28.10.2012 Views

Libraire-73

Libraire-73

Libraire-73

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUE<br />

Robert Lévesque est journaliste<br />

culturel et essayiste. Ses ouvrages<br />

sont publiés aux éditions Boréal,<br />

Liber et Lux.<br />

Son père John qui, par ambitions mal gérées, connaîtra une vie de dettes, de faillites<br />

et de séjours en prison, avait pourtant, lorsque Charles Dickens naquit le<br />

7 février 1812 à Portsmouth, un bon boulot : trésorier-payeur pour la marine. Le<br />

paternel avait les mains dans les livres, les sterling bien entendu, mot venu de<br />

l’allemand qui veut dire étoile, d’où le fait que la monnaie anglaise est ornée d’un<br />

astre et qu’ils y tiennent encore, foin de l’euro. Le fils Dickens, qui devra prendre son<br />

père à charge et qui l’aimait bien alors qu’il détestait sa mère (insensible à ses<br />

malheurs d’enfant), fera fortune dans les livres, les bouquins. Grande fortune<br />

d’ailleurs, car Dickens sera, dès l’âge de 24 ans et jusqu’à sa mort en 1870, l’étoile<br />

littéraire de la Grande-Bretagne, l’astre romanesque qui luit la nuit quand le lecteur<br />

ne peut s’arracher aux aventures de Pickwick, d’Oliver Twist, de David Copperfield,<br />

et des annuels Contes de Noël. À sa mort, des enfants croiront que Noël a disparu…<br />

Tout le monde lisait Dickens. Ce gamin qui ne fit que trois ans d’école parce que son<br />

père, aux arrêts pour dettes, le force à travailler (au noir) dans une fabrique de cirage,<br />

réussira par des forces de caractère, d’entrain et d’imagination exceptionnelles à se<br />

débrouiller, apprenant la sténographie, fréquentant la bibliothèque du British<br />

Museum, courant les théâtres, tout ça pour devenir acteur, mais se rendant compte<br />

– indice du génie – que la sténographie l’attire à l’écriture. Il entre subrepticement<br />

dans des rédactions. Du True Sun, il passe au Mirror of Parliament où l’on reconnaît<br />

l’habileté de ses comptes-rendus parlementaires qui, l’air de rien, bifurqueront vers<br />

la chronique et pourquoi pas la fiction. Au Monthly Magazine, il invente un<br />

personnage, Boz. Il propose des esquisses d’histoires au sérieux Morning Chronicle.<br />

Une fille qu’il épousera le présente à son père qui dirige l’Evening Chronicle où ses<br />

feuilletons mettant en scène un certain M r Pickwick, directeur d’un club de<br />

débrouillards, connaîtront un succès d’estime se transformant en succès national<br />

dans l’empire sur lequel le soleil ne se couche pas. Partout il y aura quelqu’un qui lit<br />

du Dickens…<br />

Que la valeur littéraire et le succès commercial soient au rendez-vous, c’est rare.<br />

Dickens, self-made man, entre dans cette catégorie des grands écrivains dont on<br />

s’arrache les livres, caste classique qui compte Tolstoï, Balzac, Zola, Dumas, Ibsen –<br />

dans les pays scandinaves –, toutes ces oeuvres personnelles qui emportent<br />

l’adhésion du lecteur, directement, spontanément, profondément, par un bouche à<br />

oreille relayé par la reconnaissance de la critique (ou vice-versa), alors qu’aujourd’hui<br />

c’est une industrie multinationale qui impose, avant la littérature faisant ses preuves,<br />

un produit standardisé et consensualisé (Harry Potter) qu’on vend par la force d’une<br />

entreprise publicitaire planétaire. Du temps de Dickens, le livre était roi; et la reine<br />

Victoria le lisait, comme les mineurs de Cornouailles, la gentry et le peuple de la rue,<br />

le cireur de souliers et Karl Marx. Personne n’avait été soumis à l’invasion barbare<br />

de la promotion. Le texte seul se défendait, et dans le cas de l’auteur d’Oliver Twist,<br />

qu’on appelait « l’Inimitable », s’ajoutait en prime le vif plaisir du texte, sa fluidité, la<br />

magie des rebondissements et des détours d’aventures, son opulence écrira Kafka<br />

dans son Journal, Kafka qui admirait qu’on aille sans hésiter à une telle prodigalité<br />

d’écriture.<br />

Pas de truc appris chez Dickens, il y a la naturelle vivacité d’écriture, née de<br />

l’observation aiguë de sa société, sa ville, ses quartiers, sa connaissance personnelle<br />

de la pauvreté enfantine, son admiration de l’humanisme comme son intuition de<br />

la conscience du mal qui s’y trouvait. Le romancier G. K. Chesterton, son grand<br />

admirateur, disait de cet autodidacte devenu grand romancier qu’il possédait « la<br />

clef de la rue ». Chesterton voulait dire par là que Dickens avait fait du pavé son sol<br />

