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Octobre-Novembre 2005 - Ipam

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DOSSIER IPAM<br />

LE SOULEVEMENT POPULAIRE<br />

DANS LES BANLIEUES<br />

FRANCAISES D’OCTOBRE -<br />

NOVEMBRE <strong>2005</strong><br />

15 décembre <strong>2005</strong><br />

" Étant les ignorants, ils sont les incléments<br />

Hélas combien de temps faudra t-il vous redire<br />

À vous tous que c'est à vous de les conduire<br />

Qu'il fallait leur donner leur part de la cité<br />

Que votre aveuglement produit leur cécité<br />

D'une tutelle avare, on recueille les suites<br />

Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fîtes.<br />

Vous ne les avez pas guidés, pris par la main<br />

Et renseignés sur l'ombre et sur le vrai chemin,<br />

Vous les avez laissés en proie au labyrinthe<br />

Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte<br />

C'est qu'ils n'ont pas senti votre fraternité.<br />

Comment peut-il penser, celui qui ne peut vivre ?<br />

Quoi! Pour que les griefs, pour que les catastrophes,<br />

les problèmes, les angoisses, et les convulsions s'en aillent,<br />

suffit-il que nous les expulsions ?"<br />

Victor Hugo, Juin 1871, Pour les communards


Le Réseau Initiatives Pour un Autre Monde (IPAM) est composé de six<br />

associations de solidarité internationale (AEC, Aitec, Amorces, Cedidelp, Cedetim,<br />

Echanges&Partenariats) réunies afin de faire converger leurs efforts et s’inscrire dans<br />

la dynamique internationale des mouvements sociaux pour un monde plus solidaire.<br />

Ensemble, elles ont élaboré une charte rappelant leur démarche et leurs valeurs.<br />

IPAM a une pratique concrète de l’engagement aux côtés de personnes et<br />

d’organisations qui luttent pour l’accès aux droits fondamentaux.<br />

IPAM - Initiatives pour un autre monde<br />

21 ter, rue Voltaire 75011 Paris<br />

http://www.reseau-ipam.org<br />

2


Présentation du dossier<br />

Sur le Web<br />

Prologue<br />

• A qui la faute ?<br />

• La Racaille<br />

Textes de militant-e-s d’IPAM<br />

Sommaire du dossier<br />

• Gustave Massiah, décembre <strong>2005</strong><br />

Soulèvement populaire dans les banlieues françaises et idéologie sécuritaire<br />

• Bernard Dréano, 14 décembre <strong>2005</strong><br />

La part des anges. La crise de l’automne <strong>2005</strong> dans les quartiers pauvres en France et la<br />

démonologie des banlieues<br />

• François Gèze, Red Peppers, décembre <strong>2005</strong><br />

A few words summarize the situation in the French suburbs: contempt, racial discrimination<br />

and despair<br />

• Miguel Benasayag, Témoignage chrétien, 8 décembre <strong>2005</strong><br />

Petit appel aux députés de droite<br />

• Texte collectif signé par François Gèze, 5 décembre <strong>2005</strong><br />

Démons français<br />

• Sonia Fayman, Cahier Voltaire, décembre <strong>2005</strong><br />

Questions de fractures socio-urbaines<br />

• Fabienne Messica, 30 novembre <strong>2005</strong><br />

Les mots se foutent de nous !<br />

• Monique Crinon, 29 novembre <strong>2005</strong><br />

« On est foutus alors on va leur pourrir la vie ! »<br />

• Texte collectif signé par Emmanuel Terray<br />

Casse-cou la République !, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

• Isabelle Avran, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

Banlieues française : réinventer ensemble une nouvelle conflictualité pour une justice sociale<br />

• Fabienne Messica, novembre 2002<br />

La parentalité entre violences politiques et violences urbaines<br />

Communiqués, appels et réactions<br />

• Association « Familles Nord-Sud », 15 décembre <strong>2005</strong><br />

Nous, le peuple Nord-Sud<br />

• LDH, 15 décembre <strong>2005</strong><br />

Petition contre la loi du 23 février <strong>2005</strong>. Nous n’appliquerons pas la loi du 23 février stipulant<br />

que « les programmes scolaires reconnaissant le rôle positif » de la colonisation<br />

• Collectif, 14 décembre <strong>2005</strong><br />

Face aux lois d’exception, imposons « l’urgence sociale »<br />

• Les Alternatifs, 14 décembre <strong>2005</strong><br />

Les suites de la « révolte dans les banlieues ». Comprendre, soutenir, agir<br />

• Maison des Ensembles, 13 décembre <strong>2005</strong><br />

Contre l’état d’urgence – Pour l’urgence sociale<br />

• Petition, 12 décembre <strong>2005</strong><br />

Appel pour une amnistie des révoltés de novembre<br />

• Département de philosophie de l’Université de Paris 8, 7 décembre <strong>2005</strong><br />

Pour l’amnistie des jeunes émeutiers<br />

• Appel des Collectifs de Vaulx en Velin, 6 décembre <strong>2005</strong><br />

Violences urbaines… Violences sociales : assez d’hypocrisie !<br />

3


• Collectif Etat d’urgence de Lyon, décembre <strong>2005</strong><br />

Collectif Etat d’urgence pour une solidarité avec les jeunes inculpés<br />

• Communiqué commun (LDH), 30 novembre <strong>2005</strong><br />

Le gouvernement doit mettre fin à l’état d’urgence<br />

• CQFD (Ce qu’il faut détruire), 28 novembre <strong>2005</strong><br />

La marmite des banlieues fait sauter le couvercle. 20 ans sur le feu… et c’est cuit !<br />

• Gisti, Plein Droit, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Envolée xénophobe sous prétexte de révoltes banlieusardes<br />

• Confédération nationale du travail de Lyon, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Contre la guerre aux pauvres. Pas de paix entre les classes !<br />

• Communiqué commun (LDH), 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Non au régime d’exception, pour un état d’urgence sociale<br />

• Collectif 1011, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Appel à réunion. Solidarité avec les émeutiers<br />

• Jamila El Idrissi, Françoise, Gilles Sainati, Laurence Kalafatidès, Sylvette Escazaux, 16 novembre<br />

<strong>2005</strong><br />

Couvre-feu sur la nuit sociale. Interpellation des Collectifs du 29 mai.<br />

• Mathieu Kassovitz (Ariane Chemin, Le Monde, 16 novembre <strong>2005</strong>)<br />

La crise dans les banlieues : Mathieu Kassovitz s’en prend à Nicolas Sarkozy<br />

• TaPaGeS – Transpédégouines de Strasbourg, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Si toutes les racailles du monde…<br />

• Coordination des groupes de femmes « Egalité », 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Contre la ségrégation sociale et raciale, ravivons la solidarité populaire !<br />

• Syndicat de la médecine générale (SMG), 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué de presse : la médecine générale au cœur de la révolte des banlieues<br />

• Communiqué commun (LDH), 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Banlieues, les vraies urgences<br />

• Coordination nationale des sans-papiers, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Etat d’exception prolongé. Ou l’application en catimini du principe abject « Si ce n’est toi c’est<br />

donc ton frère »<br />

• Déclaration adoptée par les participant-e-s à la réunion de Florence pour une Charte de l’autre<br />

Europe », 12-13 novembre <strong>2005</strong><br />

Non à toutes les discriminations ! Non à l’état d’exception<br />

• Conférence régionale pour l’égalité et le respect d’Ile-de-France, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué de déclaration<br />

• Communiqué de presse commun (Alternative libertaire, CLEPS, CNT-STE, No pasaran, SUD-<br />

Etudiants, Vamos !), 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Face à la crise sociale et aux discriminations en tout genre, le gouvernement répond par la<br />

répression et des mesures d’exception. Nous ne pouvons l’accepter.<br />

• Droit au logement, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

Urgence sociale dans les banlieues ! Appel à rassemblement pour l’égalité des droits. Contre les<br />

logiques coloniales et contre les lois d’exception<br />

• No-Vox, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Qui sème la misère, récolte la tempête !<br />

• CNU (Collectif national unitaire contre le projet de prévention de la délinquance et contre la<br />

délation), 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Appel du CNU<br />

• RECiT, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Appel à tous les éducateurs, les enseignants, les militants de l’éducation populaire<br />

• Mouvement pour une citoyenneté active, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué<br />

• Les Indigènes de la république, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Non au couvre-feu colonial ! La révolte n’est pas un crime ! Les véritables incendiaires sont au<br />

pouvoir !<br />

• DiverCité, Ici et La bas, MIB, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

La meute, l’émeute et l’impasse<br />

4


• MIB-Mouvement de l’immigration et des banlieues, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué. « Crevez en paix mes frères, mais crevez en silence, qu’on ne perçoive pas l’écho<br />

lointain de vos souffrances… »<br />

• APEIS (Association pour l’emploi et l’insertion sociale), 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Une autre lecture des évènements<br />

• RESF (Réseau Education Sans Frontières), 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Pour passer des émeutes aux luttes : réflexions et propositions d’action immédiate<br />

• Communiqué commun, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

Non à l’état d’exception<br />

• CNT (Confédération nationale du travail) Vignolles, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

« Nous sommes tous de la racaille »<br />

• Attac, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

Les quartiers populaires subissent au quotidien la violence du libéralisme<br />

• CGT, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

L’urgence c’est le social et la démocratie<br />

• UNSA, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Banlieues : une situation dramatique<br />

• Collectif de Lille, 6 novembre <strong>2005</strong><br />

La colère du ras-le-bol : un besoin de justice et d’égalité !<br />

• Les Verts, 6 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué de presse « Après les provocations de Sarkozy, l’aveuglement de Chirac »<br />

• La Rage du Peuple (Marseille-Chambéry), 5 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué. Pour un forum social des banlieues<br />

• VETO, 4 novembre <strong>2005</strong><br />

Eteignons le feu des voitures pour allumer celui du vrai débat et de l’espoir<br />

• CEMEA, 4 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué de presse<br />

• Ligue des droits de l’homme, 3 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué. Impuissance et mépris.<br />

• Pétition de « Ici et là-bas », 2003<br />

Non à l’occultation des crimes coloniaux français<br />

Lettres, articles et analyses<br />

• Thomas Coutrot, Politis, 15 décembre <strong>2005</strong><br />

Le sens d’une révolte<br />

• Pierre Tartakowsky, Ligue des droits de l’Homme, décembre <strong>2005</strong><br />

Etat d’urgence. Eléments pour une bataille d’opinion<br />

• Francine Bavay, décembre <strong>2005</strong><br />

Pour un service public des territoires<br />

• Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, décembre <strong>2005</strong><br />

De loin. Lettre ouverte au ministre de l’Intérieur de la République française, à l’occasion de sa<br />

visite en Martinique<br />

• Ivan Duroy, Basta, 10 décembre <strong>2005</strong><br />

Pourquoi ils ont mis le feu ?<br />

• Henrik Lindell, Basta, 10 décembre <strong>2005</strong><br />

Justice d’exception pour jeunes de couleur<br />

• Ivan Duroy, Témoignage Chrétien, 8 décembre <strong>2005</strong><br />

Etat d’urgence<br />

• Christiane Taubira, Le Monde, 6 décembre <strong>2005</strong><br />

La République comme horizon<br />

• Achille Mbembe, Le Messager, 6 décembre <strong>2005</strong><br />

L’apartheid, avenir du monde ?<br />

• Mona Chollet, 4 décembre <strong>2005</strong><br />

Quand l’ignorance part en guerre au nom du savoir<br />

• Naïma Bouteldja, Oscar Reyes, Red Pepper, décembre <strong>2005</strong><br />

Second article on spread<br />

5


• Louise Brochard, ADELS / Confluences, décembre <strong>2005</strong><br />

Violences urbaines : la politique de la ville en accusation<br />

• Louis Sallay, Options, décembre <strong>2005</strong><br />

Etat d’urgences… sociales<br />

• Jean-Pierre Dubois, président de la LDH, LDH Infos, novembre <strong>2005</strong><br />

Violences sociales, impasses politiques<br />

• Stéphane Beaud, Michel Pialoux, novembre <strong>2005</strong><br />

La « racaille » et les « vrais jeunes ». Critique d’une vision binaire du monde des cités<br />

• Fondation Copernic, novembre <strong>2005</strong><br />

Les significations de la révolte des jeunes des quartiers défavorisés<br />

• Richard Wagman, UJFP (Union juive pour française pour la paix), 23 novembre <strong>2005</strong><br />

L’UJFP répond au racisme d’Alain Finkielkraut<br />

• Pierre Rosanvallon, Jean-Pierre Le Goff, Emmanuel Todd, Eric Maurin, Libération, 21 novembre<br />

<strong>2005</strong><br />

Quelle crise des banlieues ?<br />

• Slavoj Zizek, 21 novembre <strong>2005</strong><br />

Some politically incorrect reflexions on violence in France<br />

• Achille Mbembe, Allafrica.com, 19 novembre<br />

La république et sa bête. A propos des émeutes dans les banlieues en France<br />

• Paul Thibaud, Le Monde, 18 novembre <strong>2005</strong><br />

Diagnostics sur nos peurs et nos torpeurs<br />

• Philippe Bernard, Le Monde 18 novembre <strong>2005</strong><br />

Banlieues : la provocation coloniale<br />

• Jean Baudrillard, Libération, 18 novembre <strong>2005</strong><br />

Nique ta mère ! Voitures brûlées et non au référendum sont les phases d'une même révolte<br />

encore inachevée.<br />

• Gilles Sainati, L’Humanité, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Quand faillite sécuritaire rime avec injustice<br />

• Dominique Vidal, Al Hayet, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Casser l’apartheid à la française<br />

• Denis Sieffert, Politis, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Une société bloquée<br />

• Jean-Loup Azema, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Nous les banlieusards...<br />

• Claude Liauzu, Daniel Hemery, Gérard Meynier, Pierre Vidal-Naquet, Libération, 16 novembre<br />

<strong>2005</strong><br />

Où va la République ?<br />

• Mona Chollet, Périphéries, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Dans l’ornière du droit colonial<br />

• Ahmed Boubeker, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Entretien. Notre modèle universel d’intégration a toujours eu son exception coloniale<br />

• Alain Badiou, Le Monde, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

L’humiliation ordinaire<br />

• Michel Ganozzi, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Dit au cœur de la banlieue. La violence d’une partie de la jeunesse des banlieues est légitime,<br />

nécessaire et saine.<br />

• Alain Lecourieux, Christophe Ramaux, Libération, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

République inachevée ou à jeter ?<br />

• Abdelaziz Chaambi, novembre <strong>2005</strong><br />

Halte à la surenchére sur le dos de la banlieue<br />

• Saïd Bouamama, novembre <strong>2005</strong><br />

Jeunesse, autorité et conflit : un regard sociologique sur les révoltes urbaines<br />

• Francois Athané, 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Ne laissons pas punir les pauvres. Pour un soutien aux émeutiers inculpés<br />

• Patrick Savidan, Observatoire des inégalités, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Crépuscule du parler vrai<br />

6


• Yann Moulier Boutang, Multitudes, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Les vieux habits neufs de la République<br />

• Praful Bidwai, Khaleej Times, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Why integration can’t work<br />

• Collectif Les mots sont importants, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Etat de l’opinion ou opinion de l’Etat ?<br />

• Gérard Régnier, AC !, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

« Légalité républicaine ? » Quelle légalité ? Quelle république ?<br />

• Bernard Defrance, Tribune de Genève, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

Banlieues<br />

• Annamaria Rivera, Liberazione, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

’Brucio tutto, quindi esisto’. La voce delle banlieue<br />

• Gérard Mauger, L’Humanité, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

Quels débouchés à la révolte ?<br />

• Philippe Monti, Acrimed, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

Le ministre, le journaliste et les pas « totalement français »<br />

• Patrick Viveret, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

Fractures sociales, fractures démocratiques<br />

• Denis Sieffert, Politis, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

Couvre-feu : la fuite en avant !<br />

• Esther Benbassa, Libération, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Defauts d’intégration<br />

• Boris Kagarlitsky, The Moscow Times, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

A Return of the Proletariat<br />

• Michel Collon, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Banlieues : dix questions, dix réponses<br />

• Tariq Ramadan, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

C’est l’ensemble de la classe politique française qui se trompe…<br />

• Françoise Blum, Le Monde, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Ils sont entrés en politique<br />

• Timothy Garton Ash, The Guardian, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

This is not only a French crisis - all of Europe must heed the flames<br />

• William Bowles, GlobalResearch.ca, November 10, <strong>2005</strong><br />

Is Paris burning or Watt ?<br />

• Jean-Pierre Dubois, Ligue des droits de l’homme, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Lettre de Jean-Pierre Dubois au ministre de l'Intérieur concernant des propos tenus par des<br />

policiers<br />

• Didier Lapeyronnie , Laurent Muchielli, Liberation, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Piégés par la République<br />

• Gilbert Molinier, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Les damnés de la terre<br />

• Rossanna Rossanda, Il Manifesto, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Italie. Modèle banlieue<br />

• Ghali Hassan, GlobalResearch.ca, November 8, <strong>2005</strong><br />

French Ghettos, Police Violence and Racism<br />

• Naima Bouteldja, The Guardian, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Explosion in the Suburbs<br />

• Jérôme Gleizes, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Les banlieues, le feu, la désespérance et les voyous<br />

• Bernard Cassen, El Periodico de Catalunya, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Un Katrina à la française<br />

• Annie Thébaud-Mony, 5 novembre <strong>2005</strong><br />

Indignation<br />

• Praful Bidwai, Frontline, 5 novembre <strong>2005</strong><br />

France Explodes the Uniformity Myth<br />

• Christiane Taubira, 4 novembre <strong>2005</strong><br />

Le rêve, possible encore, dans le poing qui se lève (sans s’abattre)<br />

7


• Laurent Levy, 2 novembre <strong>2005</strong><br />

L’intolérable – à propos du drame de Clichy-sous-Bois<br />

• Antoine Germa, 1er novembre <strong>2005</strong><br />

Clichy-sous-Bois : zone de non-droit ou zone d’injustices ?<br />

• Abdelaziz Chaambi, août <strong>2005</strong><br />

Affaire Kelkal : dix ans déjà<br />

Matériaux pour la colère.<br />

• Jonathan Lis, Haaretz Correspondent, 12 décembre <strong>2005</strong><br />

Police officials Ezra, Karadi fly to Paris to advise on riot control<br />

• Agence France Presse (extraits), 5 décembre <strong>2005</strong><br />

Quand Georges Frêche entonne un chant colonial en conseil municipal…<br />

• Le Monde (extraits), 4 décembre <strong>2005</strong><br />

Nicolas Sarkozy juge qu’Alain Finkielkraut « fait honneur à l’intelligence française »<br />

• Robert Redeker, Le Figaro, 28 novembre <strong>2005</strong><br />

Le nihilisme culturel imprègne les émeutes banlieusardes<br />

• Patrick Balkany, Le Nouvel observateur, 18 novembre <strong>2005</strong><br />

« Les pauvres vivent très bien ! »<br />

• Alain Finkielkraut, Haaretz, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans<br />

• Libération, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie française : «Beaucoup de ces<br />

Africains sont polygames...»<br />

• Le Monde-AFP, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Le ministre de l'emploi fait de la polygamie une "cause possible" des violences urbaines<br />

• Libération, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

La polygamie jetée en polémique.<br />

• Nouvel Observateur, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

La polygamie, cause des émeutes<br />

• AP, 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Un maire UMP de l'Essonne veut suspendre les aides municipales aux familles des condamnés<br />

• Ivan Rioufol, Le Figaro, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

Rébellion contre le modèle français<br />

• Claude Imbert, Le Point, Editorial, 10 novembre <strong>2005</strong> (extraits)<br />

Le bûcher d’une politique<br />

• UFAL (Union des familles laïques), 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Les habitants des banlieues ont droit à la sûreté. Le gouvernement doit assurer l'ordre social et<br />

républicain<br />

• Jacques Chirac, 6 novembre <strong>2005</strong><br />

Discours devant l’Elysée<br />

L’amour de la France n’a pas d’âge !<br />

• Georges Brassens<br />

Hecatombe<br />

• Paul Eluard<br />

Extraits de « Critique de la poésie », Gallimard, 1951<br />

• René Char<br />

Extraits de « Feuillets d’Hypnos », Gallimard, 1946<br />

• Aragon<br />

Extraits de « Front rouge », dans Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Seuil, 1964<br />

• Aragon<br />

Extraits de « Réponse aux Jacobins », dans Hourra l’Oural, Stock, 1998<br />

• Léon-Gontran Damas<br />

« Sur une carte postale », in Pigments, Editions Définitives Présence africaine, 1962<br />

8


Présentation<br />

Ce nouveau « Dossier d’IPAM » revient sur le « soulèvement » qui a eu lieu dans les banlieues populaires<br />

françaises fin octobre-début novembre <strong>2005</strong>. Il s’agit d’un dossier « à chaud », qui a été finalisé au 15 décembre<br />

<strong>2005</strong>.<br />

Ce « soulèvement populaire », ce fut ces quelques 15 nuits durant lesquelles, suite à la mort à Clichy-sous-Bois de<br />

deux adolescents (et la blessure d’un troisième) électrocutés dans un transformateur EDF où ils avaient trouvé<br />

refuge pour échapper à un contrôle de la BAC (Brigade anti-criminalité, police nationale), une partie de la<br />

jeunesse française est descendue, par milliers, dans les rues et a mis le feu aux voitures, provoqué des dégâts<br />

matériels contre les équipements collectifs (crèche, école, poste, bus, etc.) et s’est affrontée parfois – mais<br />

cependant assez peu – aux CRS et autres bataillons de combat de la police française. Ces deux morts ont en effet<br />

été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase d’une légitime colère d’avoir à subir, comme aucune autre catégorie<br />

de la population française et sans que cela ne soulève de véritable indignation, racisme et brutalités au quotidien,<br />

discriminations en tout genre et chômage particulièrement élevé.<br />

Beaucoup se sont scandalisés de la façon dont ces « jeunes » ont exprimé ce ras-le-bol. Pourtant, peut-on<br />

réellement s’en indigner, quand on a pu observer que les formes plus policées, plus « classiques » de contestation<br />

de cette injustice spécifique qui est faite aux habitantes et habitants de ces quartiers populaires, sont<br />

systématiquement disqualifiées, le plus souvent comme « communautaristes », quand elles ne sont pas purement<br />

et simplement ignorées ?<br />

Plusieurs commentateurs ont qualifié ces « évènements » de « révolte », de « mouvement de colère » ou de<br />

« rébellion », d’« émeutes urbaines ». A la manière du terme de « soulèvement » que nous avons retenu, c’est une<br />

façon d’exprimer que ce fut d’abord et avant tout une « explosion » face à une situation profondément injuste et<br />

insupportable. Evidemment, la manière de qualifier ce qui s’est passé est importante, et ce débat n’est à coup sûr<br />

pas clos. Mais pour notre part, nous ne pouvons pas accepter les termes des pompiers pyromanes de tous bords,<br />

parlant de « manipulation terroriste musulmane », « délinquance liée à l’immigration », « violences des<br />

délinquants maffieux et des tenants de l’islam politique », « racailles », « voyous », « sauvageons », etc.<br />

Ce dossier se compose de communiqués de presse, d’appels, de lettres ouvertes, d’articles et d’analyses rédigés au<br />

cours des mois de novembre et décembre <strong>2005</strong> par divers acteurs sociaux et « intellectuels », dont une majorité<br />

participe au « mouvement social et altermondialiste français ». (Une grande partie a été publiée dans la presse ; ils<br />

sont classés par ordre chronologique.) Ces communiqués et articles ne sont pas homogènes, ils dessinent l’espace<br />

d’un débat dans lequel, majoritairement, les organisations du mouvement social et citoyen français, ou certains de<br />

leur « représentants », se meuvent. Un débat qui montre un accord sur la profondeur du problème et son rapport à<br />

la crise sociale qui ronge la France d’aujourd’hui, mais révèle des désaccords sur plusieurs autres questions : sur<br />

les violences et leur légitimité, sur la nature des oppressions en jeu, sur la place du passé colonial de la France<br />

dans l’exclusion massive de sa population originaire des anciennes colonies d’Afrique et des Antilles, sur la<br />

nature de l’actuel « modèle républicain » français, sur la politique de la ville et son avenir, etc.<br />

Il va de soi que nous ne partageons pas l’ensemble des points de vue ici recensés (notamment, parce que nous<br />

jugeons légitime la révolte de ces « jeunes », considérons que désormais plus personne ne peut nier les<br />

discriminations et les exclusions en France, ni la situation spécifique de ces quartiers ghettos, et estimons que la<br />

seule solution pour en sortir est de construire des solutions avec les populations concernées, et non pour elles !).<br />

Mais nous considérons nécessaire de tenir compte de l’ensemble de ces analyses et de mener à bien les débats qui<br />

en découlent, pour renforcer le mouvement social et solidaire et parvenir à agir concrètement en faveur de la<br />

solidarité et des droits, contre les discriminations, avec l’ensemble des acteurs concernés.<br />

Ce dossier est complété d’une série de textes et extraits de discours (« Matériaux pour la colère »), caractéristiques<br />

d’une certaine manière de penser les problèmes sociaux en France aujourd’hui, en les ethnicisant toujours plus<br />

afin de mieux légitimer les exclusions et la répression, et ainsi de perpétuer les systèmes de domination et<br />

d’oppression qui les imposent. Si nous les avons placés là, ce n’est évidemment pas parce que nous les trouvons<br />

anodins – au contraire ! Mais parce qu’il est utile de les avoir sous la main, pour mieux en déconstruire la logique<br />

ou tout simplement à titre d’illustration de certains obstacles, et de certaines dérives, auxquels nous sommes<br />

confrontés pour construire aujourd’hui en France (et sans doute dans le monde) une véritable politique de<br />

solidarité pour toutes et tous.<br />

Enfin, en solidarité avec les rappeurs poursuivis pour outrage à la France et incitation à la haine (sic) par quelques<br />

preux députés, nous avons placés dans la rubrique « L’amour de la France n’a pas d’âge », quelques extraits du<br />

patrimoine littéraire français…<br />

Julien Lusson, 18 décembre <strong>2005</strong><br />

9


Dossiers sur le web<br />

IPAM : http://www.reseau-ipam.org<br />

ACRIMED : http://www.acrimed.org<br />

ALENCONTRE : http://www.alencontre.org/Intro11_05.htm<br />

BASTA ! : http://www.bastamag.org/journal/<br />

LMSI (Les mots sont importants) : http://www.lmsi.org<br />

MULTITUDES : http://multitudes.samizdat.net/rubrique.php3?id_rubrique=655<br />

OBSERVATOIRE DES INEGALITES :<br />

http://www.inegalites.fr/article.php3?id_article=415<br />

PERIPHERIES.NET : http://www.peripheries.net<br />

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Prologue<br />

La Racaille<br />

Dans la vieille cité française<br />

Existe une race de fer<br />

Dont l'âme comme une fournaise<br />

À de son feu bronzé la chair.<br />

Tous ses fils naissent sur la paille,<br />

Pour palais ils n'ont qu'un taudis<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

Ce n'est pas le pilier du bagne,<br />

C'est l'honnête homme dont la main<br />

Par la plume ou le marteau gagne<br />

En suant son morceau de pain<br />

C'est le père enfin qui travaille<br />

Les jours et quelquefois les nuits.<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

C'est l'artiste, c'est le bohème<br />

Qui sans souper rime rêveur<br />

Un sonnet à celle qu'il aime<br />

Trompant l'estomac par le coeur.<br />

C'est à crédit qu'il fait ripaille<br />

Qu'il loge et qu'il a des habits.<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

C'est l'homme à la face terreuse<br />

Au corps maigre, à l'oeil de hibou,<br />

Au bras de fer à main nerveuse<br />

Qui sortant d'on ne sait pas où<br />

Toujours avec esprit vous raille<br />

Se riant de votre mépris<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

C'est l'enfant que la destinée,<br />

Force à rejeter ses haillons<br />

Quand sonne sa vingtième année<br />

Pour entrer dans nos bataillons.<br />

Chair à canons de la bataille<br />

Toujours il succombe sans cris...<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

Ils fredonnaient la Marseillaise<br />

Nos pères les vieux vagabonds<br />

Attaquant en quatre-vingt treize<br />

Les bastilles dont les canons<br />

Défendaient la vieille muraille<br />

Que de trembleurs ont dit depuis.<br />

A qui la faute ?<br />

Tu viens d'incendier la Bibliothèque ?<br />

- Oui.<br />

J'ai mis le feu là.<br />

- Mais c'est un crime inouï !<br />

Crime commis par toi contre toi-même, infâme !<br />

Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !<br />

C'est ton propre flambeau que tu viens de souffler !<br />

Ce que ta rage impie et folle ose brûler,<br />

C'est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage<br />

Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.<br />

Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.<br />

Une bibliothèque est un acte de foi<br />

Des générations ténébreuses encore<br />

Qui rendent dans la nuit témoignage à l'aurore.<br />

Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,<br />

Dans ces chefs-d'oeuvre pleins de foudre et de clartés,<br />

Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,<br />

Dans les siècles, dans l'homme antique, dans l'histoire,<br />

Dans le passé, leçon qu'épelle l'avenir,<br />

Dans ce qui commença pour ne jamais finir,<br />

Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,<br />

Dans le divin monceau des Eschyles terribles,<br />

Des Homères, des jobs, debout sur l'horizon,<br />

Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,<br />

Tu jettes, misérable, une torche enflammée !<br />

De tout l'esprit humain tu fais de la fumée !<br />

As-tu donc oublié que ton libérateur,<br />

C'est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;<br />

Il luit; parce qu'il brille et qu'il les illumine,<br />

Il détruit l'échafaud, la guerre, la famine<br />

Il parle, plus d'esclave et plus de paria.<br />

Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.<br />

Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille<br />

L'âme immense qu'ils ont en eux, en toi s'éveille ;<br />

Ébloui, tu te sens le même homme qu'eux tous ;<br />

Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;<br />

Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,<br />

Ils t'enseignent ainsi que l'aube éclaire un cloître<br />

À mesure qu'il plonge en ton coeur plus avant,<br />

Leur chaud rayon t'apaise et te fait plus vivant ;<br />

Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;<br />

Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,<br />

Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,<br />

Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !<br />

Car la science en l'homme arrive la première.<br />

Puis vient la liberté. Toute cette lumière,<br />

C'est à toi comprends donc, et c'est toi qui l'éteins !<br />

Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.<br />

Le livre en ta pensée entre, il défait en elle<br />

Les liens que l'erreur à la vérité mêle,<br />

Car toute conscience est un noeud gordien.<br />

Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.<br />

Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l'ôte.<br />

Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !<br />

11


C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

Les uns travaillent par la plume<br />

Le front dégarni de cheveux<br />

Les autres martellent l'enclume<br />

Et se saoûlent pour être heureux.<br />

Car la misère en sa tenaille<br />

Fait saigner leurs flancs amaigris...<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

Le livre est ta richesse à toi ! c'est le savoir,<br />

Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,<br />

Le progrès, la raison dissipant tout délire.<br />

Et tu détruis cela, toi !<br />

- Je ne sais pas lire.<br />

Victor Hugo, 1871, Pour les Communards<br />

Poème écrit en exil après l’incendie des Tuileries et de<br />

sa bibliothèque (environ 160 000 volumes) par les<br />

communards<br />

Enfin, c'est une armée immense<br />

Vêtue en haillons, en sabots<br />

Mais qu'aujourd'hui la vieille France<br />

Les appelle sous ses drapeaux<br />

On les verra dans la mitraille<br />

Ils feront dire aux ennemis :<br />

C'est la racaille<br />

Eh bien, j'en suis !<br />

L'Eveil de la classe ouvrière ; La Racaille<br />

(Paroles – arrangées – et musique de J. Darcier et J.B.<br />

Clément (1871).<br />

12


Textes de militant-e-s d’IPAM<br />

13


Soulèvement populaire dans les banlieues et idéologie sécuritaire<br />

Gustave Massiah, Président du CRID, Membre d’IPAM, décembre <strong>2005</strong><br />

Ce qui s’est passé dans les banlieues françaises, en novembre et décembre <strong>2005</strong>, est un événement au sens le<br />

plus fort du terme ; une rupture dans la continuité, porteuse d’incertitudes et ouvrant plusieurs avenirs<br />

possibles. Il n’était bien sûr pas imprévisible et il est possible, surtout à posteriori, d’en étudier les causes, ou<br />

du moins certains enchaînements qui permettent de l’expliquer. Il est nécessaire d’en proposer des leçons,<br />

mais il faut se garder de le considérer comme épuisé, de se hâter de le clore pour pouvoir le disséquer tout à<br />

loisir. Ne nous précipitons pas pour en tirer des conclusions définitives, les grands événements produisent<br />

des ébranlements qui ne sont perceptibles que dans le temps long. A la question : « quelles leçons tirez-vous<br />

de la révolution française de 1789 ? », Mao Tsé-Toung ne répondait-il pas « il est encore un peu tôt pour se<br />

prononcer complètement » ?<br />

La difficulté d’explication et les divergences entre les représentations commencent déjà avec la manière de<br />

nommer ce qui s’est passé. Faut-il parler de banlieues populaires, au sens de la périphérie et de la relégation,<br />

le fameux lieu du ban médiéval, ou faut-il parler des quartiers populaires ? Faut-il parler d’émeutes urbaines,<br />

de révoltes des jeunes, etc. ? L’événement se laisse difficilement enfermer dans des catégories<br />

prédéterminées. Considérons qu’il s’agit d’un soulèvement populaire ce qui ne suffit pas à le caractériser<br />

mais constitue déjà une prise de position. Pour le limiter, on a voulu le résumer à une révolte de garçons de<br />

12 à 16 ans, surtout enfants de migrants, brûlant sans raisons déclarées, sans représentants, les voitures de<br />

leurs voisins, les écoles et les gymnases.<br />

En fait, ce soulèvement a pris son sens autant par ce qu’il n’a pas été que par ce qu’il a affirmé. Il a ainsi<br />

déjoué les préjugés les plus tenaces. Il n’était pas question d’immigrés puisqu’il s’agit essentiellement de<br />

jeunes français. Il n’était pas question des réseaux criminels et maffieux, ceux-ci ont été soucieux de ne pas<br />

provoquer la police et sont restés ostensiblement en dehors du coup. Il n’était pas question de terroristes<br />

islamistes ni même de musulmans fanatisés imperméables aux arguments des imams mobilisés par le<br />

gouvernement. Il n’était pas question de pillards profitant de l’incendie des supermarchés.<br />

Certes, ceux qui se sont manifestés n’étaient qu’une partie des couches populaires de ces banlieues. Mais, ils<br />

ont bénéficié sans aucun doute de la compréhension de nombreux autres habitants ; des filles de leur<br />

génération, de leurs parents et d’une grande partie de leurs voisins. Il y a eu, certes, pour beaucoup une<br />

condamnation des violences, mais même parmi ceux qui l’ont fait, la plupart ont tenu à reconnaître<br />

l’importance des questions qui ne pouvaient plus être ignorées.<br />

La situation sociale est évidemment la première raison mise en avant. La montée du chômage est directement<br />

liée aux politiques néo-libérales qui ont abandonné l’objectif de plein emploi des politiques keynésiennes<br />

pour mettre en avant la réhabilitation des profits à court terme, la libéralisation et l’ajustement structurel au<br />

marché mondial et la concurrence sans frein régulée par le marché mondial des capitaux. Mais, le chômage,<br />

quelle que soit la part qu’il prend dans cette situation n’est pas suffisant pour expliquer les formes de<br />

l’explosion. Ce qui prévaut dans les raisons immédiates, c’est le sentiment d’injustice. Celui-ci résulte<br />

d’abord de la prise de conscience que le chômage n’est pas une fatalité, qu’il est la conséquence des<br />

politiques dominantes. Comme le sont les inégalités sociales et la différence croissante entre la pauvreté à un<br />

pôle et l’accumulation sans vergogne des richesses à l’autre. Le détonateur, c’est le refus des discriminations<br />

et le fait que les discriminations sont intimement liées aux inégalités et aux politiques qui les accentuent.<br />

Point n’est besoin de grande démonstration pour comprendre qu’on n’est pas pauvre par hasard dans notre<br />

société, que les chances d’être pauvres ne sont pas tellement réparties, que les discriminations se traduisent<br />

dans les exclusions et les relégations.<br />

Ce soulèvement populaire a atteint un premier objectif : plus personne ne peut prétendre que dans la société<br />

française il n’y a pas d’inégalités sociales et de discriminations.<br />

Les jeunes se sont attaqués à ce qui était à leur proximité, à ce qu’ils connaissent le mieux de cette société<br />

qui les rejette. Ils connaissent les contrôles policiers incessants, c’est pour eux l’image même de la<br />

14


discrimination et du mépris. Il faut dire que la politique officielle y est pour beaucoup, elle prend comme<br />

modèle la répression ostensible, laissant libre cours aux policiers racistes et rend la vie impossible à ceux qui<br />

voudraient associer la sécurité à la justice et au respect. Ils connaissent aussi les écoles et les équipements<br />

publics, c’est pour eux l’image d’une promesse inaccessible. Là aussi la politique officielle y est pour<br />

beaucoup. Le système éducatif est devant une contradiction impossible, il n’est pas en mesure de répondre à<br />

lui seul à une situation sociale qui lui échappe, il ne peut pas garantir un travail alors que le chômage est une<br />

donnée structurelle résultante. La bonne volonté des enseignants, des travailleurs sociaux, des agents<br />

municipaux est confrontée à une impossibilité et au choix d’un élitisme construit comme antinomique de<br />

l’égalité renforce la ségrégation sociale et urbaine.<br />

La question de la violence est celle qui s’impose dans les discussions et donne lieu à toutes les généralités.<br />

Rappelons d’une manière générale que la violence n’est pas illégitime quand elle est, sans autre alternative,<br />

la seule forme de lutte possible contre les oppressions. Ce qui laisse ouverte la discussion, en situation, de la<br />

nature des oppressions. Mais, les formes de la violence et les cibles de la violence doivent toujours être<br />

interrogées et certaines sont forcément condamnables. Il faut dire aussi que l’utilisation à tort et à travers de<br />

l’accusation de terrorisme finit par brouiller les limites et banaliser toutes les formes de violence. Il faut dire<br />

aussi que le monopole de la violence légitime à l’Etat, une des modalités de la démocratie, implique la<br />

justification des modalités de l’action publique et la proportionnalité de cette action aux dangers réels. De ce<br />

point de vue, l’état d’exception apparaît comme une action idéologique qui stigmatise une partie de la<br />

population et comporte des risques réels pour les libertés de tous.<br />

Peut-on considérer ce soulèvement comme un mouvement coordonné, préparé et organisé ? Ce ne semble<br />

pas être le cas. Bien que nous rencontrions, là encore, la question des appellations, chaque terme renvoyant à<br />

des évènements qui se sont déroulés dans d’autres situations historiques et même à la représentation, souvent<br />

un peu mythifiée de ces évènements. Malgré cette absence d’organisation, on peut avancer que le<br />

soulèvement a su faire preuve d’une réelle autonomie et éviter les dérives les plus dangereuses. Le manque<br />

de leaders a réduit la lisibilité de la révolte. On peut y lire la leçon de l’échec des périodes précédentes dans<br />

les luttes des jeunes des banlieues. L’échec du mouvement d’intégration de 1982 récupéré et détourné,<br />

notamment par SOS racisme, a vacciné plusieurs générations contre les promesses des politiques, des<br />

associations bien-disantes et le rôle des médias. L’investissement dans des associations de proximité n’a pas<br />

permis une très grande intégration, elle s’est aussi heurtée à l’action des municipalités qui, parfois avec de<br />

bonnes intentions, ont coupé les dirigeants de ces associations de leur base et conduit à la méfiance par<br />

rapport aux représentations intermédiaires. La troisième tentative est le passage d’une partie des jeunes par la<br />

religion ; les révoltes de décembre en marque-t-elle les limites ou renforceront-elles ce recours ? Le manque<br />

de représentants mandatés ou de porte-paroles patentés n’a pas empêché le soulèvement de se faire entendre.<br />

Une des interrogations porte sur les formes d’organisation de la nouvelle génération et sur le rôle que<br />

joueront les porte-paroles qui se dégageront.<br />

Pour autant, les considérations sociales sont largement partagées dans l’opinion. Il peut alors paraître<br />

paradoxal que les sondages plébiscitent le maintien de l’ordre. Ce paradoxe n’est qu’apparent. Il participe de<br />

la différence entre le court terme et le long terme dans les conséquences des grands événements. Comme le<br />

notait si justement Karl Marx, dans Le 18 Brumaire, après toute période de désordre, il y a une forte<br />

demande de retour à l’ordre qui prend, en France la forme d’un recours à un sauveur et du bonapartisme.<br />

Encore récemment, en 1968, les élections ont donné une Assemblée Nationale parmi les plus à droite de la<br />

République. Ce qui n’a pas empêché le mouvement social de se maintenir et d’imposer les accords de<br />

Grenelle. Aucune évolution n’est prédéterminée.<br />

Comme tout événement, le soulèvement populaire a mis en lumière certaines des contradictions importantes<br />

de la société française d’aujourd’hui. Il ne donne pas de réponses ou de certitudes ; il donne de nouveaux<br />

éclairages, de nouvelles manières d’appréhender les questions. Il met en évidence la difficulté de faire la part<br />

entre les nouvelles pratiques et réflexions et les réactions de refus de ces évolutions. Prenons par exemple la<br />

manière dont la famille est interpellée. Alors même que l’individualisme d’un côté et la reconnaissance des<br />

droits de l’enfant de l’autre accentuent l’autonomisation des jeunes, la famille est convoquée en renfort de<br />

l’ordre moral et de la sécurité publique. La signification des allocations hésite entre le droit à un revenu et la<br />

redistribution d’une part et l’incitation à l’insertion, la sanction des écarts à la normalité. Les changements<br />

démographiques se traduisent par des évolutions des rapports de pouvoir entre les générations qui recoupent<br />

15


les changements sociaux. Les sociétés confrontées au vieillissement et à la précarisation n’ont pas de projet à<br />

proposer à leur jeunesse ; elles en ont souvent peur.<br />

Le soulèvement des jeunes des banlieues a relancé les débats, abusivement confondus, sur les migrations et<br />

sur le racisme. Plusieurs questions méritent d’être retenues, la manière de les mettre en avant devenant ellemême<br />

un enjeu du débat. Les réactions contre l’immigration, de plus en plus dures, peuvent cacher une<br />

acceptation de plus en plus forte de l’ouverture de la société ; c’est l’hypothèse qui peut-être proposée. Il y a<br />

évidemment des Français qui sont racistes, mais est sûr que tous les Français ne le sont pas, et il est loin<br />

d’être sûr qu’il y en ait plus qui le soit. D’autant que les comportements peuvent être contradictoires. On peut<br />

penser que l’exacerbation des attaques racistes est une réponse au renforcement de l’antiracisme en tant que<br />

valeur de référence. Rien n’est joué entre la banalisation de certaines des idées du Front National et le rejet<br />

renouvelé des références aux idées du Front National. La question du racisme n’est pas seulement<br />

idéologique. Ce qui est insupportable c’est la persistance d’un racisme institutionnel qui marque une part de<br />

l’appareil d’Etat en contradiction avec le principe admis de l’égalité des droits. Depuis deux décennies, le<br />

Conseil Consultatif des Droits de l’Homme demande que le droit des étrangers soit fondé sur l’égalité des<br />

droits et non comme aujourd’hui sur le principe du maintien de l’ordre. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se<br />

produit dans l’évolution du droit dans de nombreux domaines ; les réductions des droits des plus fragiles, en<br />

l’occurrence les étrangers, prépare la remise en cause des droits de tous. Comme dans tous les pays et dans le<br />

monde, nous sommes confrontés au fait que la décolonisation n’est pas achevée. En France, le racisme est<br />

encore très marqué par la persistance d’une idéologie qui refuse de rompre avec l’idée coloniale et qui sert<br />

des intérêts économiques et électoraux. Le choc est d’autant plus violent que la lutte contre le colonialisme et<br />

les dominations joue aussi un rôle majeur dans la conscience politique de nombreux Français.<br />

La discussion sur le modèle républicain a pris beaucoup d’ampleur en France. Il présente d’autant plus<br />

d’intérêt qu’il met en avant l’importance de l’égalité dans les valeurs de référence. Cette discussion soulève<br />

des questions d’une grande importance que nous n’avons pas la place d’aborder ici. Je voudrais simplement<br />

souligner une question qui a émergé dans les réactions aux révoltes urbaines. Contrairement à une idée<br />

injustement répandue, les luttes et les résistances des jeunes confrontés aux discriminations ne sont pas<br />

forcément et spontanément communautaristes, même quand elles concernent des communautés de<br />

différentes nature et qu’elles font référence aux solidarités traditionnelles. Ce qui ressort de ce coup de<br />

projecteur sur notre société réelle, c’est que c’est la gestion de la société qui est ethnique et qui combine la<br />

purification sociale et la ségrégation spatiale. Accepter de minimiser les discriminations et de sous-estimer<br />

les injustices pour défendre la République, c’est mettre en danger mortel l’idéal républicain.<br />

Le soulèvement populaire dans les banlieues françaises remet sur le devant de la scène l’importance des<br />

luttes urbaines. Cette révolte retrouve quelques caractéristiques des révoltes récurrentes depuis celles de Los<br />

Angeles, dès les années 80, puis celles de Birmingham dans les années 90. Elles différent des émeutes<br />

urbaines de la fin des années 60, comme celle de Watts aux Etats-Unis qui concernaient plus le mouvement<br />

noir américain ; il s’agit de ce que l’on pourrait caractériser comme une nouvelle génération d’émeutes<br />

urbaines dans les villes-monde. Elles illustrent les conséquences des politiques néo-libérales en matière de<br />

chômage et de pauvreté, de l’interaction entre inégalités, discriminations et racisme. Elles renvoient aussi à<br />

l’explosion des contradictions Nord-Sud dans les villes européennes. Elles soulignent la montée en puissance<br />

des idéologies sécuritaires en réponse à l’insécurité sociale et écologique. Elles rappellent que les politiques<br />

de gestion des émeutes urbaines ont mis constamment en avant une double réponse : diviser les quartiers par<br />

une politique sélective de promotion sociale ; réprimer les porte-parole. Aux Etats-Unis, par exemple, le<br />

soutien à l’émergence d’une bourgeoisie noire et la liquidation, y compris physique, des leaders des<br />

mouvements radicaux ont été menés de front. En France, on peut parler des contradictions de l’intégration.<br />

On ne peut pas dire qu’il n’y a eu aucune intégration ; la discussion porte sur la nature de l’intégration, sur la<br />

rupture des solidarités, sur les conséquences des politiques qui donnent des chances à quelques rares élus et<br />

rejettent encore plus loin la majorité des exclus.<br />

Puisque nous parlons de l’égalité et de la justice, il nous faut revenir sur les politiques qui les mettent en<br />

cause. Il faut ensuite insister sur le rôle de l’idéologie sécuritaire qui accompagne et prépare ces politiques en<br />

s’attaquant aux valeurs même de l’égalité et de la justice 1 .<br />

Comme nous l’avons abordé, les gouvernements ont mis en œuvre, avec entêtement et constance, un<br />

gigantesque transfert de richesses ; ils ont accéléré la redistribution des pauvres vers les riches. D’un côté, ils<br />

16


se sont attaqués à l’aide médicale aux plus démunis, à la réduction du temps de travail, à l’indemnisation du<br />

chômage. De l’autre ils ont allégé la fiscalité pour les familles les plus aisées et remis en cause l'impôt sur les<br />

fortunes. Ils ont facilité la fantastique propension des entreprises à licencier, “Vouloir les en empêcher,<br />

déclarait François Fillon, c'est comme vouloir empêcher la maladie.” Les gouvernements ont accentué la<br />

précarisation en minant les systèmes de protection sociale.<br />

La mobilisation sociale conteste le cœur de cette politique. Elle a révélé un refus profond de cette orientation<br />

et l’apparition d’une nouvelle radicalité, c’est à dire de la prise de conscience qu’il faut prendre les choses à<br />

la racine. La criminalisation de toute contestation, de toute révolte, de tout refus est une des réponses à cette<br />

prise de conscience. Elle s’inscrit dans la montée de la pensée sécuritaire qui culmine dans l’idéologie<br />

policière spectaculaire qui accompagne la « tolérance zéro ». Cette conception policière de l’Histoire est<br />

largement partagée. Elle est assumée sans complexe et même avec une certaine délectation par la droite. La<br />

gauche institutionnelle ne paraît toujours pas se rendre compte de la profondeur du discrédit qu’elle a gagné<br />

en se ralliant au camp des forts et des réalistes, en succombant aux certitudes et aux délices de la pensée<br />

sécuritaire et en la légitimant.<br />

Après s’être faufilée presque honteusement dans les discours politiques, la pensée sécuritaire a fini par en<br />

occuper tout l’espace. Elle a préparé puis accompagné la montée des nouvelles alliances populistes. Elle se<br />

traduit aujourd’hui sans complexes dans des politiques qui en dévoilent la nature. Les dernières mesures<br />

discutées en France sont significatives. Les ennemis ce sont les jeunes, les pauvres, les étrangers ; ils le sont<br />

par nature. Ils menacent les personnes et les biens, ils sont violents, envahissent l’espace public, occupent les<br />

propriétés. Et pourtant, les dangers ne sont pas tellement plus grands qu’avant, la violence n’est pas nouvelle,<br />

les « barbares » ne sont ni plus nombreux ni plus envahissants. C’est leur acceptabilité qui a changé et la<br />

crainte qui a grandi. De quoi nos sociétés ont-elles donc peur ?<br />

L’évidence sécuritaire n’est pas tombée du ciel, elle a été construite. L’idée de la continuité entre les petites<br />

incivilités et la grande délinquance se revendique du bon sens, elle n’a pourtant aucun fondement<br />

scientifique ; elle permet surtout d’éviter toute interrogation sur la grande criminalité. Foin des faiblesses<br />

coupables, il suffirait de montrer sa force pour en finir avec l’insécurité. Inutile de s’interroger sur les causes<br />

et les responsabilités, sur la nature de cette insécurité, il suffit de constater qu’elle est là et de s’interroger sur<br />

la manière de la faire disparaître. Pour les partisans de la manière forte, il est clair que seuls des esprits<br />

faibles peuvent perdre leur temps à s’interroger sur le pourquoi ; les réalistes et les efficaces savent bien qu’il<br />

faut se concentrer sur le comment !<br />

Pour pouvoir stigmatiser les réactions des pauvres, il faut bien d’abord convaincre qu’il n’y a pas de rapport<br />

entre violence et pauvreté. C’est là que la démarche a été habile ; elle a consisté à s’appuyer sur<br />

l’affirmation, peu contestée, qu’on ne pouvait pas tout expliquer par la pauvreté pour inverser la charge de la<br />

preuve. Aux pauvres et aux étrangers de faire la preuve de leur innocence ! D’autant que dans le fond, on est<br />

persuadé qu’ils auraient toutes les raisons de se révolter, ce qui suffit bien à les rendre suspects. Il a fallu<br />

ensuite disqualifier la prévention pour laisser place nette à la gestion de l’exclusion par la répression. Pour<br />

autant, au-delà de la bonne volonté de ceux qui s’y sont engagés, peut-on qualifier de préventives les<br />

politiques sociales, scolaires, urbaines qui ont été mises en œuvre ? Ont-elles fait reculer les inégalités, les<br />

discriminations, les rapports de domination, la précarisation, les humiliations ? Avec le cours dominant de la<br />

mondialisation qui s’est imposé aux sociétés, l’insécurité sociale est une réalité de plus en plus largement<br />

vécue. Les crises financières répétées, les risques environnementaux majeurs et le vacarme des guerres ont<br />

accru l’insécurité dans l’avenir.<br />

On peut remettre en cause le discours dominant et montrer la nature des politiques à l’œuvre sans tomber<br />

dans l’angélisme. La violence existe, la comprendre n’est pas la justifier. Le recours à la répression est l’aveu<br />

d’un double échec. Celui de la non réponse aux questions qui ont conduit à la violence et celui de<br />

l’incapacité à maintenir le rapport de confiance nécessaire à la vie en commun. Sans oublier que les<br />

comportements violents s’inscrivent dans la stratégie de ceux qui en ont besoin pour se légitimer. Le péril<br />

pour toute la société est dans l’enfermement d’une culture de l’échec, de la paupérisation des moyens<br />

d’expression, de la perte de repères. L’exclusion d’une partie d’elle-même gangrène toute la société.<br />

Si la gestion sociale ne suffit pas et qu’on refuse d’imaginer qu’une révision déchirante s’impose, il faut<br />

alors « bétonner » et la porte est ouverte à la répression. La diabolisation des jeunes et des lieux, banlieues et<br />

17


quartiers, renvoie à une stratégie de lutte contre l’ennemi de l’intérieur : la gestion du social trouve ses<br />

sources dans la gestion du handicap ; la référence aux valeurs renvoie au moralisme et met en avant la<br />

normalisation ; la violence est assimilée au terrorisme à quoi répond la pacification. Dans cette stratégie du<br />

fort au faible on perd vite la mesure, on perd de vue que la légitimité d’un ordre social dépend de la capacité<br />

de tenir compte de l’état de nécessité et de proportionner les réponses aux transgressions. Mais, la réponse en<br />

termes d’apartheid, de ghettos et de réserves se paye très cher ; en dressant des barrières de protection, on<br />

s’enferme soi-même, et l’inquiétude se nourrit d’elle-même ; refuser l’autre, c’est toujours se refuser soimême.<br />

La société que l’on construit devient vite invivable. Peut-on donner une meilleure définition de<br />

l’intolérance totale que la tolérance zéro ?<br />

1 La suite de ce texte reprend un article de Gustave Massiah publié dans Libération en juin 2003 sous le titre<br />

« la tolérance zéro signifie mathématiquement l’intolérance totale »<br />

18


La part des anges<br />

La crise de l’automne <strong>2005</strong> dans les quartiers pauvres en France<br />

et la démonologie des banlieues<br />

Bernard Dreano,<br />

Président du Cedetim, co-président du réseau Helsinki Citizens’Assembly<br />

Décembre <strong>2005</strong><br />

Expression écrite : décrire, exprimer son opinion.<br />

Thèmes abordés : Les jeunes, la vision de la société, l’injustice,<br />

les difficultés d’intégration.<br />

Lisez ci-dessous la partie du résumé des Misérables consacrée à Cosette :<br />

« Ayant retrouvé la liberté, Jean Valjean souhaite honorer la promesse<br />

qu’il avait faite à Fantine : libérer Cosette. Il arrive à Montfermeil la veille de Noël.<br />

Cosette est toujours en haillons. Alors que la petite servante se fait réprimander par La Thénardier, Jean<br />

Valjean prend sa défense. Puis la terrible mégère envoie Cosette,<br />

à la nuit tombée, chercher de l’eau à la fontaine, là-bas dans la forêt.<br />

Corvée que Cosette redoutait, d’autant que la nuit est glaciale<br />

et le seau plus grand qu’elle. Cosette part seule dans cette nuit de Noël.<br />

Elle jette un regard devant une somptueuse poupée, exposée dans l’une des baraques dressées pour Noël.<br />

Puis elle s’enfonce dans la nuit noire.<br />

Le sceau rempli, il lui faut vaincre la fatigue, la peur<br />

et se dépêcher car sa patronne a horreur d’attendre.<br />

Soudain, elle sent que le seau devient de plus en plus léger.<br />

Une grosse main s’est saisie de l’anse.<br />

Cosette se sent protégée par cet homme très fort<br />

qu’elle ne connaît pas et qui pourtant la rassure… » 1<br />

Il y a près d’un demi siècle, quand ce Clichy perdu était à l’ombre de ses bois, sa petite chapelle de Notre<br />

Dame des Anges, au lieu dit du Chêne-pointu, était entourée d’arbres et son pèlerinage encore fréquenté,<br />

souvenir d’anges libérateurs de voyageurs victimes des brigands (racailles des temps jadis). A deux pas, les<br />

habitants des pavillons, pas toujours bâtis avec des permis de construire conformes, allaient guincher au bal<br />

musette de l’étang des sept îles. De l’autre coté de la colline, près de l’hôpital de Montfermeil on montrait la<br />

fontaine où Cosette, l’héroïne de Victor Hugo, allait chercher de l’eau au siècle précédent.<br />

Il y a bien longtemps que l’étang a été comblé, le musette remplacé par un supermarché, bon nombre de<br />

fidèles de la chapelle sont d’origine africaine, et la cité des Bosquets ne garde dans son nom que le souvenir<br />

du bois qui fut. Dans cette périphérie lointaine de la ville lumière, Victor Hugo retrouverait aujourd’hui ses<br />

Misérables, là où ce n’est plus seulement la petite Cosette qui est reléguée, mais une population entière.<br />

Sur les écrans de télévision du monde, ces nouveaux Gavroches, les anges de Montfermeil et d’ailleurs, se<br />

sont transformés en démons, les flammes oranges des voitures embrasées ont évoqué un nouvel enfer. Et les<br />

fidèles de la mosquée de Clichy-sous-bois ont versé, sur le vallon, les larmes provoquées par les grenades<br />

lacrymogènes lancées par des policiers qui ne sont plus les anges bienveillants, ou les argousins de Javert,<br />

mais les sombres gardiens de Sarkozy venus rétablir l’ordre dans cette géhenne.<br />

Cette mosquée s’appelle Bilal. Bilal Ibn Rabah, compagnon du prophète, fut le premier muezzin de l’islam et<br />

la tradition précise que sa peau était noire, car sa mère venait de l’actuelle Ethiopie. Une famille « issue de<br />

l’immigration » déjà ? Il fut aussi, plus tard, le conseiller écouté du Khalife Omar. Mais qui conseille<br />

aujourd’hui Nicolas Sarkozy, celui qui veut être Khalife à la place du Khalife, et qui à l’évidence se moque<br />

19


des conseils d’Azouz Begag, le malheureux ministre sans pouvoir, « délégué à la promotion de l’égalité des<br />

chances » ?<br />

Les conseillers d’aujourd’hui, docteurs en banliologie, experts en classes dangereuses et autres spécialistes<br />

des fractures sociales, n’ont pas l’air d’inciter ce gouvernement à modifier une politique calamiteuse, qui, si<br />

l’on en croit les premières mesures prise, risque d’aggraver encore les choses. Mais les « forces<br />

progressistes » qui s’opposent théoriquement à ces politiques, semblent avoir le plus grand mal à proposer<br />

d’autres réponses que celles qui ont contribuées à l’actuelle crise. Pire, tout semble ce conjuguer pour que la<br />

fracture s’approfondisse progressivement en apartheid, pour que le malaise se constitue en une idéologie de<br />

combat, de ces idées noires qui construisent les images de l’ennemi, en l’occurrence notre ennemi supposé<br />

de la prétendue guerre des civilisations.<br />

La crise des banlieues de novembre <strong>2005</strong> est à l’évidence le symptôme d’un problème social très ancien.<br />

Mais, par son ampleur et son écho mondial elle constitue un événement politique et historique nouveau. Il est<br />

encore tôt pour en mesurer toute la portée. Il est fort probable que ses effets à court terme seront surtout<br />

négatifs.<br />

A plus long terme, l’ébranlement pourrait avoir des conséquences positives, mais dans quelles conditions ?<br />

Pour savoir identifier ce qui peut permettre une reconstruction, il faut comprendre quelles sont les forces<br />

destructrices à l’œuvre. A commencer par celles que déchaîne une politique gouvernementale fondée sur la<br />

xénophobie et la répression, mais aussi par celles que laissent libres les inhibitions et les blocages de ceux<br />

qui sont censés résister à cette politique. Et plus encore, il faut comprendre ce qui se passe vraiment dans les<br />

quartiers pauvres de notre pays, comment les anges deviennent démons. Alors, seulement, nous pourrons<br />

esquisser quelques réponses et faire front face aux fauteurs de la guerre sociale.<br />

20


I<br />

Le pogrom antirépublicain<br />

Mme Alima Boumediene-Thiery. (Verts) : En effet, pour beaucoup de citoyens, cette loi n’est, ni plus ni<br />

moins, que la réminiscence d’un passé colonial qui ne passe pas, auquel s’ajoute, d’ailleurs, une diversité<br />

ethnique que l’on refuse de reconnaître.<br />

(Protestations sur les travées de l’UMP)<br />

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat (PCF) : Cessez de hurler ! Laissez-la parler !<br />

Mme Alima Boumediene-Thiery : Vous pouvez râler.<br />

D’ailleurs, il n’y a que la vérité qui blesse ! (…)<br />

Bref, après les Arabes, les Kanaks et les Noirs, aujourd’hui,<br />

ce sont les étrangers de l’intérieur.<br />

(Oh ! sur les travées de l’UMP)<br />

Eh oui, aux indigènes de la colonie se substituent officiellement les indigènes<br />

des banlieues, comme l’ont rappelé récemment<br />

plusieurs personnes issues de cette histoire et ardents<br />

défenseurs du devoir de mémoire.<br />

M. Josselin de Rohan (UMP) : Grotesque !<br />

M. Patrice Gélard (UMP), vice-président de la commission des lois : C’est du racisme !<br />

Mme Alima Boumediene-Thiery : Alors que certains responsables osent appeler les habitants des banlieues<br />

«fils et filles de la République », je suis désolée de constater qu’avec cette loi se confirme le fait que l’on<br />

nous traite, encore et encore, en enfants illégitimes de la République. (Rires sur plusieurs travées de l’UMP)<br />

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat : Et cela vous fait rire ! 2<br />

Depuis déjà longtemps, la violence est endémique dans de nombreux quartiers pauvres du paisible pays de<br />

France. Une violence qui peut avoir une certaine rationalité, comme moyen de survie face à la pauvreté, au<br />

chômage et aux humiliations quotidiennes, avec ses de vols et ses trafics. Une violence qui est aussi<br />

domestique, intime, écho en dedans de la violence du dehors, entre maris et femmes, garçons et filles, grands<br />

et petits, de la dispute familiale quotidienne jusqu’à l’amoureux éconduit, meurtrier de la fille qu’il convoite.<br />

Une violence irrationnelle enfin, qui embrase régulièrement les voitures en bas des immeubles, comme un cri<br />

de colère contre ces misères.<br />

Bien entendu la violence n’existe pas que dans ces quartiers là, et la vie de ces quartiers n’est pas faite que de<br />

violence. Et depuis maintenant une génération les « décideurs » nous expliquent que ces « zones sensibles »<br />

et autres « quartiers défavorisés » font l’objet de toute la sollicitude de la nation et que de « dispositifs » en<br />

« plans d’urgence », de « nouveaux départs » en « zones franches », les quartiers vont redevenir les « cités<br />

radieuses » que leurs promoteurs imaginaient, parait-il. Des « décideurs » qui n’ont jamais cherché vraiment<br />

à répondre à la question que se posait, comme tant d’autres enfant des cités, Mehdi Lallaoui, il y a plus d’une<br />

décennie : « à quel moment a eu lieu la rupture qui a favorisé le rendement et le béton au détriment des<br />

habitants ? Comment sont apparus ces ghettos de misère, cette relégation sociale qui subsiste encore<br />

aujourd’hui… ? » 3 . Des « décideurs » qui n’ont jamais voulu s’attaquer au poison qui se diffusait dans le<br />

corps social au fil des ans, ce mépris, cette hogra 4 … Un empoisonnement, qui a fait système, annulé les<br />

progrès accomplis ici ou là, vidé de sens les discours humanistes, engendré le racisme, le repli sur soi, la<br />

haine.<br />

De ce dernier point de vue, dans leur manière de faire face à la crise, Dominique de Villepin, comme son<br />

rival Nicolas Sarkozy, ont fait un grand pas en avant dans la pire des directions.<br />

Chacun a pu constater que les émeutiers de novembre étaient de jeunes gens (parfois très jeunes) agissant<br />

presque toujours de manière similaire (et à l’évidence mimétique). Toutefois, dans la mise en scène d’un<br />

combat quasi ritualisé avec les policiers, la violence est demeurée relativement limitée, malgré les milliers de<br />

voitures et des dizaines de lieux publics ou commerciaux brûlés. Contrairement à d’autres émeutes urbaines<br />

de ce genre, il n’y a eu que peu de violence visant des personnes, et, plus significativement encore, pas de<br />

21


pillages. Cette violence était donc essentiellement « symbolique », porteuse de message ; ce qui ne signifie<br />

évidemment pas qu’elle était bénigne. A cette manifestation les pouvoirs publics ont répondu à leur manière,<br />

qui n’avait rien de bénigne non plus, avec leurs techniques du « maintien de l’ordre » par le quadrillage du<br />

terrain ou l’expédition punitive par des corps expéditionnaires, et surtout leur symbolique juridique et<br />

politique aussi claire que redoutable.<br />

Ce message est résumé de manière dramatique dans la décision de recourir à la loi d’état d’urgence du 3 avril<br />

1955, celle de la guerre d’Algérie. L’invocation d’un texte prévoyant que « l’état d’urgence peut être déclaré<br />

sur tout ou partie du territoire métropolitain, de l’Algérie ou des départements d’outre-mer, soit en cas de<br />

péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur<br />

nature et leur gravité, le caractère de calamité publique» 5 ne correspond évidemment pas à une obligation<br />

juridiquement nécessaire aujourd’hui. Ce que permet cette loi, les perquisitions de jour comme de nuit, sans<br />

contrôles judiciaires, ayant notamment pour but de « rechercher les armes », la possibilité d’interdire toutes<br />

réunions sans autre motivation que celle de l’état d’urgence lui-même, voire de recourir à la justice militaire 6 ,<br />

est totalement disproportionnée par rapport à la réalité. Cela n’avait pas été jugé nécessaire, ni en mai-juin<br />

68, ni au plus fort des troubles corses ou lors des plus violentes manifestations paysannes. Là où de simples<br />

arrêtés préfectoraux auraient suffit, Villepin et Sarkozy ont préféré une affirmation idéologique, confirmant<br />

symboliquement l’hypothèse de la « gestion coloniale » des banlieues, et non d’une disposition de maintien<br />

de l’ordre « au nom de l’efficacité dans la restauration de la paix publique » 7 dont fait mine de se réclamer<br />

le ministre de l’intérieur.<br />

Au delà des fantasmagories guerrières, le discours de Sarkozy s’appuie sur deux thèmes récurrents aux effets<br />

bien concrets.<br />

Le premier est celui, bien connu, de la « sécurité », qui fait toujours recette, malgré cette politique de<br />

gribouille qui a provoqué une extension des violences en tache d’huile. En période de troubles, le « parti de<br />

l’ordre » rallie toujours de nombreux adeptes rassurés par un discours « ferme et direct », qui donne<br />

l’impression de ramener le calme par la magie des mâles déclarations quand bien même il a contribué au<br />

désordre. Il faut donc présenter les émeutes comme fomentées par des malfaiteurs d’où le mensonge sur le<br />

fait que 80% des personnes arrêtés aurait été des délinquants 8 .<br />

Le second, tout aussi classique, est celui de la xénophobie, en ciblant l’immigration d’aujourd’hui, par<br />

rapport à un problème qui, s’il a un rapport avec une immigration, concerne indirectement celle d’il y a<br />

trente ou cinquante ans ! D’où l’insistance sur les expulsions de quelques jeunes raflés sur le terrain porteurs<br />

de la mauvaise carte d’identité. « Le condensé des problèmes que connaissent nos quartiers, c’est aussi une<br />

politique d’immigration subie, alors que nombreux sont ceux qui veulent une politique d’immigration<br />

choisie » 9 ajoute doctement le ministre de l’intérieur. Son objectif est surtout de promouvoir une future<br />

« immigration de travail » sans droits civils (notamment celui de vivre en famille) 10 . Il oublie bien sur que la<br />

majorité des jeunes émeutiers sont les enfants d’une immigration de travail et sans droits, « choisie »<br />

justement par les entreprises, il y a plus de trente ans.<br />

Dominique de Villepin et plus encore Jacques Chirac, semblent s’appliquer à ne pas tenir un discours aussi<br />

exclusivement xénophobe-sécuritaire et se veulent ouvert aux « enfants de la République ». Mais cette<br />

démarcation n’en est pas une. Plus grave peut être, le paternalisme compassionnel, sensé compenser le<br />

discours sarkozien, n’a fait que flatter les pires dérives idéologiques réactionnaires. Car les « partisans de<br />

l’ordre » vont idéologiquement au-delà des positions xénophobes et sécuritaires de Nicolas Sarkozy,<br />

développant sans retenue des arguments culturalistes et colonialistes qui s’inscrivent dans l’air du temps<br />

actuel de la guerre des civilisations, et que le recours par le gouvernement Villepin à la loi d’état d’urgence<br />

de 1955 vient valider.<br />

Les propos tenus lors du débat parlementaire sur la prorogation de l’état d’urgence ne font d’ailleurs que le<br />

confirmer. Pour les orateurs de la majorité, il s’agit bien de mater ces « indigènes » en révolte qui de surcroît<br />

ne parlent pas français ! «Or, quand on est citoyen d’un quartier, on a des droits et des devoirs, dont celui de<br />

parler français », précise finement le député Nicolas Perruchot (UDF) pour justifier l’état d’urgence. Des<br />

quartiers où il est incompréhensible « que les familles qui posent problème aient les mêmes droits que les<br />

honnêtes gens » et donc, pour Gérard Hamel (UMP), il faut instaurer des punitions collectives. Tandis<br />

qu’Hervé Mariton (UMP) sait lui, que les problèmes viennent de ceux qui, « au fil des dernières années et<br />

22


des derniers mois, ont semé dans notre société les graines du refus de la fraternité », précisant « Qu’on me<br />

permette de dire que, dans une certaine mesure, la crise que nous avons vécue, c’est la faute à Dieudonné<br />

! » 11 - et voila ce nouveau diable qui vient terroriser nos braves parlementaires blancs, non pour ses propos<br />

antisémites mais comme fantasme du boutefeu nègre 12 !<br />

Faisant abstraction du fait que, dans leur immense majorité, les jeunes émeutiers sont français, nés ou ayant<br />

grandi dans ce pays et censés être représentés par ces honorables parlementaires et gouvernés par ces<br />

ministres, les uns et les autres se sont efforcés d’en souligner le caractère « étranger ». C’est le sens des<br />

explications données au Financial Times 13 par le ministre des relations du travail, Gerard Larcher (qui s’y<br />

connaît en banlieue en tant que maire de Rambouillet), sur le rôle de la polygamie (étrangère) comme facteur<br />

incendiaire. Il s’y connaît d’ailleurs aussi en polygamie, ignorant juste qu’il vit dans le seul pays de l’Union<br />

européenne dans lequel celle-ci a été légale jusqu’au… 1 er janvier <strong>2005</strong> ! 14 .<br />

Le passé mal digéré vient gonfler les voiles du plus mauvais des vents du présent. Les débats sur la loi du 23<br />

février <strong>2005</strong> de « réparation » pour les Harkis avaient déjà démontré la puissance de ce retour du colonial<br />

dans la tendance actuelle à la guerre des civilisations. Cette loi n’est guère convaincante en terme de<br />

réparation pour le crime qu’a été la politique de la République à l’égard des Algériens (et leurs familles)<br />

engagés contractuels de l’Armée de la République. En compensation (?), un groupe de pression comportant<br />

l’actuel ministre des affaires étrangères Douste-Blazy avait imposé qu’y figure l’obligation que « les<br />

programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer,<br />

notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée<br />

française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »<br />

Comme toujours en pareil cas, des intellectuels haineux ajoutent leurs souffles puissants. L’académicienne<br />

Hélène Carrère d’Encausse est allée expliquer à la chaîne Russe NTV que les xénophobes de Russie ont bien<br />

raison de voir dans la crise des banlieues l’affrontement entre la civilisation chrétienne et la barbarie<br />

islamiste arabo-africaine. L’inénarrable professeur de philosophie de nos chers polytechniciens, Alain<br />

Finkelkraut, « honneur de l’intelligence française » pour Nicolas Sarkozy 15 , pense que « la violence actuelle<br />

n’est pas une réaction à l’injustice de la République, mais un gigantesque pogrome antirépublicain » 16 , et<br />

explique aux journalistes israéliens d’Haaretz : « en France on voudrait bien réduire les émeutes à leur<br />

niveau social. Voir en elles une révolte de jeunes de banlieues contre leur situation, la discrimination dont<br />

ils souffrent et contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou arabes et<br />

s’identifient à l’Islam. Il y a en effet en France d’autres émigrants en situation difficile, chinois, vietnamiens,<br />

portugais, et ils ne participent pas aux émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère<br />

ethnico-religieux ». 17 Le nom moins inénarrable André Gluskmann, soucieux de ne pas être en reste, ajoute<br />

sa confusion à la sainte colère de son rival « Finky » en parlant de « haine généralisée » en France 18 .<br />

Ces intellectuels, plus ou moins néo-libéraux et néo-conservateurs sont rejoint dans leurs analyses comme<br />

dans leurs imprécations par d’autres conservateurs, ceux-là antilibéraux ou farouches adversaires des<br />

politiques néolibérales, comme l’Union des familles laïques (UFAL) qui voit dans les événements<br />

« l’alliance de fait du ministre de l’Intérieur avec les délinquants maffieux et les caïds de l’islam politique<br />

dans les banlieues » et appelle le gouvernement à sévir contre « ces caïds des quartiers et de l’islam<br />

politique qui ont semé dans toutes les banlieues, les graines d’une guerre organisée contre les couches<br />

populaires et le modèle social républicain » 19 , position partagée par l’éditorialiste de Charlie Hebdo,<br />

Philippe Val, qui voit dans toutes ces émeutes un mouvement inspiré par les redoutables « Indigènes de la<br />

République » qui sont, à ses yeux, forcément des méchants antisémites puisqu’ils n’avaient d’autres buts que<br />

de « relativiser la Shoah », et organisé par les féroces « émeutiers de nos banlieues », qui sont, à ses yeux,<br />

forcément des épouvantables islamistes puisqu’ils n’avaient d’autres buts que de rendre « les filles voilées<br />

inaccessibles à qui n’est pas coreligionnaire » 20 .<br />

Ces déclarations colonialistes et xénophobes, n’ont pas commencé avec le drame de Clichy-sous-Bois, elles<br />

sont permanentes depuis quelques années. Tant de la part de certains responsables politiques que de certains<br />

intellectuels.<br />

Colonialistes ? Souvenons nous par exemple de Lionnel Luca expliquant à l’assemblée nationale lors du<br />

débat sur la loi de promotion du colonialisme à l’école du 23 février <strong>2005</strong> : « Sans la France, l’Algérie<br />

d’aujourd’hui n’existerait pas. C’est la France qui lui a donné son territoire et son identité, qui l’a<br />

23


organisée et développée. L’œuvre de la France outre-mer est méconnue et déformée, voire calomniée, sous<br />

le vocable de colonialisme. Nous n’avons pas à rougir de la colonisation, engagée par la gauche à la fin du<br />

XIX e siècle au nom des grands principes républicains. Elle doit être réhabilitée, car c’est elle qui a donné<br />

naissance à la francophonie. Les quelque cinquante Etats qui y participent, sous la houlette bienveillante de<br />

la France, sont tous issus de notre empire. » 21<br />

Xénophobes ? Que penser par exemple du rapport présenté par Malek Boutih, rédigé au printemps <strong>2005</strong> pour<br />

le secrétariat national du Parti Socialiste, dont le Front National saluait le « bon sens » 22 félicitant l’ancien<br />

dirigeant de SOS Racisme et ajoutant et que ce texte prouvait « que la lepénisation des esprits est en marche,<br />

sachant que nos compatriotes ne manqueront pas de préférer l’original à la copie ». Un rapport regrettant la<br />

régularisation des sans papiers, préconisant le « livret sanitaire » pour les travailleurs immigrés, la fin du<br />

droit du sol, du droit au regroupement familial, la précarisation des résidents étrangers par la suppression de<br />

l’actuelle carte de séjour de dix ans, etc.<br />

Face aux banlieues en feu, tout ce beau monde s’est donc peu ou prou retrouvé dans un nouveau « parti de<br />

l’ordre » comme il s’en constitue toujours en pareil cas. Il est disparate. Il va d’Hélène Carrère d’Encausse<br />

(de l’Académie française) à Philippe Val (de Charlie Hebdo), du néo-bonapartiste Max Gallo au néo-chouan<br />

Philippe de Villiers, de la féministe moderne Caroline Fourest et de l’antiraciste moderne Dominique Sopo 23<br />

à la postfasciste moderne Marine Le Pen… Mais les déclarations des uns et des autres ont toujours deux<br />

points communs : la défense « des principes républicains » et la résistance, au nom de ces principes, à<br />

l’offensive des « barbares » (sauvageons des quartiers plus ou moins islamisés), bref une nouvelle Union<br />

sacrée qui n’est plus celle de la guerre contre les boches mais celle de la guerre contre les nouveaux barbares.<br />

24


II<br />

L’assistance sociale ?<br />

Je récuse l’accusation absurde d’une France qui reproduirait aujourd’hui<br />

dans ses quartiers la fracture coloniale. Si nous ne sommes comptables des fautes<br />

ni de nos pères ni de nos ancêtres, nous serions coupables de les répéter.<br />

Quel pays plus que la France depuis cinquante ans a marié tant de populations diverses<br />

et a reconnu toutes ces personnes comme citoyens à part entière ?<br />

Les difficultés que connaît notre modèle d’intégration<br />

ne peuvent faire oublier les vertus de ses principes.<br />

Jean-Marc Ayrault<br />

Président du groupe socialiste à l’assemblée nationale 24<br />

« Voilà plus de trois ans que les mots servent de lances et d’obus » a écrit Christiane Taubira 25 . La député de<br />

Guyane sait combien ces armes rhétoriques, utilisées par ces politiciens et ces penseurs néoconservateurs de<br />

droite et de gauche, ont fait mal. Elle fait partie de ceux qui veulent faire front. Mais existe-t-il aujourd’hui,<br />

comme souvent dans notre histoire, un « parti du progrès » face au « parti de l’ordre » ? Qui sont les<br />

progressistes dans ce pays, qui ne se considèrent pas comme des vociférateurs de la sécurité et des croisés de<br />

la guerre des civilisations ?<br />

Ceux là, s’ils existent et quelles que soient leur position sur l’échiquier politique ou au sein du mouvement<br />

social, ont été dépassés devant l’incendie des quartiers.<br />

Au gouvernement, Jean Louis Borloo a pu s’échiner à répéter qu’il s’agissait d’un problème d’enfants de la<br />

France à résoudre entre Français, et Azouz Begag s’efforcer de faire bonne figure face aux humiliations<br />

répétées de la part de certains de ses collègues, ils sont apparus non seulement sans prises sur les<br />

événements, mais aussi sans influences sur les meutes xénophobes et colonialistes de leur majorité<br />

gouvernementale.<br />

L’opposition socialiste n’a pas plus brillé. Certes, elle a, rituellement, dénoncé la politique de la droite, en<br />

particulier le démantèlement des mesures qu’avait pris le gouvernement Jospin (police de proximité ou<br />

emploi jeunes) sans convaincre que ces mesures aient contribué significativement à renverser la tendance à la<br />

désintégration d’une partie de la société française. Et elle s’est abstenue de déférer le texte de recours à la loi<br />

de 1955 devant le Conseil constitutionnel, rendant sans effet ses protestations verbeuses.<br />

Comment le Parti Socialiste, réuni en son instance suprême (son congrès), a-t-il, collectivement interprété les<br />

événements 26 ? Il « a pris la mesure de la crise que traduit la montée des inégalités et de la violence », qui, a<br />

ses yeux, ne s’est pas réduit seulement au « problème des banlieues qui resurgit brutalement » (resurgit<br />

brutalement ?!), mais est l’expression du mal de « toute la société française qui souffre des dégâts du<br />

chômage, de la précarité, des inégalités, de l’accumulation durable, de la misère sociale et des<br />

discriminations ». Bien entendu, c’est la droite libérale qui a « créé les conditions du désordre social» et<br />

