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Y at-il un antijudaïsme du Nouveau Testament - Revue des sciences ...

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ÉTIENNE TROCMÉ <br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Y a-t-<strong>il</strong> <strong>un</strong> <strong>antijudaïsme</strong><br />

<strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong> ?<br />

À<br />

première lecture, comment ne<br />

pas répondre positivement à<br />

cette question ? Un recue<strong>il</strong><br />

d’écrits qui s’en prennent aussi vertement<br />

aux ‘Juifs’ (Évang<strong>il</strong>e selon Jean),<br />

au Juif qui « met son orgue<strong>il</strong> dans la<br />

Loi et déshonore Dieu en transgressant<br />

la Loi » (Épître de Paul aux Romains),<br />

aux « lettrés et Pharisiens hypocrites »<br />

(Évang<strong>il</strong>e selon M<strong>at</strong>thieu), aux synagogues<br />

traitées de « synagogues de<br />

S<strong>at</strong>an » (Apocalypse de Jean), n’est-<strong>il</strong><br />

pas de toute évidence anti-juif ?<br />

Ajoutons que ce recue<strong>il</strong> s’est constitué<br />

au début de la seconde moitié <strong>du</strong><br />

II e siècle de notre ère, à <strong>un</strong>e époque où<br />

plusieurs écrits chrétiens polémiquaient<br />

contre le judaïsme. Sans même<br />

parler <strong>des</strong> Antithèses de Marcion,<br />

aujourd’hui per<strong>du</strong>es, qui faisaient <strong>du</strong><br />

Dieu d’Israël <strong>un</strong>e divinité mauvaise et<br />

lui opposaient le Dieu bon de Jésus, on<br />

peut citer l’Épître <strong>du</strong> Pseudo-Barnabé,<br />

qui s’en prenait vigoureusement à l’interprét<strong>at</strong>ion<br />

juive de la Loi mosaïque et<br />

lui opposait <strong>un</strong>e herméneutique allégorique<br />

(Second quart <strong>du</strong> II e siècle) et<br />

le Dialogue avec le Juif Tryphon de<br />

Justin Martyr (Vers 155-160), qui<br />

montrent clairement que le christianisme<br />

de cette époque avait <strong>un</strong>e forte<br />

composante anti-juive.<br />

Pourtant, <strong>il</strong> faut rappeler que le<br />

<strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong> ne s’est constitué<br />

qu’en complément de la décision prise<br />

au m<strong>il</strong>ieu <strong>du</strong> II e siècle par les Églises<br />

de conserver la Bible juive comme<br />

Écriture Sainte, c’est-à-dire d’affirmer<br />

que le Dieu d’Israël et le Dieu de<br />

Jésus ne faisaient qu’<strong>un</strong>, en dépit de<br />

Marcion, dont elles refusaient les<br />

thèses extrêmes. Par delà toutes les<br />

divergences d’interprét<strong>at</strong>ion et toutes<br />

les polémiques, <strong>il</strong> s’agissait de<br />

défendre l’idée d’<strong>un</strong>e continuité entre<br />

la révél<strong>at</strong>ion donnée à Abraham et à<br />

Moïse et celle qu’avait apportée Jésus.<br />

Le <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong>, loin d’être<br />

anti-juif dans son essence, était donc<br />

bien plutôt l’expression d’<strong>un</strong> respect<br />

envers la Bible d’Israël, fermement<br />

défen<strong>du</strong>e contre les <strong>at</strong>taque de Marcion<br />

et <strong>des</strong> gnostiques.<br />

Il est nécessaire également de se<br />

souvenir <strong>du</strong> fait que les écrits rassemblés<br />

après 150 dans le <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong><br />

d<strong>at</strong>aient tous, à deux ou trois<br />

exceptions près, <strong>du</strong> Ier siècle de notre<br />

ère. Ils exprimaient donc <strong>des</strong> idées et<br />

<strong>un</strong>e sensib<strong>il</strong>ité vie<strong>il</strong>les d’au moins <strong>un</strong><br />

160


Étienne Trocmé Y a-t-<strong>il</strong> <strong>un</strong> <strong>antijudaïsme</strong> <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong> ?<br />

demi-siècle, si ce n’est d’<strong>un</strong> siècle<br />

entier, comme pour les Épîtres de Paul,<br />

par exemple. Beaucoup d’eau avait<br />

coulé sous les ponts depuis leur rédaction.<br />

En particulier, la rupture entre<br />

judaïsme et christianisme, source de<br />

bien <strong>des</strong> conflits et <strong>des</strong> ressentiments,<br />

s’était opérée, alors qu’elle était encore<br />

inconcevable pour beaucoup <strong>des</strong><br />

auteurs d’écrits entrés par la suite dans<br />

le <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong>.<br />

En effet, <strong>il</strong> est indispensable de<br />

rappeler que, disciples d’<strong>un</strong> Maître<br />

totalement juif qui avait cherché à<br />

réformer le judaïsme, les chrétiens <strong>des</strong><br />

deux premières génér<strong>at</strong>ions, euxmêmes<br />

juifs dans leur immense majorité,<br />

avaient eu comme principal<br />

objectif de faire reconnaître à Israël ce<br />

Jésus comme le Messie annoncé par<br />

les prophètes. La c<strong>at</strong>astrophe de 70 de<br />

notre ère, qui avait mis fin aux sacrifices,<br />

au Temple et aux pèlerinages,<br />

n’avait nullement modifié leur espoir<br />

de gagner leurs frères <strong>des</strong> synagogues<br />

à la conviction qui les animait. L’existence<br />

d’<strong>un</strong>e demi-douzaine de comm<strong>un</strong>autés<br />

fidèles à la mémoire de Paul<br />

et déjà séparées <strong>des</strong> synagogues n’était<br />

qu’<strong>un</strong> phénomène marginal à l’égard<br />

<strong>du</strong>quel la majorité chrétienne prenait<br />

volontiers ses distances.<br />

C’est seulement avec le triomphe de<br />

la réforme pharisienne <strong>des</strong> synagogues,<br />

dans les dernières années <strong>du</strong><br />

I er siècle de notre ère, que la rupture<br />

entre judaïsme et christianisme se pro<strong>du</strong>isit,<br />

dans <strong>des</strong> conditions qui ont<br />

sans doute varié d’<strong>un</strong> lieu à l’autre.<br />

Comme la grande majorité <strong>des</strong> écrits<br />

figurant dans le recue<strong>il</strong> <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong><br />

