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Emmanuel Videcoq<br />
Des cultures gays dans la composition des multitudes<br />
40 000 signes<br />
« I am large, I contain multitudes. »<br />
Walt Whitman.( Song of myself)<br />
« Aucun pédé ne pourra dire avec certitude “je suis pédé”. »<br />
Gilles Deleuze (Lettre à Michel Cressole)<br />
Vouloir établir une relation entre des cultures gays et lesbiennes et la composition<br />
des multitudes, c’est mettre en évidence, les mécanismes d’agrégation sociale<br />
susceptibles de former des assemblages puissants entre gays et lesbiennes et entre ces<br />
minorités et d’autres minorités agissantes réprouvées de la normalité sociale. C’est<br />
également explorer dans les luttes, les écrits et les utopies du mouvement gay et lesbien<br />
une conception non-identitaire, virtuelle et déterritorialisée de l’agir des multitudes.<br />
Aussi se réfère-t-on aux travaux de Didier Eribon pour sa lecture attentive de Michel<br />
Foucault sur la question homosexuelle et pour l’accès qu’il donne aux lecteurs<br />
américains de Michel Foucault, mais surtout parce qu’avec la publication de ses<br />
« Réflexions sur la question gay », il fait de la culture et des subjectivités gays une force<br />
politiquement agissante. « Je cherche à analyser, écrit-il, les mécanismes sociaux qui<br />
font de ceux qui ont des pratiques homosexuelles une catégorie à part et comment cette<br />
catégorie produit par l'enchaînement d'une série de médiations (…) des types<br />
particuliers de subjectivité et une "culture" ou plutôt "des cultures" ».<br />
« La compréhension nietzschéenne de l’homosexualité comme vecteur de<br />
transmutation des valeurs sociales » , dont on a crédité Michel Foucault, guide en effet<br />
les développements ci-dessous. Centrés sur la double position résistante et constituante<br />
des gays et des lesbiennes : résistance à la norme hétérosexuelle et à la stigmatisation,<br />
constitution de nouveaux modes de vie, d’une éthique ou d’un art de l’existence, de<br />
formes de socialité exemplifiantes.<br />
Revenant, aux analyses de Michel Foucault, Léo Bersani écrit dans Homos :<br />
Repenser l'identité que " le pouvoir n'opère pas par répression des pulsions sexuelles<br />
spontanées , mais par la production de multiples sexualités , et c'est par la classification<br />
, la distribution , la hiérarchisation morale de ces sexualités que les individus qui les<br />
pratiquent peuvent être sanctionnés, traités, marginalisés, séquestrés, disciplinés, ou<br />
normalisés" Il y a une productivité politique propre au sexuel , à l'orientation sexuelle<br />
qui positionne le sujet à la périphérie ou au centre du social et renforce ou restreint son<br />
attachement à la loi, aux structures patriarcales de domination et de soumission .On<br />
peut, ainsi, dire que c'est la sexualité ou la critique de sa constitution en tant que<br />
catégorie pour la médecine ou la psychiatrie, qui fournissent les principaux concepts<br />
pour la transformation stratégique du comportement humain.<br />
" À la jonction du "corps" et de la " population” , le sexe devient une cible<br />
centrale pour un pouvoir qui s'organise désormais autour de la gestion de la vie plutôt<br />
qu'autour de la menace de la mort" écrit en effet, Michel Foucault dans La volonté de<br />
savoir. Mais, à la pente vers toujours plus de sexe Foucault oppose la fabrication<br />
“ d'autres formes de plaisir, de relations de coexistence, de liens, d'amours, d'intensités<br />
” car contrairement à Guy Hocquengheim il n’imagine pas le caractère subversif de
l'homosexualité dans la sexualisation de la société : la drague , la multiplication des<br />
partenaires, mais dans l'invention d'autres modes de vie, de nouveaux modes de relation<br />
entre les individus donnant lieu à des alliances et à des lignes de force imprévues. Ces<br />
modes d'existence et de relations peuvent servir “ de point d'appui à un renouvellement<br />
du droit et des institutions et dont les hétérosexuels pourraient profiter pour échapper<br />
aux carcans de la normalité conjugale et des limitations qu'elle implique quant aux<br />
types de relations possibles."<br />
L'hypothèse développée tout au long de ces pages s’appuie sur le rôle central des<br />
homosexualités dans le nouveau corps de l’homme ou de la femme, dans les nouvelles<br />
