Le château du Haut-Kœnigsbourg - Revue des sciences sociales
Le château du Haut-Kœnigsbourg - Revue des sciences sociales
Le château du Haut-Kœnigsbourg - Revue des sciences sociales
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JEAN-CLAUDE<br />
RICHEZ<br />
<strong>Le</strong> <strong>château</strong> <strong>du</strong><br />
<strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
Frontière, mémoire et illusion<br />
Châteaux de l'empire, La Wartburg.<br />
Luther, la tradition nationale<br />
allemande, Wagner et son Tannhauser<br />
s'y rejoignent<br />
Jean-Claude Richez<br />
historien,<br />
Lycée Nessel, Haguenau.<br />
Inaugurant le <strong>château</strong> <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
le 13 mai 1908, Guillaume II<br />
proclamait fièrement « Puisse le <strong>Haut</strong>-<br />
<strong>Kœnigsbourg</strong>, ici à l'ouest <strong>du</strong> Reich, comme<br />
le Marienbourg à l'Est, être consacré comme<br />
témoin de la culture et de la puissance<br />
allemande jusque dans les temps les plus<br />
lointains et servir à tous ceux qui accéderont<br />
à ce trône impérial d'enseignement et les<br />
réjouir à travers un regard en arrière plein<br />
de piété sur le passé »L En quelques mots,<br />
au-delà de la conjoncture politique, ce<br />
discours résumait la signification profonde<br />
de l'opération de reconstruction <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<br />
<strong>Kœnigsbourg</strong> menée à bien en ce début de<br />
siècle par l'Empereur Guillaume II.<br />
En restaurant le <strong>château</strong> il s'attachait à<br />
délimiter l'espace de la culture et de la<br />
puissance allemande. C'était une buttetémoin,<br />
une borne frontière, un lieu de<br />
mémoire dans lequel devait s'incarner<br />
l'histoire impériale de l'Allemagne, point<br />
de suture d'une mémoire déchirée par<br />
l'histoire. En donnant une nouvelle jeunesse<br />
au <strong>château</strong> le temps se trouvait d'une<br />
certaine manière aboli, l'éternité était convoquée<br />
:1e <strong>château</strong> était « témoin » pour le<br />
temps à venir comme pour les époques les<br />
plus reculées. La mémoire incarnée dans le<br />
lieu évacuait le temps de l'histoire. L'espace<br />
de la culture et de la puissance allemande<br />
était naturalisé dans le <strong>château</strong> restauré.<br />
Naturaliser doit être pris ici dans son double<br />
sens : assimiler quelqu'un aux nationaux<br />
d'un état par acquisition de la nationalité et<br />
conserver un animal mort ou une plante en<br />
lui donnant l'apparence de la nature vivante.<br />
Naturaliser consistait donc à la fois<br />
à inscrire à travers la nationalité dans un<br />
territoire dont le <strong>château</strong> marquait la limite<br />
et à pro<strong>du</strong>ire <strong>du</strong> vivant avec <strong>du</strong> mort. En<br />
faisant <strong>du</strong> <strong>château</strong> ruiné, mort depuis <strong>des</strong><br />
siècles, un bâtiment de notre temps, était<br />
effacée la rupture politique historique de<br />
l'Alsace avec l'Allemagne.<br />
Nous nous attacherons ici à l'étude de<br />
la mise en place d'une frontière qui découpe<br />
l'espace à travers la résurrection <strong>du</strong><br />
<strong>château</strong> et à l'examen de la fonction <strong>du</strong><br />
<strong>château</strong> comme butte-témoin convoquant<br />
une histoire pour la convertir en mémoire.<br />
Il n'y a pas de frontière sans borne. Elle est<br />
à la fois limite et borne. Elle s'inscrit dans<br />
l'espace et dans la <strong>du</strong>rée. La borne atteste<br />
pour l'éternité de la véracité de la limite.<br />
Elle est témoin 2 .<br />
