PM 36 LE MAGAZINE GRATUIT OUTDOOR / NUMERO 24 /
BELLEVUE <strong>DE</strong>S ALPES UNE NUIT AU PIED <strong>DE</strong> L’EIGER FAISANT FACE À LA PAROI <strong>DE</strong> L’OGRE DANS LES ALPES BERNOISES, L’HÔTEL BELLEVUE <strong>DE</strong>S ALPES VEILLE JALOUSEMENT SUR UNE ATMOSPHÈRE SURANNÉE QUI TRANSPIRE <strong>DE</strong>S PAGES LES PLUS DRAMATIQUES <strong>DE</strong> L’HISTOIRE ALPINE. T abourets de cuir rouge usé marquant un vieux parquet de bois marqueté, mobilier de chambre désuet, papiers peints ornés de motifs à fleurs aux couleurs passées, tapis perses pour amortir le délicieux grincement du grand escalier de bois sculpté desservant ses 70 chambres, rideaux épais encadrant de larges fenêtres, fauteuils cannées aux larges accoudoirs… À celui qui n’aurait pas vu l’enseigne, passer le lourd tourniquet de l’hôtel Bellevue des Alpes pourrait donner le sentiment de pénétrer dans l’atmosphère baroque d’une vieille pension de famille. « C’est précisément cette ambiance que viennent chercher ici nos hôtes, parfois du bout du monde », explique Andreas von Almen qui a racheté à sa tante et restauré dans son jus ce monument de l’histoire alpine il y a dix ans. Chambres avec vue sur les riches prairies de gentiane et de violettes, terrasse tournée vers la face nord de l’Eiger dont on peut détailler la moindre aspérité derrière une longuevue, le vieux bâtiment élevé en 1840 à plus de 2000 mètres d’altitude a tout vu des conquêtes glorieuses et tragiques de la « faucheuse des Alpes suisses ». Flanqué de 1800 mètres de mauvais calcaire, « l’ogre » n’est pas un sommet, mais une face nord : brutale, froide, dangereuse, longue, verticale. Un mythe terrifiant pour nombre de montagnards. Sa cime (3970 m) fut atteinte dans l’indifférence générale en 1852 par un « randonneur » irlandais dont ce fut la seule ascension dans les Alpes. Mais la grande paroi, porteuse de drame à portée de téléobjectif (on compte une centaine de films sur l’Eiger, dont le dernier – Nordwand, du réalisateur Philipp Stölzl – vient de sortir en salle en Suisse), déchaîna elle, toutes les passions. CONQUÉRANTS <strong>DE</strong> L’INUTILE Max Sedlmayer et Karl Mehringer qui entreprennent la première tentative sérieuse d’ascension en 1935, découvrent tragiquement la morphologie tueuse de ce grand rempart : une pente moyenne à 64 degrés sur un dénivelé énorme, une face concave qui piège les ombres quasiment toute l’année, et des pluies imprévisibles de pierre et de glace qui s’abattent sans discontinuer sur les cordées… « Une sauvagerie effrayante », écrit l’alpinisteécrivain Lionel Terray en rendant hommage à ces premiers « conquérants de l’inutile ». Et trompeuse : le tiers inférieur 37 LE MAGAZINE GRATUIT OUTDOOR / NUMERO 24 / de la paroi composé de petits murs et de terrasses n’offrant pas de grandes difficultés, est rapidement avalé par les deux hommes. Ils forcent même l’immense dalle lisse et verticale (la Rote Fluh) qui conduit jusqu’au deuxième névé au milieu de la paroi. L’exploit avale leurs derrières réserves : épuisés et gelées sur une face désormais couverte de neige, ils marquent de deux pitons les nouvelles frontières de l’inconnu avant de masquer leur épouvantable agonie sous un voile de brume imperméable aux yeux de la foule massée derrière les télescopes de la Petite Scheidegg, le nom que porte alors l’Hôtel Bellevue des Alpes. Dans l’ambiance surannée qui envahit les couloirs feutrés de l’établissement, les murs couverts de gravures, de peintures et de photos jaunies, retracent l’histoire qui va renforcer la sinistre réputation de « l’Ogre ». Depuis 1912, une ligne de chemin de fer incroyable pénètre dans ses entrailles pour ressortir derrière le sommet. On s’y presse de toute l’Europe. Mais ce mois de juillet 1936, c’est une autre attraction qui remplie la terrasse du Bellevue. Sur la face, quatre alpinistes allemands qui ont décidé de braver la verticale, sont rattrapés par le mauvais temps et le piège se referme en direct. L’un est déjà mort gelé ; l’autre touché par une pierre aveugle a dévissé mortellement ; le troisième s’est pendu accidentellement sur son rappel, tandis que le rescapé, Toni Kurz, qui descend à son tour, est bloqué par un nœud coincé dans son mousqueton. A cinq mètres de là sur la vire qu’ils ont atteint en passant par le tunnel du chemin de fer, ses sauveteurs ne peuvent rien. Plus bas, objectifs et jumelles se télescopent pour suivre l’issue du drame. Deux nuits passent. Pendu mollement dans le vide et le froid, Toni résiste comme il peut, s’accroche à la moindre once d’espoir, puis gémit son renoncement aux guides avant de s’éteindre, à bout de force. « C’est sans doute l’un des événements les plus dramatiques qui se soit joué en montagne, raconte Andréas von Almen. Pour l’hôtel familial, ce fut le point de départ d’une renommée internationale ». L’établissement affiche chaque saison 95 % de réservation. PAUL MOLGA SPECIAL <strong>SOMMETS</strong> DANS L’AMBIANCE SURANNÉE QUI ENVAHIT LES COULOIRS FEUTRÉS <strong>DE</strong> L’ÉTABLISSEMENT, LES MURS COUVERTS <strong>DE</strong> GRAVURES, <strong>DE</strong> PEINTURES ET <strong>DE</strong> PHOTOS JAUNIES, RETRACENT L’HISTOIRE QUI VA RENFORCER LA SINISTRE RÉPUTATION <strong>DE</strong> « L’OGRE ». PM