« d’une crise majeure, porteuse de tous les dangers pour notre pacte républicain ». Si l’on suit bien la<br />

résolution des socialistes, l’aspect spécifique d’un mouvement affectant les habitants particuliers de certains<br />

quartiers précis n’est pas un élément tellement important de cette crise là. Il ne s’agit, pour l’essentiel, que de<br />

l’une des conséquences parmi d’autres de la politique négative de la droite. Et, comme c’est d’un problème<br />

social qu’il s’agit, les solutions doivent être sociales.<br />

Lesquelles ? « Une loi de programmation pour les quartiers » - une de plus -, avec des moyens<br />

supplémentaires. Une politique ou « les élus locaux, des services publics forts, des associations confortées<br />

doivent être les maîtres d’œuvre d’une véritable mobilisation générale sur le terrain. Priorité doit être<br />

donnée à l’accompagnement humain des familles, à l’éducation, à l’animation culturelle et sportive ». Outre<br />

qu’il s’agit là de l’exposé des motifs de toute les politiques menées par les gouvernements depuis trente ans,<br />

on remarque que les habitants des quartiers sont une fois de plus ignorés, sinon pour être « accompagnés » et<br />

« animés » et qu’« unanimes, dès à présent à répondre à l’urgence sociale», les socialistes qui se veulent le<br />

25


parti populaire par excellence, n’envisagent pourtant pas leur action comme partant des quartiers mais<br />

comme s’appliquant aux quartiers, à travers les politiques publiques ou parapubliques. Les situationnistes il y<br />

a quarante ans constataient qu’un prolétaire moderne était quelqu’un exclu de l’emploi de sa vie et qui le<br />

savait ; les socialistes d’aujourd’hui qui parlent de « porter la parole de ceux qui souffrent et répondre à<br />

leurs aspirations » ne semblent pas vouloir être là pour représenter les prolétaires qui reprennent pouvoir sur<br />

leur vie, mais pour les « traiter socialement ».<br />

Les premières mesures que préconise la résolution sont, outre le rétablissement des emplois jeunes et la<br />

« sanction » des discriminations, « un volontarisme républicain fondé sur des critères sociaux, et en aucun<br />

cas ethniques, pour assurer la promotion sociale de jeunes des quartiers populaires » et « la promotion de la<br />

laïcité qui est au coeur du pacte républicain à travers l’adoption d’une charte solennelle des principes laïcs<br />

dans les services publics ». En d’autres termes, si la question est sociale, elle n’est pas « ethnique ». Il n’y<br />

donc pas particulièrement urgence de s’interroger sur les racines historiques et sur les formes de reproduction<br />

du racisme telle qu’il est enraciné dans la société française. D’ailleurs, la nature des discriminations à<br />

sanctionner n’est jamais détaillée.<br />

Y aurait-il cependant d’autres urgences que purement économico-sociale ? Assurément ; des urgences<br />

« laïques ». Pourquoi « laïques » et pas par exemple « antiracistes » ? Jean-Marc Ayrault, président du<br />

groupe socialiste à l’Assemblée nationale nous l’explique : « Les crédits des associations ont été réduits de<br />

manière telle que des groupes religieux ont parfois pris en charge, par défaut, le travail de médiation<br />

sociale. S’il est temps de reconnaître à l’islam sa place de deuxième religion dans notre pays, dans le<br />

respect et la dignité, arrêtons de lui demander de régir la vie des cités à la place de la République. La laïcité<br />

doit retrouver tous ses droits. La médiation sociale est l’affaire des municipalités et des associations, pas des<br />

prédicateurs » 27 . La réduction des subventions aux associations par la droite est évidente, mais les « groupes<br />

religieux » de terrain dont parle Ayrault n’ont jamais été subventionnés, du moins par la puissance publique.<br />

Seulement ces groupes sont constitués d’habitants des quartiers sensibles, ce qui leur donne évidemment plus<br />

de poids social que les constructions médiatiques de type Ni Putes Ni Soumises avec des cadres formés à la<br />

remarquable école de professeurs en banliologie aussi compétents que le sénateur Michel Charasse ! Et<br />

surtout, la question n’est pas, de « régir les cités » (et bien entendu pas de demander à « l’Islam » de le faire),<br />

mais de permettre à celles-ci de se régir. Elle est moins de faire de la « médiation » que de construire une<br />

société démocratique, y compris dans les quartiers pauvres ! Si les socialistes ont, à l’évidence, peur des<br />

musulmans de France, qu’ils connaissent en général (il y a des exceptions) fort mal, ils appréhendent bien la<br />

vie de ces quartiers pauvres sur le mode du paternalisme.<br />

Ce paternalisme qui s’accompagne d’une certaine suffisance « républicaine », empêche ceux qui y<br />

succombent de voir l’évidence : le moteur de la crise des banlieue n’est pas seulement social et économique<br />

(il l’est bien sur), il est aussi idéologique. Les discriminations que subissent les jeunes des quartiers ne sont<br />

pas seulement dues au fait qu’ils sont pauvres et qu’ils sont jeunes (ce pays n’aime ni ses pauvres ni ses<br />

jeunes), elles sont aussi ethniques, elles frappent les Noirs et les Arabes en tant que tels, ces discriminations<br />

sont le symptôme d’un mal profond, le racisme à la française.<br />

Cet aveuglement n’est pas propre aux socialistes. Il est sans doute dominant à gauche, même à la « gauche de<br />

la gauche ». Au delà des évidentes divergences qui existent par ailleurs, on retrouve, avec plus ou moins de<br />

fréquences selon les couleurs politiques, les mêmes invariants, les mêmes analyses, les mêmes<br />

argumentaires, et dans une certaine mesure les mêmes propositions, dans les déclarations de personnes se<br />

réclamant du PCF ou des Verts, de la LCR ou des courants libertaires, de la FSU ou d’ATTAC…<br />

Le premier invariant est l’insistance à souligner le caractère économico-social de la crise. Répétons encore<br />

une fois que cette dimension est fondamentale : le chômage et la précarité prolongés, avec tous leurs effets<br />

désagrégateurs, ont profondément marqué les quartiers pauvres. Ce qui est troublant n’est pas l’insistance sur<br />

cette évidence, mais la manière d’insister, comme pour exorciser les autres dimensions.<br />

Invariance aussi dans l’insistance sur la responsabilité quasi exclusive des politiques néolibérales. Là encore,<br />

il est bien clair que les politiques menées ces dernières années, favorisant la rentabilité à court terme,<br />

dénigrant et démantelant les services publics et substituant la privatisation à l’engagement collectif, ont<br />

contribué largement à la rupture du tissu social, surtout là où il était le plus fragile. Mais tout s’explique-t-il<br />

par le néolibéralisme ?<br />

26


Ainsi, par exemple, pour le PCF « la situation actuelle, rendue explosive par les provocations ministérielles,<br />

est le produit de très longues années de sous-estimation de la gravité des problèmes posés par ce qu’on a<br />

appelé la « crise urbaine », à laquelle les gouvernements successifs se sont refusés à répondre, favorisant les<br />

logiques libérales qui cassent les droits et les solidarités » 28 . Et pour la LCR : « la mobilisation populaire<br />

contre le gouvernement est indispensable pour faire toute la lumière sur le drame de Clichy, faire cesser les<br />

provocations policières, exiger le départ de Sarkozy, stopper les réformes libérales et revendiquer que la<br />

priorité soit donnée à la satisfaction des besoins sociaux. » 29 On retrouve dans la plupart des déclarations des<br />

partis ou associations et syndicats la même approche principale, fort bien développée par Bernard Cassen,<br />

président d’honneur d’ATTAC-France : « sans évidemment le formuler ni même le penser en ces termes, les<br />

jeunes révoltés des banlieues françaises, avec la spécificité des circonstances aggravantes qu’ils subissent,<br />

sont en train d’instruire le procès des politiques libérales mises en oeuvre depuis plusieurs décennies aux<br />

niveaux européen et national par tous les gouvernements, qu’ils se réclament de la gauche ou de la<br />

droite » 30 .<br />

Or, placer avant toute autre considération ce procès des politiques libérales a l’inconvénient de passer un peu<br />

vite, d’une part sur des responsabilités qui sont antérieures au déploiement contemporain de ces politiques, et<br />

d’autre part sur les politiques effectivement menées.<br />

L’urbanisme fonctionnaliste qui a présidé à la construction des grands ensembles est le résultat d’un<br />

volontarisme de l’Etat, de ses instruments comme la Caisse des dépôts, des collectivités locales, de gauche<br />

en particulier, qu’on ne peut pas qualifier de néolibéral. Ce modèle urbain « moderne », dévoyé en<br />

encasernement, a été particulièrement développé en France (même s’il a eu des précurseurs en Grande<br />

Bretagne et de nombreux imitateurs en Europe de l’Est). Il n’a commencé à être remis en cause qu’une fois<br />

l’essentiel des constructions achevées, quand les architectes et urbanistes formés dans le courant de 68 ont<br />

commencé à pouvoir se faire entendre 31 . Les promoteurs des « grands ensembles » ne désiraient sans doute<br />

pas la ségrégation sociale, mais avec leur « zoning » ils en ont pourtant établi un cadre, bien plus efficace<br />

encore que celui du baron Hausmann au siècle précédent.<br />

De plus, si la logique néolibérale a dominé ces dernières années, creusant les inégalités, des politiques<br />

volontaristes « correctives » au néolibéralisme n’ont cessé d’être mises en œuvre : politique de la ville, etc.<br />

Que faut-il en penser ?<br />

La gauche réformiste répond en critiquant le manque de moyens ou la suppression des moyens affectés à ces<br />

politiques. La gauche radicale en niant l’effectivité de ces politiques, simples caches misères du<br />

néolibéralisme. Et voilà Nicolas Sarkozy qui reprend à son compte sans vergogne ces deux critiques en<br />

dévoilant « la faillite des Zep », politique mise en œuvre par l’éducation nationale depuis 1982 ! Que dit-il en<br />

substance : cette politique n’a jamais eu les moyens qu’on prétendait lui donner, ni fonctionné dans le sens<br />

des objectifs qu’on prétendait lui assigner.<br />

Si le volubile Nicolas peut faire facilement ce procès, c’est parce qu’il occupe un vide. Le vide que la<br />

majorité des courants progressistes de ce pays ont laissé béant en ne faisant ni l’évaluation sérieuse, ni la<br />

critique concrète, de politiques menées pendant une génération entière. Au delà des grandes proclamations<br />

idéologiques, qui s’est intéressé, à gauche ou à l’extrême gauche, au bilan des missions locales, à l’effet des<br />

politiques de contrats aidés, au devenir des exclus du système scolaire ou à l’évaluation de la formation<br />

professionnelle et des mesures d’insertion prévue dans le RMI, bref à l’effet de ces politiques sur<br />

l’organisation de la société civile ? Faute d’avoir exploité les multiples analyses, enquêtes, propositions des<br />

acteurs, existant pourtant à ce sujet, presque personne n’a fait l’examen qualitatif de la politique réellement<br />

menée par la « République réellement existante ». Presque tout le monde a préféré soit soutenir cette<br />

politique « républicaine » virtuelle (en réclamant plus de sous) soit se contenter de la dénoncer abstraitement<br />

(en dénonçant le capitalisme), laissant tragiquement seuls les « travailleurs du front » 32 chargés de<br />

l’appliquer (enseignants, éducateurs, etc.) et plus seules encore les populations à qui elle s’appliquait. Faute<br />

d’alternative progressiste concrète, en se contentant de dénoncer le néolibéralisme, on laisse ce même<br />

néolibéralisme occuper le terrain, et l’entreprenant. Nicolas libre de proposer ses « solutions novatrices » !<br />

Il y a donc un premier invariant qui consiste à toujours présenter comme essentielle la dimension socioéconomique<br />

des problèmes (avec en complément la dénonciation des seules politiques néolibérales). Le<br />

27


second invariant consiste à présenter comme subordonnée la dimension idéologique et culturelle des<br />

problèmes, voire à l’occulter. Il a lui aussi son complément obligé : la dénonciation du « communautarisme »<br />

(ou plus prosaïquement de l’islam).<br />

La majorité des organisations progressistes de ce pays semble avoir d’extrêmes difficultés à caractériser les<br />

discriminations dont souffrent les gens des quartiers pauvres, à accepter de tirer les conséquences du fait<br />

qu’elles s’exercent plus particulièrement sur certaines catégories (les jeunes), et plus particulièrement encore<br />

sur certaines origines ethniques (les Arabes et les Noirs) ou religieuses (les Musulmans). Bref à tout<br />

simplement faire face, au nom d’une société française rêvée, au racisme réellement existant. Car ceux qui<br />

pratiquent peu ou prou sa dénégation ont, nolens volens, tendance à stigmatiser toute expression en tant que<br />

telles des victimes de ce racisme comme un racisme à son tour, au nom d’un sophisme : puisque les<br />

discriminations sont sociales et non ethniques ou religieuses, toute expression plus ou moins ethnique ou<br />

religieuse de résistance à ce racisme là est donc elle même tendanciellement raciste ou obscurantiste… ou en<br />

français politiquement correct « communautariste ». Et tout « communautarisme » est mortel pour la<br />

« République ».<br />

Comment fonctionne cette occultation du racisme ? Car bien entendu personne ne nie que le racisme existe.<br />

C’est le cas par exemple de militants altermondialistes comme Alain Lecourieux et Christophe Ramaux dans<br />

un article intéressant publié par Libération 33 . Dans ce texte ils critiquent des sociologues bon connaisseurs<br />

des banlieues, Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli 34 parce que ceux-ci ont le tort de considérer que « la<br />

gauche a, en bloc, «abandonné le monde populaire et les immigrés», en mettant l’accent sur la «défense du<br />

"modèle social français"», le «repli national autour des "services publics" et des "petits fonctionnaires"» et<br />

les vertus d’«une République égalitaire pourtant en faillite ». Envisager pareille critique revient à abonder<br />

dans le sens du néolibéralisme et ne pas comprendre le complot qui se trame, surtout depuis le vote Non au<br />

référendum européen, ajoutent-ils : « La France, après le 29 mai et avec ces émeutes, est à un carrefour. Les<br />

provocations de Nicolas Sarkozy ne sont pas le fruit du hasard. Elles participent d’un projet cohérent :<br />

attiser la violence communautaire pour mieux justifier, libéralisme oblige, le recentrage de l’Etat sur sa<br />

police ». Certes la république rêvée avec un grand « R » n’est pas la République réelle, mais laisser entendre<br />

que d’une manière ou d’une autre certains aspects du « projet républicain » pourrait avoir à voir avec l’état<br />

des choses est, sinon un blasphème, du moins une redoutable erreur, la chute dans le piège tendu par le rusé<br />

Nicolas !<br />

Ce raisonnement, partagé par beaucoup de militants de gauche, fait penser à celui tenu il y a une vingtaine<br />

d’année par beaucoup d’autres, ou par les mêmes, sur la relation entre le socialisme « réellement existant » et<br />

les principes éternels du socialisme, raisonnement qui empêchait de comprendre la réalité au nom de l’idéal.<br />

Comment cela fonctionne-t-il ? Prenons l’exemple de la question « coloniale ». L’un des facteurs qui<br />

explique la forme de l’actuelle crise est la persistance, et même l’augmentation, des discriminations racistes.<br />

Ces discriminations racistes qui ne touchent pas seulement les « jeunes de banlieue », viennent, pour la<br />

majorité de ces jeunes s’additionner aux discriminations sociales et générationnelles. Nous avons vu qu’en<br />

faisant des discriminations « raciales » un simple sous-produit des discriminations sociales, une partie de la<br />

gauche se condamnait à l’impuissance. Une autre partie a compris qu’il fallait affronter ce problème du<br />

racisme en tant que tel (tout comme le problème du sexisme ne se réduit pas à une question sociale), sans<br />

pour autant s’attacher à élucider l’histoire particulière du racisme dans notre pays. Un observateur comparant<br />

la société française aux sociétés européennes voisines pourrait la trouver « moins raciste » (s’il prend en<br />

compte le nombre de mariages intercommunautaires, ou la législation sur les naturalisations), ou « plus<br />

raciste » (s’il prend en compte le nombre de représentants des minorités dans les assemblées politiques et les<br />

médias, ou la situation de l’emploi). Mais il sera frappé par la difficulté des Français de comprendre que leur<br />

racisme est « bien de chez eux », ancré dans l’histoire du pays. Et d’abord dans son histoire coloniale. C’est<br />

ce que constate un journaliste attentif à l’état du monde comme l’indien Praful Bidwai qui déplore qu’en<br />

France, qui n’est pourtant pas un pays plus discriminant que d’autres, persiste « l’existence d’une forme de<br />

nationalisme obsessionnelle, arrogante et paternaliste, enracinée dans le colonialisme » 35 . Ce racisme à la<br />

française visant tout particulièrement les originaires des ex-colonies.<br />

Cette difficulté a été bien révélée par l’hystérie qui a accueilli – et qui accompagne toujours – l’appel « des<br />

indigènes de la république ». Rappelons les faits : un groupe de militants de diverses origines natales et<br />

diverses caractéristiques patronymiques, laïques, de gauche, engagés dans les luttes sociales, a lancé un appel<br />

28


pour dénoncer des politiques discriminatoires toujours marquées d’idéologie coloniale et a appelé à réagir :<br />

symboliquement (en commençant par manifester pour l’anniversaire des massacres de Sétif le 8 mai 1945),<br />

intellectuellement (en lançant le débat d’assises de l’anticolonialisme) et concrètement (en renforçant la lutte<br />

contre les discriminations). Le contenu de cet appel a été critiqué : certains y ont vu une exaltation gauchiste<br />

pouvant provoquer sectarisme et repli sur soi, d’autres en ont dénoncé des tendances « victimaires », d’autres<br />

enfin ont critiqué des approximation historiques, ou jugé que la forme répondait mal à la juste question<br />

posée. Tout cela était normal et raisonnable. Mais la majorité des critiques étaient – et demeurent –<br />

anormales et hystériques. Passons sur les multiples membres du « parti de l’ordre », comme l’éditorialiste de<br />

Marianne qui voit dans cet appel un “ monstre ”, “ l’émergence et l’affirmation (…) d’une gauche réac,<br />

antirépublicaine, cléricale, antilaïque, communautariste et ethniciste ” 36 . Les partisans de l’ordre<br />

d’aujourd’hui rejoignent ceux d’hier en matière d’irrationnel dans le mode colonialiste de pensée français.<br />

Il est plus intéressant de réfléchir sur les réactions de militants progressistes pour qui l’anticolonialisme est<br />

une valeur. Pourquoi cette gène par rapport à un passé qui ne passe pas ? Pourquoi ce phénomène est-il si<br />

difficile à admettre pour des militants de gauche qui ne se vivent pas comme les héritiers des colonialistes de<br />

gauche genre Guy Mollet ou Max Lejeune ? Alors qu’il n’a pas échappé à la lucidité d’un analyste de la<br />

droite libérale, Alain-Gérard Slama que la crise actuelle est un « retour du refoulé colonial, le traumatisme<br />

de la guerre d’Algérie, (…) qui exerce des ravages de plus en plus insidieux dans la conscience nationale<br />

française » 37 ! Et pourquoi, alors que, de la loi du 23 mars <strong>2005</strong> à la réanimation de l’état d’urgence algérien,<br />

sans parler de toutes ces déclarations d’intellectuels et de parlementaires, il apparaît évident que la mentalité<br />

coloniale est toujours profondément ancrée dans les élites françaises, c’est-à-dire précisément ce que l’Appel<br />

des Indigènes voulait dévoiler ? Parce que la situation des citées n’est pas la même que celle des colonies,<br />

que les discriminations d’aujourd’hui ne sont pas l’esclavagisme d’hier ? Non, car tout le monde est d’accord<br />

là-dessus. Parce que les dérapages de Dieudonné et de quelques autres indiquent qu’il y a des manières bien<br />

perverses de s’emparer des drapeaux du passé ? Mais qu’est ce qui produit ce type de dérives sinon le fruit<br />

amer du silence des progressistes sur ces questions !<br />

Un tel brouillage, une telle diabolisation de tout cri un peu discordant pour dénoncer l’insupportable, un tel<br />

effroi qui fait que le bureau politique de la LCR a vu dans cet appel la « criminalisation des divergences<br />

existant au sein des forces progressistes », tout cela est lié à l’air du temps. C’est que derrière cette remise en<br />

cause de l’idéologie post-coloniale, cette révélation en pleine lumière des ghettos existants, une partie de la<br />

gauche, donnant des signes de paranoïa, voit partout le spectre du communautarisme, et l’évidence de la<br />

montée en puissance de l’Ennemi global : « l’islamiste ».<br />

29


III<br />

L’impasse<br />

De l’autre côté de la fameuse " fracture sociale ", les forces de l’ordre,<br />

flashballs à la main, hurlent et insultent les familles qui sont aux fenêtres ;<br />

humilient et interpellent à tout va mères, enfants et vieillards…<br />

Le ministre de l’Intérieur fait preuve de politesse racailleuse, et le gouvernement<br />

est frappé de myopie politique, frappant du poing sur une table vide,<br />

où il a jusqu’ici toujours refusé de s’asseoir.<br />

La meute.<br />

La crise économique, sociale et politique de la société française est à son comble,<br />

et la violence prend de l’ampleur dans bon nombre de quartiers populaires de France.<br />

Meute et émeute se font face. 38<br />

« La part des islamistes radicaux dans les violences a été nulle ». Pascal Mailhos, directeur central des<br />

Renseignement généraux est catégorique 39 . Les membres du Tabligh, le plus influent des mouvements<br />

islamistes en France 40 , se sont efforcés d’empêcher les jeunes qu’ils influencent de participer aux troubles 41 .<br />

Les mouvements musulmans conservateurs n’ont pas été en reste à commencer par le plus présent d’entre<br />

eux sur le terrain, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) qui a tout de suite dénoncé, dans<br />

une fatwa solennelle, les participants aux événements comme se mettant hors de l’Islam 42 .<br />

Pourtant, nous l’avons vu, sans même parler des « partisans de l’ordre », la majorité des responsables<br />

politiques et associatifs et des observateurs ont cru bon d’invoquer obstinément le péril islamiste. Alain<br />

Lecourieux et Christophe Ramaux que nous citions tout à l’heure parlent par exemple « d’une révolte<br />

sociale, parfaitement légitime à de multiples égards (qui) n’en prend pas moins parfois, à l’instar de<br />

l’exaltation religieuse de certains, une forme foncièrement réactionnaire » 43 . Et si la religion musulmane<br />

n’est pas explicitement visée, elle l’est implicitement à travers les références répétées à la « laïcité » et quasi<br />

obsessionnelle au « communautarisme ».<br />

Avant d’aller plus loin, et d’examiner ensemble ce qui se passe dans les quartiers relégués, arrêtons nous un<br />

peu sur ce concept « trendy » de communautarisme.<br />

Le regroupement des êtres humains en communautés est naturel, et c’est une des conditions pour vivre en<br />

société. A fortiori dans une société démocratique, où les affrontements des passions devraient être régulés<br />

par la confrontation pacifique des intérêts collectivement exprimés, par les uns et les autres, au sein de la<br />

Polis, l’espace politique de la cité. Le fait de construire des lieux pour vivre en commun certaines<br />

particularités communes (des communautés) n’est pas en soi un problème, dès lors que ces communautés<br />

n’affrontent pas les autres (retour de la guerre), ni ne se vivent en sécession d’avec les autres (refus de faire<br />

société commune). Un véritable « communautarisme » (les ignares ajoutent « anglo-saxon ») serait une<br />

philosophie politique qui préconiserait, contre la société commune, la juxtaposition de sociétés différentes,<br />

comme seul moyen de garantir la paix civile. Dans cette conception chacun est assigné à une communauté<br />

qui régit tout l’espace civil pour ces assujettis, sauf les domaines considérés comme commun (par exemple le<br />

devoir de service militaire, le paiement de l’impôt).<br />

La France a pratiqué massivement le communautarisme jusqu’en 1958 44 en distinguant une communauté de<br />

citoyen égaux en droits (les citoyennes, on le sait, n’ont eu accès à cette égalité totale qu’au début des années<br />

1970), régis notamment par le code civil, et des communautés « indigènes », définies par des considérations<br />

ethniques ou religieuses, et ne disposant pas des mêmes droits, y compris ceux du code civil, mais ayant des<br />

devoirs vis-à-vis de la communauté des Français (par exemple le devoir de service militaire). Dans cette<br />

conception française du communautarisme, les « indigènes » n’avaient pas le libre choix de leur<br />

communauté. Une partie du pouvoir civil les concernant était affectée aux juges religieux 45 . Il en reste encore<br />

dans notre pays des traces mentales, et même juridiques, de ce communautarisme colonial. Par ailleurs,<br />

d’autres formes de communautarismes existent dans certains milieux et professions, comme par exemple le<br />

rôle officiel de certains ordres professionnels, etc.<br />

30


Le Communautarisme a pris d’autres figures dans l’histoire, de l’Autriche-Hongrie au Royaume Uni), de<br />

l’empire Ottoman d’hier (avec les milliet, communautés minoritaires) jusqu’à l’Israël, l’Egypte ou au Liban<br />

d’aujourd’hui, etc. Certains, dans la France actuelle, prônent diverses formes de communautarismes « de<br />

libre adhésion », permettant par exemple à ceux qui le désirent de se soustraire à la loi commune en matière<br />

civile pour dépendre du jugement de leur propre autorité communautaire. C’est le cas de certains islamistes,<br />

c’est le sens de la proposition récente du grand rabbinat de France d’une reconnaissance officielle d’un rôle<br />

médiateur des tribunaux religieux 46 . C’est aussi par exemple au Canada, l’objet de la polémique qui a eu lieu<br />

en Ontario, sur le rôle officiel des tribunaux religieux, et qui a fort heureusement aboutit au rejet d’un ordre<br />

civil particulier qui aurait été propre à chaque confession 47 .<br />

Ce communautarisme est heureusement très minoritaire dans notre pays. Il demeure relativement épargné par<br />

nos « républicains » anti-communautaristes inquiets, ceux-ci ayant tendance à critiquer toute forme<br />

d’organisation se réclamant d’un vécu commun ethnique ou religieux, qu’ils jugent « communautariste »,<br />

moins en fonction de sa composition ou de ses pratiques, que de sa relation avec les « classes dangereuses »<br />

des cités 48 !<br />

Les cités sont-elles communautarisées ? Si l’on écoute certains excités du « parti de l’ordre » et certains<br />

engourdis du « parti du progrès », la vie des cités se résumerait à l’addition des communautaristes<br />

(musulmans) et des trafiquants (mafieux). Résultat pitoyable de la « lepénisation des esprits » 49 ! La<br />

relégation sociale a été organisée sur une génération ; les ghettos sociaux, territoriaux et mentaux se sont<br />

édifiés et ont été conservés parfois par ceux là même qui prétendaient les combattre. Le paternalisme et le<br />

clientélisme ont contribué à l’atomisation des formes d’organisation (et de défense) de la société civile dans<br />

les cités, ce qui a pu favoriser de véritables replis communautaires sur les seules structures de solidarité<br />

disponibles (générationnelle, ethnique ou religieuse). Mais la vie de ces quartiers s’y résume-t-elle ?<br />

L’histoire politique de ces populations s’y est-elle enfermée ?<br />

Abdellali Hajjat souligne que les quartiers populaires français ne sont pas un « désert politique », et que « le<br />

soulèvement des banlieues a une histoire, riche de plus de vingt ans d’expériences politiques 50 ». Une<br />

histoire mainte fois écrite et décrite, y compris par certains de ses acteurs 51 et qui pourtant ne semble guère<br />

préoccuper la majorité des observateurs. Cette histoire est celle d’un échec, après les espérances qu’avait fait<br />

naître en 1984 la Marche pour l’égalité ; elle est celle de divers dévoiements, éparpillements, éclatements des<br />

mouvements associatifs qui ont tenté de se structurer au milieu des années 80. Les jeunes militants d’origine<br />

maghrébine, liés ou non aux citées, actifs dans les mouvements des années 80 et encore au début des années<br />

90, avançaient des revendications intégrant totalement la dimension pluriethnique « sans en faire un<br />

étendard », comme le remarquaient Pierre Bauby et Thierry Gerber 52 . Leurs revendications, leurs discours,<br />

leurs écrits, leurs pratiques, n’étaient pas marqués de spécificités identitaires. Cette génération militante a été<br />

« prise en étau entre d’un côté les possibilités d’ascension sociale et les opportunités politiques offertes par<br />

le gouvernement socialiste et, de l’autre côté, la volonté d’autonomie qui passe par un refus des<br />

compromissions avec le pouvoir en place et de la « folklorisation » des luttes de l’immigration » (Abdellali<br />

Hajjat) 53 . L’échec qui va résulter de la construction de cette impasse a des conséquences dramatiques.<br />

Car la société française, ou du moins ses dirigeants, n’ont jamais eu, sinon l’intention, du moins la volonté de<br />

réaliser une véritable égalité des citoyens de toutes origines. Au fil des années, les mêmes attitudes et les<br />

mêmes actions se sont reproduites, celles qu’un Saïd Bouamama décrivait en 1998 54 comme la répétition<br />

lancinante des mêmes bavures policières, des mêmes violences urbaines, occasions chaque fois d’une<br />

demande supplémentaire de sécuritaire et d’une même tendance à vouloir à la fois faire disparaître les<br />

symptômes et demeurer incapable de se saisir des causes. « Ceux qui ne comprennent pas aujourd’hui les<br />

causes des émeutes sont amnésiques, aveugles ou les deux » déclarait le Mouvement de l’immigration et des<br />

banlieues (MIB) au plus fort la crise actuelle 55 , ajoutant : « En effet cela fait 30 ans que les banlieues<br />

réclament justice. 25 années que des révoltes, des émeutes, des manifestations, des Marches, des réunions<br />

publiques, des cris de colère avec des revendications précises ont été formulés. 15 ans déjà que le Ministère<br />

de la Ville a été créé pour répondre à l’exclusion et à la misère sociale des quartiers dits défavorisés. Les<br />

Ministres passent avec leurs lots de promesses : Plan Marshall, Zones franches, DSQ, ZEP, ZUP, Emploi-<br />

Jeunes, Cohésion Sociale, etc.. La banlieue sert de défouloir pour des ministres, élus et médias en mal de<br />

petites phrases assassines sur les « zones de non-droit », « les parents irresponsables », la mafiatisation et<br />

autres « dérives islamistes ».<br />

31


Un aveuglant échec politique qu’Abdelaziz Chaambi, l’animateur du mouvement DiverCité de Lyon, décrit<br />

crûment 56 : « Depuis plus de 20 ans, ils passent, certains repassent et la plupart grimpent sur notre dos, se<br />

font les dents sur nos côtelettes comme disent les jeunes, et obtiennent célébrité, promotion sociale et<br />

réussite professionnelle, pendant que nous restons enfermés dans nos ghettos avec une chape de plomb sur le<br />

chaudron, sans qu’une solidarité ou un soutien ne se manifestent concrètement sur le terrain et au moment<br />

où nous en avons le plus besoin ». Ce résultat était déjà évident il y a dix ans, quand mourait Khaled Kelkal,<br />

jeune lyonnais perdu dans les méandres du terrorisme algérien 57 , abattu un soir d’automne. Alors, nous<br />

rappelle Chaambi, « qu’en tant qu’acteurs associatifs dans les banlieues lyonnaises, nous avions alors alerté<br />

les institutions et autres journalistes, politiques, sociologues, psychologues, travailleurs sociaux, religieux et<br />

bien d’autres, pour entamer une réflexion sur ces phénomènes de radicalisation et sur le fait que ces jeunes<br />

ne s’identifiaient pas à la France ni à des hommes et des femmes de leur connaissance, mais à un dictateur<br />

arabe (Saddam Hussein) ou aujourd’hui à un « illuminé » musulman qui veut précipiter la guerre des<br />

civilisations. C’est ainsi, dans l’ignorance et la diabolisation de faits sociaux et culturels importants que<br />

nous cheminons en France depuis une vingtaine d’années, laissant ainsi la place à l’émergence de la<br />

violence et du salafisme d’un côté et à la déchéance et l’économie parallèle d’un autre » 58 .<br />

Les militants du MIB, de DiverCité, les jeunes musulmans et d’autres groupes actifs sur le terrain, mais<br />

indépendants des pouvoirs subventionneurs, ont, comme tous les autres, été dépassés par la révolte de jeunes<br />

qui ne se reconnaissent dans aucune organisation sinon celle des bandes et groupes d’affinités qu’ils<br />

constituent. Ces militants sont cependant parmi les rares personnes ayant un peu de prise sur l’événement, de<br />

compréhension des mécanismes, et sont donc porteurs de reconstruction sociale. Malheureusement, comme<br />

Antigone, ce sont eux, ceux qui sonnent l’alarme, qui ont été vilipendés comme « communautaristes ».<br />

L’étonnant dans de pareilles conditions n’est pas que la crise généralisée ait éclaté en ces jours d’automne<br />

<strong>2005</strong>, c’est qu’elle n’ait pas éclaté plus tôt et plus fort. La manière dont elle a été déjà traitée par le « parti de<br />

l’ordre », non traitée par le « parti du progrès », peut laisser augurer de bien plus sinistres lendemains.<br />

Or ce n’est pas seulement des cités pauvres qu’il s’agit, ni même des « minorités visibles issue de<br />

l’immigration ». D’ailleurs il n’y a pas que des immigrés ou leurs enfants dans ces cités, pas que des Arabes<br />

et des Noirs parmi les jeunes incendiaires, ni des garçons en échec scolaire. C’est une crise concernant des<br />

habitants de ce pays confrontés à l’échec d’une société toute entière.<br />

Quarante ans plus tôt, Guy Debord écrivait à propos des émeutiers noirs du quartier de Watts à Los Angeles :<br />

« Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont le<br />

négatif en œuvre, « le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte » 59 ».<br />

Faute de comprendre qu’il en est, en France et des décennies plus tard, de même, dans les formes<br />

particulières propres à notre société et à son histoire, nous risquons d’être confrontés à la prophétie que<br />

faisait alors James Baldwin à propos des Etats Unis : « la prochaine fois, le feu » 60 . Et pas seulement cette<br />

fois-ci des automobiles peu cotées à l’argus.<br />

32


IV<br />

La politique<br />

Alors, cela ne doit pas nous empêcher de comprendre qu’il y a un problème et que ce problème s’analyse en<br />

terme simple qui est celui de l’égalité des chances,<br />

du respect de la personne, de toute personne dans la République.<br />

Et il faudra, bien entendu, tirer, le moment venu et l’ordre rétabli,<br />

toutes les conséquences de cette crise et le faire avec beaucoup de courage et de lucidité.<br />

L’exigence, c’est de répondre de manière forte et rapide aux problèmes indiscutables qui se posent à<br />

beaucoup d’habitants des quartiers déshérités dans l’environnement de nos villes<br />

Je voudrais tout de même rappeler qu’une action importante, je dirais, considérable, notamment sur le plan<br />

financier et sur le plan de l’intelligence des principes<br />

mis en œuvre, a été engagée pour répondre à ces problèmes.<br />

Jacques Chirac, Paris, France, automne <strong>2005</strong> 61<br />

Je viens d’apprendre que dans mon établissement et dans beaucoup d’autres<br />

les fonds sociaux étaient complètement supprimés.<br />

Dans notre cas, une centaine d’élèves sont concernés, ils doivent, avant<br />

lundi 21 novembre, s’acquitter des 141€ de cantine pour les mois de<br />

septembre à décembre. Dans le cas où les familles ne peuvent payer ils<br />

doivent être démissionnaires de la cantine. A ce jour une cinquantaine de<br />

familles a pu payer (sûrement en grattant les fonds de tiroirs et en<br />

plusieurs fois), 16 élèves ont quitté la cantine car les familles ne peuvent<br />

payer et une cinquantaine d’autres n’ont pas donné de nouvelles à l’intendance.<br />

Une enseignante de Seine Saint Denis, France, automne <strong>2005</strong><br />

L’atonie des gauches donne des raisons de craindre que cette crise d’automne ne soit que l’avant goût de ce<br />

qui nous attend, surtout si l’on examine les premières mesures gouvernementales pour « résoudre le<br />

problème ».<br />

Il est possible que Nicolas Sarkozy, qui s’intéresse toujours aux exemples américains, s’inspire de la<br />

politique suivie aux Etats-Unis après les grandes émeutes noires des années 60. Cette politique avait consisté<br />

à favoriser le développement d’une classe moyenne noire, dont la réussite est aujourd’hui symbolisée par une<br />

Condoleezaa Rice ; en France cela vise aussi les nouveaux notables musulmans car remarque Abdellali<br />

Hajjat : « le phénomène de « classe-moyennisation » touche aussi les cadres des associations musulmanes<br />

revendicatives, surnommés avec ironie « bo-bar » (bourgeois barbus...) » 62 . Elle avait consisté aussi à<br />

contrôler la masse au travers de mouvements communautaires ne gênant pas trop les autorités, dont la très<br />

réactionnaire et raciste Nation of Islam 63 ; dans la France des années 2000, nul besoin d’un groupe aussi<br />

sectaire, et l’UOIF ou la FNMF 64 ne sont pas des Farakhanistes. Enfin elle avait consisté à liquider, y<br />

compris physiquement, les leaders noirs indépendants (Blacks Panthers) : en France, on se contente (pour le<br />

moment ?) de les marginaliser, les discréditer ou les acheter.<br />

Bien entendu, indépendamment de toute stratégie politicienne, une classe moyenne « issue de<br />

l’immigration » cherche à émerger naturellement dans la société française, mais son développement est<br />

entravé par les discriminations sociales et racistes, beaucoup d’aspirants à la « beurgeoisie » des années<br />

Mitterrand l’ont appris à leurs dépends. Surtout rien n’indique qu’un espace d’embourgeoisement suffisant<br />

va se dégager dans les années qui viennent, d’autant que les premières mesures annoncées ne constituent pas<br />

un changement d’orientation par rapport aux politiques suivies antérieurement, sinon dans le sens d’une<br />

accentuation des tendances les plus négatives.<br />

« L’apprentissage junior » à 14 ans en fournit une très bonne illustration. L’échec scolaire est évidemment un<br />

fléau qui frappe les enfants des pauvres et plus particulièrement ceux des minorités. Bien que la colère de la<br />

33


jeunesse des cités soit autant celle des exclus de l’école que celles des lauréats de la même école qui sont<br />

ensuite exclus de l’emploi ! 65 La diversification des cursus pédagogiques et des manières d’acquérir des<br />

connaissances – y compris en situation de travail – est évidemment une des réponses à ce fléau. Ce qui est<br />

proposé n’est pas du tout de cet ordre. L’apprentissage à 14 ans est présenté comme une manière de dressage<br />

de jeunes trublions, ce qui d’ailleurs dénote le mépris de nos élites pour ces filières de formation roturières et<br />

« manuelles ». Leur méconnaissance aussi, car cet apprentissage pour les moins de seize ans existe déjà<br />

depuis belle lurette (préapprentissage et classes d’initiation préprofessionnelle en alternance) sous statut<br />

scolaire. Au travers de ce projet gouvernemental, certains aimeraient faire justement sauter la règle de<br />

l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans, (en mettant ces jeunes sous statut de salariés), ou contribuer à écorner le<br />

droit du travail (en profitant de la minorité de ces jeunes salariés), et cela n’a rien à voir avec des orientations<br />

fécondes pour les adolescents en échec au collège. Comme le remarque Xavier Cornu de la Chambre de<br />

commerce et d’industrie de Paris (qui n’est pas un syndicat enseignant gauchiste !) : « un jeune de 14 ans,<br />

quel que soit le milieu dont il est issu, n’a ni les aptitudes physiques ou comportementales, ni la maturité<br />

psychologique pour endosser la responsabilité d’un contrat de travail. A fortiori les 15 000 jeunes en<br />

situation de déscolarisation clairement visés par le dispositif » 66 . C’est, encore une fois, la logique de la voie<br />

de garage et/ou du tri social, qui prévaut, au risque de déstabiliser un peu plus élèves et enseignants. Mais<br />

comme Dominique de Villepin nous annonce la création d’un « délégué interministériel à l’orientation et à<br />

l’insertion professionnelle des jeunes qui pourra s’appuyer à l’échelle régionale sur des comités régionaux<br />

de l’orientation et de la formation pilotés par les recteurs avec l’aide des services de l’État » 67 , tout va<br />

sûrement aller très bien !<br />

Plus généralement, les mesures pour que l’éducation soit « au cœur de l’égalité des chances » comme dit<br />

Villepin se révèlent identiques aux divers vœux pieux répétés depuis des années, assorties cette fois de<br />

mesures coercitives à l’encontre des mauvais parents, joliment appelé « contrat de responsabilité parentale »,<br />

et s’inscrivant dans la tendance globale à la criminalisation des familles pauvres qui sévit ces derniers<br />

temps 68 . Une illustration éloquente de ce mélange de d’assistance paternaliste et d’autoritarisme répressif qui<br />

sévit déjà depuis quelques temps et s’est déjà révélé être l’un des accélérateurs de la relégation de territoires<br />

entiers ! Et le député du Val-de-Marne, Jacques-Alain Bénisti, a remis son rapport sur la prévention de la<br />

délinquance, qu¹il peaufinait depuis huit mois. Selon lui, les comportements déviants sont détectables dès la<br />

maternelle et la pratique du bilinguisme, facteur de déscolarisation et de délinquance, doit être interdite. Tout<br />

cela sur fond de pression sur les chômeurs, de réduction des prestations sociales, jusqu’à la taxation des<br />

caravanes (sans donner à celles-ci le statut de domicile) frappant les boucs émissaires des boucs émissaires<br />

(les tziganes), etc. toutes mesures qui frappent plus particulièrement les populations déjà précarisées des<br />

quartiers pauvres.<br />

Bien entendu, une fois encore, tout en insistant sur leur singularité (leur contenu ou leur effet discriminant) il<br />

est nécessaire de rappeler que ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’une politique générale d’inspiration<br />

néolibérale. Et bien entendu aussi la résistance à ces mesures, frappant singulièrement les jeunes ou les<br />

étrangers, ne peut être efficace que si elle s’organise en liaison avec les autres formes de résistance à cette<br />

politique globale.<br />

De ce point de vue malheureusement, les événements de ces dernières années n’incitent pas à trop<br />

d’optimisme. Par exemple la longue lutte des enseignants de Seine Saint Denis, qui portait, en 2003, sur des<br />

sujets en relation directe avec la crise actuelle, est restée isolée et s’est globalement achevée sur un échec. La<br />

lutte des lycéens du printemps <strong>2005</strong>, a donné lieu à une répression contre des jeunes d’un niveau inconnu<br />

depuis des années, alors même que ces jeunes n’étaient ni spécialement blacks ni spécialement beurs, sans<br />

susciter beaucoup de solidarité. La solidarité avec la lutte de populations continuellement stigmatisées jusque<br />

par une partie de la gauche risque d’être difficile à mettre en œuvre.<br />

Le fait que les jeunes acteurs de ce mouvement apparaissent insaisissables et incontrôlables et ne constituent<br />

sous aucune forme aujourd’hui une organisation ou un réseau collectif ne signifie pas qu’ils seraient<br />

éternellement et congénitalement insensibles à toute forme d’organisation et de politisation par rapport à leur<br />

milieu de vie et à leur place dans la société toute entière ! Le succès (relatif) des islamistes le démontre<br />

d’ailleurs.<br />

Encore faut-il commencer par concevoir que la crise actuelle ne se résume pas à une dynamique mortifère et<br />

suicidaire de jeunes détruisant leur cadre de vie. Signe de ces temps étranges, c’est Lutte ouvrière qui parle<br />

34


d’un mouvement « d’asociaux » 69 et les renseignements généraux de « mouvement de révolte populaire » 70 !<br />

Si l’on confond la forme violente de la révolte et son sens, on se retrouve fort dépourvu pour transformer<br />

cette révolte en énergie sociale constructive. Comme le souligne Françoise Blum : « Ces émeutes, révoltes,<br />

flambées de colère, violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. (…) Les buts ? Au<br />

moins le respect, et au plus l’intégration. Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la<br />

précarité » 71 .<br />

La très grande difficulté des organisations traditionnelles, et plus généralement de l’opinion publique<br />

progressiste, de s’emparer du thème de la répression, d’assurer une défense juste des jeunes incriminés ou de<br />

résister au bannissement de certains, laisse pourtant mal augurer de la suite concernant ces jeunes euxmêmes.<br />

Puisqu’il s’agit d’un mouvement social, il devrait être considéré comme légitime – et urgent – de<br />

demander une amnistie des condamnés, comme on le fait pour d’autres mouvements sociaux plus ou moins<br />

violents ! Ne pas mener campagne sur ce thème, c’est conforter l’idée qu’il s’agissait seulement de la fureur<br />

de bandes d’asociaux louches et délinquants et non de la protestation sociale légitime d’enfants de la classe<br />

ouvrière, même si les moyens utilisés ne pouvaient être cautionnés. Même s’il ne sera pas facile de traduire<br />

cette colère en organisation progressiste, il ne faut pas détourner pudiquement les yeux des jeunes en colère.<br />

De plus, la crise a révélé l’existence de forces positives qui devrait nous permettre de poser en des termes<br />

renouvelés la question de la résistance au racisme et à la précarité et de la reconstruction de la solidarité<br />

sociale.<br />

D’abord, comme nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de désert politique dans les banlieues. Aussi faut-il<br />

s’appuyer clairement sur les forces qui existent dans les cités et plus généralement dans les populations<br />

discriminées. Ces organisations sont très diverses, associations et groupes locaux (comme DiverCité à Lyon,<br />

Véto a Sarcelles, Bouge qui Bouge à Dammary les Lys, etc.), groupes de jeunes ou mouvements d’habitants,<br />

organisations anciennes de l’immigration (comme l’Association des travailleurs maghrébins en France, la<br />

Fédération des Tunisiens citoyens des deux rives, la Fédération des travailleurs africains en France,<br />

l’Association des citoyens originaires de Turquie, etc.), organisations liées au quartiers depuis des années<br />

comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues, organisations se référant aux valeurs de l’Islam<br />

comme le Collectif des musulmans de France ou Participation et spiritualité musulmane, mouvements<br />

d’action politique locale comme les Motivé-e-s de Toulouse, militants et réseaux s’exprimant au sein des<br />

Indigènes de la république, du Collectif des féministes pour l’égalité ou du Collectif une école pour toutes et<br />

tous, mouvements artistiques et culturels issus notamment (mais pas seulement) du rap et de la culture hiphop<br />

comme La Rumeur en Ile de France ou La Rage du peuple à Marseille, etc. Il faut prendre en compte<br />

également la capacité de réactions qu’ont démontrée, au niveau local, des centaines d’hommes et de femmes<br />

qui se sont mobilisés, jours et nuits, en pleine crise, pour protéger les équipements collectifs des jeunes en<br />

colère et protéger les jeunes des provocations incessantes de certaines forces de « l’ordre », à Grigny comme<br />

à Blanc Mesnil ou sur la dalle d’Argenteuil, sans jamais céder à la logique de « vigiles » et autre « groupes<br />

d’autodéfense anti-jeunes » que certains auraient bien aimé leur voir jouer.<br />

Il ne faut pas négliger non plus le réveil des mouvements d’éducation populaire qui peut jouer un rôle<br />

fondamental. Nombreux sont ceux qui, au sein de tels mouvements, comme Peuple et Culture, les Centres<br />

d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), les Francas ou d’autres, se sont sentis<br />

profondément interpellé par la crise actuelle. « L’éducation populaire traverse depuis plusieurs années une<br />

crise majeure et n’arrive plus à faire face à sa mission d’émancipation et de transformation sociale »<br />

écrivent à ce sujet les animateurs du Réseau des écoles de citoyens (RECIT) 72 « et la situation actuelle nous<br />

met devant une terrible responsabilité (…). Les évènements dramatiques auxquels nous assistons nous<br />

renforcent dans notre conviction qu’il y a urgence (…) à construire collectivement des alternatives porteuses<br />

d’éducation citoyenne, compréhensives et mobilisatrices ». Ces mouvements, d’inspiration socialiste, laïque,<br />

chrétienne de gauche ou autre, doivent également comprendre qu’émergent aussi des quartiers et des<br />

populations discriminées eux même, de nouvelles formes d’éducation populaire y compris au travers de<br />

certains groupes musulmans progressistes. Et les nouvelles formes de l’éducation populaire, dont ATTAC,<br />

doivent aussi prendre leurs responsabilités.<br />

Il faut aussi assurer les nécessaires convergences et synergies avec les associations de « sans », mouvements<br />

de chômeurs, de sans-logis, de sans-papiers, de sans-droits, tous ces mouvement qui luttent pour que « la<br />

société du précariat » ne remplace pas « celle du salariat » 73 , comme le dit fort bien l’APEIS (Association<br />

pour l’emploi, l’information, la solidarité), autant de mouvements qui comme Droit au logement, sont<br />

35


naturellement parties prenantes des luttes des quartiers pauvres et se sont mobilisés contre les provocations et<br />

la répression dès le début de la crise 74 . Et bien entendu conforter les liens avec les mouvements de sanspapiers<br />

et notamment avec les jeunes scolarisés et le réseau de solidarité Education sans frontières.<br />

Il faut enfin évidemment s’appuyer sur la disponibilité des forces politiques , syndicales et associatives sur le<br />

terrain, de militants et élus, membres des Verts, du parti communiste, de la LCR, d’autres partis, de réseau<br />

comme Alternative Citoyenne d’Ile de France ou Motivé-e-s de Toulouse et d’ailleurs, et certainement<br />

s’appuyer sur les acteurs locaux comme le soulignaient par exemple les Verts 75 , notamment lors de leur<br />

rencontre de l’Ile Saint Denis du 13 novembre 76 ou les élus régionaux franciliens communistes et<br />

d’Alternative citoyenne s’interrogeant sur les politiques régionales et les quartiers populaires, le 9 décembre.<br />

Et bien sûr des militants actifs du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, de la<br />

Ligue des droits de l’homme et d’autres organisations.<br />

Mais toutes ces initiatives, tous ces groupes et collectifs de femmes et d’hommes, dans les banlieues comme<br />

dans toute la société, se sentent isolés, morcelés, dispersés, fatigués. La scène politique politicienne ne leur<br />

donne guère de raison d’espérer une convergence impulsée par une dynamique venant d’en haut, de<br />

candidature présidentielle ou d’autre initiative politique unifiante. Le « mouvement social », qui avait été<br />

capable de réussites symboliques spectaculaires comme le rassemblement du Larzac en août 2003 ou le<br />

Forum social européen de Paris, Saint Denis, etc., en novembre 2003, ne s’est pas traduit par une capacité<br />

d’actions et de solidarités concrètes sur les luttes, et a fortiori hélas sur l’actuelle crise des banlieues.<br />

La constitution d’une force sociale, capable de mettre en échec les politiques mortifères actuelles, prendra du<br />

temps. Elle demande de sortir des ornières de ces derniers mois. Rien n’est possible si l’on ne rompt pas avec<br />

les injonctions racistes de certains tenants du « parti de l’ordre ». Si l’on rajoute l’ostracisme à la<br />

discrimination – comme le faisaient par exemple ces militantes et ces militants qui expulsaient d’autres<br />

militantes des mobilisations pour le droit des femmes à disposer de leur corps et la défense de la législation<br />

sur l’avortement au seul motif qu’elles étaient musulmanes pratiquantes ou ces militants et militantes qui<br />

récusaient l’antiracisme de mouvements au seul motif qu’ils se réclamait de l’Islam ou qu’ils dénonçaient le<br />

continuum colonial ! Si l’on accepte l’interdiction d’un colloque sur « La raison dans l’islam » « en raison de<br />

la présence de Tariq Ramadan parmi les intervenants » 77 . Sans doute les membres du « parti de l’ordre » qui<br />

veulent ériger le militant suisse en djihadiste incendiaire lui reprochent-ils d’avoir écrit en pleine période de<br />

crise : « Les musulmans, qu’ils vivent en Occident ou dans les pays majoritairement musulmans ne doivent<br />

en aucune manière endosser l’idéologie de la peur ou tomber dans le piège des lectures binaires, simplistes<br />

et caricaturales du monde. En entretenant l’idée, devenue obsessionnelle, qu’ils sont dominés (ou<br />

minoritaires), mal aimés, stigmatisés ou marginalisés, ils font inconsciemment le jeu des propagateurs de<br />

cette idéologie de l’émotif qui cherchent à construire des murs, à creuser des tranchées, à propager les<br />

préjugés, à nourrir l’insécurité et à créer les conflits » 78 . L’ostracisme ne doit pas non plus frapper des<br />

militants au seul motif qu’ils auraient l’impudent culot de rappeler l’existence du crime de l’esclavage au<br />

temps des lumières, ou le servage colonial au temps de la république !<br />

Puisqu’il s’agit d’une lutte contre les discriminations, il faut respecter la parole et l’action des victimes de<br />

ces discriminations. C’est un des grands apports des mouvements civiques de la deuxième moitié du XXe<br />

siècle, féministes en particulier, mais aussi antiracistes, anticolonialistes, anti-homophobes, etc. d’avoir mis<br />

en lumière cette évidence : la résistance à l’oppression doit, pour être efficace, être construite autour de<br />

l’expression des victimes de cette oppression. Il est donc nécessaire qu’existe un mouvement autonome des<br />

populations et groupes discriminés. Cette autonomie d’expression et d’initiative ne signifie pas forcément<br />

organisations séparées ni a fortiori concurrentes. Les « issus de l’immigration » n’ont pas à rechercher la<br />

même indépendance organisationnelle que leurs ancêtres dans les luttes de libération nationale contre<br />

l’occupation coloniale. Mais leurs voix ne doivent pas être couvertes par celle d’un mouvement social<br />

uniformément dominé par une problématique « blanche », d’autant que celui-ci n’a guère su répondre au défi<br />

du racisme. N’oublions pas que nous vivons tous l’héritage de la faillite des années 80, analysé par beaucoup<br />

comme le résultat d’une opération consciente d’étouffement de l’autonomie des « beurs » à travers une<br />

« opération SOS Racisme » 79 . Cette question de l’autonomie nécessaire, posée par exemple par les<br />

« Indigènes de la république » ne se résout pas par des schémas abstraits mais dans la réalité des<br />

mouvements, le débat, les expériences d’organisation, les ouvertures réciproques.<br />

36


Mais si la question de l’autonomie n’est pas posée, si la parole est refusée, si les problèmes sont éludés, alors<br />

ce sont les forces qui ne cherchent pas à construire le front social unifié et progressiste qui tiendront le haut<br />

du pavé. Les islamistes radicaux engrangent déjà les bénéfices des anathèmes « laïques » contre les<br />

musulmans progressistes. D’autres groupes communautaristes ont tenté de développer leur organisations<br />

populistes à l’occasion du conflit sur le rejet des filles voilés de l’école 80 ; heureusement, l’existence d’une<br />

mobilisation non communautariste sur cette question (Collectif une école pour toutes et tous) a restreint leur<br />

marge de manœuvre, mais ils repartent aujourd’hui à l’offensive. Le racisme anti-noir constitue un cas<br />

exemplaire des effets de déni ou de non écoute. Ce racisme a été nié au nom de l’universalisme français, et<br />

cela a déjà causé bien des ravages. Bien entendu, il n’y a pas de « communauté noire », d’immenses<br />

différences entre le travailleur malien vivant dans un foyer de Montreuil, le bourgeois ivoirien en exil,<br />

l’étudiant camerounais et le postier guadeloupéen. Mais la communauté imaginée existe bien puisqu’on<br />

devient « noir » dans le regard de l’autre, un regard nourri du racisme et des préjugés ancrés dans l’histoire<br />

du colonialisme et de l’esclavage. Il est normal que ceux qui subissent les effets de ce racisme cherchent à<br />

s’exprimer collectivement. Il est problématique que certains d’entre eux 81 pensent résoudre le problème en<br />

essayant de construire un « lobby » à l’image du conseil représentatif des institutions juives de France<br />

(CRIF) qui est lui même devenu ces dernières années une sorte de caricature communautariste. Il est<br />

inquiétant que certains d’entre eux construisent autour de Dieudonné un espace « en rupture » - qui ne<br />

regroupe d’ailleurs pas que des noirs – qui pourrait, toute proportion gardée, se terminer sinon en une sorte<br />

de Farrakhanisme 82 à la française, du moins en un de ces populismes fascisants comme la France en a déjà<br />

connus, compte tenu de l’influence en son sein d’antisémites et « radicaux » notoires.<br />

La lutte contre les discriminations dans ce pays ne peut pas être la simple addition des activités de groupes de<br />

pression et lobbys juxtaposés. C’est une lutte pour toute la société française, dans la continuité des combats<br />

sociaux de ce pays. Ainsi, par exemple, en commémorant les massacres de Sétif du 8 mai 1945, les Indigènes<br />

de la République n’appelaient pas à la « repentance » de certains vis-à-vis d’autres, mais en défilant derrière<br />

les portraits mêlés de Malcom X, de Patrice Lumumba, de Kateb Yacine, de Frantz Fanon… et aussi<br />

d’Olympe de Gouges, de Louise Michel, d’André Breton, de Daniel Guérin, de Claude Bourdet…, ils<br />

signifiaient que la lutte contre l’esclavagisme, le colonialisme, le racisme ont toujours été des luttes menées<br />

dans la société française par des membres de cette société ! Pourquoi, dès lors, certains se lamentent-ils,<br />

refusant de se « couvrir de cendre », d’assumer le « sanglot de l’homme blanc » ? Parce qu’ils ne veulent pas<br />

assumer les crimes du passé ? Personne ne leur demande à eux en tant qu’individus. Parce qu’ils ne veulent<br />

pas se réclamer de la lucidité antiraciste et anticoloniale d’un Claude Bourdet ou même d’un François<br />

Mauriac ? C’est probable. Parce qu’ils refusent de considérer le présent ? C’est certain.<br />

Fin des ostracismes, respect de la nécessité d’autonomie, inscription dans l’histoire et dans le mouvement de<br />

la société française, ce sont là des conditions indispensables pour construire un front de résistance au<br />

désordre établi et à l’injustice que construit le « parti de l’ordre ». Il ne faut cependant pas se cacher qu’il<br />

sera difficile de le faire sans un minimum de cohérence politique et que cette cohérence fait défaut<br />

aujourd’hui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, ici ou là, des groupes divers cherchent leurs voies. Ainsi,<br />

par exemple, à travers l’idée de Forums sociaux des banlieues ; ainsi également du collectif Banlieue 69 qui<br />

vient de se créer sur l’agglomération lyonnaise pour présenter des listes aux prochaines élections<br />

municipales, seul moyen, affirme Saïd Kebboucha 83 , pour que les « exigences d’égalité soient entendues et<br />

respectées, Tant que nous ne serons pas présents dans les représentations, nous n’existerons pas ». De telles<br />

propositions vont fleurir. Il faut construire les lieux d’échanges et de confrontations où elles pourront être<br />

discutées, renforcées, amendées. Ces lieux n’existent pas dans la dispersion actuelle.<br />

En attendant que ce travail de maillage, de partage d’expériences et de débat porte ses fruits, il devrait être<br />

possible que des forces politiques, syndicales, associatives convergent dès maintenant sur quelques objectifs<br />

précis. Ce devrait être le refus des expulsions, puis l’amnistie pour les embastillés de novembre. C’est et ce<br />

devrait être la lutte contre « l’Etat d’urgence », qui a commencé à être concrétisée avec la « Saisine<br />

citoyenne du Conseil constitutionnel » 84 contre la loi par 5175 citoyens et plus de 70 associations syndicats<br />

ou collectifs.<br />

Ce sont aussi les combats pour le désenclavement des quartiers les plus relégués, contre les tramways<br />

interrompus, les lignes de bus aléatoires et les RER négligés, parce qu’ils desservent les pauvres, et contre<br />

les manipulations qui consistent sur ces lignes là, à dresser les usagers contre les employés. C’est l’exigence<br />

de solidarité que contient le respect de la loi SRU, pour une meilleure répartition des logements sociaux, au<br />

37


grand dam de l’ex-maire de Neuilly le grincheux Nicolas ou de son petit lieutenant Eric Raoult, maire du<br />

Raincy ! C’est une fiscalité plus juste, une autre politique scolaire, etc., qui sur de nombreux aspects, peut<br />

commencer à être mise en œuvre au niveau des collectivités locales !<br />

La démonisation des classes dangereuses bat son plein. Le vertueux Nicolas a compris que c’est le cannabis<br />

qui est une « catastrophe nationale de très grande ampleur » et concours aux désordres 85 . Et qui consomme<br />

du Cannabis ? Pas les accros au Ricard sans doute. Le talentueux Gilles de Robien lui, a découvert que nos<br />

ennuis venaient de cette épouvantable « méthode globale », d’apprentissage de la lecture. Salauds de profs !<br />

Il est pourtant assez vieux pour savoir que cette méthode (non utilisée) avait déjà été incriminée lors du<br />

phénomène des Blousons noirs des années 60 ! La loi antiterroriste, qui fait un peu plus reculer les libertés<br />

sans faire avancer la lutte contre les fous terroristes, a été votée avec l’abstention gênée des socialistes. Et qui<br />

sont les graines de terroristes ? Suivez mon regard vers le nord est parisien ou l’est lyonnais… Raison de<br />

plus pour maintenir l’Etat d’urgence en cadeau de Noël. « Ce n¹est pas un cauchemar : nous vivons bien<br />

dans la France du XXIe siècle », constate le journaliste Ivan Du Roy 86 .<br />

Bien entendu, ceux qui protestent contre cette démonisation systématique et continue se verront taxés<br />

« d’angélisme » par les bien-pensant comme Jean-Pierre Le Goff : « Dans les années 30, même si l’on était<br />

pauvre et victime du chômage, on était inséré dans des collectifs et capable de canaliser sa révolte. Ce n’est<br />

pas vraiment le cas aujourd’hui pour ces bandes de jeunes qui détruisent les écoles de leur quartier, les bus,<br />

les voitures de leurs voisins... Avant de s’interroger sur les conditions qui ont rendu possible ce phénomène,<br />

il faut le regarder en face, à l’instar des animateurs sociaux qui sont en première ligne depuis des années. Il<br />

est temps que la gauche rompe avec le déni de la réalité et l’angélisme » 87 .<br />

Pendant ce temps là, les anges de Clichy-sous-bois et d’ailleurs, les gamins de la république, qui, pour leur<br />

malheur, ne peuvent nier la réalité, verront s’évanouir les belles promesses, comme cette part des anges qui<br />

disparaît des tonneaux de Cognac pendant le vieillissement, mais sans pouvoir profiter de l’ivresse.<br />

Peut être, heureusement, auront-ils entendu l’écho de ces paroles d’espoir venu d’outre atlantique, par deux<br />

de leurs anges tutélaires, deux grands écrivains de la langue française :<br />

« Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que<br />

cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de<br />

partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à<br />

venir » 88 .<br />

Et peut être apprendront-ils aussi que l’histoire racontée par Victor Hugo n’est pas seulement celle de la<br />

petite Cosette à Montfermeil, de l’autre coté de la colline de Clichy sous bois, mais cette histoire là, un jour<br />

de grande colère:<br />

« Fichtre! dit Gavroche. Voilà qu’on me tue mes morts. Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui.<br />

Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda et vit que cela venait de la banlieue.<br />

Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’oeil fixé sur les gardes<br />

nationaux qui tiraient, et il chanta:<br />

On est laid à Nanterre,<br />

C’est la faute à Voltaire,<br />

Et bête à Palaiseau,<br />

C’est la faute à Rousseau.<br />

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées et,<br />

avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore.<br />

Gavroche chanta:<br />

Je ne suis pas notaire,<br />

C’est la faute à Voltaire,<br />

Je suis un oiseau,<br />

C’est la faute à Rousseau.<br />

Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet:<br />

Joie est mon caractère,<br />

C’est la faute à Voltaire,<br />

Misère est mon trousseau,<br />

38


C’est la faute à Rousseau.<br />

Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait<br />

la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à<br />

chaque décharge par un couplet ».<br />

Paris, le 12 décembre <strong>2005</strong>.<br />

1 Extrait d’une fiche pédagogique TV5, Des Clips pour apprendre, sur la chanson de Calogéro « Face à la mer »<br />

(www.tv5.org/TV5Site/pédagogie)<br />

2 Sénat : débats du 16 novembre <strong>2005</strong> sur l’état d’urgence<br />

3 Mehdi Lallaoui, Du bidonville au HLM, éd Syros – Au nom de la mémoire, 1993.<br />

4<br />

Le terme Hogra utilisé par les Algériens signifie le mépris ; il s’est répandu depuis longtemps en France. Le<br />

sociologue Abdelmadjid Merdaci de l’université de Constantine a noté au sujet de son utilisation en Algérie (ce qui<br />

semble aussi fort bien s’appliquer en France) : « d’une certaine manière, c’est l’usage politique de la notion de «<br />

marché » qui, par le biais de la notion d’accessibilité – aux marchandises comme aux biens symboliques – réactive<br />

l’idée de discrimination qui informera, peu ou prou, l’extension du domaine de « hogra ». L’exclusion sociale – de<br />

l’emploi, du logement, de la consommation, des loisirs notamment – constitue l’une des trames du nouveau discours de<br />

la victimisation et appelle, de manière concomitante, le recours au langage de l’émeute, signe probant de la rupture du<br />

consensus acquis par les médiations institutionnelles du politique, du syndical ou du religieux ». Dans « La hogra en<br />

Algérie, Essai de lecture », La Tribune, 6 mai 2004.<br />

5 Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence, article premier.<br />

6 Rapport au Premier ministre relatif au décret n° <strong>2005</strong>-1387 du 8 novembre <strong>2005</strong> relatif à l'application de la loi n° 55-<br />

385 du 3 avril 1955<br />

7 Débats parlementaires, Assemblée nationale, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

8 « Il n'est pas indifférent que 75 à 80 % des personnes interpellées durant cette crise pour des faits de violence urbaine<br />

étaient connues pour de nombreux méfaits. C'étaient déjà des délinquants ! » N. Sarkozy, débats parlementaires, id.<br />

9 Débats parlementaires, id.<br />

10 Ce que propose le sarkozyste de droite extrême Thierry Mariani, débats parlementaires, id.<br />

11 Débats parlementaires, id.<br />

12 Précisons toutefois : critiquer la diabolisation (et la surestimation du rôle) de Dieudonné ne signifie pas cautionner<br />

son discours antisémite fort bien dénoncé dans « Démons français », texte collectif signé notamment par Salah<br />

Amokrane, Esther Benbassa, Hamida Bensadia, Pascal Blanchard, François Gèze, Nacira Guénif-Souilamas, Gilles<br />

Manceron, Christiane Taubira, Françoise Vergès, Pierre Vidal-Naquet, Michel Wieviorka, etc., Le Monde, 5 décembre<br />

<strong>2005</strong>.<br />

13 “France’s employment minister on Tuesday fingered polygamy as one reason for the rioting in the country” Financial<br />

Times 15 novembre <strong>2005</strong>.<br />

14 En vertu des textes applicables dans les département français d’Algérie, et jamais abrogés, la polygamie est légale<br />

dans la collectivité départementale de Mayotte, son exercice ayant été interrompu à partir du 1er janvier <strong>2005</strong> par la loi<br />

du 21 juillet 2003, pour permettre à l’île de bénéficier des fonds structurels européens qui lui étaient refusés par le<br />

Parlement européen, faute d’égalité juridique entre les hommes et les femmes.<br />

15 Grand jury RTL-LCI-Le Figaro, 4 décembre <strong>2005</strong>.<br />

16 Alain Finkelkraut : «L'illégitimité de la haine», propos recueillis par Alexis Lacroix, Le Figaro, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

17 Alain Finkelkraut : « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans », entretien avec Dror Mishani et Aurélia<br />

Samothraiz , Haaretz 18 novembre<strong>2005</strong> Quelques jours plus tard « Finky » a déclaré à Europe 1 « Je présente des<br />

excuses à ceux que ce personnage que je ne suis pas a blessé (...). La leçon, c’est qu’en effet je ne dois plus donner<br />

d’interview, notamment à des journaux dont je ne contrôle pas ou je ne peux pas contrôler le destin ou la traduction ».<br />

Il est plus facile au professeur Finkelkraut de mettre en cause la qualité professionnelle du quotidien Haaretz (réputé<br />

pour son sérieux) que de réfléchir au sens de ses propre propos.<br />

18 André Glucksmann : « Les feux de la haine. Non, les incendiaires nihilistes ne sont pas des damnés de la terre malgré<br />

ce que leur répète le discours raciste compassionnel », Le Monde, 22 novembre <strong>2005</strong><br />

19 Communiqué de l'Union des Familles Laïques (Ufal) du 7 novembre <strong>2005</strong>. Cf Respublica n°395<br />

20 Charlie Hebdo, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

21 Lionnel Luca, député (UMP) de la 6 e circonscription des Alpes-Maritimes, Assemblé nationale, 3 décembre 2004. M.<br />

Luca, qui légifère sur la manière d’enseigner l’histoire de France aux enfants, ignore visiblement l’absence de l’Algérie<br />

dans l’organisation de la francophonie et la présence de pays qui, pour le meilleur ou pour le pire, n’ont jamais fait<br />

partie « de l’empire colonial de la République », comme la Bulgarie, la Roumanie, la Macédoine, la Moldavie… , tout<br />

au plus des colonies du Roi, comme le Canada, les Seychelles, Haïti…, des colonies des autres, comme la RD du<br />

39


Congo, la Guinée Bissau, le Burundi…, ou des conquêtes napoléoniennes, comme l’Egypte, la Suisse, le Luxembourg<br />

ou la Belgique… Bref les 2/5 e des Etats membres !<br />

22 « Quand Boutih copie Jean-Marie. Le Pen », Français d’abord, 13 mai <strong>2005</strong>, http://www.frontnational.com<br />

23 Cf. à ce sujet les deux ouvrages de nos nouveaux croisés, le président de SOS racisme Dominique Sopo SOS<br />

antiracisme (Denoël), et la rédactrice de Prochoix, Caroline Fourest La Tentation obscurantiste (Grasset), qui<br />

contribuent à obscurcir le débat et à faire reculer l’antiracisme à travers leurs lots habituels d’approximations et<br />

d’amalgames, de calomnies et de cornichonneries.<br />

24 Assemblée Nationale, débats du 29 novembre <strong>2005</strong><br />

25 Christiane Taubira : « Le rêve, possible encore, dans le poing qui se lève (sans s’abattre) », déclaration du 4<br />

novembre <strong>2005</strong>, http ://www.damnes-delaterre.org<br />

26 « Répondre à la crise sociale et urbaine », Résolution du Congrès du parti Socialiste, Le Mans, 20 novembre <strong>2005</strong>.<br />

27 Débats à l’Assemblée Nationale, le 8 novembre <strong>2005</strong><br />

28 « Assez de provocations et d'irresponsabilité! », Comité exécutif national du PCF, 4 novembre <strong>2005</strong>.<br />

29 « Jeunes et habitants des quartiers, ensemble contre le gouvernement », LCR 7 novembre <strong>2005</strong>.<br />

30 Bernard Cassen : « Un Katrina à la française » novembre <strong>2005</strong>.<br />

31 Cf. à ce sujet notamment, Roland Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Editions Plon, 1994.<br />

32 Pour reprendre la formule employée par Monique Crinon, coprésidente du Cedetim.<br />

33 Alain Lecourieux et Christophe Ramaux, « République inachevée ou à jeter ? » Libération, 15 novembre <strong>2005</strong>.<br />

34 Il s’agit de l’article de Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli publié dans Libération du 9 novembre <strong>2005</strong>,<br />

35 Praful Bidwai: “France Explodes the Uniformity Myth”, Frontline, 5 November <strong>2005</strong>. P. Bidwai est un éditorialiste<br />

réputé en Inde, et un militant altermondialiste réputé notamment pour son engagement contre l’arme nucléaire et dans le<br />

dialogue indo-pakistanais. Il a reçu le prix Sean Mac Bride du Bureau international de la paix en 2000<br />

36 Edito de Marianne, 26 février <strong>2005</strong> : “ Et Maintenant les nouveaux racistes ” par François Darras. Jean François Kahn<br />

a-t-il utilisé ce pseudonyme pour pouvoir dire plus de bêtises ?<br />

37 Le Figaro 14 novembre <strong>2005</strong><br />

38 « La meute, l'émeute et l'impasse », communiqué du mercredi 9 novembre <strong>2005</strong> par DiverCité, Ici et Là-bas et le<br />

Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB)<br />

39 Entretien avec Piotr Smolar, Le Monde, 25 novembre <strong>2005</strong><br />

40 Bernard Dreano : « Regard sur le "P.I.F". Notes sur l’islam politique en France », Cedetim, http://www.reseauipam.org<br />

41 Les grands médias français n’ont guère prêté attention à leur action, par contre, John Carreyrou, journaliste du Wall<br />

Street Journal les a suivi dans les cages d’escalier. Cf. « Les islamistes médiateurs de la République », Courrier<br />

International n°785, 17 novembre <strong>2005</strong>.<br />

42 Fatwa édictée le 6 novembre <strong>2005</strong> par « Dar el Fatwa » de l’UOIF : « Il est formellement interdit à tout musulman<br />

recherchant la satisfaction et la grâce divines de participer à quelque action qui frappe de façon aveugle des biens<br />

privés ou publics ou qui peuvent attenter à la vie d’autrui. Contribuer à ces exactions est un acte illicite. Tout<br />

musulman vivant en France, qu’il soit citoyen français ou hôte de la France est en droit de réclamer le respect<br />

scrupuleux de sa personne, de sa dignité et de ses convictions et d’agir pour plus d’égalité et de justice sociale. Mais<br />

cette action qu’elle soit entreprise de façon concertée ou spontanée ne doit en aucun cas se faire en contradiction avec<br />

les enseignements rappelés et le droit qui gère la vie commune »..<br />

43 Libération, 15 novembre <strong>2005</strong>, op. cit.<br />

44 Date ou pour la première fois le suffrage devient universel pour les plus de vingt et un ans avec l’abolition du second<br />

collège dans les départements d’Algérie.<br />

45 Dans la collectivité départementale de Mayotte, en vertu du statut personnel de 95% des habitants les Cadis (juges<br />

musulmans) sont toujours fonctionnaires contractuels de la République.<br />

46 « Le grand rabbin de France Joseph Sitruk projette de créer un tribunal rabbinique d’arbitrage », Tribune Juive,<br />

novembre <strong>2005</strong>.<br />

47 L’Etat de l’Ontario a abrogé, en novembre <strong>2005</strong>, une législation qui permettait depuis 1991 aux familles de se tourner<br />

vers les tribunaux religieux pour résoudre des problèmes relatifs au divorce ou à la garde des enfants, et donnait aux<br />

jugements de ces tribunaux force de loi.<br />

48 Les organisations communautaires sans relations avec ces milieux sociaux « à problèmes », des Arméniens aux<br />

Chinois, ne sont d’ailleurs jamais évoquées.<br />

49 Très bien analysé dans l’ouvrage de Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, La lepénisation des esprits, L’esprit frappeur,<br />

nouvelle édition 2002.<br />

50 « Le soulèvement des banlieues a une histoire », Oumma.com, 30 novembre <strong>2005</strong>. Abdellali Hajjat est l’auteur de<br />

Immigration postcoloniale et mémoire aux éditions L’Harmattan.<br />

51 Cf. entre autres : Catherine Whitol de Wenden, « Les associations "beur" et immigrées, leurs leaders, leurs<br />

stratégies », Regards sur l'actualité, n° 178, fév. 1992 ; Azil Jazouli, Les années banlieue, Seuil, 1992 ; Ahmed<br />

Boubeker et Mogniss H. Abdallah, Douce France, la saga du mouvement beur, Quo Vadis, automne 1993, éd.<br />

Im’média. ; Saïd Bouamama, Vingt ans de marche des beurs, Desclée de Brouwer, 1994 et (avec Mokthar Djerdoubi),<br />

Contribution à la mémoire des banlieues, éditions de la Volga, 1994 et De la galère à la citoyenneté, Desclée de<br />

Brouwer, 1996, etc. Jusqu’au tout récent livre de Yann Moulier Boutang, La Révolte des banlieues ou les habits nus de<br />

40


la République, éd. d’Amsterdam, <strong>2005</strong> et Banlieues : enjeux et perspectives, Le Passant Ordinaire, n°44, Revue<br />

internationale de création et de pensée critique, <strong>2005</strong>.<br />

52 Pierre Bauby, Thierry Gerber, Singulière jeunesse plurielle, Publisud, 1996.<br />

53 A. Hajjat, op. cit.<br />

54 Saïd Bouamama, « Jeunesse, autorité et conflit », dans la revue Ville École Intégration, 1998, reproduit sur lmsi.net<br />

en mars 2004.<br />

55 Communiqué du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues : « Crevez en Paix mes frères, mais crevez en silence,<br />

qu’on ne perçoive que l’écho lointain de vos souffrances ... », 9 novembre <strong>2005</strong><br />

56 Abdelaziz Chaambi : « Halte à la surenchère sur le dos de la banlieue » 10 novembre <strong>2005</strong>. A. Chaambi est Membre<br />

fondateur de l'Union des jeunes musulmans et de l’association lyonnaise DiverCité, membre du Collectif des<br />

musulmans de France.<br />

57 Sur ces méandres, et les sordides manipulations autour des assassins djihadistes algériens, cf. Jean-Baptiste Rivoire et<br />

Lounis Aggoun : Françalgérie, crimes et mensonges d'Etats, Editions La Découverte, <strong>2005</strong>.<br />

58 Abdelaziz Chaambi : « Affaire Kelkal, il y a dix ans déjà », <strong>Octobre</strong> <strong>2005</strong>.<br />

59 Guy Debord : « Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande », Internationale Situationniste n° 10<br />

mars 1966.<br />

60 James Baldwin, Next time fire, Penguin 1964, en français La prochaine fois le feu est disponible en édition de poche.<br />

61 Déclaration de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, sur les violences urbaines, faite lors de la<br />

conférence de presse du 18e Sommet franco-espagnol, Paris, 10 novembre <strong>2005</strong>.<br />

62 A. Hajjat, op.cit.<br />

63 Son leader Louis Farrakhan est considéré comme l’un des complices de l’assassinat de Malcom X.<br />

64 Rappelons que ces deux organisations (Union des organisations islamiques de France et Fédération nationale des<br />

musulmans de France) domine le Conseil français du culte musulman. Pour plus de détails, lire Bernard Dreano,<br />

« Regards sur le « P.I.F. ». Notes sur l’islam politique en France », décembre 2004, www.reseau-ipam.org/cedetim.<br />

65 Le problème des chômeurs et précaires diplômés concerne une fraction de la jeunesse bien au-delà des « jeunes issus<br />

de l’immigration », même si ceux-ci sont plus particulièrement touchés. L’automne <strong>2005</strong> est aussi le moment de la<br />

première manif de « stagiaires ».<br />

66 Xavier Cornu, directeur général adjoint de l’enseignement à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris,<br />

Libération, 28 novembre <strong>2005</strong><br />

67 Dominique de Villepin, conférence de presse mensuelle, 1er décembre <strong>2005</strong>.<br />

68 Cf. les travaux du groupe « Contre la criminalisation des familles » animé par Fabienne Messica, sur le site du<br />

Cedetim : http://www.reseau-ipam.org/cedetim.<br />

69 Cité par Sylvia Zappy, Le Monde, 7 décembre <strong>2005</strong>.<br />

70 Rapport confidentiel de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) du 23 novembre cité par Le<br />

Parisien, 7 décembre <strong>2005</strong>.<br />

71 Françoise Blum, « Ils sont entrés en politique », Le Monde, 10 novembre <strong>2005</strong>.<br />

72 Conseil exécutif du RECIT, 10 novembre <strong>2005</strong> :« Comment allons nous aider les jeunes à penser qu’un “autre<br />

monde” est possible, et à participer à sa construction ? ». Le RECIT rassemble 190 organisations et 150 expériences<br />

porteuses d’une éducation émancipatrice dont : les Éclaireurs éclaireuses unionistes de France, ICEM pédagogie<br />

Freinet, La Vie Nouvelle, les CEMEA, le Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne, ATTAC France, Echanges et<br />

partenariats, l’AITEC, l’Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs, etc.<br />

73 Texte du 5ème Congrès de l'APEIS, 6 décembre <strong>2005</strong>.<br />

74 « Qui sème la misère, récolte la tempête », appel lancé par APEIS, CDSL, DAL, Droits Devant, No-vox, le 9<br />

novembre <strong>2005</strong> qui déclarait notamment « Il est donc hautement souhaitable que nous allions partout où ont lieu les<br />

comparutions immédiates des prétendus « émeutiers », et où se trouvent aussi leurs soutiens, familles et copains, afin<br />

d’attirer leur attention sur le sort des élèves et des parents sans papiers, à leur présenter les organisations luttant pour<br />

leur régularisation ».<br />

75 « Violences : il faut faire confiance aux acteurs locaux », point presse des Verts, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