cartographies du plaisir, le droit à la jouissance et à la puissance de son propre corps,<br />
ses éléments d’incertitude et d’indécidabilité qui contribuent à la constitution non<br />
patriarcale de la multitude à partir d’individus libres, libérés de la condition œdipienne<br />
de la famille.<br />
Selon David Halperin “ Foucault conçoit l’homosexualité non pas comme une<br />
espèce nouvellement libérée d’êtres humains, mais comme une position marginale<br />
stratégique , à partir de laquelle il est possible d’entreprendre et de créer de nouvelles<br />
formes de rapport à soi-même et aux autres. ”<br />
Nous voudrions considérer, également, l’homosexualité comme une position<br />
marginale stratégique , à partir de la quelle il soit possible de composer et de faire<br />
fonctionner, en tant que “ mouvement des mouvements ”, des assemblages ou des<br />
convergences entre diverses minorités de désir et une pluralité de mouvements sociaux .<br />
Dans ces alliances stratégiques, en raison de sa prise d’écart, l’homosexualité peut être<br />
en capacité d’ inventer les moyens de “ gérer ” les différences de manière à se prémunir<br />
contre les effets délétères des disparités de pouvoir , de ressources ou de capital<br />
symbolique afin de produire des effets de plaisir, et pas des effets de domination ou de<br />
suivisme.<br />
D’autres hypothèses existent ainsi celle de Pierre Bourdieu qui considérant que<br />
“ le mouvement gay et lesbien dans la mesure où il est fondé sur une particularité du<br />
comportement qui n’implique pas et n’entraîne pas nécessairement des handicaps<br />
économiques et sociaux, rassemble des stigmatisés relativement privilégiés, notamment<br />
du point de vue du capital culturel qui constitue un avantage considérable dans les luttes<br />
symboliques ” voudrait combiner “ une forte disposition subversive liée à un statut de<br />
stigmatisé et d’un fort capital culturel, et ” constituer “ une avant-garde ”. au service de<br />
l’universel.<br />
Félix Guattari universalisait une position homosexuelle qui met en mouvement<br />
des machines désirantes. “ Les homosexuel-les parlent au nom de tous au nom de la<br />
majorité silencieuse- et mettent en question toutes les formes qu’elles soient de la<br />
production désirante ” “ Le pédé pas plus que le schizo n’est en soi un révolutionnaire,<br />
le révolutionnaire des temps nouveaux !. Nous disons simplement que, parmi quelques<br />
autres, il peut être, il peut devenir le lieu d’une rupture libidinale dans la société, un des<br />
points d’émergence de l’énergie révolutionnaire désirante dont le militantisme classique<br />
reste déconnecté ”<br />
Cultures populaires de résistance et d’affirmation<br />
Les différents groupes minoritaires expression de cultures populaires, ne se<br />
déterminent pas principalement par rapport au pouvoir mais agissent, le plus souvent,<br />
en fonction d'intérêts ou de projets qui ne se résument pas à la sphère étatique. De ce<br />
constat on peut tirer l’idée que ces groupes n’identifient pas, les mêmes objets ou les<br />
mêmes rapports comme étant politiques, établissant par là un élément de dispersion<br />
supplémentaire. Pour eux la puissance énonciatrice du politique se rapporte
principalement à des processus politiques par le bas, dans lesquels, leur capacité à<br />
construire, dans un rapport d’inclusion conflictuel, des modalités, d'unification /<br />
différentiation sociale et politique, se manifestent par l’élaboration de stratégies<br />
discursives et par l’innovation démocratique.<br />
Aujourd’hui le rapport que chacun entretient à son propre corps est l’objet d’une<br />
gouvernementalité des conduites qui trouve sa théorisation "disciplinaire ” et sa police<br />
discursive dans la "bioéthique".<br />
Mais la question même du "gouvernement des corps" reste problématique.<br />
Comment administre-t-on aujourd’hui ce que chacun a le droit de faire de son corps ?<br />
Quels sont les principaux instruments et les contenus de cette régulation? Qui sert de<br />
relais à l'État ?<br />
À cet égard un examen de la fabrication quotidienne des normes et de l’invention<br />
des écarts à ces normes s’impose. Se rendre provisoirement ou durablement stérile,<br />
fabriquer un enfant de manière artificielle, avorter, changer de sexe, contrôler après<br />