<strong>Testament</strong> d<strong>at</strong>ent – nous l’avons dit –<br />

<strong>du</strong> Ier siècle, <strong>il</strong> n’est pas excessif d’affirmer<br />

que presque tous les passages<br />

polémiques qui s’en prennent dans ces<br />

textes à <strong>des</strong> groupes et à <strong>des</strong> institutions<br />

juives relèvent de controverses<br />

internes au judaïsme. Dans son extrême<br />

diversité d’avant 70, ce dernier<br />

connaissait de violents déb<strong>at</strong>s intérieurs<br />

: les Esséniens s’en prenaient<br />

avec vigueur au clergé <strong>du</strong> Temple ; les<br />

Zélotes dénonçaient les Juifs qui violaient<br />

la Loi mosaïque et n’hésitaient<br />

pas à les exécuter dans les cas les plus<br />

scandaleux; quant aux Pharisiens, <strong>il</strong>s<br />

exprimaient volontiers leur dédain<br />

pour le « peuple <strong>du</strong> pays », si négligeant<br />

dans son obéissance aux commandements.<br />

Que les écrivains chrétiens de ce<br />

temps aient lancé <strong>des</strong> <strong>at</strong>taques contre<br />

les Pharisiens, les lettrés et les prêtres<br />

ne signifie donc nullement qu’<strong>il</strong>s se<br />

situaient en dehors <strong>du</strong> judaïsme. Ils<br />

n’ont fait que reprendre à leur compte<br />

les <strong>at</strong>taques lancées par Jésus contre<br />

les adversaires de la réforme radicale<br />

qu’<strong>il</strong> se considérait comme appelé à<br />

proposer à Israël. Lorsqu’<strong>il</strong>s ont innové<br />

dans ce domaine, <strong>il</strong>s n’ont fait que<br />

poursuivre l’entreprise lancée par leur<br />

Maître. Comme celui-ci, <strong>il</strong>s n’avaient<br />

qu’<strong>un</strong> désir : faire triompher la conception<br />

<strong>du</strong> judaïsme qu’<strong>il</strong>s estimaient<br />

conforme à la volonté divine.<br />

A cette const<strong>at</strong><strong>at</strong>ion, <strong>il</strong> faut cependant<br />

apporter deux <strong>at</strong>ténu<strong>at</strong>ions.<br />

Quelques écrits <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong>,<br />

dont les plus importants sont<br />

l’Apocalypse johannique et l’Évang<strong>il</strong>e<br />

selon Jean, d<strong>at</strong>ent de l’extrême fin<br />

<strong>du</strong> Ier siècle ou <strong>du</strong> début <strong>du</strong> IIème.<br />

Leur rédaction définitive est donc postérieure<br />

à la rupture entre judaïsme et<br />

christianisme et leurs <strong>at</strong>taques antijuives<br />

relèvent de la polémique externe.<br />

En outre, bon nombre <strong>des</strong> passages<br />

host<strong>il</strong>es aux Pharisiens et à divers<br />

autres groupes de dirigeants juifs<br />

contenus dans les écrits antérieurs ont<br />

été réinterprétés après la rupture dans<br />

le sens d’<strong>un</strong>e host<strong>il</strong>ité envers le judaïsme<br />

dans son ensemble. La littér<strong>at</strong>ure<br />

chrétienne <strong>du</strong> II e siècle est à cet égard<br />

très révél<strong>at</strong>rice.<br />

Si l’on veut porter <strong>un</strong> jugement<br />

équ<strong>il</strong>ibré sur le contenu <strong>des</strong> écrits rassemblés<br />

dans le <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong>, la<br />

seule méthode possible est d’examiner<br />

ces documents à la lumière de ce que<br />

nous savons <strong>du</strong> m<strong>il</strong>ieu dont <strong>il</strong>s sont<br />

issus et de la d<strong>at</strong>e probable de leur<br />

rédaction. Pour éviter de se perdre<br />

dans les déta<strong>il</strong>s, <strong>il</strong> sera bon de le faire<br />

en regroupant dans la mesure <strong>du</strong> possible<br />

les écrits émanant de m<strong>il</strong>ieux<br />

proches les <strong>un</strong>s <strong>des</strong> autres et d<strong>at</strong>ables<br />

