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Le rock progressif anglais

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<strong>Le</strong> <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong><br />

<strong>anglais</strong>


<strong>Le</strong> <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> <strong>anglais</strong><br />

Selon la définition de Christophe Pirenne, spécialiste francophone du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong><br />

<strong>anglais</strong>, auquel il a consacré un livre adapté de sa thèse (<strong>Le</strong> Rock Progressif Anglais (1967-1977),<br />

H. Champion, 2005, 354 p.), le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> est une musique :<br />

– « qui fusionne musique pop et musique classique,<br />

– qui mélange, dans des proportions variées, la musique pop, le jazz, le folk, les musiques<br />

ethniques et la musique classique,<br />

– qui nécessite une grande variété d’instruments et en particulier d’instruments à clavier,<br />

– qui, par sa complexité, exige des musiciens des connaissances et des aptitudes peu<br />

communes,<br />

– qui est caractérisée par une approche expérimentale des paramètres musicaux avec une<br />

prédilection pour la forme et les timbres,<br />

– qui est interprétée plutôt qu'improvisée,<br />

– dont les textes ont une valeur littéraire,<br />

– qui s’exprime le mieux dans des compositions de longue durée et en particulier dans des<br />

albums conceptuels,<br />

– qui est présentée dans des pochettes au graphisme élaboré et présentant des thèmes souvent<br />

inspirés de la science-fiction ou du fantastique » (pp. 53-54).<br />

Plutôt que de dresser un historique de ce genre musical particulièrement hétérogène (au point qu'il<br />

soit impossible d'en fournir une définition idéale) et qui a émergé principalement en Angleterre à la<br />

fin des années 1960, nous allons présenter sommairement ses principales caractéristiques musicales<br />

en nous focalisant sur ses plus fidèles représentants, ce qui nous amènera logiquement à monter en<br />

quoi, en guise de fil rouge, il se situe à la frontière des musiques savantes et populaires.<br />

Quatre thématiques ont été dégagées pour constituer cette table (dont la discographie est détaillée à<br />

la fin de ce texte) et vous faire découvrir les différentes facettes du genre :<br />

- <strong>Le</strong>s précurseurs<br />

Ce sont des disques de groupes des années 1966-69 qui, en s'éloignant de différentes manières des<br />

schémas typiques de la musique populaire, ont institués le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> :


• majoritairement des <strong>anglais</strong> : notamment les Beatles – avec leur incontournable Sgt. Pepper,<br />

l'une des plus grandes sources d'inspiration des musiciens <strong>progressif</strong>s – et Pink Foyd qui, au<br />

début de sa carrière, est davantage à considéré comme un groupe psychédélique,<br />

• et quelques américains : les Beach Boys (avec Pet Sounds, premier disque de <strong>rock</strong> à être qualifié<br />

de <strong>progressif</strong>), le Jimi Hendrix Experience (qui a tourné avec Pink Floyd et Soft Machine en<br />

1967-68) et le touche-à-tout Frank Zappa, connu pour ses nombreuses références à la musique<br />

savante du XX ème siècle, en particulier de Varèse et Stockhausen.<br />

- <strong>Le</strong>s incontournables<br />

Comme son nom l'indique, il s'agit des disques majeurs du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, y compris In the Court<br />

of the Crimson King de King Crimson, considéré comme le véritable premier disque de <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong>, mais aussi les premières productions de Genesis (avant le départ de Peter Gabriel), Yes,<br />

Jethro Tull et Emerson, Lake & Palmer, ainsi que certaines de Pink Floyd, en particulier Meddle.<br />

- La scène de Canterbury<br />

Un sous-genre de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> né sous l'impulsion de groupes géographiquement proche de la<br />

ville de Canterbury (en particulier Soft Machine et Caravan) et qui se démarque des incontournables<br />

à travers son influence primordiale du jazz (aussi bien dans l'instrumentation que l'improvisation),<br />

les sonorités saturées de ses claviéristes (Mike Ratledge, David Sinclair, Dave Stewart...) ou son<br />

recours à l'humour, que ce soit dans les titres, les textes ou même la musique.<br />

- <strong>Le</strong>s « oubliés »<br />

Il s'agit de groupes qui ont connu un succès commercial moins important que les piliers du genre<br />

mais qui méritent tout autant d'attention, notamment l'expérimental Gentle Giant emmené par Derek<br />

Shulman, dont l'objectif, à l'image des autres groupes <strong>progressif</strong>s, est « de repousser les limites de la<br />

musique populaire contemporaine, au risque d'être impopulaires ».


Introduction<br />

La présentation des aspects essentiels du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> avancée par Christophe Pirenne<br />

nous permet d’emblée de constater que ce genre ne doit pas être envisagé, comme on pourrait le<br />

croire au premier abord, comme une musique qui progresse, c’est-à-dire, d’un point de vue<br />

harmonique, qui se développe par degrés. Cette confusion vient de la traduction approximative du<br />

terme <strong>anglais</strong> « progressive <strong>rock</strong> », où le mot « progressive » signifie en réalité « progressiste ». Dès<br />

lors, le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> doit plutôt être associé à une musique pratiquée par des musiciens se<br />

définissant comme partisans du « progrès », c’est-à-dire par ceux qui développent une vision<br />

artistique du <strong>rock</strong> (d’où le terme « Art Rock » qui est parfois préféré à celui de « <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> »)<br />

et qui se distinguent de la musique populaire traditionnelle en utilisant des techniques<br />

d’enregistrement de pointe et des instruments ou des arrangements peu répandus dans le domaine de<br />

la musique populaire. On est donc bien loin d’une musique composée à partir d’un rythme binaire<br />

fortement appuyé et destiné à la danse, propre au <strong>rock</strong> primitif. Dans le cas du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, on a<br />

plutôt à faire à une musique dite sérieuse, davantage propice à l’écoute et qui exige donc<br />

beaucoup d’attention de la part des auditeurs, ainsi qu’à des musiciens qui, en brisant les schémas<br />

traditionnels de le musique populaire, souhaitent être reconnus ou légitimés par l’art savant.<br />

Considérant l’origine terminologique du terme « <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> », et face à la multiplicité<br />

des sources musicales sur lesquelles s’appuient les musiciens <strong>progressif</strong>s – à la fois populaires (le<br />

blues, le rhythm’n’blues, le <strong>rock</strong>’n’roll, le jazz ou même la soul) et savantes (la musique classique,<br />

religieuse et contemporaine) –, la question de savoir si le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> est une musique<br />

savante ou une musique populaire, du moins d’un point de vue strictement musical, semble se<br />

poser naturellement. Mais à une époque où il existe une indéniable imbrication entre les nouvelles<br />

technologies et les différentes mutations du langage musical (la musique populaire ayant<br />

effectivement tendance à devenir de plus en plus sophistiquée et, inversement, la musique savante<br />

s’inspirant de plus en plus de la musique populaire), il ne semble plus tout à fait pertinent de vouloir<br />

séparer à tout prix ces deux familles musicales ; d’où l’intérêt, en prenant pour objet d'étude le <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong>, de traiter de la question des interactions entre ces deux musiques.<br />

Pour expliquer en quoi la démarche des musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> se distingue de celle<br />

des artistes de musique populaire de l’époque, nous allons passer revue, l'un après l'autre, les<br />

différents paramètres musicaux nécessaires à l’étude du genre : le timbre, la forme, la métrique,<br />

l’harmonie et enfin les variations de tempo et de dynamique.


