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LE POIDS-LU - Département de sociologie - UQAM

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Mathieu Lévesque<br />

Ça va faire les manifestations!<br />

Durant mon parcours scolaire, j'ai participé à plusieurs<br />

manifestations. Mais, cette fois-ci, j'ai décidé <strong>de</strong> ne pas<br />

participer à la gran<strong>de</strong> manifestation étudiante du 1er mars à<br />

Québec. Je suis plutôt allé voir mon père, qui n'a pas le moral<br />

ces temps-ci. Mon père est pauvre et sans éducation. Il n'a<br />

jamais aimé l'école. On ne lui a pas appris à quel point c'était<br />

important; ce qu'on lui a dit, c'est d'aller travailler comme un<br />

homme. Il a 55 ans, il a travaillé toute sa vie comme<br />

charpentier (comme mon grand-père), il a mal partout et est<br />

maintenant contraint <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'entretien ménager.<br />

Puisque mes parents n'ont pas plus qu'une IIe secondaire,<br />

je n'ai jamais même pensé terminer mon secondaire. C'est<br />

drôle comme la culture a une emprise profon<strong>de</strong> sur nos vies:<br />

j'ai toujours pensé faire un métier comme mon père et aller<br />

travailler comme un homme. Pourtant, j'ai terminé mon<br />

secondaire, j'ai été sur le marché du travail pendant trois ans<br />

et je suis même allé au cégep. Non sans crainte, j’avais peur.<br />

Peur parce que c’était inconnu, peur parce que personne ne<br />

m’aidait financièrement, peur <strong>de</strong> m’en<strong>de</strong>tter sans savoir si<br />

mes étu<strong>de</strong>s allaient me permettre d’avoir un emploi. Je ne<br />

savais pas ce que je voulais faire dans la vie, mais je savais<br />

que je souffrais et que j’avais besoin <strong>de</strong> m’éduquer pour<br />

espérer un jour avoir un travail qui me satisfasse.<br />

Vous imaginez? Je suis resté presque quatre ans au cégep<br />

dans un programme préuniversitaire d'une durée normale <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux ans. Je fais peut-être partie <strong>de</strong> ce fameux cliché <strong>de</strong><br />

l'éternel étudiant en sciences humaines. Peu importe. Il faut<br />

savoir d'où je viens pour comprendre mon cheminement. J'ai<br />

dû apprendre en arrivant au cégep comment me servir d'un<br />

ordinateur. C'est très long écrire un travail <strong>de</strong> trois pages<br />

quand on n'a pas <strong>de</strong> doigté et qu'on ne connaît pas les<br />

logiciels <strong>de</strong> traitement <strong>de</strong> texte. Puis, j'ai rencontré <strong>de</strong>s gens<br />

qui m'ont montré comment me créer une adresse courriel. À<br />

21 ans! Mes nouveaux amis et mes nouvelles amies riaient un<br />

peu <strong>de</strong> moi, tout bon étudiant qui se respecte est censé savoir<br />

comment utiliser cette forme <strong>de</strong> technologie. Tranquillement,<br />

en avançant dans mes étu<strong>de</strong>s, je me suis rendu compte que je<br />

n'étais pas plus con qu'un autre et du sentiment <strong>de</strong> honte et<br />

d'humiliation, j'ai commencé à ressentir <strong>de</strong> la fierté.<br />

En plus <strong>de</strong> faire mes étu<strong>de</strong>s, j'ai décidé <strong>de</strong> m'impliquer<br />

socialement dans ma communauté. J'ai même gagné <strong>de</strong>s prix<br />

<strong>de</strong> la fondation <strong>de</strong> mon cégep, j'étais très fier. D'un ouvrier<br />

dans une usine puante, je suis <strong>de</strong>venu en quelque sorte un<br />

modèle d'implication et cela a fortement contribué à forger<br />

mon i<strong>de</strong>ntité. Mais ce dont je suis le plus reconnaissant, c'est<br />

d'avoir rencontré <strong>de</strong>s gens qui ont su m'ouvrir les yeux par<br />

rapport à la société dans laquelle je vis. Les bons professeurs<br />

et les bonnes professeures que j’ai eu la chance <strong>de</strong> rencontrer,<br />