d’<strong>un</strong>e même période. Nous examinerons<br />

donc les textes antérieurs à 70,<br />

puis les écrits <strong>des</strong>tinés aux synagogues<br />

entre 70 et 90, puis la pro<strong>du</strong>ction littéraire<br />

<strong>des</strong> comm<strong>un</strong>autés pauliniennes<br />

<strong>du</strong>rant la même période et enfin les<br />

principaux documents postérieurs à la<br />

rupture.<br />

Contrairement à <strong>un</strong>e opinion courante,<br />

nous estimons que les Épîtres<br />

authentiques de Paul, rédigées entre les<br />

années 50 et 60, ne sont pas les documents<br />

écrits les plus anciens émanant<br />

<strong>du</strong> courant chrétien. Trois textes antérieurs<br />

à 50 et intégrés par la suite à <strong>des</strong><br />

ouvrages plus amples peuvent être<br />

reconstitués par l’analyse critique de<br />

ces ouvrages.<br />

Le plus ancien est l’archétype à partir<br />

<strong>du</strong>quel les qu<strong>at</strong>re récits évangéliques<br />

de la Passion de Jésus se sont<br />

formés. Les ressemblances frappantes<br />

entre ces récits, alors que les Évang<strong>il</strong>es<br />

de Marc (recopié par M<strong>at</strong>thieu), de<br />

Luc et de Jean en donnent <strong>des</strong> versions<br />

indépendantes les <strong>un</strong>es <strong>des</strong> autres,<br />

obligent à postuler l’existence d’<strong>un</strong><br />

texte de base, dont la form<strong>at</strong>ion s’explique<br />

sans peine par le désir <strong>des</strong> chrétiens<br />

de Jérusalem de célébrer avec<br />

leurs frères <strong>du</strong> dehors venus en pélerinage<br />

pour la Pâque la mémoire <strong>des</strong><br />

souffrances de Jésus. Une lecture liturgique<br />

s’est ainsi constituée, dont la<br />

sobre et tragique beauté a provoqué la<br />

conserv<strong>at</strong>ion et la tra<strong>du</strong>ction en grec<br />

lorsque, après 70, les pélerinages ont<br />

cessé. Ce texte peut être d<strong>at</strong>é au plus<br />

tard de l’an 40. Il ne renferme auc<strong>un</strong>e<br />

<strong>at</strong>taque anti-juive, même si la responsab<strong>il</strong>ité<br />

<strong>des</strong> autorités <strong>du</strong> Temple dans<br />

l’arrest<strong>at</strong>ion de Jésus y est évoquée. Ce<br />

qui est dit à ce sujet relève de toute évidence<br />

de la polémique interne au<br />

judaïsme dont nous avons parlé ci<strong>des</strong>sus.<br />

A peu près contemporain de cette<br />

narr<strong>at</strong>ion liturgique de la Passion est le<br />

recue<strong>il</strong> <strong>des</strong> enseignements de Jésus<br />

couramment désigné par le sigle Q (de<br />

l’allemand Quelle, source). En dépit<br />

<strong>des</strong> nombreux travaux qui ont été<br />

récemment consacrés à ce document,<br />

<strong>il</strong> n’est pas certain que celui-ci ait été<br />

doté d’<strong>un</strong>e véritable structure littéraire.<br />

On peut toutefois en reconstituer le<br />

contenu d’<strong>un</strong>e façon assez vraisemblable<br />

à partir <strong>des</strong> passages comm<strong>un</strong>s<br />

aux Évang<strong>il</strong>es de M<strong>at</strong>thieu et de Luc,<br />

auxquels certains éléments de l’Évang<strong>il</strong>e<br />

de Marc devraient être ajoutés.<br />

Quoi qu’<strong>il</strong> en soit, on peut dire avec<br />

certitude que ce recue<strong>il</strong>, qui renferme<br />

de nombreux propos polémiques,<br />

161


demeure totalement juif, comme le<br />

prophète dont <strong>il</strong> enregistre l’enseignement<br />

à <strong>des</strong> fins pr<strong>at</strong>iques, en vue de<br />

son ut<strong>il</strong>is<strong>at</strong>ion dans la vie <strong>des</strong> comm<strong>un</strong>autés<br />

de Judée et de Gal<strong>il</strong>ée se réclamant<br />

de Jésus.<br />

Le troisième document de ce groupe<br />

est la première édition de l’Évang<strong>il</strong>e<br />

selon Marc, dont nous situons la<br />

rédaction vers l’an 50, sans doute à<br />

Césarée de Palestine. Ce texte diffère<br />

de l’édition définitive de l’Évang<strong>il</strong>e,<br />

qu’<strong>il</strong> faut situer à Rome vers l’an 80,<br />

principalement par l’absence <strong>du</strong> récit<br />

de la Passion. Il émane <strong>du</strong> m<strong>il</strong>ieu dit<br />

<strong>des</strong> "Hellénistes" dont les Actes <strong>des</strong><br />

Apôtres parlent dans leurs chapitres 6<br />

à 8, c’est-à-dire d’<strong>un</strong> groupe de Juifs<br />

de langue grecque gagnés à la conviction<br />

que Jésus était le Messie. Ce<br />

groupe était animé d’<strong>un</strong> zèle ardent<br />

pour répandre sa foi parmi les Juifs de<br />

langue grecque de Palestine et de la<br />

diaspora. Contrairement à ce qu’on a<br />

souvent soutenu, l’écrit issu de ce<br />

m<strong>il</strong>ieu n’est nullement dirigé vers<br />

l’évangélis<strong>at</strong>ion <strong>des</strong> païens. C’est <strong>un</strong><br />