I – <strong>Le</strong> timbre<br />

<strong>Le</strong> timbre, qui désigne la couleur singulière d’un son, est l’un des paramètres musicaux<br />

préoccupant le plus les musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, ces derniers allant tous dans le sens d’un<br />

élargissement de leurs sonorités ; que ce soit par le biais de nouvelles pratiques instrumentales,<br />

l’insertion d’instruments issus de traditions musicales extérieures au <strong>rock</strong> (en particulier la musique<br />

classique) ou des expérimentations sonores avant-gardistes favorisées par la technologie.<br />

1 ) De nouvelles pratiques instrumentales<br />

La guitare<br />

Avec l’ère du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, les guitaristes doivent désormais cohabiter avec un<br />

instrument capable de « rivaliser » avec eux, à savoir le clavier, et se voient donc souvent<br />

contraint de reléguer leur rôle mélodique au second plan. Toutefois, cela ne remet en cause ni leur<br />

esprit d’innovation, ni leur volonté de diversifier leur sonorités. En effet, la plupart des guitaristes<br />

<strong>progressif</strong>s élargissent leur palette sonore en jouant sur plusieurs guitares (à l'image de Steve<br />

Howe de Yes, qui en possède une impressionnante collection), voire sur des guitares à double<br />

manche. Mike Rutherford (Genesis), par<br />

exemple, utilise une basse-guitare douze<br />

cordes à double manche afin de pouvoir<br />

alterner des riffs de basse et de guitare.<br />

La basse-guitare douze cordes à double manche<br />

de Mike Rutherford<br />

En utilisant des cordes ou des<br />

instruments différents, les guitaristes ont<br />

ainsi la possibilité de jouer<br />

successivement des passages électriques<br />

et acoustiques au sein d’un même<br />

morceau ; une pratique – que l’on<br />

retrouve notamment sur la plage titulaire d'Aqualung de Jethro Tull, un groupe dont la musique<br />

s’abreuve à la fois aux sources du folk et du rhythm’n’blues – qui figure d’ailleurs parmi les<br />

aspects esthétiques essentiels du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>.<br />

Aussi, quelques-uns des principaux guitaristes de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> instaurent de nouvelles<br />

techniques instrumentales. Steve Hackett (Genesis), par exemple, est considéré comme l’un des<br />

pionniers du tapping ; une technique popularisée par la suite par le guitariste Eddie Van Halen et<br />

que l’on peut entendre dès l'album Nursery Cryme, en particulier au début de The Return of the


Giant Hogweed (dans le registre grave) mais aussi sur The Musical Box ou The Fountain of<br />

Salmacis (dans le registre aigu, qui est généralement plus usité).<br />

La basse<br />

Une autre conséquence de l’insertion des instruments à clavier dans le quartet de <strong>rock</strong><br />

traditionnel est la tendance des bassistes à adopter une approche mélodique plutôt<br />

qu’exclusivement rythmique et harmonique de leur instrument. Chris Squire, par exemple, n'hésite<br />

pas à utiliser, à l'image des guitaristes, les notes les plus aiguës de son instrument, comme pour<br />

l’ouverture de Beyond and Before sur l'album éponyme de Yes, tandis que Mike Rutherford, au<br />

moment de l’entrée de la flûte lors du passage instrumental de Firth of Fifth (sur Selling England by<br />

the Pound), développe un jeu en arpège très mélodique, calqué sur la ligne mélodique du piano.<br />

Mais l’évolution la plus importante dont bénéficient les guitaristes et les bassistes de <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong> consiste en la multiplication des pédales d’effets : de distorsion, de delay, de contrôle<br />

de volume ou de réverbération. Chris Squire, l’un des premiers à utiliser des effets originairement<br />

destinés à la guitare, est par exemple très friand d’effets comme le vibrato, que l’on retrouve<br />

notamment au début de Starship Trooper (sur The Yes Album), ou le flanger, comme sur Survival<br />

(sur l'album éponyme). Enfin, le titre One of These Days de Pink Floyd est construit autour d’un son<br />

de basse que Roger Waters a créé en branchant son instrument dans une chambre d’écho Binson,<br />

laquelle caractérise d'ailleurs la musique de son groupe pendant des années.<br />

La batterie<br />

Concernant les batteurs, ce qui change de<br />

manière significative avec le genre est<br />

l'élargissement de plus en plus<br />

démesuré de leur kit de base ; ceci dans<br />

le but, comme pour les guitaristes, de<br />

varier leurs sonorités mais aussi, dans<br />

certains cas, de mettre en avant leur<br />

virtuosité.<br />

La batterie en acier de Carl Palmer<br />

Avec Carl Palmer (d'Emerson, Lake &<br />

Palmer, abrégé ELP), par exemple, qui introduit progressivement de nouveaux éléments tels que des<br />

bongos, congas, cloches tubulaires ou glockenspiel, le processus atteint son apogée avec son kit de<br />

batterie en acier inoxydable qu’il utilise à partir de 1973, comme lors de son solo de percussion au


milieu de Toccata (sur Brain Salad Surgery).<br />

Notons aussi que, comme pour les bassistes, les batteurs de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> ont tendance<br />

à s’extirper de leur rôle exclusivement rythmique pour adopter une approche plus mélodique<br />

de leur instrument. Sur certains titres de Pink Floyd, Nick Mason, davantage considéré comme un<br />

créateur de climats que comme un soliste avide d’exhibitions, au lieu de marteler successivement la<br />

grosse caisse et la caisse claire, procède par exemple de manière décorative en basant l’essentiel de<br />

son accompagnement sur des roulements, des descentes de toms ou des accents ; un style de jeu que<br />

l’on retrouve notamment sur A Saucerful of Secrets.<br />

La voix<br />

Enfin, si le style vocal du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> se distingue réellement des autres, c’est avant tout<br />

grâce au fait que ses chanteurs peuvent s’appuyer sur des instrumentistes capables d’assurer<br />

les chœurs ; une polyvalence qui s’explique largement par la pratique précoce de la musique<br />

religieuse au sein de chorales. Ainsi, Jon Anderson bénéfice des talents de choriste de Chris Squire,<br />