« ICI À L'OUEST DU REICH<br />
COMME LE MARIENBURG<br />
À L'EST »<br />
Toute la portée symbolique de la<br />
reconstruction <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> ne<br />
peut être correctement appréciée que si<br />
l'on replace son histoire dans celle de la<br />
Prusse moderne et de l'unification allemande.<br />
<strong>Le</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> apparait<br />
comme le dernier maillon d'une chaîne<br />
que la dynastie prussienne avait commencé<br />
N°18 L'identité, un mythe refuge? 125
<strong>Le</strong>s <strong>château</strong>x médiévaux confrontent<br />
les rêves d'Empire de l'Allemagne<br />
nouvelle. Marienburg<br />
(Prusse orientale).<br />
à mettre en place, un siècle auparavant,<br />
avec les premiers travaux de restauration à<br />
Marienburg, lancés par Frédéric-Guillaume<br />
III (1770-1840), dès 1804. <strong>Le</strong>s travaux<br />
<strong>du</strong> fait de la guerre ne commencèrent cependant<br />
qu'en 1817, grâce en partie aux<br />
dommages de guerre payés par la France 3 .<br />
Dans le contexte de la guerre de libération<br />
contre la France napoléonienne et de<br />
réveil national allemand, l'opération qui<br />
relevait à l'origine d'une simple curiosité<br />
romantique prenait un tour beaucoup plus<br />
politique. <strong>Le</strong> <strong>château</strong> de Marienburg avait<br />
été après la conquête de la Poméranie par<br />
les chevaliers teutoniques (1309) le siège<br />
de leur Grand-Maître jusqu'en 1457, date à<br />
laquelle le roi polonais Casimir Jagellon en<br />
prit possession. Pendant toute cette période,<br />
il avait été la maison centrale de<br />
l'ordre qui avait converti les prussiens au<br />
christianisme et avaient été le fer de lance<br />
de l'expansion allemande sur les marches<br />
de l'est polonaises, baltes et russes. A travers<br />
la référence aux chevaliers teutoniques,<br />
la Prusse se conférait une légitimité nationale<br />
allemande tout en marquant son attachement<br />
à la présence germanique sur<br />
les marches de l'Est. <strong>Le</strong> poète romantique,<br />
Baron Julius von Eichendorff, en faisait la<br />
théorie dans une petite plaquette qu'il publiait<br />
en 1844 : « Die Wiederherstellung<br />
<strong>des</strong> Schlosses der deutschen ordensritter<br />
zu Marienburg » (La reconstruction <strong>du</strong><br />
<strong>château</strong> <strong>des</strong> chevaliers teutoniques à<br />
Marienburg).<br />
<strong>Le</strong>s prédécesseurs de Guillaume II<br />
avaient poursuivi cette politique de<br />
marquage symbolique de leur royaume en<br />
s'attachant plus particulièrement à la restauration<br />
d'un certain nombre de monuments<br />
de la Prusse rhénane dont les <strong>château</strong>x<br />
de Rheinstein et de Stolzenfels. L'entreprise<br />
la plus importante était l'achèvement<br />
de la cathédrale de Cologne terminée<br />
en 1880. Sa consécration, le 15 octobre,<br />
donna lieu à d'importantes manifestations<br />
en présence de Guillaume I, le grand-père<br />
de Guillaume II. La cathédrale, dont la<br />
construction avait été entreprise en 1248<br />
avait été arrêtée en 1500. <strong>Le</strong>s travaux<br />
n'avaient été repris qu'en 1842, grâce à une<br />
souscription qui permit d'achever l'édifice<br />
et ses deux tours occidentales. En apportant<br />
son soutien à la restauration de la<br />
cathédrale les rois protestants de Prusse<br />
signifiaient à la fois leur attachement à<br />
l'héritage catholique rhénan et aux valeurs<br />
de la bourgeoisie colonaise et rhénane 4 .<br />
La restauration de la Wartburg menée<br />
parallèlement relevait d'une logique similaire<br />
