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LE POIDS-LU - Département de sociologie - UQAM

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La conception <strong>de</strong> la liberté chez Hannah Arendt et la grève étudiante : la théorie <strong>de</strong> la pratique<br />

Caroline Tanguay<br />

Dans La Crise <strong>de</strong> la culture, publié en 1961, Arendt tente<br />

un exercice <strong>de</strong> la pensée. Une réflexion à la fois politique,<br />

philosophique et critique au sujet <strong>de</strong> la société mo<strong>de</strong>rne est<br />

articulée dans les huit essais qui composent l’ouvrage.<br />

L’auteure reconceptualise entre autres le thème <strong>de</strong> la liberté<br />

pour déconstruire les idées communes : elle l’entrevoit comme<br />

la disposition qu’ont les êtres humains à construire leur<br />

mon<strong>de</strong> politiquement, <strong>de</strong> façon collective et dans un espace<br />

public organisé. Cette conception <strong>de</strong> la liberté apporte une<br />

dimension philosophique à la grève étudiante actuelle. En<br />

effet, c’est en faisant la grève que les étudiants et les<br />

étudiantes saisissent un moment unique <strong>de</strong> liberté politique.<br />

Tout <strong>de</strong>vient alors possible.<br />

La liberté à travers la réflexion et l’action politique<br />

D’abord, le processus <strong>de</strong> réflexion impliqué par la décision<br />

collective <strong>de</strong> faire la grève s’inscrit dans le non-espace-temps<br />

<strong>de</strong> liberté, décrit par Arendt comme une brèche entre le passé<br />

et le futur. Par le débat qui est stimulé pour chacune <strong>de</strong>s<br />

décisions que les étudiant-e-s doivent prendre à l’égard <strong>de</strong><br />

leurs positions politiques ou <strong>de</strong> leurs moyens d’actions, par les<br />

références aux précé<strong>de</strong>ntes grèves étudiantes, par leur volonté<br />

<strong>de</strong> modifier un futur déjà <strong>de</strong>ssiné, par les rêves qu’ils et elles<br />

se permettent <strong>de</strong> formuler, les grévistes ont l’obligation <strong>de</strong><br />

réfléchir. Ils et elles s’insèrent, par le fait même, dans le<br />

mouvement du temps, alors que le passé et l’avenir exercent<br />

une influence sur eux. Réfléchir <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du travail puisque<br />

c’est à chacun et chacune <strong>de</strong> découvrir sa brèche, <strong>de</strong> prendre<br />

conscience <strong>de</strong>s évènements passés pour les raconter et<br />

construire sa propre réflexion. Lorsque les étudiantes et les<br />

étudiants se retrouvent en Assemblée générale, ils et elles<br />

discutent <strong>de</strong> leurs idées individuelles dans l’optique <strong>de</strong><br />

construire un mouvement qui leur ressemble, ouvrant une<br />

brèche pour transformer un futur qui n’est pas encore là.<br />

Toutes les possibilités sont ouvertes alors qu’ils et elles<br />

posent en actes le fruit <strong>de</strong> leurs pensées. En effet, bien que<br />

réfléchir soit primordial, c’est dans l’action politique<br />

collective que la liberté se révèle : « La raison d’être <strong>de</strong> la<br />

politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action.<br />

1 » La capacité humaine d’être libre se déploie dans<br />

l’exécution <strong>de</strong>s principes qui la gui<strong>de</strong>nt et dans la création<br />

d’une réalité propre qui amène la nouveauté. En ne se<br />

contentant pas <strong>de</strong> décrier la hausse <strong>de</strong>s frais <strong>de</strong> scolarité, mais<br />

en prenant les moyens pour empêcher qu’elle ne survienne, les<br />

grévistes s’interposent concrètement dans le mouvement du<br />

temps.<br />

La liberté par l’action collective<br />

Pour revenir à l’idée selon laquelle la liberté ne se<br />

comprend qu’à travers la collectivité, Arendt soutient, à<br />

l’opposé <strong>de</strong>s idées véhiculées encore aujourd’hui, que la<br />

souveraineté totale <strong>de</strong>s individus est une fausseté et qu’elle n’a<br />