Peter Banks puis Steve Howe au sein de Yes. Dans Your Move (le premier mouvement de I’ve Seen<br />

All Good People sur The Yes Album), la ligne vocale de Jon Anderson (« Dit-it dit-it did-it… ») se<br />

superpose par exemple à celle chantée par les instrumentistes (« Don’t surround yourself with<br />

yourself »).<br />

Notons aussi que grâce à l’influence de groupes vocaux comme Simon & Garfunkel, les<br />

Fifth Dimension ou surtout les Beach Boys et les Beatles (qui soignent particulièrement leurs<br />

arrangements vocaux), les membres de Yes développent souvent des constructions homophoniques<br />

à deux ou trois voix ; et que Gentle Giant, un groupe de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> réputé pour ses arrangement<br />

vocaux et ses influences baroques et renaissantes, propose même, avec Knots (sur Octopus), un<br />

contrepoint à quatre voix d’une complexité rarement atteinte dans le cadre de la musique populaire.<br />

2 ) L’insertion d’instruments et de sons extra-<strong>rock</strong><br />

Mais ce qui fait incontestablement la spécificité sonore du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, c’est le recours<br />

fréquent à des instruments issus de la musique classique. Ian Anderson, le<br />

chanteur/guitariste/flûtiste de Jethro Tull, est par exemple l’un des premiers leaders d’une formation<br />

en vogue à s’imposer avec un instrument n’étant pas directement issu de la tradition du <strong>rock</strong>. Avec<br />

sa flûte, un instrument peu courant dans le <strong>rock</strong> de la fin des années 1960, il est même à l’origine de<br />

l’over-blowing, une technique qui consiste à souffler très fort pour obtenir un son saturé ; preuve par<br />

ailleurs que ceux qui pratiquent des instruments issus de la musique classique ne manquent pas, eux


non plus, de créativité.<br />

Plus encore, Ian McDonald, le multi-instrumentiste de King Crimson, introduit la flûte (que<br />

l’on peut entendre en solo à la fin de I Talk to the Wind sur In the Court of the Crimson King) mais<br />

aussi la clarinette et le vibraphone. Notons enfin que les cinq albums de Genesis enregistrés entre<br />

1969 et 1973 comportent tous des instruments issus de la musique classique, à commencer par la<br />

flûte de Peter Gabriel, qui figure sur tous ces albums. Deux autres instruments de la tradition<br />

classique apparaissent plus épisodiquement : le violoncelle de Mike Rutherford sur Trespass et<br />

Foxtrot, ainsi que le hautbois, que l’on retrouve sur le dernier album cité ainsi que sur Selling<br />

England by the Pound ; un album phare qui fait aussi appel au sitar électrique, un instrument extraeuropéen<br />

(déjà exploité notamment par les Beatles dans Sgt. Pepper) joué par Mike Rutherford.<br />

<strong>Le</strong>s collaborations avec des orchestres classiques<br />

Plus encore, avec l’avènement du genre, on assiste à la multiplication des projets associant<br />

des orchestres classiques et des groupes de <strong>rock</strong> ; une démarche inaugurée, entre autres, par des<br />

groupes qui participent à la genèse du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> – comme les Nice avec la suite Five Bridges<br />

ou les Moody Blues avec Days of Future Passed, l’un des premiers albums conceptuels de l’histoire<br />

du <strong>rock</strong> – et qui est reprise notamment par Pink Floyd avec Atom Heart Mother dès le début des<br />

années 1970.<br />

Pour l’une de ses pièces les plus célèbres, le groupe fait effectivement appel à Ron Geesin,<br />

un musicien/compositeur/architecte sonore qui arrange et co-écrit ce qui deviendra la plage titulaire<br />

de l’album du même nom : une pièce orchestrale épique ambitieuse comprenant des cors<br />

d’harmonie, un tuba, des trompettes, des trombones, un violoncelle solo et une vingtaine de<br />

choristes de haut niveau (le John Alldis Choir) ; une instrumentation si éloignée de la tradition du<br />

<strong>rock</strong> que l'on peut légitimement se demander si cette musique est encore du <strong>rock</strong> .<br />

Adapter des œuvres classiques<br />

Une dernière pratique musicale caractéristique du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, qui voit le jour à la fin des<br />

années 1960, en particulier avec les Nice, consiste à adapter des œuvres issues du répertoire<br />

classique à l’aide d’instruments <strong>rock</strong>. Emerson, Lake & Palmer (né justement de la scission des<br />

Nice), dont le répertoire comprend une partie importante de reprises classiques, adaptent des œuvres<br />

classiques comme « Tableaux d’une Exposition », un cycle de pièce pour piano du compositeur<br />

Modeste Moussorgski que l’on retrouve sur l’album live Pictures at an Exhibition, lequel se termine<br />

d’ailleurs par une reprise du célèbre ballet « Casse-Noisette » de Tchaïkovski. Parmi les autres


œuvres classiques (par ailleurs souvent peu conventionnelles) qu’ELP reprend, citons l’Allegro<br />

Barbaro du compositeur Hongrois Béla Bartók (sous le titre The Barbarian,) et le premier<br />

mouvement de la Sinfonietta du Tchèque <strong>Le</strong>os Janacek (Knife-Edge), tous deux sur leur album<br />

éponyme, ainsi que le quatrième mouvement du « Concerto Pour Piano n.1 » de l’Argentin Alberto<br />

Ginastera (Toccata sur Brain Salad Surgery).<br />

L'usage de sons de la vie quotidienne<br />

Précisons pour conclure sur ce thème que Pink Floyd, fort de son intérêt primordial pour le<br />

timbre (nettement plus que pour la complexité métrique, par exemple), se distingue des autres<br />

groupes <strong>progressif</strong>s de l'époque en faisant souvent référence à la musique concrète, un genre<br />

musical né en 1948 sous l’impulsion de Pierre Schaeffer et que son inventeur décrit lui-même<br />

comme un « collage et un assemblage sur bande magnétique de sons pré-enregistrés à partir de<br />

matériaux sonores variés et concrets » ; une démarche qui débute bien avant leur période<br />

progressive – comme en témoigne le second disque d'Ummagumma, qui est consacré aux titres<br />

enregistrés en studio, tous composés séparément par chaque musicien – mais que l'on retrouve<br />

également sur Meddle – lequel fait intervenir le sifflement du vent (dans One of These Days) ou<br />

même… un chien réagissant au son de l’harmonica (Seamus) – et même The Dark Side of the<br />

Moon. Cet opus majeur dans l'histoire du <strong>rock</strong>, parfois présenté comme « la première symphonie<br />

pop concrète », débute effectivement (avec Speak to Me) par un battement de cœur régulier (produit<br />

en utilisant une mailloche très douce sur une grosse caisse capitonnée) auquel se superposent des<br />

bruitages (rires hystériques, bruits de caisse-enregistreuse, etc.) que l’on retrouve d'ailleurs plus loin<br />

dans l’album. Quant à Time, il débute par l’agression sonore de plusieurs réveils électriques, et<br />

l’introduction de Money (l’un des plus grands tubes du groupe mais sans doute pas le plus<br />

<strong>progressif</strong>) est une cacophonie organisée de pièces de monnaie et de caisses enregistreuses sur<br />

laquelle se greffe la ligne de basse.<br />

3 ) <strong>Le</strong> recours à la technologie<br />

Enfin, si la volonté des musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> de créer des sonorités originales ne<br />

passe pas par l’utilisation d’instruments classiques ou de sons de la vie quotidienne, c’est forcément<br />

par le recours aux instruments à clavier, si bien que le Mellotron, l’orgue Hammond ou le<br />

synthétiseur Moog viennent à être considérés comme indispensables à la création du genre.