coup une conduite sexuelle à risque par un test de séropositivité : on peut à peu près<br />
tout faire de son propre corps en matière d’activité sexuelle et reproductive ; à une<br />
condition, toujours là même, de se présenter devant un médecin. Le contrôle des<br />
pratiques sociales sur les corps tend aujourd’hui à se faire non plus par la sanction, mais<br />
par l’exhibition au cours d’un dialogue, d’un récit biographique, confronté aux récits<br />
légitimes attendus par des agents mandatés par l’État. Récit dans lequel le patient se<br />
voit fortement incité de " parler " son rapport au corps, de symboliser son rapport aux<br />
pulsions, aux affects, le concernant., car comme le relève Didier Eribon " Loin<br />
d'organiser le silence, la société occidentale contemporaine incite à en parler sans cesse,<br />
comme l'atteste l'existence d'un corps de spécialistes - les psychanalystes - payés - pour<br />
écouter des gens qui viennent leur parler de leurs rêves, de leurs secrets, de leurs<br />
pulsions."<br />
Dans ces conditions comment s’effectue la résistance au bio pouvoir ? Comment<br />
la production de subjectivité s’indexe t-elle sur les corps ? .Quelles sont formes de<br />
subjectivation et d’assujettissement que met en mouvement l’emprise sur les corps... ?<br />
Quelles sont ces forces qui s’opposent et qui par là, en font naître d’autres ? Quels sont<br />
ces corps qui refusent délibérément leur localisation ?<br />
En ce qui concerne le mouvement gay et lesbien, selon Didier Eribon : " C'est la<br />
transformation d'une situation d'assujettissement à l'ordre dominant en un processus de<br />
subjectivation choisie, c’est-à-dire la constitution de soi-même comme sujet<br />
responsable de ses propres choix et de sa propre vie, par le moyen de l'érotisation et de<br />
la sexualisation généralisée du corps. C'est le plaisir qui annihile l'oppression, c'est le<br />
corps revendiqué qui annule le corps soumis à l'ordre social ; et permet à une nouvelle<br />
subjectivité d'émerger"<br />
Un corps sans organes, corps lisse et illimité, immanent au désordre s’oppose à<br />
l’organicisme du corps biologique. Il est “ Connexions de désirs, conjonction de flux,<br />
continuum d’intensités ”, “ Le corps sans organes, c'est le refus de me voir attribuer des<br />
lieux de plaisirs, des lieux d'émotions, des lieux de douleurs, refus de voir mon corps<br />
être mis en place, ce qui ne saurait bien sur se faire sans scandale, si tant est que l'ordre<br />
social passe par l'ordination d'un corps social. ” Deleuze et Guattari dans Mille<br />
plateaux. “ Là ou la psychanalyse dit ; Arrêtez retrouvez votre moi, il faudrait dire :<br />
Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre CsO, pas assez défait<br />
notre moi ”<br />
La maîtrise et l’affirmation des droits du capital sur les corps définit un biopouvoir<br />
auquel répond la biopolitique de la multitude, formée des corps de tous ceux<br />
qui ont le souci d’eux-mêmes, le souci de la jouissance de soi avant le souci de la
jouissance de l'autre, d'où le rôle central de l'homosexualité dans ce nouveau corps de<br />
l'homme. Dans la jouissance produire du corps c'est produire de l'indécidabilité, de la<br />
multitude, une infinité de positions possibles, à la différence de la production du peuple<br />
qui est fonctionnelle et territorialisée.<br />
“ La multitude est le nom d’une multitude de corps. ” précise Toni Negri , car le<br />
corps est premier dans le procès de constitution de la multitude, il s’agit de transformer<br />
notre chair en nouvelles formes de vie.<br />
De plus selon l’affirmation spinoziste d’une puissance des corps que chacun<br />
ignorerait :(“ nul ne sait ce que peut un corps ” ): tout corps est lui-même une multitude.<br />
de luttes, de mouvements, de désirs de transformation etc. Prenons l’exemple de Bayard<br />
Rustin organisateur avec Martin Luther King de la marche sur Washington de Mars<br />
1963, qui jouait avec brio de multiples rôles et de personnalités diverses : tout à la fois<br />
pacifiste, militant des droits civils et de la non-violence, leader du mouvement ouvrier ,<br />
tour à tour communiste, anti-communiste et socialiste, musicien et chanteur-ténor, il<br />
était également noir-américain et homosexuel. Individu unique mais à multiples facettes<br />