76 Cf. le témoignage de Michel Bourgain, Maire de l’Ile-Saint-Denis : « Tous responsables, Tous capables ! », 18<br />

novembre <strong>2005</strong><br />

77 Colloque de philosophie qui devait se tenir à la Maison de la Recherche à Clermont-Ferrand le 9 décembre <strong>2005</strong>.<br />

78 Tariq Ramadan : « L’idéologie globale de la peur et la globalisation du syndrome israélien », 22 novembre <strong>2005</strong>,<br />

http//www tariqramadan.com.<br />

79 Bien entendu la réalité de cette période des années 83 et suivantes, des marches « pour l’égalité » et de<br />

« convergence », de l’évolution de SOS racisme, de l’échec de « Mémoire fertile », etc., est bien plus complexe que<br />

celle d’un complot. Il n’empêche que cette théorie du complot s’est d’autant plus facilement répandue dans les citées<br />

qu’aucun examen critique et croisé de cette période n’a été fait par les organisations de gauche.<br />

80 Il s’agit de mouvements comme le Comité français de cohésion nationale, le Parti des musulmans de France, etc. Cf.<br />

Bernard Dreano : Regard sur le « P.I.F », op. cit.<br />

81 Avec la Création du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) par une soixantaine de groupes pour lutter<br />

contre « les discriminations ethno-raciales », fin novembre <strong>2005</strong>.<br />

82 Sur Farrakhan et le Nation of Islam voir supra page 22.<br />

41


83 Saïd Kebboucha, membre de Convergences citoyennes, cité dans « Des militants associatifs veulent créer une force<br />

politique », Le Monde, 21 novembre <strong>2005</strong>.<br />

84 Symbolique puisque seul le PS a le nombre de parlementaires nécessaires pour cette saisine.<br />

85 AFP, 9. décembre <strong>2005</strong><br />

86 Ivan du Roy : « État d’urgence », éditorial de Témoignage chrétien du 8 décembre <strong>2005</strong>.<br />

87 « Quelle crise des banlieues? » Débat entre Pierre Rosanvallon, Jean Pierre Le Goff, Emmanuel Todd et Eric Maurin,<br />

Libération 21 novembre <strong>2005</strong>.<br />

88 Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau « De loin, Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République<br />

Française, à l’occasion de sa visite en Martinique ».<br />

42


A few words summarize the situation in the French suburbs: contempt, racial<br />

discrimination and despair<br />

François Gèze, Red Pepper, n° 136, décembre <strong>2005</strong><br />

I recently published a remarkable book, Country of misfortune!, reproducing a long email exchange between<br />

Younès Amrani, a young man living in a French suburb, and a well known sociologist, Stéphane Beaud. The<br />

sociologist helped this young man to express his feelings, the anger he felt after years of living in the same<br />

district. All his efforts to leave his suburb, to succeed at school and university, to find a decent and honest<br />

job, were shattered on the closed doors that face all French men who, like him, are children of migrant<br />

workers coming from the former French colonies in the Maghreb and sub-Saharan Africa.<br />

The anger expressed in this book is the same one that moves the less well educated young men who have<br />

been burning cars for more than two weeks (at the time of writing) in France’s major cities. For them this<br />

seems the only way to be recognized as genuine people.<br />

For decades, France has relegated its migrant workers, and now their children and grandchildren, to the<br />

suburbs of its large cities. This ghettoisation is the result of a public policy directly inherited from the<br />

treatment of the "natives" in the former French colonies and in particular Algeria, involving marginalisation<br />

from the labour market, urban segregation and police violence.<br />

This institutional racism, inherited from the colonial period, is much more deeply rooted than French society<br />

and its intellectual elites generally realise. Although it is illegal in France to gather statistics based upon<br />

ethnic or religious lines – in keeping with the country's Republican ideals – there is clear evidence that<br />

freedom, equality and fraternity are denied to a whole section of the population. In a country where<br />

unemployment is running at 12 per cent, the rate in the black-majority suburbs – such as Seine-Saint-Denis<br />

where the French riots originally broke out, routinely reaches 40 per cent.<br />

The French government's policy since 2002 has only worsened this situation. Budgets devoted to urban<br />

policies (“politiques de la ville”) have been slashed, whilst the police have been told to step up identity<br />

checks, which are well documented to lead to police harassment and brutality. These measures have been<br />

accompanied by a virulent rhetoric against the suburban youth, particularly from Interior minister Nicolas<br />

Sarkozy. In the first days of the rioting, he branded the perpetrators racailles (roughly translated as 'scum'),<br />

stirring up a further backlash.<br />

Sarkozy and other ministers, including the Prime Minister Dominique de Villepin, have also suggested that<br />

radical Islamism could be behind the unrest. But although there is no evidence that the French riots have a<br />

religious dimension, there is considerable evidence that media representations of Islam have been used to stir<br />

up fear amongst the French population. I recently published a book called Imaginary Islam, in which the<br />

journalist Thomas Deltombe clearly demonstrates how French television has maintained a false image of our<br />

suburbs over at least the last twenty years. Less than 10 per cent of the descendants of those born in Muslim<br />

countries say that they seriously practise the Islamic religion. Yet a ceaseless series of alarmist TV reports<br />

and programmes about the suburbs focus mainly on the so-called "Islamist threat", conveniently erasing<br />

some much more important realities: the ethnicisation of social relationships, massive unemployment, police<br />

violence, and so on.<br />

These daily attacks have fed the rage of those young people, who can no longer stand being seen as animals<br />

in a zoo. The crude, and very sad, truth is that the present violence is mostly a revolt of the despair of these<br />

young marginalized people against contempt and racial discrimination.<br />

François Gèze is General Director of La Découverte, a major French publishing house. He has published a<br />

series of books dealing with the issue of racism in France and the colonial legacy.<br />

43


Petit appel aux députés de droite<br />

Miguel Benasayag, Témoignage chrétien, 8 décembre <strong>2005</strong><br />

Homme de gauche, né dans une famille de gauche, marié à une femme de gauche, je sais très bien ce que<br />

signifie l’appartenance à une famille politique. Au risque de fâcheries, de fortes inimitiés, d’exclusions, de<br />

censure dans certains journaux, j’ai toujours su que le sentiment d’appartenance à la famille de gauche ne<br />

devait pas m’inciter à agir en mafieux. J’ai toujours su que l’Union soviétique n’était pas un allié. En tant<br />

que Latino-américain membre de la gauche radicale, je paie tous les jours le prix de mes critiques à l’égard<br />

du régime castriste. Je sais donc que l’on peut appartenir à une famille politique, mais je sais aussi que celleci<br />

n’est jamais monolithique. Au contraire. Une famille est morte politiquement quand elle devient<br />

monolithique.<br />

Après certaines déclarations inacceptables entendues ces derniers jours dans les rangs du gouvernement et de<br />

la majorité parlementaire, suite aux incidents survenus dans les banlieues, je veux alerter la famille de droite<br />

du danger qui la menace. Et qui menace la société dans son ensemble. Ayant vécu la première moitié de ma<br />

vie sous la dictature et la deuxième moitié en démocratie, je suis bien placé pour reconnaître la valeur de ma<br />

deuxième patrie, la France. Je l’aime d’autant plus qu’elle représente une véritable exception dans un<br />

paysage international troublé par tant de désordre et de violence. Il y règne une tranquillité et une paix<br />

sociale que beaucoup de pays nous envient. Elle offre un espace où la pensée est possible.<br />

C’est au nom de cette exception que je lance un appel. Ma démarche est très concrète. Je cherche, au sein de<br />

l’Assemblée nationale, un homme ou une femme de droite pour interpeller ses collègues et leur faire signer<br />

ce texte qui affirme quelques principes clairs :<br />

La France a toujours su dépasser les différences non pas en les écrasant mais en les valorisant. Quand nous<br />

ouvrons nos portes à des étrangers, ce n’est pas toute la misère du monde que l’on accueille mais toute sa<br />

richesse.<br />

Refusons la remise en cause de la nationalité, de la richesse des flux migratoires et de notre tradition<br />

d’accueil et de coexistence.<br />

Brisons l’élan des tentations xénophobes, communautaristes, autoritaires et révisionistes.<br />

Dénonçons les attitudes provocatrices et démagogiques qui congédient la pensée.<br />

Opposons-nous à ces dérives qui, pour des raisons électoralistes, risquent d’entraîner le pays vers des<br />

tensions et des conflits que tout le monde regrettera. Les lendemains de grandes divisions et de grandes<br />

violences, il n’y a jamais de gagnant. Seulement des regrets.<br />

Le moment est venu d’opposer une résistance. Nous ne sommes pas le 18 juin, seulement le 8 décembre.<br />

Mais ce petit appel du 8 décembre a son importance.<br />

Moi, juif, athée, libertaire, je prends les lecteurs de Témoignage chrétien pour témoins des suites que je<br />

recevrai à cet appel.<br />

Miguel Benasayag<br />

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Démons français<br />

Salah Amokrane, Nicolas Bancel, Esther Benbassa, Hamida Bensadia, Pascal Blanchard, Jean-Claude<br />

Chikaya, Suzanne Citron, Maryse Condé, Catherine Coquery-Vidrovitch, Yvan Gastaut, François Gèze,<br />

Nacira Guénif-Souilamas, Didier Lapeyronnie, Sandrine Lemaire, Gilles Manceron, Carpanin Marimoutou,<br />

Achille Mbembe, Laurent Mucchielli, Pap Ndiaye, Benjamin Stora, Christiane Taubira, Françoise Vergès,<br />

Pierre Vidal-Naquet, Michel Wieviork<br />

Le Monde, 5 décembre <strong>2005</strong><br />

La France connaît aujourd'hui, à travers la formation de groupes s'affirmant les "descendants" et les<br />

"héritiers" d'épisodes historiques douloureux — l'esclavage et la colonisation —, une situation en grande<br />

partie nouvelle. Ces groupes cherchent à revenir sur une généalogie historique souvent occultée et, ainsi, à<br />

redonner une signification à leurs origines, un enracinement à leur histoire et, sans doute, un sens à leur<br />

présence au sein de la nation française.<br />

Cette démarche identitaire n'a en soi rien d'exceptionnel, et on l'observe dans beaucoup d'autres pays<br />

occidentaux. Mais elle s'exprime aujourd'hui en France avec une grande virulence. Celle-ci renvoie à la face<br />

sombre de l'universalisme républicain, résistant toujours à reconnaître la longue histoire d'un racisme d'Etat<br />

qui s'est développé durant la période coloniale sous les atours de la "mission civilisatrice". Dans la France<br />

postcoloniale, l'incapacité de l'Etat à lutter efficacement contre les discriminations raciales, qui depuis des<br />

décennies empoisonnent la vie de millions de Français issus des anciennes colonies ou d'autres pays du Sud,<br />

témoigne en même temps du déni de cette histoire. C'est la conscience, parfois confuse, de cette filiation<br />

qu'ont cherché à exprimer des groupes très divers qui ne supportent plus l'indifférence des élites face à<br />

l'interminable relégation sociale dont témoigne la pérennisation des cités-ghettos, le "chômage ethnique", la<br />

mobilisation policière dans les contrôles au faciès, etc.<br />

Dans ses grandes lignes, ce constat nous paraît très largement fondé. Mais nous voulons souligner ici que ce<br />

constat ne saurait en rester au stade de la révolte, de l'émotion et de la confusion qui l'accompagnent souvent.<br />

Car le risque serait grand alors d'aboutir aux pires dérives. Des dérives que l'on ne peut admettre et que l'on<br />

ne peut taire, et qui sont déjà là, comme on peut les lire sur maints forums d'Internet, où les escalades<br />

verbales tiennent trop souvent lieu d'analyse politique.<br />

Nous voulons parler des assimilations absurdes des révoltes des banlieues à l'Intifada palestinienne, de<br />

certains dérapages de la légitime solidarité avec la lutte du peuple palestinien vers l'affirmation d'un prétendu<br />

"antisionisme" qui cache mal parfois un réel antisémitisme, le "lobby juif" devenant le principal responsable<br />

de tous les maux de la terre. L'invocation incantatoire de cette solidarité sert en effet trop facilement de<br />

flambeau pour magnifier une révolte, par ailleurs pleinement fondée, contre un processus discriminatoire<br />

postcolonial dont les racines comme les causes actuelles n'ont rigoureusement rien à voir avec le conflit<br />

israélo-palestinien.<br />

Une variante à nos yeux particulièrement dangereuse de ce fourvoiement se retrouve dans les discours<br />

inacceptables de l'humoriste Dieudonné, dont l'audience pouvait jusqu'alors paraître circonscrite, mais qui<br />

semble dépasser désormais les frontières étroites du noyau proche qui le soutenait. Par glissements<br />

successifs, ce qui au départ était une revendication fondée de la mémoire de l'esclavage tend à devenir une<br />

machine infernale à énoncer des idées antisémites. La matrice en est — comme toujours — l'idée du<br />

"complot juif". Dans cette perspective, tout est bon, y compris les falsifications les plus grossières de la vérité<br />

historique. Le ressassement, par exemple, du fait que des "juifs" auraient été au centre ou auraient joué un<br />

rôle prédominant dans la traite transatlantique. Cette polémique, issue pour partie de mouvements radicaux<br />

tels que Nation of Islam de Louis Farrakhan et de certains secteurs des African Studies, a duré plus de dix ans<br />

aux Etats-Unis, et elle a été tranchée depuis, les études les plus sérieuses démontrant, sans aucune ambiguïté,<br />

que les juifs n'avaient joué globalement qu'un rôle marginal dans la traite.<br />

Dieudonné rappelle sans cesse que la participation supposée des "juifs" à la traite leur aurait permis de fonder<br />

des "banques". Le pouvoir, aux origines monstrueuses, des "juifs" se poursuivrait donc aujourd'hui par leur<br />

puissance financière ou leur omniprésence dans les médias. Là encore, c'est la reprise d'un thème<br />

45


nauséabond, répété sans discontinuité depuis le XIXe siècle par les groupes politiques et les publicistes, à la<br />

racine des catastrophes que l'on sait.<br />

La matrice antisémite est donc là, avec son centre paranoïaque. Les dangers d'une telle dérive sont évidents.<br />

L'antisémitisme paranoïaque a des effets potentiellement dévastateurs parce qu'il offre une explication<br />

"totale" de l'histoire : tout proviendrait de la suprématie des "juifs". La force d'agrégation d'une telle<br />

"idéologie" est donc potentiellement immense. Elle dévoie, dans le cas présent, le sentiment spontanément<br />

partagé par nombre de Français issus des immigrations coloniales — encouragés de surcroît à se percevoir en<br />

"communautés", noire ou arabe, par le discours politique et médiatique dominant — d'être les victimes et les<br />

"boucs émissaires" de l'histoire, soumis au racisme. Et, dès lors, le bouc émissaire juif devient la cible<br />

racisée, en miroir du Noir esclave d'hier ou de l'"indigène" de la IIIe République. Processus vertigineux, et<br />

totalement incontrôlable : lorsque la machine à produire des énoncés antisémites est enclenchée, elle se<br />

nourrit de son propre discours. Elle suit, toujours, un trajet cumulatif de radicalisation vers le pire.<br />

Pour autant, ce dévoiement n'a rien de fatal. Il est encore temps de le dénoncer très vigoureusement et de se<br />

mobiliser contre son potentiel destructeur. En l'occurrence, il faut aussi le dire avec force, les "intégristes de<br />

la République", qui tirent argument des dérives antisémites pour minimiser la part d'ombre de l'héritage<br />

républicain et nier la nécessité de construire un récit partagé de l'histoire coloniale, ne seront d'aucun secours.<br />

Car leur aveuglement nourrit souvent un discours du complot (islamiste en l'espèce) — voire parfois un<br />

discours de haine de l'autre "basané" — symétrique de celui que nous dénonçons ici. Le pire des cauchemars<br />

serait celui d'un débat public où ne s'échangeraient plus que des arguments "à la Dieudonné" ou "à la<br />

Finkielkraut", recourant aux mêmes procédés — falsifications, dénégations, occultations — et se nourrissant<br />

mutuellement.<br />

La France, heureusement, ne manque pas d'historiens, de sociologues, de politologues — dont beaucoup sont<br />

"issus de l'immigration" — à même d'apporter leur contribution à la lutte contre le double poison de la dérive<br />

antisémite et de la dénégation coloniale. Leur rôle, certes, n'est pas d'intervenir "pour" ou "contre" telle ou<br />

telle revendication mémorielle. Ils n'ont pas à choisir, par exemple, entre la mémoire des descendants des<br />

esclaves des Antilles et celle des colons français expulsés d'Haïti après l'indépendance de 1804. Pas plus<br />

qu'ils n'auraient à choisir entre la mémoire des rapatriés d'Algérie et celle des descendants d'Algériens ayant<br />

lutté avec le FLN. Il est essentiel d'éviter le piège mortifère de la "concurrence des victimes", car il n'y a pas<br />

de hiérarchie à établir dans le degré de souffrance, pas plus qu'il n'y a de hiérarchie à reconnaître entre les<br />

différentes formes de racisme. Mais nous sommes convaincus que tous, intellectuels, politiques et simples<br />

citoyens, dès lors qu'ils sont sincèrement attachés à la cause de la démocratie, peuvent et doivent participer à<br />

la renaissance d'une République enfin débarrassée de ses démons coloniaux. Et que ce combat ne pourra être<br />

gagné que s'il accorde le même poids à la lutte contre les démons de l'antisémitisme.<br />

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A few words summarize the situation in the French suburbs:<br />

contempt, racial discrimination and despair.<br />

François Gèze, Red Pepper, n° 136, décembre <strong>2005</strong><br />

I recently published a remarkable book, Country of misfortune!, reproducing a long email exchange between<br />

Younès Amrani, a young man living in a French suburb, and a well known sociologist, Stéphane Beaud. The<br />

sociologist helped this young man to express his feelings, the anger he felt after years of living in the same<br />

district. All his efforts to leave his suburb, to succeed at school and university, to find a decent and honest<br />

job, were shattered on the closed doors that face all French men who, like him, are children of migrant<br />

workers coming from the former French colonies in the Maghreb and sub-Saharan Africa.<br />

The anger expressed in this book is the same one that moves the less well educated young men who have<br />

been burning cars for more than two weeks (at the time of writing) in France’s major cities. For them this<br />

seems the only way to be recognized as genuine people.<br />

For decades, France has relegated its migrant workers, and now their children and grandchildren, to the<br />

suburbs of its large cities. This ghettoisation is the result of a public policy directly inherited from the<br />

treatment of the "natives" in the former French colonies and in particular Algeria, involving marginalisation<br />

from the labour market, urban segregation and police violence.<br />

This institutional racism, inherited from the colonial period, is much more deeply rooted than French society<br />

and its intellectual elites generally realise. Although it is illegal in France to gather statistics based upon<br />

ethnic or religious lines – in keeping with the country's Republican ideals – there is clear evidence that<br />

freedom, equality and fraternity are denied to a whole section of the population. In a country where<br />

unemployment is running at 12 per cent, the rate in the black-majority suburbs – such as Seine-Saint-Denis<br />

where the French riots originally broke out, routinely reaches 40 per cent.<br />

The French government's policy since 2002 has only worsened this situation. Budgets devoted to urban<br />

policies (“politiques de la ville”) have been slashed, whilst the police have been told to step up identity<br />

checks, which are well documented to lead to police harassment and brutality. These measures have been<br />

accompanied by a virulent rhetoric against the suburban youth, particularly from Interior minister Nicolas<br />

Sarkozy. In the first days of the rioting, he branded the perpetrators racailles (roughly translated as 'scum'),<br />

stirring up a further backlash.<br />

Sarkozy and other ministers, including the Prime Minister Dominique de Villepin, have also suggested that<br />

radical Islamism could be behind the unrest. But although there is no evidence that the French riots have a<br />

religious dimension, there is considerable evidence that media representations of Islam have been used to stir<br />

up fear amongst the French population. I recently published a book called Imaginary Islam, in which the<br />

journalist Thomas Deltombe clearly demonstrates how French television has maintained a false image of our<br />

suburbs over at least the last twenty years. Less than 10 per cent of the descendants of those born in Muslim<br />

countries say that they seriously practise the Islamic religion. Yet a ceaseless series of alarmist TV reports<br />

and programmes about the suburbs focus mainly on the so-called "Islamist threat", conveniently erasing<br />

some much more important realities: the ethnicisation of social relationships, massive unemployment, police<br />

violence, and so on.<br />

These daily attacks have fed the rage of those young people, who can no longer stand being seen as animals<br />

in a zoo. The crude, and very sad, truth is that the present violence is mostly a revolt of the despair of these<br />

young marginalized people against contempt and racial discrimination.<br />

François Gèze is General Director of La Découverte, a major French publishing house. He has published a<br />

series of books dealing with the issue of racism in France and the colonial legacy.<br />

47


Questions de fractures socio- urbaines<br />

Sonia Fayman, décembre <strong>2005</strong><br />

A paraître dans le prochain Cahier Voltaire de Aitec/IPAM<br />

Préambule : cet article était prévu avant que n’éclate la colère des jeunes des cités et que, du coup, tout ce<br />

qu’un certain nombre d’entre nous analysent depuis longtemps ne fasse son apparition dans les médias et<br />

dans le discours public. C’est comme si la France bien pensante découvrait que les enfants des quartiers<br />

populaires de la périphérie des villes sont plus fréquemment orientés vers les filières d’enseignement<br />

professionnel que les autres, quand ils ne sont pas, dès le collège, placés dans différentes voies de garage de<br />

l’Education nationale, qu’ils tendent à quitter avant d’avoir 16 ans, sans formation et sans perspectives. C’est<br />

comme si nous découvrions aujourd’hui que les organismes chargés de l’insertion des jeunes en difficulté<br />

sont impuissants devant les refus de stages, d’entretiens d’embauche et, a fortiori, de recrutement, faits à<br />

ceux dont le nom et/ou l’adresse sont rédhibitoires aux yeux des employeurs. Mais il y a longtemps que cela<br />

dure, c’est toute une génération qui en souffre, dans l’indifférence générale.<br />

Donc il y a longtemps que les discriminations minent notre société et, ce que les lignes qui suivent vont<br />

tenter de montrer c’est l’insidieuse progression de leurs effets.<br />

Deux manières de voir les fractures urbaines<br />

Les cris d’alarme sur la fracture sociale et urbaine sont sous-tendus par le paradigme d’une ville génératrice<br />

de lien social. Ces discours renvoient implicitement, en effet, à une société dans laquelle la ville aurait pu<br />

jouer un rôle intégrateur et ne le jouerait plus. Or, une fracture c’est brutal. Parler de fracture suppose<br />

qu’avant la fracture, le corps était intact. Si l’on parle du corps social dans le cadre urbain, c’est faux : on a<br />

beau chercher dans l’histoire quand l’urbain et le social étaient intacts, sans fracture, on ne trouve pas ! Au<br />

contraire, des formes de ségrégation et de hiérarchie ont toujours été présentes dans les organisations<br />

urbaines connues. La ville a toujours été la projection au sol des rapports sociaux (Lefebvre) et ces rapports<br />

n’ont jamais été fondés sur l’égalité, en dépit des slogans constitutifs de la république (française du moins).<br />

Il est aussi possible de considérer la fracture urbaine et sociale comme une image qui prend sens quand les<br />

hiérarchies et les modes de ségrégation ne sont plus communément acceptés. La variable déterminante, qui<br />

peut faire changer la perspective, c’est la représentation que se font les différentes catégories sociales de leur<br />

place dans l’espace urbain et du statut des différents espaces. C’est l’argument de ce papier.<br />

Quand la ségrégation allait de soi<br />

Dans le Paris du second empire jusqu’à la deuxième guerre mondiale, grosso modo, la bourgeoisie habite les<br />

beaux immeubles des beaux quartiers, les employés sont dans de l’habitat de moindre qualité, en ville et dans<br />

les lotissements Loucheur de banlieue, les artisans dans les faubourgs spécialisés (St Antoine pour le meuble,<br />

Belleville pour la chaussure…) où logement et travail se confondent souvent. Les ouvriers sont aussi dans<br />

ces faubourgs et également dans de l’habitat de fortune à la périphérie des villes ou dans des cités sans aucun<br />

confort (logement patronal notamment). En dépit des souffrances, du manque d’hygiène, de la promiscuité,<br />

des vies entières se passent dans ces conditions d’habitat. Ailleurs c’est parfois pire (les corons miniers). Les<br />

luttes ouvrières portent surtout sur les situations au travail, la sécurité, les rémunérations, peu sur le thème de<br />

la ville: l’inégalité d’accès à la qualité urbaine n’est pas remise en cause.<br />

Elle commence à l’être dans une période beaucoup plus récente. Comment la prise de conscience, la critique<br />

se sont-elles développées ? A quelles formes de lutte ont-elles donné lieu ?<br />

Une explication possible, bien que certainement partielle, est tentée ici ; elle se fonde sur une interprétation<br />

du contexte socio politique articulant les politiques de l’emploi avec celles du logement.<br />

A chacun son assignation résidentielle<br />

La société capitaliste a besoin de classes moyennes pour assurer l’écoulement de la production de biens et de<br />

services et donc la croissance de l’économie et des profits ; c’est ainsi que les années d’après guerre (50 et<br />

60) ont vu se développer une certaine mobilité sociale dans les milieux ouvriers et paysans et se renouveler<br />

les classes moyennes françaises. Mais, à force de se développer, l’ascension sociale d’une partie des couches<br />

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populaires jusqu’à intégrer les classes moyennes, risquerait de mettre en question les profits (par la hausse de<br />

la masse salariale face à la concurrence internationale). Aussi, le système se contente-t-il d’un certain stock<br />

de ces couches sociales ; au-delà, les mesures qui ont été prises pour favoriser leur consolidation, peuvent<br />

être abolies du jour au lendemain. Mais le système a aussi besoin d’un volant de main d’œuvre peu ou non<br />

qualifiée, malléable. L’ère post coloniale a donné lieu au recrutement préférentiel de cette force de travail<br />

(« armée de réserve ») dans les anciennes colonies.<br />

La construction massive de logements sociaux était principalement destinée à loger la main d’œuvre en<br />

ascension sociale et donc à constituer la première marche de ce qu’on appelle des parcours résidentiels<br />

(allant notamment vers l’accession à la propriété en habitat individuel, qui constitue l’apothéose de la<br />

trajectoire). D’autre part, les ouvriers immigrés, venus en célibataires dans un premier temps, étaient<br />

assignés à résidence dans des foyers construits et gérés par la Sonacotra - organisme créé spécifiquement,<br />

comme l’a été le FAS (Fonds d’action sociale renommé, en 2004, FASILD, fonds d’action et de soutien pour<br />

l’intégration et la lutte contre les discriminations), pour l’encadrement de l’immigration algérienne. Devant<br />

l’afflux de travailleurs immigrés, d’autres bailleurs spécialisés ouvrirent des foyers, notamment l’ADEF liée<br />

au patronat du BTP et connue pour ses méthodes coloniales 1 de gestion. Mais ce type de logement n’était pas<br />

suffisant en quantité et ne convenait pas à ceux qui voulaient un minimum de liberté : ceux-là ont peuplé les<br />

bidonvilles de toutes les périphéries urbaines pendant plusieurs décennies.<br />

Ainsi, la politique du logement a joué un rôle dans la consolidation des classes moyennes qui s’est opérée<br />

pendant les trente glorieuses, notamment par la construction massive de logement social. Mais cette politique<br />

n’a pas répondu complètement à son objectif parce qu’elle ne s’est pas inscrite dans une stratégie d’ensemble<br />

qui permette, à long terme, des parcours résidentiels rendus possibles par une offre diversifiée et accessible.<br />

Il n’empêche qu’une partie des classes populaires a effectivement suivi des processus de mobilité<br />

résidentielle, tandis que les immigrants étaient cantonnés dans des foyers, des taudis et des bidonvilles.<br />

Ca change mais c’est pire<br />

Est-on arrivé, à partir du milieu des années 70, à un stade où le type de lien entre l’emploi et le logement qui<br />

avait « fait » les classes moyennes de l’après guerre, devenait contradictoire avec la nécessaire reconversion<br />

de l’économie capitaliste ? Toujours est-il qu’un frein a été mis à la construction du logement social. Celui<br />

qui existait devenait déjà du logement d’occasion au sens où il avait déjà, pour la plupart, été occupé par un<br />

ou plusieurs ménages successivement. Les procédures de réhabilitation n’ont pas tardé à faire leur apparition<br />

et à mobiliser l’essentiel des financements publics du logement. Mais, à quelques exceptions près, elles ne<br />

sont pas parvenues à rendre cet habitat plus attractif ; conséquemment, de première étape de parcours<br />

résidentiels il est tombé au rang d’habitat contraint.<br />

Les politiques du logement ont renchéri les itinéraires résidentiels populaires, entraînant la captivité d’une<br />

partie des habitants (les plus pauvres) dans le logement social ; d’un autre côté, le frein mis à la construction<br />

de l’habitat social a pu jouer, à la marge, pour ralentir la résorption de l’habitat insalubre, bien que celle-ci<br />

fut déclarée d’utilité publique de longue date. Mais une cause plus directe à ce retard a sans doute été la<br />

spéculation sur l’habitat vétuste, propriétaires et promoteurs préférant attendre une hausse des valeurs<br />

foncières et laisser le bâti en l’état tant qu’elles ne sont pas au plus haut.<br />

Le milieu des années soixante dix est également le moment choisi pour stopper l’immigration de main<br />

d’œuvre et ouvrir la voie au regroupement familial 2 . Sans faire de machiavélisme, on peut risquer<br />

l’hypothèse que cette nouvelle ère de la politique d’immigration coïncidait avec la fin d’une politique de<br />

logement social, au sens qu’elle avait eu dans le contrat social des années de la reconstruction. Dès lors, le<br />

mouvement HLM, comme on appelle l’ensemble des bailleurs sociaux, n’a plus été porté par l’ambition de<br />

loger le peuple et de contribuer à sa promotion sociale ; son horizon se serait limité à la gestion de son<br />

patrimoine, si la segmentation de sa production n’avait pas offert des perspectives de rentabilisation des<br />

programmes de qualité supérieure (ILM, ILN puis PLI…)<br />

Sur cette toile de fond, se développent deux situations paradoxales :<br />

D’un côté le logement social des années 60 n’est plus au goût du jour, ceux qui le peuvent quittent les cités<br />

les plus dégradées ou les moins bien placées, soit qu’ils obtiennent d’autres logements sociaux dans des sites<br />

qui leur conviennent mieux, soit qu’ils accèdent à la propriété, éventuellement avec des prêts aidés par l’Etat<br />

qui allaient devenir les fameux prêts à taux zéro. Ce mouvement, qui n’est pas nouveau, a pour effet de<br />

déconsidérer un peu plus les ensembles de logements dont le manque d’entretien, la situation reléguée et le<br />

mal de vivre de leurs habitants, se conjuguent jusqu’à en faire des emblèmes de la ségrégation sociale.<br />

49


Alors, c’est le cercle vicieux de la paupérisation : les bailleurs doivent faire face à la vacance, les<br />

demandeurs de logement qui leur conviennent économiquement et socialement, ne veulent pas de ces cités ;<br />

l’alternative est de les remplir avec les plus défavorisés ou de laisser vide une partie du patrimoine.<br />

« Alors c’est le décrochage !On décroche du mur l’image d’Epinal qui représente le logement social comme<br />

le logement moderne de la classe des ouvriers, des employés et des techniciens formant la base sociale de la<br />

modernisation de la France. Deuxième décrochage : le logement social décroche, dévisse, se paupérise, les<br />

bailleurs sont face à la vacance… » (J.F. Tribillon)<br />

D’un autre côté, une partie des pauvres, notamment ceux auxquels est refusé le logement social par des<br />

bailleurs qui font le choix de la vacance (ou qui la tempèrent en attribuant des logements à une clientèle<br />

défavorisée mais triée sur le volet), ceux-là sont cantonnés dans des logements vétustes qu’on appelle parc<br />

social de fait, bien qu’il appartienne à des propriétaires privés et que les loyers en soient généralement bien<br />

plus élevés que ceux de l’habitat social. Or, ce parc est convoité par la promotion privée et il est<br />

inexorablement (même si lentement), démoli ou réhabilité pour d’autres usages que le logement populaire.<br />

Les habitants délogés échouent, pour une part, dans des hôtels meublés ou des foyers de migrants, tandis<br />

qu’une autre part retourne dans des bâtiments insalubres en attente d’opérations d’urbanisme, en location,<br />

sous-location ou en squat, quand ce n’est pas tout simplement à la rue.<br />

Vers un dévoilement des mécanismes réels<br />

Voilà donc le panorama de la segmentation du logement sur laquelle s’organise la ségrégation. Celle-ci a été<br />

dénoncée depuis des années par les « travailleurs du front » 3 , ceux des intervenants sociaux qui sont à<br />

l’écoute et au fait de ce qui se vit dans les lieux de la relégation ; elle a été analysée aussi par nombre de<br />

chercheurs, de « professionnels progressistes » 4 parfois réunis dans des groupes de travail dédiés, tel le<br />

groupe « ségrégation, agrégation, ethnicité » du réseau socio économie de l’habitat qui a fonctionné pendant<br />

au moins deux ans et a produit deux ouvrages. Las, la dénonciation ni la critique n’ont pénétré la<br />

compréhension des sphères décisionnelles. Des réformes, des dispositifs, des politiques publiques ont<br />

foisonné, et non des moindres, mais jamais le fondement, c’est à dire le traitement séparé des populations,<br />

n’en a été remis en cause. Le terme de fondement a ici un sens bien précis : c’est le socle sur lequel sont<br />

bâties les politiques sociales, du logement, de l’éducation et c’est tout au fond, donc caché d’une certaine<br />

manière, par un discours égalitariste qui rejette le différentialisme. Les gouvernements de gauche ont excellé<br />

dans la perpétuation de cette schize et il a fallu les excès anti-sociaux et le laxisme gouvernemental vis-à-vis<br />

des discriminations, pour qu’enfin ce soit dit. La goutte d’eau a été le vote de la loi enjoignant<br />

l’enseignement de l’histoire de mentionner la mission civilisatrice de la colonisation française : et d’en<br />

ajouter une couche sur « nos ancêtres les Gaulois »… Disons qu’il y a là une offensive de la droite extrême,<br />

mais que, pour le reste, la société française vit sur un impensé colonial.<br />

Cela aussi on le savait depuis longtemps. Mais ce savoir était peu partagé. Il se trouve que l’année <strong>2005</strong> a été<br />

fertile en événements qui ont mis cette question sur le devant de la scène. Ce fut un mouvement de<br />

protestation contre la loi célébrant la colonisation ; ce fut aussi l’appel des indigènes de la république et tout<br />

le débat qui s’est ensuivi sur le thème de la permanence de l’esprit et des pratiques coloniales dans la France<br />

d’aujourd’hui ; puis les incendies à répétition dans des immeubles de centre ville habités par des étrangers et<br />

des Français immigrés, dont certains avaient déposé des demandes de logement social depuis de nombreuses<br />

années et dont plusieurs, adultes et surtout enfants, ont trouvé la mort ; enfin, comme en écho, la mise à feu<br />

de voitures et de bâtiments publics par des adolescents après la mort par électrocution de deux jeunes<br />

habitants de Clichy-sous-Bois terrorisés par la police.<br />

Ces derniers actes de révolte mettent en lumière à quel point la société française est en décadence, ainsi que<br />

bon nombre de commentaires l’ont mis en lumière. En outre, ils sont le signal d’un refus, non théorisé, non<br />

organisé, mais profond, du sort qui est réservé aux enfants des quartiers populaires. Et ce sont les plus<br />

méprisés, les descendants d’Africains, d’Arabes et de Kabyles qui sont en première ligne pour exprimer ce<br />

refus. La colère a couvé longtemps, nourrie des morts d’enfants et de jeunes, de l’horizon bouché des cités,<br />

des humiliations quotidiennes. Elle s’est parfois égarée dans de menus délits individuels et voici qu’elle<br />

éclate et se répand, même si elle ne dit pas son nom. Son nom c’est le rejet de tout ce qui fait des habitants<br />

des cités et des taudis des citoyens de seconde zone, stigmatisés par tous les sigles censés améliorer leur<br />

cadre ou leurs conditions de vie (HLM, ZUS, ZEP, REP, CLS, CLSPD, MLEJ, GPV, GPRU, etc.). Et qui<br />

sait si elle ne vient pas sonner le glas de l’acceptation passive d’un système qui lui non plus ne dit pas son<br />

nom, celui de la confusion entretenue entre la culture chrétienne-laïque 5 et l’universel, celui d’un président<br />

qui s’adresse uniquement à ses « chers compatriotes », celui de la conviction du bon droit des employeurs<br />

qui mettent directement à la poubelle les CV des jeunes des cités, celui des logements qu’on démolit après y<br />

50


avoir parqués ceux qu’on ne voulait pas voir en ville et qu’on va envoyer encore un peu plus loin pour faire<br />

place nette et attirer des « vrais Français » dans un habitat enfin à échelle humaine ? C’est peut-être un<br />

réveil… pourvu qu’on ne l’étouffe pas sous l’oreiller.<br />

1 On peut rappeler également, à cet égard, que les gardiens des foyers Sonacotra étaient généralement des militaires ou<br />

policiers en retraite qui « avaient fait l’Algérie ».<br />

2 Ne pas oublier qu’en même temps, le gouvernement faisait la promotion de l’aide au retour, petit subside de 10 000 F<br />

de l’époque proposé aux immigrés, quel que soit le nombre d’années qu’ils aient donné à l’industrie française et quelles<br />

que soient les conditions dans lesquelles ils avaient été logés, soignés ou non soignés… pour qu’ils retournent dans leur<br />

pays (un bon film de Mahmoud Zemmouri, en 1981, avait pour titre « Prends 10 000 balles et casse toi » !)<br />

3 L’expression est de Monique Crinon.<br />

4 Comme on disait dans les années 70 autour des revues publiées par les éditions Solin.<br />

5 qui sont les deux faces, antagonistes certes, mais constitutives de l’esprit français.<br />

51


Les mots se foutent de nous<br />

Fabienne Messica, Cedetim<br />

30 novembre <strong>2005</strong><br />

D’abord, c’était juste un doute, une gêne obsédante certes, mais légère. Et si, ces « valeurs » qui vacillent (et<br />

avec elles, les contre-valeurs) ,et si cette autorité qui n’est plus reconnue (et avec elle, les alternatives à<br />

l’autoritarisme), si tout cela s’était vidé, asséché, craquelé. S’il ne restait que l’enveloppe vide de ces mots<br />

qui nous ont construit et dansent à présent dans nos têtes avec la légèreté, la transparence et la malice de<br />

chimères insistantes mais à jamais immatérielles ?<br />

Les mots se foutent de nous. C’est ainsi que j’imagine le sentiment des Inquiets. Ceux qui à juste raison<br />

craignent le présent autant que l’avenir, un présent fait de régression sociale, d’humiliations et d’une<br />

promesse : perdre chaque jour davantage, être plus humilié encore. Et puisqu’il en est ainsi, ô temps,<br />

suspends ton vol, restaurons quelque chose, l’autorité, la République, « l’apport positif de la colonisation »,<br />

quelque chose comme ça ou assimilé, bref rendons nous nos chimères, qu’elles soient sur le papier, affichées<br />

ou gravées dans le marbre des lois, qu’on nous rende le latin au catéchisme, enfin quelque chose même si<br />

c’est presque rien pour tromper cette frousse du néant.<br />

C’est ainsi que tout a commencé. Au début, ce n’était qu’un creux à l’âme derrière lequel l’abîme était<br />

encore invisible et pour tout dire, inconcevable. Et puis, par glissements progressifs, ce vague à l’âme a pris<br />

une figure menaçante. D’inquiets, ils sont devenus nostalgiques. Il leur fallait alors affirmer sur l’histoire une<br />

toute nouvelle puissance, pas celle d’inventer des lendemains auxquels ils ne croyaient plus mais restaurer la<br />

puissance d’hier et ainsi, arrêter ce « qui fout le camp » et les dépossède. Hier, on avait une autorité, hier on<br />

exerçait cette puissance sur d’autres, hier les enfants obéissaient, on était reconnus, respectés.<br />

Enfants en danger, enfants dangereux<br />

Alors ? « On va leur montrer qui on est. Eux, ce sont les Inquiétants. Pas ceux qui détruisent leurs vies mais<br />

ceux qui inquiètent, juste parce qu’ils sont là. Ils sont souvent (mais pas seulement) fils et filles, petites filles<br />

et petit - fils de gens venus des colonies françaises. Ceux-là ont participé aux combats de la Nation et de la<br />

classe ouvrière, ils ont mené aussi leurs propres combats. Mais eux ce sont surtout leurs jeunes et leurs<br />

enfants. Enfants en danger ou dangereux ? La différence est si ténue qu’adolescents, ils s’accrochent<br />

désespérément à un reste d’enfance. Juste pour qu’on leur sourit encore. Juste pour ne pas voir les visages se<br />

fermer, les gens serrer leur sac quand ils les croisent ou changer de wagon dans le train. Puis, lorsqu’ils ont<br />

trop grandi, montrer leurs dents avec un air menaçant et fier, se protéger de la peur des autres en l’amplifiant,<br />

en les éloignant. Puis enfin, quelques humiliations plus tard, brandir l’arme du mépris ; se rendre<br />

inaccessible, même aux gentils.<br />

En face, les Inquiets, taraudés par la conscience de leur impuissance - dans une société soumise à la<br />

mondialisation, donc hors d’accès même si Dieu est dans la machine - sont comme surpris par le miracle de<br />

l’incarnation politique. Dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, des politiques revanchards s’adonnent à<br />

une vengeance féroce, une ratonnade de mots. Elle vient de loin cette vengeance, contre bien des révolutions,<br />

contre toutes les libérations. Ce pouvoir qui n’a rien à donner aux Inquiets et tout à leur reprendre promet de<br />

les faire respecter par les autres auxquels il confisque leurs droits (la retraite par exemple pour des<br />

immigrés, le regroupement familial, bientôt le droit à l’école, etc…). Sont-ils dupes les Inquiets ? Ou bien<br />

voient-ils avec une stupeur extatique cette peur grandir et avec elle, grandir le sentiment d’une puissance<br />

retrouvée ?<br />

Suicidaires, les émeutiers ?<br />

Le pouvoir a parlé donc et durement : répression, expulsions, guerre aux immigrés, à leurs enfants et petits -<br />

enfants, guerre aux mauvaises mœurs, aux mauvais parents, aux sales gosses, aux paresseux, aux SDF, aux<br />

prostituées.<br />

52


La règle - le contraire de la règle donc est de promouvoir des statuts particuliers et lois d’exception dans des<br />

« territoires », en fait, pour des gens, des catégories plus ou moins « étrangères ». Suicidaires, les émeutiers ?<br />

Auto -destructeurs ? Et les Inquiets alors ? Où nous entraînent-ils ?<br />

Le pouvoir applique un remède simple et efficace à l’impuissance : donner à l’inquiétude une figure, une<br />

incarnation, toute proche, celle du voisin. La ficelle est grosse, mais la mécanique fonctionne. L’opposition<br />

est tétanisée, elle garde une main sur le cœur certes, mais se réfugie (en vain d’ailleurs) derrière un silence<br />

navré. La société se terre sous la dictature de la peur. Certes, les Inquiets n’ont pas toujours vu de leurs yeux<br />

comment s’accomplit ce programme. Ni la violence d’un contrôle policier, d’une expulsion, d’un jugement,<br />

de la prison, parfois d’un simple conseil de discipline au collège. Mais, pour ne pas voir, il a bien fallu qu’ils<br />

détournent les yeux et plus d’une fois. Alors, pourquoi approuvent-ils ce qu’ils ne sauraient regarder en<br />

face ? Est -ce parce qu’ils ont le sentiment de gouverner par cette peur, que les politiques amplifient pour<br />

apparaître comme providentiels ? Est-ce parce qu’ils se disent : je ne suis pas immigré, ni mauvais parent, ni<br />

paresseux, ni une mauvaise femme ou mère, ni une prostituée etc…Donc il ne m’arrivera rien ? Est-ce plus<br />

simple encore, d’une simplicité aveuglante, parce que restaurer l’autorité relève du bon sens ? Comment en<br />

est-on arrivé là ?<br />

Les Inquiétants, les Jeunes… Quel que soit le nom qu’on leur donne, ce sont nos enfants, ceux de notre<br />

société et du pays où nous vivons. Ils n’ont certes pas ralenti la spirale répressive, raciste, autoritariste qui<br />

tourne à plein régime. Mais ils ont imposé un arrêt sur image. Mais ils ont fait valser à leur manière les<br />

chimères. Ce qu’ils disent, ils le disent fort bien, rejoignant en cela les Inquiets : « Les mots se foutent de<br />

nous ».<br />

De nous tous<br />

Les mots se moquent de nous tous à vrai dire et le réaliser ensemble, c’est ouvrir d’autres espaces de lutte.<br />

En refusant d’endosser la caricature que le pouvoir nous tend par ses mots mêmes et par les symboles dont il<br />

use. Ne pas répondre de manière symétrique, ne pas laisser ces mots penser pour nous, à notre place, dans<br />

une logique qui leur est propre, une logique de répétition, pathologique, morbide. Ainsi en est-il de<br />

l’hypertrophie du mot « République » qu’il faut situer dans une histoire politique et cesser de traiter comme<br />

une bonne ou mauvaise divinité.<br />

Sans tomber non plus dans un angélisme qui ferait de tous les émeutiers des victimes alors qu’ils agissent et<br />

s’imposent comme sujets, la solidarité s’impose mais conditionnée à de nouvelles exigences. Que les<br />

émeutiers aient tous obéi ou pas à des motivations légitimes, qu’ils aient agi ou pas de manière utile à leur<br />

cause, la politique à leur encontre et envers toute une série de catégories dans cette société est scandaleuse,<br />

extrême, faite du cocktail explosif entre la revanche d’une droite déchaînée et l’absence d’une gauche elle,<br />

sans mots. Dans ce climat, discuter des mérites ou des fautes des émeutiers, c’est tomber dans un piège car<br />

leurs droits ne dérivent pas de leur mérite. Si l’on veut combattre une odieuse politique de criminalisation<br />

des pauvres, des jeunes, des étrangers, ce n’est pas parce que la condition de victimes et notre solidarité à son<br />

égard « donnent un supplément d’âme » mais au nom des droits. Répondre à la situation actuelle en se<br />

référant seulement à l’anti-fascisme, l’anticolonialisme et le tiers-mondisme, c’est manquer la nouveauté, la<br />

singularité de la situation, qui n’est pas seulement, en dépit de ses relents nauséabonds, une simple répétition<br />

du passé. C’est manquer le pari d’un engagement sans chimères.<br />

Si les mots se foutent de nous, trouvons en d’autres, enfin.<br />

53


« On est foutus, alors on va leur pourrir la vie ! »<br />

Monique Crinon, IPAM, Cedetim<br />

29 novembre <strong>2005</strong><br />

Les émeutes d'abord parisiennes ont tenu en haleine la police pendant plus de 15 jours. Elles ont touché<br />

l’ensemble du territoire français, ont procédé par auto organisation sans leaders ni revendications. Elles sont<br />

nées de la mort de Ziad Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans), de Clichy-sous-Bois, électrocutés en se<br />

réfugiant dans un transformateur à haute tension pour échapper aux policiers.<br />

Les émeutiers sont jeunes. La grande majorité d’entre eux n’était jusque là pas fichée (c’est maintenant chose<br />

faite !), et ce sont souvent des élèves classés « moyens » qui savent cependant qu’ils ne bénéficieront pas de<br />

la logique d’exception des têtes de classe.<br />

En réalité ces jeunes ont compris qu’ils ne peuvent croire dans les institutions de la République. Ils le savent<br />

d’expérience car ils ont vu le déclassement et le mépris dont ont été victimes leurs parents et leurs aînés. Ils<br />

savent que le rapport de force avec les institutions est perdu d’avance : « On est foutus, alors on va leur<br />

pourrir la vie ».<br />

Leurs parents ont le plus souvent marqué une forme de compréhension, ils savent que cette révolte est<br />

fondée, ils savent que l'avenir de leurs enfants est fermé, sans doute plus qu'il ne le fût pour eux.<br />

En réponse à cette situation, le gouvernement français a décidé d’exhumer une loi datant de 1955 à laquelle<br />

ses prédécesseurs n’ont fait appel qu’en deux occasions : pendant la guerre d’Algérie et en Nouvelle<br />

Calédonie. Il vient d’en prolonger la mise en application de trois mois.<br />

En ressortant une loi de l’époque coloniale, le signe politique du gouvernement est clair : ces territoires et<br />

leurs habitants ont un statut à part qui renvoie symboliquement à celui des populations vivant sous<br />

domination coloniale. Ils sont, somme toute, des « Indigènes de la République ».<br />

Depuis des années, les habitants des quartiers populaires notamment les jeunes sont stigmatisés. Ceux issus<br />

de la colonisation sont construits en barbares et en délinquants. Les banlieues deviennent une problématique<br />

à part, dont on confie la gestion à la police et à la justice. Les quartiers populaires sont représentés comme<br />

les espaces de la « racaille » et comme territoires à reconquérir par la République. Le discours sur ces<br />

quartiers et leurs habitants est celui de l’autoritarisme et de la répression. Les violences policières sont le lot<br />

quotidien des jeunes. Essayez d’imaginer que votre enfant, parce qu’il est grand et blond, se fasse contrôler<br />

de façon musclée cinq ou six fois dans la même semaine ?!<br />

L’État libéral s’est peu à peu désinvesti de ces « territoires ». Le tissu associatif et les acteurs de la société<br />

civile ont vu les aides publiques diminuer, et un nombre significatif d’entre eux ont dû déposer leur bilan ces<br />

trois dernières années. En fait d’intervention publique, c’est une politique publique sécuritaire qui a été<br />

développée au détriment des politiques de l’emploi, du logement et de l’insertion. D’ailleurs, l’actualité<br />

médiatique et politique est dominée depuis plusieurs années par une mise en scène de la peur : danger<br />

intégriste, affaire du foulard, discours sur l’insécurité.<br />

En réalité, ces émeutes n’auraient dû surprendre personne, leurs causes sont profondes et anciennes. Cela fait<br />

30 ans que les banlieues réclament justice : des années de révoltes, d’émeutes, de manifestations, de<br />

marches, de réunions publiques, de cris de colère et de revendications précises.<br />

Or, la gestion institutionnelle du marché du travail, des parcours scolaires, de l’accès à l’apprentissage et au<br />

logement est, en droit, égalitaire, mais en fait, ethnique et raciste. Le faciès, le nom et le quartier d’habitation<br />

sont les indicateurs d’exclusion ou d’inclusion, tout le monde le sait. La distorsion, entre les affirmations<br />

d’une république qui se revendique des Lumières et sa pratique réelle, est devenue insupportable.<br />

Et la gauche ? Malheureusement ses réactions sont restées très en deçà de ce qu’on est en droit d’attendre<br />

d’elle. Le Parti socialiste (PS) a honteusement voté l’état d’urgence, les autres organisations semblent<br />

54


dépassées par la situation. Elles oscillent entre un discours parental (ce sont des enfants, il faut qu’ils rentrent<br />

à la maison et il faudrait aider leurs parents car ils ont du mal à éduquer leurs enfants) et le recours à une<br />

rhétorique générale sur la crise socio-économico-libérale.<br />

Elles réagissent en reproduisant l’idée que ces territoires sont à part, tendant à réduire leur énergie à une<br />

situation qui ne trouve d’exutoire que dans la violence et le désespoir. Les jeunes ne feraient qu’exprimer<br />

une colère certes légitime, mais de façon irrationnelle. Sous-entendant ainsi que c’est à « nous » de leur<br />

apporter les instruments légitimes de lutte et d'expression politique, et reproduisant l’idée qu’il s’agit là de<br />

populations incapables d’articuler une pensée politique.<br />

Plus grave, on observe au fil des jours l’emprise du déni, s’accordant pour dire que finalement le problème<br />

est d’abord social, escamotant ainsi les pratiques racistes institutionnelles de ce pays.<br />

En réalité l’enjeu est d’arriver à articuler et à combattre deux types de domination : le capitalisme néolibéral<br />

et le racisme. Or, c’est bien par la collaboration avec les populations concernées qu’on arrivera à construire<br />

une convergence des luttes.<br />

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Casse-cou, la République !<br />

Etienne Balibar, philosophe; Fethi Benslama, psychanalyste; Monique Chemillier-Gendreau, juriste et<br />

politologue; Bertrand Ogilvie, Philosophe; Emmanuel Terray, anthropologue.<br />

Le Monde, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Nous voulons dire ici notre indignation et notre inquiétude. La violence à laquelle se livre depuis maintenant<br />

dix jours une partie des adolescents de nos banlieues et de nos villes, et que nul ne songe à encourager, les<br />

jeunes exclus l’ont d’abord observée autour d’eux et subie, depuis des années, sous des formes extrêmes :<br />

chômage massif, démantèlement des services publics,ségrégation urbaine, discrimination professionnelle,<br />

stigmatisation religieuse et culturelle, racisme et brutalité policière quotidienne. Une jeunesse «en trop», à<br />

qui la société française n’offre aujourd’hui aucun avenir, dont elle regrette d’avoir attiré les parents du temps<br />

de sa prospérité, dont elle tend à faire le bouc émissaire de sa mauvaise conscience coloniale refoulée et de<br />

ses difficultés d’adaptation au monde conomique de la concurrence illimitée. Quand ce n’est pas l’objet<br />

fantasmatique de ses craintes sécuritaires dans l’époque du «choc des civilisations».<br />

Voilà le problème dont les violences urbaines, les comportements «délinquants» ou «émeutiers»,<br />

destructeurs et autodestructeurs, sont le symptôme aveuglant.<br />

A ce problème, comment répond le gouvernement ? Reconnaît-il l’existence d’une question sociale ?<br />

Cherche-t-il à en éclairer la nature et à en consulter les connaisseurs de terrain : professionnels, associatifs,<br />

élus,magistrats, enseignants ? Suscite-t-il une concertation démocratique de l’administration, y compris celle<br />

de la force publique, avec les conseils municipaux et les conseils généraux ? S’adresse-t-il au parlement pour<br />

étudier et garantir au nom du peuple français les mesures d’urgence et de long terme qu’appelle une situation<br />

de crise dans laquelle, avec tous ses prédécesseurs, il porte lui-même une lourde responsabilité ? Prend-il<br />

envers les auteurs de bavures policières ayant mis le feu aux poudres les mesures disciplinaires, même<br />

conservatoires, qu’il sait si bien appliquer ailleurs, lorsque des intérêts diplomatiques sont en jeu, et qui<br />

traduiraient sa résolution d’être inattaquable en fait de justice et de légalité ?<br />

Non, mais à la discrimination il ajoute l’insulte et la provocation. A la crise sociale il répond par la<br />

répression, au déficit de représentation par l’autoritarisme. «Il faut avant tout rétablir l’ordre», n’est-ce pas,<br />

cet ordre dût-il recouvrir la perpétuation de toutes les injustices et la criminalisation collective des<br />

populations – jusqu’aux parents qu’on menace de conduire devant un tribunal ou de priver d’allocations<br />

familiales s’ils s’avèrent incapables d’enfermer le soir leurs enfants au 10e étage d’une barre d’immeuble «à<br />

rénover».<br />

Pour finir il sort l’arme absolue et réactive une loi d’exception, issue de la guerre d’Algérie et appliquée hier<br />

encore pour briser les résistances à l’ordre néocolonial, qui n’autorise pas seulement le couvre-feu, mais la<br />

définition de zones sécuritaires, les perquisitions de jour et de nuit, les assignations à résidence, les sanctions<br />

pénales expéditives. «N’ayez crainte», nous dit-on, «cet arsenal sera utilisé avec discernement, avec<br />

modération». Et l’opposition de Sa Majesté de renchérir : «Nous serons très vigilants». Mais déjà le<br />

lendemain le Ministre de l’Intérieur annonce le rétablissement de la double peine, l’expulsion administrative<br />

des étrangers, c’est-à-dire des résidents qu’on peut isoler des autres au titre de leur identité.<br />

On voudrait semer la haine réciproque entre les citoyens, créer une frontière entre la «nation» et son ennemi<br />

de l’intérieur, précipiter les banlieues et les cités défavorisées dans un statut de ghetto ethnique, y décourager<br />

toute initiative économique et toute tentative de réhabilitation sociale, y rendre impossible le travail de<br />

l’administration civile et l’exercice des services publics, qu’on ne s’y prendrait pas autrement. C’est la<br />

politique du pire, mais c’est aussi la politique de Gribouille, quelles qu’en soient les causes : ignorance<br />

bureaucratique, arrogance de classe ou de race, calcul électoraliste. Il faut que cela soit dit par tout ce qui,<br />

dans ce pays, a encore quelque souci du bien commun. Casse-cou, La République.<br />

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Banlieues françaises: réinventer ensemble une nouvelle<br />

conflictualité pour une vraie justice sociale<br />

Isabelle Avran, 8 novembre <strong>2005</strong>, article paru dans Die Berliner Tageszeitung<br />

Convertir les banlieues françaises en terrain électoral apparaît décidément comme un pari dangereux. Non<br />

pas seulement pour les populations qui y vivent, mais pour toute une société, contrainte pourtant d’interroger<br />

sereinement l’avenir de son contrat social aujourd’hui étiolé. C’est pourtant le choix que semble faire le<br />

ministre français de l’Intérieur, sous la responsabilité du Chef de l’Etat et du Premier ministre.<br />

En juin dernier, un enfant de onze ans mourait à La Courneuve, dans le département de Seine-Saint-Denis<br />

(93), victime de deux balles dites « perdues ». Mais toute une population s’est sentie insultée par les propos<br />

de Nicolas Sarkozy prétendant alors nettoyer les banlieues au « karcher ». Fin octobre, deux adolescents<br />

mouraient électrocutés dans des circonstances que la Justice n’a pas encore élucidées. Reste une certitude :<br />

ces deux jeunes de 15 et de 17 ans ont préféré le risque létal à l’hypothèse d’un contrôle de police. Ceci en<br />

dit long sur les rapports qu’entretient la police, en l’occurrence une police très particulière dans les banlieues<br />

(la « BAC », « brigade anti-criminalité ») avec la jeunesse, en particulier celle des cités, où les contrôles<br />

rituels au faciès, et le mépris, se font plus fréquents que l’espoir d’un emploi stable et d’un avenir possible.<br />

Pourtant, loin d’être d’abord reconnus comme victimes, ces deux jeunes ont d'entrée été présentés comme<br />

coupables potentiels. Candidat impatient à la présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy évoquait voici<br />

quelques semaines à peine son intention de relancer le débat, sinon l’anathème, sur les dossiers de<br />

l’immigration et de l’insécurité, manifestement toujours postulés inséparables. Il a tenu parole. Là où<br />

l’ancien ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement évoquait des « sauvageons », lui parle de<br />

« racaille ». Et ce ne sont pas les quelques trafiquants des cités qui se sentent vilipendés, mais une population<br />

entière qui refuse l’outrage.<br />

Il n’en fallait pas plus, en tout cas, pour mettre le feu aux poudres ; ni aux incendies de voitures, de<br />

poubelles, de bus ou de bâtiments de services publics, pour se propager dans les cités de plusieurs villes de la<br />

région parisienne puis de province, avec d’autant plus d’émulation jubilatoire de la part de certains jeunes<br />

que le feu fait spectacle sur les écrans de télévision. Et cette violence-là se fait autodestructrice Dans une<br />

autre ville, un homme a été battu à mort alors qu’il prenait des photos. Calmement, des habitants de ces<br />

banlieues, des jeunes, des adolescents, sont descendus dans les rues de leurs quartiers. Pour entamer le<br />

dialogue. Egalement pour réclamer, et ce dans un même mouvement, l’arrêt des violences et l’arrêt des<br />

propos provocateurs et du « tout répressif ». Pour requérir le respect et un véritable plan social.<br />

Car au-delà de la conjoncture, c’est de toute évidence un malaise plus profond qui s’exprime. D’abord social.<br />

Depuis trois décennies, certaines banlieues concentrent les difficultés sociales, l’exclusion, la précarité, la<br />

déshérence des services publics. Dans le département de la Seine-Saint-Denis, le taux de chômage, rappellent<br />

les syndicats, atteint 14% de la population active, et même parfois plus de 40% parmi les jeunes. 45.000<br />

personnes ne survivent qu’avec les minima sociaux. Tandis que Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et<br />

président de l’UMP (parti au pouvoir), préside aussi le conseil général des Hauts-de-Seine (92), département<br />

le plus riche de France, et demeure maire adjoint de l’opulente commune de Neuilly, où l’on ne compte, en<br />

dépit de la loi, que 2,6% de logements sociaux. Aux exigences populaires de réorientation économique et de<br />

réhabilitation d’une politique sociale exprimées tant par les urnes que dans les manifestations de rue, le<br />

gouvernement n’a su répondre que par l’arrogance du mépris, voire par la répression et la criminalisation de<br />

la lutte et du mouvement syndical. Et il intensifie aujourd’hui la précarisation du salariat et la culpabilisation<br />

des privés d’emploi. Les héritiers ou héritières de l’immigration, eux, qui sont nés en France et qui sont<br />

français, dont les pères furent ouvriers de la grande industrie et qui pâtissent aujourd’hui du chômage,<br />

doutent de la sincérité de la promesse républicaine de liberté, d’égalité et de fraternité. L’école ne parvient<br />

plus à nourrir les appétits d’apprendre des plus jeunes et ne répond plus à sa mission égalitaire ; le quotidien,<br />

depuis la recherche d’emploi jusqu’à l’entrée en boîtes de nuit, se heurte aux discriminations, au racisme,<br />

aux discours et aux regards stigmatisants et disqualifiants.<br />

Malaise lié, ensuite, au démaillage ces deux dernières décennies d’une partie du tissu social dans les cités et<br />

à la disparition progressive des organisations politiques ou associatives, et de leurs militants, qui y<br />

57


organisaient des solidarités agissantes. La droite a réduit, ces dernières années, les subventions aux<br />

associations – d’intervention culturelle, sociale, de soutien scolaire, sportives… - dans lesquelles des jeunes<br />

s’investissent et qui restent souvent un dernier rempart alors que les municipalités concernées étouffent<br />

financièrement et doivent supporter les transferts de missions et de charges de l’Etat. Mais la gauche a aussi<br />

matière à mettre en cause les conséquences de son éloignement, au moins partiel, des réalités populaires et<br />

des préoccupations de l’immigration. En 1983, les jeunes de la banlieue lyonnaise avaient entamé une<br />

« Marche pour l’égalité », drainant les jeunes des banlieues françaises et leurs espoirs. Aucun gouvernement<br />

n’a voulu y répondre sérieusement, accréditant de facto le sentiment de désuétude de ce type de<br />

mobilisations.<br />

Et c’est bien à tout cela qu’il est primordial de répondre urgemment. Par un vrai projet économique, social,<br />

de reconnaissance culturelle, de promotion de l’égalité. Pourtant, le gouvernement a choisi une autre voie et<br />

décidé de manier d’autres symboles. Pas seulement en envoyant les compagnies de CRS et même les<br />

hélicoptères pour rétablir un « ordre républicain » dont seule la dimension policière est mise en exergue au<br />

détriment de la sécurité économique ou sociale. En multipliant les procès expéditifs et en expulsant des<br />

jeunes nés en France. En soufflant sur les braises. Mais aussi en tentant une nouvelle fois, pour reprendre<br />

l’expression de l’historien Gérard Noiriel, d’« ethniciser la question sociale ». Voire de la confessionnaliser.<br />

Comment lire autrement l’absence de toute excuse publique lorsqu’une grenade lacrymogène est lancée à<br />

l’entrée d’une mosquée durant le Ramadan ? Quel autre sens entrevoir à l’exhumation d’une loi de 1955<br />

établissant « l’état d’urgence » (notamment la possibilité de décider de couvre-feux) élaborée à l’époque de<br />

la guerre contre l’indépendance de l’Algérie alors colonisée ?<br />

Telle une adaptation nationale anesthésiante de l’antienne mortifère de George W.Bush du « eux ou nous »,<br />

voire de la croisade du « nous contre eux », cette tentative de division dans la société, de séparation des<br />

citoyens selon des critères d’origines ou de religions, se fixe pour objectif de nourrir les peurs, terrorisantes,<br />

déprimant la société jusqu’à l’aporie, d’assigner « l’autre » à une image de danger potentiel, pour nourrir la<br />

résignation et forclore les libertés au détriment de mobilisations et de luttes communes pour l’égalité et le<br />

respect.<br />

La nature même du mouvement, au contraire, indique la sortie de crise possible. Non seulement en venant<br />

rappeler violemment l’urgence sociale. Mais aussi en conviant à l’incontournable nécessité de (re)construire<br />

ensemble du politique, de dissiper la méconnaissance voire de rompre les éventuelles défiances réciproques<br />

entre certaines élites urbaines ou intellectuelles qui se veulent altermondialistes mais se montrent souvent<br />

sourdes aux réalités si proches des quartiers populaires, et une jeunesse résidente de ces banlieues désertées<br />

par une part importante des organisations susceptibles de promouvoir un cadre de références politiques et des<br />

mobilisations solidaires efficaces. L’exigence démocratique suppose de la reconnaissance. Celle d’individus<br />

comme acteurs et citoyens. Elle appelle du dialogue. Elle incite à réinventer ensemble des modes de<br />

conflictualité sociale pour ouvrir une perspective, pour une vraie justice sociale.<br />

58


La parentalité entre violences politiques et violences urbaines<br />

Fabienne Messica,Cedetim<br />

<strong>Novembre</strong> 2002<br />

L’initiative prise l'été dernier par certaines municipalités, y compris par de grandes villes comme Strasbourg,<br />

de décréter ce que les journalistes ont appelé " le couvre-feu " pour les enfants de moins de 13 ans ou de<br />

moins de 16 ans vivants dans les " quartiers " a fait l’objet de maintes critiques. En termes d’efficacité<br />

sécuritaire comme en termes de protection de l’enfance, ces mesures saisonnières interdisant la circulation<br />

entre 23 heures et 6 heures des enfants non accompagnés par un adulte, sont jugées totalement inefficaces<br />

aussi bien par la Police, que par les éducateurs et les juges des enfants. Tous dénoncent leur caractère<br />

démagogique.<br />

Si caricaturales et spectaculaires soient-elles, ces mesures ne comportent pourtant aucun caractère de<br />

nouveauté par rapport aux politiques traditionnelles en matière de sécurité et de traitement " social " des "<br />

incompétences " ou incapacités familiales. La suspicion à l’égard des familles défavorisées, jugées<br />

incapables d’exercer le contrôle nécessaire sur leurs enfants, s’exprime couramment, soit par des mesures de<br />

contrôle, soit par le développement de formes d’assistance à la parentalité.<br />

Ces contrôles s’effectuent par exemple par le biais de la Caisse d’Allocations Familiales qui peut supprimer<br />

les allocations aux familles pour cause d’absentéisme scolaire prolongé. C’est ainsi qu’en Septembre dernier,<br />

les écoles publiques de Saint - Denis ont diffusé un document de la Caf avertissant les parents du risque de<br />

suspension des allocations en cas d’absentéisme scolaire des enfants et d’un accord à ce sujet entre la Caf de<br />

Saint-Denis et l’Education Nationale. À l’instar des arrêtés municipaux de "couvre-feu " qui, cette année,<br />

n’ont pas été cassés par le Conseil Constitutionnel, cette initiative locale, sans être désavouée par le niveau<br />

central , n’est pas à l’heure actuelle appliquée au niveau national. Dans la mesure où la législation actuelle<br />

est suffisante pour que tout enfant trouvé seul à une heure tardive dans la rue soit reconduit chez lui par la<br />

Police et pour que tout enfant non-scolarisé soit signalé, il convient de s’interroger sur ce que ces initiatives<br />

locales apportent de nouveau.<br />

Publicité et pédagogie<br />

Outre leur caractère démagogique ces initiatives témoignent de la volonté de rendre publique un contrôle<br />

social qui s’effectuait jusque-là de façon discrète. Cette " publicité ", en stigmatisant sans complexe les<br />

familles, montre que, par un effet pervers, l’assistance à la parentalité et les directives politiques concernant<br />

le renforcement nécessaire du rôle des parents, ont eu pour effet de faire admettre l’incompétence des parents<br />

comme une évidence. Le langage pédagogique adopté par la Caf qui met l’accent sur l’intérêt des enfants est<br />

à ce titre très significatif. Le soupçon de négligence à l’égard des parents s’y mêle à une attitude<br />

compréhensive qui tranche avec la menace de sanctions.<br />

Territorialisation et singularisation de la loi<br />

Ces initiatives ont également pour effet de territoraliser la loi (le couvre-feu concerne des quartiers précis et<br />

se décide à un niveau municipal) et de la soumettre à une conjoncture (ici saisonnière). Ce qui s’applique ici<br />

au nom d’une urgence sécuritaire, c’est un traitement spécifique des quartiers tant du point de vue de<br />

l’espace que du point de vue du temps. Ainsi, les populations sont renvoyées à une spatialité et à une<br />

temporalité qui n’est pas la même que celle du reste de la société.<br />

Par ailleurs, l’adoption quasi-simultanée par plusieurs municipalités de mesures de couvre-feu, qu’elle soit<br />

concertée ou non, montre qu’il existe aujourd’hui des coopérations horizontales dont le résultat est de mettre<br />

hors-jeu le niveau central ou étatique. Si le fait de conditionner la perception des allocations au respect de<br />

l’obligation scolaire n’est pas nouveau en soi (traditionnellement, la Caf contrôle l’inscription des enfants à<br />

l’école en demandant aux parents un certificat de scolarité), la coopération directe avec l’école est inédite.<br />

Elle implique une coordination entre une administration (la Caf) et une institution (l’école) dont les vocations<br />

sont pourtant distinctes l’une de l’autre. Non seulement elle traduit une modification substantielle des<br />

pratiques en permettant que le contrôle s’effectue par-delà les parents et tout au long de l’année, mais plus<br />

59


encore elle pose un grave problème éthique. Doit-on, au nom de l’efficacité, mettre fin à une distinction des<br />

rôles qui garantit d’une part l’anonymat des informations détenues sur les populations et d’autre-part, la<br />

possibilité pour ces populations, de conserver un espace de liberté comme interlocuteurs des différents<br />

services, administrations et institutions ?<br />

Une exclusion hors de la loi commune<br />

Alors que, dans son principe même, la loi est l’affirmation de l’appartenance à une même communauté, ces<br />

pratiques désignent des quartiers ou des familles en particulier et font de l’exclusion sociale, ce qui<br />

conditionne et justifie une exclusion hors de la loi commune. En effet, même si un arrêté municipal n’a pas le<br />

statut d’une loi, il appartient à la sphère de la loi et se l’approprie symboliquement. Or ici, non seulement,<br />

l’élément de la loi est laissé à l’initiative des municipalités ou des administrations, mais pire encore, il<br />

constitue un relativisme. En effet, le principe de la loi est que lorsqu’elle distingue des groupes (par exemple<br />

des groupes d’âge), c’est à partir de sa généralité et non l’inverse. Fonder la loi sur une casuistique ( élaborer<br />

des règles destinées à un cas ou un groupe précis ) permet d’évacuer à la fois les fondements et les effets<br />

réels des pratiques. Celles-ci relèvent en effet d’une logique qui se referme sur elle-même : en reconnaissant<br />

par l’intervention de la loi, la perte de légitimité des parents, elle ne font que l’accroître et provoquer une<br />

augmentation de la violence, laquelle JUSTIFIE à posteriori ces mesures; Il y a là un élément qui s’ajoute à<br />

toutes les fermetures des quartiers et qui accroît le sentiment de non-sens que confère la sorte " d’extrahumanité"<br />

à laquelle ils sont identifiés.<br />

Conflictualité et violence<br />

En effet, si d’un côté la généralité de la loi - l’égalité formelle- entraîne des conflits avec des individus ou<br />

des groupes qui ne veulent pas, dans leurs conditions sociales d’existence, s’y soumettre, ce conflit a un sens<br />

: il révèle des contradictions. En revanche, l’application de règles catégorielles, reconnaissant négativement<br />

la différence des quartiers, a pour effet à la fois de cautionner la violence et l’exclusion de la loi commune et<br />

de vider les conflits de leur sens.<br />

De telles règles, en légitimant une violence institutionnelle ciblée, provoquent celle des individus et des<br />

groupes désignés. En même temps, et c’est un paradoxe, elles évacuent les contradictions réelles liées à la<br />

juxtaposition d’un égalitarisme de principe sans concessions, avec les effets de l’inégalité sociale et avec la<br />

construction, par une partie des plus défavorisés, d’un rapport fondé sur la domination des plus faibles par les<br />

plus violents. Or, même si des phénomènes comme l’absentéisme scolaire, les incivilités, la délinquance, la<br />

violence ne sont pas de même nature, il n’en demeure pas moins que cette auto-exclusion et les<br />

contradictions qu’elle révèle leur donnent sens. Une réponse mimétique, traitant d’un point de vue juridique<br />

les quartiers de façon différenciée, est un moyen de dissoudre l’élément de sens issu de cette contradiction.<br />

Car c’est parce qu’elle conserve le principe de la loi - tout en éclairant les processus de désintégration sociale<br />

par lesquels ce principe devient inopérant - que cette conflictualité est productrice de sens.<br />

Ces phénomènes participent par ailleurs à la fermeture des quartiers liée à l’appauvrissement des relations<br />

avec l’extérieur et ils se conjuguent avec un puissant sentiment d’enracinement chez les populations.<br />

Concernant la violence, cette double approche de fermeture des quartiers sur eux-mêmes, produite par<br />

l’environnement et par les habitants, conduit au développement de violences internes aux quartiers et à<br />

l’interprétation de ces violences comme violences contre soi. Quelle que soit sa validité, cette analyse (qui<br />

présuppose que pour les habitants, le quartier, c’est " soi-même ") ne permet pas elle non plus de poser la<br />

question des rapports de cette violence avec la société. Or, bien que les interactions entre les quartiers et<br />

l’ensemble de la société se limitent souvent aux rapports avec les différents intervenants (éducateurs,<br />

assistantes sociales, associations), la société des quartiers ne peut être considérée isolément. Il ne s’agit pas<br />

ici de relativiser les violences au prétexte que la société libérale est violente mais de comprendre en quoi ce<br />

qu’elles questionnent n’est pas seulement relatif aux quartiers.<br />

Que l’on interprète ces faits comme l’expression d’une révolte ou au contraire, comme la façon dont des<br />

groupes ou des individus instituent par la violence des formes de pouvoir " totalitaire ", ou bien encore<br />

comme le mélange ou la coexistence des deux éléments, maintenir la tension avec la loi commune permet de<br />

poser la question de la violence dans les quartiers comme un enjeu pour toute la société. Au contraire, en<br />

traitant de manière différenciée des individus ou des familles à priori suspectés non seulement de ne pas<br />

60


especter la loi mais également de ne pas mériter la même loi que les autres, on substitue à cette<br />

conflictualité porteuse de sens, une violence à l’état pur.<br />

L’invisibilité des quartiers<br />

Un élément constitutif de cette violence institutionnelle est la volonté de rendre invisible, par une sorte de<br />

mesure d’urgence, une partie de la population. La priorité mercantile en période touristique a été, à juste titre,<br />

dénoncée par la presse. Mais ce qui semble encore plus symptomatique, c’est qu’il s’agit là d’une priorité sur<br />

la vie. Non seulement les arrêtés municipaux confisquent la ville aux habitants pour la livrer aux seuls<br />

habitants marchands, mais ces arrêtés contiennent un élément mortifère. Condamner les gens à l’invisibilité,<br />

c’est leur signifier leur mort sociale. C’est pour cette raison que dans certaines sociétés amérindiennes,<br />

lorsqu’un individu se dérobait à la loi, on le condamnait tout simplement à devenir un invisible pour<br />

l’ensemble de la communauté. Il en mourait finalement aussi sûrement que si on l’avait abattu. De la même<br />

façon, des quartiers ou des catégories de population comme les sans domiciles fixes, condamnés, dans<br />

certaines villes et à certains moments de l’année, à être des invisibles sont tout simplement déclarés morts à<br />

la société.<br />

Le parentalisme<br />

Par ailleurs, concernant la fonction éducative, les difficultés actuelles sont à replacer dans une analyse<br />

historique des rapports entre l’institution scolaire et les familles et dans une analyse socio-économique des<br />

quartiers. La question éducative actuelle est directement issue du processus de séparation entre une fonction<br />

économique assurée par la famille et la fonction politique de l’école. Cette dépossession historique,<br />

conjuguée avec les effets du chômage, se traduit tout naturellement par une perte d’autorité. Un parent qui<br />

n’a plus de rôle économique (nourricier) et qui, en même temps, n’a aucun pouvoir dans la société, ne peut<br />

pas détenir une autorité reconnue. Par conséquent, confiner la parentalité, pour reprendre un mot à la mode, à<br />

la dimension économique est un piège qui se referme sur les familles défavorisées. Par ailleurs, la question<br />

de l'autorité des parents est généralement mal posée. Dans la plupart des familles modestes, l'éducation est<br />

plus sévère que dans les classes moyennes ou privilégiées. Comme partout, ce que les parents interdisent ou<br />

autorisent est fonction de leur culture, de leur morale mais ce qui lui donne un crédit aux yeux des enfants est<br />

fonction de leur reconnaissance sociale et politique. Comment donc des parents pourraient -ils enseigner la<br />

citoyenneté à leurs enfants- ce qui est le rôle de l'école- quand eux-mêmes n'ont pas le droit de vote et<br />

n'appartienent donc pas à la communauté politique? Comment pourraient-ils socialiser leurs enfants selon les<br />

normes de la société quand eux-mêmes vivent une situation d' exclusion sociale?<br />

Dans un tel contexte, ce n'est pas la fonction parentale qu'il faut interroger ni même "soutenir", tout du moins<br />

lorsque ce soutien se fonde sur la négation du savoir être parents des populations. L' aveu d'impuissance de<br />

l'école et de la société qui consiste à faire porter aux seuls parents la responsabilité des échecs scolaires et<br />

sociaux et des violences est beaucoup plus inquiétant. Car les premières victimes de ces violences sont les<br />

enfants ?<br />

En termes pratiques, cela signifie que ce n'est pas la sphère morale de l'éducation parentale qui est en cause<br />

mais bien la sphère politique de l'éducation nationale et des politiques publiques en général. C'est c’est en<br />

investissant ce champ que les familles victimes des discriminations sortiront de l’impasse sécuritaire ou de<br />

l’assistanat " parentaliste "auquelles on les confine aujourd'hui, dans un geste ultime et de plus en plus<br />

musclé de fermeture des quartiers.<br />

61


Communiqués, appels et réactions<br />

62


Nous, le peuple Nord-Sud<br />

Le 15 décembre prochain, dans un quartier populaire de Fontenay-sous-Bois, un groupe d’habitants de cette<br />

ville, va créer le premier comité d’une association « Familles Nord Sud ». Il s’agit de construire un « nous »<br />

citoyen qui rende manifeste et politiquement efficace la mondialisation des relations humaines. Les<br />

événements de novembre, dans les banlieues françaises et la réactivation du vieux moteur colonial en font<br />

une urgence de premier rang.<br />

Voici le texte fondateur de cette association nouvelle, qui aura une vocation nationale. Il est proposé à la<br />

signature de chacun. Je crois qu’il soulève un espoir.<br />

Jean-Louis Sagot-Duvauroux<br />

L’appel de Fontenay-sous-Bois<br />

Nous, Français ou étrangers vivant en France, sommes des millions à avoir tissé nos familles et nos amitiés<br />

de part et d’autre de la frontière qui sépare le Nord et le Sud de la planète.<br />

Nous vivons dans notre chair, dans nos sentiments, dans nos attachements intimes la part la plus prometteuse<br />

de la mondialisation.<br />

Nous témoignons dans notre vie concrète que des malédictions séculaires comme le racisme, la domination<br />

impériale, l’intolérance religieuse, le nationalisme, les déséquilibres économiques peuvent laisser place à la<br />

construction d’un monde commun.<br />

Nous revendiquons comme une richesse et un espoir pour tous cette mondialisation des liens affectifs.<br />