<strong>Le</strong> Mellotron<br />

Attirés par les sonorités orchestrales et<br />

les possibilités polyphoniques du premier, dont<br />

la conception remonte à 1960, tous les groupes<br />

<strong>progressif</strong>s phares y ont recours, surtout au<br />

début de leurs carrières : Pink Floyd dans leurs<br />

albums Ummagumma (notamment sur<br />

Sysyphus) et Atom Heart Mother ; Yes dans<br />

leurs deux albums cultes de l’année 1972<br />

Un modèle de Mellotron : le Mark II<br />

(Fragile et Close to the Edge), en grande partie<br />

grâce à l’arrivée de Rick Wakeman ; Genesis dans Nursery Cryme, Foxtrot (notamment sur<br />

Watchers of the Skies) et Selling England by the Pound, ainsi qu’ELP – de manière certes moins<br />

systématique que les groupes précédents – au début de Karn Evil 9, Part I (Brain Salad Surgery).<br />

Notons que King Crimson l’utilise également dans In the Court of the Crimson King – ce qui leur<br />

permet d’intégrer des sonorités « archaïques » et d’appuyer le côté sombre et oppressant de leur<br />

musique – tout comme Van der Graaf Generator dans Pawn Hearts (1971).<br />

L’orgue Hammond<br />

L’orgue Hammond, associé à la<br />

cabine <strong>Le</strong>slie produisant un effet de<br />

tremolo caractéristique, atteint lui aussi<br />

un statut mythique au sein du <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong>. Keith Emerson, le plus<br />

extraverti des claviéristes <strong>progressif</strong>s, en<br />

fait d'ailleurs un usage pour le moins<br />

décalé de sa fonction première, ce dernier<br />

n'hésitant pas, lors de ses concerts, à Keith Emerson « maltraitant »son orgue Hammond<br />

escalader, renverser ou même… planter des couteaux entre les touches de son instrument.<br />

<strong>Le</strong> synthétiseur Moog<br />

Enfin, les Beatles, les Moody Blues et les groupes psychédéliques figurent parmi les<br />

premiers à introduire dans leurs disques et sur scène le synthétiseur Moog, et sont vite suivis par les


musiciens <strong>progressif</strong>s, en particulier Keith Emerson et Rick Wright, qui achètent tous deux un<br />

Moog modulaire. Mais c'est bien le Minimoog, un modèle d’une taille et d’une facilité d’emploi<br />

révolutionnaires présenté en 1970, qui s’impose vite comme l’une des références des musiciens<br />

de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>.<br />

Notons qu'en plus d'être plus abordable<br />

financièrement, celui-ci présente l'avantage de<br />

posséder un tableau de bord inclinable, un<br />

portamento (un effet qui permet de glisser d’une<br />

note à une autre sans interruption) ainsi qu'une<br />

molette de pitch bend (laquelle permet de moduler la<br />

hauteur d’une note à la façon d’une guitare) dont<br />

Keith Emerson raffole, comme en témoigne son solo <strong>Le</strong> Minimoog<br />

– le premier de l’histoire du <strong>rock</strong> au synthétiseur – à la fin de Lucky Man sur le premier album<br />

éponyme d'Emerson, Lake & Palmer.


II – La forme<br />

Derrière le recours à des timbres originaux et de plus en plus variés, la diversification des<br />

formes constitue sans doute l’aspect le plus typique du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>. Bien que l’on associe<br />

souvent le genre à des œuvres longues organisées en plusieurs mouvements, à l’image de certaines<br />

pièces classiques, il n’existe pas de forme progressive unique. En effet, si, avec les musiciens de<br />

<strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, l’alternance entre les couplets et le refrain devient plus marginale, cela ne les<br />

empêche pas d’y avoir recours régulièrement, surtout au début de leur carrière.<br />

1 ) La forme chanson<br />

Car contrairement aux idées reçues, la forme chanson, caractérisée notamment par sa<br />

brièveté, représente quantitativement une partie non négligeable du répertoire du <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong>. <strong>Le</strong>s ballades acoustiques de Greg Lake comme Lucky Man (sur Emerson, Lake &<br />

Palmer), From the Beginning (Trilogy) ou Still... You Turn Me On (Brain Salad Surgery) – qui sont<br />

toutes régies par les lois de la variété : alternance couplets-refrain, mélodies accrocheuses, textes<br />

superficiels, tempi lents et instrumentations légères – contribuent même largement au succès<br />

commercial de son groupe ; ce qui peut d’ailleurs paraître paradoxal étant donné qu'il est plutôt<br />

réputé pour ses approches avant-gardistes.<br />

Comme pour ELP, les premiers disques de Yes et surtout de Genesis – encore très marqués<br />

par les influences pop de leur producteur Jonathan King, grand amateur... des Bee Gees –<br />

comprennent des titres formellement simple. Et même les plus grands albums de la période<br />

progressive du groupe, comme Selling England by the Pound, contiennent des titres au format court<br />

et renouent quelque peu, la maturité en plus, avec la veine pop des premiers albums. En effet, le<br />

titre More Fool Me, composé par Mike Rutherford et Phil Collins, peut se décrire comme une<br />

gentille chanson d’amour. De même, I Know What I Like, l’un des premiers tubes de Genesis, est<br />

composé sur la base d’un riff de Steve Hackett que le groupe trouva longtemps qu’il sonnait trop<br />

Beatles. Cette tendance à composer des chansons relativement simples constitue d’ailleurs la<br />

principale différence du groupe par rapport à ses contemporains dits <strong>progressif</strong>s plus chaotiques ou<br />

expérimentaux comme King Crimson.<br />

Signalons que cet attrait pour la forme chanson, qui s’explique logiquement par l’influence<br />

de la musique populaire, explique en partie pourquoi, au milieu des années 1970, quelques-uns des<br />

principaux groupes de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> – peut-être lassés par les violentes critiques émises à<br />

l’encontre de la plupart de leurs œuvres structurellement complexes – reviennent à des formats plus<br />

élémentaires et se détachent petit à petit du courant auquel ils étaient jusque-là attachés.