, il était lui-même multitude. avec des points d’affirmation bien sur, mais aussi avec des<br />
contradictions et des incohérences.<br />
Des luttes identitaires aux luttes sur l’identité<br />
Eric Fassin rappelle que “ Le partage binaire entre deux catégories d’hommes,<br />
hétérosexuels et homosexuels est une création relativement récente ” ” c’est alors<br />
seulement que l’homosexualité commencerait à signifier non plus seulement des actes<br />
homosexuels, mais une personne, voire une personnalité homosexuelle ”<br />
On peut rappeler ici la fameuse page de La volonté de savoir où Michel Foucault<br />
présente l'invention de la catégorie d'homosexuel :" L'homosexualité est apparue<br />
comme l'une des figures de la sexualité lorsqu'elle a été rabattue de la pratique de la<br />
sodomie sur une sorte d'androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l'âme. le<br />
sodomite était relaps, l'homosexuel est maintenant une espèce"<br />
En montrant qu’il il n'y a pas d'identité homosexuelle et que le terme est une<br />
invention des psychiatres allemands au 19éme siècle mais que par contre qu'il a des<br />
pratiques variables selon les époques, une politique des corps et des plaisirs , Michel<br />
Foucault aurait ouvert la boîte de Pandore de la déconstruction des identités à laquelle<br />
s’alimente toute la politique queer L’homosexualité est une identité sans essence , elle<br />
est tout ce que l’hétérosexualité n’est pas.<br />
Pour Léo Bersani, l'identité homosexuelle est une création hétérosexuelle. Idée<br />
que développe également, David Halperin en montrant l’assymetrie des relations entre<br />
homosexualité et hétérosexualité qui “ ne sont pas un couple réel , deux réalités<br />
contraires qui se définiraient l’ une par rapport à l’ autre, mais une opposition<br />
hiérarchique dans laquelle l’hétérosexualité se définit implicitement en se constituant<br />
comme la négation de l’homosexualité”. De plus “ C’est l’hétérosexualité beaucoup<br />
plus que le lesbianisme , qui se fonde sur la distribution des rôles, la polarisation des<br />
genres et la hiérarchisation du pouvoir dans le couple ”<br />
Quoiqu’il en soit même si l’homosexualité est diverse et problématique, il existe<br />
un "nous" identifiable , disséminé un peu partout et toujours prêt à saper les fondements<br />
de la société" normale"; " Reconnaître qu'il existe une spécificité gay ne nous condamne<br />
pas à accepter l'idée d'essence homosexuelle . Bien au contraire , nous pourrions<br />
découvrir que cette spécificité par son indétermination et sa mobilité , est en fait<br />
résolument incompatible avec une définition essentialisante " Léo Bersani remarque<br />
que "le désir homosexuel est moins susceptible d'immobilisation que le désir<br />
hétérosexuel en ceci qu'il occupe structurellement plusieurs positions, sa valorisation du
même a pour condition de possibilité une identité indéterminée"<br />
L'identité gay développée dans les années 70 et 80 est critiquée pour avoir été<br />
réduite à sa composante sexuelle, et limitée à la classe moyenne blanche et de gauche<br />
De fait "le comportement sexuel ne se réduit jamais à une question de sexe ", et il<br />
n'existe pas qu'une seule maniére d'être gay. Mais " le dégayment" des gays ne peut que<br />
renforcer l'oppression homophobe. Il réalise à sa manière l'objectif principal de<br />
l'homophobie: l'élimination des gays." Et alors " comment protester contre une<br />
catégorisation socialement imposée sinon en s'organisant sur la base de cette<br />
catégorisation"<br />
Maurizio Lazzarato voit une parenté entre le mouvement des chômeurs et les<br />
autres mouvements qui tels le mouvement gay et lesbien assument une identité<br />
assujettie pour la dépasser dans des processus de subjectivation : “ D'une certaine façon<br />
les luttes des chômeurs peuvent être interprétées comme une radicalisation des<br />
dynamiques de lutte des minorités. En effet, l'élément "identitaire" (l'être femme, l'être<br />
homosexuel), qui est nécessairement à l'origine des mouvements de minorités, se<br />
présente ici exclusivement, comme assujettissement. Les chômeurs et les précaires sont<br />
obligés pour s'organiser d'assumer une "identité" contre laquelle, en même temps, ils se<br />
