You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LA CHRONIQUE DE STANLEY PÉAN<br />
Écrivain, animateur d’émissions<br />
de jazz à Espace musique,<br />
rédacteur en chef de la revue<br />
le libraire, Stanley Péan a publié<br />
une vingtaine de livres destinés<br />
au lectorat adulte et jeunesse.<br />
I C I C O M M E A I L L E U R S<br />
Qu’elle nous embarque à bord d’un bateau de croisière qui vogue de l’océan Indien<br />
vers l’Angleterre ou qu’elle nous promène dans les rues d’un faubourg ouvrier<br />
montréalais, la littérature nous invite la plupart du temps à débusquer l’indicible part<br />
de mystère au cœur de nos existences. Tel est en partie le propos des récents ouvrages<br />
du romancier canadien d’origine sri-lankaise Michael Ondaatje et du nouvelliste<br />
québécois Daniel Grenier.<br />
Et vogue le navire<br />
J’éprouve toujours un bonheur considérable à retrouver la voix, le ton, le style<br />
d’écrivains que j’ai aimés, que j’aime encore, même de ceux que j’ai négligés sans<br />
raison valable. C’est en l’occurrence le cas de Michael Ondaatje, à qui je reviens avec<br />
La table des autres. J’y reviens, à vrai dire, avec un tel enthousiasme que j’ai peine à<br />
croire que la parution du Fantôme d’Anil remonte déjà à une douzaine d’années. Mais<br />
j’étais où, moi? Impardonnable!<br />
Dans ce nouveau roman initiatique à saveur autobiographique, l’auteur du Blues de<br />
Buddy Bolden et du Patient anglais nous convie à un périple à bord de l’Oronsay, un<br />
navire sans doute assez similaire à celui qui emmena l’auteur, tout juste sorti de<br />
l’enfance, de son Sri Lanka natal (le Ceylan, à l’époque) jusqu’à la Grande-Bretagne.<br />
Au début de cette aventure nautique, le jeune double de l’écrivain, lui aussi<br />
prénommé Michael et surnommé Mynah, se voit relégué à « la table des autres »,<br />
aussi loin que faire se peut de celle, plus prestigieuse, du capitaine. À ses côtés, siègent<br />
deux garçons qui deviendront ses amis – le turbulent Cassius et l’asthmatique<br />
introverti Ramadhin –, mais aussi d’autres passagers aussi douteux que savoureux,<br />
dont un botaniste qui semble avoir emporté avec lui les plus beaux trésors de la flore<br />
ceylanaise, un tailleur au silence lourd, un pianiste de jazz qui semble résolu à fuir son<br />
passé et cette femme qui cache des pigeons dans ses poches, se gave de romans à<br />
suspense qu’elle jette par-dessus bord dès qu’ils la lassent.<br />
Évidemment, l’Oronsay devient vite le théâtre d’un huis clos maritime où, pour la<br />
première fois de leur existence, Mynah et ses comparses font l’expérience d’une<br />
intense proximité avec les adultes et leur monde, en l’occurrence un monde empesé<br />
par des conventions sociales héritées d’un autre siècle, dont cette hiérarchisation<br />
rigide des classes. L’une des principales sources d’intérêt du roman réside dans cette<br />
ambiance de magie et de mystère que sait si bien distiller Ondaatje. Cette ambiance<br />
baigne les rencontres entre le héros, ses amis et la faune bigarrée qui les entoure : je<br />
pense à la ravissante Emily de Saram, la cousine et confidente du héros; ou mieux, à<br />
ce prisonnier que l’on promène la nuit sur le pont supérieur, fers aux chevilles, inculpé<br />
pour un meurtre dont on ignore les détails.<br />
Devenu adulte en Angleterre, Mynah se remémorera volontiers les détails de cette<br />
équipée et surtout se résoudra à l’idée que nous ne pouvons pas forcément élucider<br />