5 . La Wartburg c'était à la fois le refuge<br />
de Luther alors que tous les princes de<br />
l'Empire le traquait, là où il avait tra<strong>du</strong>it le<br />
nouveau testament en allemand donnant<br />
le livre fondateur de la langue allemande.<br />
C'était aussi, trois siècles plus tard, le<br />
18 octobre 1817, la première grande manifestation<br />
de la nation allemande, célébrée<br />
par la jeunesse étudiante libérale pour le<br />
trois centième anniversaire de la Réforme<br />
et le quatrième anniversaire de la victoire<br />
de <strong>Le</strong>ipzig contre Napoléon, le fameux<br />
Volkerschlacht (bataille <strong>des</strong> nations). La<br />
Wartburg symbolisait à la fois la tradition<br />
réformée luthérienne et la tradition nationale<br />
allemande confon<strong>du</strong>es dans le même<br />
monument. La puissance symbolique <strong>du</strong><br />
bâtiment était encore renforcé au milieu <strong>du</strong><br />
XIX e siècle par la composition en 1845 par<br />
Richard Wagner de son Tannhaùser d'après<br />
le poème épique médiéval « Das Sângerkrieg<br />
auf der Wartburg ». <strong>Le</strong> peintre Moritz<br />
von Schwind un peu plus tard (1853-1855)<br />
décorait l'intérieur <strong>du</strong> <strong>château</strong> de vastes<br />
fresques illustrant le poème médiéval.<br />
En annexant l'Alsace et une partie de la<br />
Lorraine après 1870 les états allemands<br />
sous la direction de la Prusse restauraient<br />
en même temps l'Empire. La reconstruction<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> matérialisait<br />
dans la pierre cette restauration, ce<br />
nouveau moment de l'histoire nationale et<br />
impériale allemande. Il devait, selon une<br />
formule de l'Empereur, « concrétiser dans<br />
la pierre la politique de reconquête d'une<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est
ancienne possession » 6 . Désormais le dispositif<br />
symbolique dans sa géographie était<br />
complet. <strong>Le</strong> Marienburg marquait l'Empire<br />
à l'Est face à l'Empire <strong>des</strong> tsars. La<br />
Wartburg au sud proclamait la différence<br />
face à l'Empire catholique autrichien. <strong>Le</strong><br />
<strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> verrouillait l'Ouest face<br />
à la France républicaine.<br />
« UN REGARD EN ARRIÈRE<br />
PLEIN DE PIÉTÉ POUR LE<br />
PASSÉ »<br />
<strong>Le</strong> <strong>château</strong> devait être le symbole de<br />
l'Empire ressuscité, <strong>du</strong> passé germanique<br />
de l'Alsace et un lieu de culture proposant<br />
au public une vivante leçon d'histoire.<br />
La volonté de marquer la continuité de<br />
l'histoire se réalisait d'abord par le choix<br />
fait par l'architecte Bodo Ebhardt de restaurer<br />
le <strong>château</strong> <strong>des</strong> Thierstein. Oswald et<br />
Guillaume de Thierstein avaient reçu de<br />
l'Empereur d'Autriche Frédéric III de<br />
Habsbourg le <strong>château</strong> en fief. C'était alors<br />
une ruine qu'ils s'attachèrent à reconstruire<br />
pour en faire une <strong>des</strong> plus belles<br />
forteresses <strong>du</strong> pays. Ils y engloutirent toute<br />
leur fortune. <strong>Le</strong> XV e siècle marquait la<br />
dernière grande période de splendeur<br />
qu'avait connu le <strong>château</strong> dont le déclin<br />
était déjà largement entamé lorsqu'intervint<br />
la guerre de trente ans qui lui fut fatale. A<br />
l'automne 1633 les suédois après s'être<br />
emparés de la forteresse l'avait incendié.<br />
<strong>Le</strong> choix historique et archéologique de<br />
Bodo Ebhardt inscrivait la restauration <strong>du</strong><br />