battent. Ils ont toutes les raisons de refuser une identité qui leur confère non seulement<br />
un statut économique de pauvre et de surexploité mais les soumet aussi à des dispositifs<br />
d'assujettissement et d'individuation étatiques. ”<br />
David Halperin et la politisation d’une identité sans essence<br />
Avec l’ouvrage de David Halperin : Saint Foucault la politisation de la question<br />
gay prend toute sa dimension David Halperin revendique l’étiquette de “ foucaldien ”<br />
jugée infamante aux USA en montrant dans son livre comment la pensée de Foucault,<br />
marquée par une inébranlable volonté de résister aux normes, pouvait servir de modèle<br />
théorique au mouvement gay. En effet, la sexualité s'accommode fort mal de l'identité.<br />
Le choix foucaldien de traiter la sexualité non dans une perspective biologique ou<br />
psychologique mais comme un dispositif lui-même produit des systèmes modernes<br />
discursifs de connaissance et de pouvoir, constitue une percée politique. Loin de vouloir<br />
construire une “ identité gay ”, il s'agit plutôt d'inventer de nouvelles positions à l'écart<br />
de la normalité et de l’hétéro-normativité : “C’est à partir de la position marginale<br />
occupée par le sujet queer qu’il devient possible d’apercevoir une multiplicité de<br />
perspectives pour repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités<br />
érotiques, les construction du genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation,<br />
les logiques de la représentation, les modes de construction de soi et les pratiques<br />
communautaires – c’est à dire pour réinventer les relations entre le pouvoir, la vérité et<br />
le désir. ”<br />
La vision foucaldienne radicale de l'homosexualité en tant qu'occasion historique<br />
de rouvrir des virtualités relationnelles et affectives anticipe la paradoxale politique<br />
“ queer ” d’ une identité sexuelle qui s'effectue comme un décalage par rapport à toute<br />
visée identificatrice. “ C’est en résistant aux pratiques discursives et institutionnelles<br />
qui par leur fonctionnement diffus et éclaté contribuent à la bonne marche de<br />
l’hétéronormativité, que les identités queer peuvent ouvrir un espace social pour la<br />
construction d’identités différentes, l’élaboration de nouveaux types de relations entre<br />
les individus, le développement de formes culturelles inédites ”<br />
L’identité gay est une “ identité sans essence ”, jamais stable et qui ne se construit<br />
que comme un écart toujours renouvelé par rapport aux normes et aux “ normalités ”<br />
gay. : “ Faire passer l’homosexuel d’une position d’objet à une position de sujet, revient<br />
donc à rendre possible pour les gays et les lesbiennes une nouvelle forme d’identité
sexuelle dont la caractéristique serait de n’avoir aucune définition précise ”<br />
L’étude de David Halperin marque contre la vieille gauche marxiste traditionnelle<br />
attachée aux catégories, de souveraineté, d’État, de classes sociales, ou d’écomomique ;<br />
l’irruption de nouvelles formes de la politique qui font du corps un foyer de luttes, et<br />
qui , en cherchant la résistance et l’affirmation des subjectivités soumises , se<br />
manifestent en termes de signification sociale , de luttes symboliques, de<br />
représentations et de différences<br />
“ Foucault ouvre (également) la possibilité d’une politique queer, non pas définie<br />
pour libérer une nature préexistante et réprimée mais par un processus continu de<br />
constitution de soi et de transformation de soi ; une politique queer ancrée dans les<br />
sables mouvants , de la non-identité , de la positionnalité , de la réversibilité discursive<br />
et de l’invention collective de soi ” juge David Halperin.<br />
C'est suite à une réunion d'Act Up New York que fut créé “ Queer Nation ” en<br />
1990. Le projet était de mettre en évidence que la sexualité n'est pas juste une affaire<br />
privée et que les normes hétérosexuelles sont omniprésentes dans l'espace public.<br />
Déconstruction de la norme, du genre, des représentations, la « queer theory »<br />
c'est la résistance aux régimes de normalité, les luttes autour de l’identité et de la<br />
sexualité. Elle concerne toutes celles et tous ceux qui se définissent en dehors des<br />
normes identifiées de sexe-genre et de sexualités, et en contradiction avec elles. Sa<br />