2 ) La forme de dimension moyenne<br />

<strong>Le</strong> deuxième type de forme qui émerge au sein du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, de dimension moyenne<br />

(entre cinq et dix minutes), se singularise par l’ajout de préludes, d’interludes ou de postludes<br />

instrumentaux. L’une des compositions progressives correspondant le mieux à cette définition est<br />

sans doute Firth of Fifth (Selling England by the Pound) de Genesis ; un morceau qui fait appel à un<br />

long passage instrumental de plus de cinq minutes (scindé en plusieurs sections) et qui comprend<br />

plusieurs interludes dont la fonction dépasse celui de simple pont. Dans ce cas de figure, les<br />

couplets et les refrains – que l’on ne peut plus considérer comme tels étant donné qu’il ne sont pas<br />

ou peu répétés, à l’exception du deuxième thème, qui peut faire office de couplet – perdent donc<br />

une part de leur fonction structurante et mnémonique, et ne jouent plus un rôle majeur dans la<br />

construction du morceau.<br />

3 ) <strong>Le</strong>s pièces de longue durée<br />

Mais les pièces multisectionnelles de plus de vingt minutes constituent incontestablement les<br />

formes les plus typiques et les plus spectaculaires du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>. Connaissant un essor<br />

particulièrement important à la fin des années 1960 avec les musiciens psychédéliques, les<br />

compositions de ce type se multiplient véritablement lorsque les groupes de <strong>rock</strong> commencent à<br />

collaborer avec des orchestres symphoniques. <strong>Le</strong>s Nice, les Pretty Things mais aussi Deep Purple<br />

avec leur Concerto for Group and Orchestra enregistré en 1969, figurent parmi les premiers à<br />

entreprendre cette démarche et transmettent rapidement le goût des suites en plusieurs mouvements<br />

aux musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, dont certains, sans forcément avoir recours à des orchestres<br />

symphoniques, en feront même l’une de leur marque de fabrique.<br />

Close to the Edge et les quatre compositions d’environ vingt minutes de Tales from<br />

Topographic Oceans de Yes, Supper’s Ready (sur Foxtrot) de Genesis, Atom Heart Mother et<br />

Echoes de Pink Floyd, Tarkus et Karn Evil 9 d’ELP, Thick as a Brick (qui forme un titre de plus de<br />

quarante minutes) et A Passion Play de Jethro Tull (un morceau, coupé en deux parties à cause des<br />

contraintes du vinyle, de plus de trois-quart d’heure) figurent parmi les pièces les plus<br />

représentatives de ce type de compositions.


III – La métrique<br />

Si les morceaux de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> se distinguent souvent par une approche formelle<br />

complexe, cela s’explique en grande partie par le recours à des carrures métriques (qui<br />

correspondent à l'organisation de la pulsation) alambiquées. En effet, les musiciens de <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong>, forts de leur influence de styles musicaux dits sérieux comme le jazz ou la musique<br />

classique, font preuve d’un goût prononcé pour des métriques bien éloignées des modèles binaires<br />

en quatre, huit, douze ou seize mesures que l’on rencontre dans la plupart des œuvres de musique<br />

populaire. Ainsi, avec le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, il est assez fréquent de rencontrer des compositions<br />

comportant des mètres asymétriques – c’est-à-dire groupant les temps par trois, cinq, sept, etc. –<br />

ou des intrusions plus ou moins régulières de mètres différents qui bouleversent la perception de<br />

la pulsation ; une organisation savante qui, encore une fois, apparaît avec des groupes pré<strong>progressif</strong>s<br />

comme les Beatles.<br />

L’album Close to the Edge, par exemple, ne comprend aucun titre construit à partir d’une<br />

métrique immuable, à l’exception du troisième mouvement de la plage titulaire, I Get Up, I Get<br />

Down, écrit en 4/4. Tous les autres morceaux (ou mouvements de morceaux) font effectivement<br />

appel à des mètres différents, à l’image des dernières mesures du premier mouvement de la pièce<br />

principale, The Solid Time of Change, dont les mètres (à 5’52’’) se succèdent comme suit : 3/2, deux<br />

mesures en 2/2, 5/4, 4/4, 3/4, 4/4, 3/4, avant de se stabiliser en 12/8 lors du deuxième mouvement.<br />

En outre, l’analyse de la partition de Close to the Edge – dont trois des quatre mouvements<br />

comportent des intrusions de mètres différents sur plusieurs dizaines de mesures, à l’image de Total<br />

Mass Retain, qui passe subitement en 3/2 alors que le morceau débute en 12/8 – nous permet de<br />

constater que les insertions de mètres étrangers à la carrure métrique de base possèdent, à l’inverse<br />

des premiers albums, une fonction structurelle et non pas pratique.<br />

De même, si Selling England by the Pound marque une complexification incontestable du<br />

vocabulaire métrique de Genesis – et ce, malgré quelques titres en 4/4 continu, comme I Know<br />

What I Like, ou qui ne font appel, comme Dancing With the Moonlit Knight ou After the Ordeal,<br />

qu’à de brèves contradictions métriques occasionnelles –, cela s’explique surtout par la présence de<br />

Firth of Fifth, dont l’introduction au piano fait appel à d’incessants changements métriques. Et ce<br />

qui intéressant de remarquer, c'est que ce passage, pourtant particulièrement complexe d’un point de<br />

vue métrique (et qui revient après le thème de flûte avec une instrumentation différente à 4’34’’),<br />

semble se développer de manière naturelle ; preuve que l’insertion de mètres alambiquées ou<br />

interpolés, du moins pour ce cas de figure, semble avant tout être mise au service de la musicalité<br />

du groupe et ne sert pas à exposer le savoir-savoir du claviériste Tony Banks ; qui d’ailleurs, comme<br />

son compère Steve Hackett, ne se lance que rarement dans de longs soli virtuoses, préférant mettre


en avant ses connaissances en matière d’harmonie. Citons enfin The Three Fates – dont<br />

l’introduction alterne des mètres de la manière suivante : 5/4, 7/4, 4/4, 5/4, 7/4, 4/4, 7/4, 3/4 et 5/4<br />

(par deux fois) avant de passer en 4/4 pendant sept mesures – et surtout Tarkus, qui constitue sans<br />

aucun doute l’une des pièces les plus complexes du répertoire d’ELP, son premier mouvement, par<br />

exemple, ne contenant pas moins de vingt-neuf changements de mètres!