<strong>château</strong> <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> dans la<br />
continuité de sa grandeur.<br />
<strong>Le</strong> programme architectural était complété<br />
par un important programme de décoration<br />
et d'aménagement intérieur. La<br />
mise en place <strong>du</strong> travail de sculpture avait<br />
été incorporé à la restauration proprement<br />
dite sous la responsabilité directe de Bodo<br />
Ebhardt. La réalisation <strong>des</strong> fresques étaient<br />
confiées à un jeune peintre alsacien, Léo<br />
Schnug (1878-1933) formé à l'Ecole <strong>des</strong><br />
Arts décoratifs de Strasbourg et à l'Académie<br />
<strong>des</strong> Beaux-arts de Munich. Il venait de<br />
participer, le fait mérite d'être relevé, à <strong>des</strong><br />
travaux de restaurations <strong>des</strong> fresques de<br />
Max von Schwind à la Wartburg ! Si l'Empereur<br />
avait retenu son nom c'est vraisemblablement<br />
qu'il avait apprécié la qualité<br />
de son travail à la Wartburg 7 .<br />
<strong>Le</strong>s fresques <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> sont<br />
incontestablement influencées dans leurs<br />
conceptions par celles <strong>du</strong> <strong>château</strong> de<br />
Thuringe. <strong>Le</strong>s travaux se poursuivirent<br />
pendant les deux années 1909 et 1910. <strong>Le</strong>s<br />
fresques relatent le siège <strong>du</strong> <strong>château</strong> par<br />
Frédéric III en 1642 et représentent <strong>des</strong><br />
épiso<strong>des</strong> de la vie <strong>des</strong> différents propriétaires<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> : les Hohenstauffen, les<br />
<strong>du</strong>cs de Landsberg, les évêques de Strasbourg,<br />
les comtes de Thierstein, les<br />
Sickingen, Bollwiller, Fugger et<br />
Orschwiller. Elles illustrent tant les agréments<br />
<strong>des</strong> arts libéraux que <strong>des</strong> scènes de la<br />
vie courtoise, de la chasse et de la guerre.<br />
La décoration et l'aménagement intérieur<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> racontait une histoire<br />
exaltant les vieilles valeurs féodales : le lien<br />
dynastique, la chasse et la guerre, dans le<br />
contexte complexe de la politique <strong>du</strong> Neue<br />
Kurs (cours nouveau) alors en vigueur dans<br />
l'Empire. <strong>Le</strong> « cours nouveau » engageait<br />
le pays dans une politique d'essor économique,<br />
de renforcement de son potentiel<br />
militaire et d'expansion coloniale avec une<br />
majorité conservatrice et nationaliste que<br />
les transformations de l'Empire risquait de<br />
déstabiliser. L'exaltation <strong>des</strong> valeurs féodales<br />
et nationales à travers la reconstruction<br />
<strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> manifestait<br />
avec éclat l'attachement de l'Empereur<br />
aux valeurs de sa majorité politique dans<br />
un contexte de profon<strong>des</strong> mutations politiques<br />
et <strong>sociales</strong>.<br />
A l'entrée <strong>du</strong> <strong>château</strong>, le programme<br />
était ostensiblement annoncé. Au <strong>des</strong>sus<br />
de la porte d'honneur qui datait vraisemblablement<br />
<strong>du</strong> XVI e siècle, de l'époque <strong>des</strong><br />
Sickingen, et dont ne subsistait que le soubassement,<br />
Guillaume II avait fait sculpter<br />
ses armes au-<strong>des</strong>sus de celles de Charles<br />
Quint, soulignant ainsi la continuité entre<br />
les dynasties impériales <strong>des</strong> Habsbourg et<br />
<strong>Le</strong> <strong>Haut</strong> Koenigsbourg.<br />
Illustration de Léo Schnug<br />