tactique est de visibiliser de vastes espaces de normalisation, de franchir les frontières<br />
balisées ou invisibles entre le monde normal et le monde queer<br />
L'objet de la théorie queer est l'étude critique des processus de construction<br />
identitaire autour des questions sexuelles. En particulier elle tente de démontrer le<br />
caractère construit et toujours intrinsèquement hiérarchisé des différences et oppositions<br />
binaires de sexe., tout processus d'identification que d'impliquant une altérité<br />
subordonnée Dans l'opposition hétéro / homo, seul le second terme suscite<br />
interrogations théoriques, éthiques, juridiques et médicales. A l'inverse, la dimension<br />
contingente de l'hétérosexualité est systématiquement occultée.<br />
Il ne s'agit pas de figer de nouvelles identités mais bien de montrer les différentes<br />
dimensions de pouvoir qui traversent la vie des individus, et d'exposer les implications<br />
multiples de chaque positionnement social.<br />
C'est une volonté de rejeter le sentiment protecteur de cohésion identitaire au<br />
profit d'une déstabilisation des repères mêmes qui fondent l'hégémonie de<br />
l'hétéronormalité… d’une position d’instabilité à une autre<br />
“ En brisant le sujet de la sexualité , le « queer sex » ouvre la possibilité de<br />
cultiver un moi plus impersonnel, qui peut fonctionner comme la substance d’une<br />
élaboration éthique à venir- et , par là , le lieu d’une future transformation ” commente<br />
David Halperin .<br />
Une politique des multiplicités<br />
Y-a-t-il une manière conceptuelle et politique de“ contourner la question, (…) du<br />
rapport qu'il convient d'établir entre les combats contre l'exploitation capitaliste et ceux<br />
qui sont motivés par d'autres types de pouvoir. (…), alors que “ La persistance des<br />
difficultés éprouvées par le mouvement social à articuler des luttes hétérogènes sans les<br />
soumettre (…) à la primauté des rapports de classes montre que le problème de la<br />
“ base ” et de sa composition demeure entier. ” se demande Michel Feher dans un<br />
article paru dans Vacarme ? . Le concept de multitude et ses processus constitutifs sont<br />
–ils mieux à même de résoudre les difficultés et les limites que rencontre, par exemple,<br />
le mouvement anti-mondialisation dans ses rapports avec le mouvement des Gays et des<br />
Lesbiennes, accusé de développer sur la question de la gestion de son corps et de ses
désirs, un” libéralisme objectif ” ?<br />
Contrairement à des formulations trop rapides (“ les multitudes contre l’empire ”)<br />
les multitudes qui se manifestent à un niveau décentralisé et épousent les infinies<br />
variations et la radicale immanence du désir, ne constituent pas une catégorie politique<br />
molaire opposée frontalement à celle d'empire. Elles sont un dispositif de production de<br />
subjectivité , dispositif de résistance et/ou de collaboration , tout à la fois trace laissée<br />
par l'empire et présence de singularités résistantes au sein de l'empire.<br />
La multitude est à foule, nombre et multiplicité, elle est la multiplicité rendue<br />
puissante, rhizome qui pousse de tous cotés. Selon Gilles Deleuze “ La notion même de<br />
multiplicité prise comme substantif implique un déplacement de toute la pensée : à<br />
l'opposition dialectique de l'un et du multiple, on substitue la différence typologique<br />
entre des multiplicités. ” Il s’agit là d’une ontologie du pluriel qui cherche à disjoindre<br />
être et être un pour en faire une politique.<br />
Qui parle, qui agit ? Sont toujours en jeu de multiples forces positives, des<br />
multiplicités dispersées, mêlées, liées sur un plan local à d'autres multiplicités qui font<br />
ainsi rhizome dans lequel “ on entre par n'importe quel côté. Chaque point se connecte<br />
avec n'importe quel autre, il est composé de directions mobiles, sans dehors ni fin,<br />
seulement un milieu, par où il croît et déborde, sans jamais relever d'une unité ou en<br />
dériver ; sans sujet ni objet. ”<br />
D'après Toni Negri, Deleuze et Guattari auraient, dans Mille plateaux, pensé la<br />
généalogie de la multitude. À travers la constitution des minorités, ils ont construit “ un<br />
nouveau concept de majorité qui en change le sens, parce que c’est désormais un<br />