rien à voir avec la liberté. Puisque nous vivons avec d’autres<br />

et que nous sommes déterminé-e-s par la société et les<br />

circonstances dont nous héritons, la liberté ne peut qu’être<br />

comprise politiquement et collectivement. Une <strong>de</strong>s forces<br />

actuelles du mouvement étudiant est celle du nombre. C’est<br />

par la mobilisation, ainsi que la tentative d’implication et<br />

d’inclusion <strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> militants et <strong>de</strong><br />

militantes, qu’une grève peut avoir autant d’impact sur la<br />

sphère politique. Une étudiante toute seule aura beau être la<br />

plus convaincue du mon<strong>de</strong>, c’est lorsqu’elle s’unit à ceux et<br />

celles qui sont habité-e-s par la même révolte qu’elle peut<br />

saisir sa disposition à être libre.<br />

Tel que mentionné précé<strong>de</strong>mment, trouver sa brèche pour<br />

réfléchir requiert du travail, mais Arendt ajoute qu’agir<br />

politiquement pour constituer le mon<strong>de</strong> implique<br />

nécessairement le courage : « Le courage libère les hommes [et<br />

les femmes] <strong>de</strong> leur souci concernant la vie, au bénéfice <strong>de</strong> la<br />

liberté du mon<strong>de</strong>. Le courage est indispensable parce que, en<br />

politique, ce n’est pas la vie mais le mon<strong>de</strong> qui est en jeu2. »<br />

L’action politique <strong>de</strong>s grévistes est sans aucun doute<br />

courageuse. Ils et elles prennent actuellement le risque<br />

politique <strong>de</strong> nager à contre-courant; <strong>de</strong> lutter pour une société<br />

où l’accessibilité à la connaissance est une priorité et où<br />

l’éducation sert à l’émancipation <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong> la<br />

collectivité plutôt qu’à l’industrie.<br />

Et en pratique?<br />

En faisant la grève, je ressens effectivement un<br />

sentiment <strong>de</strong> liberté. Même si les forces <strong>de</strong> l’ordre nous<br />

répriment, que le gouvernement ne cesse d’être arrogant,<br />

que <strong>de</strong>s tensions existent dans le mouvement, que la<br />

grève aura <strong>de</strong>s conséquences sur notre parcours<br />

académique et que la victoire n’est pas assurée.<br />

Pourquoi? Parce que le temps semble suspendu. Parce<br />

qu’enfin, nous nous inscrivons collectivement dans<br />

l’espace politique pour exiger la concrétisation <strong>de</strong> nos<br />

revendications et proposer une autre vision <strong>de</strong> la société.<br />

La grève constitue un moment où les étudiants et les<br />

étudiantes interrompent leurs obligations scolaires et<br />

déstabilisent la routine quotidienne en rendant le<br />

changement social et politique non seulement possible,<br />

mais réalisable.<br />

Personne ne connaît encore le dénouement <strong>de</strong> cette<br />

grève. Dans un contexte mondial <strong>de</strong> mise en application<br />

<strong>de</strong> mesures d’austérité, le mouvement étudiant<br />

n’obtiendra peut-être pas gain <strong>de</strong> cause. Or, ce n’est<br />

qu’en prenant collectivement le pari <strong>de</strong> transformer la<br />

réalité, en saisissant les dons <strong>de</strong> liberté et d’action que<br />

nous avons reçus, qu’il nous sera possible d’accomplir<br />

<strong>de</strong>s « miracles3 ». À ce propos, Hannah Arendt rappelle<br />

que les gran<strong>de</strong>s réalisations humaines ainsi que les<br />

transformations sociales en rupture avec l’ordre<br />

présumé <strong>de</strong>s choses rési<strong>de</strong>nt dans l’inattendu et<br />

l’improbabilité infinie. Osez passer sur un campus en<br />

grève et vous verrez <strong>de</strong>s élans <strong>de</strong> créativité étonnants, <strong>de</strong>s<br />

moments <strong>de</strong> solidarité saisissants et <strong>de</strong>s réflexions<br />

critiques qui n’ont rien à voir avec celles issues <strong>de</strong>s<br />

salles <strong>de</strong> cours. Les étudiants et les étudiantes saisissent<br />

actuellement un moment <strong>de</strong> liberté hors du commun.<br />

Laissons-les nous surprendre.<br />

1. Hannah Arendt. La crise <strong>de</strong> la culture. « Qu’est-ce que la liberté? ». Paris :<br />

Éditions Gallimard, 1972. p. 190.<br />

2. I<strong>de</strong>m, p. 203.<br />

3. I<strong>de</strong>m, p. 222.

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