tract populaire qui appelle les chrétiens<br />

de cette tendance à s’engager avec<br />

intrépidité dans la prédic<strong>at</strong>ion de la<br />

messianité de Jésus, fût-ce au prix de<br />

leur vie. Les controverses qu’<strong>il</strong> raconte<br />

(Chap. 2 et 3 ; chap. 7 ; chap.10, 11<br />

et 12) sont toutes <strong>des</strong> déb<strong>at</strong>s internes<br />

au judaïsme portant sur l’interprét<strong>at</strong>ion<br />

<strong>des</strong> commandements. Les quelques<br />

remarques qui, aux chapitres 7, 10 et<br />

12, pourraient suggérer <strong>un</strong> point de<br />

vue étranger au judaïsme, sont de toute<br />

évidence <strong>des</strong> additions faites à l’occasion<br />

de la deuxième édition, dans <strong>un</strong><br />

m<strong>il</strong>ieu romain beaucoup moins proche<br />

de l’observance minutieuse <strong>des</strong> commandements<br />

mosaïques.<br />

Les Épîtres authentiques de Paul<br />

(Romains, I et II Corinthiens, Gal<strong>at</strong>es,<br />

Ph<strong>il</strong>ippiens, peut-être Colossiens, I<br />

Thessaloniciens, peut-être II Thessaloniciens,<br />

Ph<strong>il</strong>émon) ont été écrites<br />

pendant la période d’<strong>un</strong>e dizaine d’années<br />

où ce grand défenseur de l’évangélis<strong>at</strong>ion<br />

<strong>des</strong> païens a exercé son<br />

activité missionnaire dans <strong>un</strong>e indépendance<br />

complète (Vers 50-60). Ce<br />

Saul de Tarse, aussi appelé <strong>du</strong> nom<br />

romain de Paul, était <strong>un</strong> Juif de la diaspora<br />

et n’a jamais renié son origine.<br />

Il lui arrive même (Romains 11, 1 ; II<br />

Corinthiens 11, 22 ; Ph<strong>il</strong>ippiens 3, 4-<br />

6) d’évoquer avec beaucoup de fierté<br />

la qualité de sa judéité. Il a fait de<br />

grands efforts pour évangéliser ses<br />

frères juifs (I Corinthiens 9, 20 ; cf. les<br />

récits d’Actes, chap. 13 à 28) et <strong>il</strong> se<br />

désole de const<strong>at</strong>er que la plupart<br />

d’entre eux ne se sont pas laissés<br />

convaincre (Romains 9, 1 à 5). Il garde<br />

pourtant l’espoir d’<strong>un</strong> salut final <strong>des</strong><br />

Juifs (Romains 11, 25-32).<br />

Les chapitres 9 à 11 de l’Épître aux<br />

Romains constituent d’a<strong>il</strong>leurs <strong>un</strong>e<br />

grandiose médit<strong>at</strong>ion sur la <strong>des</strong>tinée<br />

d’Israël, fondée sur la certitude de<br />

l’éternité de l’Élection, en dépit de<br />

l’en<strong>du</strong>rcissement de la majorité <strong>des</strong><br />

Juifs, que Paul considère comme <strong>un</strong>e<br />

intervention providentielle de Dieu<br />

<strong>des</strong>tinée à permettre l’accès <strong>des</strong> païens<br />

au salut. Bref, <strong>il</strong> n’est pas question <strong>un</strong><br />

seul instant d’<strong>un</strong>e rupture avec le<br />

judaïsme. Le Reste d’Israël, dont Paul<br />

se considère comme le porte-parole,<br />

accomplit sa mission de témoignage<br />

auprès <strong>des</strong> N<strong>at</strong>ions, en <strong>at</strong>tendant le<br />

grand rassemblement esch<strong>at</strong>ologique.<br />

On est donc très surpris de lire<br />

dans I Thessaloniciens 2, 14-16 <strong>un</strong> passage<br />

où Paul s’en prend avec brutalité<br />

aux Ioudaioi , accusés d’avoir « tué le<br />

Seigneur Jésus et les prophètes » et de<br />

l’avoir lui-même persécuté en l’empêchant<br />

« de prêcher aux païens pour les<br />

sauver ». La seule explic<strong>at</strong>ion s<strong>at</strong>isfaisante<br />

de cette violente di<strong>at</strong>ribe est que<br />

l’apôtre <strong>at</strong>taque ici les ‘Judéens’, c’està-dire<br />

les Juifs palestiniens, y compris<br />

ceux qui avaient reconnu Jésus comme<br />

le Messie, mais suivaient Paul à la<br />

trace pour entraver son action auprès<br />

<strong>des</strong> païens (Cf. Ph<strong>il</strong>ippiens 3, 2.18-19 ;<br />

Gal<strong>at</strong>es 1, 7-9 ; II Corinthiens 11,<br />

4.13-15). On sent ici la colère <strong>du</strong> Juif<br />

de la diaspora contre les prétentions de<br />

ses frères judéens à tout régenter dans<br />

le judaïsme bien plus nombreux réparti<br />

dans le reste <strong>du</strong> monde. Une fois<br />

encore, <strong>il</strong> s’agit donc d’<strong>un</strong>e querelle<br />

interne au judaïsme. On voit pourtant<br />

avec quelle fac<strong>il</strong>ité les chrétiens postérieurs<br />

ont pu interpréter <strong>un</strong> tel texte<br />

comme <strong>un</strong>e <strong>at</strong>taque lancée de l’extérieur<br />

contre <strong>un</strong> judaïsme dont <strong>il</strong>s<br />

étaient désormais séparés.<br />

En Romains 2, 17 à 3, 20, c’est bien<br />

au judaïsme que Paul s’en prend pour<br />

dénoncer l’orgue<strong>il</strong> que la possession<br />

de la Loi divine inspire à ses fidèles.<br />

En effet, dit l’apôtre, ce n’est pas le fait<br />

de détenir la Loi qui compte, mais bien<br />

l’obéissance aux commandements, qui<br />

laisse beaucoup à désirer chez les<br />

Juifs. Ces derniers ne sont donc pas<br />

me<strong>il</strong>leurs que les païens et tous les<br />

hommes sont également coupables<br />

devant Dieu, qui fait grâce aux <strong>un</strong>s<br />

comme aux autres. On ne saurait donc<br />

trouver ici l’expression d’<strong>un</strong> <strong>antijudaïsme</strong><br />