mais surtout, ceux et celles que l’on nomme les militants et<br />

les militantes.<br />

C’est leur rencontre qui m’a formé en tant que citoyen. J’ai<br />

eu la chance <strong>de</strong> participer à <strong>de</strong>s exercices démocratiques à<br />

travers mes assemblées générales étudiantes. Là aussi une<br />

culture à apprendre, mais j’ai trouvé une gran<strong>de</strong> ouverture <strong>de</strong><br />

la part <strong>de</strong>s militants et <strong>de</strong>s militantes pour m’expliquer le<br />

fonctionnement <strong>de</strong> l’assemblée. Je me rappelle au cégep en<br />

2005, j’ai vu plusieurs centaines <strong>de</strong> cartons <strong>de</strong> vote se lever en<br />

même temps, j’étais en grève! Je suis allé manifester, je me<br />

suis informé davantage, j’ai participé et j’ai grandi. Je suis<br />

maintenant à l’université, même à la maîtrise, ce qui dans<br />

mon cas est pratiquement un miracle. Bien sûr, j’ai travaillé<br />

fort, mais j’ai surtout rencontré <strong>de</strong>s personnes extraordinaires<br />

qui ont su me donner confiance en moi. Je sens maintenant<br />

que j’ai la capacité d’influencer les débats publics par mon<br />

expression politique et je crois que c’est un gain pour la<br />

démocratie. Ce que mon père m’encourage à faire aujourd’hui<br />

pour ne pas faire comme lui et avoir <strong>de</strong>s regrets le restant <strong>de</strong><br />

ma vie.<br />

Aujourd'hui, j'ai décidé d'écrire mon opinion. On m'a dit<br />

que le Québec avait fait, il n'y a pas si longtemps, <strong>de</strong>s choix<br />

<strong>de</strong> société. Par exemple, démocratiser son système d'éducation<br />

pour permettre au plus grand nombre d'y avoir accès.<br />

Évi<strong>de</strong>mment, je m'i<strong>de</strong>ntifie fortement à ce plus grand<br />

nombre et je remercie ceux et celles qui, à ce moment-là, se<br />

sont battus pour cela. Je ne serais sans doute jamais allé aussi<br />

loin. La culture institutionnelle et les droits <strong>de</strong> scolarité<br />

élevés auraient sans doute contribué à me repousser <strong>de</strong>s<br />

établissements d'enseignement supérieur. À mon avis, la<br />

meilleure façon <strong>de</strong> transformer cette culture est simplement<br />

<strong>de</strong> faire en sorte d’enlever toutes les barrières possibles<br />

entravant l’accès à l’éducation pour permettre à <strong>de</strong>s gens<br />

provenant <strong>de</strong> divers milieux d’y accé<strong>de</strong>r.<br />

Quand je me suis rendu compte que ces choix étaient<br />

éminemment politiques, j'ai arrêté <strong>de</strong> croire au miracle. En<br />

fait, le seul miracle qui existe, c'est la prise en charge<br />

politique <strong>de</strong> notre avenir collectif; cela s'appelle un choix <strong>de</strong><br />

société.<br />

Ce sont <strong>de</strong>s gens comme moi qui souffriront le plus du<br />

projet (néo)libéral <strong>de</strong> la hausse <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> scolarité. C'est à<br />

mon sens une mesure régressive et injuste qui va avoir<br />

d'importantes conséquences. Plusieurs autres choix<br />

pourraient être faits. Si pour le gouvernement<br />

l'appauvrissement <strong>de</strong> la population déjà en<strong>de</strong>ttée est une<br />

solution, alors notre réponse sera la lutte. Ce sont sur <strong>de</strong> telles<br />

luttes que le Québec mo<strong>de</strong>rne s'est bâti, et elles sont encore<br />

aujourd'hui au cœur <strong>de</strong> mes espoirs.<br />

Je vais me battre. Je suis en gran<strong>de</strong> partie un produit <strong>de</strong><br />

cette société et je m'apprête à la défendre avec tous les outils<br />

qu'elle m'a permis <strong>de</strong> développer. J'ai peut-être manqué cette<br />

manifestation, mais c'est un combat <strong>de</strong> longue haleine que<br />

nous nous apprêtons à mener. Je ne suis pas seul et c'est bien<br />

là ma force.<br />

Ça va faire les manifestations! Passons maintenant à l’action!

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