IV – L'harmonie<br />

Une autre spécificité du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> vient du recours à des pratiques harmoniques (à<br />

savoir la science qui organise la formation et l’enchaînement des accords) nettement plus proches<br />

de la musique savante (en particulier classique) que de la musique populaire.<br />

Que ce soit :<br />

– en utilisant des accords très diversifiés – Karn Evil 9 (1st Impression, Part II) d'ELP, par<br />

exemple, qui ne dure pourtant que 4’48’’, comprend une quarantaine d’accords de guitare différents<br />

– et enrichis, c'est-à-dire :<br />

• tendus : en ajoutant des notes se situant au-delà de la quinte, le plus souvent la septième,<br />

comme c'est souvent le cas dans le jazz,<br />

• suspendus : un procédé qui consiste à remplacer la tierce de l’accord pour une quarte ou une<br />

seconde,<br />

• ou renversés : une technique consistant à construire les accords à partir d’une basse qui n’est<br />

pas la fondamentale (la première note de l'accord),<br />

– en utilisant de manière ambiguë les différents degrés de la gamme,<br />

Nb : avec les musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, il n’est effectivement pas rare, par exemple, que le<br />

morceau débute par un autre accord que la tonique (la première note de la gamme) qui, avec la<br />

sous-dominante et la dominante, affirme la tonalité du morceau. C'est le cas notamment de Still…<br />

You Turn Me On d’ELP, qui débute par une alternance entre sol et ré mineur 7 alors que le morceau<br />

est plutôt sensé débuter, soit par un do, soit par un la,<br />

– en modulant la tonalité des morceaux : And You and I de Yes et Take a Pebble d'ELP, par<br />

exemple, font chacun appel à quatre clés (ou armatures) différentes,<br />

– en ayant recours à l’écriture atonale, qui permet de composer de manière intuitive en utilisant<br />

les douze sons de la gamme chromatique, comme lors de l'introduction d’Atom Heart Mother,<br />

laquelle contient d'ailleurs quelques dissonances (qui produisent une impression d’instabilité et de<br />

tension) obtenues notamment par des accords enrichis d’influence jazz,<br />

– en utilisant des gammes modales : Robert Fripp, le guitariste de King Crimson, par exemple, est<br />

très friand des modes Dorien, Eolien, voire Phrygien mais aussi de la gamme par ton inventée par<br />

Debussy,<br />

– voire en faisant appel à des techniques classiques comme le contrepoint – qui a pour objet la<br />

superposition organisée de lignes mélodiques distinctes et qui est très utilisée par Keith Emerson,<br />

comme en témoigne l’introduction de la première partie de la première impression de Karn Evil 9,<br />

qui débute par un passage à l’orgue écrit pour deux voix avant de faire intervenir les autres


instruments – ou la fugue, une forme d’écriture contrapuntique largement exploitée par des<br />

compositeurs classiques comme Bach et que l'on retrouve notamment dans la bien nommée Fugue<br />

d’ELP, écrite pour trois voix : deux pour le piano et une autre pour la basse.<br />

Notons néanmoins qu'il est impossible de définir un langage harmonique propre au <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong> étant donné, d’une part, que l’harmonie des morceaux du genre, comme pour les<br />

paramètres précédemment évoqués, est partagée entre la norme (en particulier pour Pink Floyd,<br />

surtout avant The Dark Side of the Moon) et l’expérimentation et, d’autre part, que les protagonistes<br />

ont recours à des pratiques harmoniques différentes en fonction de la tendance à laquelle ils sont<br />

attachés (symphonic <strong>rock</strong>, classic <strong>rock</strong>, space <strong>rock</strong>...).


V – <strong>Le</strong>s variations de tempo et de dynamique<br />

1 ) <strong>Le</strong> tempo<br />

Enfin, les variations de tempo – qui désigne la vitesse d’exécution d’une œuvre musicale –<br />

et de dynamique – qui correspond au contraste entre les sons les plus forts et les plus faibles –<br />

constituent la dernière marque de fabrique essentielle du <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>.<br />

And You and I de Yes, par exemple, est construit à partir d’une alternance entre des tempi<br />

modérés (lors des premier et troisième mouvements) et plus lents (pour les deuxième et quatrième) ;<br />

une structure assez similaire à celle d’Aqualung de Jethro Tull, un titre basé sur une alternance de<br />

passages vifs et lents, et qui permet – comme le montre le passage entre le premier et le deuxième<br />

mouvement de la pièce, où le ralentendo s’effectue de manière progressive sur les trois dernières<br />

mesures du premier mouvement – de bien distinguer les différentes parties de la composition.<br />

Précisons que les transitions entre les passages vifs et lents, comme pour les changements<br />

d’armature, peuvent s’effectuer de manière plus ou moins abrupte. Harold the Barrel (sur Nursery<br />

Cryme) de Genesis, par exemple, passe sans transition d’un tempo de 240 à la noire à un tempo<br />

quatre fois plus lent, tandis que Dancing With the Moonlit Knight (le titre d'ouverture de Selling<br />

England by the Pound) fait appel, après les premiers vers de Peter Gabriel, à un changement de<br />

tempo si subtile (un peu plus rapide) qu’il passe presque inaperçu ; un cas de figure que l’on<br />

retrouve avec ELP au début de la sixième exposition du thème de Trilogy, lequel connaît lui aussi<br />

une légère augmentation de tempo.<br />

2 ) La dynamique<br />

Dans le cadre de la musique populaire, le recours aux changements de dynamique apparaît<br />

au milieu des années 1960 avec l’arrivée de systèmes de sonorisation suffisamment performants<br />

pour réagir rapidement au contraste de décibel. Mais si le recours à des amplificateurs puissants<br />

constitue l’une des habitudes les plus convenues dans le <strong>rock</strong> (on pense notamment au « mur »<br />

d’amplificateurs Marshall de Jimi Hendrix), les musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, en apprenant à se<br />

servir de la pédale et des boutons de volume, figurent parmi les premiers à exploiter les possibilités<br />

des nuances dynamiques.<br />

L’un des exemples les plus spectaculaires de changements de dynamique, comme le montre<br />

le spectre ci-dessous, est Atom Heart Mother de Pink Floyd ; des variations qui, dans ce cas,<br />

s’explique logiquement par la pluralité des timbres utilisés, le morceau faisant appel à un orchestre<br />

et à des chœurs.


Précisons enfin que si<br />

l’emprunt d’instruments<br />

provenant de la tradition<br />

classique permet de créer de<br />

vastes contrastes dynamiques,<br />

de nombreux exemples<br />

montrent qu’il est également<br />

possible de créer des<br />

<strong>Le</strong>s variations dynamiques d’Atom Heart Mother<br />

variations d’intensité à partir<br />

d’une instrumentation <strong>rock</strong> basique. Prenons l'exemple de l’introduction de Roundabout de Yes<br />

(l’un des premiers groupes de <strong>rock</strong> à conférer aux variations de dynamique une importance<br />

cruciale), qui débute par un accord de piano (trafiqué en studio) dont la dynamique augmente<br />

progressivement avant de<br />

s’achever – alors que l’on<br />

s’attend à une explosion<br />

dynamique avec l’entrée de<br />

nouveaux instruments – sur une<br />

douce harmonique naturelle de<br />

guitare classique ; une variation<br />

dynamique originale et<br />

inattendue qui, comme le <strong>Le</strong>s « pics » dynamiques de l’introduction de Roundabout<br />

montre le spectre ci-dessous,<br />

revient une deuxième fois au cours de l’introduction (à 0’28’’) mais aussi lors d’un passage au<br />

milieu du morceau (à 4’58’’).