agressif. Il s’agit bien plutôt<br />

d’<strong>un</strong>e prédic<strong>at</strong>ion prophétique rappelant<br />

la sainteté de Dieu.<br />

On reproche souvent à Paul d’avoir<br />

méconnu le sens de la Thora, ce qui<br />

prouverait qu’<strong>il</strong> était <strong>un</strong> mauvais Juif,<br />

incapable de rester fidèle à <strong>un</strong> héritage<br />

religieux qu’<strong>il</strong> ne comprenait pas.<br />

Trois remarques peuvent être faites à<br />

ce propos. Il faut d’abord se rappeler<br />

qu’à l’époque où l’apôtre écrivait le<br />

judaïsme était encore groupé autour <strong>du</strong><br />

Temple et de son culte, qui <strong>at</strong>tiraient<br />

d’énormes foules de pèlerins à Jérusalem<br />

lors <strong>des</strong> fêtes. Même si les Esséniens<br />

étaient en révolte contre le clergé<br />

et refusaient de s’associer au culte, ce<br />

lien demeurait très fort. La Loi faisait<br />

l’objet d’interprét<strong>at</strong>ions fort divergentes<br />

et c’est seulement après le<br />

triomphe de la réforme pharisienne<br />

d’après 70 qu’elle devint le centre<br />

incontesté <strong>du</strong> judaïsme et qu’<strong>un</strong> large<br />

accord s’établit au sujet de l’herméneutique<br />

qu’<strong>il</strong> fallait lui appliquer.<br />

Que Paul n’ait pas, bien qu’<strong>il</strong> fût Pharisien,<br />

lu la Loi comme elle le fut dans<br />

toutes les synagogues à partir de la fin<br />

<strong>du</strong> Ier siècle ne prouve nullement qu’<strong>il</strong><br />

était étranger à l’esprit <strong>du</strong> judaïsme<br />

d’avant 70.<br />

La deuxième remarque qui s’impose<br />

est que Paul n’admettait pas que<br />

l’on imposât aux païens gagnés à la foi<br />

au Messie Jésus l’observance <strong>des</strong> commandements<br />

telle qu’elle était normale<br />

pour les Juifs. Comme les rabbins<br />

qui ne demandaient aux Gent<strong>il</strong>s que le<br />

respect <strong>des</strong> commandements noachiques,<br />

<strong>il</strong> estimait que les fidèles<br />

venus <strong>du</strong> paganisme ne devaient pas se<br />

faire circoncire et devenir prosélytes<br />

(Gal<strong>at</strong>es 2,14-15). Le salut leur était<br />

procuré par la foi au Messie Jésus et<br />

n’était soumis à auc<strong>un</strong> autre préalable.<br />

Le missionnaire qui leur annonçait<br />

162 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recue<strong>il</strong> en hommage à Freddy Raphaël


Étienne Trocmé Y a-t-<strong>il</strong> <strong>un</strong> <strong>antijudaïsme</strong> <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong> ?<br />

l’Évang<strong>il</strong>e devait savoir, tout juif qu’<strong>il</strong><br />