N°18 L'identité, un mythe refuge ? 127
<strong>des</strong> Hohenzollern que la reconstruction<br />
<strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> était censée matérialiser.<br />
Dans la salle de l'Empereur, actuelle<br />
salle <strong>des</strong> chevaliers^ <strong>des</strong> figuresde<br />
bois sculptées et polychromées portaient<br />
<strong>des</strong> armoiries qui attestaient <strong>des</strong> innombrables<br />
quartiers de noblesse <strong>des</strong> Hohenzollern.<br />
<strong>Le</strong>s fresques <strong>des</strong> galeries d'accès<br />
aux chambres développaient une histoire<br />
légendaire <strong>des</strong> Hohenzollern en les rattachant<br />
à celle <strong>des</strong> chevaliers de la Table<br />
ronde ou encore à l'époque de<br />
Charlemagne. Tout devait concourir à la<br />
gloire de l'Empire confon<strong>du</strong>e avec celle de<br />
l'Empereur.<br />
Dans la salle de l'Empereur les chaises<br />
recouvertes de cuir de Cordoue étaient<br />
frappées de l'aigle impérial qui étendait ses<br />
ailes jusque sous les voûtes. L'hymne à<br />
l'Empereur s'exprimait également sous la<br />
forme d'innombrables inscriptions lapidaires<br />
mais aussi <strong>des</strong> marques <strong>des</strong> tailleurs<br />
de pierre que Bodo Ebhardt avait imposé.<br />
Chaque signe correspondait à une année<br />
de travail à la restauration <strong>du</strong> <strong>château</strong>.<br />
L'ensemble <strong>des</strong>sinait un hymne à la gloire<br />
de Guillaume II, le « grand bâtisseur impérial<br />
».<br />
Cette dimension <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
comme l'a noté Gilbert Fournier dans son<br />
étude consacrée à « L'inauguration <strong>du</strong><br />
<strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> dans la presse politique<br />
alsacienne » 8 a été de façon systématique<br />
rappelé dans les allocutions prononcées<br />
à l'occasion de l'inauguration <strong>du</strong><br />
<strong>château</strong>. <strong>Le</strong>s discours faisaient apparaître<br />
toute une série de correspondances entre<br />
les riches heures <strong>du</strong> <strong>château</strong> et celles de<br />
l'Empire. Fritz Lienhardt en donnait la<br />
formulation la plus laconique : « So zeigt<br />
Hohkônigsburg genau/Der deutscher<br />
Reichskraft Stand und Bau/eine feste Burg,<br />
eine testes Reich » 9 (Ainsi le <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
montre-t-il exactement/la force<br />
de l'Empire allemand, de son état et de sa<br />
construction : un <strong>château</strong> solide, un Empire<br />
solide). L'axiome était vérifié dans<br />
l'actualité de l'inauguration : près de quatre<br />
siècles après Maximilien I er , un Empereur,<br />
puissant de surcroît, « conquiert » à<br />
nouveau le <strong>château</strong>. Une continuité s'instaurait<br />
ainsi, immortalisée dans la décoration<br />
intérieure <strong>du</strong> <strong>château</strong> et scandée selon<br />
la formule de Bethman-Hollweg par les<br />
dynasties impériales alleman<strong>des</strong> :<br />
« Hohenstauffen, Habsbourg, Hohenzollern<br />
» 10 . <strong>Le</strong> <strong>château</strong> devait « servir<br />
d'enseignement à tous ceux qui accéderaient<br />
au trône impérial ».<br />
TÉMOIN DE LA CULTURE ET<br />
DE LA PUISSANCE<br />
ALLEMANDE<br />
Cet éloge de l'Empereur était inséparable<br />
de celui de la guerre, « la puissance<br />
allemande ». Partout les valeurs guerrières<br />
étaient rappelées avec insistance. <strong>Le</strong>s fresques<br />
de Léo Schnug retraçaient le siège <strong>du</strong><br />
<strong>château</strong> en 1462 mais aussi de nombreux<br />