En même temps, nous vivons douloureusement le mur de plus en plus cruel qui sépare les humains selon<br />

qu’ils sont nés au Nord ou au Sud de la planète.<br />

Ce mur symbolique et matériel est la trace du conflit de cinq siècles qui a établi la domination du monde<br />

occidental sur la Terre entière et concentré l’essentiel des richesses à un seul pôle de la planète. Il entretient<br />

la méfiance et les préjugés. Il est le rempart d’injustices vertigineuses. Il porte en lui la menace de conflits<br />

sans fin.<br />

Dans nos vies, il se traduit par des blessures quotidiennes et parfois des tragédies.<br />

Pour nous, les sans-papiers qui risquent leur vie aux frontières du monde riche, puis y travaillent sans droits<br />

ni moyens de se défendre, ce n’est pas un « problème », ce sont des proches qui veulent trouver les moyens<br />

normaux d’existence.<br />

Pour nous, les enfants qui périssent dans l’incendie d’immeubles indignes où la discrimination les condamne<br />

à vivre, ce ne sont pas des victimes anonymes, c’est notre descendance, notre raison de vivre.<br />

Pour nous, la malnutrition, l’impossibilité d’envoyer son enfant à l’école, la loterie macabre des<br />

accouchements qui se terminent mal, les maladies curables dont on meurt faute de soin ne sont pas des<br />

statistiques lointaines. C’est la souffrance des nôtres.<br />

Le rempart administratif qui confine les habitants du Sud, nous ne le vivons pas comme une protection, mais<br />

comme une menace. Il humilie des parents, des frères, des soeurs, des enfants, des amis auxquels nous<br />

sommes attachés. Il nous empêche de nous retrouver librement. Il interdit la découverte mutuelle des mondes<br />

où nous vivons.<br />

Nous savons d’expérience que cette situation porte en elle des frustrations explosives qui pèsent sur l’avenir<br />

de la famille humaine. Nous pensons qu’il faut construire dès maintenant une alternative à cette politique<br />

suicidaire. Nous croyons pouvoir être utiles à cette construction.<br />

63


C’est pourquoi nous appelons tous ceux qui ont des proches des deux côtés du mur et plus largement tous<br />

ceux qui envisagent avec sympathie cette internationalisation de l’amour à constituer une force d’action et de<br />

réflexion capable de défendre et de mettre en œuvre la mondialisation des relations humaines : l’association<br />

Familles Nord-Sud<br />

---<br />

Familles Nord Sud - Maison du citoyen, 16, rue du Révérend-Père-Aubry - 94 120 Fontenay-sous-Bois -<br />

info@famillesnordsud.com - www.famillesnordsud.com<br />

DATE DE CRÉATION<br />

Réunion de création de l’association : Jeudi 15 décembre à 19 h –<br />

Espace intergénérationnel – 15 bis, rue Jean-Macé, 94 120 Fontenay-sous-Bois. Tél : 01 53 99 13 33<br />

Création de Familles Nord Sud : Riche et chaleureux<br />

Prochain rendez-vous : jeudi 5 janvier 2006, 19 h 30<br />

Maison du Citoyen, Fontenay-sous-Bois<br />

Le 15 décembre dernier, une cinquantaine de personnes de tous âges ont pris le chemin de l’Espace<br />

intergénérationel, dans la cité des Larris, à Fontenay-sous-Bois. Elles avaient tenu à participer en direct au<br />

lancement de Familles Nord Sud. Dans ce quartier populaire où vivent des familles ayant des liens avec tous<br />

les continents, les enjeux de la nouvelle association étaient palpables. La présentation de Famille Nord Sud –<br />

ses objectifs, ses principes d’action, son appel initial – a été faite par Jean-Louis Sagot-Duvauroux,<br />

philosophe et dramaturge fontenaysien, lié au Mali par sa famille et son activité professionnelle.<br />

Le débat s’est très vite engagé, riche et chaleureux. Des témoignages, souvent poignants, ont montré<br />

l’urgence et la pertinence de s’organiser pour donner une voix aux millions de Français et d’étrangers qui ont<br />

déjà mondialisé leurs relations humaines et qui s’en trouvent bien. La réflexion s’est enrichie de points de<br />

vue très divers exprimés par des personnes venant de tous les horizons sociaux. Il y avait du sérieux, de<br />

l’optimisme, une sorte de calme détermination dans la volonté exprimée par chacun de balayer les peurs et<br />

les méfiances qui obsèdent une partie de la société et la détournent de la rencontre fraternelle.<br />

Beaucoup de personnes en âge d’être parents ou grands parents ont voulu témoigner pour la jeunesse, toute<br />

la jeunesse. En substance, ils disaient : vous êtes nos enfants, vous allez continuer l’histoire du pays, nous<br />

vous reconnaissons tous comme les nôtres et nous ne laisserons personne considérer certains d’entre vous<br />

comme des corps étrangers. Des jeunes ont pour leur part exprimé leur expérience d’une vraie communauté<br />

d’existence, une expérience vécue tout naturellement qu’a récemment manifestée la révolte couronnée de<br />

succès de lycéens dont la police voulaient expulser des camarades sans papier.<br />

Parmi les participants, plusieurs élus municipaux ou départementaux de diverses tendances politiques ont<br />

manifesté l’intérêt des responsables politiques pour l’initiative. Il faut aussi noter un nombre important de<br />

messages de soutien, envoyés depuis toute la France, qui laissent présager une extension rapide de<br />

l’association au delà de sa commune d’origine.<br />

La prochaine réunion est fixée le jeudi 5 janvier 2006, à 19 h 30, Maison du citoyen et de la vie associative,<br />

16 rue du Révérend-Père-Aubry, 94 120 Fontenay-sous-Bois (01 49 74 76 90). On y décidera des statuts, des<br />

responsables et des premières initiatives de Familles Nord Sud. D’ici là, toutes les personnes concernées<br />

peuvent faire connaître et signer l’Appel de Fontenay-sous-Bois qui résume les principes de l’association. On<br />

le trouve avec quelques autres informations sur un site internet encore modeste :<br />

Familles Nord Sud – Maison du citoyen et de la vie associative<br />

16 rue du Révérend-Père-Aubry, 94 120 Fontenay-sous-Bois.<br />

Tél : 01 49 74 76 90<br />

e mail : info@famillesnordsud.com –<br />

www.famillesnordsud.com<br />

64


Pétition contre la loi du 23 février <strong>2005</strong>-12-28<br />

Nous n’appliquerons pas l’article 4 de la loi du 23 février stipulant que “ les<br />

programmes scolaires reconnaissent le rôle positif ”de la colonisation<br />

Pétition à l’initiative de la LDH et des Historiens contre la loi du 23 février <strong>2005</strong><br />

15 décembre <strong>2005</strong><br />

Les députés de la majorité ont refusé le 29 novembre d’abroger l’article 4 de la loi du 23 février stipulant que<br />

“ les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif ” de la colonisation. Ce qui avait été adopté par une<br />

assemblée quasi déserte, en catimini, vient d’être confirmé en toute connaissance de cause. La pétition des<br />

historiens contre la loi, publiée par Le Monde du 21 mars, a été à l’origine d’un mouvement de protestation<br />

représentatif de la majorité des enseignants et des chercheurs. La demande d’abrogation a été faite aussi par<br />

l’Association des professeurs d’histoire et géographie, par les syndicats enseignants, par les associations<br />

telles que la Ligue des droits de l'Homme et la Ligue de l'enseignement. La presse s’en est fait l’écho et a<br />

ouvert un débat depuis plusieurs mois. Le gouvernement, en particulier son ministre de l’Education<br />

nationale, qui affirme que les programmes demeurent inchangés, le Président de la République, qui parle de<br />

“ grosse connerie ”, mesurent la gravité de la situation ainsi créée, le gâchis qu’ils ont laissé devenir<br />

insoluble :<br />

* Une loi qui impose une histoire officielle et nie la liberté des enseignants, le respect des élèves.<br />

* Une loi amputant le passé des millions d’habitants de ce pays, nationaux ou étrangers, qui ne se<br />

reconnaissent pas dans cette déformation unilatérale de l’histoire.<br />

* Une loi qui ne peut être appliquée, mais dont on ne peut obtenir l’abrogation.<br />

* Une loi qui compromet le traité franco-algérien de paix et d’amitié en préparation, alors que des liens<br />

étroits et anciens associent les deux sociétés.<br />

Cette loi permettra, à l’évidence, à des groupes de pression d’intervenir contre les manuels scolaires et les<br />

enseignants qu’ils jugeraient non conformes à l’article 4.<br />

Cette loi, imposée par des groupes de pression nostalgiques du colonialisme et revanchards, nourris d’une<br />

culture d’extrême droite, est une loi de régression culturelle en ce début de XXI° siècle où toutes les sociétés<br />

doivent relever le défi de leur mondialisation, assumer leur pluralité, qui est une richesse.<br />

Cette loi discrédite et ridiculise l’image de la société française à l’étranger, et le communautarisme chauvin<br />

qui l’inspire ne peut que favoriser des réactions de rejet. Présente dans le droit français, elle reste une menace<br />

pour l’avenir : si le gouvernement actuel promet d’en limiter la portée, qu’en sera-t-il de ses successeurs ?<br />

Universitaires, chercheurs, enseignants, nous n’appliquerons pas cette loi scélérate et continuons d’en<br />

demander l’abrogation de son article 4.<br />

Nous demandons aux institutions universitaires, aux IUFM, aux associations professionnelles, aux syndicats<br />

d’enseignants, aux parents d’élèves d’organiser un vaste mouvement de protestation.<br />

A l’initiative d'historiens, enseignants et chercheurs, cette pétition est ouverte également à la signature de<br />

tous les citoyens et associations qui la soutiennent.<br />

Les signatures individuelles sont à envoyer à : contre_loi_fev05@yahoo.fr<br />

Les signatures d'organisations à : loi23fevrier@ldh-france.org<br />

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Face aux lois d’exception, imposons « l’urgence sociale »<br />

Appel collectif, 14 décembre <strong>2005</strong><br />

Après quinze jours de violences spectaculaires, les « cités » et les quartiers populaires ne font plus l’actualité.<br />

La misère, l’exclusion, les discriminations demeurent.<br />

Pendant ce temps, le gouvernement, qui a répondu par une loi d’exception, "l’état d’urgence", met en place<br />

des mesures de plus en plus répressives et injustes, dirigées contre les étrangers, contre les familles en<br />

difficulté, contre les élèves en échec scolaire. Des poursuites systématiques ont entraîné de lourdes<br />

condamnations au terme de procès expéditifs. La surenchère législative sécuritaire se poursuit sans répit. Le<br />

projet de loi de lutte contre le terrorisme, les projets annoncés de loi sur la « prévention de la délinquance »<br />

et, à nouveau sur l’immigration, vont désigner une fois encore les mêmes boucs émissaires.<br />

Des ministres, des parlementaires et des élus déversent quotidiennement des propos scandaleux aux relents<br />

xénophobes : une dérive d'extrême droite menace nos libertés.<br />

Le gouvernement choisit de multiplier les réformes fiscales au bénéfice des plus privilégiés et prône la<br />

suppression des ZEP, l'apprentissage dès 14 ans et la privation d'allocations familiales aux familles qui en<br />

ont le plus besoin...<br />

La politique, entreprise par le gouvernement, de démantèlement des services publics, de privatisation, de<br />

licenciement, de chômage, conduit à plus de précarité et d'exclusion : une dérive ultra-libérale menace<br />

tous les droits sociaux.<br />

Nous refusons cette régression sociale et sécuritaire. Nous refusons qu’une logique de haine et de guerre<br />

sociale réponde à la révolte contre les discriminations et les inégalités. Nous voulons construire ensemble<br />

une autre perspective, celle de la défense des libertés et des droits sociaux, celle du rétablissement de<br />

l’égalité, celle du respect de tous les habitants de ce pays.<br />

C'est pourquoi nos organisations sollicitent une audience auprès du premier ministre :<br />

- pour demander la levée de l’état d’urgence et la garantie de nos libertés<br />

- pour l’arrêt des discriminations et le respect de l’égalité des droits<br />

- pour un « état d’urgence sociale »<br />

et appellent à un rassemblement :<br />

pour l'espoir et pour l'égalité<br />

Jeudi 15 décembre, à 18h30, devant l’hôtel Matignon<br />

(angle de la rue de Varennes et de la rue du Bac)<br />

A l’appel des AC !, Alternatifs, Alternative Citoyenne, ASDHOM, Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie (L'ACORT),<br />

l'Association 17 octobre 1961 contre l'oubli, Association Les Oranges, ATF, ATMF, CADAC, Cedetim, CNDF, Collectif féministes<br />

pour l'égalité (CFPE), Commission droits des femmes/féminisme du PCF, Commission Féminisme des Verts, Coordination antividéosurveillance<br />

d'Ile-de-France, CRLDHT, CSF, Droits devant !, Droit Solidarité, FASTI, FCPE, Fédération SUD éducation,<br />

Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR), Fondation Copernic, FSU, GISTI, JCR, LCR, Les Verts,<br />

Ligue des droits de l’Homme, Mouvement pour une Alternative Républicaine et Sociale (MARS), Mouvement des Jeunes Socialistes<br />

(MJS), Mouvement National des Chômeurs et Précaires, Mouvement de la Paix, MRAP, PCF, Peuple et Culture, Ras l'front,<br />

Rassemblement des Associations Citoyenne des Originaires de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens de Saint-Etienne, Réseau<br />

Féministe "Ruptures", Réseau No Pasaran, SCALP-Reflex, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Syndicat<br />

national des médecins de PMI, UJFP, UNEF, Union Syndicale Solidaires, Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens - Paris et Ilede-France<br />

(UTIT-PIDF), UNL.<br />

(Une délégation de nos organisations se rendra auprès des services du Premier ministre pour y porter nos exigences)<br />

66


Les suites de la « révolte des banlieues »<br />

Comprendre, soutenir, agir<br />

Les Alternatifs, 14 décembre <strong>2005</strong><br />

Guerre civile, révolte des banlieues, crise sociale ? Si la première expression, utilisée ou évoquée à<br />

l’extrême-droite ou dans certains media d’autres pays, peut immédiatement être écartée, les deux autres<br />

permettent de mieux approcher le réel. Le terme de banlieues est approprié puisque c’est surtout dans les<br />

communes périphériques, et moins dans les quartiers populaires situés à l’intérieur des grandes villes –<br />

comme Marseille ou Nice où l’usage du terme banlieues est inconnu-, que les phénomènes de " violences<br />

urbaines " se sont produits. Crise sociale ? Ce qui s’est produit en est le reflet, mais ne s’y réduit pas puisque<br />

les lieux concernés sont bien ces lieux excentrés qui accumulent la pauvreté, les discriminations et le<br />

désespoir.<br />

Mais la crise sociale est bien la toile de fond : l’aggravation brutale des inégalités s’ajoute au fait que que les<br />

quartiers populaires comme les banlieues n’ont été concernés qu’à la marge par la légère embellie de<br />

l’emploi du temps de la " gauche plurielle ". Revenons plus en arrière : plus de trente ans de politique quasicontinue<br />

d’austérité budgétaire ont considérablement limité les effets des politiques urbaines et de leurs<br />

dispositifs successifs, et il en est de même des politiques éducatives (ZEP). A cela s’est combinée une<br />

volonté délibérée de ne pas associer les populations concernées par ces dispositifs aux décisions qui les<br />

concernent. Pourtant, le co-pilotage des ZEP par les équipes éducatives, les parents et les familles, les<br />

travailleurs sociaux et les associations était défendu au départ, pas seulement par les autogestionnaires, mais<br />

par de plus amples secteurs et de réelles marges de manœuvre ont existé. Ce sont bien des choix politiques et<br />

des rapports de force défavorables (le reflux des années 80) qui ont aussi considérablement auto-limité toute<br />

dynamique des ZEP. L’instrumentalisation des associations par les pouvoirs publics et par les clans<br />

socialistes puis par la droite ont fait le reste.<br />

Cependant, l’autre élément, et il se combine au point précédent, est décisif : ce sont les discriminations. Ne<br />

pas en prendre la mesure, c’est en rien comprendre à ce qui s’est produit. Car leur existence insupportable et<br />

quotidienne a soudé très massivement les jeunes, bien au-delà de leurs origines : de multiples témoignages<br />

montrent que les jeunes, s’ils peuvent diverger dans leur appréciation des actes commis sur les biens et plus<br />

rarement les personnes de leurs propres quartiers, sont quasi-unanimes dans leur dénonciation des<br />

discriminations dont ils sont très massivement victimes, des contrôles au faciès aux propos dégradants et<br />

humiliants en passant par les stages et les emplois, le logement ou les loisirs. Quelques observateurs<br />

paresseux ont mis en avant le fait que les actes commis n’ont été le fait que de garçons. De nombreux<br />

témoignages révèlent une solidarité très forte exprimée par les filles, et un sentiment de révolte aussi fort<br />

chez les filles que chez les garçons. Chez les un-e-s comme chez les autres, ce qui l’emporte, c’est une<br />

politisation " en accéléré " pour une génération d’adolescents et de jeunes adultes, comme dans toute révolte<br />

ou tout mouvement social à une échelle de masse. Et cette politisation se traduit massivement par un signe<br />

d’égalité tracé de leur part, et explicitement, entre Sarkozy et Le Pen.<br />

On aura noté enfin que cette révolte n’a eu aucune expression de type confessionnel, religieux ou pseudoethnique.<br />

Ce n’est pas une surprise, mais cela pourrait faire réfléchir ceux qui à gauche avaient autrefois<br />

repris à leur compte les analyses ridicules et parfois délirantes, nullement innocentes, sur l’islamisation soidisant<br />

massive des jeunes de banlieue.<br />

Jeunes et moins jeunes, celles et ceux qui sont confronté-e-s aux inégalités et aux discriminations doivent<br />

d’abord recevoir notre soutien total. C’est le cas des populations des quartiers populaires et des banlieues qui<br />

les subissent de plein fouet, et qui pour beaucoup (tous les témoignages vont dans le même sens) ont<br />

parfaitement fait le lien entre leur situation concrète, l’arsenal répressif déployé, le racisme et le passé<br />

colonial de la France. L’état d’urgence et la loi sur l’histoire coloniale du 23 février <strong>2005</strong> ne sont pas passés<br />

inaperçus (de même que la peur du ministre de l’Intérieur face à la colère antillaise). Les propos ignobles de<br />

Sarkozy et des ténors de la droite sur la polygamie et le rap se sont ajoutés aux amalgames systématiques<br />

entre délinquance et immigration, aux propos sur les quotas. Ce racisme insupportable est la toile de fond de<br />

cette politisation. Voilà pourquoi il était hors de question de se situer sur le terrain, comme l’ont fait à gauche<br />

les sociaux-libéraux et les nationaux-républicains, du retour au calme, du retour à l’ordre ou des valeurs de la<br />

67


épublique…dans le prolongement direct du tournant sécuritaire du PS sous la houlette du trio Dray-Vaillant-<br />

Jospin. Car dans le contexte actuel, et même si nous n’avons pas à encourager ou à appuyer les dégradations<br />

sur les biens ou les personnes, l’appel au retour au calme ou à l’ordre même républicain, cela veut dire le<br />

retour à l’ordre social existant, celui des inégalités et des discriminations, celui de la république bourgeoise.<br />

Faut-il rappeler que celle-ci n’est ni la république sociale ni la république autogérée ?<br />

Comprendre, soutenir, agir aussi. Et l’action ne peut au aucun cas se limiter à la dénonciation des politiques<br />

répressives mises en place ou aggravées à l’occasion.<br />

Certes, celle-ci est indispensable et on ne dira jamais assez l’humiliation et la peur subies par des quartiers<br />

entiers tétanisés, des enfants aux vieillards, par le ballet des hélicoptères aux projecteurs longuement braqués<br />

sur des façades d’immeubles, y compris en haut des tours et sans aucun rapport avec quelque incident que ce<br />

soit. Ce n’est pas le fascisme, mais il est difficile de ne pas y penser et la réflexion du congrès des Alternatifs<br />

sur la mise en place d’un capitalisme autoritaire est de pleine actualité. Dénonciation indispensable donc,<br />

mais pas suffisante : c’est aussi une orientation politique qu’il nous faut construire et proposer, avec des<br />

propositions immédiates et transitoires dans tous les domaines : le logement, l’éducation, la politique de la<br />

ville, les transports en particulier. Ce n’est pas dans une optique d’égalité des chances, qui n’a aucun sens<br />

dans notre société, mais bien d’égalité des droits, ce qui est tout différent, et requiert mobilisation citoyenne<br />

et projet politique.<br />

Au-delà des dispositions radicales contre le racisme et les discriminations qui lui sont liées, il faut, de ce<br />

point de vue, ouvrir le débat sur les dispositifs, non pas de discrimination positive " ethnico "-confessionnelle<br />

à la Sarkozy, mais d’action positive, dans une optique à la fois immédiate et transitoire, dans l’esprit de ce<br />

qu’auraient pu être les ZEP (corriger en redistribuant : donner plus à ceux qui ont moins) à l’échelle des<br />

quartiers, en même temps que cette redistribution des richesses se fait globalement aussi dans le cadre d’une<br />

politique économique et fiscale alternative.<br />

Pour les jeunes –et les moins jeunes- des quartiers populaires et des banlieues, il n’y a pas plus de raccourci<br />

politique, en terme de projet et de perspectives, que pour d’autres. Mais sans eux et sans elles, aucun bloc<br />

social pour le changement n’est possible. Leur politisation n’a pas de traduction politique, d’autant plus que<br />

quelques retombées des révoltes de novembre, telles que le rétablissement des crédits aux associations ou<br />

l’annonce d’une relance des ZEP, peuvent laisser croire que ces révoltes sont nécessaires puisque l’action<br />

politique traditionnelle -en particulier après le référendum-, elle, ne débouche en apparence sur rien. Nul ne<br />

peut donc dire aujourd’hui ce sur quoi cette politisation débouchera demain. Mais elle ne restera pas sans<br />

effets.<br />

L’auto-organisation associative et citoyenne, la formation de cadres politiques spécifiques ou l’adhésion à<br />

des forces politiques existantes ne sont pas des perspectives contradictoires entre-elles. Agir, c’est avoir aussi<br />

cela en tête et continuer, dans une optique de citoyenneté active et d’autogestion, d’exiger, de manière<br />

complémentaire aux propositions à élaborer dans les domaines évoqués plus haut, la citoyenneté de résidence<br />

pour toutes et tous, la mise en route de budgets participatifs à l’échelle locale et l’association de toutes et de<br />

tous aux décisions qui les concernent.<br />

68


Contre l'Etat d'urgence - Pour l'urgence sociale<br />

Maison des Ensembles, 13 décembre <strong>2005</strong><br />

c/o CDSL, 3 cité Debergue 75012 Paris – mde@precarite.org<br />

Les révoltes qui se sont déroulées dans de nombreuses villes de banlieue sont révélatrices d'une insécurité<br />

sociale grandissante : difficulté d'accéder à l'emploi et de le conserver ; précarité du salaire avec la<br />

suppression des indemnités pour les chômeurs (l'Unedic est encore la cible du Medef dans les négociations<br />

actuelles) ; précarité du logement (spéculation et flambée des loyers), de l'accès aux soins, du séjour pour les<br />

sans-papiers, etc.<br />

La mise en place de l'Etat d'urgence correspond à une double logique :<br />

- mater les pauvres par la force au lieu de corriger les inégalités sociales grandissantes qui sont à l'origine de<br />

la révolte ;<br />

- diviser pour mieux régner : faire passer ce qui est un affrontement social pour un affrontement racial ou<br />

civilisationnel en mettant en accusation l'« étranger ». Malgré l'évidence (les révoltes sont dues à la pauvreté<br />

et au harcèlement policier, et ce sont majoritairement des jeunes Français qui y ont pris part), sont mis en<br />

accusation l'islam, la polygamie, les descendants d'immigrés d'Afrique. Avec des relents néocoloniaux et<br />

fascistes encouragés par certains médias, politiciens et autoproclamés « intellectuels ».<br />

Contre la précarisation de nos droits et l'état d'urgence, donnons-nous les moyens de résister !<br />

La Maison des Ensembles :<br />

- Refuse cette manipulation grossière qui vise à diviser les pauvres pour mieux les exploiter. Nos ennemis<br />

sont ceux qui touchent des salaires faramineux, ceux qui voient leurs impôts baisser alors que leurs profits<br />

grandissent, ceux qui délocalisent, ceux qui votent des lois pour diminuer ou supprimer nos retraites, nos<br />

protection santé, les droits protégeant les travailleurs, l'accès à l'éducation et aux services publics, des lois<br />

pour restreindre les libertés publiques, etc.<br />

- Nous lutterons contre l'évolution d'une société qui réprime, contrôle, punit, assure une sécurité maximale<br />

aux riches, et privatise, précarise, entraînant une insécurité maximale pour les pauvres.<br />

- La Maison des Ensembles sera reconstruite comme outil de lutte par et pour les opprimés, mais aussi<br />

d'expression de nos cultures et d'accession au savoir, où associations, collectifs, syndicats, travailleront<br />

ensemble.<br />

La MDE appelle par ailleurs à l'amnistie de tous les jeunes interpellés dans le cadre des révoltes sociales de<br />

novembre <strong>2005</strong>.<br />

MDE : AC !, CNT union régionale parisienne, CDSL (Comité des sans-logis), Commune libre d'Aligre,<br />

DAL, Droits devant !, Souriez vous êtes filmés, SUD spectacle<br />

Organisations appelant à la manif : Apeis ; Collectif A toutes les victimes ; Coordination 93 de lutte pour les<br />

sans-papiers ; SUD étudiant ; Luc Destoumieux pour SUD rail PRG.<br />

La Maison des Ensembles fut inaugurée le 15 décembre 1996, dans la bourse du travail du 3/5 rue d'Aligre.<br />

Jusqu'en 1999, elle a été un lieu de lutte et de rencontre populaire, solidaire, social, culturel, citoyen. Elle a<br />

été au coeur des mobilisations contre le chômage, de la naissance de médias alternatifs, elle a mis en place<br />

des universités populaires, des fêtes permettaient à tous de s'y retrouver... Lorsqu'elle a été fermée parce que<br />

les locaux devaient être rénovés, les élus de gauche - plus tard Delanoé en campagne en 2001, puis lors des<br />

compte rendus de mandat de 2004 et <strong>2005</strong> - nous ont assuré qu'ils redonneraient à la MDE les moyens de<br />

poursuivre ses activités. C'est pourtant une fin de non-recevoir qui nous a finalement été opposée lorsque<br />

nous avons rappelé leurs promesses aux élus. Nous, associations, collectifs et syndicats de la MDE, nous<br />

voulons faire vivre de nouveau ce lieu de convergence entre nos organisations, entre nos luttes, pour nous<br />

donner les moyens de riposter efficacement à l'offensive sociale contre nos droits.<br />

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Appel pour une amnistie des révoltés de novembre<br />

Petition : http://www.samizdat.net/<br />

lundi 12 décembre <strong>2005</strong><br />

Durant les trois semaines de troubles du mois de novembre, les condamnations qui se sont abattues sur les<br />

révoltés des banlieues, ou présumés tels, ont été prononcées dans un climat de surenchère médiatique et<br />

politique. Beaucoup d’observateurs présents aux audiences, d’avocats et de journalistes ont noté la lourdeur<br />

des peines (3 mois ferme pour avoir montré ses fesses !) et l’identification hasardeuse des « coupables. » Des<br />

jeunes qui ont toujours vécu en France sont menacés d’expulsion. Les défauts habituels d’une justice à la<br />

chaîne on été ici gravement multipliés.<br />

Au malaise que suscite cet emballement de la machine à punir, vient s’ajouter la constations d’un étrange<br />

paradoxe. Certes, les destructions (de véhicules et de bâtiments), n’ont pour principal effet que de rendre<br />

encore plus difficile la vie dans les quartiers populaires. Mais il faut remarquer que, si le gouvernement s’est<br />

aujourd’hui décidé à rendre, au moins en partie, les subventions de soutien aux banlieues qu’il avait<br />

supprimées, c’est bel et bien grâce au signal d’alarme qu’a été cette révolte.<br />

Quoi que racontent des politiciens qui ont fait de la surenchère sécuritaire leur fonds de commerce, les<br />

révoltes de novembre furent une manifestation de colère sociale, sans plan prémédité, sans manitou<br />

manipulateur. Quel que soit le sentiment de rejet que provoquent chez beaucoup les formes prises par cette<br />

colère, sa légitimité est implicitement reconnue par la société, où l’on débat incessamment du « malaise des<br />

banlieues. » La répression est l’aveux de faiblesse d’une classe politique déboussolée, qui ne compte plus<br />

que sur la prison et la régression sociale (apprentissage à 14 ans et chasse aux immigrés) pour résoudre les<br />

aspects les plus brûlants de la question sociale.<br />

Nous pensons, nous, qu’un signal de solidarité doit être adressé aux cités, pour sortir de cette spirale d’une<br />

stigmatisation encore aggravée par la réactivation d’une loi coloniale et par le couvre-feu.<br />

Il faut sans tarder amnistier tous les condamnés des révoltes de novembre.<br />

PREMIERS SIGNATAIRES :<br />

Jean-Pierre Bastid, écrivain ; Eric Benveniste, éditeur ; Olivier Besancenot, postier, porte parole de LCR ;<br />

Maria Bianchini, professeur des écoles ; Rémi Boyer ; Yves Coleman, traducteur ; Gérard Delteil,<br />

écrivain ; Hervé Delouche, éditeur ; Alain Dugrand, écrivain ; Jimmy Gladiator, écrivain, retraité de<br />

l’éducation nationale ; Frédéric Goldbronn, cinéaste ; Odile Henry, sociologue ; Olivier Hobé, poète ;<br />

Alain Krivine,journaliste, porte parole de LCR ; Brigitte Larguèze, sociologue ; Jean-Paul Lajarrige ;<br />

Jérôme Leroy, écrivain et professeur en ZEP depuis 16 ans ; Jean-Pierre Masse, sociologue ; Fabienne<br />

Messica, journaliste ; François Muratet, écrivain ; Fabrice Pascaud ; Gilles Perrault, écrivain ; Michel<br />

Pialoux, sociologue ; François Pinto, correcteur ; Alain Pojolat, syndicaliste ; Laurence Proteau,<br />

sociologue ; Serge Quadruppani, écrivain et traducteur ; Maurice Rajfus, écrivain ; Ody Saban, artistepeintre<br />

; Sud-Education Paris<br />

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Pour l'amnistie des jeunes émeutiers<br />

Département de philosophie de l'Université Paris 8, 7 décembre <strong>2005</strong><br />

Le département de philosophie de l'Université Paris 8, constatant le harcèlement sécuritaire actuel, les<br />

procédures de justice expéditive, la mort de deux jeunes à Clichy-sous-bois, le déchaînement législatif<br />

liberticide institué par l'état d'urgence, les calomnies à l'égard des condamnés, l'évanouissement de la<br />

présomption d'innocence et l'afflux de déclarations xénophobes de la part de représentants de l'Etat, appelle<br />

toutes les instances universitaires de Paris 8 à exiger auprès des autorités compétentes des mesures d'amnistie<br />

pour les jeunes incarcérés durant les émeutes ainsi que la levée immédiate de l'état d'urgence.<br />

Motion votée par le département de philosophie le 7 décembre <strong>2005</strong><br />

71


Violences urbaines... Violences sociales : assez d’hypocrisie !<br />

Appel des collectifs de Vaulx en Velin, 6 décembre <strong>2005</strong><br />

Ces dernières semaines nous avons assisté à la révolte des jeunes issus des classes populaires.<br />

Face à cela, le gouvernement a répliqué par une surenchère sécuritaire et policière. Nous savons tous que<br />

cette révolte est le fruit d’une importante dégradation sociale, dont les conséquences se concentrent dans les<br />

banlieues, depuis de nombreuses années : chômage massif, accroissement inexorable de la précarité,<br />

appauvrissement d’une part toujours plus grande de la population, dégradation des conditions de logements,<br />

violences policières à répétition.<br />

Qu’offrent ces politiques successives aux jeunes ? Du mépris et un déterminisme social que l’école seule n’a<br />

pas les moyens d’enrayer.<br />

La seule réponse concrète faite à ces jeunes est la multiplication des mesures sécuritaires avec notamment la<br />

réactivation d’une loi de 1955, utilisée pendant la guerre d’Algérie, permettant au gouvernement d’imposer<br />

des couvre-feux qui sont une véritable atteinte aux libertés individuelles, mais aussi d’accroître les pouvoirs<br />

de la police et des préfets (perquisition la nuit, interdiction de réunions, de soirées<br />

De plus, l’insistance sur les reconduites à la frontière (en charter) comme les discriminations au quotidien<br />

entretiennent les idées racistes. Enfin les déclarations de Villepin sur l’école, au lieu d’être porteuses d’espoir<br />

pour ces jeunes, deviennent un prétexte pour appliquer les aspects les plus rétrogrades de la loi Fillon,<br />

unanimement rejetée par l’ensemble de la communauté éducative.<br />

Le collectif "On Vaulx mieux que ça" a animé plusieurs débats sur des questions importantes pour nos vies<br />

comme la casse de la sécurité sociale, la marchandisation des services publics dont les populations<br />

défavorisées sont les premières bénéficiaires, ou encore le chômage de masse et l’accroissement de la<br />

précarité dans le travail (comme c’est le cas avec le Contrat Nouvelle Embauche). Toutes ces mesures ont<br />

conduit aux reculs des conquêtes sociales et à des coupures graves dans le système de solidarité. Une autre<br />

conséquence tout aussi grave est la perte de différentes formes de solidarités, de résistances et de<br />

mobilisation dans les quartiers de banlieue mais ailleurs aussi, notamment dans les entreprises où la<br />

répression s’exerce à l’encontre des militants syndicaux.<br />

Les Vaudais en ont assez de l’injustice !<br />

A l’issue de la réunion publique "les Vaudais en ont assez de l’injustice", organisée le mercredi 23 novembre<br />

à Vaulx-en-velin, nous nous sommes posées deux qusstions :<br />

* comment arrive-t-on à cette situation et à ces explosions ?<br />

* quels outils construire qui s’opposent à cette logique de désintégration des valeurs de solidarité et d’action<br />

collective ?<br />

Dans ce sens nous appelons à se rassembler :<br />

Rassemblement place Guy Mocquet à Vaux-en-Velin<br />

Samedi 7 janvier de 10h à 13h<br />

(au Mas du taureau, devant le local du Collectif des privés d’emploi et précaires) pour dénoncer les violences<br />

sociales et les mesures sécuritaires (prises de parole, intervention théâtrale, projection vidéo, stand convivial<br />

thé/café...)<br />

Collectif « On Vaulx Mieux que ça », Collectif des Privés d’Emploi et Précaires, CGT (Union Locale, Syndicat des<br />

Municipaux, ENTPE), SUD-EDUC, PAS 69, CNT-EDUC, AGORA, EPI, CNL, des Parents d’élèves et des habitants<br />

solidaires.<br />

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Le Collectif état d’urgence pour une solidarité avec les jeunes inculpés<br />

Collectif Etat d’urgence de Lyon, décembre <strong>2005</strong> - collectifetatdurgence@no-log.org<br />

Un collectif de soutien inconditionnel aux jeunes inculpés et condamnés des quartiers de l’agglomération<br />

lyonnaise s’est créé le 11 novembre. Il a pris comme nom : "Collectif état d’urgence". Une première réunion<br />

s’est tenue mardi 15 novembre à Lyon. C’est un collectif qui débute, de nombreuses discussions et échanges<br />

très intéressants ont eu lieu, différents groupes de travail sont déjà mis en place afin de concrétiser plusieurs<br />

initiatives.<br />

- D’abord, s’organiser pour participer aux comparutions immédiates au palais de justice, aux procès, et<br />

éventuellement tenter de rencontrer les familles qui attendent la présentation au juge pour les mineurs. Et<br />

ainsi essayer d’apporter un soutien aux inculpés, aux condamnés qu’ils aient reconnus les faits lors des<br />

émeutes dans les quartiers, ou, qu’ils soient victimes d’arrestation par la police alors qu’ils étaient innocents<br />

et qu’ils n’avaient rien à voir avec ce qu’il leur est reproché. Les condamnations sont très lourdes, souvent de<br />

prison ferme, ce qui n’aurait pas été le cas avant ce climat d’exception actuel.<br />

- Aussi, créer un lien avec les quartiers et permettre une parole aux jeunes qu’on leur refuse la plupart du<br />

temps, la situation de précarité, de discriminations et de contrôle social répressif ne pouvant aller qu’en<br />

s’empirant dans le système libéraliste actuel.<br />

- Et enfin, refuser le vertige sécuritaire, la médiatisation de la peur, les violences policières, celles-ci<br />

couvertes très souvent par la justice, les lois répressives, "l’état d’urgence", et l’installation d’un état policier.<br />

Exiger de surseoir aux poursuites et aux peines prononcées pour les émeutiers ou soit-disant émeutiers.<br />

« La jeunesse des quartiers s’est révoltée, cette réaction est tout à fait légitime. La révolte n’est pas un crime<br />

et l’acte d’insoumission est déjà un acte politique. »<br />

Lors du rassemblement devant la préfecture du 17 novembre, des personnes présentes sont allées<br />

spontanément à l’entrée du palais de justice alors que sortaient des familles en pleurs, suite aux verdicts très<br />

lourds venant d’être prononcés. Un rassemblement important a été organisé par le collectif le 18 novembre<br />

devant le palais de justice. Il a été suivi, le soir-même, d’une réunion à laquelle a participé une famille de<br />

Meyzieu, commune où trois jeunes majeurs ont été incarcérés. Aussitôt, la décision a été prise d’un<br />

rassemblement le lendemain matin à la mairie de Meyzieu, avec les habitants du quartier qui ont pris euxmêmes<br />

les choses en main pour demander la libération de ces trois jeunes. Une nouvelle réunion s’est tenue à<br />

Meyzieu le 21 novembre pour faire le point. Depuis l’un d’eux a été libéré, et la lutte continue pour obtenir<br />

celle des deux autres.<br />

Pour eux et pour tous les autres, le "Collectif état d’urgence" entend se faire connaître et mettre en place une<br />

solidarité concrète sur le terrain avec les familles, les inculpés et les associations. Pour échanger sur la<br />

situation dans l’agglomération lyonnaise, avec les informations que le collectif a pu rassembler, deux autres<br />

rencontres ont eu lieu en ville. N’hésitez pas à venir débattre avec nous, à proposer vos initiatives et<br />

participer aux groupes de travail, ou tout simplement faire acte de présence afin de vous renseigner.<br />

La prochaine réunion du COLLECTIF ETAT D’URGENCE aura lieu le MARDI 6 DÉCEMBRE à 20h, au<br />

local d’AC !, 37 cours de la République à Villeurbanne.<br />

Contacts : collectifetatdurgence@no-log.org<br />

73


Le gouvernement doit mettre fin à l’état d’urgence<br />

Communiqué commun (LDH), 30 novembre <strong>2005</strong><br />

L’état d’urgence, mesure d’exception héritée de la période coloniale, a envoyé un signal désastreux à la fois<br />

aux populations discriminées et à tous ceux qui, notamment au gouvernement et dans la majorité,<br />

n’attendaient que l’occasion de libérer une parole xénophobe. Il n’a eu dès lors, comme on pouvait le<br />

prévoir, que des effets négatifs : la véritable urgence n’est pas sécuritaire mais sociale.<br />

Aujourd’hui, chacun peut constater qu’aucune des raisons avancées pour expliquer l’institution de l’état<br />

d’urgence ne subsiste. Son maintien est à l’évidence totalement injustifié et très probablement illégal. Il a<br />

pour seul effet, sinon pour seul objet, d’habituer la population française à vivre sous un régime durable de<br />

graves restrictions des libertés publiques.<br />

Les organisations soussignées demandent au gouvernement, conformément aux engagements pris devant le<br />

Parlement lors du vote des 15 et 16 novembre, de mettre fin sans délai à l’application de l’état d’urgence.<br />

Signataires : Signataires : Act Up-Paris, AFJD, Les Alternatifs, Alternative citoyenne, Alternative libertaire,<br />

Association des citoyens originaires de Turquie (ACORT), Association 17 octobre 1961 contre l’oubli,<br />

Association des Tunisiens en France, ATMF, Une autre voix juive, CADAC, Cedetim-<strong>Ipam</strong>, CNDF, Collectif<br />

« Femmes de droit, droit des femmes », Convention pour la 6 ème République, Coordination<br />

Antividéosurveillance d'Ile-de-France, CRLDHT, CSF, Droits devant!, Droit au logement, Droit Solidarité,<br />

FASTI, FCPE, Fédération anarchiste, Fédération SUD-Education, Fédération des Tunisiens pour une<br />

Citoyenneté des deux Rives (FTCR), FSU, GISTI, LCR, Les Verts, Ligue des droits de l’Homme, MARS,<br />

Mouvement des Jeunes Socialistes, Mouvement National des Chômeurs et Précaires (MNCP), Mouvement de<br />

la Paix, MRAP, PCF, Rassemblement des associations citoyennes de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens<br />

de Saint-Etienne,Re-So (Réformistes et solidaires), Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la<br />

Magistrature, UJFP, UNEF, Union démocratique bretonne (UDB), Union syndicale Solidaires,UNL, UTIT-<br />

PIDF<br />

74


La marmite des banlieues fait sauter le couvercle<br />

20 ans sur le feu… et c’est cuit !<br />

par CQFD - http://www.cequilfautdetruire.org/<br />

28 novembre <strong>2005</strong><br />

Il y a vingt ans déjà, on se disait : ça va péter. Aujourd’hui, ça pète. Il y a vingt ans, un ministre saluait le<br />

tabassage à mort de Malik Oussekine en déclarant : « La police a bien fait son travail. » Aujourd’hui,<br />

l’excellent travail de la police a mis le feu au pays. Il y a vingt ans, la France décrétait l’état d’urgence en<br />

Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, c’est couvre-feu en métropole. Il y a vingt ans, les immigrés bâtisseurs<br />

des trente Glorieuses se faisaient jeter de leurs usines. Aujourd’hui, ce sont leurs enfants qui présentent la<br />

note. Et elle est salée.<br />

Scène de l’ordre républicain à Clichy-sous-Bois. On est quelques jours après la mort de Bouna et Zyed, deux<br />

gamins qui ont eu le tort de croiser le chemin de la police. Une voiture de police, justement, stationne au bas<br />

d’un immeuble. Tout près, il y a deux flics en civil armés de flash- balls.<br />

L’un d’eux prend en joue un jeune en survêt’ en train de s’éloigner et lui tire dans le dos à bout portant. Pan !<br />

Le bruit de la détonation fait bouger la main du gars qui filme la scène depuis son balcon. « Il est chaud ! »,<br />

lâche à voix basse le vidéaste amateur, en parlant du policier en train de recharger son canon. Puis on les<br />

voit, lui et son collègue, qui se mettent à courir en tous sens pour en aligner d’autres, comme à la chasse aux<br />

canards. Pan ! Pan ! Ce petit film, qui a vite circulé sur le web [1], donne un aperçu de ce à quoi les<br />

« émeutiers » ont affaire. Non à une défense de la loi, mais à une force d’occupation. Le rôle prééminent<br />

qu’on assigne aux policiers et l’impunité qu’ils reçoivent font d’eux des hommes dangereux. Quand leur<br />

ministre mugit qu’il va « débarrasser » les quartiers de leurs « racailles », on s’étonne que celles qui portent<br />

un uniforme ne se sentent pas visées. L’affaire de Clichy en dit long. Que des gamins qui n’ont rien fait de<br />

mal paniquent devant un contrôle « de routine » au point de courir se cacher dans un transformateur EDF dit<br />

bien la confiance que la police inspire dans les quartiers. Ça n’a pas loupé : dans la foulée de leur<br />

électrocution, le Premier ministre et son comparse de l’Intérieur ont aussitôt chargé les deux mômes en les<br />

présentant comme les auteurs présumés d’un « cambriolage ». Puis, apprenant que les deux mômes<br />

revenaient d’un match de foot au moment de tomber sur la patrouille, les mêmes Villepin et Sarkozy ont<br />

assuré sans rire que la police n’y était pour rien, forcément, puisqu’elle n’avait aucun reproche à faire à ces<br />

enfants ! Cette pantalonnade a soulevé des tonnes de glose, assortie de controverses théologiques sur la<br />

rivalité entre les deux coqs de l’UMP.<br />

On a juste oublié que le bon gros mensonge pour blanchir la police relevait d’un réflexe très ancien. Pour<br />

couvrir leurs agents trop débridés, les gouvernants n’y sont jamais allés du bout de l’ombrelle. Une pensée<br />

pour Robert Pandraud parlant de Malik Oussekine, matraqué à mort par des policiers en décembre 1986 :<br />

« Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais d’aller faire le con dans les manifs. » Ou pour le ministre<br />

PS de l’Intérieur Philippe Marchand parlant d’Aïssa Ihich, mort en garde à vue après son tabassage par trois<br />

policiers en mai 1991 : « Rien ne permet d’accuser qui que ce soit d’une erreur, d’un manquement ou d’une<br />

faute. »<br />

Ou pour Jacques Toubon, ministre RPR de la Justice, parlant de la mort d’un enfant yougoslave de 7 ans tué<br />

d’une balle policière dans le dos en août 1995 : « Ce fonctionnaire n’a fait que son devoir. » Ou encore pour<br />

le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement parlant d’Abdelkader Bouziane, tué par un policier d’une<br />

balle dans la nuque en décembre 1997 : « Les policiers ont agi en état de légitime défense. » À chaque fois,<br />

c’est la même rengaine. Sarkozy aura beau faire son monstre de foire devant les médias hébétés, il n’est dans<br />

cette affaire que l’héritier de ses prédécesseurs. Mais ce sont surtout des choix politiques vieux de plusieurs<br />

décennies qui aujourd’hui se prennent une rouste. Ils pourraient se résumer en deux chiffres : d’un côté, les<br />

75 milliards d’euros de bénéfices annoncés pour <strong>2005</strong> par les entreprises cotées au CAC 40 ; de l’autre, les<br />

10 petits millions d’euros alloués pour <strong>2005</strong> à la toute nouvelle et très ambitieuse « Haute autorité de lutte<br />

contre les discriminations et pour l’égalité »... Un gros lot du Loto pour tous les inégaux discriminés. Et dire<br />

qu’ils s’insurgent, les ingrats !<br />

75


C’est la monnaie d’une très veille pièce qu’aujourd’hui la France se prend dans les gencives. En novembre<br />

1971, à propos de la main-d’œuvre immigrée qui représentait 88 % de son personnel, le caïd du BTP Francis<br />

Bouygues expliquait : « Nous ne pouvons pas la former parce que si nous la formons, nous n’avons pas<br />

l’espoir de la conserver. [...] Ces gens-là sont venus en France pour gagner de l’argent. Et à partir de là, il<br />

leur est égal de travailler douze heures par jour et même seize heures l’été quand ils le peuvent. » Une fois<br />

qu’on eut sonné la cloche des trente Glorieuses et bien pressé le jus de « ces gens-là », on s’avisa qu’on<br />

n’avait plus besoin d’eux. Alors on les abandonna à leur usure précoce et à leurs quartiers-dortoirs. Le<br />

pouvoir économique, qui s’exprimait jusqu’alors dans les bureaux de recrutement et les gueulantes des<br />

contremaîtres, se manifesterait dorénavant dans les charrettes de licenciements et la discrimination à<br />

l’embauche. On avait fait trimer les vieux, on laisserait croupir leurs enfants. Et quand ces derniers<br />

commencèrent à réclamer des comptes, on inventa la politique de la Ville et les paniers de basket.<br />

Après les trente Glorieuses, les trente Merdiques. Immanquablement, à chaque nouvelle émeute, à chaque<br />

nouvelle étape de la dégringolade, on jeta une nouvelle poignée de cacahuètes dans les cages du zoo, sans<br />

oublier d’en renforcer les grilles et les rondes de gardiennage. De ces entassements de béton, le génie<br />

français sut tirer profit, malgré tout, en les quadrillant de zones franches hideuses mais à forte plus-value.<br />

Comme disait en substance un jeune interrogé sur Arte le 5 novembre, devant les ruines encore fumantes<br />

d’un dépôt de moquettes : « Toutes ces entreprises se sont installées ici en zone franche. Elles ne paient pas<br />

d’impôts parce que le quartier a mauvaise réputation. Ils se font des thunes sur notre dos mais refusent de<br />

nous donner du boulot ! »<br />

L’illusion a duré longtemps. Aujourd’hui elle s’effondre, mais beaucoup s’y cramponnent encore. La gauche<br />

réclame à grands cris la restauration de « la police de proximité », fierté des années Jospin, dans le pathétique<br />

espoir que les parqués se rabibochent avec leurs gardiens. La droite, elle, fait son travail de droite. Début<br />

octobre, pendant que le gouvernement taillait dans l’impôt sur les grandes fortunes et intensifiait la<br />

pénalisation des chômeurs, on apprenait que les subventions accordées aux associations de soutien scolaire<br />

avaient baissé de 20 %. Frappé au ventre, le tissu associatif des quartiers se bat pour sa survie. Trois<br />

exemples tout récents : à la Courneuve (93), l’État a coupé les vivres à l’association Africa, qui assurait<br />

depuis dix-sept ans un gros boulot d’accompagnement scolaire, d’alphabétisation et d’émancipation. À<br />

Stains (93), il a sucré sa subvention à l’association de chômeurs Apeis. À Sarcelles (95), les crédits publics<br />

aux associations ont fondu de 20 % par an depuis 2003. Ça économise des sous, mais ça multiplie les gens en<br />

pétard. C’est pourquoi le 7 novembre, sur TF1, alors que l’armée se mettait en état d’alerte, un Villepin aux<br />

abois annonçait le rétablissement des subventions que ses services avait supprimées. Comme dit l’adage :<br />

gouverner, c’est prévoir. Dans la foulée, promesses de bourses « au mérite » et de stages en entreprise dès 14<br />

ans... Il a tout compris.<br />

Pourtant, peu à peu, même dans les médias les plus atteints par la myxomatose sécuritaire, la conscience<br />

émerge que cette foudroyante épidémie de cocktails Molotov ne tombe pas du ciel. Que la fumée qui<br />

s’échappe des carcasses brûlées emporte aussi une exigence de justice. Que ces jeunes qui emmerdent tout le<br />

monde ont aussi des choses à dire et une douloureuse à présenter. Ils détruisent et ils crament des maternelles<br />

aussi bien que des banques, dans un mélange de colère et de jubilation.<br />

Parfois ils cognent sur les plus faibles. Indéfendables et infréquentables, à force de n’être ni fréquentés ni<br />

défendus. Que leur reste-t-il ? Une pétition à signer, un parti politique à rejoindre ?<br />

L’espoir d’obtenir du mieux de la part d’un pouvoir qui depuis des décennies - et plus encore ces dernières<br />

années et derniers mois - se contrefout des revendications sociales, qu’elles viennent des salariés, des<br />

retraités, des précaires, des mal-logés, des chômeurs, des sans-papiers, des lycéens et même des électeurs ?...<br />

Jusqu’à voir confirmée cette remarque de Wilhelm Reich : « La question n’est pas de savoir pourquoi il y a<br />

des gens qui jettent des pierres sur la police, mais plutôt pourquoi il y en a si peu. » Mais les réflexes<br />

pavloviens ont la vie dure. « Cités : la thune, le sexe et la loi du plus fort », titrait encore Le Point après<br />

l’embrasement de Clichy. Il est vrai que la thune, le sexe et la loi du plus fort sont notoirement absents des<br />

beaux quartiers, comme ils sont étrangers aussi au monde des médias, et plus particulièrement au Point,<br />

propriété du caïd milliardaire et chiraquien François Pinault. Il faut croire que les émeutiers ne lisent pas<br />

beaucoup Le Point : à l’heure où nous mettons sous presse, le siège de l’hebdomadaire était, lui, toujours<br />

intact.<br />

76


Envolée xénophobe sous prétexte de révoltes banlieusardes<br />

Communiqué du Gisti<br />

Paris, le 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Il n'aura pas fallu beaucoup de temps pour que le ministre de l'intérieur fasse l’amalgame entre immigration<br />

et révolte de certains jeunes des banlieues. Mais pour qui veut à toute force éviter d’assumer l’écrasante<br />

responsabilité de dizaines d’années de politiques désastreuses sur l’embrasement récent des quartiers<br />

défavorisés, tous les moyens sont bons. Une fois de plus, les étrangers sont donc désignés comme les<br />

premiers acteurs des troubles, en dépit de chiffres officiels selon lesquels 6 à 8 % seulement des personnes<br />

interpellées n’étaient pas françaises. Comme il sied à Nicolas Sarkozy qui aime à vendre, depuis ses<br />

minuscules retouches de novembre 2003, l'idée qu'il a tiré un trait sur la double peine, l’un des premiers<br />

emplâtres trouvé par son ministère contre ces violences est d'éloigner et d'interdire du territoire français ceux<br />

qui, parmi les personnes interpellées, se révèlent ne pas avoir la nationalité française.<br />

La pertinence, la réalité et la légalité de cette annonce interrogent. Elle permet en tous cas de vérifier que la<br />

double peine n’a pas été abrogée, comme M. Sarkozy ne cesse de le crier sur les toits. Le dispositif légal ne<br />

prohibe pas tout départ forcé, expulsion et interdiction du territoire français, pour des jeunes ayant leurs<br />

attaches en France. La protection concerne les mineurs et les seuls jeunes arrivés en France avant l’âge de 13<br />

ans, à condition qu’ils soient en mesure de justifier qu’ils y résident depuis. Par ailleurs, l’expulsion reste<br />

possible face à certains comportements. Il suffit donc au ministère de l’intérieur, s’il persiste dans sa volonté<br />

de bannir du territoire les jeunes étrangers impliqués dans les émeutes, de s’engouffrer dans les exceptions<br />

prévues par le texte (« actes de provocation explicite et délibérée à la haine ou à la violence contre une<br />

personne déterminée ou un groupe de personnes »), par une interprétation contestable des faits et sur la base<br />

d'une conception restrictive des catégories dites « protégées ». Le ministre de l’intérieur risque effectivement<br />

d’user de son pouvoir en expulsant certains jeunes normalement protégés, et il y a fort à parier que, dans la<br />

plupart des hypothèses, la mesure sera censurée par le juge administratif. Exécutée ou non, la décision<br />

ministérielle était théâtrale et l’effet psychologique réussi. Une partie importante de l’opinion, convaincue<br />

que les violences faites aux biens sont l’œuvre d’une immigration mal maîtrisée, retiendra que les fauteurs de<br />

troubles ont été chassés.<br />

Nouveaux coups contre l'immigration familiale<br />

Comme on le craignait, la situation actuelle est largement instrumentalisée et va à terme légitimer de<br />

nouvelles restrictions aux droits des étrangers. En effet, au-delà de cette seule question de la double peine,<br />

dont la réactivation (ou le simple spectre) accentuera encore le sentiment d'exclusion et de discrimination, il<br />

est évident que la course entamée par certains candidats à la candidature présidentielle va conduire à une<br />

surenchère et à la désignation de boucs émissaires. Le ministre de l'intérieur, salué par l’extrême droite, a<br />

déjà les siens : les étrangers. Il ne manquera pas de profiter des derniers événements pour asseoir son<br />

nouveau projet de loi relatif à l'immigration qui se préparait depuis plusieurs semaines. Il y est question une<br />

nouvelle fois de mieux maîtriser une immigration familiale, sous-entendue actuellement trop permissive, en<br />

durcissant encore conditions de ressources, contrôle du logement et précarisation du séjour des membres de<br />

famille. Comme décidément l'Europe est à l'unisson du gouvernement français, il pourrait à cette occasion<br />

tirer parti d’une directive européenne du 22 septembre 2003 de façon à limiter le nombre des bénéficiaires,<br />

en excluant ou en soumettant à condition la venue des enfants âgés de plus de 12 ans. On connaît et on<br />

entend d'ores et déjà la chanson : l'âge d'arrivée en France est un facteur d'intégration, et donc plus on arrive<br />

tard, moins on a des chances d'y trouver sa place.<br />

Utilitarisme partout, outre-mer plus far-west que jamais<br />

Le gouvernement ne va pas s'arrêter là. Sous couvert du mot d'ordre, devenu le paradigme de la politique<br />

d'immigration et d'asile, à savoir « immigration choisie, et non subie », l’avant-projet prévoit notamment de<br />

s'attaquer aux demandeurs d'asile et aux étrangers malades. A la place de ces catégories dont on ne veut pas<br />

ou plus, il est préconisé de choisir les « bons » étudiants étrangers et de mettre en place des quotas<br />

d'immigration en fonction des besoins économiques du pays. Alors même que l'on croyait avoir traversé le<br />

pire avec la mise en œuvre de la loi Sarkozy de novembre 2003, accompagnée de pratiques répressives<br />

77


jamais observées jusqu'alors, la démolition du droit des étrangers va perdurer. Elle se précise encore<br />

davantage à la lumière d’un projet de loi qui, sous couvert de « lutter contre l’immigration irrégulière outremer<br />

», vise à étendre les situations dérogatoires dans les collectivités concernées. Si le texte devait être<br />

adopté en l’état, il ne serait plus délivré de carte de séjour « vie privée et familiale » en Guyane aux étrangers<br />

qui pourtant résident habituellement en France depuis 10 ans ; en Guadeloupe, comme c’est déjà le cas en<br />

Guyane et à Saint Martin, une décision de reconduite à la frontière pourrait être exécutée en moins d’un jour<br />

et sans accès à un recours suspensif. C’est à Mayotte, dans les feux de l’actualité depuis quelques mois, que<br />

l'abandon du principe d'égalité serait le plus caricatural : contestation des reconnaissances de paternité et<br />

remise en cause pour partie de l’acquisition automatique de la nationalité française à la majorité pour ceux et<br />

celles qui sont nés sur le territoire de la République.<br />

Fractures<br />

Ces réformes successives contribuent encore un peu plus que les précédentes à faire de l’étranger un intrus<br />

que l'opinion est invitée à préjuger tricheur, menteur, usurpateur. Dans la foulée, le Français d'origine<br />

étrangère se voit suspecté de ne jamais pouvoir s’intégrer. Et puis, tant qu'on y est, le Français d'origine non<br />

étrangère subit le même sort pour peu qu'à la faveur des relégations sociales, il ait été à son tour condamné à<br />

survivre dans des marges où il ressemble comme un frère à ses homologues d'infortune et fraternise<br />

naturellement avec. C'est ainsi qu'une politique peut fabriquer à la pelle des étrangers de fait et finir par se<br />

moquer des situations de droit ; que la pauvreté et la précarité deviennent suffisantes pour susciter des pertes<br />

symboliques de nationalité ; qu'on peut ensuite frapper commodément dans le tas de tous ceux qui protestent<br />

contre le sort auquel on les a solidairement condamnés. C'est ainsi aussi que se creusent les inégalités<br />

sociales qui feront naître les inévitables révoltes de demain.<br />

Dans ce contexte, il ne suffit pas d’entonner des refrains républicains pour s’exonérer de ses responsabilités.<br />

Les politiques, en jouant de ce double registre, non seulement aggravent la « fracture sociale », mais aussi<br />

renforcent la xénophobie et les discriminations.<br />

78


Contre la guerre aux pauvres<br />

Pas de paix entre les classes !<br />

Appel de la Confédération nationale du travail de Lyon, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Rassemblement jeudi 17 novembre à 18H30<br />

dans le square Général Delestraint (Lyon 3ème)<br />

situé entre la Préfecture et le Rhône<br />

Pour Soutenir les inculpés :<br />

Rassemblement Vendredi 18 novembre à 17h<br />

Devant le Palais de justice 67 rue Servient (Lyon 3ème)<br />

Les mouvements de révoltes qui ont lieu et auront lieu un peu partout en France sont une réponse à la guerre<br />

de classe menée par le patronat et l'Etat, qui s'exprime par un autoritarisme et une militarisation extrême.<br />

Face à la révolte des jeunes issus des classes populaires, le gouvernement poursuit dans la surenchère<br />

sécuritaire et policière. Nous savons tous que cette révolte est le fruit d'une importante dégradation sociale<br />

orchestrée par les gouvernements successifs, et concentrée dans les banlieues, depuis de nombreuses années :<br />

chômage massif, accroissement inexorable de la précarité, appauvrissement d'une part toujours plus grande<br />

de la population, conditions de logements dégradées, désengagement du service public, violences policières à<br />

répétition couvertes par l'Etat. Qu'offrent ces politiques successives ? Du mépris et une pérennisation du<br />

déterminisme social.<br />

Toujours plus de répression<br />

Comme pour les grévistes du centre de tri de Bègles et de la SNCM entre autres, la seule réponse est la<br />

répression, quitte à faire intervenir l'armée. Comble de l'ironie, la réponse principale faite à ces jeunes est une<br />

loi de 1955 utilisée pendant la guerre d'Algérie. Le gouvernement dit faire appel à cette loi pour utiliser une<br />

de ses dispositions : l'imposition de couvre-feux qui est une véritable atteinte aux libertés individuelles. Plus<br />

inquiétantes encore des dispositions de cette loi permettent d'accroître les pouvoirs de la police et des préfets<br />

(perquisitions la nuit, interdiction de réunions, de soirées publiques, contrôle de la presse et des médias,<br />

possibilité d'avoir recours à l'armée pour rétablir l'ordre.) La répression qui s'abat sur ces jeunes vient de<br />

franchir un cap supplémentaire avec les annonces de Sarkosy : envoi des jeunes incriminés dans les<br />

événements récents en centres fermés, expulsion des sans papiers français et de ceux ayant des titres de<br />

séjour. Cette guerre aux pauvres n'oublie pas les parents de mineur-e-s qui pour certains ont été mis en garde<br />

à vue pour autorité parentale non assumée.<br />

Non à l'école du medef<br />

De plus les déclarations de Villepin sur l'école, au lieu d'être porteuses d'espoir pour la classe populaire,<br />

deviennent un prétexte pour imposer sa vision réactionnaire de l'école et de la société qui plaira au MEDEF.<br />

Si auparavant on faisait de la jeunesse de la chair à canon, on en fait aujourd'hui de la chair à patron. En<br />

souhaitant instaurer l'apprentissage dès 14 ans, le gouvernement veut revenir sur l'obligation de scolarisation<br />

de tous les jeunes jusqu'à 16 ans, ceci s'accompagnant inévitablement de la fin du collège unique et de la<br />

casse du code du travail qui interdit l'emploi de jeunes de moins de 16 ans.<br />

Pour un changement radical de société<br />

Le Premier ministre reconnaît également que les baisses importantes d'aides aux associations a été une erreur<br />

et souhaite la corriger. Outre que ces promesses doivent être suivies d'effets, nous savons qu'ils seront<br />

insuffisants. Les choix de société faits actuellement doivent être revus : il faut cesser de brader les services<br />

publics dont les populations défavorisées sont les premières bénéficiaires, de précariser davantage le travail<br />

comme c'est le cas avec le contrat nouvelle embauche, et de radier toujours plus de chômeurs. Ce n'est pas la<br />

« gauche » actuelle, en proposant d'incantatoires « soirées d'espoir » qui a la volonté de faire changer les<br />

choses.<br />

79


Nous continuerons de militer pour un changement radical de société et en attendant nous nous battrons pour<br />

plus de justice, des emplois stables, des salaires décents, des horaires de travail humains, des logements<br />

convenables, la fin du quadrillage policier, des services sociaux à la hauteur des besoins.<br />

La CNT Revendique :<br />

L'arrêt de toutes les poursuites contre les interpellé-e-s<br />

Le retrait de toutes les mesures sécuritaires, policières et répressives<br />

Les luttes seront celles que nous mettrons en ouvre nous-mêmes, à partir de nos lieux de travail, des<br />

structures collectives où nous nous rencontrons quotidiennement. En se retrouvant en assemblées générales,<br />

pour débattre et décider, nous pouvons construire un mouvement concret d'émancipation qui ne soit pas à la<br />

remorque des mots d'ordre et des stratégies politiciennes parachutées.<br />

Tous ensemble, entrons dans la lutte, bloquons le pays et imposons la grève générale.<br />

80


Non au régime d’exception<br />

Pour un état d’urgence sociale<br />

Commuinqué commun (LDH), 16 novembre <strong>2005</strong><br />

On ne répond pas à une crise sociale par un régime d’exception. La responsabilité fondamentale de cette<br />

crise pèse, en effet, sur les gouvernements qui n’ont pas su ou voulu combattre efficacement les inégalités et<br />

les discriminations qui se cumulent dans les quartiers de relégation sociale, emprisonnant leurs habitants<br />

dans des logiques de ghettoïsation. Elle pèse aussi sur ces gouvernements qui ont mené et sans cesse aggravé<br />

des politiques sécuritaires, stigmatisant ces mêmes populations comme de nouvelles « classes dangereuses »,<br />

tout particulièrement en ce qui concerne la jeunesse des « quartiers ».<br />

Nous n’acceptons pas la reconduction de l’état d’urgence. Recourir à un texte provenant de la guerre<br />

d’Algérie à l’égard, souvent, de Français descendant d’immigré, c’est leurs dire qu’ils ne sont toujours pas<br />

français. User de la symbolique de l’état d’urgence, c’est réduire des dizaines de milliers de personnes à la<br />

catégorie d’ennemis intérieurs. Au-delà, c’est faire peser sur la France tout entière et sur chacun de ses<br />

habitants, notamment les étrangers que le gouvernement et le président désignent déjà comme des boucs<br />

émissaires, le risque d’atteintes graves aux libertés. Le marquage de zones discriminées par l’état d’urgence<br />

n’est pas conciliable avec l’objectif du rétablissement de la paix civile et du dialogue démocratique.<br />

Nous n’acceptons pas le recours à des procédures judiciaires expéditives, voire à une « justice d’abattage »,<br />

alors qu’en même temps la même justice prend son temps pour élucider les conditions dans lesquelles sont<br />

morts Bouna et Zied à Clichy-sous-Bois.<br />

Restaurer la situation dans les « quartiers » et rétablir le calme, c’est d’abord restituer la parole à leurs<br />

habitants. Des cahiers de doléance doivent être discutés, ville par ville. C’est, ensuite, ouvrir une négociation<br />

collective pour mettre en œuvre des actions de rétablissement de l’égalité : cela implique l’adoption d’une<br />

véritable loi de programmation et que cessent les mesures de saupoudrage ou, pire encore, les marques de<br />

mépris, comme la stigmatisation des familles ou la transformation de l’apprentissage en mesure de relégation<br />

scolaire précoce. Une solidarité nationale authentique doit être au rendez-vous de la reconstruction du tissu<br />

social dans les banlieues.<br />

C’est, surtout, mettre en œuvre, dans la réalité, une réelle politique nationale de lutte contre les<br />

discriminations et pour l’égalité des droits.<br />

Nous affirmons qu’il y a là une véritable urgence nationale : il faut substituer à l’état d’urgence policier un<br />

état d’urgence sociale.<br />

Rendez-vous le mercredi 16 novembre, à 18h30<br />

place Saint-Michel à Paris<br />

pour dire notre refus de ce régime d’exception et pour exiger une autre politique.<br />

Signataires : Act Up-Paris, Les Alternatifs, Alternative citoyenne, L’appel des cent pour la paix,<br />

ATMF, Association des citoyens originaires de Turquie (ACORT), Association de défense des<br />

droits de l'Homme au Maroc (ASDHOM), Association des Tunisiens en France, ATTAC-France,<br />

Une Autre voix juive, Cedetim-<strong>Ipam</strong>, CGT, Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de<br />

l'Homme en Tunisie (CRLDHT), Coordination Antividéosurveillance d'Ile-de-France, Coordination<br />

des collectifs AC !, Droit Au Logement, Droits devant!, Droit Solidarité, FASTI, FCPE, Fédération<br />

anarchiste, Fédération SUD-Etudiant, Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux<br />

Rives (FTCR), FIDH, FSU, GISTI, LCR, Ligue des droits de l’Homme, Marches européennes,<br />

Mouvement des Jeunes Socialistes, Mouvement National des Chômeurs et Précaires (MNCP),<br />

Mouvement de la Paix, MRAP, No-vox, Les Oranges, Les Panthères roses, PCF, Rassemblement<br />

des associations citoyennes de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens de Saint-Etienne, Souriez-<br />

Vous-Êtes-Filmé-es !, Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Syndicat<br />

81


National des Médecins de Protection Maternelle et Infantile, UNEF, Union démocratique bretonne<br />

(UDB), UNL, UNSA, Union syndicale Solidaires, Union des syndicats parisiens de la CNT (CNT-<br />

RP), Vamos !, Les Verts<br />

82


Appel à réunion<br />

Collectif 1011, Saint Denis, le 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Sous l’impulsion des actions de résistance à l’exclusion occasionnées par une partie de la jeunesse, nous -<br />

groupe d’étudiants, professeurs, salariés, rmistes et chômeurs- sommes réunis au département de philosophie<br />

de Paris 8 afin de dénoncer la politique de division et de répression actuellement imposée. Nous exigeons<br />

immédiatement :<br />

- L’amnistie des condamnations « hâtivement » infligées à ces jeunes<br />

- L’arrêt de l’Etat d’urgence et du couvre feu inappropriés et fantaisistes<br />

- Le retrait de la loi visant l’abaissement de l’âge légal du travail à 14 ans<br />

Dans ce but, nous avons l’intention de porter nos revendications et de vérifier la régularité des procès en<br />

cours au Tribunal de Grande Instance de Bobigny.<br />

Nous appelons chacun dans son quartier, école, cercle d’amis, association, organisation politique ou<br />

syndicale et sur son lieu de travail à se rassembler à leur tour en collectif afin de se constituer en force de<br />

proposition et d’action.<br />

Nous vous proposons de nous réunir le mercredi 16 novembre à 18h au département de philosophie de<br />

Paris 8 (2, rue de la Liberté, Saint Denis), dans la *salle A028* pour débattre des propositions et mettre en<br />

place les actions appropriées à l’ensemble des revendications.<br />

Collectif 1011 <br />

83


Couvre-feu sur la nuit sociale<br />

Interpellation des collectifs du 29 mai...<br />

Françoise, militante, Paris ; Jamila El Idrissi, immigrée, collectif du Conflent du 29 mai ;Sylvette Escazaux,<br />

collectif du Conflent du 29 mai ;Laurence Kalafatides, française issue de l'immigration ;<br />

Gilles Sainati, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature ; 16 novembre <strong>2005</strong><br />

L'activation des dispositions de la loi 1955, en clair « l’état d’urgence » contre les banlieues, est prorogée<br />

pour une durée de 3 mois. Rappelons-le : cette loi permet à tout préfet d’instaurer le couvre-feu dans tout ou<br />

partie du département, d’y interdire les réunions, les manifestations, les films et les spectacles susceptibles de<br />

troubler l’ordre public. Elle permet de fermer cinémas, théâtres, cafés, salles de réunions, d’ordonner<br />

l’interdiction de séjour et d’assigner des personnes à résidence. La loi donne le droit de perquisitionner jour<br />

et nuit, de contrôler l’information écrite et audiovisuelle. Ces pouvoirs d’exception, accordés initialement<br />

douze jours jusqu’au 21 novembre, sont renouvelables par le Parlement, et extensibles, pourquoi pas,<br />

jusqu’au transfert de pouvoirs exceptionnels au Président de la République prévu par l’article 16 de la<br />

Constitution. A ce jour, l’état d’urgence n’avait été appliquée qu’en Algérie, pendant la guerre<br />

d’indépendance et à Paris en octobre 1961 avec les résultats que l’on sait. La droite au pouvoir n’avait pas<br />

osé l’instaurer en mai 68.<br />

Et nous sommes paralysés tant est impressionnante la brutalité gouvernementale administrée.<br />

Le sentiment d'impuissance attesté par notre passivité collective marque notre assujetissement.<br />

La réponse, démesurée au regard des évènements, ne relève pas d’une simple gesticulation du gouvernement<br />

entraîné par le ministre de l’Intérieur. Nicolas Sarkozy tire profit du vide politique laissé par une gauche<br />

officielle en lambeaux. Il profite aussi de l'effacement du Président de la République. Le nouveau chef<br />

incontesté de la droite dispose à la fois d’un appareil politique – l'UMP et sécuritaire. La voie est royale pour<br />

prendre le pouvoir. De fait, le ministre de l’Intérieur est bien placé pour manipuler la presse et<br />

instrumentaliser la police. Il use à volonté du choc des mots, des formules et des médias dans sa campagne<br />

de communication, comme en témoigne sa petite promenade dans les quartiers d’Argenteuil, parfaitement<br />

organisée et préméditée. Cet ordre de bataille conforte la droite qui resserre les rangs et ne trouve rien à<br />

redire à l’état d’urgence. Or, malgré les séismes électoraux en faveur de l’opposition, « la gauche » peine à<br />

s’exprimer en dépit de la gravité des évènements. Il y a bien eu des communiqués sur l’état d’urgence. Mais<br />

le dernier bureau national du PS est resté profondément divisé : les « Hollandais » ont approuvé l’état<br />

d’urgence, les minoritaires, dont les maires de Seine-Saint-Denis, se sont prononcés contre. On ne joue<br />

impunément avec les mesures d’exception!<br />

Surveiller et punir<br />

Cette situation est dangereuse, car Sarkozy est en train d’activer le racisme supposé ou latent pour diviser<br />

profondément les classes populaires. Sur quelle autre information, si ce n’est le délit de faciès, la police<br />

parisienne pouvait-elle interdire les attroupements dans la capitale ce 12 novembre? Les étrangers arrêtés, en<br />

situation régulière ou pas, seront expulsés sans délai. Le ministre de l'intérieur veut ancrer la peur, faire des<br />

Africains et des Maghrébins des boucs émissaires pour dévier la colère sociale, créer un climat de guerre<br />

civile propice à une prise du pouvoir. Cette stratégie n’a rien d’original, à l’instar des conflits ethniques ou<br />

religieux qui agitent de nombreux pays. Pour compléter le tableau, les experts en tous genres jettent la<br />

responsabilité des troubles sur la démission des parents, en particulier les familles mono-parentales… Peu<br />

importe, l’ordre moral progresse.<br />

Déni social<br />

On a presque tout dit sur la laideur et la déshérence des cités péri-urbaines. La transformation du logement en<br />

rente immobilière a été poursuivie par la gauche au pouvoir, sourde aux contestations des associations.<br />

L'apartheid des banlieues mérite mieux que les hésitantes condamnations d'une partie de la « gauche »<br />

incapable d'exiger la levée d'un dispositif inique et de décréter une mobilisation générale pour dénoncer le<br />

parcage des plus démunis dans un dispositif social-sécuritaire qui opère par le mépris et le déni des causes<br />

structurelles de la pauvreté.<br />

84


En dépit du discours de surface « républicain égalitaire », maintenu par sa seule vertu rhétorique,<br />

le démantèlement des services publics et des services sociaux s'est accéléré. La prestation de services<br />

« différenciée » selon des zonages géographiques et des populations : « quartiers difficiles », « classes<br />

dangereuses »... marque l'individualisation de l'action publique.<br />

Supprimées il y a 3 ans, la restauration ces jours-ci de certaines subventions au profit des associations<br />

travaillant dans les quartiers péri-urbains, est due au fait du prince et non à l'exercice de l'intérêt général.<br />

La politique de l'éducation comprise seulement dans sa perspective économique; une fourniture de service,<br />

illustre cette orientation jusqu'à la caricature et sonne le glas de l'école pour tous, obligatoire, gratuite et<br />

émancipatricee. Le référentiel néo-libéral est ici fin et moyen. Ce que l'European Round Table of industrials<br />

( ERT, lobby d'affaire très influent en matière d'éducation) a rêvé, de Villepin le réalise : «améliorer la<br />

richesse et la diversité de la formation et de l’éducation pour fournir aux économies européennes toutes les<br />

compétences nécessaires pour une industrie efficiente et compétitive». Ainsi, « l’émancipation sociale des<br />

sujets apprenants » et «leur incorporation au complexe techno-économique capitaliste » passe par la<br />

spécialisation précoce et la multiplication de filières de relégation. Le peuple n'est plus éducable!<br />

L'importation de la tolérance zéro et de son "volet social"; « la discrimination positive », en dit long sur le<br />

seul mode « d'intégration » désormais proposé aux indigènes : la promotion individuelle au détriment de<br />

solutions collectives humaines et durables.<br />

La politique a changé de nature et son exercice est « devenu une affaire d'intendance ».<br />

Face au démantèlement de l'Etat et l'organisation à tous les échelons d'une entreprise de confiscation sans<br />

précédent, l'Appel des 200 a su impulser, à l'occasion de la campagne référendaire, une leçon de « saine<br />

politique ». Au Traité établissant une Constitution pour l'Europe, il a opposé l'exercice éclatant de la<br />

souveraineté populaire. Ce moment politiquement constituant appelle des suites à la hauteur des enjeux.<br />

Pour répondre du vote populaire du 29 mai, nous interpellons les collectifs du 29 mai pour l'exercice d'une<br />

plus grande cohérence des critiques et des actions.<br />

Sommes-nous, en dépit des intimidations médiatiques, capables d'affirmer notre solidarité sans faille avec<br />

tous les mouvements sociaux sans distinction ?<br />

Derrière les protestations les plus classiques du monde salarial, derrière les révoltes politiques – depuis<br />

décembre 1995 jusqu'à la sédition des banlieues - il y a une totale unité des causes : les mêmes effets de<br />

destructions sociales liées à la mondialisation et à la paupérisation délibérée des services publics, et surtout,<br />

le même autisme d'une classe politique fondamentalement complice, en dépit des facéties de l'alternance.<br />

Si les salariés de Cellatex, de Moulinex ou de la SNCM, tout comme les jeunes des banlieues, doivent en<br />

venir aux extrêmes pour se faire entendre, sur qui ces comportements instruisent? Salariés et jeunes de nos<br />

cités, identiquement, sont en révolte contre des promesses ressassées, jamais tenues et un mode de non être<br />

des gouvernants aux gouvernés.<br />

A l'heure actuelle, le pacte républicain de la Résistance est enterré. L’heure est à la disparition des services<br />

publics que ce soit par leur privatisation, lorsque les entreprises sont rentables (autoroutes, Edf, France<br />

Télécom…) ou leur disparition pure et simple, par la suppression de crédits. La rigueur budgétaire imposée<br />

par Bruxelles est en train de vider les missions de service publics de tout contenu. Cela hypothèque<br />

sérieusement les marges de manœuvre des pouvoirs locaux et nationaux. Derrière cette logique, se profile<br />

l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) aggravé par la Commission européenne via la<br />

directive relative aux services dans le marché intérieur (dite Bolkestein).<br />

La situation est dangereuse, il y a urgence.<br />

« Le sécuritaire, est le stade suprême du capitalisme »<br />

Il est temps de stopper la dérive totalitaire du gouvernement.<br />

Il est temps d’arrêter la destruction programmée des services publics par une contestation à la mesure des<br />

coups portés au droit à l'existence et à nos libertés fondamentales.<br />

« Il n y a d'autre voie que celle de la publicité s'il s'agit pour un peuple entier d'exposer ses doléances »<br />

Si un autre monde est possible, il ne peut se réduire à une attente. Le non de gauche a ouvert une<br />

brèche et levé d'immenses espoirs. Il permet objectivement de reconfigurer la donne politique.<br />

Saurons-nous l'amplifier comme « une marque d'entrée dans un devenir » instruit et fondé sur la<br />

radicalité de nos espérances...<br />

85


La crise dans les banlieues : le réalisateur de « la haine » réagit !<br />

Sur son blog, Mathieu Kassovitz s'en prend à Nicolas Sarkozy<br />

Ariane Chemin, Le Monde, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Avec La Haine, film culte, récit de la dérive de trois amis dans une ville de la banlieue parisienne en<br />

ébullition après une bavure policière, Mathieu Kassovitz avait fasciné les Anglo-Saxons, en 1995. Grâce à<br />

Jodie Foster, qui avait « sponsorisé » la distribution du film, les Américains s'étaient entichés de ce jeune<br />

réalisateur qui montrait sans détours ce que la France appelait alors « le malaise des banlieues », ce qui, chez<br />

lui, ressemblait plutôt à une guerre. En 2001, l'hebdomadaire Newsweek le consacrait même « homme du<br />

futur », parmi neuf personnalités mondiales.<br />

Dix ans après le film, alors que les banlieues françaises s'embrasent, les médias anglo-saxons se sont tout de<br />

suite souvenus de La Haine, de ses morts, de la violence de ses bastons, des motifs récurrents de ce récit - cet<br />

homme tombant du haut d'une tour, et répétant, à chaque étage : « Jusqu'ici, tout va bien. »<br />