fût, renoncer à observer la Loi pour<br />

mieux aller à leur rencontre (I Corinthiens<br />

9, 19-23).<br />

Pour justifier cette rel<strong>at</strong>ivis<strong>at</strong>ion de<br />

la Loi, Paul a même élaboré toute <strong>un</strong>e<br />

théorie de l’histoire <strong>du</strong> salut. Selon<br />

celle-ci, l’Alliance avec Abraham le<br />

croyant ayant précédé de plusieurs<br />

siècles le don de la Loi à Moïse, cette<br />

Alliance ré<strong>du</strong>it le temps de la Loi à <strong>un</strong>e<br />

parenthèse, désormais refermée pour<br />

tous les non-Juifs (Gal<strong>at</strong>es 3, 1 à 5, 12 ;<br />

Romains 2, 1 à 5, 12). La Loi reste <strong>un</strong>e<br />

référence incontournable (Romains 7,<br />

12), mais elle n’est plus <strong>un</strong>e règle de<br />

vie, ni pour la société, ni pour l’indivi<strong>du</strong>.<br />

Le fidèle ne peut pas s’y conformer<br />

isolément (Romains 7, 13-25),<br />

mais la vie de la comm<strong>un</strong>auté croyante,<br />

animée par le Saint-Esprit, lui ouvre<br />

la porte de l’obéissance à la volonté<br />

divine (Romains 8, 1-17). C’est ainsi<br />

que les fidèles venus <strong>du</strong> paganisme<br />

peuvent faire « ce qu’ordonne la Loi »<br />

(Romains 2, 13-16).<br />

On est certes très loin de la compréhension<br />

pharisienne de la Loi. Mais<br />

on reste au sein <strong>du</strong> judaïsme pluriel<br />

d’avant 70. De toute façon, <strong>il</strong> n’y a pas<br />

ici la moindre trace d’anti-judaïsme.<br />

Après le désastre de l’an 70, le<br />

judaïsme aurait pu disparaître. Il fut<br />

sauvé par la réforme radicale que Johanan<br />

ben Zakkaï et ses disciples de<br />

l’école de Jamnia lui proposèrent et<br />

qui fut acceptée en <strong>un</strong> quart de siècle<br />

par toutes les synagogues. À la place<br />

d’<strong>un</strong> judaïsme pluriel comme celui<br />

qui existait avant 70, on vit naître<br />

assez vite <strong>un</strong> judaïsme pharisien beaucoup<br />

plus <strong>un</strong>itaire, pour lequel la Loi<br />

écrite et la Loi orale, interprétées selon<br />

les règles de cette école, étaient la base<br />

de l’<strong>un</strong>ité.<br />

Pendant les années d’incertitude<br />

qui précédèrent le triomphe de cette<br />

réforme, plusieurs écrivains chrétiens<br />

tentèrent de gagner à leur cause les<br />

synagogues au sein <strong>des</strong>quelles <strong>il</strong>s<br />

avaient leur place. Trois documents<br />

principaux <strong>il</strong>lustrent cette entreprise :<br />

l’Épître de Jacques; l’Épître aux<br />

Hébreux; l’Évang<strong>il</strong>e selon M<strong>at</strong>thieu.<br />

L’Épître de Jacques, adressée « aux<br />

douze tribus vivant dans la diaspora »,<br />

est <strong>un</strong>e parénèse écrite vers 80 dans <strong>un</strong><br />

grec d’excellente qualité. Elle ne laisse<br />

auc<strong>un</strong> doute quant à sa provenance<br />

chrétienne, puisqu’elle mentionne<br />

deux fois (1, 1 et 2, 1) le « Seigneur<br />

Jésus Christ » et se présente comme<br />

l’oeuvre de « Jacques, serviteur de<br />

Dieu et <strong>du</strong> Seigneur Jésus Christ »,<br />

c’est-à-dire <strong>du</strong> chef de la comm<strong>un</strong>auté<br />

chrétienne de Jérusalem pendant<br />

quelque vingt ans, jusqu’à son martyre<br />

en l’an 62, malgré sa popularité<br />

auprès <strong>du</strong> peuple de la V<strong>il</strong>le Sainte. Cet<br />

écrit polémique vigoureusement contre<br />

les Églises restées fidèles à la mémoire<br />

de Paul, auxquelles <strong>il</strong> reproche leur<br />

tendance à honorer les riches (2, 1-13),<br />

leur doctrine <strong>du</strong> salut par la foi sans les<br />

oeuvres (2, 14-26) et le désordre<br />

régnant dans leurs cultes (3, 1-13). De<br />

toute évidence, l’auteur veut se distancer<br />

de ces Églises sorties <strong>du</strong> cadre<br />

synagogal et honnies par les Juifs,<br />

afin de susciter chez les fidèles <strong>des</strong><br />

synagogues de la diaspora <strong>un</strong> élan de<br />

symp<strong>at</strong>hie envers les idées chrétiennes<br />

telles qu’<strong>il</strong> les présente pour sa part.<br />

Son christianisme est <strong>un</strong>e expression<br />

parfaite de l’éthique juive et devrait<br />

selon lui être accepté par les synagogues<br />

à la recherche d’<strong>un</strong>e réforme<br />

religieuse leur permettant de surmonter<br />

le choc de 70.<br />

L’Épître dite « aux Hébreux »,<br />

document assez mystérieux, mais<br />

proche <strong>du</strong> judaïsme alexandrin, doit<br />

sans doute être d<strong>at</strong>ée d’<strong>un</strong> peu plus<br />

tard que l’Épître de Jacques. Elle est<br />

centrée sur le sacerdoce, le culte et le<br />

sacrifice, réalités dont le judaïsme<br />

venait d’être privé par la <strong>des</strong>truction <strong>du</strong><br />

Temple. L’auteur s’efforce de montrer<br />

que ces éléments disparus sont en fait<br />

parvenus à leur plein accomplissement<br />

dans la personne de Jésus Christ,<br />

grand-prêtre selon l’ordre de Melchisédec,<br />

dont le culte parfait culmine<br />

dans le sacrifice qu’<strong>il</strong> fait de lui-même.<br />

Toutes les figures de la Bible juive<br />

con<strong>du</strong>isent à cette réalis<strong>at</strong>ion absolue.<br />

Israël n’a donc pas à se désespérer de<br />

ce qu’<strong>il</strong> a per<strong>du</strong>. Tout lui est ren<strong>du</strong> en<br />

Christ. Il n’est donc pas question ici de<br />

polémique anti-juive, mais de l’offre<br />

d’<strong>un</strong>e réponse au désarroi <strong>du</strong> judaïsme<br />

mut<strong>il</strong>é.<br />

Quant à l’Évang<strong>il</strong>e selon M<strong>at</strong>thieu,<br />

qu’on peut sans doute d<strong>at</strong>er d’environ<br />

90 de notre ère, <strong>il</strong> témoigne d’<strong>un</strong>e<br />

situ<strong>at</strong>ion où la réforme pharisienne<br />

<strong>des</strong> synagogues était plus avancée.<br />

Son auteur veut pourtant résister à<br />

cette progression qui lui semble néfaste.<br />

Il le fait surtout de deux façons : en<br />

démontrant que Jésus est le Messie<br />

annoncé par l’Écriture et en le présentant<br />

comme l’interprète souverain de la<br />

Loi. Par la multiplic<strong>at</strong>ion <strong>des</strong> cit<strong>at</strong>ions<br />

bibliques, <strong>il</strong> apporte la preuve que les<br />

prophéties messianiques se sont toutes<br />

accomplies en la personne de Jésus,<br />

que chaque Juif devrait donc reconnaître<br />

comme le Christ. En regroupant<br />

et en développant dans le Sermon sur<br />

la Montagne (Chap. 5 à 7) les enseignements<br />

de Jésus en m<strong>at</strong>ière morale,<br />

en particulier son interprét<strong>at</strong>ion <strong>des</strong><br />

commandements (5, 17-48), <strong>il</strong> fait de<br />

son Maître le comment<strong>at</strong>eur incomparable<br />

de la volonté divine. Sans refuser<br />

aux lettrés et aux Pharisiens <strong>un</strong>e certaine<br />

autorité en la m<strong>at</strong>ière, <strong>il</strong> les<br />

<strong>at</strong>taque violemment (Chap. 23), dans<br />

l’espoir de les empêcher de prendre le<br />

contrôle <strong>des</strong> synagogues. Bref, <strong>il</strong> s’efforce<br />

de substituer à la réforme pharisienne<br />

<strong>un</strong> programme plus conforme à<br />

ce qu’<strong>il</strong> considère comme la vraie tradition<br />

juive. C’est de la polémique<br />

interne au judaïsme, non <strong>un</strong>e <strong>at</strong>taque<br />

contre celui-ci.<br />

Il reste, dans les quelques additions<br />

faites par l’auteur de l’Évang<strong>il</strong>e<br />

selon M<strong>at</strong>thieu au récit de la Passion<br />

qu’<strong>il</strong> a empr<strong>un</strong>té à Marc, <strong>un</strong> verset qui<br />

a été par la suite interprété comme la<br />

base d’<strong>un</strong>e malédiction éternelle <strong>du</strong><br />

peuple juif. C’est la réponse de « tout<br />

le peuple » à P<strong>il</strong><strong>at</strong>e qui refuse la responsab<strong>il</strong>ité<br />

de la condamn<strong>at</strong>ion de<br />

Jésus : « Nous prenons son sang sur<br />

nous et sur nos enfants ! » (27, 25). En<br />

fait, la seule interprét<strong>at</strong>ion raisonnable<br />

de cette déclar<strong>at</strong>ion est d’y voir <strong>un</strong>e<br />

prédiction de la ruine de Jérusalem en<br />

70. Considérer ce désastre comme le<br />

châtiment <strong>du</strong> peuple de la V<strong>il</strong>le Sainte<br />

pour avoir revendiqué la responsab<strong>il</strong>ité<br />

de la mise à mort de Jésus est terrible.<br />

Mais les Juifs de la diaspora, qui<br />

avaient pour la plupart refusé de s’associer<br />

à la révolte contre Rome de<br />

leurs frères de Gal<strong>il</strong>ée et de Judée, n’y<br />

ont sûrement pas vu <strong>un</strong>e <strong>at</strong>taque antijuive.<br />