épiso<strong>des</strong> guerriers à travers l'évocation <strong>des</strong><br />
figures de ses propriétaires successifs. Dans<br />
la salle de l'Empereur tout concourait à<br />
mettre la guerre en valeur. Armures, oriflammes,<br />
noms <strong>des</strong> villes rappelaient le<br />
souvenir de victoires que l'on voulait<br />
immémoriales. <strong>Le</strong> <strong>château</strong> était par ailleurs<br />
conçu comme un véritable musée de l'armement.<br />
<strong>Le</strong>s collections étaient présentées<br />
dans la salle d'armes et dans les tours<br />
<strong>du</strong> grand bastion. Dans la salle d'armes<br />
étaient rassemblés cottes de mailles, armures,<br />
heaumes, casques nasal et toutes<br />
sortes d'armes de guerre : lances,<br />
hallebar<strong>des</strong>, dagues, piques, épées, arbalètes,<br />
arquebuses et pistolets. Dans le grand<br />
bastion était exposée une remarquable<br />
collection de canons et de couleuvrines <strong>du</strong><br />
XVF siècle.<br />
L'évocation de la guerre était accompagné<br />
de l'exaltation <strong>des</strong> valeurs féodales, de<br />
la chasse et de l'amour courtois. Une salle<br />
spéciale était consacrée à la chasse. Elle<br />
était décorée d'une fresque représentant<br />
Saint-Hubert, ornée de bois de cerfs portant<br />
<strong>des</strong> inscriptions dédiées à l'Empereur,<br />
apothéose de Guillaume II chasseur.<br />
L'amour courtois était notamment évoqué<br />
par l'une <strong>des</strong> fresques <strong>des</strong> galeries retraçant<br />
l'histoire de Tristan et Iseult.<br />
On retrouvait encore cette idéologie<br />
féodale dans l'adjonction dans l'avant-cour<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> d'éléments d'un village : ferme<br />
alsacienne, forge etc. Un espèce d'écomusée<br />
avant la lettre :écomusée féodal ! Pris dans<br />
l'enceinte de la forteresse ces éléments<br />
symbolisant le village vivant sous la protection<br />
tutélaire <strong>du</strong> <strong>château</strong> et en communauté<br />
avec le seigneur. Nous retrouvons<br />
une forme tout à fait similaire à la Wartburg.<br />
Mentionnons encore pour mémoire l'exaltation<br />
<strong>des</strong> valeurs corporatives à travers la<br />
mobilisation <strong>des</strong> meilleurs artisans dans<br />
chaque corps de métier pour restaurer le<br />
<strong>château</strong>. <strong>Le</strong>s travaux de restitution et de<br />
restauration avaient été confiés aux<br />
meilleurs artisans de la région : vitraux <strong>du</strong><br />
peintre verrier de Fribourg en Brisgau<br />
E<strong>du</strong>ard Stritt, boiseries de la salle <strong>des</strong> chevaliers<br />
de Théophile Klem de Colmar.<br />
Décor <strong>du</strong> passé allemand le <strong>château</strong> était<br />
aussi musée de la culture allemande comme<br />
vérité de la culture alsacienne. <strong>Le</strong> programme<br />
ethnographique comprenait pour<br />
l'essentiel <strong>du</strong> mobilier, dont une remarquable<br />
collection de poêles de faïence et<br />
<strong>des</strong> objets de la vie quotidienne.<br />
Cette collection avait été rassemblée<br />
aussi bien dans les villages voisins <strong>du</strong> <strong>château</strong><br />
que dans le reste de l'Alsace et même<br />
au-delà : en Lorraine, en Suisse et jusqu'au<br />
Tyrol. L'extension <strong>du</strong> champ de collecte<br />
était justifié à la fois par les liens qu'avait<br />
entretenu le <strong>château</strong> dans le passé avec ces<br />
régions que par le fait que « l'Alsace a été<br />
de tout temps une région de passage, et que<br />
surtout pour les ustensiles ménagers et les<br />