Submergé par les demandes d'entretien, Mathieu Kassovitz a choisi de livrer ses sentiments sur le blog de<br />

son site (www.mathieukassovitz.com), le 9 novembre, propos reproduits dès le lendemain par le quotidien<br />

britannique The Guardian. « Aussi loin que je veux me tenir de la politique, il est difficile de rester distant<br />

face aux dérèglements des politiciens », justifie le réalisateur, âgé de 37 ans. Pour enchaîner aussitôt : «<br />

Quand ces dérèglements attisent la haine de toute une jeunesse, je me retiens de ne pas encourager les<br />

casseurs. »<br />

Et d'engager, dès les premières phrases de son texte, une violente diatribe contre Nicolas Sarkozy, dont la<br />

photo est reproduite sur le blog : « Le ministre de l'intérieur, futur présidentiable, tient des propos qui non<br />

seulement démontrent son inexpérience de la politique et des rapports humains (intimement liés), mais qui<br />

aussi mettent en lumière l'aspect purement démagogique et égocentrique d'un petit Napoléon en devenir,<br />

écrit Mathieu Kassovitz. Si les banlieues explosent une nouvelle fois aujourd'hui, ce n'est pas dû à un [ras-lebol]<br />

général des conditions de vie (...) de générations entières d'«immigrés˜. (...) Ces voitures qui brûlent sont<br />

des réactions cutanées face au manque de respect du ministre de l'intérieur envers leur communauté. Nicolas<br />

Sarkozy n'aime pas cette communauté, il veut se débarrasser de cette «racaille˜ à coups de Kärcher et il le<br />

hurle haut et fort au milieu d'une cité «chaude˜ à 11 heures du soir. »<br />

Mathieu Kassovitz ne s'arrête pas là. « La haine attise la haine depuis des siècles et pourtant Nicolas Sarkozy<br />

pense encore que la répression est le seul moyen d'empêcher la rébellion. Cette volonté de vouloir imposer sa<br />

pensée à n'importe quel prix me rappelle d'autres grands leaders de notre temps. J'en ai froid dans le dos »,<br />

écrit-il.<br />

Puis, tentant une comparaison, non pas historique mais géographique, avec le conflit israélo-palestinien : «<br />

L'Histoire nous prouve que le manque d'ouverture et de philosophie entre différentes communautés engendre<br />

la haine et l'affrontement. L'Intifada des différentes banlieues parisiennes ressemble effectivement aux<br />

affrontements qui ont opposé les enfants de Palestine armés de pierres aux soldats d'Israël armés d'uzis. »<br />

L'acteur compare ensuite M. Sarkozy au président des Etats-Unis. « Comme Bush, il ne défend pas un idéal,<br />

il répond aux peurs qu'il instille lui-même dans la tête des gens. Il aurait engagé la France auprès des<br />

Américains dans la «chasse à la Terreur˜ de Bush. J'en suis convaincu. (...) L'envie de pouvoir et<br />

l'égocentrisme de ceux qui pensent détenir une vérité ont toujours créé des dictateurs. (...) Il sera impossible<br />

demain de dire que nous n'étions pas au courant », conclut le réalisateur.<br />

Ariane Chemin<br />

86


Si toutes les racailles du monde...<br />

TaPaGeS - Transpédégouines de Strasbourg (http://tapages67.org), 15 novembre <strong>2005</strong><br />

La brutalité policière, la propagande à vomir de l'immense majorité des media, les obscènes parades<br />

liberticides de la droite, les lamentables platitudes de la gauche parlementaire, la passivité de l'extrêmegauche...<br />

Deux jeunes sont morts dans un transformateur. Ils avaient vu des flics. Ils ont couru. Se demandera-t-on un<br />

jour quel poids de peur, d'humiliation, de vexation inspire la police pour qu'on s'en aille mourir ainsi ?<br />

Une partie de la jeunesse, stigmatisée, injuriée, se révolte. Des voitures flambent. C'est désolant, mais nous<br />

préférons cela aux incendies d'immeubles insalubres et de leurs occupants africains. On décrète l'état<br />

d'urgence dont se servait en son temps Maurice Papon (il va bien, merci pour lui).<br />

Retour symbolique à la guerre d'Algérie avec son cortège de racisme, de colonialisme frustré, la police qui<br />

quadrille nos rues, l'État qui contrevient à la liberté d'expression et de circulation, et les "ratonnades"...<br />

L'extrême-droite pavoise, la droite jubile, racole et provoque, et quant au PS - qui n'a jamais lésiné sur les<br />

lois policières, qui n'a jamais remédié à la misère -, lui, il s'occupe de son congrès...<br />

La "collection hiver" hésite entre le bleu marine et le brun kaki. 75 % des français approuvent, paraît-il,<br />

Sarkozy.<br />

La misère des si bien nommées banlieues explose à la gueule d'une République inégalitaire, colonialiste et<br />

raciste.<br />

La bourgeoisie ne tardera pas à aller faire des rations de sucre avant de s'enfermer dans ses beaux quartiers,<br />

avec ses digicodes et ses caméras de surveillance.<br />

Les bonnes âmes de "gôche" se bouchent le nez : ces jeunes ne respectent rien. Pensez, ils n'ont même pas<br />

déposé de préavis d'insurrection ! La lutte des classes n'est plus ce qu'elle était...<br />

Le racisme le plus gras s'expose à visage découvert. L'ennemi ce seraient les arabes, des hordes de jeunes<br />

manipulées par des imams. La Préfecture conseille au Centre Gay et Lesbien de fermer ses portes après 20 h<br />

: la racaille sexiste, homophobe, lesbophobe et transphobe, assoiffée de violence, entrerait dans Paris... La<br />

guerre des civilisations, en quelque sorte. Cette division est judicieuse : des jeunes fanatisés en route pour<br />

nous agresser, et une République tolérante, égalitaire, protectrice. Bien joué !<br />

Sauf que nous voyons mal de quel droit se prévalent l'État français et ce gouvernement, ouvertement<br />

homophobes et transphobes, pour tout d'un coup s'auto-proclamer défenseurs intransigeants de minorités.<br />

Nos droits (bien maigres), nous les avons acquis par la lutte. Et si effectivement nous n'avons pas grand<br />

chose à attendre des religions, qu'elle soit par exemple catholique en Pologne ou musulmane en Iran, nous ne<br />

faisons pas de la foi individuelle un critère d'exclusion, pas plus que nous n'accordons de crédit à l'imagerie<br />

mensongère d'une jeunesse soi-disant djihadisée.<br />

Certes, ce n'est ni grand soir, ni grand matin. Trente ans de dépolitisation sciemment entretenue ont eu raison<br />

de nombre de projets d'émancipation, de revendications progressistes. L'extrême misère, mauvaise<br />

conseillère délibérément créée et entretenue, voire institutionnalisée, divise et égare.<br />

A TaPaGeS, cette jeunesse-là, nous ne la connaissons pas bien. Mais nous la rencontrons parce que nous y<br />

avons des amantEs qui vivent pour la plupart cachéEs (et les lois discriminantes de la "République" ne font<br />

qu'aggraver - voire justifier - cet état). Nous la connaissons par quelques luttes communes - rares, et il faudra<br />

redoubler nos efforts, demain, pour que convergent nos résistances. Quelles que soient les difficultés et les<br />

malentendus.<br />

87


Transpédégouines, nous savons nous aussi ce qu'est le délit de faciès, l'injure, la discrimination inscrite dans<br />

la loi même.<br />

Transpédégouines, nous sommes aussi précaires - et nous subissons aussi la violence du capitalisme.<br />

Transpédégouines, nous souffrons du même monde asphyxiant. C'est beaucoup. C'est encore peu.<br />

Nous ne parlerons donc pas en leur nom. Nous n'affirmerons même pas notre solidarité : ce serait déplacé,<br />

nous n'encourons pas aujourd'hui les mêmes risques qu'eux.<br />

Mais nous ne nous trompons pas : ce sont bien l'État et ses appareils idéologiques, l'État et ses appareils<br />

répressifs, le patronat et ses sbires qui aujourd'hui sont responsables de la situation.<br />

Nous dénonçons la répression policière, l'infâme état d'exception, le racisme d'État avec ses contrôles<br />

policiers, ses rafles, les expulsions passées et à venir, les discriminations permanentes, l'insécurité sociale.<br />

Nous exigeons la libération des personnes interpelléEs, la régularisation de toutes celles et de tous ceux qui<br />

en font la demande, l'égalité de fait et de droit pour touTEs.<br />

En 1966, un an après les révoltes des noirs américains, les situationnistes de Strasbourg écrivaient : "la<br />

révolution nous brûle comme les rues de Watts". Le nom des rues change, mais la rage reste la même :<br />

"Burn, baby, burn!"<br />

Plus que jamais, la révolution nous brûle : l'envie d'en finir avec ce monde de misère, d'humiliation.<br />

Et ceci exige la mobilisation, le rassemblement de tous celles et ceux que cette société opprime.<br />

TaPaGeS, le 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Transpédégouines de Strasbourg<br />

http://tapages67.org/_pages/com/cp_oppression_<strong>2005</strong>1115.html<br />

Contact : http://tapages67.org/<br />

88


Contre la ségrégation sociale et raciale, ravivons la solidarité populaire<br />

Coordination des Groupes de Femmes « Egalité », Paris, le 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Foyer de Grenelle, 17, rue de l’Avre 75015 Paris, coorfemmes@yahoo.com<br />

Voyous ! Racaille ! Nettoyer au Karcher ! Débarrasser les cités !<br />

Le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy s’exprime ! Il pratique l’amalgame, les injures, les menaces à<br />

l’encontre des habitants des quartiers pauvres !<br />

Le retour de Sarkozy au ministère de l’intérieur a signifié le renforcement des f orces de l’ordre dans les cités<br />

populaires : provocations, harcèlement, contrôles au faciès, tabassage, deviennent alors la crainte quotidienne<br />

des enfants et des jeunes des grands ensembles.<br />

2 jeunes sont morts de cet engrenage infernal, 2 enfants qui ont eu peur,<br />

2 jeunes qui se sont réfugiés dans un transformateur EDF, ils ont été électrocutés.<br />

2 jeunes qui viennent s’ajouter à la liste déjà longue de ceux qui ont commis le crime de vivre dans un<br />

quartier défavorisé.<br />

Provocation, répression, c’est le programme du Ministre de l’intérieur.<br />

En agissant ainsi, il a insulté et traqué des populations meurtries, il a attisé le feu de la révolte accumulée<br />

depuis plusieurs générations. La jeunesse excédée a traduit le malaise et le désespoir de nombreuses familles<br />

laissées à l’abandon, elle a fait exploser sa colère.<br />

Nous éprouvons une vive inquiétude et un sentiment de colère quand le ministre de l’Intérieur, qui possède<br />

sous ses ordres tout un arsenal répressif, envoie les forces de l’ordre pratiquer le contrôle au faciès. Quand il<br />

attise le racisme en suggérant dans ces propos : cité égal immigration, égal racaille, égal voyous.<br />

Nous ne voulons plus voir nos enfants soupçonnés, provoqués, harcelés, traqués !<br />

Sarkozy doit partir ! Il doit démissionner !<br />

Nous sommes inquiètes pour les libertés démocratiques et pour nos droits quand Sarkozy, Villepin et Chirac<br />

utilisent la loi d’exception de 1955 qui a servi en Algérie à pourchasser les militants, qui se battaient pour<br />

l’indépendance du peuple algérien. Une loi qui servait à imposer l’ordre colonial ! Incarcéra tions des jeunes<br />

en série, double peine pour les étrangers, état d’urgence prolongé sont les principales réponses de l’Etat<br />

policier à la ségrégation sociale qui a nourri la révolte.<br />

L’Etat d’Urgence doit être levé !<br />

Les libertés démocratiques doivent être respectées !<br />

Nous sommes des femmes qui vivent ou qui travaillent dans ces quartiers.<br />

Nous sommes assistantes sociales, animatrices, éducatrices, enseignantes, personnel soignant, ouvrières,<br />

employées, femmes au foyer…<br />

Nous voyons chaque jour :<br />

• Des familles cantonnées dans des appartements exigus, inadaptés ou délabrés, des jeunes condamnés<br />

à l’errance faute de logement et de travail.<br />

• Des écoles et des hôpitaux qui manquent de moyens, des crèches qui n’ont plus de places, des<br />

bureaux de poste et des maternités qui ferment, des associations à qui on a enlevé les subventions qui<br />

réduisent leur activité.<br />

• Nous voyons des parents qui tentent de subvenir aux besoins de leur famille avec de maigres<br />

revenus.<br />

• Des mères qui galèrent pour gagner leur vie. Souvent seules, elles subissent de plein fouet les<br />

horaires tardifs ou éclatés, imposés par ceux qui les embauchent, les bas salaires, la précarité et le<br />

temps partiel subi, le manque de structures d’accueil pour leurs enfants. Des mères qui sont souvent<br />

culpabilisées.<br />

• Des jeunes qui s’accrochent pour ne pas se retrouver dans l’impasse de l’échec scolaire ou<br />

professionnel. Combien sont-ils, éjectés, avec comme seule perspective : la rue ?<br />

• Des privés d’emplois qui vont de stage d’insertion en stage de réinsertion pour aboutir à l’exclusion<br />

sociale, désespérante.<br />

89


• Des demandeurs d’emplois victimes de la discrimination sociale et raciale à l’embauche, un taux de<br />

chômage à 40% dans nos quartiers, 4 fois la moyen ne nationale !<br />

• Des personnes âgées qui tentent de survivre avec des retraites de misère.<br />

C’est tout ce mal-être caché, relégué au second plan qui s’affiche aujourd’hui et qui nous rappelle le<br />

désespoir social d’une bonne partie de la population.<br />

Nous en avons assez de voir les familles et les enfants dans nos cités enfermés dans l’exclusion et la<br />

désespérance !<br />

Nous n’acceptons pas la ségrégation qui dure depuis des décennies, frappant de plein fouet les familles<br />

d’origine immigrée.<br />

Nous dénonçons les politiques des dernières années de « casse sociale » du « tout profit pour les riches », de<br />

destruction des services publics qui ont aggravé les inégalités existantes.<br />

Rien ne pourra se régler par le harcèlement, l’injure, la menace, la répression, l’enfermement, la division.<br />

Rien ne pourra se régler tant que des solutions pour faire reculer les ségrégations sociales et raciales dont son<br />

t victimes les habitants de nos cités ne seront pas concrètement apportées.<br />

Nous luttons pour un véritable programme social et populaire où emploi, logement, éducation et soins soient<br />

à la portée du plus grand nombre.<br />

Nous voulons que nos enfants, vivent, respirent, jouent, rient, étudient, travaillent et aillent vers un avenir<br />

qui leur tend les bras !<br />

Coordination des Groupes de Femmes « Egalité », Paris, le 14 novembre <strong>2005</strong><br />

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La médecine générale au cœur de la révolte des banlieues<br />

Communiqué du Syndicat de la médecine générale, 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Il reste encore des médecins généralistes qui exercent dans les citées où la révolte gronde.<br />

Nous sommes les témoins privilégiés de l’aggravation des conditions de vie qui transforment le quotidien des<br />

habitants en une suite d’humiliations, produisant ainsi de la maladie. Nos cabinets médicaux sont les lieux où<br />

s’exprime cette souffrance. Nous ne pouvons pas rester passifs, et nous ne pouvons pas nous contenter d’être<br />

des professionnels qui se situeraient en dehors de cette souffrance. La politique menée par le gouvernement<br />

tend à faire des médecins généralistes des étouffeurs de la révolte, en nous refusant le droit de faire autre<br />

chose que de délivrer des médicaments qui soignent l’angoisse et la dépression. Nous revendiquons le droit<br />

de pouvoir changer notre exercice professionnel, nos modes de rémunérations, pour adapter nos pratiques<br />

aux réalités que nous rencontrons, pour pouvoir pratiquer l’écoute, travailler en coordination et essayer de<br />

passer du soin à la santé.<br />

La réforme de l’Assurance maladie par l’aggravation des inégalités d’accès aux soins participe à cette<br />

augmentation de l’exclusion sociale. Nous refusons d’être les complices de cette injustice qui oblige les<br />

malades à payer de plus en plus pour se soigner. Nous savons que leur situation les oblige à choisir entre<br />

manger ou aller chez le médecin.<br />

Ceci est inacceptable, c’est aussi ce que nous dit cette explosion de colère.<br />

Nous savons aussi que la révolte des jeunes n’est pas le fait d’une « racaille ». Ces soi-disant voyous<br />

s’expriment dans les cabinets médicaux. Nous comprenons que cette violence est avant tout autodestructive.<br />

Comme l’usage des drogues, comme toutes les conduites à risques, elle procède de la désespérance de<br />

trouver une place dans la société qui est la nôtre. Nous sommes, nous médecins généralistes, bien placés pour<br />

expliquer à ces jeunes l’absurdité et la dangerosité de leurs actions, mais nous ne pouvons pas nier la<br />

légitimité de leur colère.<br />

Au moment où les choix politiques faits par le gouvernement risquent de faire disparaître la médecine<br />

générale et pas seulement dans les quartiers sensibles, il est temps d’affirmer haut et fort que nous ne<br />

sortirons pas de la spirale infernale de la violence sans permettre aux médecins généralistes et aux autres<br />

acteurs du secteur social et de la santé d’avoir les moyens financiers et organisationnels pour exercer leurs<br />

métiers.<br />

Contacts<br />

Didier Ménard : 06 07 16 57 78<br />

Syndicat de la Médecine Générale<br />

52 rue Gallieni, 92240 Malakoff<br />

Tél. : 01 46 57 85 85 - Fax : 01 46 57 08 60<br />

syndmedgen@free.fr<br />

http://www.smg-pratiques.info<br />

91


Banlieues : les vraies urgences<br />

Communiqué commun, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

On ne répond pas à une crise sociale par un régime d’exception. La responsabilité fondamentale de cette<br />

crise pèse, en effet, sur les gouvernements qui n’ont pas su ou voulu combattre efficacement les inégalités et<br />

discriminations qui se cumulent dans les quartiers de relégation sociale, emprisonnant leurs habitants dans<br />

des logiques de ghettoïsation. Elle pèse aussi sur ces gouvernements qui ont mené et sans cesse aggravé des<br />

politiques sécuritaires stigmatisant ces mêmes populations comme de nouvelles « classes dangereuses », tout<br />

particulièrement en ce qui concerne la jeunesse des « quartiers ».<br />

Ce sont des années de politique centrée sur le tout sécuritaire qui sont en cause. Le sabotage des actions de<br />

prévention, l’asphyxie du monde associatif, la démolition de la police de proximité, la tolérance à l’égard des<br />

discriminations quotidiennes, notamment à l’égard des personnes étrangères ou supposées telles en raison de<br />

leur faciès, l’état d’une école qui ne peut réduire la ségrégation nous font mesurer aujourd’hui non seulement<br />

l’échec mais la redoutable nocivité de cette politique. Ce n’est pas seulement le langage du ministre de<br />

l’Intérieur, ce sont les actes de l’ensemble du gouvernement qui relèvent d’une logique d’apprenti sorcier.<br />

Au-delà, c’est aussi l’incapacité des gouvernements successifs depuis des décennies à faire reculer le<br />

chômage massif, l’explosion de la précarité, la systématisation des discriminations racistes et territoriales,<br />

comme la politique d’affaiblissement des services publics et le recul des droits sociaux qui apparaissent en<br />

pleine lumière aujourd’hui.<br />

Les violences sont auto-destructrices. Elles nuisent essentiellement à ceux dont elles dénoncent l’exclusion.<br />

Faire cesser les violences, qui pèsent sur des populations qui aspirent légitimement au calme, est évidemment<br />

nécessaire. Dans ce contexte, l’action des forces de l’ordre, qui doit s’inscrire dans un cadre strictement légal<br />

et ne pas conduire à des surenchères, ne saurait être la seule réponse. D’ores et déjà, nous devons ouvrir un<br />

autre chemin si nous ne voulons pas que se poursuivent ou se renouvellent les violences qui viennent de se<br />

produire. Seule une action collective permettra de définir les conditions d’une autre politique<br />

En premier lieu, nous n’acceptons pas que se poursuive l’état d’urgence. Recourir à un texte provenant de la<br />

guerre d’Algérie à l’égard, souvent, de Français descendants d’immigrés, c’est leur dire qu’ils ne sont<br />

toujours pas français. User de la symbolique de l’état d’urgence, c’est réduire des dizaines de milliers de<br />

personnes à la catégorie d’ennemis intérieurs. Au-delà, c’est faire peser sur la France toute entière et sur<br />

chacun de ses habitants, notamment les étrangers que le gouvernement désigne déjà comme des boucs<br />

émissaires, le risque d’atteintes graves aux libertés.<br />

Nous affirmons solennellement que si ce régime d’exception devait être prolongé, nous mettrions en œuvre<br />

tous les moyens démocratiques dont nous disposons pour nous y opposer.<br />

Nous souhaitons ouvrir une autre perspective que celle qui a conduit à l’impasse actuelle. Cela passe par la<br />

mise à l’ordre du jour de quatre exigences fondamentales : la vérité, la justice, l’égalité et le respect.<br />

Ni le recours à des procédures judiciaires expéditives, voire à une « justice d’abattage », ni le marquage de<br />

zones discriminées par une carte de l’état d’urgence ne sont conciliables avec l’objectif du rétablissement de<br />

la paix civile et du dialogue démocratique.<br />

La République doit reconnaître, publiquement et par ses plus hautes autorités, que le sort de ces populations,<br />

les discriminations qu’elles subissent, sont de notre responsabilité collective et constituent une violation de<br />

l’égalité républicaine.<br />

Cette exigence implique aussi que la vérité soit totalement faite sur les conditions dans lesquelles deux<br />

jeunes hommes sont morts à Clichy-Sous-Bois.<br />

Restaurer la situation dans ces quartiers, c’est d’abord restituer la parole à leurs habitants. Des cahiers de<br />

doléance doivent être discutés, ville par ville, selon les principes de la démocratie participative entre<br />

92


eprésentants des habitants, associations, syndicats, élus locaux et représentants de l’Etat. Ils doivent être<br />

rendus publics.<br />

C’est ensuite ouvrir une négociation collective, regroupant les mêmes participants, pour programmer des<br />

actions de rétablissement de l’égalité ce qui implique que la représentation nationale soit saisie d’une<br />

véritable loi de programmation et que cessent les mesures de saupoudrage ou pire encore les marques de<br />

mépris comme la transformation de l’apprentissage en mesure de relégation scolaire précoce. Une solidarité<br />

nationale authentique doit être au rendez-vous de la reconstruction du tissu social dans les banlieues.<br />

C’est, surtout, mettre en œuvre, dans la réalité, une réelle politique nationale de lutte contre les<br />

discriminations et pour l’égalité des droits. Il doit être mis un terme sans délai à tous les discours<br />

insupportables et dévalorisants qui font des habitants de ces quartiers, des « racailles », des « barbares », des<br />

« sauvageons » ou des « fantassins d’un complot intégriste ».<br />

Nous affirmons qu’il y a là une véritable urgence nationale : il faut substituer à l’état d’urgence policier un<br />

état d’urgence sociale, afin que les actes des gouvernants cessent de contredire la devise de la République.<br />

Signataires :<br />

Les Alternatifs, Alternative citoyenne, Association des Tunisiens en France, Association des citoyens<br />

originaires de Turquie (ACORT), ATTAC, ATMF, Cactus républicain/La gauche, CEDETIM-IPAM, CGT,<br />

Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l'Homme en Tunisie (CRLDHT), Droit Solidarité, Fac<br />

Verte, FCPE , Fédération anarchiste, FIDH, FSU, FTCR, GISTI, Les Oranges, Les Verts, LDH, Lutte<br />

ouvrière (LO), Mouvement pour une alternative républicaine et sociale (MARS), Mouvement des jeunes<br />

socialistes (MJS), Mouvement National des Chômeurs et des Précaires (MNCP), MRAP, PCF,<br />

Rassemblement des associations citoyennes de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens de Saint-Etienne,<br />

Réformistes et Solidaires (Re-So), Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Union<br />

démocratique bretonne (UDB), UNEF, Union nationale lycéenne (UNL), UNSA, Union Syndicale Solidaires.<br />

La LCR se joint à la démarche de ce texte, mais est en désaccord avec son quatrième paragraphe.<br />

93


Etat d’exception prolongé<br />

Ou l’application en catimini du principe abject<br />

« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère »<br />

Communiqué de SANS PAPIERS en lutte>>>coordination nationale, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

La CNSP est extrêmement inquiète de la décision du gouvernement CHIRAC/DE VILLEPIN/SARKOZY<br />

d’instaurer l’état d’urgence prolongée, le couvre feu, durant trois mois dans le pays.<br />

La CNSP craint que les amalgames scandaleux continuent associant le mouvement exemplaire des Sans<br />

Papiers en lutte avec les dites « violences urbaines », prétextes aux rafles en cours.<br />

Le couvre feu est en effet une occasion en or pour arrêter, rafler, emprisonner et expulser les Sans Papiers.<br />

Le couvre feu est aussi un prétexte en or pour médiatiser d’éventuels arrestations de Sans Papiers qui<br />

pourront ensuite être présentés comme des « casseurs délinquants ».<br />

C’est SARKOZY lui même qui fait délibérément l’amalgame. Rappelons que le « victimes » Sans Papiers<br />

des incendies criminels parisiens récents avaient été présentés par SARKOZY comme « responsables,<br />

coupables ».<br />

Il en est de même avec la révolte de colère des jeunes des quartiers populaires de France trop souvent décrite<br />

insidieusement ou parfois ouvertement par le gouvernement et notamment par SARKOZY comme une «<br />

violence urbaines de jeunes immigré(e)s ».<br />

Cette technique barbare relève de la « loi de la jungle » décrite dans « le loup et l’agneau » par le poète Jean<br />

de la Fontaine : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». Ainsi on jette en pâture à la vindicte populaire en<br />

instrumentalisant les peurs les « noirs, les basanés, les beurs, les musulmans ». Les théories de « choc des<br />

civilisations » de Huntington, ce Gobineau des temps du XXIéme siècle made in USA, ne sont jamais très<br />

loin dans les pratiques politiques dangereuses de l’actuel gouvernement sous la houlette du ci-devant<br />

Ministre de l’intérieur SARKOZY pourtant fils d’immigré.<br />

Sur plus de 3000 adolescents arrêtés, il y aurait « 120 immigrés » en général. Sans aucunement dire combien<br />

d’immigrés réguliers et combien de Sans Papiers, l’apprenti sorcier « SARKOZY mêle-tout » lance<br />

démagogiquement la nouvelle des « expulsions de casseurs », ce qui bien sûr met dans la tête du commun<br />

des mortels l’idée fausse que « ce sont les étrangers, surtout les Sans Papiers qui cassent tout ». Voilà la<br />

technique de l’amalgame facile qui fait flamber les « sondages pro-SARKOZY ». On brandit « la lutte contre<br />

l’insécurité » pour éluder et masquer « l’insécurité sociale » de la misère, de la précarité, des délocalisations,<br />

des licenciements, du chômage, du travail au noir ou clandestin engendrée par les politiques libérales et propatronales.<br />

Depuis 9 ans la CNSP organise un mouvement citoyen, démocratique, anti-raciste et antifasciste qui n’est<br />

jamais tombé dans la provocation de la « violence ». En fait, ce sont les Sans Papiers qui ne cessent de subir<br />

la violence de la répression policière, la violence de l’arbitraire des décisions préfectorales soumises de fait<br />

aux quotas de régularisations (peu) et de refus (massifs), aux violences des expulsions parfois de véritables<br />

déportations vers la mort certaine scotchés, drogués, etc., et aux violences de longues grèves de la faim pour<br />

arracher les papiers.<br />

La CNSP dénonce par avance toutes tentatives de dévoyer notre mouvement par des provocations pour lui<br />

coller le label de « violence ». La CNSP déclare qu’elle appelle à une manifestation nationale le samedi 10<br />

décembre à partir de 14h à Paris, journée internationale des droits de l’homme. Mais devant une telle<br />

décision grave, la CNSP décide de maintenir la visibilité collective des Sans Papiers dans le respect de la<br />

légalité et s’adaptera par conséquence aux horaires fixés par le décret instituant l’état d’urgence pour ses<br />

manifestations.<br />

94


La CNSP demande à tous les collectifs d’en faire de même et d’accroître la vigilance, la discipline dans les<br />

manifestations pour contrecarrer toute provocation fasciste ou autre tendant à nuire à notre lutte.<br />

La CNSP dénonce le couvre feu, l’état d’urgence, la loi d’exception et s’indigne que cette mesure<br />

gouvernementale s’appuie sur un décret de 1955 dans le cadre de la guerre d’Algérie, décret qui a été utilisé<br />

le 17 octobre 1961 par le Préfet PAPON pour massacrer des centaines d’algériens à Paris. L’inacceptable est<br />

dans le symbole. PAPON a été un collaborateur de l’occupant Nazi.<br />

La CNSP est prête, dans le respect de la légitimité de la révolte et des revendications des jeunes, à contribuer<br />

à l’évolution démocratique, citoyenne des formes contre-productives des émeutes actuelles. Il est possible de<br />

lutter sans casser.<br />

La CNSP déclare solennellement sa volonté de maintenir la visibilité collective citoyenne, démocratique des<br />

Sans Papiers en lutte.**<br />

Coordination Nationale des Sans-Papiers (CNSP) 25, rue François Miron, 75004, Paris - tél : 01.44.61.09.59<br />

– fax : 01.44.61.09.35 – mail : coordnatsanspap@wanadoo.fr - solidarité financière : compte bancaire<br />

N°80187841<br />

95


Non à toutes les discriminations ! Non à l’état d’exception !<br />

Déclaration adoptée par les participants et participantes à la réunion de Florence pour "une Charte pour<br />

une autre Europe" les 12 et 13 novembre <strong>2005</strong>, à propos de la situation en France<br />

En juin dernier, un enfant de onze ans mourait à La Courneuve, dans le département de Seine-Saint-Denis<br />

(93), victime de deux balles perdues. Le ministre de l'intérieur français, Nicolas Sarakozy, avait en réponse<br />

promis de " nettoyer les banlieues au karcher ", et toute une population s'était alors sentie insultée par ces<br />

propos. Fin octobre, deux adolescents, Zyed et Bouna, mouraient électrocutés dans des circonstances non<br />

encore élucidées, pour avoir voulu échapper à l'hypothèse d'un contrôle de police, ce qui en dit long sur les<br />

rapports entre la police (notamment celle qui opère aujourd'hui dans les banlieues, la " BAC ", " brigade anticriminalité<br />

") et la jeunesse des cités. Pour celle-ci en effet, les contrôles au faciès, l'humiliation et le<br />

sentiment d'injustice (garde à vue répétitives, tabassages, etc.) sont quotidiens, alors que dans le même<br />

temps, la perspective d'un emploi stable et d'un avenir digne s'éloigne toujours plus (pour les jeunes des cités,<br />

les taux de chômage atteignent jusqu'à 50 % et la discrimination à l'embauche, en raison du nom ou de<br />

l'adresse est une donnée structurelle).<br />

Or, ces deux jeunes ont d'entrée été présentés comme coupables potentiels par le même Nicolas Sarkozy,<br />

avec le soutien du gouvernement, qui est allé jusqu'à parler de " racaille ". Là encore, ce ne sont pas les<br />

quelques trafiquants des cités qui se sont sentis vilipendés, mais toute une population. La goutte d'eau a fait<br />

déborder le vase. " Chauffés à blanc " par un quotidien fait de contrôles policiers à répétition, de mépris,<br />

d'humiliations, de précarité, de chômage, d'exclusion, de stigmatisation en tant qu'" étrangers " alors qu'ils<br />

sont le plus souvent français, de marginalisation des initiatives politiques qu'ils prennent pour revendiquer<br />

leurs droits, les jeunes des cités populaires, directement et le plus violemment touchés par les politiques<br />

néolibérales à l'¦uvre depuis plus de 30 ans, ont littéralement " explosé ". Ils ont exprimé leur révolte en<br />

brûlant, dans leurs propres quartiers, des voitures, des bus, des crèches, des écoles, des bureaux de postes,<br />

des équipements sociaux dont paradoxalement, les habitants desdits quartiers ont un besoin crucial.<br />

Face à cette situation, le gouvernement français a poursuivi son cynisme politique en conjuguant à nouveau<br />

propos méprisants et insultants et répressions, allant jusqu'à recourir à une loi datant du 3 avril 1955, établie<br />

à l'époque pour la guerre d'Algérie, et permettant d'établir " l'état d'urgence ", en même temps que d'autoriser<br />

des interdictions de séjour pour " toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit,<br />

l'action des pouvoirs publics ", des assignations à résidence pour " toute personne [Š] dont l'activité s'avère<br />

dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics ", la fermeture des " lieux de réunion de toute nature " et<br />

l'interdiction des " réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ". Le gouvernement a même<br />

prévu des perquisitions de nuit. Il peut, en outre, faire " prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la<br />

presse et des publications de toute nature ", et donner compétence aux juridictions militaires en concurrence<br />

avec les juges ordinaires.<br />

Plutôt, donc, que de répondre, à partir d'un dialogue élargi aux jeunes et à l'ensemble des forces nombreuses<br />

déjà mobilisées sur le terrain (associations, citoyen-ne-s, élu-e-s, syndicats), aux problèmes de fond posés à<br />

l'ensemble de la société française par le sort réservé à ses " quartiers populaires de banlieues ", le<br />

gouvernement n'a encore une fois choisi que la voie de la répression et de la limitation des libertés. Mais les<br />

banlieues, comme l'ensemble de la société française, n'ont pas besoin d'état d'exception : elles ont besoin,<br />

urgemment, de justice, de respect et d'égalité, de services publics de proximité, d'une autre politique.<br />

Notre solidarité va vers celles et ceux qui s'opposent aux discriminations de toute nature, à la mise en cause<br />

des libertés individuelles et collectives, aux politiques néolibérales. Nous condamnons fermement les choix<br />

du gouvernement français. Nous nous mobilisons pour faire grandir dans toute l'Europe des choix alternatifs<br />

qui seuls pourront établir la justice et la solidarité sociales, ainsi que le respect pour toutes et tous de la<br />

dignité et de la citoyenneté.<br />

96


Conférence régionale pour l’égalité et le respect d’Ile de France<br />

Ile Saint Denis - 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Communiqué de déclaration<br />

97<br />

*<br />

* *<br />

La première conférence régionale pour l’égalité et le respect d’Ile de France a réuni 100 élus et militants<br />

verts de 30 communes des 8 départements franciliens à l’Ile Saint Denis.<br />

Après un débat nourri de leurs expériences de terrain, ils affirment :<br />

• que les violences qui ont enflammé les banlieues sont l’écume d’une crise sociale et d’un mal être<br />

profond qui viennent de loin ;<br />

• leur condamnation de la stratégie de la tension menée par le gouvernement et particulièrement des<br />

provocations du ministre de l’intérieur ;<br />

• leur inquiétude qu’une partie des jeunes des quartiers populaires en soient venus à vouloir faire<br />

entendre leur souffrance et leur colère par des destructions de biens publics et privés, d’outils de<br />

travail, de moyens de déplacement, ce qu’ils désapprouvent ;<br />

• leur opposition résolue à l’état d’urgence, réponse policière sans fondement qui accrédite une<br />

situation de guerre civile qui n’existe pas - stopper les violences n’implique pas de se soumettre à<br />

une législation d’exception héritée de la période coloniale ;<br />

• leur conviction, démontrée par les faits, que la mobilisation citoyenne dans de nombreuses villes a<br />

permis d’ouvrir le dialogue et d’apaiser la situation.<br />

• Ils considèrent que la situation actuelle est le produit de grands manquements et de nombreux<br />

renoncements dont tous les gouvernements portent une part de responsabilité : la droite pour avoir<br />

mis en œuvre une politique de développement des inégalités, la gauche pour n’avoir pas voulu la<br />

remettre en cause. Les verts reconnaissent et assument la part de responsabilité qui est la leur.<br />

Ils rappellent les initiatives prises d’ores et déjà par les Verts :<br />

§ demande d’une commission d’enquête parlementaire sur la responsabilité du ministre de l’intérieur<br />

dans le déclenchement des violences,<br />

§ proposition de vœux contre l’état d’urgence de nos élus dans l’ensemble des collectivités<br />

territoriales,<br />

§ mise en place d’une urgence téléphonique « urgence banlieue » au 01 53 19 53 00,<br />

§ organisation de conférences régionales pour le respect et l’égalité dans toutes les régions<br />

françaises,<br />

§ participation active à la mise en place de la réponse unitaire de l’ensemble de la gauche<br />

associative, politique et syndicale.<br />

Face à la stratégie de la tension du gouvernement, les participants proposent :<br />

• de continuer les actions de médiation au plus près du terrain et d’organiser des échanges<br />

d’informations et d’expériences de leurs élus, militants et partenaires<br />

• d’organiser un « déballage démocratique » par la mise en place de cahiers de doléances,<br />

d’expression citoyenne et d’engagements concrets où chacune et chacun pourra mettre ses mots<br />

propres sur ce qu’il ou elle vit ou ressent pour aboutir à un livre blanc de l’expression citoyenne et à<br />

des états généraux des banlieues.


• de créer les conditions pour qu’au-delà de leur colère, l’expression politique des jeunes pèse sur<br />

l’action publique afin qu’aux côtés de l’état, des collectivités locales et des autres actuers locaux ils<br />

soient représentés dans le débat démocratique. En ce sens ils organiseront des forums jeunes dans un<br />

certain nombre de villes et une rencontre avec l’ensemble de leurs partenaires et associations : « 6<br />

heures pour la banlieues »<br />

• que les Verts demandent officiellement une rencontre avec le Président de la République pour exiger<br />

que le ministre de l’intérieur présente des excuses publiques aux populations des quartiers insultés et<br />

stigmatisés.<br />

98


Face à la crise sociale et aux discriminations en tout genre, le gouvernement<br />

répond par la répression et des mesures d’exception. Nous ne pouvons l’accepter<br />

Alternative Libertaire, CLEPS (Comité lycéen Etudiant Paris Sud),<br />

CNT-STE RP, No, Pasaran, SUD-Etudiant, VAMOS !<br />

Communiqué de presse commun, Paris le 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Contacts presse :<br />

Kamel Tafer : 06 73 43 85 31<br />

Marie-Aurore Girault : 06 84 36 38 49<br />

Mathieu Rousseau : 06 87 55 72 80<br />

Nous nous opposons catégoriquement aux dérives sécuritaires qui se traduisent notamment par des<br />

incarcérations en série, des jugements expéditifs arbitraires et injustes, la mise en place de l’Etat d’urgence -<br />

mesure d’exception anti-démocratique – et la double peine pour les étrangers.<br />

Nous réclamons immédiatement un véritablement plan d’urgence sociale, car sans justice sociale, il n’y a pas<br />

de paix.<br />

La colère n’est pas un crime, nous l’exprimerons mercredi en appelant à manifester<br />

le Mercredi 16 novembre à 14 heures,<br />

de l’Université de Paris VIII de Saint-Denis à Bobigny.<br />

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui veulent se mobiliser à rejoindre cet appel.<br />

Nous organiserons une conférence de presse Mardi 15 novembre, à 11 heures, à la Bourse du Travail, 3 Rue<br />

Château d’Eau, Métro République.<br />

Premiers Signataires : Alternative Libertaire, CLEPS (Comité lycéen Etudiant Paris Sud), CNT-STE RP, No,<br />

Pasaran, SUD-Etudiant, VAMOS !<br />

99


Urgence sociale dans les Banlieues !<br />

Appel à Rassemblement pour l’égalité des droits<br />

Contre les logiques coloniales et contre les lois d’exception,<br />

Communiqué du DAL<br />

11 novembre <strong>2005</strong><br />

Après la loi du 23 février <strong>2005</strong> qui prévoit que “ les programmes scolaires reconnaissent en particulier le<br />

rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et<br />

aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils<br />

ont droit ”,<br />

Après le couvre-feu, traitement d’exception réservé par le gouvernement aux descendants de nationalité<br />

française des victimes du 17 octobre 1961,<br />

Après la demande à la Justice de faire passer au moulinet de la comparution immédiate, au risque de bafouer<br />

les droits de la défense, les dizaines de jeunes interpellés dans les Banlieues,<br />

Après la préconisation par un député UMP de déchoir de leur nationalité française les enfants et petitsenfants<br />

d’immigrés qui jour après jour contribuent à perpétuer la richesse de la citoyenneté et du « creuset »<br />

français,<br />

Après l’annonce par le ministre de l’Intérieur de sa volonté d’expulser du territoire Français tout étranger,<br />

même en situation régulière, déclaré coupable de violence urbaine,<br />

Après les rafles de Sans Papiers, les expulsions de mal-logés, les contrôles de police dans les foyers de<br />

migrants…….<br />

Nous disons NON !<br />

Non aux stigmatisations, aux violences institutionnelles, aux discriminations qui instaurent progressivement<br />

un processus d’épuration sociale, accompagné de relents colonialistes et vichystes !<br />

Non aux politiques qui prétendent éteindre l’incendie de la révolte des banlieues en embrasant les tensions et<br />

en élargissant les clivages sociaux, culturels, confessionnels !<br />

Non à la nouvelle Double Peine qui, dans un climat délétère de justice « à la chaîne » et « pour l’exemple »<br />

viendrait frapper tout étranger en situation régulière déclaré coupable de violence urbaine !<br />

Non aux surenchères sécuritaires et électoralistes à l’horizon 2007 !<br />

100


Qui sème la misère, récolte la tempête !<br />

Communiqué No-Vox, 10 novembre 20005<br />

Après des années de répressions et d'humiliations, des jeunes de quartiers populaires HLM, se sont<br />

radicalisés et se sont lancés après la mort de deux jeunes à Clichy sous bois à une véritable guérilla urbaine.<br />

Ils défient depuis le 27 octobre la police et le gouvernement. Ils demandent la démission de Nicolas Sarkozy.<br />

L’escalade de la répression se poursuit et alimente les violences. Chirac et de Villepin ont prononcé l¹état<br />

d¹urgence sur toute l¹Ile de France et dans de nombreuses agglomérations. De nouveaux dérapages dont les<br />

habitants des quartiers populaires , les Sans, les immigrés, les précaires… seront les principales victimes,<br />

alimentant la peur, le racisme, les intégrismes .<br />

N. Sarkozy, depuis son retour à l'Intérieur n'a cessé les provocations, et a mis en oeuvre une véritable<br />

« stratégie de la tension » :<br />

- En réponse aux incendies meurtriers des taudis parisiens qui ont fait plus de 50 victimes, il ordonne<br />

l'expulsion des mal-logés<br />

- Les rafles de sans-papiers deviennent massives, ainsi que les contrôles au faciès, même les enfants sont<br />

visés.<br />

- « Racaille », « Karcher », les mots agressent...<br />

Pas de regrets sur le gazage par la police de la salle de prière des femmes dans une mosquée de Clichy sous<br />

bois ...<br />

Cette "jacquerie urbaine" est la conséquence des politiques gouvernementales menées dans les quartier<br />

populaires : stigmatisation, répression, démantèlement des structures sociales intermédiaires, destruction des<br />

dispositifs de prévention, démolition massive des logements sociaux pour laisser place à des projets<br />

spéculatif, un taux de chômage record, particulièrement pour les jeunes. Š<br />

La responsabilité du gouvernement est engagée car il poursuit sans trêve les réformes néo-libérales, la casse<br />

des droits sociaux et des services publics, la généralisation de la précarité...<br />

Il n'a tenu compte ni des deux sanctions électorales, ni des importants mouvements sociaux de ces dernières<br />

années. Les recours démocratiques sont épuisés, et il prend des mesures qui nous rapprochent d’un Etat<br />

policier.<br />

Pourtant dans des quartiers menacés de démolition comme à la Coudray (Poissy), les habitants en lutte<br />

refusent de tomber dans le piège de la guerre entre les générations². Dès les premiers jours ils ont su éviter<br />

l’affrontement et maintenir la paix malgré les provocations policières permanentes.<br />

Tous ensemble, habitants des quartiers populaires, jeunes et vieux, français et émigrés, chômeurs et salariés,<br />

précaires, mal-logés, mouvements de « sans », associations, syndicats, rassemblons nous pour exiger :<br />

- La levée immédiate de l¹Etat d¹urgence et de la répression dans les quartiers populaires<br />

- L'arrêt de cette politique qui nourrit les discriminations et le racisme, qui enrichit les nantis, qui creuse les<br />

inégalités sociales, le chômage, la précarité, la crise du logement, la pauvreté et l'exclusion, causes profondes<br />

de la révolte urbaine de la jeunesse.<br />

- L’accès de tous et toutes à l’égalité, la justice, les droits sociaux fondamentaux (emploi, revenu, logement,<br />

éducation, santé…), afin d’éradiquer la pauvreté et les discriminations.<br />

Premiers signataires : APEIS, CDSL, DAL, Droits Devant, No-vox ..., 10 novembre <strong>2005</strong><br />

101


Appel du Collectif national unitaire contre le projet de prévention<br />

de la délinquance et contre la délation<br />

CNU, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Depuis quelques années souffle un vent mauvais sur les libertés. La réponse pénale est systématiquement<br />

mise en avant au détriment de toutes autres solutions, notamment sociales. L'extension continue du domaine<br />

de la punition est un frein à une réflexion globale et innovante sur les maux et les difficultés de notre société.<br />

Tous les aspects de la vie (famille, éducation, formation, travail,...) sont touchés par la montée en puissance<br />

d'une gestion punitive, dont l'aggravation de la répression pénale n'est qu'une résultante. Les rapports<br />

officiels et les projets gouvernementaux se multiplient afin de faire entrer dans les esprits et dans le droit la<br />

surveillance généralisée et le contrôle permanent , principalement des populations les plus en difficulté.<br />

Rien n'échappe à cette offensive idéologique impliquant des professions diverses : les rapports concomitants<br />

du Syndicat national des commissaires de police (SNCHFPN),de l'INSERM, et ceux du député Bénisti (2004<br />

et <strong>2005</strong>) aux ambitions différentes répondent cependant aux mêmes principes directeurs. Déterminisme<br />

social et rééducation précoce des enfants étiquetés comme « déviants » s'y affichent et les solutions<br />

préconisées, fondées exclusivement sur une vision comportementaliste, importées des Etats-Unis, frappent<br />

par leur simplisme et leur non-prise en compte de la spécificité de l'enfant, scruté comme si les parcours<br />

étaient linéaires et comme s'il s'agissait d'un adulte miniature. Juridiquement, cette offensive sécuritaire a<br />

principalement conduit jusqu'à présent à un durcissement des lois pénales : au nom d'une lutte contre « les<br />

évolutions de la criminalité » (loi dite Perben 2 du 9 mars 2004), contre « la récidive » ou contre « le<br />

terrorisme », c'est en fait une politique du tout-répressif et du tout-carcéral qui se met en oeuvre, menaçant<br />

les libertés de chacun.<br />

Mais le durcissement du droit pénal ne suffit pas aux promoteurs de cette politique : il faut encore mettre au<br />

pas la société entière, et en premier lieu les nouvelles « classes dangereuses » (habitants des quartiers<br />

populaires, mineurs, étrangers ou d'origine étrangère). Pour cela, il faut instrumentaliser les professions en<br />

contact permanent avec ces populations (éducateurs, travailleurs sociaux, animateurs, personnels de<br />

l'Education nationale, personnels médico-sociaux), comme l'institution judiciaire a pu être instrumentalisée<br />

en matière pénale. Les outils sont connus : veille éducative, obligation pour les personnels concernés de<br />

signaler les difficultés des familles au Maire. L'objectif est bien d'exercer un contrôle et une surveillance<br />

généralisés, au mépris du droit des familles de pouvoir être aidées par des personnels sociaux et soumis au<br />

secret professionnel.<br />

Après un premier recul en 2003 grâce à la mobilisation des personnels concernés, un projet de loi « pour la<br />

prévention de la délinquance » est annoncé par le Ministre de l'Intérieur pour la fin de l'année. Il a déjà été<br />

annoncé que la remise en cause du secret professionnel serait de nouveau à l'ordre du jour. Au nom de la<br />

prévention de la délinquance , les travailleurs sociaux et éducateurs, les magistrats, les personnels de<br />

l'Education nationale, les personnels médico-sociaux sont censés mettre en fiche les citoyens et « échanger »<br />

au mépris du respect des personnes. Mais là encore, la loi ne peut pas tout et ce projet s'accompagne d'un<br />

conditionnement des esprits qui vise à brouiller les identités professionnelles : des chercheurs de l'INSERM<br />

axent leurs recherches sur « les troubles de conduite chez l'enfant et l'adolescent » en centrant leurs propos,<br />

non sur la souffrance du sujet, mais sur les risques d'entrée dans la délinquance que ces troubles<br />

engendreraient, des commissaires de police se font spécialistes de la psychologie de l'enfant pour l'occasion<br />

en indiquant que les signes faisant craindre une entrée future dans la délinquance peuvent et doivent être<br />

détectés... dès la crèche.<br />

Plus sérieusement, cette tentative de brouillage des identités professionnelles paraît être le dernier outil en<br />

date pour imposer une politique inégalitaire, discriminatoire et liberticide. Nous, travailleurs sociaux,<br />

éducateurs, magistrats, personnels de l'Education nationale, psychologues, psychiatres, personnels médicosociaux,<br />

demandons :<br />

- l'abandon de la politique sécuritaire et de contrôle et de surveillance généralisés au profit d'une politique<br />

sociale volontariste en faveur des populations les plus en difficulté,<br />

- l'abandon du projet de loi pour « la prévention de la délinquance » tel qu'il est aujourd'hui annoncé,<br />

- la consécration du droit des familles à s'adresser à des travailleurs sociaux soumis au secret professionnel,<br />

102


- l'abrogation des lois Perben et de la loi sur la récidive<br />

Nous appelons à résister au conditionnement sécuritaire et aux atteintes qui se multiplient contre la nature<br />

même du travail social et contre les libertés.<br />

CNU (le Collectif national unitaire contre le projet de prévention de la délinquance et contre la délation), le<br />

10 novembre <strong>2005</strong><br />

103


Appel à tous les éducateurs, les enseignants, les militants de l’éducation<br />

populaire…<br />

RECit, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Comment allons nous aider les jeunes à penser qu’un « autre monde » est possible, et à participer à sa<br />

construction ?<br />

Les violences urbaines de ces derniers jours et les réactions qu’elles suscitent montrent que nous assistons à<br />

une vraie course de vitesse entre deux futurs pour notre pays.<br />

D’un côté les tenants d’un système qui aliène et mutile. Celui-ci perpétue l’isolement des pauvres et des «<br />

différents » dans des zones de relégation, provoque des désirs impossibles et souvent dérisoires avec sa<br />

publicité envahissante, organise une marchandisation généralisée et la promotion de valeurs de réussite<br />

individuelle, ignore les terribles enjeux auxquels notre planète doit faire face.<br />

De l’autre tous ceux qui souffrent de ces aliénations, de ces mutilations et qui les refusent sans toujours<br />

percevoir que c’est cette course effrénée à la consommation, à l’argent, à l’apparence, au chacun pour soi,<br />

qui condamne leur avenir et plus encore celui de leurs enfants.<br />

Si l’on sait ce qu’on refuse, il faut d'urgence transformer ce refus en construction d’un autre monde possible.<br />

A RECIT, nous avons clairement choisi notre camp. Notre particularité, c’est de contribuer à cette<br />

construction en travaillant sur un facteur majeur, l’éducation. De mettre en lien - en réseau - tous ceux qui<br />

oeuvrent dans des lieux et des actions porteurs d’éducation citoyenne. La situation actuelle nous met devant<br />

une terrible responsabilité.<br />

La jeunesse se morcelle : les filles et les garçons se croisent dans la rue, au collège ou dans les missions<br />

locales, sans réelle communication. Des a priori tenaces cassent les solidarités. De plus en plus de parents<br />

cherchent à sortir leurs enfants des collèges de banlieue pour les « mettre à l’abri ». A l’école, on évoque<br />

sans y croire « l’égalité des chances » tout en organisant la course d’obstacles dès l’âge de 6 ans. Ceux qui<br />

tombent et deviennent des perdants se réfugient dans des attitudes de repli, ou de violence et stigmatisent les<br />

« bouffons » - et surtout les « bouffonnes » - qui s’accrochent aux promesses d’un ascenseur social illusoire.<br />

Si « les banlieues flambent », si la misère sociale et le « no futur » sont aussi prégnants, c’est entre autres<br />

causes parce que l’éducation nationale n’est plus capable d’aider les jeunes des milieux populaires à<br />

s’exprimer, à porter collectivement des demandes, à construire des lieux et des organisations qui entraînent<br />

un vrai changement. D’autre part, l’éducation populaire traverse depuis plusieurs années une crise majeure et<br />

n’arrive plus à faire face à sa mission d’émancipation et de transformation sociale.<br />

Pourtant sur le terrain, et au sein de chaque organisation, des hommes et des femmes agissent pour trouver et<br />

montrer la voie vers de vraies alternatives : il y a des écoles qui montrent qu’une autre éducation est possible,<br />

où l’on pratique la coopération, l’entraide, la valorisation de toutes les formes d’intelligence,<br />

l’accompagnement quotidien et exigeant du besoin d’apprendre des enfants. Où l’on prépare, dès la petite<br />

enfance, à l’exercice de la citoyenneté. Il y a des associations, des centres de loisirs, des initiatives, des lieux<br />

éphémères ou durables, où les jeunes apprennent le respect, l’écoute, l’ouverture sur le monde, où ils peuvent<br />

agir par eux-mêmes, développer leur autonomie, ils deviennent exigeants avec eux-mêmes et avec les autres,<br />

confiants dans leurs capacités et dans la force de la coopération.<br />

Ces lieux sont de plus en plus rares. Fragilisés souvent par des difficultés matérielles innombrables. Décriés.<br />

Ils vont à contre courant, mais ils portent le seul espoir de gagner la course de vitesse aujourd’hui engagée à<br />

l’échelle de notre pays.<br />

Les évènements dramatiques auxquels nous assistons nous renforcent dans notre conviction qu’il y a urgence<br />

à tenir bon et à construire collectivement des alternatives porteuses d’éducation citoyenne, compréhensives<br />

et mobilisatrices. Nous appelons tous les enseignants conscients de leur fonction éducative, tous les militants<br />

104


de l’éducation populaire, les parents, les responsables associatifs, tous ceux qui aujourd’hui sont interpellés<br />

par l’automutilation des jeunes des banlieues, à se mobiliser pour affirmer leur attachement à un monde de<br />

coopération, de justice et de paix, et mettre en œuvre des propositions et des actions communes porteuses<br />

d’humanité pour nos enfants.<br />

Pour en discuter, une réunion publique aura lieu le :<br />

*vendredi 18 novembre (au 4 place de Valois, 75 001 PARIS, à 18h) *<br />

afin de débattre des perspectives de l’éducation populaire, l’occasion de définir une stratégie d’action<br />

unitaire.<br />

*Nous vous invitons à nous rejoindre ou à faire part de vos réactions et propositions par mail sur<br />

recit@recit.net<br />

Conseil exécutif de RECit le 10 novembre <strong>2005</strong><br />

www.recit.net<br />

105


Communiqué<br />

Mouvement pour une citoyenneté active, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Comme beaucoup d’observateurs, l’explosion de violence à laquelle nous assistons ne nous étonne guère.<br />

Notre association, le Mouvement pour une citoyenneté active, dont l’objet est d’œuvrer pour que les Français<br />

d’origine étrangère puissent s’inscrire en toute légitimité dans la représentation politique de notre pays et de<br />

l’Europe, n’a jamais cessé de dénoncer le déni démocratique qui frappe ces populations. Il constitue l’une<br />

des raisons principales de ces explosions de violence. L’Etat a beau produire des lois, assorties de sanctions<br />

plus ou moins sévères pour lutter contre les discriminations, c’est contre ses représentants que certaines<br />

catégories de populations se sont soulevées, car il est perçu comme le premier agent discriminant. Rêves de<br />

France à Marseille, Les municipales de 2001, de Jean-Louis Comolli et Michel Samson fut l’un des tout<br />

premiers films à montrer de manière édifiante certains aspects de ces questions. Elles ont été maintes fois<br />

débattues par le Mouvement pour une citoyenneté active*. Pourtant, à l’instar de quelques organisations<br />

collectives, les analyses et les réponses proposées, qui tranchent avec un certain activisme, dont<br />

s’accommodent les partis et le système politiques, n’ont pas, à ce jour, été prises en compte par les<br />

gouvernements successifs. Il n’est donc pas étonnant que la non-reconnaissance de pans entiers de la<br />

population et le malaise, qui en résulte, aient aussi comme effet ces regrettables violences.<br />

L’absence de ces Français à des postes de responsabilité publique et les tractations, les concernant, qui<br />

président à la constitution des listes électorales pour toutes les élections depuis 1989 confirment cette<br />

analyse. Et comble de l’incohérence politique, lorsqu’une personnalité, issue de ces populations, occupe les<br />

fonctions de ministre, délégué à la Promotion de l’égalité des chances de surcroît, il n’est doté ni de<br />

ministère de plein exercice ni de moyens budgétaires. Pourtant après la consécration du principe de parité<br />

entre hommes et femmes dans les mandats publics, la condition politique des Français d’origine étrangère<br />

aurait dû être sérieusement et durablement traitée. Or rien n’y a fait, les assemblées élues, les fonctions de<br />

responsabilité au sein des institutions publiques et des appareils politiques, l’espace public, en général, leur<br />

sont toujours fermés.<br />

C’est cette anomalie - et tout ce qu’elle véhicule de symbolique -, qui est vécue comme une injustice<br />

insupportable condamnant ces populations à la condition de sous citoyens. Les prises de position du<br />

personnel politique en général - à quelques rares exceptions - et les dispositions édictées par le gouvernement<br />

pour le traitement de cette crise, dont les plus inacceptables sont le couvre-feu et l’expulsion d’immigrés<br />

auteurs de ces violences, ne feront ni reculer ce sentiment, ni rétablir ces populations dans leur dignité. En<br />

conséquence, sans des politiques de fond en matière d’emploi, de logement et d’éducation, accompagnées<br />

d’une réelle implication de ces populations dans les décisions les concernant, les esprits ne seront pas apaisés<br />

et l’on pourrait s’attendre à de nouvelles manifestations de mécontentement. Bref, assurer progressivement la<br />

participation des Français d’origine étrangère au processus de décision publique, processus duquel ils sont<br />

aujourd’hui exclus, constitue la seule voie ayant un sens et une portée politiques.<br />

Le Mouvement pour une citoyenneté active, le 10 novembre <strong>2005</strong>.<br />

Contact : Adda BEKKOUCHE, président.<br />

Tél. : 06 88 01 54 82. Mél : contact@citoyennete-active.org<br />

* La sous-représentation des Français d’origine étrangère. Crise du système représentatif ou discrimination<br />

politique, colloque organisé par le Mouvement pour une citoyenneté active. L’Harmattan, Paris <strong>2005</strong>, 156<br />

pages.<br />

106


Non au couvre-feu colonial !<br />

La révolte n’est pas un crime !<br />

Les véritables incendiaires sont au pouvoir !<br />

Communiqué des Indigènes de la République<br />

9 novembre <strong>2005</strong><br />

Brutalité permanente de la police, mépris de la douleur des gens après la mort de deux adolescents, gazage<br />

d’une mosquée, propos irresponsables des autorités de l’État, les provocations d’un pouvoir exclusivement<br />

préoccupé par les calculs politiciens et les échéances électorales ont mis le feu aux poudres, et servi de<br />

détonateurs à la révolte longuement rentrée de la jeunesse indigène ou indigénisée des quartiers populaires.<br />

On parle désormais d’envoyer la troupe pour mater cette révolte. On ne l’envisage, dans une logique de<br />

guerre civile, que pour parler de sa répression.<br />

Victimes de toutes les discriminations, de toutes les humiliations, objets permanents du mépris social, de la<br />

brutalité policière, des contrôles au faciès, du racisme, privés d’avenir, précarisés, déclassés, rejetés, orientés<br />

par le système scolaire dans les voies de garage, interdits de se rassembler, toujours soupçonnés de tous les<br />

maux, privés de leur droit au respect et à la dignité, les jeunes des quartiers expriment leur révolte de manière<br />

spectaculaire et disent : « Nous n’avons pas d’autre moyen de nous faire entendre ! ». Face à une violence<br />

sociale et institutionnelle insupportable, leur révolte est plus que légitime : elle est salutaire. Elle constitue<br />

une réaction politique. En l’assimilant à la délinquance, en y opposant la répression brutale, en ajoutant le<br />

mépris à la provocation, le pouvoir souffle sur l’incendie qu’il a lui-même allumé.<br />

Cette révolte confirme l’analyse que le Mouvement des Indigènes de la République a proposée depuis le<br />

lancement de son Appel en janvier <strong>2005</strong>. La riposte des institutions de l’État est l’illustration de la gestion<br />

coloniale des populations issues de l’immigration, quel que soit le régime en place, de droite comme de<br />

gauche. Dominique de Villepin en est la dernière incarnation. L’actuel Premier Ministre a décrété l’état<br />

d’urgence et la possibilité pour les Préfets d’instaurer un couvre feu dans les quartiers populaires en<br />

s’appuyant sur une loi coloniale adoptée en 1955 pour réprimer le mouvement national algérien. C’est cette<br />

même loi qui a servi à mater dans le sang les manifestants algériens du 17 <strong>Octobre</strong> 1961 et qui a été mise en<br />

œuvre en Kanaky en 1984 sous le gouvernement socialiste de Laurent Fabius. La continuité des pratiques<br />

n’est donc plus à prouver. La matrice idéologique ayant permis ces crimes coloniaux animent toujours les<br />

manières institutionnelles de voir, de penser, de ressentir et de traiter administrativement les populations<br />

issues de la colonisation et assignées à résidence dans ces nouvelles zones d’indigénat que sont les quartiers<br />

populaires.<br />

Quand à la proposition du " droit à l'apprentissage à 14 ans", ce n'est ni plus ni moins qu'une remise en cause<br />

de l'obligation de scolarisation jusqu'à 16 ans; c'est un des acquis que la droite voulait démanteler depuis<br />

longtemps. Elle ose aujourd'hui le présenter comme une mesure "en faveur des déshérités" : c'est en réalité<br />

l'annonce cynique que, ilotes aujourd'hui, les habitants des quartiers populaires seront ilotes demain, et dès<br />

14 ans.<br />

Les formes prises par cette révolte conduisent à des violences et à des dégâts dont sont également victimes<br />

les populations déshéritées de ces quartiers. Nous tenons à affirmer notre plus entière solidarité à ces<br />

populations, et à celles et ceux dont les biens ont été endommagés ou détruits. L’État, responsable de la<br />

situation, doit sans délai les indemniser de la totalité du préjudice qu’elles subissent.<br />

Ce qu’exige la jeunesse des cités, c’est d’être reconnue dans sa dignité, c’est de pouvoir vivre dans l’égalité<br />

et le respect. Il s’agit d’une exigence politique et sociale élevée, juste dans son principe, et à laquelle il est<br />

nécessaire de répondre politiquement.<br />

Dès à présent, nous posons un certain nombre d’exigences<br />

Bien évidemment, l’actuel ministre de l’intérieur doit être démis de ses fonctions s’il ne démissionne pas luimême<br />

; il en va de même du premier ministre qui approuve et soutient publiquement la répression de masse<br />

107


que son collègue organise. Mais nous ne nous faisons pas d’illusion sur les effets réels de ces démissions : si,<br />

symboliquement, le départ de ces boute-feu s’impose, il ne constitue en aucun cas une solution, ni un objectif<br />

de lutte prioritaire. Nous ne militons pas pour un clan contre un autre, nous ne nous faisons pas d’illusion sur<br />

les objectifs réels des politiques, de droite ou de gauche, qui lorgnent sur le pouvoir et dont l’horizon est<br />

borné par les élections à venir.<br />

- Des centaines de jeunes ont été interpellés et arrêtés par les forces de police dans le cadre des évènements<br />

en cours. Nous exigeons leur libération immédiate. Il convient de reconnaître aux faits qui leurs sont<br />

reprochés leur caractère politique, et de leur refuser un traitement judiciaire, dont la logique est celle de la<br />

provocation : les révoltés ne sont ni des « racailles » ni des « sauvageons ». Ils doivent être entendus pour ce<br />

qu’ils sont, et pour cela l’amnistie pour les révoltés s’impose. Nous refusons qu’une justice plus ou moins<br />

expéditive frappe arbitrairement certains, et que les autres demeurent sous le coup d’un risque d’arrestation<br />

et de poursuites. À révolte politique, réponse politique.<br />

- Des parties entières de la Seine-Saint Denis et d’autres zones urbaines font l’objet d’une véritable<br />

occupation par des milliers de CRS ou autres gendarmes, dans une logique de guerre civile. *Nous exigeons<br />

leur évacuation sans délai*. La présence de ces forces de répression – et à plus forte raison celle de forces<br />

militaires – contribue, non pas à la « sécurité publique », mais à attiser la révolte des populations. Elle porte<br />

atteinte à leur dignité et constitue comme une punition collective que nous refusons.<br />

- Par centaines, des habitants des cités en révolte ont subi de gros dommages du fait des émeutes. Ces<br />

victimes doivent être indemnisées immédiatement* ; l’intervention à cette fin des pouvoirs publics se justifie<br />

parfaitement par la responsabilité entière de l’État dans la situation actuelle.<br />

q Il est indispensable de faire la lumière complète et de dire la vérité sur les évènements qui ont déclenché la<br />

révolte : sur la mort de Zyad Benna et Bouna Traoré et sur le gazage de la Mosquée de Clichy-sous-bois.<br />

Une commission d’enquête indépendante, comportant des représentants des habitants et des acteurs de<br />

terrain doit être formée et dotée de moyens réels, pour mettre en lumière les agissements de la police tout au<br />

long du déroulement des évènements.<br />

- L’instauration de *l’état d’urgence renforce* de manière scandaleuse l’isolement et l’enclavement<br />

organisés des quartiers populaires. Il doit y être mis fin sans délai et la liberté de circulation des habitants des<br />

quartiers doit être restaurée et garantie.<br />

- Les dispositifs « sécuritaires » institués par les lois Perben, Sarkozy, Chevènement, Vaillant, doivent être<br />

supprimés ; les textes qui les instituent doivent être retirés.<br />

- Nous exigeons la mise en place d’une politique résolue de lutte contre les discriminations dans tous les<br />

domaines et de mesures immédiates contre la précarité, le chômage et la ghettoïsation : la création d’emplois<br />

stables et valorisants, tant publics que privés ; la garantie d’une égalité réelle en matière d’éducation et de<br />

formation ; la mise en place de mesures d’amélioration des conditions de logement et du cadre de vie dans<br />

les quartiers populaires , ce qui passe notamment par la garantie de transports en commun dignes de ce nom<br />

et gratuits; le droit de vote et la *citoyenneté* de résidence pour les non-français et la régularisation de tous<br />

les sans-papiers.<br />

Nous invitons par ailleurs, partout où c’est possible, à l’organisation de débats et de réunions publiques, à la<br />

prise des dispositions nécessaires à la convergence de l’action en vue de faire plier le gouvernement.<br />

Contacts : Mouvement des Indigènes de la République<br />

Tél. : 06-18-92-76-15 ; E-mail : contact@indigenes.org ; site Internet : www.indigenes.org<br />

108


La meute, l'émeute et l'impasse<br />

Communiqué de DiverCité, Ici et Là-bas et le MIB<br />

mercredi 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Depuis plus d'une semaine en France, voitures et écoles se consument, des pneus éclatent, des cocktails<br />

Molotov explosent, des jeunes des classes populaires, issus ou non de l'immigration postcoloniale, ne<br />

dissimulent plus leur envie d'en découdre avec la République française " une et indivisible ". Ils n'ont jamais<br />

été les bienvenus, à moins de laisser derrière eux - après une heure de bus - leur culture, leur religion et leur<br />

histoire. Après trois morts, dont deux suspectes, les familles restent dignes, les quartiers populaires sont<br />

submergés par l'émotion, la colère, la rage et le deuil, comme ils ont trop souvent l'habitude. Toutes les nuits<br />

sont hantées par le bruit, les odeurs, et la lumière jaune. C'est l'émeute : " un soulèvement populaire,<br />

généralement spontané et non organisé, pouvant prendre la forme d'un simple rassemblement tumultueux<br />

accompagné de cris et de bagarres ", nous dit le dictionnaire.<br />

De l'autre côté de la fameuse " fracture sociale ", les forces de l'ordre, flashballs à la main, hurlent et insultent<br />

les familles qui sont aux fenêtres ; humilient et interpellent à tout va mères, enfants et vieillards ; n'hésitent<br />

pas à se servir de l'intimidation et de la peur collective pour faire tourner le rapport de force à leur avantage ;<br />

ne reculent devant rien pour gazer à l'aveuglette, visant aussi bien les mosquées bondées que les centres<br />

commerciaux. Des syndicats réclament l'intervention de l'armée voire, pour certains, l'application de la loi<br />

martiale. Le ministre de l'Intérieur fait preuve de politesse racailleuse, et le gouvernement est frappé de<br />

myopie politique, frappant du poing sur une table vide, où il a jusqu'ici toujours refusé de s'asseoir. La<br />

meute.<br />

La crise économique, sociale et politique de la société française est à son comble, et la violence prend de<br />

l'ampleur dans bon nombre de quartiers populaires de France. Meute et émeute se font face. Mais qu'en saiton<br />

réellement ? Les faits semblent pourtant évidents. A la suite de la mort de deux d'entre eux, des " jeunes "<br />

mettent à feu leurs propres quartiers. Dès lors, ils sont présentés comme une organisation criminelle<br />

transfrontalière, accusés d'être manipulés par des réseaux islamistes, et soutenus par l'économie mafieuse de<br />

la drogue. Au lieu de comprendre l'origine de l'émeute, la société française mène la politique de l'autruche,<br />

en parlant de violences irrationnelles et haineuses, qu'il faut réprimer " dans la justice et la fermeté ". Les<br />

forces de l'ordre - appellation en elle-même paradoxale - essayent de rétablir le calme, le silence, ou en<br />

d'autres termes, l'ordre public. En face de cela, on nous présente le logique ras-le-bol des habitants " non<br />

jeunes " et leur soi-disant soutien à l'action gouvernementale de rétablissement de la sécurité et de l'autorité.<br />

Rien n'est plus trompeur.<br />

Tout d'abord, il faut dire clairement que derrière l'immense majorité des actes de violence, il y a des causes<br />

sociales et des responsables politiques, mais aussi, il faut l'admettre, des parcelles de légitimité. Même si<br />

toute violence est condamnable, force est de constater que la violence qui nous préoccupe depuis dix nuits<br />

n'est que le fruit de l'humiliation et de la relégation sociale qui règnent les 350 jours restants dans la même<br />

zone, sans que personne ne s'en émeuve. Les violences sociales, subies dans le quotidien et dans la chair de<br />

millions de citoyens, sont plus légitimes et respectables que les violences urbaines, qui violent la " sarkosainte<br />

" loi de la propriété privée. Cette violence-là sert habilement aujourd'hui de parangon à ceux qui ne<br />

veulent pas voir la violence du système qui l'a engendré. Pire, elle allume des feux qui n'éclateront que plus<br />

tard : à la différence des pinèdes provinciales, en banlieue, les contre-feux rallument toujours les foyers.<br />

Faire mine de découvrir les problèmes, chanter la marseillaise pour exorciser le mal, c'est utiliser la<br />

souffrance exprimée aujourd'hui pour camoufler sa responsabilité dans son émergence. Et même si cela n'est<br />

pas dit explicitement, tout le monde le ressent. Un exemple ? Bien, personne ne s'interroge sur les raisons qui<br />

peuvent pousser deux adolescents à fuir en courrant dès qu'ils entendent au loin les bruits des talkies-walkies<br />

des policiers ? Qu'est-ce qui crée chez eux une peur instinctive, qui les poussent à escalader un mur de trois<br />

mètres et se cacher dans un transformateur EDF, alors que de l'aveu même des services judiciaires ils ne sont<br />

pas délinquants ? Nous y voyons pour notre part deux raisons principales. La première est que le bruit des<br />

talkies-walkies résonne dans nos têtes avec l'arrivée de problèmes en cascade : interpellation musclée, clésde-bras<br />

douloureuses, insultes et brimades au su et au vu de tous, garde-à-vue où - l'histoire l'a amplement<br />

démontré - règne l'impunité policière, et plausibles inculpations judiciaires pour outrages et rébellions. C'est<br />

109


tout cela qu'évoque le son de la sirène. C'est tout cela que l'on fuit lorsqu'on a quinze ans, vit en banlieue<br />

populaire, et qu'on a rien à se reprocher.<br />

La deuxième raison tient aux faits et aux circonstances mêmes de l'incident de Clichy-sous-Bois.<br />

Etrangement, il n'a pas été révélé que l'un des trois adolescents électrocutés, pourtant mineur et scolarisé, ne<br />

disposait pas de papiers. Conséquence directe du durcissement de l'obsessionnelle lutte contre l'immigration<br />

illégale, dont le ministre de l'intérieur a été le principal initiateur, ce jeune a fui parce qu'il était sans-papiers.<br />

Il a fui parce que la nouvelle loi, promulguée pour mieux assimiler l'étranger à la délinquance, a fait de lui un<br />

fuyard. Il a fui pour se sauver, et quelque part, c'est la loi qui a causé sa fuite et donc sa mort. Monsieur<br />

Sarkozy, nous comprenons mieux pourquoi ses parents n'ont pas voulu vous rencontrer.<br />

Toutes ces morts viendront augmenter le deuil dans la mémoire des personnes issues de l'immigration<br />

postcoloniale. Mais au-delà de cet horizon, elles nous invitent à d'autres réflexions et d'autres propositions<br />

pour sortir de l'impasse qu'affectionnent tant, sans jamais se l'avouer, la meute et l'émeute.<br />

Excusez-vous pour toutes les insultes stigmatisant les habitants des quartiers. Excusez-vous pour avoir<br />

causer la mort, de manière volontaire ou non (l'enquête nous le dira), de deux jeunes adolescents, coupables<br />

de vivre à Clichy et d'être héritiers de l'immigration postcoloniale.<br />

Excusez-vous pour la profanation de la mosquée de Clichy. Imaginez-vous la réaction de l' " opinion<br />

publique " si le lieu de culte attaquée avait été une église ou une synagogue ? Tout ce que la France compte<br />

de bonne conscience humaniste aurait dénoncé, avec raison, la violation des libertés individuelles. Mais<br />

attaquez une mosquée est dans l'air du temps, le " choc des civilisations " a fait du chemin, et ni le premier<br />

ministre, ni le ministre de l'Intérieur, ni aucun membre du gouvernement n'a daigné se déplacer pour montrer<br />

qu'il n'existe pas, en France, deux poids deux mesures en matières de droits et de libertés.<br />

Mettez fin à la précarisation croissante des habitants des quartiers populaires. Si les notions de flexibilité,<br />

d'adaptation, de mixité sociale, d'intégration républicaine, de discrimination positive, etc. sont les maîtres<br />

mots de la classe patronale et de ses alliés à l'Assemblée nationale, elles signifient tout autre chose pour ceux<br />

qui ont subi vingt ans de politique néolibérale : ségrégation économique et spatiale, logement insalubre,<br />

inégalité des chances à l'école, panne de l'ascenseur social, tyrannie des contrats à durée déterminé sans<br />

perspective d'avenir, impossibilité de fonder une famille et de vivre dignement, tête coincée en dessous du<br />

seuil de pauvreté, séjours répétés au cachot, etc.<br />

Stoppez la logique sécuritaire de la tolérance zéro, le racisme anti-immigré et la culture du chiffre de la<br />

police, qui sont à l'origine de la tension et des provocations dans les banlieues populaires.<br />

Respectez les en tant qu'être humain, arrêtez de les insulter en les qualifiant de " sauvageons ", de " racailles<br />

" à nettoyer au " kärcher ". Ce langage infamant, s'il était prononcé par le borgne du Front National, serait<br />

dénoncé pour appel au meurtre et au " nettoyage ethnique ". Mais quand il sort de la bouche du ministre de<br />

l'Intérieur, l'infamie devient une ouvre de salubrité publique et devient un racisme respectable relayé par tous<br />

les médias bien-pensants.<br />

Cessez d'instrumentaliser l'islam et les musulmans, cessez de danser hypocritement avec celui que vous<br />

appelez le " diable vert " une fois le bal terminé. Arrêtez de remercier en secret les " grands frères " parce<br />

qu'ils oeuvrent pacifiquement pour la fin des violences, tout en mettant en garde l'opinion publique contre<br />

l'omniprésence de l'islamisme dans les banlieues. Ainsi le maire d'une commune de l'agglomération<br />

lyonnaise qui, avant de s'en prendre publiquement à un imam de quartier sous le coup d'une inculpation<br />

judiciaire et de se faire le défenseur d'une conception de la laïcité tronquée, prenait<br />

amicalement le train avec lui deux semaines auparavant.<br />

Rendez-leur leur dignité historique. Il est indispensable d'effectuer un retour critique sur le passé colonial en<br />

abrogeant la loi négationniste du 23 février <strong>2005</strong> portant sur " l'ouvre positive du fait colonial " et de<br />

réhabiliter l'histoire de l'immigration. Si nous ne sommes pas dans une situation strictement coloniale, les<br />

logiques de gestion et d'encadrement des populations issues de l'immigration postcoloniale persistent encore<br />

aujourd'hui dans les institutions. Abolissons-les.<br />

110


Nous ne pouvons que voir une continuité évidente avec la manière dont l'Etat appréhende aujourd'hui les<br />

émeutiers et leurs motivations, et celle dont hier il comprenait les insurgés algériens. Le recours rarissime à<br />

la loi de 1955, celle qui justifia la sanglante intervention policière du 17 octobre 1961, permet rien moins que<br />

cela d'instaurer l'état d'urgence sur le territoire national. Ceci trahit inévitablement l'illogisme politicien dans<br />

lequel s'est enfermé le gouvernement : l'Etat ne sait ni ne veut avoir le courage de répondre politiquement à<br />

l'explosion des violences émeutières, aussi a-t-il recours à une des lois les plus liberticides de la législation.<br />

Sacrifiant les libertés sur l'autel de la sécurité, l'Etat sécuritaire s'exprime avec toute sa force. Qu'on se le<br />

dise, seront désormais justifiées par la loi : les mesures locales de couvre-feu pour tous (et pas seulement les<br />

mineurs), les interdictions de circulation en voiture, les interdictions de réunions, les fermetures de salles<br />

pouvant accueillir telles réunions, les assignations à résidence, les interdictions de séjour, les mesures de<br />

contrôles de la presse et des télécommunications, les perquisitions de jour comme de nuit, le remplacement<br />

de la justice civile par la justice militaire (un simple décret suffira pour cela)... On ne pouvait pas faire plus<br />

clair en matière de punition collective : tous les habitants des quartiers, déjà victimes premières de ces<br />

événements (soit parce que leurs proches en sont les acteurs ou soit parce que ce sont leurs biens qui en sont<br />

les objets) sont désormais privés de quasiment toutes leurs libertés individuelles. Un contrôle d'identité<br />

deviendra une rafle, une interdiction de séjour, un bannissement. Pis, ces nouvelles prérogatives marqueront<br />

pour longtemps, même après leur cessation, les pratiques policières dans les quartiers. En d'autres termes, le<br />

système d'inspiration coloniale s'auto régénère. La meute se reproduit.<br />

Ne confondez plus paix et pacification. Il faut des armes et des hommes en nombre suffisant pour maintenir<br />

un état de pacification, mais la justice est la condition de la paix sociale : sans justice, pas de paix.<br />