Ceux qui avaient été assez sots<br />

pour provoquer la c<strong>at</strong>astrophe de 70,<br />

dont le judaïsme entier avait souffert,<br />

163


devaient avoir été p<strong>un</strong>is par Dieu pour<br />

<strong>un</strong> grand crime, auquel la diaspora<br />

n’avait pas eu la moindre part. Bref,<br />

l’interprét<strong>at</strong>ion ultérieure, ren<strong>du</strong>e possible<br />

par la rupture entre judaïsme et<br />

christianisme, a seule fait de ce verset<br />

<strong>un</strong>e <strong>at</strong>taque anti-juive.<br />

A l’époque où les chrétiens de la<br />

majorité s’efforçaient ainsi de<br />

convaincre leurs frères juifs de voir<br />

dans la foi en Jésus Messie le judaïsme<br />

le plus authentique, les disciples de<br />

Paul s’appliquaient pour leur part à<br />

démontrer aux autres chrétiens que<br />

l’oeuvre de cet apôtre était solidement<br />

enracinée dans le judaïsme et ouvrait<br />

aux autres groupes de fidèles les portes<br />

de l’avenir.<br />

L’ensemble formé par l’Évang<strong>il</strong>e<br />

selon Luc et les Actes <strong>des</strong> apôtres,<br />

qu’on peut d<strong>at</strong>er <strong>des</strong> environs de l’an<br />

80, est <strong>un</strong> ample plaidoyer en faveur de<br />

l’évangélis<strong>at</strong>ion <strong>des</strong> païens, fondé sur<br />

l’affirm<strong>at</strong>ion d’<strong>un</strong>e continuité sans<br />

fa<strong>il</strong>le entre le judaïsme piétiste de<br />

Jean-Baptiste, de Jésus et de la première<br />

comm<strong>un</strong>auté chrétienne de Jérusalem<br />

et l’entreprise missionnaire de<br />

Pierre (Actes, chap. 10) et de Paul<br />

(Actes, chap. 13 à 28) chez les païens.<br />

Les Juifs de Palestine y sont présentés<br />

comme ouverts au message chrétien,<br />

tandis que ceux de la diaspora font<br />

souvent preuve à son égard de beaucoup<br />

d’host<strong>il</strong>ité (Actes 13, 45-52 ;<br />

14, 19 ; 17, 5-9 ; 18, 5-6. 12-15 ; 19,<br />

8-9 ; 21, 27-30 ; 28, 11-28). On notera<br />

pourtant que cette opposition n’est<br />

nulle part générale et qu’<strong>un</strong> certain<br />

nombre de Juifs de la diaspora adhèrent<br />

à l’Évang<strong>il</strong>e aux côtés <strong>des</strong> païens.<br />

C’est à ces comm<strong>un</strong>autés composées<br />

de Juifs et de païens qu’est offerte<br />

la « nouvelle Alliance » évoquée,<br />

après Paul (I Corinthiens 11, 25), dans<br />

le récit de la Dernière Cène en Luc 22,<br />

20. Cette « nouvelle Alliance », qui<br />

n’est évoquée dans auc<strong>un</strong> <strong>des</strong> parallèles<br />

<strong>des</strong> autres Évang<strong>il</strong>es, ne remplace<br />

pas l’Alliance initiale avec Israël ;<br />

elle en est le renouvellement et<br />

l’élargissement, comme en Jérémie<br />

31, 31-34.<br />

Quelques années après la rédaction<br />

de Luc-Actes, les continu<strong>at</strong>eurs de<br />

Paul s’enhardirent jusqu’à écrire plusieurs<br />

Épîtres <strong>at</strong>tribuées à l’apôtre :<br />

l’Épître aux Éphésiens, les deux<br />

Épîtres à Timothée et l’Épître à Tite<br />

(Vers 85-90). Destinées elles aussi aux<br />

chrétiens de la majorité, ces lettres ont<br />

pour but essentiel de proposer à ces<br />

frères encore intégrés aux synagogues<br />

<strong>des</strong> modèles d’organis<strong>at</strong>ion comm<strong>un</strong>autaire<br />

autonome. L’Épître aux Éphésiens<br />

le fait sur le mode de la<br />

médit<strong>at</strong>ion sur l’Église, où Juifs et<br />

païens sont ré<strong>un</strong>is en <strong>un</strong> seul corps,<br />

après l’abolition de la barrière que<br />

constituait la Loi (Éphésiens 2, 14-22).<br />

On est ici de toute évidence sorti <strong>du</strong><br />

cadre juif, mais <strong>il</strong> n’y a pas pour autant<br />

de polémique anti-juive. Quant aux<br />

trois Épîtres dites ‘pastorales’, elles<br />

traitent de la façon dont les comm<strong>un</strong>autés<br />

doivent être organisées et dirigées.<br />

La première Épître à Timothée<br />

comporte <strong>un</strong> paragraphe sur la Loi (1,<br />

8-11), comprise comme règle disciplinaire<br />

à imposer aux pécheurs scandaleux.<br />

Là encore, on s’est écarté de la<br />

pensée juive, mais on ne perçoit auc<strong>un</strong><br />

accent anti-juif.<br />

Les choses prennent <strong>un</strong> autre tour<br />

avec ceux <strong>des</strong> écrits <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong><br />