couverts <strong>des</strong> formes communes sont largement<br />
répan<strong>du</strong>es. Ainsi <strong>du</strong> fait de sa richesse<br />
la Suisse avait fourni nombre<br />
d'étains. On était allé chercher les objets<br />
de menuiserie, aussi bien les plus simples<br />
que les plus luxueux au Tyrol » u . <strong>Le</strong>s objets<br />
trouvés permettaient d'aménager une<br />
chambre lorraine, une pièce gothique, une<br />
pièce renaissance.<br />
<strong>Le</strong> musée ethnographique était conçu à<br />
l'évidence comme une réponse au musée<br />
alsacien de Strasbourg ouvert en 1902 sur<br />
le modèle <strong>du</strong> musée arlétan de Mistral par<br />
un petit groupe d'alsaciens francophiles<br />
rassemblés autour de la <strong>Revue</strong> alsacienne<br />
illustrée. <strong>Le</strong> musée alsacien avait<br />
strictement limité ses collections à la région<br />
dont il essayait d'exalter l'originalité<br />
par rapport aux espaces voisins alors que<br />
de façon systématique le Hohkônigsburg<br />
Verein qui était le maître d'œuvre <strong>du</strong> musée<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> avait éten<strong>du</strong> sa recherche<br />
d'objets à l'ensemble de l'espace alémanique<br />
et même au-delà avec une volonté<br />
explicite de mettre en évidence l'absence<br />
de toute différence entre l'Alsace et les<br />
régions voisines de l'espace germanique. Il<br />
s'agissait à l'opposé de l'entreprise <strong>du</strong> mu-<br />
1 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est
sée alsacien de valoriser à travers les collections<br />
ethnographiques la germanité de<br />
l'Alsace.<br />
Dans sa conception même le <strong>Haut</strong>-<br />
<strong>Kœnigsbourg</strong> apparaît comme un lieu de<br />
mémoire par excellence tel que le définissait<br />
Pierre Nora en ouverture de ses lieux<br />
de mémoire : « tout ce qui ressort <strong>du</strong> culte<br />
<strong>des</strong> morts, tout ce qui relève <strong>du</strong> patrimoine,<br />
tout ce qui administre la présence <strong>du</strong> passé<br />
dans le présent » 12 . Si l'on retient cette<br />
définition le <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> apparaît<br />
comme un lieu de mémoire par excellence<br />
combinant les trois gran<strong>des</strong> catégories<br />
données par Pierre Nora. Il relève à l'évidence,<br />
à la fois, <strong>du</strong> culte <strong>des</strong> morts, <strong>du</strong><br />
patrimoine et de la présence <strong>du</strong> passé.<br />
Nous remarquerons au passage la précocité<br />
de l'entreprise dans l'espace germanique<br />
ce qui invalide pour partie la thèse de<br />
Pierre Nora de l'émergence <strong>des</strong> lieux de<br />
mémoire comme événement tout à fait<br />
contemporain, mais là n'était pas notre<br />
propos.<br />
Ce que nous retiendrons ici c'est que le<br />
lieu de mémoire s'est vu ressaisi par l'histoire<br />
qui en bouleversant les frontières, en<br />
provoquant l'effondrement de l'Empire,<br />
vide de sens le monument. Sa<br />
reconstruction, son décor, ses inscriptions<br />
deviennent illisibles. La borne demeure<br />
mais les frontières ont disparu. Sa visibilité<br />
devient problématique. <strong>Le</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
devient le <strong>château</strong> d'illusion selon<br />
l'intuition géniale de Jean Renoir. La<br />
grande illusion c'est la guerre mais c'est<br />
surtout l'impossibilité de fixer les frontières,<br />
d'exiger <strong>des</strong> bornes-frontières qu'elles<br />
attestent pour l'éternité d'une véracité. La<br />
vérité de la butte-témoin est dans l'image<br />
<strong>du</strong> champ de neige qui termine le film.<br />