toutes les énigmes que la vie aura placées sur notre trajectoire. Ayant retrouvé la<br />
trace de Cassius, devenu artiste-peintre, Mynah s’étonnera de constater que les toiles<br />
de son ami, qu’il avait prises pour des tableaux abstraits, retracent en fait une étape<br />
cruciale de leur périple, alors que l’Oronsay traversait le canal de Suez. Chronique du<br />
passage d’un âge à un autre (voire d’un univers à l’autre) servie par un style brillant<br />
et efficace, l’Ondaatje nouveau nous fait voguer plus ou moins sur les mêmes eaux<br />
que les récents ouvrages de Michèle Plomer (Encre. Dragonville (t. 2)) et de Ook Chung<br />
Clairs-obscurs<br />
maritimes ou urbains<br />
(La trilogie coréenne), abordés en ces mêmes pages. Mais plus encore, il faut lire La<br />
table des autres comme une invitation à se laisser porter par les courants de<br />
l’imagination débordante d’un des romanciers majeurs de notre époque.<br />
Envers et contre tout<br />
L’irruption du mystère, de l’inattendu sur le parcours de protagonistes qui ne<br />
soupçonnent pas toujours la part d’ombre que recèle leur propre existence, voilà un<br />
motif éprouvé, qui a inspiré les auteurs de nouvelles depuis l’émergence du genre<br />
narratif bref. Pour le plus grand bonheur des amateurs, c’est justement celui qu’a choisi<br />
Daniel Grenier pour l’essentiel des textes réunis sous le savoureux titre de Malgré tout<br />
on rit à Saint-Henri. Ici, on croisera non sans un sincère étonnement le spectre du défunt<br />
Michael Jackson ou celui du légendaire Louis Cyr; là, un intello un brin blasé se masturbe<br />
(au sens propre comme au figuré) en citant son philosophe préféré pour tromper l’ennui;<br />
là encore, un chirurgien fait la funeste découverte du cadavre de son propre père sur<br />
une table d’opération.<br />
Candidement, on s’était cru en territoire connu, dans ce faubourg modeste où Yvon<br />
Deschamps, Oscar Peterson et Florentine Lacasse ont vu le jour… Qu’on se détrompe :<br />
d’une nouvelle à l’autre, l’auteur nous promène en fait au royaume de l’insolite, certes,<br />
mais avec un souci d’hyperréalisme qui confère encore plus de force aux apparitions et<br />
aux événements incongrus dont Grenier parsème avec doigté ses délectables fictions.<br />
Il y a ici un petit quelque chose qui rappelle Boris Vian, dans cette façon qu’ont certains<br />
personnages d’exposer crûment leur hargne pour le monde qui les entoure. À cette<br />
différence près que les histoires de Malgré tout on rit à Saint-Henri sont profondément<br />
ancrées dans la réalité québécoise contemporaine – ne serait-ce que par le recours à<br />
l’oralité de l’ici-maintenant. En ce sens, sans doute serait-il plus approprié de rapprocher<br />
la manière de Daniel Grenier de celle de Samuel Archibald, dont le magistral Arvida<br />
(également publié au Quartanier) est en passe de s’imposer comme un jalon important<br />
de l’Histoire de nos Lettres.<br />
Compte tenu de son sens imparable du rythme, de sa facilité à croquer un portrait sur<br />
le vif, à camper un décor en deux coups de plume, il ne fait aucun doute dans mon esprit<br />
que Daniel Grenier saura lui aussi s’imposer dans notre paysage littéraire.<br />
LA TABLE DES AUTRES<br />
Michael Ondaatje<br />
Boréal<br />
258 p. | 22,95$<br />
MALGRÉ TOUT ON RIT<br />
À SAINT-HENRI<br />
Daniel Grenier<br />
Le Quartanier<br />
264 p. | 24,95$<br />
L I T T É R A T U R E Q U É B É C O I S EQ<br />
LE LIBRAIRE • NOVEMBRE | DÉCEMBRE 2012 • 23