Conclusion<br />

Ainsi, en ayant recours à des variations de tempo et de dynamique au sein de leurs<br />

morceaux, mais aussi à des mètres et des schémas harmoniques complexes et en empruntant des<br />

instruments puisés dans le répertoire de la musique savante, les musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> se<br />

distinguent clairement des musiciens de <strong>rock</strong> traditionnel, et plus généralement de musique<br />

populaire. Mais doit-on pour autant les exclure de cette catégorie musicale et les considérer comme<br />

des musiciens savants à part entière ?<br />

D’un côté, le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> est incontestablement ancré dans la tradition de la musique<br />

populaire, ce qui s’explique avant tout chose par son influence indéniable de groupes populaires<br />

comme les Beatles. <strong>Le</strong>s musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong>, avant d’insérer des instruments classiques ou<br />

extra-européens, dont l’usage ne suffit naturellement pas à considérer le genre comme une musique<br />

savante, utilisent donc en priorité les instruments traditionnels du <strong>rock</strong> : la guitare, la basse et la<br />

batterie auxquels s’ajoute le clavier, qui sera vite adopté par une quantité d’artistes populaires.<br />

Aussi, une part importante du répertoire des groupes <strong>progressif</strong>s est constitué de morceaux basés sur<br />

une métrique invariable en 4/4 et respectant une alternance couplets-refrains propre aux hits de<br />

musique populaire. De même, les pratiques harmoniques des groupes <strong>progressif</strong>s, malgré quelques<br />

connotations classiques plus ou moins évidentes, restent souvent puériles au regard de celles des<br />

musiciens savants. Enfin, si les variations de tempo et de dynamique, largement usitées par les<br />

compositeurs savants, constituent un autre trait typique du genre, celles-ci ne s’imposent pas<br />

comme une règle absolue puisque beaucoup de titres <strong>progressif</strong>s restent basés sur des tempi et des<br />

dynamiques immuables.<br />

Mais d’un autre côté, le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> – comme le terme « <strong>progressif</strong> » (ou plutôt<br />

« progressiste ») le suggère – est un genre bien plus élaboré que la plupart des courants de<br />

musique populaire, ce qui s’explique en premier lieu par le profil sociologique des protagonistes<br />

(voir le livre de Christophe Pirenne pour plus de précisions sur ce sujet), lesquels, contrairement<br />

aux artistes de <strong>rock</strong> traditionnel, ont généralement grandi dans un milieu social leur permettant de se<br />

familiariser avec une pluralité de styles musicaux : de la musique populaire à la musique savante en<br />

passant par le jazz. Forts de leurs influences éclectiques et de leur volonté de donner une nouvelle<br />

orientation à la musique populaire, qui découle également du contexte culturel dans lequel ils ont<br />

grandi, les musiciens de <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> parviennent à créer une musique élaborée et novatrice qui<br />

dénote un véritable désir de légitimité, que ce soit par le biais du recours à des pratiques de la<br />

musique électroacoustique, à une extension de plus en plus étendue de la forme chanson, à des<br />

mètres alambiqués ou, plus généralement, à la notion d’album concept.


Tous ces éléments nous poussent donc à nous demander, comme nous l'avons fait pour le<br />

titre Atom Heart Mother de Pink Floyd, si le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> est encore du <strong>rock</strong> ; une interrogation<br />

d’autant plus légitime lorsque l’on prend en compte des paramètres que nous avons éludés : les<br />

textes – dont la gravité, elle aussi, dénote d’un désir de légitimité et dont la présentation, qui se fait<br />

souvent dans un style empreint d’influences littéraires diverses, tranche avec celle, plus accessible,<br />

de la musique populaire – ou les aspects visuels, en particulier les pochettes d’albums, dont<br />

l’iconographie, qui relève souvent du surréalisme, véhicule les thèmes abordés dans les albums<br />

concepts et participent donc, au même titre que la musique, au processus de légitimation du <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong>.<br />

Prétendre qu’il s’agit d’une musique savante à part entière est donc un pas qui semble<br />

impossible à franchir, tant les influences de la musique pop y sont importantes et tant l’usage de<br />

certaines pratiques semblent naïves en comparaison avec celles de la musique savante. De la même<br />

manière, affirmer que le <strong>rock</strong> <strong>progressif</strong> est une musique exclusivement populaire serait injuste au<br />

regard des apports des musiciens <strong>progressif</strong>s. En définitive, nous pouvons considérer le <strong>rock</strong><br />

<strong>progressif</strong> comme un genre musical à cheval entre la musique savante et la musique populaire,<br />

à l’image d’un courant comme le jazz (lui aussi particulièrement hétérogène), dont la question de<br />

savoir dans quelle catégorie musicale il « doit » être classé est toujours d’actualité.


100 disques (plus ou moins) <strong>progressif</strong>s<br />

Ce sont des originaux en vinyle et des rééditions en cd, y compris quelques compilations et maxis :<br />

Daevid Allen – Banana Moon, 1970*<br />

Daevid Allen – Now Is the Happiest Time of Your Life, 1977*<br />

Daevid Allen – N'Existe Pas!, 1978*<br />

Kevin Ayers – The Joy of a Toy & Shooting at the Moon, 1969-70*<br />

Kevin Ayers – Whatevershebringswesing, 1971**<br />

Kevin Ayers – Bananamour, 1973<br />

Barclay James Harvest – Octoberon, 1976<br />

Barclay James Harvest – Gone to Earth, 1977*<br />

The Beach Boys – Pet Sounds, 1966<br />

The Beatles – Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, 1967**<br />

Camel – Mirage, 1974*<br />

Camel – Rain Dances, 1977**<br />

Caravan – In the Land of Grey and Pink, 1971<br />

Caravan – Cunning Stunts, 1975*<br />

Cream – Fresh Cream, 1966<br />

Cream – Live Cream, Volume II, 1972<br />

Curved Air – Air Conditioning, 1970*<br />

Deep Purple – Concerto for Group and Orchestra, 1969*<br />

Emerson, Lake & Palmer – Emerson, Lake & Palmer, 1970<br />

Emerson, Lake & Palmer – Tarkus, 1971**<br />

Emerson, Lake & Palmer – Pictures at an Exhibition, 1972**<br />

Emerson, Lake & Palmer – Trilogy, 1972<br />

Emerson, Lake & Palmer – Brain Salad Surgery, 1973<br />

Emerson, Lake & Palmer – Welcome Back My Friends To The Show That Never Ends..., 1974*<br />