Gabin (Maréchal) et Dalio (Rosenthal) errent<br />
dans une immensité blanche en quête<br />
d'une frontière invisible et par là, hypothétique.<br />
<strong>Le</strong>s frontières, les mémoires, les identités<br />
sont toujours problématiques.<br />
NOTES<br />
1 Der Ekâsser, 13/5/1908.<br />
2 Cet article s'inscrit dans le cadre d'une recherche<br />
plus générale consacrée à la question de la<br />
restauration <strong>des</strong> <strong>château</strong> au XIX siècle et à la<br />
e<br />
genèse <strong>du</strong> site touristique. Sur le <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
voir Richez J.C., « l'invention romantique<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong> »<br />
dans Richez J.C., Willaume A., <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong>.<br />
<strong>Le</strong> <strong>château</strong> cT/V/us/on, Strasbourg, 1990 ;<br />
voir également sur la question en général dans<br />
l'espace germanique Wohlleben M.,<br />
Konservieren oder restaurieren ; zur Diskussion<br />
ùber aufgaben, Ziel und Problème der<br />
Denkmalpflege um die Jahrhundert Wende,<br />
Zurich, 1989. Sur la restauration <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<br />
<strong>Kœnigsbourg</strong> la meilleure étude à ce jour est<br />
celle de Stein G. « Trifels und Hohkônigsburg.<br />
Zitate und Gedanken zweier Burgruinen » dans<br />
Oberrheinische Studien, 1975 (pp. 373-404).<br />
3 Sur Marienburg, Malbork en polonais, voir<br />
Boockmann H., Die Marienburg um 19<br />
jahrhundert, Frankfurt am Main, 1982.<br />
4 Sur la cathédrale de Cologne voir Clemen P.,<br />
DerDomzu Kôln, Dusseldorf, 1937 ; Der kôlner<br />
Domzur700 lahrfeier 1248-1948, Kôln, 1948 :<br />
Lutzeler H., Der kôlner Dom in der deutsche<br />
Geschichte, Bonn, 1948, et les remarques<br />
d'Aycoberry P. dans sa thèse Histoire sociale de<br />
la ville de Cologne (1815-1875), 2 t., Université<br />
de Paris I, Lille, 1977.<br />
5 Sur la Wartburg voir Asche S., Die Wartburg,<br />
ein Denkmal deutsche Geschichte und Kunst,<br />
Bonn, 1965, et Die Wartburg, Geschichte und<br />
Gestalt, Berlin, 1962.<br />
6 Cité dans Wurch-Kozel js M. <strong>Le</strong> <strong>château</strong> <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<br />
<strong>Kœnigsbourg</strong>, reconstitution et reconstruction<br />
<strong>du</strong> <strong>château</strong> par Bodo Ebhardt pour Guillaume II,<br />
CE.A.A., 1987-1988(dact.), (peutêtre consulté<br />
à l'Ecole d'architecture de Strasbourg).<br />
7 II n'existe à ce jour, à notre connaissance,<br />
aucune étude sérieuse consacrée à Léo Schnug.<br />
On pourra cependant se reporter à Metz R., <strong>Le</strong>s<br />
peintres alsaciens de 1870 à 1914, Thèse<br />
Strasbourg, 1971.<br />
8 Fournier G., l'inauguration <strong>du</strong> <strong>Haut</strong>-<strong>Kœnigsbourg</strong><br />
dans la presse politique alsacienne. Remarques<br />
méthodologiques et premiers résultats,<br />
D.E.A. Langueetculture régionales, U.S.H.<br />
Strasbourg, 1990.<br />
9 Prologue <strong>du</strong> hérault d'armes repro<strong>du</strong>it dans le<br />
Strasburger Post, 14/5/1908.<br />
10 DerElsâsser, 21/5/1908.<br />
11 Fricker J., « Der Hohkônigsburg Verein 1904-<br />
1918. Die Austattung der Burg <strong>du</strong>rch den<br />
Verein » dans DasReichsIandElsass-Lothringen,<br />
bd. 3, Frankfurt am Main, 1934 (pp. 520-526),<br />
p. 522.<br />
12 Nora P., « Entre mémoire et histoire la<br />
problématique <strong>des</strong> lieux » dans <strong>Le</strong>s lieux de<br />
mémoire, t. 1, La République, Paris, 1984<br />
(pp. XV-XVII), p. XXXVII.<br />
N°l8 L'identité, un mythe refuge?