Paradoxalement, c'est cette paix que les incendiaires vous demandent d'avoir le courage de rechercher dans le<br />

langage que vous comprenez le mieux. Pour y parvenir, une seule solution immédiate : l'abandon de toutes<br />

les poursuites judiciaires à l'encontre des manifestants et la dispense de peine pour ceux déjà condamnés. Car<br />

il n'y aura que cette issue pour sortir de l'impasse, cette seule issue pour envisager des solutions à plus long<br />

terme, cette seule issue pour envoyer à bon port le message que tous les protagonistes responsables du feu<br />

sont désormais en mesure de l'éteindre. Cette idée, dont nous savons d'avance qu'elle nous rapportera son lot<br />

de popularité chez les populistes, n'est pas neuve, et elle n'est pas de nous. Victor Hugo en a été son plus<br />

éloquent défenseur : " Les guerres civiles s'ouvrent par toutes les portes et se ferment par une seule, la<br />

clémence. La plus efficace des répressions, c'est l'amnistie. "<br />

Les récents événements montre au moins une chose : une certaine police en banlieue n'est plus sous contrôle<br />

républicain. Au lieu de protéger les citoyens, elle installe la peur et peut provoquer la mort par ses<br />

provocations. Or lorsqu'une institution de la République viole ses propres principes, le devoir de tout citoyen<br />

est de prendre son destin en main. Si la police est incontrôlable, surveillons la police ! Organisons des<br />

comités de surveillance, dans chaque quartier, uniquement armé d'un code pénal, d'un calepin ou d'une<br />

caméra, pour prouver à la société française que les " racailles " savent se rassembler, réfléchir, s'organiser, et<br />

ainsi démontrer que le doigt accusateur ne doit pas être pointé sur eux, mais sur les dysfonctionnements de la<br />

société française. Une émeute sans débouché politique raffermit les gouvernements qui la méprise.<br />

111


« Crevez en Paix mes frères,<br />

mais crevez en silence,<br />

qu’on ne perçoive que l’écho lointain de vos souffrances ... »<br />

Communiqué du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Ceux qui ne comprennent pas aujourd’hui les causes des émeutes sont amnésiques, aveugles ou les deux.<br />

En effet cela fait 30 ans que les banlieues réclament justice.<br />

25 années que des révoltes, des émeutes, des manifestations, des Marches, des réunions publiques, des<br />

cris de colère avec des revendications précises ont été formulés.<br />

15 ans déjà que le Ministère de la Ville a été créé pour répondre à l’exclusion et à la misère sociale des<br />

quartiers dits défavorisés. Les Ministres passent avec leurs lots de promesses : Plan Marshall, Zones<br />

franches, DSQ, ZEP, ZUP, Emploi-Jeunes, Cohésion Sociale, etc.... La banlieue sert de défouloir pour des<br />

ministres, élus et médias en mal de petites phrases assassines sur les « zones de non-droit », « les parents<br />

irresponsables », la mafiatisation et autres « dérives islamistes ».<br />

Les habitant(e)s des quartiers et notamment les jeunes sont stigmatisés et désignés comme responsables de<br />

toutes les dérives de notre société. Ca ne coûte pas cher de donner des leçons de civisme et de montrer du<br />

doigt les « racailles » ou les « sauvageons » en les jetant à la vindicte populaire. Et ça peut rapporter gros.<br />

Les banlieues deviennent une problématique à part, dont on confie la gestion à la police et à la justice.<br />

Aujourd’hui, on nous présente ces « jeunes de banlieues » (sous-entendu ces noirs et ces arabes) qui brûlent<br />

comme des étrangers venus foutre le bordel en France.<br />

Pourtant des Minguettes (1981) à Vaulx-en-Velin (1990), de Mantes-la-Jolie (1991) à Sartrouville<br />

(1991), de Dammarie-les-Lys (1997) à Toulouse (1998), de Lille (2000) à Clichy, le message est clair :<br />

Assez des crimes policiers impunis, assez des contrôles au faciès, assez des écoles poubelles, assez de<br />

chômage programmé, assez de logements insalubres, assez des prisons, assez de hagra et<br />

d’humiliations ! Assez aussi des justices parallèles qui protègent les hommes politiques corrompus et<br />

qui condamnent systématiquement les plus faibles.<br />

Ces cris là ont été ignorés ou étouffés.<br />

Comme sont toujours étouffées les souffrances silencieuses des millions de familles, d’hommes et de<br />

femmes, qui subissent au quotidien des violences sociales bien plus dévastatrices qu’une voiture qui brûle.<br />

A travers le couvre-feu, le gouvernement y répond par la punition collective et une loi d’exception qui donne<br />

les pleins pouvoirs à la police. On met le couvercle sur la marmite et cela marquera pendant longtemps les<br />

mémoires de nos les quartiers.<br />

Il n’y aura jamais de paix dans nos quartiers tant qu’il n’y aura pas de justice et de réelle égalité.<br />

Aucune pacification ni aucun couvre-feu ne nous empêcheront de continuer à nous battre pour cela,<br />

même lorsque les caméras auront détourné les yeux…<br />

PAS DE JUSTICE, PAS DE PAIX !<br />

le MIB – 09/11/<strong>2005</strong> -Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (M.I.B)<br />

http://mib.ouvaton.org - tel : 01 40 36 24 66<br />

112


Une autre lecture des évènements<br />

APEIS (Association pour l’emploi et l’insertion sociale), 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Source : http://www.apeis.org/<br />

Le slogan « Qui sème la misère récolte la colère » est bel et bien d’actualité suite aux déclarations<br />

incendiaires de Sarkozy ; suite à la mort de Zyad Benna et Bouna Traoré dans des circonstances douteuses ;<br />

suite au déploiement inconsidéré de forces de l’ordre en tenue de combat pour quadriller les quartiers<br />

populaires et en faire de fait des ghettos ; suite, aussi et surtout, au fait qu’il y a 21% de chômage chez les<br />

jeunes des quartiers populaires, chiffre qui atteint 43% quand ces mêmes jeunes sont issus de l’immigration.<br />

On sait bien qu’en-dehors des coups nous n’avons rien à attendre de la droite, de "ceux d’en face", mais tout<br />

au long des réactions dont nous abreuvent les hommes de gauche ayant volonté d’encadrer cette misère, les<br />

citoyens redresseurs de torts se voulant compréhensifs, tout au long de leurs appels à la paix sociale, avezvous<br />

remarqué que la troisième personne (« ils », « eux ») est la seule utilisée pour causer d’une colère qui<br />

pourtant nous concerne tous ? Une colère que nous partageons en fait dans notre grande majorité, nous les<br />

bannis des feux de la rampe, les exploités, les abandonnés.<br />

Le pétage de plomb n’est pas « jeune », il est généralisé, bien au-delà de ses conséquences visibles en<br />

couleur au journal de 20h, sauf qu’une dépression ou un suicide sont moins spectaculaires qu’un bel<br />

incendie.<br />

Quand t’en peux plus, t’exploses... quitte à éclabousser le voisin, car le temps de la réflexion et de l’analyse<br />

est aussi un luxe. Alors on peut en écrire des pages, dire "qu’ils" (ces autres, ces étrangers à nos brillantes<br />

analyses autoproclamées) auraient dû faire ci et pas ça, dire ceci au lieu d’attaquer cela, mais jusqu’à quand<br />

va-t-on ignorer notre propre douleur, notre propre envie d’en finir avec une vie de survie ? Et surtout<br />

s’apercevoir que "leur" révolte est NÔTRE, car eux c’est nous, nos enfants, nos frères, cousins, voisins.<br />

La pensée de classe semble avoir bel et bien disparu du panorama des réflexions d’une gauche qui est moins<br />

de masse que de plus en plus « à la masse »... En échange on y retrouve la peur du « gueux », du « voyou »,<br />

de la « racaille », de la « canaille », du « lumpen », la trouille de ce « prolétariat en haillons » qui grouille<br />

sous les pieds de l’honnête salarié, prêt à lui saisir la cheville, lui casser sa bagnole et l’entraîner vers les<br />

affres du chômage et de la précarité à tout crin. Ouh le méchant gueux qui ne fait que le jeu du FN, qui tape à<br />

côté et préfère crâmer les miettes puisqu’il ne peut avoir le gâteau...<br />

Crétin de gueux, tu crois qu’au Sahel ils seraient pas contents de les avoir les belles miettes de droits que tu<br />

as ?!<br />

Ingrat de gueux, tu ne sais pas qu’il y a toujours eu la petite bourgeoisie humaniste pour recadrer ta colère<br />

comme en 1789 afin de la rendre productive et te donner de beaux droits ?<br />

Sale petit con de gueux, tu ne sais pas que pendant que tu baves d’envie aux vitrines de l’illusion capitaliste,<br />

la vrai avant-garde éclairée n’a que faire de basses volontés de possession matérialiste et préfère lire des<br />

livres qui causent de toi, pauvre gueux voyoutocrate transformé en glorieux prolétariat idéalisé ?<br />

Aujourd’hui tu crâmes l’institution qui te tend la main, mais c’est pas parce que tu n’as pas de foie gras qu’il<br />

faut brûler les toasts !!!<br />

Salaud de pauvre, jamais content !<br />

Ah, ce qui embête les politiques et les fabricants de boucs-émissaires, c’est peut-être qu’ils ne savent pas par<br />

quel bout récupérer la colère populaire !<br />

"On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui<br />

l’enserrent"<br />

113


Serait-ce trop demander à la gauche que de réveiller sa propre révolte de son sommeil plein de compromis<br />

confortables et d’exprimer sa fraternité aux insurgés en se rappelant cette phrase de Bertolt Brecht ?<br />

APEIS<br />

Explication Loi n°55-385 du 3 avril 1955 Loi instituant un état d'urgence et en déclarant l'application en<br />

Algérie. http://www.apeis.org/article.php3?id_article=237<br />

Le texte de la loi http://www.apeis.org/article.php3?id_article=238<br />

114


Pour passer des « émeutes » aux luttes :<br />

réflexions et proposition d’action immédiate<br />

Réseau Education Sans Frontière, Paris, le 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Plus ou moins effarouchés par les « événements » de ces jours dans les banlieues, nous sommes nombreux à<br />

regretter qu’une part importante de notre jeunesse ne puisse manifester son désarroi et sa colère que par la<br />

rage destructrice, souvent de son propre milieu de vie. Et l’on impute cet état de fait tantôt aux coupes claires<br />

dans les subventions accordées aux associations oeuvrant dans les banlieues, tantôt à la présence insuffisante<br />

des syndicats et des partis politiques dans les quartiers de relégation. Or, si les propositions de réorientation<br />

des politiques urbaines, sociales et salariales surabondent en ce moment, peu d’idées sont avancées pour<br />

offrir aux jeunes révoltés des quartiers ghettoïsés les nécessaires points de passage vers les structures à même<br />

d’organiser dans la durée, et de façon non violente, la résistance à l’ordre néolibéral, et la désobéissance<br />

civile face aux politiques sécuritaires. Bref, beaucoup d’entre nous ne voient pas comment aider cette<br />

jeunesse à passer de l’ « émeute » à la lutte.<br />

Il existe pourtant une lutte qui, plus que toutes les autres, est susceptible de rencontrer la sympathie et<br />

l’investissement de beaucoup de ces adolescents et jeunes adultes en colère : celle qui vise à la régularisation<br />

des enfants scolarisés sans papiers, et des parents sans papiers de jeunes vivant en France. C’est notamment<br />

le travail du Réseau Education Sans Frontières.<br />

Nous, militantes et militants de toutes les organisations qui luttent contre l’ordre chiraco-sarkozyen par les<br />

moyens institutionnels ou la désobéissance civile, avons aujourd’hui une chance à ne pas manquer : pour que<br />

les milieux militants rencontrent cette jeunesse tantôt désespérée, tantôt révoltée, et pour construire une<br />

mobilisation durable dans les quartiers. Nous pouvons sans doute (et si ce n’est pas nous, alors qui ? et si ce<br />

n’est pas maintenant, alors quand ?) aider ces jeunes à passer progressivement vers une logique de lutte,<br />

seule propre à une mise en mots de la fureur, et à la désignation pour celle-ci d’objectifs légitimes et<br />

réalistes.<br />

Il est donc hautement souhaitable que nous allions partout où ont lieu les comparutions immédiates des<br />

prétendus « émeutiers », et où se trouvent aussi leurs soutiens, familles et copains, afin d’attirer leur attention<br />

sur le sort des élèves et des parents sans papiers, à leur présenter les organisations luttant pour leur<br />

régularisation. La fureur de cette jeunesse est largement liée, chacun le sait, à la perversion de la procédure<br />

du contrôle d’identité, qui a été instrumentalisée pour conduire la traque des sans papiers à des fins<br />

électoralistes. Procédure qui est donc devenue le vecteur de brimades policières continuelles auprès des<br />

jeunes, notamment issus de l’immigration. Le lien entre cette lutte et la colère de la jeunesse des quartiers<br />

pauvres est par conséquent tout à fait évident et direct. Les élèves sans papiers, ce sont eux, ou ce sont leurs<br />

copains dans les classes et les cités. Misère des sans-papiers et révolte des banlieues sont deux des<br />

principaux produits dérivés de la même cause : l’appropriation à des fins privées (les ambitions politiciennes<br />

des divers présidentiables passés par le Ministère de l’Intérieur ces dernières années) de l’appareil policier de<br />

notre pays.<br />

Notre devoir est vraisemblablement d’offrir à la révolte les moyens de ne pas se briser sur le mur répressif,<br />

d’aider la colère à trouver les voies de son efficacité sur le long terme. Il faut aller, aux portes des tribunaux,<br />

proposer à ces jeunes ce que nous croyons être les moyens d’une prolongation et d’une propagation de leur<br />

dissidence. Ils en feront ce qu’ils voudront : mais qu’au moins ils en connaissent l’existence.<br />

AUJOURD’HUI, DEMAIN, APRES-DEMAIN : A BOBIGNY ET AILLEURS, TRACTAGES DEVANT<br />

LES TRIBUNAUX DE GRANDE INSTANCE. APPEL AUX COLLECTIFS POUR LA<br />

REGULARISATION DES SANS-PAPIERS : SOYONS NOMBREUX. LES PRETENDUS EMEUTIERS<br />

ONT BESOIN DE NOTRE SOUTIEN<br />

RESF : Réseau Education Sans Frontières Adresse postale : c/o EDMP 8 Impasse Crozatier 75012 Paris -<br />

educsansfrontieres@free.fr / www.educationsansfrontieres.org<br />

115


Non à l’état d’exception<br />

Communiqué commun, Paris, le 8 novembre <strong>2005</strong><br />

Confronté à une révolte née de l’accumulation des inégalités et des discriminations dans les banlieues et les<br />

quartiers pauvres, le gouvernement vient de franchir une nouvelle étape, d’une extrême gravité, dans<br />

l’escalade sécuritaire. Même en mai 1968, alors que la situation était bien plus dramatique, aucune loi<br />

d’exception n’avait été utilisée par les pouvoirs publics. La proclamation de l’état d’urgence répond à une<br />

révolte dont les causes sont profondes et bien connues sur le seul terrain de la répression.<br />

Au-delà du message symbolique désastreux que nourrira la référence à la guerre d’Algérie, il ne s’agit pas<br />

seulement de « couvre-feu », ce qui est déjà de l’ordre d’une logique de guerre. En fait le gouvernement a<br />

sciemment menti. La loi du 3 avril 1955 autorise des interdictions de séjour pour « toute personne cherchant<br />

à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics », des assignations à résidence pour<br />

« toute personne […] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », la fermeture des<br />

« lieux de réunion de toute nature » et l’interdiction des « réunions de nature à provoquer ou à entretenir le<br />

désordre ». Le gouvernement a même prévu des perquisitions de nuit. Il peut, en outre, faire « prendre toutes<br />

mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature », et donner compétence aux<br />

juridictions militaires en concurrence avec les juges ordinaires.<br />

Stopper les violences et rétablir les solidarités dans les banlieues est une nécessité. Cela implique-t-il de les<br />

soumettre à une législation d’exception héritée de la période coloniale ? On sait où mène le cycle bien connu<br />

qui enchaîne provocations et répression, et quels résultats il permet d’obtenir. Les banlieues n’ont pas besoin<br />

d’état d’exception : elles ont besoin, désespérément, de justice, de respect et d’égalité.<br />

Premiers signataires : Alternative Citoyenne, ATMF, CEDETIM, Comité des sans-logis, CRLDHT,<br />

Fédération syndicale unitaire, Ligue communiste révolutionnaire, Ligue des droits de l’Homme, MRAP,<br />

Parti communiste français, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la magistrature, Union syndicale<br />

Solidaires, Les Verts<br />

116


« Nous sommes tous de la racaille »<br />

Communiqué de la Confédération nationale du travail, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

Union Régionale des Syndicats de la Région Parisienne<br />

33, rue des Vignoles 75020 PARIS<br />

08 73 06 46 54<br />

Face à la violence d’un Etat qui contre la misère ne nous envoie qu’une armée de flics ;<br />

Face à un Etat qui depuis trois décennies nous promet un plan Marshall, pour les zones de pauvreté<br />

commodément appelées banlieues ;<br />

Face à la violence d’un Etat n’obéissant qu’aux seuls desiderata du MEDEF, avide de rogner un peu plus<br />

chaque jour, nos derniers acquis sociaux ;<br />

Face à un Etat seul responsable des tensions via son ministre de l’Intérieur qui a géré les conflits des postes<br />

et de la SNCM par son GIGN qui ne cesse de rafler des milliers de sans-papiers ;<br />

Le « sursaut républicain » du gouvernement est un coup de force aux accents militaires aux relents de guerre<br />

d’Algérie, contre nous, travailleurs, précaires, chômeurs et « jeunes » .<br />

La CNT dénonce le décret d’application du couvre-feu ne répondant nullement, une nouvelle fois, aux<br />

demandes de justice sociale de la population.<br />

Avec les exploiteurs jamais !<br />

Avec les exploités toujours !<br />

Le Bureau Régional, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

117


Les quartiers populaires subissent au quotidien la violence du libéralisme<br />

Le bureau d’Attac, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

Chômage de masse, logement social en désuétude, logements insalubres, absence de moyens pour<br />

l’éducation nationale, régression des services publics, insuffisance des transports en commun, pauvreté,<br />

exclusion sociale et ségrégation asphyxient les habitants des quartiers populaires. Malgré les efforts et les<br />

actions menées par des élus locaux et les associations qui s’époumonent à lancer des cris d’alarme sur la<br />

situation de ces quartiers, les inégalités ne font que s’accroître et la misère économique sociale et culturelle<br />

s’est peu à peu enracinée dans les cités. Cette situation est le produit direct des politiques néolibérales<br />

menées depuis près de 30 ans.<br />

Les dispositifs de politique de la ville prétendaient réparer les dégâts les plus criants de l’abandon par l’Etat<br />

de son rôle régulateur et redistributeur des richesses. Malgré leur caractère pourtant insuffisant, les<br />

gouvernements Raffarin-De Villepin n’ont cessé de rogner sur ces dispositifs, supprimant les subventions<br />

aux associations, ce qui a entraîné la mort de nombre d’entre elles, liquidant les mesures de prévention au<br />

bénéfice du répressif, gelant en <strong>2005</strong> plus de 350 millions d’Euros destinés aux banlieues, mettant fin aux<br />

emplois jeunes sans solution alternative, diminuant de 10% ses apports pour le logement social. Mais cette<br />

politique n’est pas une "erreur" tactique. Elle est l’expression, en France, des politiques libérales menées<br />

aussi au plan européen et international. Se généralisent délocalisation des entreprises, dérégulation du droit<br />

du travail, mise en concurrence accrue des travailleurs du sud et du nord, diminution des recettes de l’Etat<br />

(toujours moins d’impôt pour les plus favorisés). Les plus précaires, les moins "adaptables au système" sont<br />

touchés les premiers et le plus violemment. Ce sont eux qui peuplent les quartiers populaires des banlieues.<br />

Parmi ceux-ci, les jeunes, français ou non, nés de parents immigrés, subissent de surcroît une exclusion et<br />

des vexations liées à la couleur de leur peau, à l’origine de leur nom. Une génération entière est privée<br />

d’espoir et de perspectives de vie, l’école n’étant même plus en mesure de remplir son rôle. Leur<br />

désespérance s’exprime aujourd’hui de la manière la plus brutale, d’autant qu’elle a été exacerbée par les<br />

propos d’un ministre de l’Intérieur répressif qui cherche à capter les voix de l’extrême droite pour les futures<br />

élections présidentielles de 2007. La stratégie politicienne de Nicolas Sarkozy, qui consiste notamment à<br />

jouer sur la peur, est celle d’un libéral convaincu.<br />

Les quartiers populaires présentent aujourd’hui le visage d’un laboratoire du libéralisme sauvage que l’on<br />

retrouve sur d’autres territoires de la planète.<br />

Alors que les profits boursiers et la spéculation financière ne cessent d’augmenter, que les paradis fiscaux<br />

prospèrent, la pauvreté s’installe dans les pays les plus riches et ce de façon organisée et délibérée. Les<br />

discussions de l’OMC prévoient, lors du sommet de Hong Kong qui se tiendra en décembre <strong>2005</strong>, de<br />

continuer à organiser et amplifier les bénéfices des multinationales. Au plan européen, la directive<br />

Bolkestein, réactivée, sera à l’ordre du jour le 22 novembre.<br />

C’est l’ensemble des citoyens, salariés ou chômeurs, français ou immigrés, qui doivent s’engager<br />

massivement dans la déconstruction de l’idéologie néolibérale. Attac appelle les associations d’éducation<br />

populaire, celles qui sont impliquées dans les quartiers, les banlieues et les zones rurales, tous les citoyens et<br />

citoyennes, à participer à toutes les initiatives contre l’OMC, contre la directive Bolkestein, pour le<br />

développement des services publics qui auront lieu en novembre et en décembre. Elle appelle ses adhérents,<br />

les comités locaux, à poursuivre le travail engagé pour ouvrir les rangs de l’association aux catégories<br />

populaires.<br />

La révolte qui s’exprime aujourd’hui par la violence est un cri de désespoir d’une génération abandonnée.<br />

Toutefois, les cibles de cette violence (écoles, gymnases, autobus, etc.) constituent des biens collectifs dont<br />

les quartiers en souffrance ont impérieusement besoin, ou des biens appartenant aux habitants de ces<br />

quartiers. Ces actions ne peuvent en aucun cas apporter de réponses en faveur de l’amélioration des<br />

conditions de vie des habitants ni offrir de perspectives concrètes. Victimes de la violence du libéralisme, les<br />

quartiers populaires souffrent aussi, depuis ces derniers jours, d’une violence menée par une partie de la<br />

jeunesse, qui s’apparente parfois à des actes d’autodestruction. Cette double violence accroît le risque de<br />

118


développement des politiques sécuritaires et répressives, de division des habitants et de remontée des idées<br />

portées par le Front National.<br />

Les mesures annoncées le 7 novembre par le Premier ministre se situent quasi exclusivement dans cette<br />

perspective. L’exhumation d’une loi d’exception, instaurant le couvre-feu, datant de la guerre d’Algérie, en<br />

est le signe le plus fort. Elle risque d’aggraver les tensions et de raviver la mémoire la plus douloureuse de<br />

parents et grands-parents. Attac dénonce la mise en oeuvre de cette loi liberticide qui permet des assignations<br />

à résidence, la fermeture des lieux de réunions, leur interdiction, la censure de la presse et peut donner une<br />

compétence civile aux autorités militaires. En aucune manière elle ne constitue une réponse responsable et<br />

efficace à la situation actuelle.<br />

Jeunes et habitants des quartiers, salariés ou chômeurs, retraités ou actifs : nous avons pour tâche d’organiser<br />

ensemble nos ripostes et nos résistances face à l’adversaire commun qui pille nos richesses et défait les<br />

solidarités. Il s’agit bien d’un combat politique dans lequel il appartient à chacun de prendre sa part et ses<br />

responsabilités afin que les quartiers populaires ne soient livrés ni à la violence, ni à la répression, ni à la<br />

misère, ni aux mouvements religieux. Attac exprime sa solidarité avec toutes celles et ceux - élus locaux,<br />

militants associatifs, travailleurs sociaux, et simples citoyens - qui, par leur présence sur le terrain,<br />

s’efforcent de nouer le dialogue, de prévenir des affrontements et des destructions supplémentaires.<br />

La situation des quartiers populaires est l’affaire de tous, elle est une affaire de solidarité et de citoyenneté.<br />

La résolution du problème passe évidemment par l’arrêt des discriminations et par l’accès à l’emploi. C’est<br />

la priorité numéro un. Dans l’immédiat, l’accès au revenu est indispensable pour les jeunes qui ne perçoivent<br />

ni les allocations chômage - car beaucoup n’ont jamais travaillé -, ni le RMI quand ils ont moins de 25 ans.<br />

Seul un changement radical de politique pourrait répondre aux aspirations des catégories populaires et des<br />

jeunes plongés dans le désarroi. Rien ne pourra être fondamentalement résolu sans remise en cause de la<br />

dictature des marchés. Des alternatives économiques, des modes de développement solidaire et une<br />

répartition équitable des richesses sont possibles. A nous tous de porter et de promouvoir ces alternatives.<br />

Pour que l’espoir d’une transformation sociale radicale ouvre des perspectives de vie à chacun et à chacune.<br />

Attac, 8 novembre <strong>2005</strong><br />

119


L’urgence c’est le social et la démocratie<br />

CGT (Confédération générale du travail), 8 novembre <strong>2005</strong> - http://www.cgt.fr<br />

Après avoir sous-estimé l’ampleur de la crise qui secoue notre pays depuis dix jours, le gouvernement a<br />

décidé de prendre des mesures d’exception pour assurer le maintien de l’ordre dans un certain nombre de<br />

départements. Cela est dangereux. Le gouvernement fait fausse route. Ce n’est jamais en restreignant les<br />

libertés qu’on assure l’autorité publique. Il faut répondre, sans attendre, par le dialogue et la démocratie<br />

aux urgences sociales dont celles prioritaires liées à l’emploi.<br />

Les propos provocateurs du ministre de l’Intérieur, l’absence d’ouverture de perspectives et la réaffirmation<br />

de la priorité à la répression attisent des violences qui se retournent contre les populations les plus modestes.<br />

En toute occasion, la Cgt défend les citoyens menacés ou frappés par les violences d’où qu’elles viennent<br />

mais se refuse à toute forme d’amalgame et de stigmatisation de telle ou telle catégorie de la population.<br />

La Cgt met en garde contre les tentatives de récupération par l’extrême droite qui se développent sur fond de<br />

crise. Il n’est en effet pas question de se tromper de diagnostic. Cette crise n’est ni celle de l’immigration, ni<br />

celle de la jeunesse, ni celle des banlieues. Elle est avant tout une crise sociale, révélatrice des fractures qui<br />

se sont creusées depuis vingt ans, suite aux politiques menées. Plus de 5 millions de personnes sont exclues<br />

de l’accès à un véritable emploi alors que les profits s’accroissent et que les fortunes prospèrent. Ces familles<br />

cumulent toutes les difficultés sociales (éducation, logement, santé... !). Les jeunes sont confinés dans la<br />

précarité. L’absence de perspectives, les inégalités, les discriminations de toutes sortes minent l’expression<br />

des solidarités.<br />

Quand dans une démocratie, pouvoir et directions d’entreprise refusent de prendre en compte ce qui<br />

s’exprime dans les manifestations et dans les grèves, lorsque les gouvernants refusent d’écouter et<br />

d’interpréter comme il le faudrait des consultations politiques, cela nourrit fatalisme, désespérance et<br />

violence.<br />

D’autres choix économiques et sociaux sont nécessaires. Le communautarisme social, la constitution de<br />

castes de privilégiés et de ghettos défavorisés ne sont pas plus acceptables que le communautarisme<br />

religieux. Il s’agit aussi de changer de méthode. Le passage en force systématique doit laisser place au<br />

dialogue social réel et à la négociation. L’intérêt général doit l’emporter sur les logiques de privatisation. Il<br />

faut mettre en place les conditions d’une véritable démocratie sociale et politique qui permette à chacun<br />

d’intervenir sur les choix qui le concernent.<br />

Face à la crise sociale, l’exigence de négociations pour l’emploi, le pouvoir d’achat, la dignité, la lutte contre<br />

les discriminations, doit s’exprimer plus fortement. La Cgt se prononce pour une action nationale,<br />

interprofessionnelle et unitaire pour porter ces revendications. Elle s’adresse immédiatement à toutes les<br />

composantes du mouvement syndical.<br />

Déclaration de la Cgt<br />

Nous rencontrer, nous contacter, nous rejoindre :<br />

La Cgt - 263 rue de Paris - 93516 Montreuil cedex - tél. 01 48 18 80 00 - 8 novembre <strong>2005</strong><br />

120


Banlieues : une situation dramatique<br />

UNSA Union Nationale des Syndicats Autonomes, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

07/11/<strong>2005</strong> - Le Président de la République a rappelé hier, solennellement, la nécessité que règne, à nouveau,<br />

l'ordre républicain et a donc indiqué qu'il fallait que cessent les violences.<br />

L'intervention présidentielle, mais surtout la situation dans les banlieues, appelle de notre part plusieurs<br />

remarques.<br />

Depuis plusieurs années, l'UNSA, à son niveau, avec ses fédérations et syndicats a alerté les pouvoirs publics<br />

sur les risques majeurs d'explosion sociale dans les banlieues. Malheureusement, nous y sommes.<br />

Dans un pays qui compte maintenant près de 4 millions de demandeurs d'emplois (tous statuts confondus),<br />

certains d'entre eux sont exclus parmi les exclus.<br />

En effet, dans la périphérie des grandes villes, des milliers de femmes, d'hommes, jeunes et moins jeunes,<br />

vivent depuis au moins trente ans dans des situations misérables. Dans ces zones déshéritées, les taux de<br />

chômage avoisinent parfois les 30 %. Une discrimination féroce s'exerce de fait contre les plus jeunes en<br />

matière d'emploi, de formation, de logement, de loisirs.<br />

Bien sûr, pour l'UNSA, une telle situation ne justifie pas les actes de violence contre les forces de police, ni<br />

les incendies de véhicules privés ou de transports publics, ou de bâtiments administratifs. L'ordre bien sûr<br />

doit être rétabli, mais ces événements doivent être replacés dans leur contexte social si l'on veut comprendre<br />

l'ampleur du malaise et apporter des solutions. C'est sur la misère sociale que se greffent ensuite toutes les<br />

dérives qu'il faut combattre : le communautarisme agressif et la délinquance. A ce sujet, les déclarations du<br />

ministre de l'Intérieur, après la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois, ont contribué à renforcer le<br />

sentiment d'injustice et de sous-citoyenneté pour les jeunes des banlieues. On ne peut penser rétablir<br />

durablement l'ordre républicain et la sécurité pour chaque citoyen que si des mesures sociales accompagnent<br />

les mesures répressives appropriées.<br />

Il faut saluer ici les déclarations de notre Fédération UNSA Police qui a su, dans un contexte très difficile,<br />

bien situer le problème et a surtout rappelé à Monsieur de Villepin la grave erreur de Monsieur Raffarin<br />

d'avoir supprimé la police de proximité.<br />

L'UNSA Police, à juste titre, souhaite que l'on rétablisse la police de proximité et que l'on cesse les seules<br />

interventions coups de poings qui exposent les policiers et attisent les tensions.<br />

L'UNSA Éducation rappelle aussi qu'elle a alerté les gouvernements successifs sur la nécessité de faire<br />

évoluer les ZEP (Zone d'éducation prioritaire).<br />

Le syndicat des Enseignants UNSA souhaite, depuis plusieurs années, que tous les acteurs de la politique de<br />

la ville travaillent ensemble afin de sortir de l'engrenage des cités deshéritées qui fabriquent des<br />

établissements scolaires « ghettos ».<br />

Les enseignants de l'UNSA, confrontés à ces problèmes au quotidien, demandent que la carte scolaire<br />

existante soit modifiée de manière à retrouver la mixité sociale. Dans l'immédiat, le syndicat des Enseignants<br />

exige des moyens supplémentaires pour se concentrer sur des zones particulièrement difficiles.<br />

La réponse gouvernementale s'est résumée à supprimer des postes d'enseignants et à faire disparaître les<br />

emplois jeunes, dont certains d'entre eux étaient occupés par des jeunes de cités.<br />

L'UNSA a rappelé, au moment des manifestations de début septembre concernant le logement (suite aux<br />

incendies dans des immeubles parisiens particulièrement vétustes), que la loi SRU n'était pas appliquée et<br />

qu'à l'opposé, certaines communes s'émancipaient de cette loi (qui oblige à construire des logements sociaux)<br />

moyennant finances pour ne pas héberger sur leur territoire des « populations à risques ».<br />

121


Enfin, le syndicat UNSA de la Protection judiciaire de la jeunesse, dont la profession est en première ligne<br />

pour aider les jeunes en difficulté, souligne que, par souci d'économie, le gouvernement ferme des foyers<br />

éducatifs qui ont pour mission de réinsérer les jeunes en situation d'échec social et scolaire.<br />

L'UNSA, dans une situation aussi dramatique, ne donne de leçon à personne mais tente, avec ses moyens, ses<br />

réflexions, ses structures militantes, de participer à l'action syndicale au centre de ses valeurs (la solidarité et<br />

les droits sociaux fondamentaux pour tous). C'est pourquoi, elle va poursuivre son action au niveau<br />

interprofessionnel contre les discriminations comme elle l'a rappelé dans son congrès de Nantes. Cette action<br />

se mène dans le secteur public et le secteur privé. Dans le secteur privé, l'UNSA a été partie prenante dès le<br />

début de la « charte de la diversité dans l'entreprise » qui engageait près d'une quarantaine d'entreprises pour<br />

embaucher des jeunes particulièrement issus des zones en difficulté. Dans toutes ces entreprises où l'UNSA<br />

est implantée, nous nous sommes engagés dans cette action. L'UNSA vient d'éditer une nouvelle brochure «<br />

Mode d'emploi pour lutter contre les discriminations ». Celle-ci, diffusée à des milliers d'exemplaires dans<br />

toute la France, est un guide pratique pour tous nos syndicats. L'objectif : faire condamner tout acte de<br />

discrimination devant les tribunaux, faire reculer ce racisme rampant. C'est toujours dans cet objectif que<br />

l'UNSA, avec la fédération Léo Lagrange, anime un projet européen « Equal » de lutte contre les<br />

discriminations. Ce projet se décline dans plusieurs régions et met en relation des jeunes des cités avec des<br />

entreprises et des centres de formation. L'UNSA fera le point de toutes ces actions au cours d'une réunion<br />

nationale avec ses partenaires et des associations. Cette réunion se déroulera au siège de l'UNSA le 13<br />

décembre prochain. L'UNSA fera part de toutes ses demandes, de ses propositions au Premier ministre,<br />

monsieur de Villepin ayant souhaité mettre à l'ordre du jour de ses rencontres avec les partenaires sociaux la<br />

question des discriminations.<br />

122


La colère du ras-le-bol : un besoin de justice et d’égalité !<br />

Collectif de Lille, 6 novembre <strong>2005</strong><br />

MERCREDI 16 NOVEMBRE, 18H PLACE de La REPUBLIQUE, LILLE<br />

RASSEMBLEMENT :<br />

Pour que la révolte légitime des jeunes devienne citoyenne :<br />

NON AU COUVRE FEU, NON A L'ETAT D'URGENCE,<br />

SARKOZY DEMISSION, AMNISTIE POUR LES EMEUTIERS !<br />

LA COLERE DU RAS LE BOL : UN BESOIN DE JUSTICE ET D'EGALITE!<br />

Les quartiers populaires des villes de l'hexagone brûlent ! Brutalité policière, indifférence devant la mort de<br />

deux adolescents qui « fuyaient la police », gazage d'une mosquée, insulte de « racailles à nettoyer au<br />

karcher »de SARKOZY, ci-devant Ministre de l'Intérieur en sont les causes immédiates. Le ras le bol prend<br />

la forme d'émeutes qui détruisent voitures, bus, entrepôts, commerces, écoles, etc.<br />

Les jeunes s'appellent Nicolas, Karim, Warren, Christophe, Mamadou, Jennifer, Astou, Virginie, Malika, etc,<br />

ils ont en moyenne entre 12 et 25 ans, sont connus des tribunaux, d'autres pas, sont diplômés, sans diplômes,<br />

tous sont quasi-sans emploi et vivent la galère d'une jeunesse rejetée, niée, ignorée et stigmatisée par les<br />

gouvernements successifs. Jeunes qui, à l'instar de Manoka et Riad, ont parfois été victimes de « bavures<br />

policières » sanctionnées par des peines avec sursis.<br />

La jeunesse en colère est la même qui est descendue par milliers, par millions dès le 21 avril 2002 pour «<br />

barrer la route à Le Pen » au second tour de la présidentielle, qui a fait grève contre la loi FILLON, qui a<br />

majoritairement voté NON au référendum du 29 mai. Les jeunes de ce pays sont autant victimes que les<br />

adultes des politiques libérales et pro-patronales mises en ouvre par les gouvernements successifs. Toutes les<br />

luttes citoyennes de la jeunesse ont butté sur la cécité politique et l'aveuglement libéral du gouvernement qui<br />

utilise le sécuritaire comme stratégie politique de préservation de son pouvoir. SARKOZY n'affirme t-il pas<br />

sans ambages que « la stratégie que ce gouvernement met en ouvre maintenant depuis quatre ans est la bonne<br />

» (Le Monde 6/7/11/05). SARKOZY qui se targue d'avoir « diminué de façon sensible l'insécurité » a, par sa<br />

provocation, multiplié de façon exponentielle les destructions en quelques jours. Les jeunes de toutes<br />

origines, de toutes couleurs, de toutes religions ou pas y répondent en disant : « Sarko nous nargue, nous<br />

insulte, on va le lui faire payer, il doit partir ».<br />

Les pyromanes CHIRAC/DE VILLEPIN/SARKOZY n'ont d'autres solutions que la répression policière, une<br />

justice expéditive et un appel aux intégristes religieux qui édictent des « fatwas » et autres commandements<br />

religieux en ce 100éme anniversaire de la loi de séparation de l'Etat et des religions. Le Pen et De Villiers en<br />

profitent pour faire de la surenchère appelant à l'envoi de la « troupe » dans les quartiers populaires. Au lieu<br />

de la restauration dans les quartiers populaires des services publics, les incendiaires du gouvernement<br />

annoncent la fin de l'école obligatoire jusqu'à 16 ans, le retour du travail des enfants à 14 ans comme au<br />

19éme siècle sous couvert « d'apprentissage ».<br />

Ces faits démontrent que ce gouvernement joue à l'apprenti sorcier dans le but conscient de poursuivre ses<br />

objectifs de casse du service public. Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir y compris jouer avec les<br />

démons du populisme fascisant. Un gouvernement à l'image de SARKOZY qui ne fait aucun cas des 30, 40,<br />

50 voire 60 % de chômage, de la casse du service public, du délabrement des logements dans les quartiers<br />

populaires, des discriminations anti-jeunes et anti-immigrés, etc. Gouvernement et SARKOZY qui s'en<br />

foutent des conséquences socialement catastrophiques la paix civile. Un gouvernement méprisant à l'image<br />

de SARKOZY qui se moque de la volonté populaire exprimée le 29 mai, des revendications ouvrières et<br />

populaires des luttes sociales et qui exploitent cyniquement « les formes incompréhensibles et aveugles de la<br />

révolte des jeunes » pour mettre en branle sa politique de « la terre brûlée ». C'est le même mépris qui a<br />

conduit les marins de la SNCM à s'emparer d'un bateau avant que les commandos du GIGN n'en reprennent<br />

possession par la force, qui amène à attenter au droit de grève des travailleurs de la RTM à Marseille, qui a<br />

123


poussé plus d'une fois des Sans Papiers à mettre en danger leur vie par de longues grèves de la faim pour<br />

obtenir le droit à l'existence légale, qui fait mettre le feu aux paysans révoltés.<br />

Imposer l'état d'urgence à nos quartiers, à notre jeunesse, à nos enfants, frères et sœurs de toutes origines, de<br />

toutes cultures, de toutes religions et de toutes nationalités participent de ce terrible mépris et de cette<br />

dangereuse fuite en avant d'un gouvernement incapable d'assumer de façon républicaine l'escalade du piège «<br />

sécuritaire » qu'il n'a cessé d'agiter pour capter les voix minoritaires du Front national et des intégristes<br />

religieux. L'inacceptable est même dans la symbolique : utiliser une loi de 1955 lors de la guerre d'Algérie<br />

pour instituer un couvre feu « cas par cas » et qui a servi au massacre sous les ordres du Préfet Papon, excollaborateur<br />

Pétainiste de l'occupant Nazi, de centaines de manifestants algériens le 17 octobre 1961. DE<br />

VILLEPIN parle de « fermeté et justice », nous répondons « justice et égalité ».<br />

Collectif de Lille, fait à Lille le 06/11/05<br />

Premiers signataires : Collectif Afrique (CA) - Mouvement Autonome de l'Immigration (MAI) - Indigènes de<br />

la République59/62 - CSP59 - Union des Travailleurs Sénégalais en France/AR - Coordination Régionale de<br />

l'Immigration (CRI) - Fédération des Associations Africaines de France (FAAF) - Comité de Solidarité<br />

Basque - MRAP de Lille - Ras Le Front - Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) - Coordination<br />

Communiste59/62 - Cercle Henri Barbusse -<br />

124


Après les provocations de Sarkozy, l’aveuglement de Chirac<br />

Communiqué de presse des Verts du 6 novembre <strong>2005</strong><br />

A la suite des déclarations de Chirac à la sortie du conseil de sécurité intérieure, Les Verts renouvellent<br />

l’expression de leur grande inquiétude face à l’incompréhension du Président de la République et du<br />

gouvernement. Les Verts condamnent la répression comme unique réponse qui agit comme une provocation<br />

supplémentaire.<br />

La réponse qui doit être apportée à cette situation est en effet une réponse politique urgente qui permet de<br />

proposer un avenir à toutes celles et ceux qui vivent dans l’ensemble du pays ce n’est pas simplement de<br />

continuer à développer une politique sécuritaire dont on voit les conséquences et les impasses.<br />

Les Verts sont solidaires du traumatisme moral et matériel subi par tous. Ils savent que les comportements<br />

violents sont l’écume d’une crise sociale et d’un mal-être profond mais ils veulent dire qu’ils sont<br />

convaincus qu’en retournant leur rage désespérée contre leur proches et leurs voisins, les incendiaires se<br />

trompent de méthode et de cible.<br />

Les Verts sont conscients que ce qui se passe aujourd’hui en France est le résultat d’une tension accumulée<br />

depuis plusieurs années : rapports tendus avec la police, chômage galopant, déscolarisation, arrêt des<br />

subventions aux associations, discriminations.<br />

Les Verts souhaitent qu’un grand mouvement démocratique se développe pour qu’une autre réponse soit<br />

donnée, très vite. Ils exigent aussi que l’attitude irresponsable du ministre de l’intérieur, reflet de la politique<br />

du gouvernement soutenue par le Président de la République soit sanctionnée, et que des conséquences<br />

politiques rapides en soient tirées.<br />

Cécile Duflot, Porte-parole, Les Verts, 6 novembre <strong>2005</strong><br />

125


Communiqué<br />

La Rage du Peuple, 5 novembre <strong>2005</strong><br />

Au yeux de la presse mondiale, nous sommes dans une situation d'urgence et de crise: les banlieues autour de<br />

Paris se sont embrasées. Mettre le feu à notre quartier est l'expression du raz le bol général et du malaise<br />

d'une vie bétonnée sans avenir. Aujourd'hui c'est la goutte d'essence qui fait exploser les cocktails Molotov.<br />

Pourtant cela fait plus de 20 ans que ca dure.<br />

Ce n'est pas en une semaine que quiconque élaborera La solution. Personne ne peut en quelque jours changer<br />

la vie quotidienne de nos quartiers qui se sont transformés en ghetto. Notre responsabilité individuelle est de<br />

créer un dialogue, faire émerger une réflexion collective et de proposer des alternatives qui parfois existent<br />

déjà et qui devraient être plus souvent mise en lumière et soutenu.<br />

Nous proposons à tous les acteurs citoyens qui le souhaitent de se réunir pour organiser un Forum Social des<br />

Banlieues.<br />

Issus du processus des Forums Sociaux, mise en place localement et au niveau mondiale depuis 5 ans, ce<br />

Forum Social doit être l'expression d'une réelle volonté de créer un espace démocratique dans nos zones<br />

oubliées, les émeutes nous le rappellent. Le constat qu'aucun mouvement ne parvient à rassembler et<br />

représenter les banlieues est frappant. C'est aujourd'hui face à ce vide que nous avons la responsabilité d'être<br />

créatif. C'est ce que nous proposons à chacun.<br />

Les objectifs du FSB peuvent être :<br />

-établir un dialogue entre habitants notamment nous les jeunes, militants de la société civile, travailleurs<br />

sociaux et acteurs de la gestion urbaine.<br />

-rendre visible les actions positives réalisées en banlieues<br />

-proposer une alternative à la situation actuelle<br />

Nous devons nous organiser collectivement pour répondre à la violence actuelle, notamment sociale,<br />

policière et politique. Acteurs du mouvement HipHop nous pensons pouvoir être une des expressions de la<br />

vie dans les banlieues dont nous sommes nous même issus. Nous souhaitons mobiliser habitants des<br />

quartiers, acteurs du mouvement HipHop, acteurs sociaux, et intervenant la gouvernance urbaine.<br />

A notre sens, la société civile se doit d'élaborer en concertation des alternatives à la répression qui agit dans<br />

l'urgence alors que la situation est préoccupante depuis des années. Nous cherchons à travers ce communiqué<br />

à être lisible par tous et tenter de rassembler toute les bonnes volontés prêtes à se lancer dans cette aventure.<br />

Nous attendons vos soutiens pour constituer des groupe de reflexion pour l'organisation d'un Forum Social<br />

des Banlieues, premier pas vers un autre avenir dans nos quartiers.<br />

« C'est en marchant que le chemin se dessine »<br />

Chambéry / Marseille, le 5 <strong>Novembre</strong> <strong>2005</strong> larage_dupeuple@yahoo.fr<br />

126


Eteignons le feu des voitures pour allumer celui du vrai débat et de l’espoir!!<br />

VETO, 4 novembre <strong>2005</strong><br />

Cette nuit les villes de Garges et de Sarcelles ont connu des violences qui poussent aujourd’hui l’association<br />

Veto ! à réagir. Nous ne pouvons ignorer que la violence ne fait de victimes que parmi les pauvres, toujours !<br />

Les violences qui ont commencé il y plus d’une semaine sont un signal d’alarme. Les habitants de nos<br />

banlieues vivent dans des conditions précaires, inacceptables contre lesquels ils veulent de vraies solutions.<br />

Cependant lorsque la violence s’impose comme seul langage face aux autorités, cela laisse aux politiques la<br />

chance d’interpréter comme ils veulent ces actes de violence : manipulation de groupes extrémistes religieux,<br />

délinquance structurelle de nos banlieues…tout est bon pour servir à la France les explications qui sont<br />

toujours les leurs, enfermant une fois de plus les habitants des quartiers pauvres dans leur malaise, sans<br />

jamais leur donner la parole.<br />

On ne peut appliquer aux banlieues un traitement sécuritaire en oubliant de donner aux jeunes les moyens de<br />

se construire autrement que dans la déviance. Nous serons des citoyens de seconde zone tant que nous<br />

n’aurons pas au même titre que les habitants des villes riches: le même accès à la culture et aux loisirs, à<br />

l’éducation et à l’emploi.<br />

Veto, par ce communiqué, APPEL A L’ARRET IMMEDIAT DES VIOLENCES QUI NE PEUVENT QUE<br />

CONTINUER A SERVIR LA POLITIQUE ACTUELLE !!<br />

Rappelons-nous qu’en 1995, Nelly Olin avait été élue après et grâce à des émeutes. Mettant ainsi en place<br />

son projet réactionnaire, sécuritaire et néo-libérale sur notre ville.<br />

MAIS NOUS SAVONS QUE CET APPEL NE PEUT ETRE ENTENDU QUE S’IL EXISTE UNE<br />

ALTERNATIVE A L’EXPRESSION VIOLENTE DE CE MALAISE QUI EST BIEN REEL.<br />

C’est pourquoi Veto ! propose à tous les jeunes et moins jeunes qui veulent le respect et la considération<br />

auxquels doit prétendre tout citoyen sans distinction de rang social, de couleur ou de religion, de prouver<br />

qu’en dehors de la violence, il nous reste encore la parole.<br />

Montrons à la France que nous sommes responsables et qu’en face d’eux nous sommes autres chose que<br />

d’éternels « voyous » mais des hommes et des femmes qui peuvent aussi avec des mots, demander ce qui<br />

nous est dû : Le respect, la dignité, la « vraie citoyenneté » !<br />

WWW.VETO.ASSO.FR<br />

contact@veto.asso.fr<br />

127


Communiqué de presse<br />

Ceméa, vendredi 4 novembre <strong>2005</strong><br />

Voici, comme le dit un quotidien du soir, que « les banlieues flambent ». Heureusement ce n’est pas le cas.<br />

La guerre civile sur fond de guerre sociale n’est pas déclarée, encore qu’il ne faille pas jouer avec les mots et<br />

accepter d’appeler « émeutes juvéniles urbaines » ce qui se passe actuellement chaque nuit dans le nord de<br />

l’agglomération parisienne.<br />

Personne ne se satisfera de ces poussées de violence, d’exacerbation des comportements, de ces terribles<br />

mises en risque d’eux-mêmes développées par les jeunes qui en sont les auteurs. Personne ne se satisfera non<br />

plus de la mise en religion de ce conflit, étrangers donc arabes donc musulmans contre français donc<br />

chrétiens. Pas plus qu’on ne se satisfera de la relance de poussées racistes contre « ces jeunes qui n’ont qu’à<br />

rentrer chez eux ».<br />

Reste cette explosion de misère humaine et sociale qui ne demandait qu’à se révéler quel qu’en soit le<br />

déclencheur. Trop de mépris vécus, de rejets, de racismes quotidiens, de sentiments d’exclusion, de contrôles<br />

policiers répétitifs et provocateurs, d’impossibilités de vivre ses rêves adolescents… Des mots font alors tout<br />

exploser : karcher, racailles… Nous avions déjà connu les « sauvageons », tout aussi méprisants.<br />

Nous connaissons bien ces « jeunes des cités » par nos militants, professionnels de jeunesse et d’action<br />

sociale. Nous les connaissons bien également parce que nous les accueillons dans des formations qualifiantes<br />

à l’animation et au travail social, et dans des stages d’insertion. Nous connaissons leurs richesses, leurs<br />

volontés d’action, leurs attentions aux « petits », les actions dynamiques et novatrices qu’ils génèrent. Nous<br />

savons aussi pour certains leurs ambivalences, à la fois modèles d’insertion et acteurs de délinquance, et pour<br />

beaucoup d’entre eux leur manque de confiance dans le modèle républicain d’insertion et de réalisation de<br />

soi qui leur est proposé.<br />

Nous connaissons au quotidien les emprises des extrémismes religieux, le poids des simplismes sociaux de<br />

victimisation, et le poids inverses des illusions du « quand on veut on peut », glorification de la négation des<br />

pesanteurs sociales, économiques, spatiales et culturelles.<br />

Nous savons également le triste état du système social d’accompagnement de ces cités : animateurs non<br />

formés, travailleurs sociaux en nombre insuffisant, services publics utilisés comme stages initiatiques et de<br />

détestation pour jeunes professionnels, absence de réelles politiques de jeunesse prenant en compte les<br />

réalités de ces jeunes et absence de moyens réels de ces politiques quand elles balbutient.<br />

Et nous voyons actuellement une seule position de l’Etat, facile, simpliste, martiale et répressive, celle de<br />

l’emploi de la force comme seul moyen de régulation des tensions. Le ministre chargé de la sécurité publique<br />

occupe seul le devant de la scène et dit ce qui doit être fait en matière éducative et sociale dans le silence à ce<br />

jour assourdissant des ministres ayant en charge la Jeunesse et les politiques sociales. Le champ est alors<br />

laissé libre aux logiques de coercition, de répression et d’enfermement où les seuls emplois créés seront ceux<br />

de gardiens de prisons pour jeunes.<br />

Comme mouvement d’éducation, les CEMEA appellent alors à raison garder et interpellent les ministres<br />

ayant en charge la Jeunesse et le social pour que s’arrête la spirale absurde alimentant les émeutes de jeunes.<br />

CEMEA, 4 novembre <strong>2005</strong><br />

128


Impuissance et mépris<br />

Communiqué de la LDH, Paris, le 3 novembre <strong>2005</strong><br />

Trente ans de mépris, trois ans d’arbitraire érigé en politique, faut-il s’étonner que ce que l’on nomme avec<br />

désinvolture « les quartiers » manifestent violemment leur désespoir ?<br />

Les incidents qui se déroulent sont le produit des politiques suivies depuis des décennies. Certes, toutes les<br />

politiques ne se valent pas ; il n’en demeure moins que ce qui est en train de se dérouler n’est que le résultat<br />

d’échecs répétés et aggravés par trois ans de répression aveugle.<br />

Face à cette situation, les seules réponses sont celles de la provocation, de la force et de l’impuissance. Le<br />

ministre de l’Intérieur exprime avec arrogance son désintérêt pour tous ceux qui sont laissés sur le bas côté<br />

de la route. En fait de Justice et de fermeté, seul le deuxième terme trouve à s’appliquer renforçant ainsi le<br />

sentiment que ce qui importe à ce gouvernement c’est de juguler ces révoltes plutôt que d’apporter des<br />

solutions. Comme chez tout gouvernement atteint par l’impuissance, le discours d’ordre remplace la<br />

construction d’un autre avenir pour des populations qui constatent qu’elles n’en ont aucun.<br />

S’il est effectivement intolérable que les plus pauvres d’entre nous supportent ces manifestations de violence,<br />

le gouvernement est bien malvenu de stigmatiser des populations entières au point de provoquer<br />

l’accroissement des violences qu’il dit combattre.<br />

C’est d’une autre politique que nous avons besoin. Il en va de notre responsabilité collective.<br />

129


Non à l’occultation des crimes coloniaux français<br />

Association lyonnaise "Ici & Là-bas", Pétition, 2003<br />

Le 5 mars 2003, une proposition de loi complètement aberrante a été enregistrée à l'Assemblée Nationale.<br />

Elle est portée par M. Jean Leonetti et vise à la " reconnaissance de l'œuvre positive de l'ensemble de nos<br />

concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française ".<br />

Aujourd'hui en France, en pleine période de retour sur le passé colonial français, ce genre d'ignominie<br />

intellectuelle et politique peut être prononcée par des membres de la représentation nationale, dans<br />

l'indifférence générale. Car il faut nous expliquer en quoi la colonisation française en Algérie a été " positive<br />

".<br />

Qu'y a-t-il de " positif " dans l'extermination et la torture de tous les Maghrebins, et des Algériens en<br />

particulier, dès lors qu'ils résistaient à l'occupation étrangère ? L'armée française a de lourdes responsabilités<br />

qui n'ont pas encore été reconnues.<br />

Qu'y a-t-il de " positif " dans l'exploitation économique des hommes et des femmes à qui la France<br />

colonialiste a exproprié les terres et les ressources de leur pays ? Loin de l'idée d'un déterminisme historique<br />

qui réduit l'existence du Maghreb au " sous-développement ", nous considérons que c'est l'Europe, dont la<br />

France, qui sous-developpa le Maghreb, en spoliant toutes ses richesses. Qu'y a-t-il de " positif " dans le<br />

racisme véhiculé par l'idéologie colonialiste qui soutenait l'expansion coloniale française, qui considère les "<br />

indigènes " comme des êtres inférieurs, serviles et corvéables à merci ? Cette idéologie n'a pas disparu en<br />

France, cette proposition de loi en est la parfaite illustration.<br />

Qu'y a-t-il de " positif " dans la véritable entreprise de destruction de la société paysanne, des cultures, des<br />

langues maghrébines, des sociabilités, des liens sociaux qui donnaient une cohérence à des sociétés qui<br />

étaient loin d'être " arriérées " ?<br />

Qu'y a-t-il de " positif " dans l'aliénation politique que pratiquait la France en usurpant le pouvoir souverain à<br />

son profit, et au détriment de la quasi-totalité des Maghrébins à qui tous les droits étaient niés ?<br />

Qu'y a-t-il de " positif " dans le code de l'indigénat qui criminalisait toute velléité de résistance ou de<br />

désobéissance, et en général l'existence entière de millions d'êtres humains considérés comme indignes<br />

d'avoir des droits ?<br />

Non, nous ne voyons rien de " positif " là-dedans. Les méfaits de la colonisation française au Maghreb, et en<br />

particulier en Algérie, se font encore ressentir. La colonisation a disparu, le colonialisme est encore là. En<br />

tant que citoyens français, nous ne pouvons, et nous ne devons absolument pas légitimer a posteriori des<br />

crimes contre l'humanité. Car telle a été l'œuvre " civilisatrice " française au Maghreb : une succession<br />

terrible de crimes contre l'humanité.<br />

La dite proposition de loi évoque pourtant le " devoir de mémoire ". Mais de quoi parle-t-on ? Des<br />

parlementaires peuvent-ils sans sourciller réécrire l'histoire de France en occultant sa face cachée, la<br />

colonisation et tous ses méfaits ? Si le devoir de mémoire doit s'exercer, il doit se faire en portant un regard<br />

lucide, de vérité, sur ce passé douloureux. Cette vision du devoir de mémoire implique donc la<br />

reconnaissance des crimes de la colonisation française et non leur occultation qui persiste aujourd'hui, des<br />

manuels scolaires aux discours officiels.<br />

Pour ces raisons, nous appelons tous les citoyens des deux rives de la Méditerranée, et en particulier les<br />

héritiers de l'immigration post-coloniale, à se soulever contre cette proposition de loi inacceptable au regard<br />

de notre passé et de la vérité historique, et qui doit être immédiatement retirée.<br />

130


Lettres, articles et analyses<br />

131


Le sens d’une révolte<br />

Thomas Coutrot, Politis, 15 décembre <strong>2005</strong><br />

La révolte des banlieues fait l’objet d’un conflit d’interprétations. Pour Alain Finkielkraut et Nicolas<br />

Sarkozy, il s’agit d’une guerre éthnico-religieuse, menée par des racailles musulmanes qui haïssent la France<br />

et la démocratie. La question sociale n’est qu’un faux-semblant : « quel lien y-a-t-il entre pauvreté,<br />

désespoir, et se venger en saccageant et en mettant le feu à des écoles ? », dit Finkielkraut au journal Haaretz.<br />

Villepin a hésité à endosser cette lecture, puis s’y est rallié à la lecture des sondages, annonçant un nouveau<br />

tour de vis contre l’immigration et le regroupement familial.<br />

A l’inverse, à gauche et à l’extrême gauche, on rejette bien sûr toute éthnicisation de la question sociale. Et<br />

bien sûr, ces jeunes n’ont pas brûlé des voitures parce qu’ils sont arabes ou musulmans, mais parce qu’ils<br />

sont désespérés. Toutefois cette position de principe dérive trop souvent vers une dénégation de la dimension<br />

spécifique de l’oppression raciste.<br />

Dans un article récent du Monde Diplomatique (« Les raisons d’une colère », décembre <strong>2005</strong>), le sociologue<br />

Laurent Bonelli ne voit dans la révolte des banlieues qu’une « crise des milieux populaires » :<br />

« automatisation, informatisation et délocalisations ont généré un chômage de masse, qui s’est conjugué avec<br />

la généralisation du recours aux intérimaires et aux emplois précaires. Ces deux facteurs ont accru la<br />

précarisation des conditions des milieux populaires », et particulièrement des jeunes. D’où les taux de<br />

chômage record des 15-24 ans « dans les quartiers qui ont fait l’actualité ces dernières semaines : 41% dans<br />

le quartier de la Grande-Borne à Grigny (contre 27% pour la commune), 54% à La Reynerie et à<br />

Bellefontaine à Toulouse (contre 28%) », etc.<br />

A aucun moment n’est évoqué le fait que les émeutiers, comme les habitants des quartiers en question,<br />

étaient en grande majorité des français issus de l’immigration. Peut-on vraiment expliquer le chômage record<br />

dans ces quartiers par « l’informatisation » ou les « délocalisations », en oubliant de citer les discriminations<br />

massives à l’embauche auxquelles se confrontent ces jeunes ? Discriminations qui redoublent celles qu’ils<br />

rencontrent face au logement, aux boîtes de nuit, à la police, à la justice, comme le rappellent Stéphane<br />

Beaud et Michel Pialoux dans un remarquable article (sur le site d’Attac dans cette même rubrique).<br />

On peut certes comprendre la méfiance légitime devant les interprétations « éthnicisantes » qui visent<br />

justement à masquer les racines sociales de la crise. On peut partager l’inquiétude devant les discours qui se<br />

contentent de préconiser la « discrimination positive » pour résoudre la crise des banlieues. Si quelques<br />

jeunes des « quartiers » intègrent Sciences Po Paris ou l’ENA, tant mieux pour eux, mais ça ne doit<br />

évidemment pas faire oublier l’urgence de politiques de créations massives d’emploi, de réhabilitation des<br />

logements et de revitalisation des services publics dans les quartiers défavorisés.<br />

Toutefois il est dangereux de nier la dimension spécifique de l’oppression dont sont victimes les membres de<br />

minorités ethniques, français ou étrangers. Ne pas reconnaître cette oppression spécifique ou n’y voir qu’un<br />

avatar du « racisme anti-pauvre », c’est relativiser la légitimité de politiques directes contre les<br />

discriminations racistes. C’est aussi nier le droit des minorités discriminées à s’organiser de façon autonome,<br />

comme la gauche l’a longtemps refusé aux femmes. Les expériences de testing menées par les associations<br />

confirment pourtant très clairement les très rares études statistiques disponibles : à origine sociale et diplôme<br />

égal, les jeunes français « issus de l’immigration » ont trois à quatre fois plus de « chances » d’être au<br />

chômage (ou de ne pas être convoqués à un entretien d’embauche) que les jeunes français « de souche ».<br />

Si les études sont très peu nombreuses sur ce sujet, c’est le fait notamment de la grande réticence de l’Insee à<br />

introduire dans ses questionnaires des questions à propos de l’origine ethnique des personnes. Il y a certes de<br />

bonnes raisons à la prudence, pour éviter les dérives et la mise en fichier des minorités. Mais il n’est plus<br />

possible que le système statistique continue à jeter un voile pudique sur ces questions. Des progrès ont été<br />

réalisés depuis peu, puisque les enquêtes de l’Insee permettent de distinguer non seulement les Français des<br />

étrangers, mais désormais aussi les Français issus de l’immigration des autres français. Il est à souhaiter que<br />

soient régulièrement publiées des données sur le chômage, l’emploi, le logement, la justice, etc. qui<br />

132


permettent de quantifier l’ampleur des discriminations racistes en France et de piloter les indispensables<br />

politiques pour y mettre fin.<br />

Thomas Coutrot, 15 décembre <strong>2005</strong><br />

133


Etat d’urgence<br />

Eléments pour une bataille d’opinion<br />

Pierre Tartakowsky,<br />

Argumentaire de la Ligue des droits de l’Homme, décembre <strong>2005</strong><br />

Avant-propos<br />

La prorogation de l’état d’urgence pour trois mois n’est en aucune façon un détail dans le cours de la vie<br />

politique française. Pour autant, les sondages témoignent d’une opinion publique qui s’en accommode, voire<br />

approuve ; les postures et les expressions les plus extrémistes s’en trouvent confortées, encouragées, tandis<br />

que, comme sidérée, l’opposition politique renonce à faire entendre une quelconque différence. De leur côté,<br />

les organisations démocratiques, syndicats et associations, peinent à faire face à cette nouvelle situation, à se<br />

faire entendre et la LDH elle-même n’est pas en dehors de cette réalité difficile.<br />

La peur fait son œuvre.<br />

De toute évidence, nous sommes entrés dans une véritable bataille d’opinion.<br />

De toute évidence également, la LDH se doit d’avoir une réaction forte.<br />

C’est à en aider l’expression que vise ce texte, en reprenant une série de faits et arguments à propos de l’état<br />

d’urgence.<br />

Cet argumentaire n’a pas d’ambition d’exhaustivité ; il entend permettre à chaque adhérente et à chaque<br />

adhérent de la LDH, dans une situation préoccupante, de réagir, d’être à l’offensive et de mener les débats<br />

nécessaires.<br />

Car nous avons besoin, partout, de mettre en débats les problèmes révélés par l’actualité brutale de ces<br />

dernières semaines, les périls portés par les politiques gouvernementales, les perspectives qu’il nous<br />

appartient de leur opposer.<br />

Là où c’est possible, faisons-le de façon unitaire, avec nos partenaires habituels. C’est souhaitable. Mais<br />

n’attendons personne. Là où nous ne pouvons compter que sur nos propres efforts, ne perdons pas de temps<br />

et engageons le débat.<br />

Pour l’heure, l’opinion publique reste marquée par l’esprit sécuritaire. Ce, d’autant plus qu’elle subit la<br />

réalité de problèmes de sécurité réels et nombreux.<br />

Mais il est possible d’inverser cette tendance, à condition de nous mobiliser partout et sans tarder. C’est notre<br />

conviction ; à nous de la faire partager le plus largement possible.<br />

Que permet vraiment l’état d’urgence décrété par le gouvernement ?<br />

L’opinion publique assimile le plus souvent état d’urgence et « couvre-feu ». Or, cette mesure apparaît<br />

comme à la fois pédagogique et de bon sens. Anodine, presque au regard des événements. Cette perception<br />

est déjà discutable. Elle est surtout très éloignée de la réalité juridique créée par l’état d’urgence.<br />

L’état d’urgence est institué par décret le 8 novembre <strong>2005</strong>, à partir du 9 novembre <strong>2005</strong> et ce, pour douze<br />

jours. Il est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 21 novembre <strong>2005</strong>, afin que les autorités<br />

publiques « puissent, le cas échéant, recourir à des mesures prévues par la loi du 3 avril 1955, aussi<br />

longtemps que subsiste un niveau anormalement élevé d’atteintes graves à l’ordre et à la sécurité publics. »<br />

Cet état autorise l'extension des pouvoirs de police, avec des perquisitions de jour et de nuit, hors le contrôle<br />

d'un magistrat ; la restriction d'aller et de venir, dont le couvre-feu, des interdictions de séjour et l'assignation<br />

à résidence pour « toute personne […] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ».<br />

La loi prévoit d’ailleurs que les « assignés à résidence » peuvent former un recours (devant des commissions<br />

ad hoc, non encore constituées).<br />

Sous l’état d’urgence, il est également possible de restreindre, voire d’interdire la tenue des « réunions de<br />

nature à provoquer ou à entretenir le désordre, de fermer des « lieux de réunion de toute nature », de<br />

« prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ». Il est en<br />

outre possible de donner compétence aux juridictions militaires, en concurrence avec les juges ordinaires.<br />

L’état d’urgence est donc porteur d’un dangereux potentiel liberticide.<br />

134


Le gouvernement n’utilise pourtant pas cet arsenal et respecte les libertés ?<br />

C’est factuellement exact, mais cela ne rend pas compte de la réalité dans son mouvement. Certes, les<br />

libertés de réunion et d’expression sont respectées. Et cette bénignité apparente facilite d’ailleurs une sorte<br />

d’accoutumance, de banalisation. Chacun est tenté de se dire : « Si ce n’est que ça, l’état d’urgence… ».<br />

Dangereuse tentation ; y succomber c’est d’une part, s’accoutumer à l’accroissement des contrôles d’identité<br />

au faciès, à une mansuétude accrue vis-à-vis des « bavures » et autres « incivilités » policières, à une justice<br />

d’abattage. Car l’ombre portée de ce train de mesure pèse inégalement sur le pays et ses populations. Rien ne<br />

garantit par ailleurs que la majorité politique ne sera pas tentée de faire usage des prérogatives légales qu’elle<br />

se les est offertes à elle-même sur un plateau. Enfin, on entend souvent dire : « c’est préventif ». D’une part,<br />

c’est faux : l’état d’urgence définit un « seuil » d’intervention de la puissance publique ; passé le délai des<br />

trois mois, elle aura créée, sous couvert d’état d’urgence, une série d’outils qui lui permettront de maintenir<br />

un contrôle social. D’autre part, c’est grave ; en effet, si l’on s’autorise à suspendre les libertés publiques<br />

sous couvert de prévention, on voit mal ce qui autorisera à les rétablir, le risque faisant partie de la vie.<br />

C’est une épée de Damoclès, mais qui a déjà commencé à s’abattre sur les libertés.<br />

Pourquoi le gouvernement a-t-il choisi la loi du 3 avril 1955 ?<br />

« Exhumer une loi de 1955, c’est envoyer aux jeunes des banlieues un message d’une sidérante brutalité ; à<br />

cinquante ans de distance, la France entend les traiter comme leurs grands-parents ». Dans son éditorial à la<br />

une du Monde (9/11/05), Jean-Marie Colombani résume fort bien le scandale politique du choix opéré. La loi<br />

du 3 avril 1955 est une loi conçue pour accompagner la guerre menée par la France en Algérie ; elle n’a,<br />

depuis, été utilisée qu’à une seule occasion, en 1985 : contre le mouvement indépendantiste en Nouvelle-<br />

Calédonie. C’est dire que sa connotation coloniale n’échappe à personne.<br />

Depuis 1955, la législation française a été suffisamment enrichie pour permettre un déploiement répressif<br />

garantissant le respect de l’ordre public et respectant le principe de proportionnalité. Mais face aux<br />

événements survenus dans « les quartiers », la démarche gouvernementale est tout autre.<br />

D’une part, elle a plus à voir avec un calcul de basse politique qu’avec une vision pertinente du nécessaire<br />

maintien de l’ordre. De l’aveu même des préfets et des Renseignements généraux, l’état d’urgence a été<br />

promulgué au moment même où, sur le terrain, on enregistrait un retour à la normale. D’autre part, face à des<br />

crises localisées, elle vise à assurer un véritable « confort légal » aux pouvoirs publics en généralisant des<br />

mesures extrêmement graves à l’ensemble du territoire national.<br />

Le choix de la loi de 1955 traduit la volonté de faire vivre un ennemi intérieur.<br />

Pourquoi le gouvernement voudrait-il créer un « état de guerre » ?<br />

En recourant en toute connaissance de cause à ce texte de loi, le gouvernement envoie un double message. A<br />

destination des populations concernées, souvent issues de l’immigration, il induit qu’elles ne seront jamais<br />

considérées réellement comme françaises. A destination de l’opinion publique « française », il agite le<br />

spectre d’un « ennemi intérieur » en la personne des jeunes incriminés. Il active le champ fantasmatique des<br />

complots, ourdis, pêle-mêle par l’immigré, la mosquée, les bandes de narco trafiquants… L’activation de ce<br />

champ autorise tous les mensonges pour rendre ces jeunes toujours plus « étrangers » à la communauté<br />

nationale. Par exemple - et malgré des démentis répétés de hauts magistrats -, en prétendant que les jeunes<br />

arrêtés ont un casier judiciaire. Ou encore en expliquant leur caractère « asocial » par… des filiations<br />

polygames. L’étude typologique des jeunes condamnés par les tribunaux renvoie ces fantasmes aux<br />

poubelles d’où ils n’auraient jamais dû sortir. Mais ce type de campagne à l’avantage d’exclure - et même de<br />

délégitimer - toute réflexion sur les causes structurelles des événements en cause, au détriment de boucs<br />

émissaires tout trouvés : les étrangers.<br />

L’état d’urgence est un ventre fécond, riche, déjà, d’« œufs de serpent »…<br />

135


Reste que l’état d’urgence s’accompagne aussi d’un plan pour l’égalité ?<br />

Le « plan » proposé par Dominique de Villepin se résume à une série d’improvisations médiatiques au mieux<br />

brouillonnes, dont l’affaire de l’apprentissage donne la mesure. Sur la méthode, décréter l’apprentissage à 14<br />

ans, c’est d’abord faire fi de toute concertation ou dialogue social ; et se voir donc désavoué par… les<br />

organisations d’employeurs aussi bien que par les organisations syndicales. C’est du même coup, et sans en<br />

avoir l’air, tordre le cou à la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, alors même que chacun sait que chacun aura<br />

besoin de toujours plus de qualification. C’est aussi avouer sa grande ignorance du dossier ; aujourd’hui, la<br />

majeure partie des filières d’apprentissage préparent à des diplômes du supérieur. Plus fondamentalement,<br />

c’est ravaler le travail à une fonction « d’occupation sociale ». Renvoyer la faute et les remèdes sur les autres<br />

est d’ailleurs une grande constante gouvernementale : l’Education nationale, les employeurs et surtout, les<br />

familles, stigmatisées pour leur « démission ». Ces stigmatisations multiples dressent le portrait d’une société<br />

habitée par des « méritants » et des « indignes ». Dans ce cadre, l’objectif de justice sociale – une justice<br />

tissée d’égalité et de fraternité – s’efface au bénéfice, pour les « méritants », de « discriminations positives »<br />

attribuées non sur critères sociaux mais supposément « ethniques » ou « religieux » et, pour les « indignes »,<br />

d’une mise au pilori dont les formes, pour être renouvelées, ne sont pas moins terribles.<br />

L’égalité à la sauce Villepin alimente discrimination et stigmatisation sociale.<br />

Ne faut-il pas placer les familles devant leurs responsabilités ?<br />

Il y a certainement beaucoup à faire sur le terrain, et de la politique familiale, et de la prévention, notamment<br />

au niveau des moyens qui leur sont concédés. Mais, lorsque le gouvernement met en avant la notion de<br />

responsabilisation, il entend tout autre chose. Il souhaite d’abord stigmatiser et ensuite, punir. De ce point de<br />

vue, l’état d’urgence permet le passage du banc d’essai à la fabrication en série, notamment sur le terrain<br />

social. Au lendemain de l’état d’urgence, Georges Tron, député-maire UMP de Draveil (Essonne), proclame<br />

la suspension « immédiate » dans sa commune des aides sociales aux familles des « fauteurs de troubles »…<br />

L’essai est transformé par Dominique de Villepin quelques jours plus tard. Dans un discours où il « cible »<br />

les familles ayant des difficultés avec la langue française, il officialise la suppression des allocations<br />

familiales aux « non méritants » et réhabilite une sorte de punitions collectives à leur égard, rompant ainsi<br />

une mesure de solidarité fondamentale de la société. Il introduit un « contrat » entre familles et institution<br />

scolaire, ramenant le contrat républicain de scolarisation au statut d’opération entre acteurs privés. Une fois<br />

le contrat « non respecté », exit les obligations de la puissance publique. Est-ce ainsi que l’on compte régler<br />

les problèmes de l’école, du mal vivre dans des cités reléguées, des aspirations bafouées à la dignité et au<br />

respect ?<br />

Cette « responsabilisation » individuelle signe l’abandon d’une société solidaire.<br />

Ces dérives, nées de l’état d’urgence, ne vont-elles pas s’évanouir avec sa fin ?<br />

Nous n’en sommes plus au stade de « dérives ». La promulgation de l’état d’urgence et sa prorogation ont<br />

permis une mise en cohérence de diverses mesures, fantasmes et propositions antérieurement peaufinés par<br />

divers hommes politiques, de droite extrême pour la plupart. Elle a fait tomber des barrières. Ainsi les délires<br />

génétiques de M. Benisti, député UMP, président de la commission prévention du groupe d’études<br />

parlementaires sur la sécurité publique, préconisant le dépistage de la délinquance (et sa répression) dès la<br />

maternelle, acquièrent aujourd’hui des allures de respectabilité scientifique. De la même façon, un Philippe<br />

de Villiers, après avoir dénoncé la « guerre civile ethnique », s’autorise à parler des « Français<br />

administratifs » pour désigner les Français naturalisés. Tout se passe soudain comme si chacun s’ingéniait à<br />

dépasser Jean-Marie Le Pen sur sa droite. Les diatribes d’Hélène Carrère d’Encausse publiées par un journal<br />

russe, contre, pêle-mêle, les étrangers, la législation sur la presse et le « révisionnisme », les déclarations<br />

haineuses d’Alain Finkielkraut expliquant l’actualité récente par la religion des acteurs -« ils ne sont pas<br />

malheureux, ils sont musulmans »- donne la mesure des désinhibitions en cours. Ces éclats, la remontée des<br />

sentiments xénophobes au sein de l’opinion publique, remontée attestée par les derniers sondages, montrent<br />

qu’il s’agit d’un mouvement de fond qui risque, si l’on n’y met bon ordre, de survivre à l’état d’urgence luimême.<br />

Face à un système de pensée autoritaire et exclusif, il s’agit d’opposer droits et démocratie sociale.<br />

136


Que peut-on opposer à l’état d’urgence et comment ?<br />

Il n’y a certes pas de panacée. L’essentiel est de ne pas se laisser écraser par le poids des fausses évidences<br />

ou par l’idée que les solutions seraient inexistantes ou hors de portée. Il est possible et urgent d’agir, et c’est<br />

justement cela que nous proposons de mettre en débat.<br />

- Rétablir la réalité des faits : la violence qui s’est déchaînée dans certains quartiers est née de la<br />

pauvreté et de l’humiliation. Elle condense une foule de problèmes sociaux (nés d’un chômage massif), de<br />

désaffiliation (familles monoparentales, solidarités familiales déstabilisées…) et enfin, de relégation sociale<br />

avec son train d’humiliations raciales.<br />

- Dire ce qu’il ne faut pas faire : privilégier l’insulte, la stigmatisation et les mesures sécuritaires ne<br />

réglera donc aucun problème. Bien au contraire, cela ne fera que les effacer du débat public, au bénéfice de<br />

mises en opposition des uns aux autres qui seront toujours plus nombreuses. Conforter les lignes de clivage,<br />

de haine, de dénonciation et d’affrontement est une dynamique qui, à terme, n’épargne aucun groupe social.<br />

- Rompre avec la politique de l’insulte et du mépris : rompre avec les politiques de relégations des<br />

territoires prendra du temps ; mais il est possible, immédiatement, de mettre fin aux pratiques vexatoires des<br />

forces de l’ordre, trop souvent mal inspirées par des responsables politiques en mal de sensationnel. La<br />

sécurité des populations n’y perdrait rien, tout au contraire. De même, il est possible de s’opposer rapidement<br />

aux politiques discriminatoires pratiquées par des entreprises lors des embauches. Enfin, les responsables<br />

politiques et des grands médias audiovisuels devraient cesser de stigmatiser les « banlieues » en les évoquant<br />

comme autant de zones exotiques et dangereuses.<br />

- Exiger des politiques publiques vis-à-vis des causes structurelles de la violence. Il faut rompre avec<br />

les politiques de stigmatisation de la pauvreté au profit de solidarités effectives, reposant sur des moyens<br />

réels, favorisant la sécurité et la dignité. Cela se joue sur ces trois dossiers fondamentaux : la scolarité,<br />

l’emploi, le logement. Sur ces trois terrains prioritaires la puissance publique devrait exercer, de façon<br />

privilégiée des politiques assurant le respect de l’égalité et de la fraternité. Il s’agit moins, comme on nous le<br />

propose avec insistance, de « discriminer positivement », à partir de critères eux-mêmes discriminants, que<br />

d’assurer à toutes et tous une réelle égalité citoyenne. En dehors de ces trois priorités, toute mesure adoptée<br />

de façon isolée risque de se noyer dans un océan de discriminations et d’inégalités.<br />

- Aller au débat, mobiliser l’opinion publique : la gravité de la situation, l’ampleur des problèmes à<br />

affronter exige la mobilisation de toutes les forces qui rejettent les discours d’exclusion et de haine. Il s’agit<br />

d’encourager, sous les formes les plus diverses, les initiatives et la poursuite d’initiatives efficaces, prises<br />

durant les nuits de violence par nombre de citoyennes, de citoyens soucieux de ne pas opposer leur désir de<br />

sécurité à leur soif de justice sociale.<br />

- A l’autisme sécuritaire, il est nécessaire d’opposer une véritable campagne pour le respect, l’égalité<br />

et les droits civiques ; il est nécessaire de la développer en grand, partout où c’est possible, afin d’opposer<br />

aux actes des gouvernants le fond toujours vivant de la devise républicaine.<br />

- C’est tout le sens de l’initiative de la LDH d’engager et participer aux processus de mise en œuvre de<br />

« cahiers de doléances » et autres manifestations pour l’égalité et pour faire vivre la citoyenneté sociale.<br />