E N É T A T D E R O M A N<br />

Charles Dickens<br />

La clef de la rue<br />

à lui, du réverbère ses étoiles, du passant son héros. On ne peut mieux résumer l’art<br />

romanesque de Charles Dickens.<br />

Une nouvelle biographie refait le parcours du créateur de Pickwick, de la misère à la<br />

gloire, de l’humiliation au presque bonheur, en nous montrant comment cet homme<br />

qui fut, sans se compromettre dans le jeu de la politique, un défenseur des pauvres<br />

– se battant pour l’éducation de ceux-ci, l’amélioration des conditions de logement<br />

et de travail des ouvriers, contre la peine de mort – , fut aussi un joli moineau, jovial<br />

et philanthrope, mais colérique, toujours en délicatesse avec ses éditeurs, le père<br />

complexe de dix enfants, un écrivain sensible aux marques de gloire et qui adorait,<br />

telle une diva, se donner en spectacle en lisant ses textes devant des auditoires payant<br />

pour le voir (entendre ses personnages : il lisait avec accents et mimiques), un mari<br />

adultère, un être généreux, ridicule par son attrait des bagues, un blagueur et, comme<br />

le disait l’une de ses filles, « quelqu’un de trop compliqué pour être un gentleman »…<br />

Jean-Pierre Ohl fait sensiblement ressortir l’envers d’une telle façade farcesque qu’était<br />

la vie publique de Dickens. Il s’attarde sur la fascination qu’il avait pour les morgues,<br />

fascination qui se manifeste dans Un voyageur sans commerce, dans ses descriptions<br />

minutieuses de la Morgue de Paris qu’il visita en 1846, une morgue ouverte où il allait<br />

observer autant les cadavres exposés que les employés et les visiteurs. Contemplant<br />

ce mystère. Ohl écrit qu’il s’acquittait d’une dette envers les morts.<br />

Poe, qui le lisait (tout le monde lisait Dickens; est-ce encore le cas aujourd’hui?) et qui<br />

le rencontra lors de son voyage en Amérique, décelait derrière l’insolence et<br />

l’enjouement des écrits de l’auteur de La petite Dorrit une pente macabre. Fascinant<br />

Dickens.<br />

Surprise : voilà un Dickens inédit. On publie un ouvrage que le jeune écrivain brossa<br />

à la mi-vingtaine : Les aventures de Joseph Grimaldi. Ce Grimaldi avait été le grand<br />

clown de son époque et au moment de mourir, en 1837, il dicta ses mémoires à un<br />

secrétaire. Les liasses de papier restèrent au tiroir. Un jour, un éditeur apporta ce<br />

manuscrit à Dickens qui, en échange d’un cachet, tira un livre de cet amas de feuilles<br />

écrites à la hâte et farcies autant d’anecdotes théâtrales que de détails de comptabilité,<br />

étalage d’une vie sur les planches à Londres et en province. En 1951, aux éditions du<br />

Globe, on publia un extrait de ces mémoires de Grimaldi refaits et nettoyés par<br />

Dickens. Voici maintenant l’entièreté du livre. Dickens, qui se piquait d’être acteur (à<br />

Montréal, en 1842, il joua trois soirs) et s’adonnait à des tournées d’amateur dans de<br />

petites villes anglaises, a brossé de cette vie de Grimaldi un portrait enlevant où<br />

l’Angleterre victorienne est vue des coulisses, un récit offrant un grand plaisir de<br />

lecture aux amateurs des saltimbanques du temps des chandelles...<br />

CHARLES DICKENS<br />

Jean-Pierre Ohl<br />

Folio<br />

306 p. | 15,95$<br />

LES AVENTURES DE<br />

JOSEPH GRIMALDI<br />

Charles Dickens<br />

NiL<br />

384 p. | 34,95$<br />

É<br />

L I T T É R A T U R E É T R A N G È R E<br />

LE LIBRAIRE • NOVEMBRE | DÉCEMBRE 2012 • 33

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!