qui ont été rédigés après la rupture<br />

entre judaïsme et christianisme,<br />

survenue peu avant la fin <strong>du</strong> Ier siècle<br />

de notre ère. Pour nous en tenir à l’essentiel,<br />

const<strong>at</strong>ons que l’anti-judaïsme<br />

apparaît dans l’Apocalypse johannique<br />

et dans l’Évang<strong>il</strong>e selon Jean.<br />

L’Apocalypse de Jean, écrite vraisemblablement<br />

dans la province<br />

d’Asie vers 95-100, est pétrie d’images<br />

et de formules empr<strong>un</strong>tées à l’apocalyptique<br />

juive, dont elle se sert pour<br />

exhorter les Églises chrétiennes de<br />

cette région à affronter courageusement<br />

les graves menaces qui pèsent sur<br />

elles. Mais, à côté de cette appropri<strong>at</strong>ion<br />

massive de m<strong>at</strong>ériaux juifs, on y<br />

trouve deux violentes <strong>at</strong>taques contre<br />

« ceux qui se disent juifs et ne le sont<br />

pas », auxquels est <strong>at</strong>tribué le qualific<strong>at</strong>if<br />

de « synagogues de S<strong>at</strong>an » (2, 9<br />

et 3, 9).<br />

Quant à l’Évang<strong>il</strong>e selon Jean, dont<br />

la rédaction définitive peut être située<br />

vers 100-110 dans la même région, <strong>il</strong><br />

évoque avec amertume l’exclusion <strong>des</strong><br />

disciples de Jésus <strong>des</strong> synagogues (9,<br />

22 ; 12, 42 ; 16, 1-4). Projetant sur la<br />

biographie de Jésus la situ<strong>at</strong>ion <strong>du</strong><br />

début <strong>du</strong> IIème siècle, <strong>il</strong> s’en prend aux<br />

Pharisiens en tant que dirigeants <strong>du</strong><br />

judaïsme (4, 1 ; 7, 32. 45-49 ; 8, 13 ; 9,<br />

13-16. 24-34. 40-41 ; 11, 45-46; 12,<br />

19. 42 ; 18, 3), mais surtout parle très<br />

fréquemment <strong>des</strong> « Juifs » comme<br />

d’<strong>un</strong> peuple dont les coutumes doivent<br />

être expliquées à ses lecteurs et dont<br />

les dialogues avec Jésus tournent à<br />

l’aigre, tandis que, dans d’autres passages,<br />

ce terme désigne les autorités <strong>du</strong><br />

judaïsme, constamment host<strong>il</strong>es à<br />

Jésus. On sent poindre ici <strong>un</strong> <strong>antijudaïsme</strong><br />

systém<strong>at</strong>ique, qui n’est encore<br />

que celui d’<strong>un</strong>e minorité mise à<br />

l’index et menacée, mais qui deviendra<br />

très dangereux lorsque l’Église se sera<br />

renforcée. Rappelons pourtant que<br />

c’est en Jean 4, 22 que se trouve la<br />

fameuse parole de Jésus « Le salut<br />

vient <strong>des</strong> Juifs », souvent occultée,<br />

mais qui <strong>at</strong>teste au moins <strong>un</strong>e<br />

conscience aiguë <strong>des</strong> racines juives de<br />

la foi chrétienne.<br />

Bref, les écrits chrétiens rassemblés<br />

dans la deuxième moitié <strong>du</strong> IIème<br />

siècle de notre ère pour former le<br />

second volet de la Bible ayant autorité<br />

dans les Églises ne fournissent auc<strong>un</strong>e<br />

preuve de la moindre host<strong>il</strong>ité au<br />

judaïsme de la part <strong>des</strong> deux premières<br />

génér<strong>at</strong>ions chrétiennes. Ils <strong>at</strong>testent au<br />

contraire que Jésus et ses disciples ont<br />

été avant 70 <strong>un</strong> groupe réform<strong>at</strong>eur au<br />

sein d’<strong>un</strong> judaïsme encore très divers,<br />

où les déb<strong>at</strong>s étaient constants et parfois<br />

violents.<br />

Après 70, les chrétiens de la majorité<br />

ont tenté sans succès de proposer<br />

aux synagogues leur conception <strong>du</strong><br />

véritable judaïsme, entrant ainsi en<br />

concurrence avec la vague irrésistible<br />

de la réforme pharisienne. Cela a suscité<br />

<strong>des</strong> polémiques brutales, dont<br />

l’Évang<strong>il</strong>e selon M<strong>at</strong>thieu est le<br />

témoin, mais qui restaient internes au<br />

judaïsme.<br />

Le triomphe de la réforme pharisienne<br />

<strong>des</strong> synagogues et la rupture<br />

entre judaïsme et christianisme qui<br />

s’est ensuivie ont créé vers l’an 100<br />

<strong>un</strong>e situ<strong>at</strong>ion nouvelle. Les <strong>at</strong>taques<br />

chrétiennes contre le judaïsme qu’on<br />

trouve dans les derniers écrits <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong><br />

<strong>Testament</strong> sont désormais <strong>des</strong><br />

critiques venues de l’extérieur et reflètent<br />

l’amertume d’<strong>un</strong>e minorité que<br />

164 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recue<strong>il</strong> en hommage à Freddy Raphaël


Étienne Trocmé Y a-t-<strong>il</strong> <strong>un</strong> <strong>antijudaïsme</strong> <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong> ?<br />

son départ <strong>du</strong> cocon protecteur <strong>des</strong><br />

synagogues met en danger.<br />

C’est à mesure que les Églises chrétiennes<br />

se renforceront que ces<br />

critiques deviendront vraiment dangereuses<br />

et que divers éléments de polémique<br />

intra-juive contenus dans le<br />

reste <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong> feront<br />

l’objet d’<strong>un</strong>e interprét<strong>at</strong>ion abusive.<br />

Il est indispensable aujourd’hui de dissiper<br />

ces nuages empoisonnés et de<br />

rendre aux écrits <strong>du</strong> <strong>Nouveau</strong> <strong>Testament</strong><br />

leur véritable portée.<br />

165

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