ai pas, je l’ai peut-être laissé à l’université. » J’appel<strong>le</strong> au bureau, c’est <strong>le</strong> répondeur. J’essaie <strong>le</strong> cell de M-H, encore un répondeur; je laisse un message. «Alors, princesse, as-tu retrouvé l’objet qui te permet de rester en contact avec <strong>le</strong> reste de l’univers?» «Non, c’est vraiment chiant! Je continuerai mes recherches demain, ce soir, c’est ta soirée, tes 36 ans!» Je me change et tente de faire honneur à mon surnom de princesse! Ron s’affaire dans la cuisine avec <strong>le</strong>s amusegueu<strong>le</strong>s pendant qu’Éloi finit son installation de lumières de Noël, très design. Vingt-heures tapantes, <strong>le</strong>s premiers invités se présentent alcool aux bras. La gang d’habitués fait son entrée; un inconnu est du lot et Éloi devient soudainement très nerveux. Je <strong>le</strong> regarde. «Ça va?» «Oui, oui, c’est correct; où est Ron?» «Dans la cuisine, je crois. Tu m’expliques? C’est qui ce gars?» «C’est Jimmy, l’ex de Ron! Genre de gars qui réalise qu’il est en amour quand son chum <strong>le</strong> crisse là!» Je saisis trop bien <strong>le</strong> portrait. «Pour-quoi tu l’as invité?» «Voyons, Camillou, j’suis pas jaloux! En plus, il reste à L.A.!» Non, Éloi n’est pas jaloux, juste agacé. Je <strong>le</strong> regarde al<strong>le</strong>r se col<strong>le</strong>r sur son chum, juste un geste et <strong>le</strong> message est passé! Le téléphone sonne, je décroche, c’est M-H: «Oui, j’ai ton cell!» «Ah! Merci!» «Veux-tu que je te l’apporte lundi?» «Ben, tu fais quoi maintenant?» «Pourquoi?» «Y’a un party chez nous pour la fête d’Éloi, viens nous rejoindre… si tu veux.» «OK, oui, je vais passer plus tard!» Deux heures plus tard, M-H se pointe à la porte, el<strong>le</strong> entre et je suis curieusement tout heureuse de la voir. Je fais <strong>le</strong>s présentations d’usage et vais lui chercher un verre. «Avant que j’oublie; tiens, ton cell.» Je <strong>le</strong> prends et vais <strong>le</strong> déposer dans ma chambre. Je dis en blague : «Je ne te fais pas visiter: tu connais déjà <strong>le</strong>s lieux! » M-H me prend par la tail<strong>le</strong> et répond : «En fait, j’ai peu de souvenirs de cette nuit-là…» Je ne sais pas si el<strong>le</strong> m’ouvre une porte ou si, au contraire, c’est une toquade me signifiant que c’était 012 nov. 2009 fugues.com une erreur. Ça y est! Je deviens instantanément obnubilée par el<strong>le</strong>! Le party prend véritab<strong>le</strong>ment forme quand Marco nous fait une prestation sur <strong>le</strong> dernier hit de Shakira, <strong>le</strong> salon devient une véritab<strong>le</strong> piste de danse. M-H se laisse al<strong>le</strong>r et je reconnais la fil<strong>le</strong> se cachant sous ses allures d’universitaire. El<strong>le</strong> danse avec Ron et je ne la quitte pas des yeux. Qu’est-ce que j’attends pour m’avancer vers el<strong>le</strong>? Oui, el<strong>le</strong> part, mais pour <strong>le</strong> moment je n’ai qu’une envie : qu’el<strong>le</strong> reste <strong>le</strong> plus longtemps possib<strong>le</strong>. Je m’avance tout près quand Éloi m’attrape et m’entraîne dans la cuisine. «Y’a un problème!» «Quoi? T’as ben d’l’air sur la panique, c’est <strong>le</strong>s voisins?» «Non, pas vraiment… Catherine est à la porte!» «À la porte! Mais… je comprends pas! Tu… Attends. El<strong>le</strong> savait, el<strong>le</strong> t’a appelé?» «Non! Non, mais va la voir!» «J’fais quoi avec M-H?» «J’m’en occupe.» Je m’avance vers la porte, nerveuse, très nerveuse. Catherine est là dans l’entrée, <strong>le</strong>s yeux brillants mais <strong>le</strong> visage fatigué. «Salut Camil<strong>le</strong>!» «Salut… j’suis un peu sur <strong>le</strong> choc de te voir. Je… tu vas bien?» «Mais je t’ai laissé un message que je passerais, tu m’avais parlé du party il y a quelques semaines.» « J’avais pas mon cell et… j’ai pas eu ton message, je ne m’attendais pas à te voir!» «Tu n’es pas contente? » «C’est pas ça! Tu ne voulais plus avoir de contact. J’comprends pas pourquoi t’es venue. C’est bizarre. Catherine, tu ne veux plus être avec moi!» El<strong>le</strong> baisse la tête. «Je sais, j’avais juste envie de...» El<strong>le</strong> s’arrête sec et fixe pardessus mon épau<strong>le</strong>. Je me retourne, M-H est là discutant. «T’as pas perdu de temps, Camil<strong>le</strong>!» Je reçois la remarque comme une gif<strong>le</strong> : «C’est ma collègue, Catherine, je ne savais pas que tu viendrais, je ne pouvais pas savoir!» «Je vais y al<strong>le</strong>r; ne m’appel<strong>le</strong> pas, ne m’écris pas. Je n’aurais jamais dû venir!» Je m’accote tristement la tête contre <strong>le</strong> cadre de porte, découragée. Éloi vient me serrer dans ses bras. «Laisse-la partir. El<strong>le</strong> est venue pour el<strong>le</strong>, Camil<strong>le</strong>, pour se tester, pour savoir. Catherine a pris une décision, qu’el<strong>le</strong> l’assume. Viens! Y’a quelqu’un qui t’attend.» Photo : Robert Laliberrté