Emerson, Lake & Palmer – Works, Vol. 2, 1977*<br />

Genesis – Trespass, 1970**<br />

Genesis – Nursery Cryme, 1971**<br />

Genesis – Foxtrot, 1972*<br />

Genesis – Selling England by the Pound, 1973**<br />

Genesis – Live, 1973**<br />

Genesis – The Lamb Lies Down on Broadway, 1974**


Genesis – Seconds Out, 1977**<br />

Genesis – Three Sides Live, 1982**<br />

Gentle Giant – Octopus, 1972<br />

Gentle Giant – Pretentious, 1977*<br />

Gilgamesh – Another Fine Tune You've Got Me Into, 1978*<br />

Gong – Camembert Electrique, 1971<br />

Gong – Angel's Egg (Radio Gnome Invisible, Vol. 2), 1973<br />

Gong – You (Radio Gnome Invisible, Vol. 3), 1974<br />

Henry Cow – Unrest, 1974<br />

Henry Cow (With Slapp Happy) – Desperate Straights, 1975<br />

Steve Hillage – Fish Rising, 1975<br />

Jethro Tull – This Was, 1968*<br />

Jethro Tull – Stand Up, 1969<br />

Jethro Tull – Aqualung, 1971<br />

Jethro Tull – Thick as a Brick, 1972<br />

Jethro Tull – Repeat: The Best of Jethro Tull, Vol. 2, 1977*<br />

Jethro Tull – The Best of Jethro Tull, 1993<br />

The Jimi Hendrix Experience – Are You Experienced?, 1967**<br />

King Crimson – In the Court of the Crimson King, 1969**<br />

King Crimson – In the Wake of Poseidon, 1970<br />

King Crimson – Larks' Tongues in Aspic, 1973<br />

King Crimson – Starless and Bible Black, 1974**<br />

King Crimson – Red, 1974**<br />

King Crimson – USA, 1975*<br />

The Moody Blues – Days of Future Passed, 1967<br />

The Moody Blues – The Best of The Moody Blues, 1996<br />

National Health – Of Queues and Cures, 1978*<br />

The Nice – Nice, 1969<br />

Pink Floyd – The Piper at the Gates of Dawn, 1967**<br />

Pink Floyd – A Saucerful of Secrets, 1968**<br />

Pink Floyd – More, 1969**<br />

Pink Floyd – Ummagumma, 1969**<br />

Pink Floyd – Atom Heart Mother, 1970**<br />

Pink Floyd – Zabriskie Point, 1970<br />

Pink Floyd – Masters of Rock, 1970*


Pink Floyd – Meddle, 1971**<br />

Pink Floyd – Obscured by Clouds, 1972**<br />

Pink Floyd – The Dark Side of the Moon, 1973<br />

Pink Floyd – Wish You Were Here, 1975**<br />

Pink Floyd – A Collection of Great Dance Songs, 1981**<br />

Pink Floyd – Pulse, 1995<br />

Pink Floyd – Echoes: The Best of Pink Floyd, 2001<br />

Procol Harum – Procol Harum (A Whiter Shade of Pale), 1967**<br />

Procol Harum – A Salty Dog, 1969<br />

Soft Machine – Vols. 1 & 2, 1968-69**<br />

Soft Machine – Third, 1970**<br />

Soft Machine – Fourth & Fifth, 1971-72<br />

Soft Machine – At the Beginning, 1977*<br />

Soft Machine – Turns on, Vol. 1, 2001<br />

Traffic – Traffic (You Can All Join In), 1968*<br />

Van Der Graaf Generator – Pawn Hearts, 1971<br />

Van Der Graaf Generator – Still Life, 1976*<br />

Van Der Graaf Generator – World Record, 1976*<br />

Robert Wyatt – Rock Bottom, 1974**<br />

Robert Wyatt – Eps, 1999<br />

Robert Wyatt – Theatre Royal Drury Lane 8th September 1974, 2005<br />

Yes – Yes, 1969*<br />

Yes – Time and a Word, 1970*<br />

Yes – The Yes Album, 1971*<br />

Yes – Fragile, 1972**<br />

Yes – Close to the Edge, 1972**<br />

Yes – Yessongs, 1973**<br />

Yes – Tales from Topographic Oceans, 1974*<br />

Yes – Yesshows, 1980*<br />

Yes – Classic Yes, 1981**<br />

Yes – Yesstory, 1992<br />

Yes – Highlights: The Very Best of, 1993<br />

Frank Zappa – Freak Out!, 1966<br />

Frank Zappa – Hot Rats, 1969**<br />

* = disponible uniquement en vinyle, ** = disponible en cd et en vinyle


Bibliographie<br />

- Un livre de référence :<br />

Rock <strong>progressif</strong>, Aymeric <strong>Le</strong>roy, <strong>Le</strong> mot et le reste, 2010, 452 p.<br />

- Des biographies de groupes ou musiciens :<br />

<strong>Le</strong>s Beatles : la biographie, Hunter Davies, <strong>Le</strong> cherche midi, 2004., 416 p.*<br />

Peter Gabriel : real world, Franck Buioni, Camion blanc, 2009, 441 p.<br />

Genesis, Alain Bayeulle et Laurence Berrouet, Albin Michel, 1987, 139 p.<br />

Jimi Hendrix : vie et légende, Charles Shaar Murray, Lieu commun, 1993, 382 p.*<br />

Pink Floyd : l'histoire selon Nick Mason, édité par Philip Dodd, E.p.A., 2005, 359 p.<br />

Frank Zappa ou l'Amérique en déshabillé, Guy Darol, <strong>Le</strong> castor astral, 2003, 243 p.*<br />

* = plusieurs livres disponibles en rayon sur ce groupe ou musicien.<br />

- Quelques partitions, dont :<br />

Emerson, Lake & Palmer, Greatest Hits, Amsco publications, 1996, 79 p.<br />

Pink Floyd, Guitar Book: 40 songs in standard tab notation, Carisch, 2007, 273 p.<br />

Genesis, Anthology, Hit & run music, 1983, 136 p.<br />

Jethro Tull, Flute solos ; as performed by Ian Anderson, Hal <strong>Le</strong>onard, 48 p.<br />

Jethro Tull, The Best of... Jethro Tull: 10 songs arranged for piano, vocal & guitar, Wise pub., 48<br />

p.<br />

Frank Zappa, Hot Rats, Hal <strong>Le</strong>onard, 2006, 72 p.<br />

N'hésitez pas à réserver les documents empruntés auprès des discothécaires !

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