137


Pour un service public des territoires<br />

Francine Bavay, décembre <strong>2005</strong><br />

Aux jeunes sans avenir qui ont enflammé leurs quartiers, le gouvernement a répondu par le bâton et la<br />

carotte. Le bâton, d’abord : état d'urgence, promesses d’expulsion des « immigrés même s’ils sont en<br />

situation régulière »; la carotte a suivi, comme pour mieux légitimer l'explosion : déblocage de fonds pour les<br />

associations, au jeu de bonneteau gouvernemental déjà bien connu, service civique – ressorti comme solution<br />

éphémère d'intégration.<br />

La gauche s'est contentée de commenter, hésitant entre suivisme sécuritaire et affirmation (très timide) de la<br />

solidarité avec les nouveaux gueux. La gauche anti-libérale est aussi pour l’essentiel, restée atone. Pourtant,<br />

le projet qu’elle met en avant présente des clefs de réponse, mais curieusement elle ne parvient pas à<br />

s’affirmer tout à fait en la matière. Cette réponse est liée à l’action publique, plus précisément à ce que l’on<br />

veut comme services publics. Malheureusement aujourd’hui, dans une situation où ces services sont sous les<br />

feux croisés des politiques néolibérales, la pensée de la résistance parvient difficilement à aller au-delà d’une<br />

simple défense de l’existant pour faire des propositions d’avenir.<br />

Bien sûr, au sein de la gauche antilibérale, il est souvent fait mention de l'élargissement des services publics<br />

à de nouvelles activités ; l'eau par exemple a été ajoutée au projet des Collectifs du 29 mai issus de la<br />

campagne référendaire, la garde des enfants est souvent citée par les femmes. Mais, de fait, force est de<br />

constater que tout le monde pense que ce n'est pas possible, que le rapport de forces ne permet pas de faire<br />

mieux que de résister face à l’offensive menée contre les derniers bastions « marchands », avant que ce ne<br />

soit contre les services publics « gratuits », éducation au premier chef.<br />

Pourtant, la gauche antilibérale a aujourd’hui l'occasion et la possibilité d'affirmer ses valeurs et de proposer<br />

des politiques concrètes, à celles et ceux qui en ont besoin. Par-delà ses obligations régaliennes, l'Etat s'est<br />

historiquement engagé dans de nouvelles activités quand il y avait carence d'initiative privée quant à la<br />

satisfaction d'un besoin reconnu comme fondamental par la société à un moment donné : ce fut le cas,<br />

typiquement, pour les secteurs de l’électricité et des télécommunications. Il l’a souvent fait contraint et forcé.<br />

C’est ainsi que l’Etat n’a pas, loin s’en faut, assuré l’égalité de traitement des citoyens face au handicap. Il a<br />

abandonné aux familles d'enfants handicapés le soin de satisfaire des besoins qui relèvent de la solidarité<br />

nationale. A telle enseigne que les citoyens ont presque fini par oublier ce qu'est l'engagement public<br />

obligatoire de l'Etat, obligation affirmée à travers l’histoire par les juges.<br />

Aujourd'hui la question revient au premier plan, par l’obligation de lutter contre les discriminations. En une<br />

vingtaine d'années, elles ont ravagé les banlieues, à cause du désengagement public, du racisme et de<br />

l'assignation à résidence de ceux et celles qui, minés par le chômage durable et la carence de construction de<br />

logements sociaux, ne peuvent échapper à la relégation dans les quartiers où ils sont nés.<br />

Tant l’approche « politique de la ville » que l’approche « lutte contre les exclusions » n’ont pas produit les<br />

effets annoncés. Quand la population n’a pas majoritairement d’activité pérenne, construire des équipements<br />

de quartiers, aménager les trottoirs ou même rénover les copropriétés délabrées, ne suffit pas. L’action<br />

publique est découpée en dispositifs juxtaposés qui s’intéressent chacun à un aspect de la personne, avec un<br />

double résultat : tout d’abord les bénéficiaires de l’action publique sont désignés par leurs difficultés, au lieu<br />

de l’être par leurs capacités, ce qui les enferme dans leur exclusion ; ensuite, les politiques publiques<br />

constituent des catégories de bénéficiaires qui occultent la diversité des situations. Or les difficultés se<br />

cumulent et c’est ce cumul qui déclenche la dérive vers l’exclusion des adultes et des enfants qui en quelque<br />

sorte en héritent. Chaque institution ne s’intéresse qu’à une catégorie de difficulté, celle dont elle va ou a<br />

décidé de se charger. L’exclu se transforme en multiporteur d’exclusion, les associations qui veulent les aider<br />

en monteurs de partenariats d’aides publiques, au détriment de l’action à mener. La personne, avec son<br />

histoire singulière, disparaît, occultant par là même la capacité des institutions à comprendre les phénomènes<br />

qu’elles veulent combattre.<br />

Face à ce constat, depuis vingt ans, des associations se sont appuyées sur des initiatives citoyennes pour<br />

construire une réponse globalisée aux besoins de la personne. Associations, entreprises d’insertion, les<br />

138


éponses d’économie sociale et solidaire ne manquent pas. Elles souffrent des mêmes difficultés : solliciter<br />

des aides qui ne sont jamais pérennes, rarement pluriannuelles, se transformer en animateurs de tours de<br />

table d’institutionnels, là où les institutions devraient se concerter entre elles. Pourtant l’économie sociale et<br />

solidaire possède une partie de la réponse. Les valeurs qu’elle prône, les activités qu’elle souhaite<br />

promouvoir, rompre avec la recherche du profit sans principe tout autant qu’avec la décision publique sans<br />

participation civique.<br />

Mais cette approche, si elle est prometteuse, pour toux ceux et celles qui s’opposent au libéralisme, n’a pas<br />

l’ampleur souhaitée pour répondre au défi qui nous est posé. Ce d’autant plus que les institutions sont<br />

pusillanimes dans leur soutien à cette nouvelle approche d’activité d’intérêt général d’initiative privée. Ce ne<br />

sont pas quelques dizaines de millions d’euros distribués au compte-gouttes qui permettront de créer les<br />

centaines de milliers d’emplois qui pourraient l’être !<br />

Il ne faut pas se leurrer, la situation des personnes qui vivent dans les quartiers ghettoïsés est telle que les<br />

réponses proposées ces derniers temps, n’ont pas eu et n’auront pas d’effet sérieux : le CV anonyme ne le<br />

reste pas longtemps ; la charte pour la diversité des ressources humaines des entreprises risque fort de ne pas<br />

avoir plus d’impact que n’en eut l' »entreprise citoyenne ». Ces mesurettes pour solde de tout compte ne<br />

modifieront pas la situation profondément, comme il le faudrait, là où il le faudrait.<br />

Si la volonté politique ne permet pas d’agir à la hauteur de l’enjeu, les quartiers en difficulté seront pris entre<br />

dérive maffieuse et émeutes récurrentes. Il y a pourtant une autre voie.<br />

Seul l'Etat peut aujourd’hui en décider, car seul il possède la légitimité pour rompre avec une situation où<br />

l'égalité citoyenne est en danger et la constitution démocratique en péril. Comment donner priorité à des<br />

territoires et faire échapper les personnes qui y vivent à la ghettoïsation ? En y inscrivant la volonté<br />

publique, en y implantant des services publics. Voilà la seule réponse sérieuse à ce type de questions. Et une<br />

perspective qui peut rendre au service public toute sa légitimité.<br />

Mais pour oser faire cette proposition aujourd’hui, au moment où le gouvernement Villepin fait tout pour<br />

diviser le nombre de fonctionnaires par deux, il faut de l'estomac, penseront un grand nombre de lecteurs de<br />

ces lignes. Si la gauche n'en a pas pour lutter contre les injustices – non pas criantes mais révoltantes – que<br />

vivent celles et ceux qui sont assignés au ghetto et au chômage, en quoi alors se différencie-t-elle de la<br />

droite, en quoi est-elle encore utile ? Faudra-t-il attendre des émeutes à répétition, et aux effets toujours plus<br />

durs, pour que la gauche comprenne enfin les cris, la fureur, les pleurs, la douleur, le désespoir des<br />

banlieues?<br />

De quoi s’agit-il ? Rien moins que de créer un nouveau service public, dont la mission première serait la lutte<br />

contre les discriminations, un service public qui serait chargé de la création d'activités publiques répondant à<br />

des besoins d’utilité sociale et environnementale insatisfaits, un service public avec un objectif de mixité<br />

sociale, qui recruterait des fonctionnaires issus pour moitié de concours ouverts aux jeunes inscrits dans les<br />

missions locales, pour moitié d'un concours ouvert à tous.<br />

Voilà une proposition qui permettrait à une génération de s'installer, de se projeter sur un avenir, à partir de<br />

l’assurance d’un revenu décent pour la durée d'une vie. Une proposition qui permettrait à cette génération<br />

d'élever ses enfants avec une perspective d'avenir, tout en étant utile à la communauté nationale. Une rupture<br />

concrète avec le néolibéralisme, une rupture légitime. Et, qui sait, qui pourrait peut être en inaugurer<br />

d'autres !<br />

139


Un service public des territoires, une proposition concrète<br />

Le service public des territoires aurait pour mission d’aménager le territoire au sens non plus de construire de<br />

grandes infrastructures mais de lutter contre les inégalités qui affectent les territoires et les personnes qui y<br />

vivent.<br />

Ce serait un service public national en charge de créer des antennes implantées sur les territoires en difficulté<br />

(les 800 ou quelques répertoriés ou bien un taux de chômage supérieur à … et/ou un taux d’échec<br />

scolaire…).<br />

La mission des antennes est de créer de nouvelles activités dont la nature est décidée localement, en fonction<br />

des besoins établis par un « comité du diagnostic territorial », de recruter et de former les personnes qui<br />

délivreront les services publics sur le territoire et les territoires avoisinants (au sens atteignables par les<br />

transports en commun)<br />

Les services sont prioritairement des services aux personnes ou à l’environnement, dans l’acception la plus<br />

large de ces services.<br />

Le recrutement est organisé localement par concours, par moitié ouverts aux jeunes qui s’adressent aux<br />

missions locales pour l’emploi , par moitié à la population générale. Les personnes recrutées deviennent<br />

fonctionnaires et sont autorisés après cinq années à mutation dans toute la fonction publique. Il est ouvert un<br />

concours spécial pour les personnes sans qualification.<br />

La formation des personnes – si nécessaire - est assurée par la structure nationale. Elle est adaptée à la nature<br />

des services délivrés. Les fonctionnaires sont rémunérées pendant leur formation qui peut être en alternance<br />

travail/formation.<br />

Les services sont fournis dans le cadre d’un service public marchand. Il est financé en partie par sa vente à<br />

un tarif décidé nationalement pour son acceptabilité sociale (ce qui signifie que le tarif appliqué peut être lié<br />

aux revenus des personnes concernées).<br />

Dix raisons pour développer ce service public<br />

• c’est prouver aux jeunes en mal d’avenir, à tous les exclus tentés par les communautarisme, que la<br />

communauté nationale a décidé d’en faire sa priorité après avoir compris que le soutien à l’initiative<br />

privée d’intérêt général ou aux pratiques non discriminatoires ne suffit pas<br />

• c’est une réponse à la carence d’initiative privée pour satisfaire une demande latente de services (si<br />

on compare avec les Usa , il y aurait 2,5 millions d’emplois potentiels selon Patrick Artus CDC),<br />

carence qui obère la création d’emplois non soumis à la concurrence mondialisée ( emplois qui ne<br />

sont pas créés par « chantage à la baisse des salaires puisqu’ils ne sont pas sensés être rentables avec<br />

un minimum salarial imposé)<br />

• c’est recréer de la citoyenneté et de l’égalité de traitement pour des personnes victimes de l’âge<br />

(enfants sans mode de garde, personnes âgées) ou d’un handicap (la loi vient d’ouvrir un droit à<br />

compensation), c’est répondre aux défis environnementaux<br />

• c’est créer des emplois pérennes qui vont créer des revenus pérennes et donc optimiser les dépenses<br />

sociales de l’Etat en créant des activités socialement utiles<br />

• c’est lutter contre les discriminations et la ghettoïsation de quartiers abandonnés depuis trop<br />

longtemps par l’initiative publique, en créant une discrimination positive pour les territoires<br />

(antennes) et les personnes (recrutement par missions locales)<br />

• c’est en créant un comité du diagnostic territorial, localiser les choix d’activités dans le sens d’un<br />

développement plus soutenable<br />

140


• c’est démocratiser l’action publique en rompant avec la logique du choix hiérarchique national<br />

• c’est rompre avec l’approche fonctionnelle segmentée de l’action publique, pour reglobaliser<br />

l’approche des activités en les déspécialisant et l’approche d’action sociale en se centrant sur la<br />

durée plutôt que l’approche ponctuelle multiple, l’emploi durable constituant la meilleure intégration<br />

dans une société quelle qu’elle soit<br />

• c’est rompre avec une vision des services publics sur la défensive pour faire des propositions utiles<br />

aujourd’hui.<br />

• c’est permettre à l’Etat d’assumer ses prérogatives en dernière instance, égalité de traitement, lutte<br />

contre les discriminations entre citoyens, c’est rompre avec le désengagement de l’Etat<br />

141


De loin<br />

Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, à l’occasion de sa visite en<br />

Martinique<br />

Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, décembre <strong>2005</strong><br />

M. le Ministre de l’Intérieur,<br />

La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette<br />

interminable douleur est un maître précieux : elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations<br />

déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent, au cœur des dominés, la palpitation d’où monte<br />

toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus avides.<br />

Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que<br />

cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de<br />

partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir. La<br />

grandeur d’une Nation ne tient pas à sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des<br />

garants de sa liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées<br />

de générosité et de solidarité sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un<br />

avenir vraiment commun à tous les peuples, puissants ou non. Il n’est pas concevable qu’une telle Nation ait<br />

proposé par une loi (ou imposé) des orientations d’enseignement dans ses établissements scolaires, comme<br />

aurait fait le premier régime autoritaire venu, et que ces orientations visent tout simplement à masquer ses<br />

responsabilités dans une entreprise (la colonisation) qui lui a profité en tout, et qui est de toutes manières<br />

irrévocablement condamnable.<br />

Les problèmes des immigrations sont mondiaux : les pays pauvres, d’où viennent les immigrants, sont de<br />

plus en plus pauvres, et les pays riches, qui accueillaient ces immigrants, qui parfois organisaient leur venue<br />

pour les besoins de leurs marchés du travail et, disons-le, en pratiquaient comme une sorte de traite,<br />

atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de saturation et s’orientent maintenant vers une traite sélective. Mais<br />

les richesses créées par ces exploitations ont généré un peu partout d’infinies pauvretés, lesquelles suscitent<br />

alors de nouveaux flux humains : le monde est un ensemble où l’abondance et le manque ne peuvent plus<br />

s’ignorer, surtout si l’une provient de l’autre. Les solutions proposées ne sont donc pas à la hauteur de la<br />

situation. Une politique d’intégration (en France) ou une politique communautariste (en Angleterre), voilà les<br />

deux orientations générales qu’adoptent les gouvernements intéressés. Mais dans les deux cas, les<br />

communautés d’immigrants, abandonnées sans ressources dans des ghettos invivables, ne disposent d’aucun<br />

moyen réel de participer à la vie de leur pays d’accueil, et ne peuvent participer de leurs cultures d’origine<br />

que de manière tronquée, méfiante, passive : ces cultures deviennent en certains cas des cultures du<br />

retirement. Aucun des choix gouvernementaux ne propose une véritable politique de la Relation :<br />

l’acceptation franche des différences, sans que la différence de l’immigrant soit à porter au compte d’un<br />

communautarisme quelconque ; la mise en oeuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers,<br />

sans que cela entraîne une partition d’un nouveau genre ; la reconnaissance d’une interpénétration des<br />

cultures, sans qu’il y aille d’une dilution ou d’une déperdition des diverses populations ainsi mises en contact<br />

: réussir à se situer dans ces points d’équilibre serait vivre réellement l’une des beautés du monde, sans pour<br />

autant perdre de vue les paysages de ses horreurs.<br />

Si chaque nation n’est pas habitée de ces principes essentiels, les nominations exemplaires sur la base d’une<br />

apparence physique, les discriminations vertueuses, les quotas déculpabilisants, les financements de cultes<br />

par une laïcité forcée d’aller plus loin, et toutes les aides versées aux humanités du Sud encore victimes des<br />

vieilles dominations, ne font qu’effleurer le monde sans pour autant s’y confronter. Ces mesures laissent<br />

d’ailleurs fleurir autour d’elles les charters quotidiens, les centres de rétention, les primes aux raideurs<br />

policières, les scores triomphants des expulsions annuelles : autant de réponses théâtrales à des menaces que<br />

l’on s’invente ou que l’on agite comme des épouvantails, autant d’échecs d’une démarche restée insensible<br />

au réel.<br />

Aucune situation sociale, même la plus dégradée, et même surtout celle-là, ne peut justifier d’un traitement<br />

de récurage. Face à une existence, même brouillée par le plus accablant des pedigrees judiciaires, il y a<br />

142


d’abord l’informulable d’une détresse : c’est toujours de l’humain qu’il s’agit, le plus souvent broyé par les<br />

logiques économiques. Une République qui offre un titre de séjour, ouvre en fait sa porte à une dignité<br />

humaine à laquelle demeure le droit de penser, de commettre des erreurs, de réussir ou d’échouer comme<br />

peut le faire tout être vivant, et cette République peut alors punir selon ses lois mais en aucun cas retirer ce<br />

qui avait été donné. Le don qui chosifie, l’accueil qui suppose la tête baissée et le silence, sont plus proches<br />

de la désintégration que de l’intégration, et sont toujours très loin des humanités.<br />

Le monde nous a ouvert à ses complexités. Chacun est désormais un individu, riche de plusieurs<br />

appartenances, sans pouvoir se réduire à l’une d’elles, et aucune République ne pourra s’épanouir sans<br />

harmoniser les expressions de ces multi-appartenances. De telles identités-relationnelles ont encore du mal à<br />

trouver leur place dans les Républiques archaïques, mais ce qu’elles suscitent comme imprécations sont<br />

souvent le désir de participation à une alter-République. Les Républiques " unes et indivisibles " doivent<br />

laisser la place aux entités complexes des Républiques unies qui sont à même de pouvoir vivre le monde<br />

dans ses diversités. Nous croyons à un pacte républicain, comme à un pacte mondial, où des nations<br />

naturelles (des nations encore sans État comme la nôtre) pourront placer leur voix, et exprimer leur<br />

souveraineté. Aucune mémoire ne peut endiguer seule les retours de la barbarie : la mémoire de la Shoah a<br />

besoin de celle de l’esclavage, comme de toutes les autres, et la pensée qui s’y dérobe insulte la pensée. Le<br />

moindre génocide minoré nous regarde fixement et menace d’autant les sociétés multi-trans-culturelles. Les<br />

grands héros des histoires nationales doivent maintenant assumer leur juste part de vertu et d’horreur, car les<br />

mémoires sont aujourd’hui en face des vérités du monde, et le vivre-ensemble se situe maintenant dans les<br />

équilibres des vérités du monde. Les cultures contemporaines sont des cultures de la présence au monde. Les<br />

cultures contemporaines ne valent que par leur degré de concentration des chaleurs culturelles du monde. Les<br />

identités sont ouvertes, et fluides, et s’épanouissent par leur capacité à se " changer en échangeant " dans<br />

l’énergie du monde. Mille immigrations clandestines, mille mariages arrangés, mille regroupements<br />

familiaux factices, ne sauraient décourager la juste posture, accueillante et ouverte. Aucune crainte terroriste<br />

ne saurait incliner à l’abandon des principes du respect de la vie privée et de la liberté individuelle. Dans une<br />

caméra de surveillance, il y a plus d’aveuglement que d’intelligence politique, plus de menace à terme que de<br />

générosité sociale ou humaine, plus de régression inévitable que de progrès réel vers la sécurité…<br />

C’est au nom de ces idées, du fait de ces principes seuls, que nous sommes à même de vous souhaiter, de<br />

loin, mais sereinement, la bienvenue en Martinique.<br />

Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau<br />

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Pourquoi ils ont mis le feu<br />

Ivan Duroy, Basta !, 10 décembre <strong>2005</strong><br />

Trois semaines d’émeutes ont violemment agité les périphéries des villes hexagonales. Tentative d’analyse<br />

d’un mouvement en manque de débouchés politiques.<br />

Les cités ont craqué. Les cendres des 10 000 voitures brûlées depuis le 27 octobre refroidissent. 3000<br />

personnes ont été interpellées et plus de 400 condamnées à de la prison ferme. L’Hexagone est soumis à<br />

l’état d’urgence prolongé jusqu’en février. Ce n’était pas arrivé depuis la guerre d’Algérie. Inquiétant<br />

symbole. Comment analyser ce qui s’est passé sans tomber dans les nombreux clichés déversés dans les<br />

médias ? Comment tenter de comprendre sans se faire taxer d’« angélisme » face à des jeunes considérés par<br />

une partie de la population comme de simples casseurs. « Cette violence n’est pas une solution, cela peut<br />

nous amener le pire, mais je n’arrive pas à la condamner totalement. Qu’ai-je d’autre à leur proposer à ces<br />

gosses qui ont l’âge de mon fils et qui, à la différence de lui, se font contrôler tout le temps ? », se demande<br />

Alain Bertho, anthropologue et habitant de Saint-Denis (93). Une interrogation qui résume l’embarras dans<br />

lequel est plongé le « peuple de gauche » face au phénomène. Comprendre ne signifie pas acquiescer aux<br />

violences gratuites, surtout quand elles débouchent sur la mort d’un homme, Jean-Jacques Le Chenadec (61<br />

ans), à Stains (93). Mais ce drame, comme quelques autres (bus incendiés avec des passagers à l’intérieur...),<br />

ne doit pas masquer l’ensemble des évènements.<br />

Emeutes ou mouvement ?<br />

Si l’on considère qu’il y a eu environ une arrestation pour une dizaine de participants aux émeutes, ce sont au<br />

minimum 30 000 personnes qui ont pris part aux actions de destruction ou aux attaques contre les forces de<br />

l’ordre. D’après les nombreux témoignages, ce sont majoritairement des mineurs. Les actions ont été<br />

spontanées, les jeunes étant, au mieux, organisés en réseau informel, fonctionnant par groupes d’amis ou de<br />

connaissances. N’en déplaise au philosophe télévisuel Alain Finkielkraut, on est loin du spectre de la<br />

manipulation intégriste islamiste avancée par certains. Même le patron de la DST en convient. « Il faut se<br />

garder d’une lecture confessionnelle des troubles actuels. Tout cela n’est pas lié à l’influence d’une religion<br />

», a déclaré Pierre de Bousquet. Reste la question : comment qualifier ce qui s’est produit ? « Emeute, rage,<br />

colère... La difficulté à identifier ce qui se passe est symptomatique de notre incapacité à la traduire<br />

politiquement », résume Monique Crinon, consultante sur la politique de la ville et initiatrice de l’appel des<br />

indigènes de la République. « Le fond, c’est de la révolte. Sur la forme, certains ont profité des évènements<br />

pour commettre des actes crapuleux. Cela a été mis en avant pour dépolitiser le fond », estime Marwan<br />

Mohammed, fondateur de l’association C’Noues, à Villiers-sur-Marne (77) et étudiant en sociologie,<br />

travaillant sur les formes de sociabilité des adolescents et des jeunes de milieu populaire. Pour la première<br />

fois depuis les marches pour l’égalité de 1983, et quoi que l’on pense de sa forme, un mouvement collectif a<br />

agité les banlieues « sensibles », mélangeant révolte populaire et violences autodestructrices.<br />

Existe-t-il des revendications ?<br />

C’est l’autre difficulté : comprendre le message, si message il y a, de cette colère. « Le sens de ces actes et<br />

les mots pour les définir ne sont pas portés par les acteurs eux-mêmes. Il n’y a pas de leaders ni<br />

d’interlocuteurs, pas d’expression politique construite. Cela tient peut-être à l’âge des gamins, qui ont<br />

majoritairement entre 14 et 20 ans. Mais c’est quelque chose de politique, même si personne n’en fait une<br />

traduction claire », observe Monique Crinon. Une certitude cependant : les émeutes ont toujours le même<br />

déclencheur. Vaulx-en-Velin (69) en 1981, Mantes-la-Jolie (78) en 1991, Paris 18ème en 1993, Dammarieles-Lys<br />

(77) en 1997, Toulouse en 1998... A chaque fois une bavure mortelle impliquant des forces de police.<br />

La mort de Zyad (17 ans) et Bounna (15 ans) à Clichy-sous-Bois (93) a été vécue comme telle, à tort ou à<br />

raison. L’enquête, déclenchée tardivement après une cacophonie ministérielle, devra le dire. Depuis 1977,<br />

plus de 200 bavures ont été commises par des policiers (1). Dix morts par an entre 1997 et 2001. Chaque<br />

mort endeuille un quartier, une génération d’habitants. Cette mémoire des morts semble avoir joué un rôle<br />

important. Ce n’est donc pas un hasard si les forces de l’ordre ont constitué la principale cible. Les ados issus<br />

de l’immigration sont confrontés à des contrôles de police quasi quotidiens. D’expérience, ils estiment que<br />

ces contrôles peuvent mal tourner à n’importe quel moment.<br />

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Mais pourquoi les voitures, des écoles, des entrepôts, s’il s’agit d’une colère contre les comportements<br />

policiers ? « C’est foutu pour nous, alors on va leur pourrir la vie. » Ce genre de phrase, prononcée par des<br />

gamins de 14 ou 15 ans, a marqué plus d’un adulte, lors des discussions - nombreuses - avec les groupes<br />

d’émeutiers pour tenter de calmer les esprits. C’est une violente critique de la société et du sort qu’elle<br />

semble réserver aux nouvelles générations. Pour les jeunes issus de l’immigration, les discriminations<br />

s’ajouteront à la galère. L’arbitraire pratiqué dans la rue par les forces de police n’est qu’un avant-goût de ce<br />

qui les attend à l’université, dans le monde du travail ou pour trouver un logement.<br />

Pourquoi un tel décalage avec la gauche ?<br />

Face à la réponse gouvernementale - état d’urgence, justice expéditive, remise en cause de l’enseignement<br />

généraliste jusqu’en troisième, diabolisation de l’immigré polygame quand il n’est pas chef de gang ou<br />

islamiste -, la gauche politique et syndicale brille par sa quasi absence. « Les syndicats sont comme toutes les<br />

institutions. Au-delà des analyses sur les formes de discriminations, nous n’avons pas apporté de réponses<br />

pour que ces populations trouvent leur place, ne serait-ce que dans le mouvement syndical », reconnaît<br />

Annick Coupé, porte-parole de l’Union solidaire. La direction du PS a fait la sourde oreille face aux élus<br />

locaux, maires des communes concernées, qui répétaient que l’instauration de l’état d’urgence n’était pas la<br />

solution. « Ce qui nous pète à la gueule, c’est notre incapacité à transformer la souffrance en conquête<br />

sociale, à offrir la possibilité de vivre ensemble mais aussi de rêver ensemble », résume Alain Bertho. Toutes<br />

les précédentes tentatives d’émergence d’association animée par des jeunes des quartiers populaires ont été<br />

soit récupérées (Sos-Racisme après les marches des beurs), soit criminalisées - comme le collectif Bouge qui<br />

bouge à Dammarie-les-Lys. Dans la jeunesse des quartiers populaires, cette situation provoque méfiance et<br />

éloignement vis-à-vis des formes classiques d’engagement, qui sont perçues comme inefficaces, voire<br />

inutiles. La preuve ? Les subventions supprimées en 2002 par le gouvernement ont été rétablies. En trois<br />

semaines d’émeutes, des jeunes inorganisés ont obtenus plus qu’associations et élus réunis en trois ans de<br />

vaines protestations.<br />

Les directions des organisations de gauche se comportent comme si le problème des banlieues leur était<br />

extérieur et ne concernait pas des citoyens à part entière, à la différence d’une grève dure menée par des<br />

ouvriers, d’un mouvement étudiant qui peut lui aussi déboucher sur des violences ou d’actions de destruction<br />

menées par des paysans. La crise ravive une autre fracture. D’un côté, ceux qui estiment qu’à la domination<br />

capitaliste s’ajoutent des discriminations racistes, qui ne sont pas seulement le fait d’individus, de chefs<br />

d’entreprises ou de fonctionnaires xénophobes, que la République antiraciste sanctionnera un moment ou à<br />

un autre, mais héritées de la république coloniale et de ses représentations. De l’autre, ceux qui, face aux<br />

ravages du capitalisme, invoquent l’Etat et les grands principes républicains. Pour eux, critiquer les défauts<br />

du modèle social français - ou de ce qu’il en reste - serait faire le jeu des néo-libéraux et de la tentation<br />

communautariste. Les débats sur le voile ont été des révélateurs de ce clivage. « Certains sont aveuglés par<br />

la France républicaine, par leur image d’une France des Lumières qui est universelle, regrette Monique<br />

Crinon. Ils considèrent que l’intégration constitue les premiers barreaux de l’échelle sociale. La faute est<br />

rejetée sur les individus qui ne la gravissent pas, à ceux qui n’entrent pas dans le moule. »<br />

Ivan du Roy<br />

(1) L’historien Maurice Rajfus, animateur de l’Observatoire des libertés publiques, en a comptabilisé 196<br />

entre 1977 et 2001.<br />

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Justice d’exception pour jeunes de couleur<br />

Henrik Lindell, Basta !, 10 décembre <strong>2005</strong><br />

http://www.bastamag.org/journal/article.php3?id_article=37<br />

Sur 3 000 jeunes interpellés, près de 400 ont écopé de peines de prison ferme lors de comparutions<br />

immédiates, synonymes d’arbitraires. Reportage au tribunal de Bobigny, dans le 93.<br />

Si les mots employés par nos politiques ont un sens, la fameuse « racaille » doit bien exister. En<br />

l’occurrence, elle doit se trouver là, au tribunal de Bobigny, dans le box des accusés. Pendant un mois, les<br />

tribunaux ont regorgé de jeunes gens interpellés lors d’opérations de « nettoyage » - toujours selon le<br />

vocabulaire de nos politiques - dans certains quartiers sensibles. Ils sont accusés d’avoir brûlé quelque 10<br />

000 voitures, incendié des dizaines de bâtiments publics, blessé une trentaine de policiers... Or, cette<br />

« racaille » ne correspond pas toujours à l’image que l’on est censé en avoir. Mieux, ce sont des jeunes a<br />

priori « normaux » et scolarisés, mais qui viennent de quartiers dits sensibles et de foyers aux revenus<br />

modestes. Sans aucune exception.<br />

Au mauvais endroit, au mauvais moment<br />

Le 14 novembre, un certain Mamadou B. est présenté devant les juges de la 18e chambre du tribunal<br />

correctionnel. Menotté, tête baissée, entouré de deux policiers souriants, cet élève en première année de BTS<br />

management est accusé d’avoir, le 3 novembre, lancé des pierres dans la cité Pierre-Sémard au Blanc-Mesnil<br />

(Seine-Saint-Denis). Il aurait participé au caillassage de trois camions qui venaient récupérer les carcasses de<br />

véhicules incendiés la nuit précédente. Problème : Mamadou nie catégoriquement et il n’y a pas de preuve<br />

matérielle contre lui. C’est inhabituel dans ce genre de procès en comparution immédiate où les juges, le<br />

procureur et l’avocat commis d’office sont habitués à des prévenus pris en flagrant délit et qui avouent<br />

humblement leurs actes. Pour faire fléchir Mamadou, les magistrats n’ont que les témoignages rudimentaires<br />

de deux camionneurs. Ils auraient vu son visage et reconnu son tee-shirt. Dans leur déposition, il est<br />

notamment question d’« un individu d’environ 1,80 mètre de type africain ». Mamadou confirme qu’il était<br />

bien présent sur les lieux, mais pour calmer des jeunes qui jetaient effectivement des pierres. Pour preuve, il<br />

est le seul à ne pas avoir caché son visage et n’a pas résisté quand les policiers, vite arrivés sur place, l’ont<br />

interpellé. « Si j’étais coupable, j’aurais logiquement fichu le camp », dit-il, sûr de lui. Les magistrats lui<br />

suggèrent alors de dénoncer ses amis. Mamadou refuse bien sûr. Ses parents et au moins une dizaine de ses<br />

connaissances sont présents dans la salle. Des regards inquiets se croisent. « Vous ne croyez tout de même<br />

pas que je vais dénoncer mes frères ? », répond-il. Le procureur, désireux de faire un exemple dans ce<br />

contexte, ignore les arguments de l’accusé et requiert cinq mois de prison, dont trois ferme.<br />

Dans son long plaidoyer, l’avocat, maître Michel Hadji, manifestement certain d’obtenir la relaxe face à une<br />

accusation peu solide, ironise sur un témoignage qui évoque « en résumé, un grand Noir ». Il n’y a pas eu<br />

d’identification formelle derrière une glace. L’avocat évoque aussi un jeune homme qui a réussi son bac pro,<br />

qui a un enfant, et dont le casier judiciaire est vide. Son père vient témoigner en sa faveur. Sa mère,<br />

également présente, le soutient. Un des juges constate avec plaisir que Mamadou est également un<br />

footballeur d’un « niveau assez correct ». En somme, Mamadou n’est pas un marginal. Il a simplement le<br />

tort d’être noir et de s’être trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais les juges le condamnent<br />

malgré tout à un mois de prison ferme. Plusieurs amis de Mamadou se lèvent pour sortir de la salle.<br />

Harangués par des policiers parce que l’un d’entre eux porte une casquette (ce qui est interdit dans un<br />

tribunal), ils s’énervent et prononcent des noms d’oiseaux. Les policiers répliquent d’emblée en sortant les<br />

matraques. On frôle l’émeute. Ce n’est que grâce à l’intervention de certains jeunes eux-mêmes et surtout à<br />

celle de l’avocat que le calme revient. La police, elle, composée d’une trentaine d’agents armés, dont<br />

plusieurs jeunes policiers aussi excités que certains gamins d’en face, cherche des témoins afin de porter<br />

plainte pour « outrage à agent de la force publique ». « Ce jugement est scandaleux », dit simplement Michel<br />

Hadji avec un fureur retenue, en résumant l’avis général de la salle.<br />

Plusieurs procès se déroulent ainsi au tribunal de Bobigny. Comme un spectacle, qui tourne quasi<br />

systématiquement à l’avantage de l’accusation. Les juges et le procureur sont souvent face à une salle qui<br />

leur est ouvertement hostile. à part quelques spectateurs censés être neutres - des journalistes notamment -, il<br />

146


y a là des membres de la famille de l’accusé, des amis et surtout des militants d’organisations de gauche. Or,<br />

plusieurs dizaines de policiers surveillent les procès en manifestant, parfois ostensiblement, leur méfiance à<br />

l’égard « des jeunes », c’est-à-dire les amis des accusés. Il n’est pas rare de voir certains policiers ricaner<br />

lorsque des accusés se trouvent en difficulté face à des juges triomphants. Bien des prévenus ont perdu le<br />

procès avant qu’il ne commence. Beaucoup ne peuvent s’expliquer en français. D’autres répondent à côté.<br />

Leurs avocats, généralement commis d’office, n’ont pas le temps nécessaire pour trouver une faille dans<br />

l’accusation. à ce titre, le procès de Sidi (1) est exemplaire et caricatural. Un seul CRS sur les vingt qui<br />

composent sa compagnie l’aurait vu lancer des objets contre un de leurs cars à Montreuil. Dans sa<br />

déposition, Sidi a indiqué avoir fait semblant de jeter des pierres, « pour rigoler » avec des copains. Mais là,<br />

devant les juges, pour des raisons que l’on ignore, il se braque et nie tout. Parce que ses parents marocains<br />

sont présents ? Ce jour-là, il devait commencer un nouveau travail comme garagiste. Dans son casier<br />

judiciaire, à part quelques dégradations de biens publics voici cinq ans alors qu’il était encore mineur, on ne<br />

trouve qu’une infraction au code de la route. Il mène manifestement une vie paisible et serait « bien<br />

intégré », insiste l’avocat. Les juges n’écoutent que le procureur et le condamnent à un mois ferme. Mais<br />

pourquoi, diable, aurait-il eu des gestes menaçants à l’égard des CRS ? Qu’est-ce qui amène un individu,<br />

apparemment responsable, à commettre un tel acte ? Ce sont des questions qui ne sont tout simplement pas<br />

abordées. Et ceux qui avaient déjà des problèmes avec les forces de l’ordre - cela arrive très souvent chez les<br />

jeunes issus de l’immigration en Seine-Saint-Denis - ne peuvent qu’être confortés dans leur méfiance par ces<br />

procès aussi sommaires et ces peines de prison ferme. La justice leur apprend-elle autre chose que les forces<br />

de l’ordre sur la société qui les entoure ?<br />

Juges blancs, accusés noirs<br />

L’aspect le plus spectaculaire dans ces comparutions est évidemment l’invraisemblable proportion de gens<br />

de couleur dans le box des accusés. Nous avons suivi dix-sept procès pendant deux jours au tribunal de<br />

Bobigny dans deux salles différentes avec des juges et des procureurs différents. Seize des accusés étaient<br />

des hommes noirs ou des beurs. Un seul était blanc. Lui a d’ailleurs été relaxé, après avoir été accusé sans<br />

preuve d’avoir brûlé une voiture à Montreuil. Mais tous les autres ont été condamnés ! Sans doute le hasard...<br />

Les procès ne présentent évidemment pas de caractère raciste. La plupart des accusés, en majorité des<br />

multirécidivistes, ont avoué les faits qui leur étaient reprochés. Beaucoup n’avaient d’ailleurs aucun lien avec<br />

« les événements » de ces dernières se-maines. Il s’agissait de vols avec violence, de braquages, de refus<br />

d’embarquer dans le cadre d’une expulsion vers le pays d’origine, de violences conjugales, de conduite en<br />

état d’ivresse, etc. Il n’en demeure pas moins que le tribunal de Bobigny met en scène deux France d’une<br />

façon symbolique. L’une est blanche, intégrée, riche. Elle juge l’autre, issue de l’immigration et qui a un<br />

accès limité à l’emploi et à la richesse matérielle. (2) La « fermeté » promise par Sarkozy à l’égard de ceux<br />

qu’il a traités de racaille a été appliquée. Mais ne se retournera-t-elle pas contre lui ? Condamner à la prison<br />

ferme des jeunes de couleur au casier judiciaire vierge pour de petites bêtises de jeunesse et réprimer plus<br />

durement que jamais des délits comme les vols de sacoches par des récidi- vistes, est-ce vraiment « la »<br />

solution ? Certains juges insistent sur le rôle « pédagogique » ou « éducatif » de la prison. Ils suggèrent<br />

souvent un « accompagnement » en prison pour sortir des problèmes de drogues, très fréquents. Mais les<br />

procureurs n’utilisent pas ce langage. Ils réclament l’éloignement de ceux qui troublent l’ordre public. Pour<br />

protéger les autres. Pour eux, la société ne doit pas s’interroger sur les raisons d’une quelconque révolte<br />

(pauvreté, chômage, exclusion, dis- crimination raciale, etc.). Elle doit protéger l’ordre. C’est chose faite. À<br />

quand la prochaine révolte ?<br />

147


État d’urgence<br />

Ivan du Roy, Témoignage Chrétien, 8 décembre <strong>2005</strong><br />

Ça commence à sentir sérieusement le soufre. Les digues qui séparaient la droite parlementaire de l’extrême<br />

droite ont cédé. Un ouragan de lieux communs xénophobes et de propositions plus réactionnaires les unes<br />

que les autres a eu raison des ultimes barrages. Comme si, à coup de « Kärcher » et de « racaille », le<br />

ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, venait d’ouvrir une brèche vers un jardin jusque-là défendu où,<br />

telles les feuilles mortes d’automne, les voix du Front national se ramassent à la pelle. Tous les nostalgiques<br />

frustrés d’un ordre ultraconservateur et nationaliste sont en train de s’y engouffrer. L’une des premières à<br />

franchir le seuil a été Hélène Carrère d’Encausse, membre de l’Académie française, expliquant les récentes<br />

violences urbaines par la polygamie des pères de familles africains. Une analyse digne d’un bavardage de<br />

comptoir à la fête lepéniste « Bleu, Blanc, Rouge », aussitôt reprise par Bernard Accoyer, président du<br />

groupe UMP à l’Assemblée nationale. Le philosophe télévisuel Alain Finkielkraut leur a prestement emboîté<br />

le pas, évoquant, dans une interview au quotidien de gauche israélien Haaretz, et toujours à propos des<br />

émeutes, « une révolte à caractère ethnico-religieux » animée par « la haine de l’Occident ». Une foule de<br />

parlementaires UMP – 201 très exactement – se sont précipités à leur suite, demandant à ce que des sanctions<br />

soient prises contre les groupes de rap qui seraient coupables de racisme antifrançais. A quand une loi sur le<br />

bon goût musical ? A quand un décret pour que Brassens, à titre posthume, soit déchu de sa citoyenneté ?<br />

Cela ne saurait tarder : un projet de loi déposé par le député des Pyrénées-Orientales, Daniel Mach, propose<br />

d’instaurer « un délit d’atteinte à la dignité de la France et de l’État ».<br />

Les digues ont cédé car elles étaient sévèrement érodées. Début novembre, le député du Val-de-Marne,<br />

Jacques-Alain Bénisti, remettait son rapport sur la prévention de la délinquance, qu’il peaufinait depuis huit<br />

mois. Selon lui, les comportements déviants sont détectables dès la maternelle et la pratique du bilinguisme,<br />

facteur de déscolarisation et de délinquance, doit être interdite. Le 29, malgré l’opposition de la gauche et de<br />

l’UDF, la loi reconnaissant le « rôle positif de la colonisation » déposée en février, était adoptée.<br />

Enthousiaste, Georges Frêche, président PS de la région Languedoc-Roussillon, entonnait un chant colonial<br />

lors du conseil municipal de Montpellier (les voix de certains pieds-noirs aussi se ramassent à la pelle). Ce<br />

n’est pas un cauchemar : nous vivons bien dans la France du XXIe siècle. Balayé par ce déferlement, le<br />

ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, Azouz Begag, est porté disparu. Submergé, le<br />

gardien du temple Jacques Chirac n’est plus écouté. Il a beau récuser, de Bamako, certains amalgames, le<br />

gouvernement de Villepin planche sur un énième projet de loi sur l’immigration, restreignant toujours<br />

davantage les conditions de séjour des étrangers, qu’ils soient conjoints de Français ou étudiants. Comme si<br />

l’immigration était l’unique enjeu depuis vingt ans. Les huit personnes mortes de froid il y a quinze jours,<br />

privées d’accès à un logement ? La faute aux polygames ! L’épineuse question de la redistribution des<br />

richesses dans un pays socialement malade ? La faute aux immigrés !<br />

« Quand on ne condamne pas, on est complice », rappelle, dans nos colonnes (lire son interview), l’ancien<br />

ministre Bernard Stasi. Existe-t-il encore à droite des élus qui refusent la tentation xénophobe ? Miguel<br />

Benasayag les invite à sortir du bois (lire sa tribune). Une parole ferme des institutions religieuses et morales<br />

ne serait pas non plus superflue. Loin de là. À la gauche aussi de se manifester plus énergiquement. Et pas<br />

seulement en réaffirmant ses valeurs antiracistes, mais en proposant aux Français un modèle débarrassé du<br />

mythe de la France coloniale, qui ne tremblerait plus de peur face à sa jeunesse multiculturelle.<br />

148


La République comme horizon<br />

Christiane Taubira, députée de la Guyane (Parti radical de gauche-Parti guyanais de centre-gauche), Le<br />

Monde, 6 décembre <strong>2005</strong><br />

Pour l'observateur moyennement attentif, il est clair depuis quelque temps qu'Alain Finkielkraut est en état<br />

de siège. Ceux qui aiment la belle ouvrage littéraire, la fine intelligence, la pensée vive et prompte, éprouvent<br />

comme une nostalgie de ces années où, d'une plume alerte quoique souvent triste et rauque, ses oeuvres,<br />

s'évadant des assignations identitaires, ont nourri la réflexion sur les abysses troublantes et funestes où<br />

macèrent d'humaines pulsions meurtrières. Ce n'était pas Hannah Arendt, mais c'était une pensée écorchée et<br />

fulgurante, de celles qui rappellent à chacun d'entre nous combien il est le gardien de son frère.<br />

Il ne relève pas de l'interrogation publique de savoir comment de vieux démons prennent possession d'esprits<br />

aiguisés. Mais qui eût prédit que, lorsque la société française s'emparerait, enfin durablement, des débats qui<br />

fondent la mise au jour de son identité nationale, les plus rugissantes querelles se résumeraient à un<br />

impossible dialogue entre deux sourds. Quand sortirons-nous des joutes logomachiques Dieudonné-<br />

Finkielkraut, où la vilenie de l'un sert de résonance à la marcescence de l'autre ? De gradins imaginaires leur<br />

parvient le cri /"Queremos sangre !"/ (Nous voulons du sang !)<br />

Que ne savent-ils que /"vivre dans la haine, c'est vivre au service de son ennemi"/ (Mario Vargas Llosa,<br />

écrivain sud-américain) ? Y a-t-il un sens à ce qu'ils débrident leur parole hors du territoire national. L'un, à<br />

Alger ; l'autre, en Israël ? Et pendant que les gladiateurs se provoquent, l'un gâchant d'immenses talents,<br />

l'autre asséchant une sensibilité généreuse, tandis qu'académiciens et ministres entonnent la rengaine<br />

lamentable de poncifs éculés, l'amertume et la rancoeur rampent dans le coeur de ceux qui croyaient avoir<br />

rendez-vous avec la République. Ceux-là attendent qu'on leur explique, en toute rigueur, mais avec<br />

bienveillance, que c'est en pleine connaissance du passé, en pleine conscience des tendances originelles de<br />

brutalité, de discrimination et d'exclusion de la République que nous lui restons attachés, que nous la<br />

préservons, que nous voyons dans ses ambitions universelles le moins imparfait des cadres politiques et<br />

juridiques inventés par les hommes pour faire société.<br />

Oui, nous avons un parti pris pour la /"res publica"/, la chose publique. Parce que nous refusons d'écrêter la<br />

part d'inattendu, d'imprévisible, d'improbable, que les hommes et les femmes ont injectée dans l'Histoire, au<br />

temps même où ils la vivaient d'une rive à l'autre de la Méditerranée, ou de l'Atlantique, nous considérons<br />

que chacun est infiniment plus que son origine, que le passé du groupe ne peut enfermer le destin de<br />

l'individu. Il nous appartient de saisir la matière à faire destin commun, d'empoigner les leviers des<br />

lendemains que nous nous promettons en partage. Et, pour cela, apprivoiser nos ressentiments, frictionner<br />

nos raidissements, franchir les barrières, toutes les barrières car, comme le professait Frantz Fanon, /"le<br />

destin de l'homme est d'être lâché."/<br />

L'universel républicain est question d'idéal. Ses trahisons sont affaire de manquements ou d'infidélités<br />

politiques. Son abolition serait annonce de désordre et de plus d'injustices encore. Car, face au racisme, à la<br />

relégation, aux préjugés, aux inégalités, il est le recours, la référence, le rempart des plus vulnérables. Et<br />

même si, par extraordinaire, cet universel n'était qu'une ruse, un leurre, une imposture, une fourbe fumisterie<br />

pour absoudre les fautes et les négligences d'Etat, il nous reviendrait de postuler nos exigences pour l'égalité<br />

des droits, qui suppose parfois l'inégalité des politiques publiques, pour l'engagement résolu des forces<br />

publiques autant que des énergies civiques autour d'un contrat qui reformule les obligations des pouvoirs et<br />

celles des citoyens, les droits étant arrimés aux devoirs, les libertés à la responsabilité, pour les uns et pour<br />

les autres.<br />

Au lieu de prendre part à la confrontation chimérique et dévastatrice de communautés fictives, reconnaissons<br />

qu'il est vrai qu'en France même et dans l'Empire français, la République a couvert des exactions et des<br />

crimes. En excluant les femmes du suffrage universel, en expédiant au bagne et aux travaux forcés ses<br />

communards, ses pauvres, ses petits escrocs, ses adolescents délinquants, les militants anticolonialistes.<br />

Elle a laissé instaurer le code de l'indigénat. Elle a encouragé la confiscation des terres, et, parfois, justifié<br />

des massacres coloniaux. Cela étant énoncé sans matoise équivoque ni stérile mortification, rappelons ce<br />

149


qu'il advint chaque fois que la République fut garrottée, répudiée ou abattue : les libertés individuelles furent<br />

en péril, et les libertés publiques en naufrage. L'esclavage rétabli après que la 1 ère République fut décapitée.<br />

La censure restaurée, les associations ouvrières et les sociétés de secours interdites, le délit d'opinion<br />

multipliant les prisonniers politiques dès que la 2 ème fut bannie. Des lois racistes et antisémites inscrites dans<br />

le code pénal, la laïcité torturée, la messe imposée aux fonctionnaires civils et militaires, les partis politiques<br />

supprimés lorsque la III^e fut anéantie.<br />

Nous savons que la République s'est laissé dévergonder, et qu'elle est encore travaillée par des tentations<br />

autoritaires et raboteuses, traversée par des tensions d'impatience et de désamour, défiée par les poujadismes,<br />

la xénophobie, les culturalismes étriqués. Elle demeure cependant l'horizon.<br />

Il ne s'agit pas de réciter la Constitution, qui prétend méconnaître le sexe, les croyances, les accents et la<br />

couleur. Il ne s'agit pas davantage d'avancer, la main sur le coeur, en jurant que tout acte raciste est<br />

condamnable, et tout préjugé misérable, alors que sont méthodiquement exclus de toute responsabilité et de<br />

toute représentation ceux qui n'ont pas l'apparence de l'uniformité républicaine.<br />

La France ne peut continuer à se penser sans prendre la mesure de la part du monde qu'elle porte en elle, et<br />

de ce qu'elle offre de singulier au monde. Elle n'est pas sortie humainement indemne de ses incursions en de<br />

lointains rivages. Elle en a conservé un goût tenace de l'aventure, une cordiale condescendance envers les<br />

extravagances tropicales, une attachante obstination à la conversion d'autrui, une très grande disposition<br />

narcissique. Ce ne sont pas là que des défauts.<br />

C'est aussi une inclination, souvent inconsciente, à l'altérité. Le défi est de la faire affleurer. Pour que, sans<br />

vertige, elle se voie, enfin, telle qu'elle est ; qu'elle réalise l'inexcusable gâchis de talents accompli en ces<br />

nombreuses années de bavardage et de bricolage. Qu'elle remonte à la source d'amour de certains cris de<br />

haine. Qu'elle cesse de désespérer les plus patients. Le temps presse.<br />

Christiane Taubira est députée de la Guyane (Parti radical de gauche-Parti guyanais de centre-gauche)<br />

150


L’apartheid, avenir du monde ?<br />

Achille Mbembé, Le Messager n° 2021, 6 décembre <strong>2005</strong><br />

L’on a beau remonter le temps, l’avenir du politique s’est toujours joué autour de la possibilité de l’êtreensemble<br />

et de la volonté de faire communauté. Dans une large mesure, la démocratie elle-même consiste en<br />

la capacité d’imaginer, chaque fois en des termes nouveaux, ce qui tient les hommes ensemble, de manière<br />

irréductible. L’égalité des droits qu’elle proclame n’est possible que si se crée une culture suffisamment<br />

critique d’elle-même parce que capable de juger, chaque fois, d’une manière qui fasse sens sur le plan<br />

éthique et sur celui du droit, au nom de quoi le pouvoir des uns s’exerce sur les autres. La démocratie<br />

consiste enfin en l’invention d’institutions susceptibles d’arbitrer les luttes qui ne manquent pas d’opposer<br />

les hommes les uns aux autres de telle manière que ces luttes ne dégénèrent pas en guerre civile pure et<br />

simple (stasis). Tel est l’horizon, à la vérité jamais atteint, jamais assuré et qui, toujours, doit faire l’objet<br />

d’une critique – interminable par définition.<br />

Régime de la claustration<br />

L’Europe aujourd’hui – et c’est là son paradoxe - cherche à bâtir une “ nation des États-nations ” à un<br />

moment où ses démocraties sont rongées de l’intérieur par une grave crise morale, éthique et culturelle. Cette<br />

crise se déroule dans le contexte de l’événement qu’est la globalisation. On sait dorénavant que cette dernière<br />

est le temps par excellence de l’universalisation; mais l’on sait aussi que cette universalisation procède, en<br />

très grande partie, par la réinvention de toutes sortes de frontières. L’une des contradictions de la<br />

globalisation est, par exemple, de favoriser l’ouverture économique et financière tout en durcissant le<br />

cloisonnement du marché international du travail. Le résultat est la multiplication des empêchements à la<br />

circulation des hommes et la normalisation des conditions liminales dans lesquelles sont enfermées les<br />

populations jugées “ indésirables ” au nom de la raison d’État.<br />

L’on a ainsi assisté, au cours du dernier quart du vingtième siècle, à l’apparition, à l’intérieur même de<br />

l’ordre démocratique européen, d’une forme nouvelle de gouvernementalité que l’on pourrait appeler le<br />

régime de la claustration. L’une des particularités du régime de la claustration est d’être lui-même encastré<br />

dans le tabernacle même de la démocratie. Ce régime se caractérise, entre autres, par une formidable<br />

expansion et miniaturisation des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires, notamment celles qui ont<br />

trait à l’administration des “ étrangers ” et des “ intrus ”. Aux fins d’administration des populations jugées “<br />

indésirables ”, l’Europe a en effet mis en place des dispositifs juridiques, réglementaires et de surveillance<br />

visant à justifier les pratiques d’entreposage, de rétention, d’incarcération, de cantonnement dans des camps,<br />

ou encore d’expulsion pure et simple des “ étrangers ” et des “ intrus ”. Il en a résulté non seulement une<br />

prolifération sans précédent des zones de non-droit au cœur même de l’État de droit, mais aussi l’institution<br />

d’un clivage radical, d’un genre nouveau, entre les citoyens auxquels l’État s’efforce d’assurer protection et<br />

sécurité d’une part, et d’autre part une somme de gens littéralement privés de tout droit, totalement livrés à<br />

une radicale insécurité et ne jouissant d’aucune existence juridique. Le régime de la claustration se<br />

caractérise aussi par la soumission de ces “ superflus ” à des procédures inédites de contrôle et de répression<br />

et à des formes insoutenables de cruauté. Ces procédures inhumaines et l’inimaginable violence qui les porte<br />

ont pour but de les dépouiller systématiquement de toute forme de protection par la loi ou par le règlement.<br />

Elles ouvrent, ce faisant, la voie aux pratiques d’animalisation et de dégradation dont ils sont victimes aux<br />

mains de l’État.<br />

Une violence exceptionnelle, comparable à celle que l’on infligeait autrefois aux ennemis et aux prisonniers<br />

de guerre de l’ère pré-moderne, a donc été libérée au cœur même de l’État européen. Elle ne s’inscrit pas<br />

seulement dans la continuité de l’histoire de la violence étatique en Occident même. Elle a la particularité de<br />

rassembler, en un seul et même faisceau, des aspects du principe de l’illimitation en vigueur à l’époque de<br />

l’État de police au XVIIIe-XIXe siècles, maints aspects de la justice d’exception en vigueur sous la<br />

colonisation, et certaines dimensions des traitements inhumains infligés autrefois aux Juifs lors des poussées<br />

anti-sémites sur le sol d’Europe. Dans sa routine, cette violence est administrée par une police sûre de son<br />

impunité et gangrenée par le racisme. Elle est également entretenue par une matrice d’institutions parallèles,<br />

judiciaires et sociales.<br />

151


À la faveur de la “ guerre contre le terrorisme ”, les modalités de circulation autour du globe sont devenues<br />

plus draconiennes encore. Pour mieux faire valoir son rôle de dispensateur de la sécurité et de la protection,<br />

l’État n’hésite plus à semer lui-même la peur et à procéder par invention fantasmatique de figures chaque<br />

fois plus complexes de l’ennemi. Mieux, il a fini par persuader une grande partie de l’opinion publique que<br />

l’on ne pourra disposer de cet ennemi qu’en dérogeant chaque fois aux principes élémentaires qui fondent<br />

l’État démocratique lui-même. Peu à peu, ce qui n’était qu’un épiphénomène est devenu partie intégrante de<br />

la culture et de la manière dont l’État européen désormais fonctionne – en instituant, en son centre, le<br />

principe de la claustration, c’est-à-dire un “ état d’exception ” permanent appliqué à des catégories ethnoraciales<br />

spécifiques.<br />

Du coup, sur le plan culturel, les démocraties européennes ne parviennent plus à imaginer ce qui tient les<br />

hommes ensemble, encore moins ce qu’ils partagent, à l’âge de la pluralité planétaire. Au demeurant, elles ne<br />

considèrent plus la réflexion sur ce “ tenir-ensemble ” et cette “ pluralité ” comme faisant partie de leurs<br />

responsabilités. Pis, elles semblent désormais penser que l’apartheid, sous une forme ou une autre, est le<br />

véritable avenir du monde. Nombre de leurs citoyens ne veulent plus, ni vivre, ni partager leur existence<br />

individuelle et collective avec certaines catégories et espèces humaines - des gens (nationaux et étrangers)<br />

dont ils pensent qu’ils n’ont vraiment jamais été, qu’ils ne sont et ne seront jamais vraiment des leurs. Voilà,<br />

quant au fond, la signification profonde et des violences actuelles contre les “ étrangers ”, et du durcissement<br />

des politiques de l’immigration, et – chose plus préoccupante encore – du traitement réservé aux minorités<br />

raciales dans maints pays européens.<br />

L’on n’a pas suffisamment rappelé que ce désir d’apartheid n’est pas nouveau. En fait, il remonte à l’époque<br />

de l’expansion européenne outre-mer. L’Europe était alors convaincue que les colonisés étaient des êtres<br />

inférieurs que seule notre excessive humanité tolérait. Aujourd’hui, les Européens proclament de plus en plus<br />

haut et fort ce désir d’apartheid à un âge où l’on pensait que malgré les inégalités de pouvoir et de revenu, le<br />

monde était finalement devenu un, et que le rapport à Autrui ne pouvait plus être construit sur la base du<br />

préjugé selon lequel il existerait des races supérieures et d’autres inférieures, ou encore des cultures<br />

primitives auxquelles s’opposerait “ la civilisation ”. Or le désir d’apartheid en Europe se nourrit précisément<br />

d’une formidable réhabilitation de tous ces vieux préjugés.<br />

Ceux-ci se donnent le plus à voir dans les pays dont on peut dire qu’ils ont, au milieu du XXe siècle, raté leur<br />

auto-décolonisation. C’est notamment le cas de la France où les émeutes récentes dans plusieurs banlieues,<br />

loin de conduire à un sursaut éthique, ont exposé les soubassements racistes d’une société qui, jusqu’alors, se<br />

prévalait d’avoir inventé la raison et d’être un modèle universel d’égalité. Il ne se passe plus de semaine sans<br />

qu’un haut responsable, commentateur ou intellectuel y aille de sa part de défoulement raciste. Passions et<br />

haines enfouies dans l’inconscient de la culture résonnent désormais jusque dans l’enceinte de l’Assemblée<br />

nationale. Une formidable régression est en cours. À droite comme à gauche, peu nombreux sont ceux qui<br />

semblent encore avoir quoi que ce soit à dire de la réciprocité entre humains, d’une démocratie sans cesse à<br />

venir, dont la pierre angulaire serait la politique du semblable. Le tabou a sauté au moment même où le pot<br />

aux roses – à savoir la fiction de l’égalité républicaine – a été découvert. Désormais, il n’y a plus ni frein, ni<br />

culpabilité. L’ère du “ sanglot de l’homme blanc ” est bel et bien terminée.<br />

Glaciation culturelle<br />

À l’instar de ce qui se passait autrefois sous les régimes totalitaires, le Parlement a donc édicté que le passé<br />

colonial français fut “ globalement positif ”. C’est ce que les enseignants doivent désormais apprendre aux<br />

écoliers et lycéens. Dans une fête sauvage, à la fois joyeuse et désespérée, l’opinion publique veut<br />

absolument croire que la colonisation, loin de constituer une forme de violence extrême, arracha en fait les<br />

sauvages de la nuit barbare. Elle tient à tout prix à s’auto-persuader que les guerres de conquête et<br />

l’occupation coloniale française furent de grands gestes de bienveillance et qu’en réalité, le départ des colons<br />

précipita ces pauvres sociétés dans le chaos et l’assistanat. Elle s’étonne donc que les ex-colonisés n’aient<br />

que sarcasmes et quolibets à opposer à tant de générosité.<br />

Sartre, Merleau-Ponty et quelques autres décédés, il ne reste plus de grande voix morale sur la scène<br />

intellectuelle pour rappeler deux ou trois vérités. Et d’abord, que coloniser signifie, en son principe, adhérer<br />

à des idées de hiérarchisation raciale, de ségrégation, de séparation du genre humain en ceux qui comptent et<br />

ceux qui ne comptent pas, en ceux qui doivent vivre et en ceux que l’on peut laisser mourir. Voilà la raison<br />

pour laquelle, en son principe, la colonisation contredit fondamentalement les valeurs dont la république se<br />

152


veut l’expression. Ensuite, que le message émancipateur de la “ civilisation ” passa par le chemin de la<br />

déshumanisation systématique des indigènes. Enfin, qu’en rapport à la somme des malheurs que les colons<br />

firent tomber sur la tête des vaincus, le colonialisme est “ fondamentalement inexcusable ”. Qu’à la faveur de<br />

la colonisation l’on ait construit ici et là quelques routes et voies ferrées (et encore !), que l’on en ait éduqué<br />

quelques-uns et rémunéré deux ou trois autres ne change rien au fait que tout ceci fut d’abord fait pour le<br />

profit de la puissance occupante.<br />

Mais que la France en arrive à louer les vertus d’une forme de terreur qui – comme on le vit en Algérie et<br />

ailleurs – menaça d’enfoncer dominants et dominés dans la perdition morale et mit en danger leur santé<br />

mentale ; que ses dirigeants et intellectuels s’expriment comme ils le font désormais ; que l’on tourne aussi<br />

court devant “ la chose ” - tout ceci signifie que quelque chose de grave et peut-être d’irrémédiable s’est<br />

passé dans la culture. Depuis plusieurs décennies en effet, la France est rentrée dans une phase de glaciation<br />

culturelle. Celle-ci n’a guère épargné la gauche dont on sait au demeurant que les réflexes profonds<br />

(socialistes et communistes compris) sont fondamentalement national-républicains. Voilà en partie la raison<br />

pour laquelle cette gauche n’a rien à dire lorsque surgissent aujourd’hui, de nouveau, la brutalité et le mépris<br />

résultant de l’état d’inessentialité dans lequel on cherche à confiner ceux que la loi du monde a dépouillé de<br />

presque tout.<br />

C’est que la gauche française (et européenne en général) a épousé, depuis longtemps déjà, le dogme selon<br />

lequel l’égalité est affaire de calculabilité et d’homogénéisation plutôt que de prise en compte des<br />

singularités. Contrairement à ce que l’on pense, c’est une gauche qui n’est pas du tout exempte de toute<br />

tentation d’exaltation du sol et du sang. C’est une gauche qui pense que le pouvoir d’universalisation est,<br />

avant tout, un pouvoir d’État, un pouvoir national. Pour toutes ces raisons, cette gauche peine à comprendre<br />

que la formation de l’inégalité sociale et de la domination politique n’est pas seulement affaire de rapports<br />

économiques d’exploitation d’une classe par une autre (la fameuse question sociale), mais qu’elle passe aussi<br />

par la négation systématique de l’autre et le refus, au nom de la “ race ” et de la “ religion ”, de lui attribuer<br />

les mêmes qualités d’humanité qu’à soi-même. Voilà pourquoi, chaque fois qu’il s’agit du sort des gens<br />

d’origine non-européenne, elle perd très vite de vue toute distinction entre le conditionnel et l’inconditionnel.<br />

Figures de l’ennemi<br />

C’est aussi une gauche qui n’est pas loin de partager le paradigme qu’à la faveur de la guerre contre la<br />

terreur (war on terror), les Etats-Unis sont parvenus à imposer au monde entier comme le seul type de calcul<br />

planétaire possible. Qu’il s’agisse des rapports entre nations ou des rapports au sein des nations, la question –<br />

la seule, désormais – est de savoir qui est donc mon ennemi, le mien, ici, et maintenant. L’ennemi, de<br />

surcroît, ne peut être désormais qu’un “ ennemi de Dieu ” - les dieux séculiers y compris (démocratie,<br />

sécurité, marché, laïcité, république et ainsi de suite). Depuis septembre 2001, la question de l’ennemi n’est<br />

donc plus seulement politique. Elle est désormais une question politico-ontologico-théologique. Au nom de<br />

la guerre contre le terrorisme, l’espace du politique est désormais le même que l’espace de la guerre ; et le<br />

fondement de la guerre est désormais de l’ordre du théologique. En effet, elle doit désormais être conduite<br />

comme si l’Autre, le proche, le prochain et le semblable n’existaient plus.<br />

Les premiers “ prisonniers ” de cette sorte de guerre ontologico-théologique, dans l’Europe d’aujourd’hui, ce<br />

sont les “ étrangers ”, les “ intrus ” et les minorités raciales. Peu importe que ces dernières en particulier<br />

soient, en théorie, composées de nationaux européens. À cause d’un profilage ethno-racial qui souvent ne dit<br />

pas son nom, un glissement est en train de s’opérer, qui désormais tend à faire de la citoyenneté une affaire<br />

d’autochtonie – et donc de “ race ” plus que de “ classe ”. De même, lorsque l’Europe évoque aujourd’hui sa<br />

culture judéo-chrétienne, ce n’est guère pour faire valoir l’impératif fondateur des deux religions qu’est<br />

l’universel amour des hommes et des ennemis. C’est pour s’opposer à toute forme de multiculturalité et pour<br />

faire valoir l’extrême intolérance du christianisme envers ceux qui sont restés au dehors – les païens et les<br />

mahométans.<br />

C’est dans ce contexte qu’il faut situer la régression en cours en France et dans bien d’autres pays d’Europe.<br />

L’opinion internationale tarde à prendre la mesure de la pulsion destructrice qui se trouve au fondement des<br />

législations adoptées contre les étrangers au cours des dix dernières années par les démocraties européennes.<br />

Quelles que soient les différences entre pays, le paradigme qui gouverne ces législations est celui de “ l’état<br />

d’exception ” - c’est-à-dire, en dernier ressort, de la “ violence pure ”. La catégorie de l’ ”étranger ” constitue<br />

153


désormais une rubrique à laquelle sont assignés ceux qui n’ont aucune existence juridique. Leur “ lieu de<br />

résidence ” en attendant l’expulsion, ce sont les centres d’enfermement et les “ zones d’attente ” - différents<br />

lieux extra-territoriaux et extra-légaux, espaces de cruauté et d’inhumanité radicale qu’abrite paradoxalement<br />

l’État de droit lui-même.<br />

Une longue tradition nous avait accoutumé à voir dans la guerre la manifestation la plus éclatante de<br />

l’affirmation nationale et de la politique de puissance. Cette guerre s’effectuait généralement à l’extérieur des<br />

frontières nationales. Le colonialisme en fut l’exemple par excellence. Sa violence extrême découlait du fait<br />

qu’il rassemblait les aspects de la guerre de conquête, de la guerre d’occupation, de la guerre totale et de la<br />

guerre permanente. Aujourd’hui, la guerre intérieure a pour but de se débarrasser de la présence de “<br />

l’étranger ” et de “ l’intrus ” en notre sein. Il s’agit d’une guerre inscrite dans les interstices de la culture<br />

européenne et dans les routines de la vie quotidienne. La perception européenne du monde extérieur s’étant<br />

définitivement brouillée, nombreux sont ceux qui ont conclu qu’il n’y aura pas de “ cité universelle ”. La<br />

quête aujourd’hui vise par conséquent à l’auto-suffisance spirituelle et à l’autarcie morale. L’on pourrait se<br />

demander en quoi ceci est-il si différent du modèle américain et son exceptionnalisme métaphysique.<br />

Note de l’auteur :<br />

Cette chronique est la dernière de la série consacrée aux significations globales des émeutes dans les<br />

banlieues de France. À partir de la semaine prochaine, j’examinerai un ensemble de questions liées à la<br />

création culturelle en Afrique.<br />

Par Achille Mbembe, le 06 décembre <strong>2005</strong><br />

154


Quand l’ignorance part en guerre au nom du savoir<br />

Mona Chollet, Le carnet de Périphéries, 4 décembre <strong>2005</strong><br />

http://www.peripheries.net/crnt68.html#ignorance<br />

Passons sur la franche poilade que nous inspirent les tentatives maladroites de quelques fidèles amis pour<br />

essayer de nous faire croire qu’il n’a pas réellement dit tout ça: Claude Askolovitch, dans «Le Nouvel<br />

Observateur» (1er décembre <strong>2005</strong>), reproche aux journalistes israéliens de «Haaretz» de n’avoir pas<br />

«interprété à son avantage les subtilités de son verbe» (sic), mais de l’avoir livré «brut de décoffrage»; et<br />

Elisabeth Lévy, dans «Le Point» (1er décembre <strong>2005</strong> -<br />

http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=171404 ), écrit: «Certains de ses amis pensent qu'il a "pété<br />

les plombs", mais la majorité comprend immédiatement que sa pensée a été trahie, déformée, tronquée.»<br />

Claude Imbert, lui, dans son éditorial, parle d’une «interview tronquée», avant d’en vanter le contenu! Non:<br />

ce qui étonne le plus, dans l’affaire des confidences d’Alain Finkielkraut à «Haaretz» (pour ceux qui y<br />

auraient échappé, voir de larges extraits sur le site du «Monde diplomatique»: http://www.mondediplomatique.fr/carnet/<strong>2005</strong>-11-23-Qui-a-dit<br />

), c’est qu’elles puissent susciter de l’étonnement.<br />

En octobre 2003, par exemple, on s’alarmait dans ces pages de l’absence de réactions au livre ahurissant<br />

qu’il venait de publier, intitulé «Au nom de l’Autre, réflexions sur l’antisémitisme qui vient» (Gallimard). Il<br />

y déplorait que les progressistes persistent à voir – selon lui – dans le jeune descendant d’immigrés<br />

musulmans la noble figure de «l’Autre», et non celle de l’ennemi enragé, agressif, barbare et antisémite qu’il<br />

était. Tout cela, s’affligeait-il, parce que, dans l’esprit de ces naïfs, «le ventre encore fécond d’où a surgi la<br />

Bête immonde ne peut, en aucun cas, accoucher de l’Autre». A propos des manifestants qui défilaient contre<br />

le Front national dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, en avril 2002, il écrivait: «L’avenir de la<br />

haine est dans leur camp et non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire et non dans celui de<br />

la grimace (...). Dans le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique.» Pour lui, le<br />

mouvement à combattre était celui qui «pense le monde dans les termes de l’antiracisme». Mais sans doute<br />

qu’il avait eu un problème de communication entre lui-même et lui-même, et qu’Alain, incapable de<br />

percevoir les «subtilités du verbe» de Finkielkraut, à moins que ce ne soit l’inverse, l’avait restitué par ces<br />

formules malheureuses. Dommage pour ceux qui voudraient nous faire croire qu’il existe deux Alain<br />

Finkielkraut: l’interviewé impulsif de «Haaretz» et «celui des livres ou des propos réfléchis» (Askolovitch,<br />

dont le papier est titré: «Le philosophe et ses doubles» -<br />

http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2143/a289104.html )!<br />

Il faut dire que, sur le moment, déjà, en avril 2002, la nouvelle caution intello de la droite «décomplexée»<br />

jugeait, dans «Le Point» (25 avril 2002), que «la réalité [avait] fait campagne pour Le Pen»... Son<br />

affirmation, dans «Haaretz, selon laquelle «l’antiracisme sera au vingt et unième siècle ce qu’a été le<br />

communisme au vingtième», fait aussi écho au titre d’un long entretien publié dans «L’Express» en août<br />

2004: «L’antiracisme est l’idéologie de notre temps»<br />

(http://livres.lexpress.fr/dossiers.asp/idC=8901/idR=5/idG=8 ). Comment cette assertion pourrait ne pas<br />

revenir, de fait, à trouver certains charmes au racisme, c’est ce que j’attends toujours qu’on m’explique.<br />

Réveil en sursaut<br />

Pourquoi ces propos, qu’Alain Finkielkraut tient depuis longtemps, font-ils tout à coup scandale, ou, à tout le<br />

moins (ne rêvons pas), polémique? Peut-être à cause des échos que réveillent ses commentaires sur l’équipe<br />

de France de football «black-black-black», exercice dans lequel s’était illustré il y a quelques années Jean-<br />

Marie Le Pen. Peut-être à cause de la justification explicite des discriminations à l’embauche à laquelle il se<br />

livre («imaginez qu’un jeune des banlieues vienne demander un emploi de serveur, il a l’accent des<br />

banlieues, vous ne l’engagerez pas, c’est très simple. Vous ne l’engagerez pas parce que c’est impossible. Il<br />

doit vous représenter, et ceci exige de la discipline, de la politesse et une manière de parler»). Mais peut-être<br />

aussi parce que la révolte des banlieues a marqué le retour fracassant des jeunes Français issus-del’immigration<br />

dans la réalité. Triste constat: le seul moyen qu’ils aient pu trouver pour exister dans l’espace<br />

public autrement qu’à l’état de caricatures exotiques privées de toute humanité, ça a été de tout casser. A leur<br />

sujet, depuis septembre 2001, la machine à fantasmes tournait à plein régime; mais eux, dans leur réalité, leur<br />

banalité, dans leur situation d’éternels stigmatisés, de relégués «plus en danger que dangereux», on ne les<br />

155


voyait pas, on ne les entendait pas. Leur mutisme était à proportion de la pluie de discours qui les construisait<br />

comme boucs émissaires de tous les maux de la société française.<br />

Avec les émeutes, ils sont restés ce qu’ils étaient, certes: du gibier à info-spectacle; mais, en même temps,<br />

pendant quelques semaines, on les a vus, on les a entendus, on a compris qu’on avait négligé trop longtemps<br />

les problèmes dans lesquels ils se débattent; et ça a été comme un réveil brutal. Du coup, on semble enfin<br />

percevoir les accents pour le moins douteux de ceux qui, imperturbables, poursuivent sur la lancée de leurs<br />

délires paranoïaques et réactionnaires, continuant de déblatérer leurs odieux préjugés. Parmi eux, il serait<br />

dommage d’oublier de citer Philippe Val, prétendant sérieux à l’explosion du réacomètre («Charlie Hebdo»,<br />

9 novembre <strong>2005</strong>): «Ceux qui croient voir des convergences entre Mai 68 et novembre <strong>2005</strong> se trompent<br />

lourdement. On ne peut pas imaginer une seconde qu’un Cohn-Bendit puisse jouer un rôle quelconque dans<br />

ces événements, ne serait-ce que parce qu’il est juif. C’est à cela que l’on peut mesurer l’étendue du désastre<br />

culturel. Par ailleurs, Mai 68 a commencé parce que les garçons voulaient aller dans le dortoir des filles et<br />

vice-versa. Chez les émeutiers de nos banlieues, c’est exactement le contraire. La mixité est leur ennemie, ils<br />

veulent les filles voilées et inaccessibles à qui n’est pas coreligionnaire.»<br />

Réalité vs. Finkielkraut: 1-0<br />

La production intellectuelle de ces pseudo-penseurs ressemble de plus en plus à un tirage du Loto. On fait<br />

tourner dans sa tête les éternelles mêmes boules numérotées – obsessions, idées fixes, certitudes nées par<br />

génération spontanée et jamais questionnées depuis –, et, devant la page blanche, on en sélectionne quelquesunes:<br />

elles sortent un jour dans cet ordre-ci, un autre jour dans cet ordre-là, ça dépend de l’impulsion<br />

lointaine et distordue que leur imprime l’actualité. L’adéquation des boules avec une quelconque réalité est<br />

bien le cadet des soucis de leurs propriétaires: tout à leur passionnant mécano conceptuel, planant dans ce<br />

qu’ils s’imaginent être les hautes sphères de la pensée, ils ont définitivement perdu de vue cette notion – le<br />

réel – dont Alain Finkielkraut se réclame un peu trop souvent pour qu’il n’y ait pas là comme un aveu. Outre<br />

le coup de la réalité qui a voté Le Pen en 2002, rappelons que sa première réaction, à la lecture de «La rage et<br />

l’orgueil», avait été d’estimer qu’Oriana Fallaci «regardait la réalité en face» («Le Point», 24 mai 2002. Voir<br />

aussi à ce sujet, dans «La tyrannie de la réalité» http://www.peripheries.net/tyrannie.htm , l’introduction et le<br />

chapitre «Des réalités saturées», page 147).<br />

Or, cet escamotage, malgré les tentatives d’intimidation et le sempiternel chantage intellectuel dont ils<br />

prennent soin de l’accompagner («vous n’avez pas le droit de nous critiquer, vous vivez dans les beaux<br />

quartiers», etc.), se voit de plus en plus. «Voilà ce qui arrive quand on ne s’intéresse qu’aux concepts, et pas<br />

aux faits», disait Théo Klein, ancien président du Conseil représentatif des institutions juives de France<br />

(Crif), à propos de Finkielkraut (cité par Aude Lancelin dans «Le Nouvel Observateur», 1er décembre <strong>2005</strong>).<br />

Laurent Mouloud, dans «L’Humanité» (26 novembre <strong>2005</strong> -<br />

http://www.humanite.fr/popup_print.php3?id_article=818718 ), écrit: «Alain Finkielkraut, c’est l’histoire<br />

d’un naufrage. Le naufrage d’une pensée qui n’en est plus une tant elle perd pied avec ce qui, pourtant,<br />

devrait la fonder: la réalité.» Même Claude Askolovitch, dans «Le Nouvel Observateur», est obligé de<br />

reconnaître: «Il se targue de penser le réel, mais ne le connaît qu’à travers les médias. Il réagit à des images,<br />

en les intégrant dans sa vision du monde. Sa pensée achevée, sur l’école, la transmission, son refus de la<br />

modernité, se mue en des détestations tripales, nourries d’impressions glanées au fil du zapping ou des<br />

lectures. (...) Il devient prisonnier d'une idéologie qu’il invente en avançant et qui l’enferme. Il se met, par<br />

esprit de système, dans des situations intenables.»<br />

Le jeune-de-banlieue, Internet: la barbarie en marche<br />

Denis Sieffert, dans «La guerre israélienne de l’information» (La Découverte, 2002), soulignait déjà ce trait<br />

saillant de la logique finkielkrautienne: «Bannir tout contexte réel»; dans «Politis», cette semaine (1er<br />

décembre <strong>2005</strong> - http://www.politis.fr/article1525.html ), il remarque: «Finkielkraut laisse échapper son<br />

effroi devant le "métissage", dont il parle comme s’il s’agissait d’une idéologie, alors que c’est une réalité<br />

démographique. On peut haïr une idéologie, pas une réalité démographique.» Et c’est là qu’on commence à<br />

voir quel charme un réac peut trouver aux concepts en roue libre: ils sont un outil idéal pour essentialiser les<br />

problèmes sociaux – et par là dédouaner la société et le pouvoir de toute responsabilité. Malheureusement<br />

pour eux, dans ces cas-là, le racisme n’est jamais très loin, puisque cela revient à dire, comme le résume<br />

encore Denis Sieffert, «que des Noirs ou des Arabes ont en eux cette haine parce qu’ils sont noirs ou arabes,<br />

156


et non parce qu’ils sont pauvres ou en proie à la discrimination, ou paumés dans un monde sans repères»;<br />

cela conduit à «définir les émeutiers non par leur jeunesse mais, comme le faisait Finkielkraut dans<br />

"Haaretz", par la couleur de leur peau ou leur religion».<br />

Chez les intellectuels réactionnaires, la diabolisation du jeune-de-banlieue va systématiquement de pair avec<br />

celle d’Internet («déjà, sur Internet, on relaie, on amplifie, on déforme ses propos», écrit Claude Askolovitch<br />

dans son article sur Finkielkraut). Dans leur imaginaire confiné, il s’agit de deux figures de la barbarie en<br />

marche, menaçant une «Culture», une civilisation, une «pensée» dont ils sont les administrateurs autoinstitués.<br />