ensemble pluriel de capacités productives, de capacités de coopération, de désirs. ”<br />
“ Les gays sont reliés les uns aux autres par un fil invisible, avant même qu’ils en<br />
prennent conscience, puisqu’ils occupent la même place infériorisée dans l’ordre<br />
social ” analyse Didier Eribon<br />
De son côté Eric, Fassin dans le recueil consacré à “ L’infréquentable Michel<br />
Foucault ” voit dans la montée d’une pluralité de mouvements sociaux caractéristiques<br />
des questionnements “ minoritaires ”, dont le mouvement gay et lesbien. .la preuve de<br />
l’actualité de la pensée de Michel Foucault qui permettrait “ de penser à la fois le<br />
mouvement et la multiplicité des mouvements”<br />
Il s'agit de s'interroger sur les mécanismes matériels d'agrégation sociale pris dans<br />
la question plus vaste du statut de la subjectivité gay comme celle des autres minorités<br />
dans les assemblages puissants et affirmatifs.<br />
La question centrale est alors celle de l'organisation immanente ou des<br />
agencements susceptibles d'organiser favorablement les rencontres entre désirs<br />
concurrents sans imposer ni ordre transcendant ni dispositifs de pouvoir nondémocratiques<br />
:Dans cette transformation, la multiplicité de la société est transformée<br />
en multitude. “ L’agencement, précise Michael Hardt, doit se poursuivre en rassemblant<br />
des corps sociaux ayant des relations internes compatibles et des pratiques et des désirs<br />
composables ”<br />
Mais la multitude demeure ouverte aux antagonismes et aux conflits, car en<br />
même temps qu’ils fonctionnent, ces mécanismes d’agrégation des minorités demeurent<br />
problématiques. Didier Eribon se “ refuse à choisir entre les homosexuels qui<br />
demandent le droit au mariage et ceux qui demandent le doit à la différence et à la<br />
“ marginalité ”. (...) car "Il faut se battre en même temps pour l’indifférence du droit à<br />
l’égalité”" Il ajoute qu’ “ il y a assurément une isotopie sociale des parias, des abjectés,<br />
mais cela ne débouche pas nécessairement sur une solidarité entre eux. Au contraire<br />
certains parias cherchent à réintégrer l'ordre social dont ils sont exclus en
surenchérissant à des valeurs d'exclusion dès lors qu'elles concernent d'autres qu'euxmêmes.".<br />
L'alliance politique des gays avec d’autres groupes opprimés ne va pas de soi<br />
parce que l'homme gay, court toujours le risque de s'identifier avec les images<br />
culturellement dominantes d'une masculinité misogyne C’est ce que reprochent au<br />
mouvement gay, certaines tendances du mouvement féministe pour lesquelles du seul<br />
fait de leur sexe physiologique, les gays, se voient conférer un statut dominant par<br />
rapport aux femmes, à toutes les femmes. Le déséquilibre de pouvoirs au sein du<br />
mouvement homosexuel entre gays et lesbiennes ayant sans doute là son origine.<br />
Mais réciproquement, en tant que gays selon Léo Bersani “ Nous sommes (...)<br />
des parias parmi les minorités et les groupes opprimés.les féministes parlent avec<br />
dédain de notre sexualité débridée ; les noirs nous accusent de négliger les problèmes<br />
fondamentaux de classe et de race, pour des questions frivoles telles que " l'identité<br />
gay ” En tant qu'hommes gays appartenant aux classes moyennes ,nous ressemblons<br />
trop à nos oppresseurs , ce qui veut dire que nous ne serons jamais assez opprimés"<br />
“ Il faut, ainsi, prendre comme une bonne nouvelle que les mouvements<br />
homosexuels contemporains fantasmant la communauté mais respectant ses divisions,<br />
se goupillent et se dégoupillent dans d’autres mouvements récents ; sans-logis, sans<br />
papiers, sans identité qui surent faire de leur privation une revendication . A cet égard ,<br />
Ababacar Diop , porte parole des sans papiers a dit ce qu’il fallait dire, interrogé par la<br />
radio pédé FG ; ” Ce n’est pas parce-qu’on est black, sans papiers qu’on est pas pédé ”.<br />
Autrement dit les mouvements de vie gays et lesbiens , modes d’aimer, de penser, de<br />
faire de la politique, mais aussi de se vêtir ou de se réjouir, n’ont valeur de modèles<br />
qu’à condition qu’ils se frottent et se frittent avec d’autres valeurs incertaines et<br />
improbables. Leur exemplarité n’a de sens qu’éphémère, c’est à dire s’ils sont mis à<br />
l’épreuve d’alliances qui les déstabilisent et d’alliés provisoires. ”.<br />
La désobéissance sociale , à interface du minoritaire et des multitudes<br />
Tout autant que le mouvement féministe ou le mouvement gay, les multitudes<br />
déplacent les lignes en bousculant les dichotomies constitutives de la politique<br />
traditionnelle : la dichotomie libérale qui oppose le public et le privé, la dichotomie<br />
socialiste qui oppose le collectif et l’individuel ou encore celle qui oppose le<br />
professionnel et le politique dans l’univers (économique) de la production qui devient<br />
au-delà de toutes ces distinctions production de subjectivité<br />
Le mouvement des multitudes est un mouvement de dissidence, un mouvement<br />
de désobéissance civile :<br />
Henry David Thoreau écrivain-naturaliste américain, penseur de la non-violence<br />
sociale par la désobéissance civile et la résistance à l’Etat , personnage multiple,<br />
contradictoire ,lui donne plusieurs fonctions , dans son opuscule ( La désobéissance<br />
civile 1848 ) de la manière suivante : « . Elle peut être pratiquée à contrecœur par des<br />
personnes qui ne désirent pas troubler l’ordre établi, mais désirent seulement rester<br />
fidèles à leurs convictions. Elle peut être entreprise dans le but limité de changer une<br />
politique ou un règlement que l’on considère injuste. Elle peut être employée en même<br />
temps que d’autres actions non- violentes, dans les temps de troubles et d’agitation<br />
politique, comme un substitut de la révolution violente, avec comme objectif de miner,<br />
paralyser et désintégrer un régime que l’on considère comme injuste et tyrannique. »<br />
Qu’est-ce que le mouvement gay et lesbien apporte à la récalcitrance des<br />
multitudes ? Certainement pas une identité spécifique mais un élément dans une<br />
multiplicité de pratiques et d’appartenances que l’on peut caractériser à la suite de<br />
Foucault comme "positionnalité" gay, comme politique ; c'est à dire ,un dissensus ,une
opération de prise de distance , une"volonté systématique d'écart par rapport à la norme<br />
comme stratégie de résistance qui évite tout contenu stable et fixe , toute "identité" Une<br />
politique du minoritaire nait de ces écarts , de cette résistance , de cette force de fuir qui<br />
redécouvre sa dimension stratégique : plutôt que de défendre uniquement l’identité gay<br />
, le mouvement homosexuel doit chercher des alliances stratégiques pour défendre<br />
ensemble leurs revendications par rapport à un enjeu donné (PACS, parité, politiques de<br />
la famille). Le concept de " résistance affirmative " qui renverse le mécanisme classique<br />
associant résistance à une forme statique , passive et défensive doit être réintroduit<br />
ici..Le zapatisme, par exemple , ne se définit-il pas lui-même , comme " mouvement de<br />
résistance " ?<br />
Foucault reconceptualise “ la sexualité comme instrument stratégique , comme la<br />
cheville ouvriére d’un dispositif socio-politico-scientifique complexe ; Foucault fait<br />
ainsi du sexe le fondement d’une critique radicale de nombreux aspects de la culture<br />
disciplinaire moderne , et le fondement d’une lutte politique. ” il “ voit l’action<br />
collective elle-même comme une sorte de négociation évolutive entre les différents<br />
participants à cette action , dont l’identité collective et la communauté d’intérêts<br />
doivent être construites plutôt que présupposées ”.<br />
D'autre part l 'action sur objectif précis n'implique pas une représentation globale<br />
d'une société future. " Puisque les relations de domination sont multiples et concrètes ,<br />
la critique théorique et l'action sont nécessairement locales, partielles, et il n'est pas<br />
besoin de penser à ce que pourrait être une société future, pour travailler par exemple, à<br />
de déprendre des modèles auxquels la sexualité est assujettie" écrit Michel Foucault<br />
dans La volonté de savoir“ Son engagement éthique s’exprime dans sa résistance à<br />
toute tentative pour subordonner les luttes politiques des groupes particuliers à des<br />
critéres éthiques universels et généralisables, il évite de formuler des projets spécifiques<br />
ou des programmes ” commente David Halperin . L'action "ne peut jamais échapper à<br />
ce jeu mobile et fluctuant , et toujours relationnel, des rapports de force"