De quoi est faite la «culture» dans leur esprit? Dans son article, Claude Askolovitch commence par<br />

nous asséner cet argument de poids: le philosophe Finkielkraut («celui des livres ou des propos réfléchis»,<br />

hein, attention! pas l’autre, qui craint quand même un petit peu!) «n’est ni raciste ni colonialiste. Il admire<br />

Aimé Césaire». Ah bon, nous voilà totalement rassurés: Finkielkraut a un ami noir! «Et son amour de la<br />

France, poursuit le journaliste, n’est pas ethnique, mais culturel et nostalgique.» Le problème, c’est que, vu<br />

sa conception de la culture, cela revient strictement au même, comme en témoigne la citation qui suit<br />

immédiatement: «Même si ce pays se comporte mal, il faut être fier d’entrer dans la patrie de Molière et de<br />

Marivaux. Si je fustige le parler banlieue, c’est qu’il empêche les enfants d’immigrés de nous rejoindre dans<br />

la langue française.» Molière et Marivaux: on remarquera qu’à ce stade, Aimé Césaire, ayant fait son office,<br />

est déjà passé à la trappe, promptement renvoyé à son folklore.<br />

La France, c’est eux qui la haïssent<br />

Le vocabulaire est significatif: «nous rejoindre» dans la langue française... Ce contre quoi s’arc-boutent<br />

Finkielkraut et tant d’autres, c’est la possibilité que les descendants d’immigrés d’Afrique et du Maghreb,<br />

par leur héritage particulier, par la culture particulière qu’ils se sont forgée (et qui a bien plus en commun<br />

avec celle de tous les autres Français qu’on ne semble se le figurer, il faut arrêter de délirer!), puissent<br />

modifier le paysage de leur pays. Déjà qu’ils sont un peu plus bronzés que la moyenne, et que c’est<br />

fâcheusement voyant (mais nos amis réacs, dans leur immense magnanimité, n’exigent pas d’eux qu’ils y<br />

remédient avant d’avoir le droit d’«entrer dans la patrie de Molière et de Marivaux»), alors, si au moins ils<br />

pouvaient faire en sorte d’abraser toute autre différence pour éviter de trop perturber nos ruminations<br />

nostalgiques et rassurantes, on leur en serait reconnaissant. Citée par Aude Lancelin dans «Le Nouvel<br />

Observateur», Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage (et proche<br />

d’Aimé Césaire, tiens...), commente: «Ce qui me frappe surtout, c’est la peur panique. La trouille incroyable<br />

qui se dégage de tout ça.»<br />

C’est Robert Redeker qui, dans une tribune du «Figaro» (28 novembre <strong>2005</strong>), montre le mieux l’envers<br />

crûment néocolonialiste (oups, un gros mot, pardon) de cette défense a priori noble de la «Culture»: il y<br />

réclame «que les jeunes issus de l’immigration s’incorporent à l’histoire de France, finissant par admettre<br />

que l’histoire de France est, jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, leur histoire». Peut-être faudrait-il<br />

envisager de leur faire réciter en choeur à l’école «Nos ancêtres les Gaulois»...? Et il attribue la<br />

responsabilité des émeutes en banlieue aux... travailleurs sociaux, accusés d’entretenir «l’impossibilité, pour<br />

des populations issues de cultures étrangères, de s’amalgamer à la culture nationale et républicaine de la<br />

France». Citons ce morceau d’anthologie: «Pour la sociologie, servant de base à tous les travailleurs sociaux,<br />

médiateurs, intervenants en banlieue, "la" culture n’existe pas; seules existent "les" cultures, toutes<br />

également légitimes. A force de marteler que "la" culture est oppression, élitisme, qu’une pièce de<br />

Shakespeare n’a pas plus de valeur qu’une chanson, et qu’un vers de Racine ne vaut pas mieux qu’un<br />

couscous, comment s’étonner qu’on brûle des bibliothèques?» L’équivalent de Racine dans la culture arabe,<br />

pour Robert Redeker, c’est donc... le couscous. On en reste sur le cul. Ces types auraient été parfaits en<br />

scénaristes des premiers albums de Tintin, ceux avec les petits nègres cannibales, mi-humains, mi-animaux,<br />

et les Arabes fourbes au poignard effilé. Ils n’ont que la «Fraaaance» à la bouche, répliquant<br />

systématiquement à leurs contradicteurs en les accusant d’avoir «la haine de la France»; mais la France, c’est<br />

eux qui la haïssent, puisqu’ils refusent de la voir et de l’accepter telle qu’elle est aujourd’hui: métissée.<br />

«Les années trente sont devant nous»<br />

L’ironie, évidemment, c’est que - comme l’écrit Aude Lancelin dans «Le Nouvel Observateur» -, en tenant<br />

des «propos de concierge sur l’obscurantisme arabo-musulman», tout en se réclamant du «savoir», ils<br />

manifestent une ignorance proprement pitoyable. Quand on se prétend un intellectuel, et qu’on se rend<br />

157


compte qu’on n’a en tête, au sujet des cultures d’origine d’une partie de ses concitoyens, qu’une pauvre<br />

collection de clichés méprisants et racistes, la moindre des choses, avant de se répandre en interventions<br />

haineuses à leur sujet, ce serait de remédier un minimum à sa propre insuffisance (ou à sa propre suffisance),<br />

de lire, de faire des rencontres, de s’intéresser, je ne sais pas, moi... Cette ignorance fièrement brandie au<br />

nom de la défense du savoir (mais il est vrai qu’on a affaire à Alain Finkielkraut, l’homme qui a publié un<br />

livre sur Internet en se vantant de ne rien y connaître et de ne jamais s’être aventuré sur le réseau) serait<br />

presque comique. Sauf que, en le légitimant, en le suscitant, même, parfois (voir l’affaire du voile, imposée<br />

d’en haut à une opinion qui, au début, avait des préoccupations plus pressantes), une partie non-négligeable<br />

des élites françaises amplifie considérablement la propagation d’un racisme qui empoisonne l’atmosphère du<br />

pays. Comme le disait amèrement Arnaud Viviant, en conclusion d’une intervention courageuse sur l’affaire<br />

Finkielkraut au «Masque et la plume», sur France-Inter, le 27 novembre, «les années trente sont devant<br />

nous».<br />

Et qu’on cesse d’essayer de nous enfumer avec le prétendu «politiquement incorrect» dont ces prétendus<br />

«iconoclastes» seraient les hérauts et les martyrs. «Le premier qui dit la vérité, il sera exécuté», aurait chanté<br />

Elisabeth Badinter à Alain Finkielkraut «en l’appelant pour lui remonter le moral» (Askolovitch). Toujours<br />

dans son portrait du «Nouvel Observateur», Finkielkraut s’indigne: «Et quand "les Guignols de l’info"<br />

présentent Sarkozy comme un raciste vomissant les Noirs et les Arabes, personne ne réagit!» C’est vrai: il est<br />

scandaleux que l’amour débordant porté par le ministre de l’intérieur aux minorités de ce pays reste ainsi<br />

ignoré. Heureusement que notre «iconoclaste» sans peur et sans reproche est là pour voler au secours d’une<br />

cause aussi ingrate que celle du numéro deux du gouvernement et président du parti au pouvoir! Dans son<br />

article, décidément excellent ( http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2143/a289106.html ), du «Nouvel<br />

Observateur», Aude Lancelin écrit: «Le faux nez de la subversion est en train de tomber, et c’est une<br />

droitisation dure et somme toute bien banale que l’on découvre. Racialisation décomplexée, disqualification<br />

de la question sociale réduite à une "culture de l’excuse", diabolisation des "classes dangereuses", trop<br />

subventionnées pour être encore "laborieuses" cela s’entend, le tout sur fond de libido sécuritaire à peine<br />

dissimulée. Après le politiquement incorrect, voici le "politiquement abject" (...). Rien d’important ne s’est<br />

jamais communiqué en ménageant un public, disait Guy Debord. Rien d’important ne se communiquera plus,<br />

en tout cas, en ménageant une intelligentsia française qui tourbillonne désormais dans la nuit et achève sa<br />

consumation mentale dans le feu des banlieues.»<br />

On aurait pu s’attendre à ce que ces vigilants gardiens de la mémoire des grands crimes du vingtième siècle<br />

soient particulièrement attentifs à dénoncer les mécanismes de construction d’un bouc émissaire qui les ont<br />

provoqués; au lieu de cela, on les voit contribuer avec zèle à cette construction, et cela donne la nausée. Que<br />

la révolte des banlieues et l’affaire Finkielkraut aient au moins permis de mettre au jour le discours de<br />

défiance et de stigmatisation qui a si longtemps prospéré en toute impunité, qu’il apparaisse enfin pour ce<br />

qu’il est aux yeux d’un certain nombre de gens, c’est la seule chose qui, dans ce contexte, nous remonte un<br />

tant soit peu le moral.<br />

Mona Chollet, 4 décembre <strong>2005</strong><br />

158


Second article on spread<br />

Naima Bouteldja and Oscar Reyes<br />

After the 7 July bombing in London, French commentators and politicians could be found falling over<br />

themselves to praise the country's republican model as the best way to curb 'Islamic fundamentalism'. In the<br />

wake of serious rioting in suburbs across France, this analysis seems more difficult to sustain – despite the<br />

fact-defying attempts of some right-wing commentators to 'Islamise' the issue. But this does not mean that<br />

the opposite conclusion – namely, that what France now needs is a strong bout of British style<br />

multiculturalism, should now be drawn.<br />

For one thing, neither Britain nor France quite lives up to its own model of integration. As of last month,<br />

Britain now routinely imposes citizenship tests upon new, non-EU migrants, whose Britishness is marked on<br />

their ability to correctly identify the head of the Church of England or deal with a spilt pint. The French<br />

government, meanwhile, has appointed a Mr Azouz Begag as minister for the promotion of equality of<br />

opportunity. This is a step in the multicultural direction, although the government's failure to consult him at<br />

all in the first days of the riots shows that lessons could still be learnt from the British, who will happily<br />

listen to all kinds of 'challenging things', as Home Office minister Hazel Blears said in response to a recent<br />

report commissioned from Muslim 'community leaders', before implementing any measure that coincides<br />

with existing government thinking.<br />

The idea that such communities have leaders at all raises questions of its own about the limits of the<br />

multicultural approach. More often than not, it tends to promote the idea that ethnic and religious groupings<br />

are homogeneous. And the co-optation of certain figures as 'representatives' tends to separate them out from<br />

the very people they are said to represent. This is true of France as much as Britain, where groups such as<br />

SOS Racisme and Ni Putes ni Soumises are taken far more seriously by government than by anyone in the<br />

suburbs. More widely, the recognition of 'minority' status can itself become a trap – since it sets an upper<br />

limit to peoples' engagement with a society whose whole terms of reference remain pre-determined by an<br />

ethnic or culturally defined 'majority'.<br />

At the most fundamental level, though, debating the merits of these ideal types of integration –<br />

multiculturalism versus republicanism – misses the point. The main challenge for France, as François Gèze<br />

argues above, concerns not its model of integration but rather the extent of racism and the impunity with<br />

which the country's police force discriminates against its urban youth. Whether or not France's republican<br />

ideals are worth fighting for, there seems an urgent need to discard the republican myth that they can be<br />

achieved without the careful monitoring and challenging of discrimination in employment, housing or<br />

education.<br />

The French education system merits particular attention, since delinquent youths were largely blamed for the<br />

recent wave of violence. Many of the problems are, in fact, a more general consequence of ghettoisation,<br />

with the polarisation of French education along class and racial lines being largely the result of failed urban<br />

policies.<br />

But questions also need to be raised about the curriculum itself, which glosses over France's colonial crimes.<br />

A law passed in February <strong>2005</strong> requires French teachers to stress only the positive aspects of colonialism. By<br />

perpetrating a negative image of France's formerly colonised peoples, this simply contributes to the sense of<br />

alienation felt by the country's suburban youth – who are caught between the stigmatised culture of their<br />

parents' and grandparents' generation, and the white history of a France with which they cannot positively<br />

identify.<br />

It is a striking fact that the majority of those rioting in les banlieues were born in France. For this generation,<br />

treated as perpetual 'immigrants' to the society into which they were born, talk of 'integration' strikes a sour<br />

note – and will continue to do so for as long as they are expected to integrate into a society that refuses to<br />

recognise them as full citizens.<br />

159


[PULL QUOTE IF NEEDED : ‘When large sections of the population are denied any kind of respect, the<br />

right to work, the right to decent accommodation, and often the right to even access clubs and cafés, then<br />

what is surprising is not that the cars are burning but that there are so few uprisings of this nature.’ - Laurent<br />

Levy, French anti-racist campaigner]<br />

160


Violences urbaines : la politique de la ville en accusation<br />

Louise Brochard, professionnelle de la politique de la ville<br />

Revue de l’ADELS / Confluences, décembre <strong>2005</strong><br />

Les évènements dramatiques qui touchent certains quartiers de banlieue incitent beaucoup de commentateurs<br />

à prendre la plume ou la parole. Pour ceux qui connaissent bien ces lieux et ces situations, il est encore plus<br />

tentant de s’exprimer. Mais qu’avons-nous à dire ? Que le comportement de certains jeunes est<br />

inacceptable ? Que les premières victimes de leurs ctes ne sont pas responsables de leur colère et ne méritent<br />

pas de la subir ? Que nous sommes étonnés que cette explosion de colère vienne si tard ? Que nous sommes<br />

face à un immense gâchis parce que les gouvernements successifs n’ont pas mesuré l’ampleur des inégalités<br />

sociales et territoriales et de leurs conséquences ? Et puis on entend aussi des « bilans » tirés à bon compte :<br />

ce serait l’échec de trente ans de politique de la ville. Et les parents, pourquoi ne tiennent-ils pas mieux leurs<br />

enfants ? …<br />

Or, avant d’accuser, penchons nous sur la réalité. Le premier constat sur l’ampleur de l’exclusion, c’est le<br />

fait que les jeunes sont tellement assignés à résidnece dans leurs cités qu’ils n’en sortent même pas pour aller<br />

« mettre le feu » dans les beaux quartiers ! Les pauvres s’attaquent au peu de biens que possèdent les pauvres<br />

ou aux quelques services publics encore présents dans les quartiers. Cette explosion de colère, qui n’a pas<br />

encore trouvé son expression politique, reste cantonnée aux zones ou aux territoires très sensibles pendant<br />

que les autres citoyens se font peur devant leur petit cran. Cela renforce un sentiment de profonde injustice<br />

chez les élus de ces villes qui voient, pour certains, leur engagement et leurs efforts balayés en quelques<br />

minutes.<br />

Le deuxième constat concerne l’accroissemnet des écarts entre les quartiers : ils ne cessent de se creuser. Le<br />

taux de chômage, par exemple, a augmenté de 7,9 % entre 1990 et 1999 dans les quartiers de Seine-Saint-<br />

Denis, de 5,7 % dans l’ensemble du département et de 3,2 % en Ile-de-France. Les communes les plus<br />

défavorisées se sont paupérisées entre 1984 et 1996 : le revenu moyen des foyers fiscaux a diminué en<br />

moyenne de 3,5 %, tandis qu’il augmentait de 6,9 % dans les autres communes de la région Ile-de-France.<br />

On continue l’inventaire ? On retrouve ces mêmes écarts dans les domaine de la santé ou encore de<br />

l’éducation. Cette polarisation soicale et l’aggravation des difficultés de certains territoires sot d’aillerus<br />

confirmées par le dernier rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Zus) (1).<br />

Le troisième constat exige de osuligner l’ampleur des discriminations qui touchent les populations étrangères<br />

ou françaises appartenant aux minorités dites « visibles » et qui constituent les catégories populaires et se<br />

retroouvent massivmeent dans les mêmes quartiers. Que ce soient les discriminations dans l’accès à l’emploi<br />

ou au logement, elles ont un effet dévastateur sur les personnes prises individuellement et collectivement.<br />

Mais alors, qu’a fait la politique de la ville ?<br />

Pourtant, majoritairement, les villes qui ont connu des émeutes ces derniers jours bénéficient de contrats d<br />

eville ou d’opérations de rénovation urbaine. Certaines sont depuis maintenant près de trente ans « en<br />

politique de la ville ». Est-c eà dire que ces politiques sont inefficaces ? Ou inadaptées ? Face à tous ceux qu<br />

idisent que les évènements actuels sont l’échec de la politique de la ville, rappelons quelques vérités.<br />

Quelle est l’ambition de la politqiue de la ville ? Rapidmeent, on peut dire qu’elle vise à réudire les inégalités<br />

sociales et territoriales, à favoriser l’égalité de traitement de tous, à faire levier sur les politiques de droit<br />

commun pour une transformation de l’action publique au service de tous, à promouvoir une politique de<br />

développement sociale et territorial. Mais la politique de la ville pouvait-elle empêcher les restructurations<br />

d’entreprises qui sont à l’oringine de ce cômage beaucoup plus important que les chiffres officiels ? Ou<br />

compenser la sous-représentation du service public dans les quartiers ? Ou exonérer les politiques de droiit<br />

commun d’une intervention plus efficace, adaptée aux besoins de toutes les populations, quels que soient leur<br />

origine ou leur lieu d’habitation ? Si la politique de la ville devait avoir de telles ambitions, ce n’est pas 0,36<br />

% du PIB qui aurait dû être investi dans les quartiers, mais au moins 1 %, comme le souligne Béatrice<br />

Majnoni d’Intignano dans sa contribution au rapport du Conseil d’analyse économique : Ségrégation urbaine<br />

et intégration sociale (2).<br />

161


Ne tirez pas sur l’aide-soignant, cela ne sauvera pas l’hôpital<br />

Il faut en finir avec cette mise en accusation de la politique de la ville. Certes, elle a eu ses faiblesses, mais ce<br />

sont d’abord celles des gouvernements qui se sont succédés et qui, chacun, a voulu marquer de son empreinte<br />

cette politique dite d’exception. Et c’est ainsi que chaque ministre a modifié les procédures, les priorités,<br />

interdisant toute construction sociale dans la durée. Et ce sont les populaitons, les associations et les<br />

professionnels qui en paient le prix fort.<br />

Pourtant la politque de la ville permis d’inveer des rpéonses aux difficultés économiques et sociales des<br />

populations. Elle a favorisé les expérimentations et innovations : les régies de quartier, les médiations<br />

sociales et culturelles, la démocratie participative, les fonds de participation des habitants, la gestion urbaine<br />

de proximité, les plates-formes de service spublics, etc. Mais que peut-elle faire seule si les poltiques en<br />

matière de logements sociaux, de transports ou de lutte contre les discrimnations en profitent pour se retirer<br />

des territoires de la politique de la ville ?<br />

Et les parents ?<br />

Ah, les parents… ces responsables de tous les maux de cette société. Laxistes, démissionnaires, incapables…<br />

Mais ces parents qui occupent silencieusement le banc des accusés, parce qu’ils ne trouvent pas les mots<br />

pour dire leur souffrnace du chômage, des logements indignes, des fins de mois impossibles ,parce qu’ils ne<br />

trouvent pas l’écoute qui leur serait due, qui sont-ils ? Et si c’était nous, les parnets ? Jamais cette idée ne<br />

traverserait l’esprit de ceux qui décident des politiques publiques. Le parent dont l’adolescent pose problème,<br />

c’est toujours l’autre.<br />

Arrêtons cette politique de désignation d’un bouc-émissaire, le mousse sur lequel le sort tomba (3). Relisons<br />

les textes de Loïc Wacquant qui annonçaient la pénalisation de la pauvreté, ou ceux d’Eric Maurin sur le<br />

ghetto français ou encore ceux de Marie-Christine Jaillet sur les tendances à la sécession et les communautés<br />

fermées (4). Peut-être accepterons nous alors de changer de focale pour inventer les termes d’un contrat<br />

social renouvelé, de solidarité et de justice sociale.<br />

Et si les émeutes n’étaient qu’une formidable affirmation de santé des jeunes qui disent non à la mort sociale,<br />

économique qu’ils vivent comme leur seul horizon ?<br />

Louise Brochard<br />

(1) www.ville.gouv.fr/pdf/editions/observatoire-ZUS-rapport-<strong>2005</strong>.pdf<br />

(2) www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000057/index.shtml<br />

(3) Christian Bachmann, regretté sociologue, dans un texte inédit titré « Envol de technocrates ou recours<br />

démocratique : l’évaluation des politiques publiques », explique que, notamment en termes d’évaluation, « le sort tombe<br />

toujours sur le mousse », comme sur le petit navire…<br />

(4) Loïc Wacquant : voir par exemple l’article « La pénalisation de la misère rompt avec le pacte républicain » sur<br />

http://astree.ifrance.com/paroles/parole4.htm ou son livre Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999. Eric Maurin :<br />

Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, La République des idées, 2002. Marie-Christine Jaillet :<br />

« Toulouse : comment se loger quand on est pauvre dans une agglomération attractive et en croissance ? », dans Quel<br />

habitat pour les ménages à faibles revenus ?, La Documentation française, 2001 ; « Peut-on parler de sécession urbaines<br />

à propos des villes européennes ? », dans Quand la ville se défait, revue Esprit, 1999.<br />

162


Etat d’urgences… sociales<br />

Louis Sallay, Options, décembre <strong>2005</strong><br />

La gestion politique des émeutes urbaines et des enjeux de sécurité pousse à faire preuve de vigilance sur le<br />

respect des libertés publiques. La proclamation de l’état d’urgence n’étant ni à court ni à long terme une<br />

réponse acceptable. Mais le syndicalisme se trouve également interpellé sur ses terrains d’élection :<br />

entreprise, travail, service public.<br />

Jean Marc Moreau n’est pas prêt d’oublier ce samedi soir ! Il n’aura fallu que quelques cocktails Molotov et<br />

un peu d’essence pour réduire en cendres le gymnase de la cité Jean Mermoz, le centre social Eugène<br />

Candon attenant, le pôle en charge de l’animation sportive, de la prévention… Responsable du service des<br />

sports de la ville de Villejuif , il témoigne de son émotion et de celle de ses collègues. « Comment<br />

comprendre ? On amène de l’action, de la vie, de la solidarité, de la présence sociale … Le pire, c’est que les<br />

incendiaires sont sûrement parmi les familles que le centre social accueille. » La veille, un cocktail a déjà été<br />

jeté dans le hall de la mairie ; une sorte de « à bon entendeur » hautement symbolique ; mais pour dire quoi ?<br />

Comme la plupart de ses collègues, Jean Marc s’interroge, encore et encore. « ces derniers jours, on a fait pas<br />

mal de thérapie de groupe pour comprendre qui est attaqué. Il y a évidemment les éléments de politique<br />

nationale : Sarkozy, les inégalités, la panne sociale, les politiques de la ville peau de chagrin. tout ça… Mais<br />

peut-on en rester à ce niveau ? La dimension locale de ces explosions semble forte, comme si elle résultait de<br />

trop d’attentes déçues, de malentendus ossifiés. Il faudra y réfléchir ; mais à court terme, il fallait d’abord<br />

réagir ».<br />

La réaction est générale et elle se développe prioritairement sur le terrain professionnel: « les cadres ont<br />

tourné sans arrêt sur le terrain, afin de ne laisser aucun salarié de terrain isolé et autant pour expliquer que<br />

pour comprendre. Les collègues du centre social ont maintenu l’accueil devant les ruines du centre, offrant<br />

petit déjeuner aux familles, et l’école voisine leur à proposé des locaux permettant de travailler. Tout le<br />

monde à compris qu’il était essentiel de faire jouer les solidarités, on a tourné dans les cités avec les élus, les<br />

éducateurs, travaillé avec les professeurs de collège. L’urgence, c’était de ne pas baisser les bras, de tout<br />

faire redémarrer. D’autant que la population était là, catastrophée mais solidaire. » Parallèlement, se construit<br />

une présence citoyenne, dans laquelle l’Ugict joue, sans qu’il soit besoin d’en débattre, un rôle important. Le<br />

syndicat refuse quitter les lieux, s’installe dans la proche Maison pour tous, multiplie les débats et rencontres<br />

de professionnels de terrain. « Nous avons organisé une marche jusqu’à la cité Mermoz, explique Jean Marc,<br />

également responsable de l’Ugict-Villejuif ; pour dire à la fois notre condamnation et notre incompréhension.<br />

Plus de mille personnes y ont participé. » Mais lorsqu’elle arrive à la cité, des gamins coupent l’électricité,<br />

histoire sans doute de marquer leur territoire ; des jeunes filles viennent faire part de leur émotion « mais on<br />

ne peut pas participer à la marche. On ne peut pas » insistent-elles « il y a de l’omerta là-dedans, estime Jean<br />

Marc, et on peut s’interroger, dans le faisceau de causes des violences, sur le poids des trafics et des réseaux.<br />

Parce que, il n’y a pas eu que le feu ; le lendemain, les locaux ont été cambriolés… »Lorsqu’ils parlent, les<br />

ados de la cité mettent en avant le trop fameux « racaille » de Nicolas Sarkozy, évoquent les deux morts de<br />

Clichy. Ils disent surtout qu’il n’y a rien pour eux dans la cité. Le centre social ? « C’est pour les parents et<br />

les petits frères, pas pour nous. » Les équipements sportifs ? Haussements d’épaules : « ouais, ouais… » Un<br />

désespérant casse-tête pédagogique et social que Jean Marc tente de décrypter : « les politiques municipales<br />

de la jeunesse ne sont pas toujours lisibles ; il y a eu la tentation de déléguer aux « grands frères », une<br />

démarche qui a ses limites, et présente même des aspects très discutables. Ces événements nous posent à tous<br />

un véritable défi professionnel. Durant nos réunions, la directrice de la Maison pour tous a remarqué à<br />

plusieurs reprises qu’il avait fallu que ça flambe pour qu’on ait le temps de discuter et travailler ensemble.<br />

Syndicalement, nous avions déjà remarqué que les organisations du travail isolent de plus en plus les acteurs<br />

de terrain ; les événements récents montrent que nous avons besoin, tout au contraire, de temps de débats, de<br />

partenariats professionnels, de mises en œuvre partagées avec d’autres acteurs urbains. Ca ne suffira peutêtre<br />

pas mais il va nous falloir travailler autrement. »<br />

Ce souhait est partagé par de nombreux autres acteurs de terrain, notamment les enseignants, bien placés<br />

pour capter la « perte de sens » qui perturbe leurs élèves. « Ces gosses… Ils sont déjà leur chômage en tête.<br />

En plus de celui de leurs parents. Alors les voitures qui brûlent, ils trouvent ça pas bien, parce que ça pourrait<br />

être celle de leurs parents, de leurs voisins. Et voir leur gymnase flamber, ça les perturbe. Mais après… »<br />

163


Marc Colomb enseigne la peinture en carrosserie au lycée professionnel Charles Petiet de Villeneuve la<br />

Garenne, un établissement dont nombre d’élèves sont « d’origine étrangère » comme on dit, et qui accueille<br />

une soixantaine d’ethnies différentes. Il a fait partie de la quinzaine d’enseignants reçus en catastrophe par<br />

Dominique de Villepin quelques jours avant la proclamation de l’état d’urgence afin de capter « le ressenti<br />

enseignant » : « Je n’étais pas chaud et puis je me suis dit : autant que ce soit un syndicaliste. » Le tour de<br />

table est, comme on dit en langage diplomatique, « franc et direct. » Les enseignants sont fatigués,<br />

expliquent-ils au Premier ministre, d’avoir à leurrer leurs élèves sur l’égalité des chances, des établissements,<br />

des diplômes. Marc dénonce le Contrôle continu de formation, un label élogieux dont la réalité sape la<br />

dimension nationale des diplômes, exacerbe des concurrences entre établissements. Tous mettent en cause la<br />

violence verbale du ministre de l’intérieur. « si nous parlions comme ça à nos élèves, tous les lycées<br />

flamberaient » Dominique de Villepin écoute, hoche la tête : on n’est pas là pour évoquer des solutions. Il<br />

avance l’idée de l’apprentissage à 14 ans : tous les présents se récrient. On connaît la suite…Depuis le début<br />

des émeutes, Marc discute sans relâche avec « ses » élèves : « Ils sont extrêmement sensibles à l’injustice,<br />

aux inégalités. Ils se savent ghettoïsés et cela les rend concernés pour tout ce qui touche à la pauvreté, à<br />

l’exclusion. Mais ils n’en maîtrisent pas les causes et manquent de repères historiques. Ils vivent dans le<br />

présent, point final. » Avec ses collègues, les discussions vont bon train à la cantine : « on entend de tout, il<br />

faut bien le dire ; certains veulent couper des têtes, d’autres préconisent des reconduites massives à la<br />

frontière, sans réaliser qu’on parle de gamins français… Mais dans l’ensemble, personne n’est très étonné,<br />

parce que ces émeutes, elles étaient pour ainsi dire annoncées. Ca fait des années qu’on dit : nos<br />

établissements sont de véritables cocotte minutes, ça va péter ! Ne nous y trompons pas, les provocations de<br />

Sarkozy n’ont été qu’un détonateur. »<br />

Ce diagnostic est partagé par Abdallah Amghar, habitant du Blanc-Mesnil et enseignant en comptabilité<br />

bureautique au lycée professionnel André Sabatier. Comme Jean Marc Moreau, il a « fait des nuits » pour<br />

éviter que les incendies ne s’étendent après que le centre social de la cité des tilleuls, ait été massacré.<br />

« Simplement pour être là et éviter que ça dégénère encore plus. Un soir, on a vu débarquer trois cars de Crs<br />

qui se sont mis à interpeller les quelques jeunes qui étaient là, à les palper, sans aucune raison. » Finalement<br />

les adultes sont intervenus, et parmi eux le Président du Conseil général, par ailleurs résident de la ville. « On<br />

leur a dit que leur présence était inutile ; qu’en cas de débordement, on les appellerait. Une heure après, ils<br />

sont partis, sans plus d’explication que lorsqu’ils étaient arrivés. Ce genre d’attitude, les contrôles, les<br />

fouilles les propos insultants ou abusifs, c’est exactement ce dont les mômes se plaignent au lycée lorsqu’on<br />

discute avec eux. » Dans son lycée, il n’y a pas eu de casse. « Les gosses n’approuvent pas les incendies ;<br />

mais il disent : on en a marre. Quant aux collègues, certains approuvent le couvre feu, sans bien connaître le<br />

vécu des cités. J’ai le sentiment que l’écart entre les réalités des élèves et des enseignants s’accroît ; on<br />

continue de parler le même langage mais les références diffèrent. » En 1998, toute la Seine Saint-Denis<br />

s’était dressée contre les discriminations budgétaires dont le département était victime, notamment en<br />

matière de scolarisation. Mais 60% des enseignants présents à André Sabatier n’y étaient pas alors et n’en<br />

ont pas souvenir. Les références communes sont plutôt du côté du mouvement contre la loi Fillon et de la<br />

répression qui en a suivi. Nombre de collègues d’Abdallah sont partis de là pour tenter d’injecter du sens<br />

social aux évènements, mettre des mots sur la violence et développer des réflexes de responsabilité civique.<br />

Mais quels mots suffiront-ils à combattre des sentiments d’abandon, de dérive et d’injustice ?<br />

La question se pose à l’école mais aussi à l’entreprise, allant jusqu’à mettre à mal les solidarités internes au<br />

salariat. Comme dans cette entreprise de presse de la région parisienne ; la veille au soir, la télévision a<br />

diffusé des images de maternelle brûlée, de voitures calcinées, de cités quadrillées. A la cantine, tout le<br />

monde en parle, donne son avis jusqu’à ce que l’un des ouvriers envoie finalement un « vous faites vraiment<br />

chier ! » à la figure des quelques intérimaires et stagiaires présents. Sur intervention des cadres de<br />

l’entreprise, on évitera de justesse d’en venir aux mains. Mais dans cette entreprise où la Cgt est présente et<br />

active, où les salariés ont obtenu quelques temps auparavant l’embauche ferme de plusieurs dizaines<br />

d’intérimaires, le conflit des banlieues vient de s’inviter, en épousant des lignes de clivages sociales :<br />

qualifiés d’un côté, intérimaires de l’autre, Cdi d’un coté, Cdd de l’autre, français de souche d’un coté,<br />

« d’origine » de l’autre…<br />

L’incident donne la mesure des risques liés à une situation perturbante pour des salariés qu’inquiète la<br />

violence dirigée contre des biens publics, de simples véhicules privés et ces autres salariés que sont les<br />

pompiers, les enseignants, les conducteurs de bus… Même s’ils admettent volontiers que Nicolas sarkozy et<br />

le gouvernement entretiennent cette insécurité pour des motifs peu honorables, ils ne « digèrent » pas les<br />

exactions. Il est tentant alors d’identifier des responsables sur des critères « d’évidence » : l’origine, les<br />

164


apparences, le lien distendu à l’entreprise... A cet égard, la mobilisation contre les discriminations à<br />

l’embauche, les stigmatisations racistes ou sociales s’avère à la fois urgente au regard de l’actualité et<br />

s’inscrire dans un cahier des charges syndical que cette même actualité appelle à renouveler ou compléter.<br />

A la Ratp, c’est déjà une vielle affaire dans la mesure où les questions de sécurités sont posées de longue<br />

date et donnent lieu à des tables rondes régulières. Pas forcément de la meilleure façon, d’après Jacques<br />

Eliez, secrétaire de l’Union syndicale Ratp. « On y glisse très vite vers le sécuritaire. Nous défendons, nous,<br />

une approche plus globale, qui intègre sécurité des matériels, des usagers, des personnels et qui passe par des<br />

droits, notamment celui de ne pas travailler en insécurité. Récemment, une conductrice de bus a été prise à<br />

partie sur une ligne ; après avoir terminé sa boucle, elle a demandé à ne pas repartir, en expliquant qu’elle<br />

craignait pour sa sécurité. Elle n’a pas été entendue et à du reprendre le volant. Elle a été agressée, avec une<br />

grande violence, ainsi qu’en ont témoigné les caméras placées dans le bus. Nous estimons que les agents sont<br />

suffisamment responsables pour être crédibles lorsqu’ils arguent de risques. » Ils le sont d’autant plus que la<br />

plupart habitent ces même villes qui ont subi les émeutes ; ils connaissent. Mais en l’absence de droit<br />

formalisé, les politiques d’emplois, de productivité poussent spontanément à ignorer leurs mises en garde.<br />

Face aux dépôts et aux bus attaqués la colère n’a pourtant pas pris le pas sur la raison, en grande partie du<br />

fait d’une Cgt qui garde la tête froide et a su formuler très vite une train de propositions pour faire que les<br />

salariés n’aient pas à travailler en insécurité: « nous voulons assurer la continuité du service public ; mais pas<br />

dans des conditions qui rendent ce service dangereux pour ses agents et pour les usagers. » Ces propositions<br />

de retrait et de limitation de l’offre de service se combinent d’une réflexion à plus long terme : « Nous disons<br />

aux salariés : « pas de conséquences sans causes » et nous disons à la direction : « la Ratp est victime de<br />

l’insécurité, c’est vrai ; mais c’est une victime qui n’est pas tout à fait innocente. » Elle doit s’interroger sur<br />

sa politique d’emploi, sur sa politique salariale ; l’insécurité participe d’un faisceau de causes dont la<br />

dévalorisation sociale participe, avec les politiques de logement, de santé, de prévention. Nous savons que ce<br />

n’est pas l’entreprise qui réglera le problème et nous ne sommes pas naïfs quand aux solutions. Mais ce qui<br />

certains c’est que l’entreprise à un rôle à jouer. Lorsqu’elle gèle l’embauche, lorsqu’elle coupe à tout ça, elle<br />

roule à contre-sens.»<br />

Si les salariés apprécient les efforts syndicaux en ce domaine, ils observent également de façon dubitative le<br />

traitement médiatique des événements. Et vont jusqu’à mettre en rapport l’autisme des pouvoirs publics face<br />

au conflit de la Rtm et le caractère disproportionné de leur réaction face aux émeutiers. « Certains en<br />

concluent que la forme d’action du mouvement social n’est pas adaptée puisqu’elle reste sans réponse »,<br />

estime Jacques Eliez, « et les médias nourrissent cette illusion et fournissant leur lot de déclarations<br />

officielles et autres plans d’urgence. Il nous faut revenir sur le bien fondé de l’action collective, construite<br />

dans la durée, rassembleuse et articuler notre calendrier revendicatif propre – nous allons vers une journée<br />

d’action unitaire – avec les préoccupations de sécurité et d’efficacité syndicale. Plus qu’un changement de<br />

donne, c’est un défi. »<br />

165


Violences sociales, impasses politiques<br />

Jean-Pierre Dubois, président de la LDH<br />

Editorial de LDH Infos, novembre <strong>2005</strong><br />

Le calme est revenu dans les quartiers populaires après la flambée de violences de novembre. Mais la<br />

réponse gouvernementale à ces évènements ne laisse place à aucun espoir d’amélioration réelle de la<br />

situation.<br />

Le ministre de l’intérieur persiste à essayer de faire croire que les jeunes condamnés avaient « des<br />

antécédents judiciaires », alors qu’à deux reprises les magistrats concernés l’ont explicitement démenti.<br />

Travestir la réalité est non seulement injuste mais aveugle : que la grande majorité de ces jeunes aient un<br />

casier judiciaire vierge signale la gravité de cette explosion de rage, et les élucubrations sur le imams<br />

intégristes, les gangs mafieux ou les familles polygames ne sont destinées qu’à dissimuler délibérément<br />

l’ampleur de la destruction du tissu social dans les quartiers populaires.<br />

Il y a plus grave. Nous assistons, depuis plusieurs semaines, à une escalade de déclarations incendiaires voire<br />

ouvertement xénophobes jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Un autre membre du gouvernement, Monsieur<br />

Larcher, relayé par le président du groupe UMP de l’Assemblée nationale, prétend que les violences dans ces<br />

quartiers seraient dus à la polygamie… alors que chacun sait que les familles en difficulté sont d’abord des<br />

familles monoparentales à très bas revenus. De son côté, la secrétaire perpétuelle de l’Académie française<br />

tient des propos qui rappellent les derniers livres de Céline, cependant qu’un chroniqueur de France Culture<br />

qui prétend lutter contre la « défaite de la pensée » explique à des journalistes israéliens stupéfaits : « ils ne<br />

sont pas malheureux, ils sont musulmans ».<br />

Tout se passe comme si certaines sphères de pouvoir politique et d’influence intellectuelle orchestraient une<br />

revanche contre une partie de la jeunesse des quartiers populaires. Il est vrai que le président de la<br />

République lui-même, retrouvant un positionnement inacceptable des années 1980, n’a pas hésité à mettre en<br />

cause l’immigration clandestine et même le regroupement familial.<br />

Le recours à une loi d’exception semble avoir libéré une parole d’exception nauséabonde. Et les actes n’ont<br />

pas tard à suivre : tel député-maire UMP prend l’initiative de supprimer centres aérés et colonies de vacances<br />

aux enfants dont le grand frère a été mis en cause dans ces violences, sans doute pour créer plus<br />

d’exaspération au nom d’une conception insupportable de la responsabilité collective ; puis les mesures<br />

législatives xénophobes s’accumulent : suppression des allocations familiales pour les familles comptant un<br />

sans-papiers, suppression des retraites complémentaires pour les vieux travailleurs immigrés qui souhaitent<br />

finir leur vie au pays après avoir cotisé des années pour assurer leurs vieux jours, remise en cause du droit au<br />

mariage pour les étrangers, durcissement des conditions d’octroi des titres de séjour vis-à-vis de ceux qui<br />

souhaitent le plus « s’intégrer », et aussi des conditions d’accès à la nationalité alors qu’on oppose à la<br />

revendication du droit de vote aux élections locales l’argument de la possible naturalisation, etc.<br />

Cette attitude n’est pas digne des responsabilités qu’assument ceux qui l’adoptent, d’autant plus que certains<br />

d’entre eux, par leur inertie ou par leur langage insultant, ont largement contribué aux explosions dont ils<br />

tentent de tirer un profit électoral.<br />

Aucune violence n’est admissible, ni celle qui a pu pousser deux jeunes gens à risquer leur vie pour échapper<br />

à un simple contrôle de police, ni celle par laquelle une partie de la jeunesse des quartiers populaires en vient<br />

à détruire ce dont elle a le plus besoin, ni enfin celle de nouveaux « Versaillais » qui donnent libre cours à<br />

l’expression de leurs préjugés pour tenter de construire leur avenir électoral sur la stigmatisation et<br />

l’exclusions.<br />

La LDH n’accepte pas la forme sous laquelle la rage de ces jeunes s’est exprimée, à la fois autodestructrice<br />

et porteuse d’injustices supplémentaires pour celles et ceux qui en ont été victimes. Mais elle n’accepte pas<br />

davantage qu’on les rende responsables, au surplus dans le cadre d’une justice lourdement expéditive, de ce<br />

qui les a enfermés dans cette impasse. Brûler des voitures, des écoles et des gymnases est insupportable ;<br />

qu’une révolte légitime contre l’injustice n’ait pu s’exprimer autrement est encore plus insupportable et<br />

166


inquiétant pour l’avenir. Cela doit interpeller tous ceux, dont nous sommes, qui entendent lutter pour la<br />

démocratie et pour l’égalité.<br />

Nous refusons que l’on s’ingénie aujourd’hui à dresser les uns contre les autres. On ne peut traiter une crise<br />

avant tout sociale par des réponses strictement sécuritaires et par un redoublement de stigmatisation. Il nous<br />

appartient au contraire de contribuer, avec le mouvement syndical, associatif et avec les élus locaux qui y<br />

sont prêts, à la tenue de forums pour l’égalité dans lesquels, sur le terrain, pourront s’exprimer les demandes<br />

des populations discriminées, s’élaborer des « cahiers de doléances » et se construire des engagements<br />

communs.<br />

Il n’est pas d’autre alternative à l’enchaînement des violences et des provocations. La mobilisation pour faire<br />

vivre la citoyenneté sociale devient une nécessité vitale dans la période qui s’ouvre. Le seul état d’urgence<br />

qui vaille aujourd’hui est un « état d’urgence démocratique et sociale ».<br />

Jean-Pierre Dubois, président de la LDH<br />

167


La « racaille » et les « vrais jeunes ».<br />

Critique d’une vision binaire du monde des cités<br />

Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Liens socio, documents n°2,<br />

novembre <strong>2005</strong>, http://www.liens-socio/article.php3?id_article=977<br />

Beaucoup ont été surpris par les violences [dites] urbaines des semaines dernières. Ayant publié en 2003 un<br />

livre intitulé Violences urbaines, violence sociale (Fayard, 2003) dont le point de départ était une « émeute<br />

urbaine » dans la ZUP de Montbéliard, ces événements ne pouvaient pas constituer pour nous une surprise.<br />

Les dernières phrases de notre livre évoquaient l’ampleur des discriminations subies par les jeunes Français<br />

issus de l’immigration et s’interrogeaient sur les conséquences sociales de l’impossible accès à l’emploi<br />

stable pour la majorité d’entre eux. Et le livre s’achevait par ces mots : « autant de bombes à retardement !...<br />

». Il n’était pas besoin d’être devin pour anticiper l’avenir tant la récurrence des émeutes urbaines depuis<br />

quinze ans en France s’inscrit dans un « ordre des choses » qui renvoie à des phénomènes structurels tels que<br />

: chômage des jeunes non ou peu diplômés, précarisation sans issue, aggravation de la ségrégation urbaine,<br />

échec scolaire, paupérisation et déstructuration des familles populaires habitant en HLM, discriminations à<br />

l’embauche et racisme ordinaire, etc. Autant de phénomènes qui produisent, à la longue une violence sociale<br />

multiforme qui ne se donne pas toujours à voir mais qui, condensée et coagulée, peut éclater soudainement.<br />

Il suffit d’un détonateur. Donner un sens à une émeute urbaine, qui produit toujours un effet de surprise,<br />

voire de stupéfaction, c’est avant tout mettre au jour cette violence invisible, peu spectaculaire – si bien<br />

qu’on n’en parle peu dans les médias – qui, seule, peut expliquer l’espèce de rage autodestructrice qui la<br />

caractérise.<br />

A l’opposé de cette perspective sociologique qui passe nécessairement par un détour par l’histoire et la<br />

compréhension de la genèse des dispositions, le discours sur les violences urbaines, qu’il soit tenu par les<br />

représentants des institutions (police, justice, école) ou par les hommes politiques, s’attache presque toujours<br />

à la recherche et à la désignation des « coupables » – ceux qui ont participé directement aux événements (les<br />

« casseurs » ou les « voyous » comme le dit aujourd’hui N. Sarkozy) – qu’il conviendrait de neutraliser au<br />

plus vite. A entendre les innombrables commentaires qui sont faits autour de ce type d’événements, on a<br />

l’impression que, pour rétablir le calme et pacifier le quartier, il suffirait de cibler des « micro-groupes » qui<br />

se constituent autour des meneurs (des « caïds ») et de les isoler durablement. Ce discours sécuritaire a pour<br />

particularité d’occulter la genèse des attitudes et des groupes étiquetés comme déviants. Il se nourrit d’une<br />

étiologie sommaire du phénomène de violence qui repose, au fond, sur une dichotomie rassurante : il y<br />

aurait, d’un côté, un noyau de « violents », d’« irréductibles », de « sauvages », dont on n’ose pas dire qu’ils<br />

sont irrécupérables et non rééducables (ce que pensent pourtant nombre de responsables…), et de l’autre, les<br />

jeunes « non violents », qui se laisseraient entraîner et qu’il conviendrait donc de protéger contre la<br />

contamination des premiers.<br />

On reconnaît là les grandes lignes du discours du Ministre de l’Intérieur qui, en durcissant son langage,<br />

semble vouloir renouer avec le vocabulaire des classes dominantes du XIXe siècle confrontées à des émeutes<br />

populaires. Ainsi, les émeutiers ont, dès les premiers jours, été rebaptisés du nom de « racaille » par Sarkozy.<br />

Ces paroles, qui s’inscrivent dans une logique de provocation calculée, ont joué un rôle majeur dans la<br />

contagion des « émeutes » de Clichy-sous-Bois à la région parisienne et à la France entière. Cette «<br />

sémantique guerrière », pour reprendre les mots de l’autre Ministre (Azouz Begag), voudrait faire croire que,<br />

dans les cités il y a, d’un côté, les « délinquants », les « voyous » et, de l’autre, des « bons » jeunes (des «<br />

vrais jeunes » comme l’a dit une fois le Ministre à la télévision). Comme s’il suffisait de séparer ainsi le bon<br />

grain de l’ivraie.<br />

Pour apporter la preuve de son interprétation des émeutes – des bandes de « voyous » qui sèment le désordre<br />

dans les quartiers – le Ministre de l’Intérieur a sorti de son chapeau des données statistiques qui établiraient<br />

que 80% des jeunes déférés au parquet seraient « bien connus des services de police ». Or, cette statistique<br />

brandie comme un trophée, et reprise sans recul par les médias audiovisuels, est plus que contestable. Les<br />

premières comparutions immédiates des « émeutiers » au tribunal de Bobigny ont fait apparaître que la<br />

majorité d’entre eux n’ont pas d’antécédents judiciaires et ne peuvent donc être étiquetés comme «<br />

délinquants ». La plus lourde peine jusqu’alors prononcée (quatre ans de prison pour un incendiaire d’un<br />

grand magasin de tapis) concerne un jeune de vingt ans, intérimaire, titulaire d’un bac pro de peinture, fils<br />

168


d’ouvrier français habitant la banlieue d’Arras. La sociologie des jeunes déférés au Parquet (près de 3000)<br />

reste à établir, mais les données tirées des audiences montrent, à l’opposé des déclarations du Ministre de<br />

l’Intérieur, qu’il s’agit de jeunes « ordinaires », appartenant aux milieux populaires : certains sont scolarisés,<br />

d’autres ont des petits boulots (intérimaires, vendeurs, commis de cuisine) ou peuvent encore être scolarisés.<br />

Sans casier judiciaire, ils se sont précipités dans le mouvement, attirés par l’effervescence du moment, portés<br />

par le même sentiment de révolte, sur fond de partage des mêmes conditions sociales d’existence et de<br />

conscience d’appartenance à une même génération sacrifiée. En ce qui concerne les mineurs, le juge Jean-<br />

Pierre Rosenczveig constate qu’au tribunal pour enfants de Bobigny, sur 95 mineurs déférés devant la<br />

justice, seuls 17 d’entre eux étaient connus de la justice : « et encore, quelques-uns étaient connus non pas<br />

pour des faits de délinquance, mais parce qu’ils faisaient l’objet d’une mesure d’assistance éducative pour<br />

enfance en danger » (Le Figaro du 19/11/05).<br />

Pour comprendre ces premières données statistiques, qui contredisent la thèse commode qui impute les<br />

émeutes urbaines à la seule action malfaisante de la « racaille », rappelons d’abord que la jeunesse des cités<br />

constitue un univers social différencié, puis nous analyserons les raisons qui peuvent conduire des jeunes «<br />

ordinaires » à rejoindre le mouvement lancé par la fraction la plus potentiellement violente des jeunes de<br />

cité. Contrairement à la représentation qui en est souvent donnée, le groupe social que constitue la jeunesse<br />

des cités ne se réduit pas sa fraction la plus visible dans l’espace public, celle du noyau dur des jeunes<br />

chômeurs (certaines ZUS comptent 40% de chômeurs parmi les 15-25 ans). Il comprend aussi, d’une part,<br />

des jeunes actifs, principalement ouvriers ou employés, le plus souvent employés comme intérimaires ou en<br />

CDD, et d’autre part le groupe formé par des jeunes encore scolarisés, où l’on trouve aussi bien des élèves<br />

orientés dans des filières qu’ils perçoivent comme de relégation scolaire (BEP, voire bac pro, classes de<br />

STT) que des lycéens d’enseignement général et des étudiant(e)s – inscrits à la fac mais aussi en IUT ou en<br />

BTS (très rarement dans des classes préparatoires aux grandes écoles). Ajoutons qu’il existe aussi une<br />

minorité de jeunes appartenant aux professions intermédiaires (enseignants, éducateurs, animateurs, etc.) qui<br />

continuent d’habiter chez leurs parents ou qui ont choisi de prendre un appartement dans leur cité pour<br />

continuer à y vivre.<br />

Les coupures peuvent être fortes entre ces divers groupes, notamment entre les fractions opposées que<br />

constituent, d’une part, la catégorie des étudiants bien partis dans leur quête de diplômes et, d’autre part,<br />

celle des jeunes de la cité qui, étant chômeurs ou scolarisés malgré eux dans des filières de lycée<br />

professionnel qu’ils n’ont pas choisies, se perçoivent souvent comme sans avenir. Ces derniers, les plus<br />

disponibles temporellement, sont principalement ceux qui se réunissent en bas des tours, à discuter,<br />

s’ennuyer (« tenir les murs »), fumer du shit, « délirer », non sans un sens développé de l’autodérision. Ces<br />

bandes ne sont pas des mondes fermés et étanches : peuvent s’y adjoindre, par moments et selon les<br />

circonstances, d’autres jeunes mieux scolarisés qui peuvent y retrouver le plaisir de l’entre-soi masculin.<br />

L’essentiel est de dire que, par-delà les différences statutaires internes, il existe une forme de porosité entre<br />

les diverses fractions de la jeunesse des cités. Et c’est cette porosité qui va faire que, par exemple, un «<br />

bac+2 », possédant un BTS et qui a connu une forte discrimination dans sa recherche de stage, peut très bien<br />

à un moment donné se joindre ponctuellement au combat de ses compagnons d’infortune, qui sont souvent<br />

des « bacs-5 ». Parce que, à un certain moment, ce qui les rassemble est plus fort que ce qui les sépare, à<br />

savoir cette très forte communauté d’expérience qui soude entre eux les garçons ayant grandi ensemble dans<br />

la cité et qui en gardent des liens très puissants (« à la vie, à la mort »). Communauté d’expérience, vécue<br />

souvent dans la bande, marquée par le même dénuement matériel, les mêmes humiliations sociales liées à la<br />

pauvreté endémique et à la couleur de la peau (contrôles au faciès à répétition, police de plus en plus<br />

agressive et brutale pour les Noirs et les Arabes qui constituent, on le sait, la grande majorité des habitants<br />

des cités de la région parisienne). On ne peut pas, par exemple, comprendre la récente et vive prise de<br />

position de Lilian Thuram, « milliardaire du foot », contre les propos de Sarkozy («Il faut savoir pourquoi les<br />

gens deviennent comme ça ! Il n’y a pas d’agressivité gratuite, je ne crois pas à ça. Il faut chercher derrière<br />

») si l’on ne sait pas que sa conscience politique s’est forgée dans sa jeunesse en cité, au contact des<br />

discriminations et du racisme qui étaient le lot quotidien de sa vie d’alors. Ce sont des stigmates qui ne<br />

s’effacent pas, quel que soit le niveau de revenu atteint, contrairement à ce que pense le Ministre qui a voulu<br />

disqualifier ces propos de l’International de football en ironisant sur son niveau de vie.<br />

La véritable question sociologique que posent ces émeutes est donc la suivante : comment expliquer la<br />

participation de ces jeunes de cité « ordinaires » à ces événements ? Tout semble s’être passé comme si les<br />

comportements d’autodestruction, jusque là réservés à la fraction la plus humiliée du groupe des jeunes de<br />

169


cité, s’étaient progressivement diffusés vers les autres fractions qui, jusqu’à récemment, avaient espéré « s’en<br />

sortir » par l’école ou, sinon, par leur ardeur au travail. C’est peut-être bien cela, la véritable nouveauté de ce<br />

mouvement : la désespérance sociale, autrefois réservée aux membres les plus dominés du groupe – et qui<br />

s’exprimait notamment par l’addiction aux drogues, l’adoption de conduites à risques (vols, conduite de «<br />

fous » au volant, etc.) – semble bien avoir gagné d’autres fractions du groupe des jeunes de cité – les jeunes<br />

ouvriers et les « bacheliers » – qui en étaient jusqu’alors un peu mieux protégées. Parmi ces derniers,<br />

beaucoup ont perdu patience et espoir à force de se cogner contre le mur de la discrimination et du racisme et<br />

ont peu à peu accumulé un énorme ressentiment. En fait, l’avenir objectif de ces jeunes de cité s’est<br />

dramatiquement obscurci pour tous lors de ces dernières années. Nul n’ignore que la situation sur le front de<br />

l’emploi s’est fortement dégradée depuis 2002. On sait peut-être moins que cette dégradation a touché de<br />

plein fouet les jeunes de cité. Pour le groupe des « bacheliers » (nous désignons par là les jeunes titulaires<br />

d’un bac ou d’un bac+2 qui peinent à trouver une place sur le marché du travail), la discrimination à<br />

l’embauche pèse fortement en exerçant une grande violence sur ceux qui la subissent, et surtout les petites<br />

portes de sortie (contrats aidés, emplois-jeunes) qui existaient pour les titulaires du bac se sont peu à peu<br />

fermées. S’il faut insister sur la disparition des emplois-jeunes, c’est parce qu’ils avaient permis à nombre de<br />

ces bacheliers de cité de rebondir, de reprendre confiance en eux après leur échec dans leurs études<br />

supérieures, leur donnant un statut, un revenu, des possibilités de s’installer et de rêver à un avenir meilleur.<br />

Pour le groupe des jeunes ouvriers, la précarité s’est fortement accrue pour les emplois non qualifiés (pour<br />

arriver à ce petit chef-d’oeuvre de dérégulation du marché du travail que constituent les contrats « nouvelles<br />

embauches »). En région parisienne où les possibilités sur le marché du travail sont plus grandes (usines,<br />

bâtiment, hôtellerie restauration, tertiaire non qualifié), une partie non négligeable de garçons de cité travaille<br />

dans des emplois d’exécution : en usine, à Roissy, dans le tertiaire non qualifié (tris postaux, centres d’appel,<br />

etc.). Or depuis le 11 septembre, Roissy qui était un gros employeur de jeunes de cité semble bien avoir fait<br />

le ménage, craintes de menace terroriste à l’appui. Citroën Aulnay a récemment « licencié » 600 intérimaires,<br />

Poissy annonce 550 « licenciements » d’intérimaires en décembre <strong>2005</strong>. Les petites embellies sur le marché<br />

du travail n’ont pas duré, la grisaille est revenue. La dégradation a aussi concerné les conditions de travail.<br />

Stress, fatigue, « ambiance pourrie », ce sont les mots qui reviennent le plus souvent pour parler des<br />

nouveaux services ou des ateliers en flux tendus. Beaucoup des jeunes de cités qui travaillent voient leur<br />

situation comme un échec : ils restent dans des petits boulots, en CDD ou en intérim. Même s’ils n’emploient<br />

pas ce mot, ils sont « ouvriers » sans qualification et ont de grandes chances de le rester. Ils n’évolueront pas<br />

dans la société et reproduiront le modèle paternel qu’ils avaient presque toujours voulu « fuir ». Comme le<br />

dit l’un d’entre eux lors du reportage récemment diffusé par Envoyé Spécial « on est des manuels… comme<br />

nos pères (sourire triste), avec un tout petit quelque chose en plus, c’est tout ». C’est ce sentiment de surplace<br />

social qui est à leurs yeux insupportable. Comme un refus viscéral d’accepter cette condition ouvrière qui,<br />

pour eux, est désormais liée à l’iniquité.<br />

Ajoutons aussi que les expériences de travail qui sont les leurs peuvent être extrêmement difficiles à vivre.<br />

La condition des enfants d’immigrés est devenue infiniment plus compliquée avec la montée du terrorisme<br />

porté par l’islamisme radical. Dans l’espace public, les contrôles se multiplient, mais dans les ateliers aussi,<br />

un « beur » est suspect par essence : soit comme potentiel allié des entreprises terroristes, soit comme «<br />

musulman » opposé à la loi sur le voile, etc. Ainsi, Karim, 22 ans, raconte comment dans son travail les<br />

ouvriers de son secteur ne l’ont jamais appelé par son prénom mais par son surnom censé faire rire tout le<br />

monde : « Al Quaïda ». Un étudiant nantais raconte dans un mémoire qu’un ami, intérimaire comme lui aux<br />

Chantiers de Saint-Nazaire, qui se prénomme Farid, s’est fait d’emblée surnommer par son chef d’équipe «<br />

petit Popaul » (et c’est comme ça qu’il sera appelé lors de ses six mois d’intérim). On pourrait multiplier le<br />

nombre de ces anecdotes qui en disent long sur le coût que ces jeunes de cité doivent payer pour leur<br />

intégration professionnelle. Ces expériences de travail, ces anecdotes, ne cessent de circuler dans les cités :<br />

non seulement il y a de la discrimination mais, une fois franchie timidement la porte de l’entreprise, il y a<br />

aussi cette sourde hostilité, et aussi parfois un racisme ouvert, que doivent affronter au travail les jeunes de<br />

cité. Ils n’ont pas l’impression d’être bienvenus dans le monde du travail. C’est peut-être là une grande<br />

différence avec leurs aînés ouvriers (appartenant à la génération de la marche des beurs) qui entraient dans<br />

un monde ouvrier peut-être aussi méfiant voire hostile vis-à-vis des « jeunes Arabes », mais qui était plus<br />

structuré, plus syndiqué. Le monde des ouvriers d’après la « classe ouvrière » est plus anomique, miné par la<br />

précarité mais aussi par les jalousies et les luttes de concurrence exacerbées par la nouvelle organisation du<br />

travail. Conséquence : se faire sa place au travail pour les jeunes de cité exige toujours plus d’efforts,<br />

d’abnégation, de retenue… Or ils appartiennent à une génération sociale, marquée par la vie en cité, qui ne<br />

170


veut pas jouer les « rabaissés », qui ne veut pas reproduire les logiques d’humiliation vécues par leurs<br />

parents.<br />

Les expériences sociales vécues par les garçons de cité - au travail, dans l’espace public, dans les rapports<br />

avec la police (point essentiel que nous ne développons pas ici) – se diffusent par les conversations, sont<br />

transmises dans le groupe des jeunes et aussi dans les familles. Pas étonnant dans ce contexte que les filles de<br />

cité, bien qu’elles subissent des formes quotidiennes, parfois violentes, de domination masculine de la part<br />

des garçons (l’une d’entre elle déclare non sans humour à un journaliste de Politis : « nous, dans la cité, c’est<br />

le couvre-feu permanent »), n’en ont pas moins exprimé leur solidarité muette avec les garçons lors des<br />

émeutes : elles aussi vivent la cité au quotidien, voient la dégradation de leurs conditions matérielles<br />

d’existence et savent d’expérience que le racisme est sexué ; qu’il touche beaucoup plus les garçons que les<br />

filles. Même si elles sont souvent conduites à condamner cette violence gratuite, contre les écoles<br />

notamment, elles ne peuvent pas s’empêcher de comprendre la désespérance de leurs frères. Pas étonnant<br />

non plus si les parents immigrés (père comme mère) peuvent aussi manifester une grande ambivalence face à<br />

la révolte de leurs enfants. On a souvent observé qu’à la condamnation la plus ferme de la violence (parce<br />

que « ce n’est pas une solution ») succède, presque dans le même mouvement, l’évocation timide de «<br />

circonstances atténuantes » à leurs conduites qui ont pour noms : chômage, racisme, discrimination. Pas<br />

étonnant enfin si les cadets des familles immigrées, qui voient tous les jours la situation dans laquelle se<br />

trouvent leurs aînés – à 25-30 ans, ils habitent encore chez leurs parents et naviguent de CDD en CDD sans<br />

espoir de travail stable –, sont tentés de se radicaliser de plus en plus tôt. Ce groupe des mineurs habitant en<br />

cité, qui est décrit comme étant de plus en plus « dur », n’est pas né par génération spontanée mais constitue,<br />

au contraire, une génération sociale qui a grandi dans la crise et dans la précarité, qui a bien souvent assisté<br />

au « désastre » dans leurs familles : disqualification sociale des pères, divorce ou séparation des parents,<br />

chômage récurrent des frères aînés, impossibilité pour beaucoup d’entre eux de « faire leur vie », prison ou<br />

internement psychiatrique, suicide, etc.<br />

Pour comprendre les émeutes urbaines, il faut avoir pu mesurer et sentir à quel point est décisive<br />

l’expérience vécue, de plus en plus tôt, de la désespérance sociale. On s’aperçoit donc que la réalité sociale<br />

que vivent les jeunes de cité est fort éloignée de la sociologie de bazar dont nous gratifie, chaque jour, notre<br />

Ministre de l’intérieur. La fuite en avant du gouvernement dans la logique répressive (couvre-feu de trois<br />

mois) illustre une profonde méconnaissance des structures mentales des populations qui habitent en banlieue.<br />

Abdemalek Sayad, sociologue, grand connaisseur de l’immigration algérienne en France, écrivait dans un de<br />

ses textes de La Misère du monde que « le monde de l’immigration et l’expérience de ce monde sont sans<br />

doute fermés à la plupart de ceux qui en parlent ». Ce qui inquiète dans la réaction de nos gouvernants, c’est<br />

leur grande difficulté, d’une part, à mesurer la fragilité sociale des habitants de cité, ce monde de souffrance<br />

qui s’enracine dans une histoire (comme le montre de manière exemplaire l’histoire de la famille de Fouad,<br />

ce jeune de 19 ans violemment frappé par des policiers devant les caméras de France 2, retracée dans Le<br />

Monde du 16 novembre) et, d’autre part, à percevoir le potentiel d’énergie et de ressources que recèle cette<br />

jeunesse des cités. Encore faut-il pouvoir un temps suspendre ses préjugés de classe et de caste et considérer<br />

la commune humanité qui habite « au-delà de nos périphs ».<br />

Stéphane Beaud et Michel Pialoux, novembre <strong>2005</strong><br />

171


Les significations de la révolte des jeunes des quartiers défavorisés<br />

Fondation Copernic, Copernic Flash, <strong>Novembre</strong> <strong>2005</strong><br />

Depuis une quinzaine d'années, les quartiers d'habitat social ont fait l'objet de violences urbaines : Vaulx-en-<br />

Velin, Strasbourg….. Le terme "violences urbaines", inventé en particulier par les médias dans les années 90,<br />

est une référence forte des politiques de sécurité. Aujourd'hui, les actes de violence immédiate, d'incendies<br />

de voitures et de bâtiments publics ont été d'une ampleur sans précédent dans un nombre important de<br />

quartiers d'habitat social.<br />

Nous proposons dans ce texte d'analyser sommairement les significations socio-politiques de ces violences :<br />

quels sens ont-elles pour ceux qui les commettent, même s'ils n'ont pas les mots pour le dire ? Comment<br />

réfléchir, dans un dialogue politique, avec ceux qui habitent dans les mêmes endroits, qui ont vécu ces<br />

incidents et ont eu peur ? Les personnes les plus confrontées à la précarité et aux effets des politiques<br />

libérales sont les premières aux prises avec ces incidents. Le dialogue avec elles est essentiel pour éviter des<br />

dérives racistes, de refus de l'autre, de négation des problèmes de cette jeunesse qui se révolte et de leurs<br />

parents.<br />

Ce texte est rédigé par des élus, des professionnels, des responsables associatifs, des chercheurs qui sont<br />

impliqués avec l'ensemble des personnes qui vivent dans ces quartiers de plus en plus ségrégés et stigmatisés.<br />

Le travail quotidien montre un autre visage que celui véhiculé par la télévision : celui de personnes qui<br />

vivent et se débrouillent des difficultés auxquelles elles sont confrontées, qui inventent de nouvelles<br />

solidarités, qui affirment qu'elles vivent ici depuis de nombreuses générations et sont, pour la plupart,<br />

françaises.<br />

1. Des violences urbaines à la révolte des jeunes des quartiers défavorisés<br />

1.1. Pourquoi les prises de position du ministre de l'Intérieur par rapport aux jeunes et aux policiers sont<br />

à la fois une provocation et un projet politique ?<br />

En désignant les jeunes de "racaille" et de "gangrène", en menaçant de nettoyer les cité au Karcher, le<br />

ministre de l'Intérieur n'a pas tenu son rôle d'autorité. En utilisant ces termes qui, prononcés par lui, ont<br />

valeur d'insultes, il a posé des actes de violence et a encouragé la violence et le racisme au sein de la police.<br />

Tenir une police démocratique est un enjeu central et difficile, car la tâche même des policiers qui est<br />

d’utiliser la force en référence à la Loi et au statut qui lui est confié, confronte chaque policier à ses propres<br />

limites.<br />

Dès son arrivée en 2002, M. Sarkozy a supprimé la police de proximité. Il a mis fin aux travaux engagés<br />

depuis environ 6 ans en référence à ceux de la police canadienne, afin de créer des capacités dissuasives au<br />

sein de la police par rapport aux traitements des violences quotidiennes. La suppression de ces travaux a<br />

encouragé la police à se réorienter vers un mode d’affrontement direct par un renforcement du quadrillage du<br />

territoire. L’armement des policiers par le flash-ball est significatif de ce changement. Plusieurs fois, au<br />

cours des dernières années, le Ministre de l'Intérieur a encouragé des policiers à réagir par la force et par la<br />

confrontation directe. Ces derniers mois, toutes les observations montrent que les policiers avaient toute<br />

latitude pour adopter des conduites qui vont au-delà des normes de leur métier. Si les premières campagnes<br />

sécuritaires ont été menées dès 1996 par des gouvernements socialistes, M. Sarkozy a dépassé sciemment les<br />

limites de sa mission. Cela ne relève pas d’une réaction impulsive mais d’un projet politique. L’absence de<br />

respect des droits et des limites de la Loi contribue à développer la peur et autorise la construction de modes<br />

d'intervention de plus en plus sécuritaires. Les modifications des lois en témoignent, ainsi que les projets de<br />

construction de prisons pour les jeunes mineurs. Ces dernières semaines, le Ministre de l'Intérieur n'a pas<br />

tenu son rôle d'autorité. Aussi chaque policier a t-il représenté pour les jeunes le ministre de l'Intérieur « en<br />

direct ».<br />

L’intervention d’élus, de professionnels, d’adultes hommes et femmes et de jeunes a permis de limiter cet<br />

embrasement. Présents dans les quartiers, sur les lieux mêmes, durant plusieurs nuits, ils ont mené un<br />

172


dialogue et un travail pour rassurer la population. Celui-ci a limité les violences contre les personnes ellesmêmes<br />

–il n’y a heureusement pas eu de mort- et les bâtiments publics (écoles, gymnases…, mais aussi<br />

commissariats de police). Parfois le dialogue avec les policiers a été aussi important qu’avec les jeunes pour<br />

limiter la violence et calmer les tensions. Ces personnes ont joué un rôle de médiateur. Leur refus des<br />

violences immédiates ne signifie pas qu’elles-mêmes ne soient pas révoltées par les situations actuelles et par<br />

les politiques menées. L’implication de l’ensemble de ces personnes lors de ces journées a, dans nombre de<br />

sites, renforcé les solidarités. Comment contribuer à ce que ces capacités collectives constituent les<br />

fondements d’actions collectives pour lutter sur la durée contre ces politiques ?<br />

Il y a urgence à trouver d’autres modes de dialogue politique avec les jeunes et avec l’ensemble des adultes<br />

pour créer des formes de lutte plus actives par rapport à ces politiques.<br />

1.2. Comment la télévision, en particulier les journaux télévisés, ont contribué à la diffusion de la<br />

révolte ?<br />

La révolte initiale est née à Clichy-sous-Bois en Seine Saint-Denis puis s'est étendue à plus de deux cent<br />

villes en France, en particulier des petites villes moyennes. Ceci ne doit rien au hasard. Aujourd’hui nombre<br />

de jeunes de ces villes cumulent à la fois l’exclusion urbaine due à leur localisation périphérique et<br />

l’exclusion sociale. Ils disent souvent qu’ils ne sont pas reconnus. A la différence, les jeunes de la banlieue<br />

proche passent à la télévision et font l’objet de représentations visibles même si elles sont stigmatisantes.<br />

Dans cette dynamique, exister par l'image télévisuelle constitue un enjeu. C'est une façon d'exprimer son<br />

existence par la rage et la révolte. Des discussions avec ces jeunes ont souvent montré qu'ils y ont un plaisir<br />

immédiat et que celui-ci est de très courte durée…<br />

Tous les adolescents, quels que soient leurs milieux sociaux, ont besoin d’exister par rapport à leurs proches<br />

mais aussi par rapport à la société. C’est le moment de leur vie où ils prennent position par rapport au monde<br />

social et politique. Quand on est en échec scolaire, qu’il est difficile d’imaginer l’avenir, que les parents ne<br />

sont pas à même de vous inscrire dans le champ social, exister à la télévision devient un enjeu. L’exercice de<br />

la violence est une des façons de se faire connaître. Pour autant nombre de jeunes ne se reconnaissent pas<br />

dans cette image. C’est à la fois eux et pas eux. L’exercice de violences immédiates les inscrit dans une<br />

jouissance qui ne leur confère ni valeur, ni reconnaissance d’eux-mêmes. En cela il existe un chemin entre<br />

ces violences et leur inscription politique.<br />

La télévision en condensant ces images de violence, d'incendies, d'affrontements et en les diffusant au-delà<br />

des frontières ne peut que contribuer à renforcer ces processus. Internet, au travers des blogs de jeunes qui<br />

montrent et commentent des images des incendies, contribue aussi la médiatisation de ces révoltes. Comment<br />

faire une télévision qui permette à ces jeunes, à leur famille d'exister autrement dans les valeurs de solidarité<br />

et d'invention, sans idéaliser les réalités qu’ils vivent ?<br />

1.3. Qui sont ces jeunes qui ont été impliqués et acteurs de cette révolte ?<br />

Les données actuelles et nos observations montrent qu'il s'agit bien d'une révolte immédiate et prévisible<br />

mais non organisée. La plupart de ces jeunes sont des adolescents, garçons, entre 14 et 20 ans. Beaucoup<br />

d'entre eux sont scolarisés. La plupart, en dépit des déclarations du Ministre de l’Intérieur, n'ont aucun casier<br />

judiciaire. Toutes les interprétations disant que cette révolte est organisée par les réseaux de dealers et de<br />

mafias ou par des réseaux religieux musulmans, sont fausses. Ceci ne signifie pas que des jeunes impliqués<br />

dans des trafics ou proches de réseaux religieux n'aient pas été acteurs de ces événements, mais il n'y a pas<br />

eu d'organisations téléguidées de l’extérieur. Dans cette révolte, l'enjeu premier était « d'en être », d'affronter<br />

la police, de mettre le feu et de devenir acteur sur la scène audiovisuelle.<br />

Ce mouvement non organisé n'a pas de revendications immédiates, mais il n'est pas sans résonance politique.<br />

C'est une révolte politique sans un accès direct au langage de la société et à des formes d'organisation<br />

collective… Cela correspond à des formes d'organisation et des façons de s'exprimer que nous connaissons<br />

bien dans la culture quotidienne des jeunes, enfermés dans ces cités… Aujourd’hui environ 2500 jeunes font<br />

l’objet de mesures judiciaires. Les tribunaux par la procédure de traitement en temps direct ont pris de façon<br />

massive des décisions graves dans des délais très courts. De nombreux jeunes ont aujourd’hui un casier<br />

173


judiciaire et certains feront l’expérience de la prison. Nous pouvons penser que leur avenir sera fortement<br />

influencé par ces décisions. Comment les accompagner, eux et leur famille ? L’enjeu est essentiel tant pour<br />

les institutions que pour le mouvement social. Il serait dommage de laisser les réseaux religieux se saisir<br />

seuls d’un tel enjeu qui concerne directement l’exercice de la démocratie et de la citoyenneté.<br />

Pourquoi les jeunes ont-ils exercé des violences et des incendies au plus près de chez eux et non dans<br />

les quartiers des plus riches ?<br />

Les adolescents de ces quartiers vivent un processus d'enfermement. En sortir suppose une confrontation à<br />

l'extérieur difficile pour eux. Ils ne peuvent aujourd’hui s’appuyer sur des formes d'organisation qui le<br />

permettent. Brûler les écoles ou les gymnases sont des attaques à la fois contre les institutions et contre euxmêmes.<br />

Ces actes ont une portée autodestructrice mais permettent d'exister par rapport à l'extérieur dans une<br />

image de soi qui fait peur aux autres. Brûler les voitures est un acte simple et rapide qui est source de<br />

représentation et de jouissance immédiate.<br />

Tenir compte de cette dimension autodestructrice permettrait de reprendre le débat avec ces jeunes. Le<br />

passage à des revendications et à des formes d'organisation suppose d'autres modes de présence et de<br />

dialogue. C'est un chantier pour les forces politiques de gauche.<br />

1.4. Pourquoi les parents n’ont-ils pas pu s’opposer à la participation de leurs enfants à ces événements ?<br />

Sont-ils « démissionnaires » ? Sont-ils « débordés » ?<br />

Face aux difficultés d’avoir un avenir pour leurs enfants, face aux conditions de vie quotidiennes, aux<br />

conditions de travail et d’habitat, les parents éprouvent au quotidien de grandes difficultés pour exercer leur<br />

autorité par rapport à la socialisation des enfants. Pour autant, nombre d’entre eux sont très présents et<br />

s’efforcent de transformer ces difficultés. Nombre de frères et sœurs y contribuent. Il est donc simplificateur<br />

de désigner globalement les parents comme démissionnaires. Confrontés aux même situations, nombre<br />

d’entre nous serions en difficulté. La question posée est celle du dialogue et du soutien à apporter à ces<br />

parents tout en reconnaissant leurs ressources, leurs capacités d’initiative et leur désir d’être des parents<br />

actifs et responsables.<br />

Les débats menés à l’issue de ces révoltes montrent que nombre de parents sont ambivalents par rapport aux<br />

actes de leurs enfants. Ils condamnent ces conduites mais sont eux-mêmes révoltés par les situations vécues<br />

par leurs enfants. D’une certaine façon, ils comprennent ces révoltes. Plus nous condamnerons ces parents<br />

sans comprendre ce qu’ils vivent, moins nous pourrons être solidaires de leur destin et de celui de leurs<br />

enfants. C’est aussi un enjeu de solidarité politique.<br />

2. Eléments d’analyse sur cette révolte<br />

Cette révolte n’est pas une surprise. Le malaise des jeunes vivant dans ces quartiers et le refus de la<br />

société adulte à leur accorder une place ne sont pas nouveaux. Les raisons structurelles du chômage,<br />

de la précarisation, de l’habitat ne suffisent pourtant pas à expliquer la révolte de cette jeunesse.<br />

La revendication des jeunes à être reconnus dans leur histoire et leur identité est d’autant plus importante que<br />

l'histoire de leurs parents s'éloigne. Le dialogue, la place symbolique et concrète de ces jeunes dans notre<br />

société représente un enjeu central pour la démocratie. Soutenir leur affirmation identitaire permet de<br />

lutter contre leur enfermement dans une catégorie simplificatrice telle que celle de musulman. Des<br />

recherches montrent qu'aujourd'hui ces jeunes s'identifient à la fois à l’espace local mais aussi à l’espace<br />

national et international. Plus ils peuvent exercer concrètement leur rôle d'acteur social et politique et plus ils<br />

peuvent se reconnaître comme citoyen de notre société.<br />

Or le seul travail sur les inégalités socio-économiques ne peut répondre à un tel enjeu. Ce travail, bien sûr<br />

indispensable, doit être relié à la reconnaissance des enjeux spécifiques de ces jeunes dont les parents sont<br />

venus d'Afrique noire, du Maghreb ou d'ailleurs, pour faire vivre l'industrie française.<br />

De plus certains jeunes en rupture d’une inscription sociale institutionnelle s'inscrivent dans des modes de<br />

vie immédiats où la toxicomanie et la survie par les trafics joue un rôle important. Face à la dégradation que<br />

174


eprésentent de telles situations, certains jeunes adhérent à des courants religieux islamiques et trouvent là<br />

une morale et des possibilités d'identification. Les rapports à l'islam sont cependant multiples. Il est<br />

important de les comprendre et de ne pas les caricaturer. Or, de plus en plus souvent, ces jeunes sont<br />

stigmatisés en tant que musulman. Cette assignation à une seule identité risque de renforcer les ruptures.<br />

Aujourd’hui, dans notre société moderne et démocratique, les personnes se construisent de façon active en<br />

référence à des identités multiples. Ce jeu sur les identités multiples permet d’éviter les ruptures violentes et<br />

les assignations et d’affirmer son existence sociale, si besoin au travers du conflit. Ainsi un jeune issu de<br />

l’immigration peut se reconnaître comme français par l’appartenance nationale, comme musulman par la<br />

religion et comme enfant d’algérien par son histoire familiale… L’essentiel est qu’il invente lui-même sa<br />

propre combinaison, en fonction de sa personnalité. C’est cet acquis d’autonomie qu’il nous faut aujourd’hui<br />

défendre.<br />

Parallèlement des conditions socio-économiques et politiques expliquent aussi cette révolte.<br />

2.1. Le renforcement de la ségrégation et les changements des politiques urbaines<br />

Cette révolte se nourrit de la dégradation des conditions de vie des habitants des quartiers. Celle-ci ne peut<br />

uniquement être attribuée aux méfaits de la politique gouvernementale depuis 2002. Le creusement des<br />

inégalités entre les populations de ces quartiers et le reste de la population française n’est pas récent même<br />

s’il tend à s’accentuer. Dans ces quartiers populaires, les effets du libéralisme –désindustrialisation,<br />

augmentation des taux de chômage, précarisation du rapport à l’emploi- sont particulièrement forts et<br />

dépassent la seule sphère économique. Dans ces quartiers populaires, c’est toute la culture ouvrière autrefois<br />

dominante qui s’est désagrégée. Les collectifs auparavant adossés sur le partage de valeurs et de pratiques<br />

communes se fragilisent : les solidarités professionnelles et syndicales, les réseaux familiaux, les solidarités<br />

de voisinage se fissurent. Pourtant la politique mise en place par le gouvernement depuis 2002 a constitué<br />

une rupture. Elle a cassé les outils et dispositifs de régulation et de remédiation existants dans les quartiers.<br />

Elle a remis en cause les modalités de contractualisation entre l’Etat et les collectivités locales.<br />

Les difficultés d’accès à l’emploi, la précarisation du rapport au travail sont patents dans ces quartiers. Leurs<br />

habitants sont, plus que les autres français, touchés par le chômage. En 2004, le chômage y était de 20,7%,<br />

soit le double de la moyenne nationale. Le fait d’être jeune, immigré ou femme accroît les risques de<br />

chômage dans des proportions inquiétantes. 36% des garçons et 40% des filles actifs entre 15 et 25 ans y sont<br />

au chômage. De plus la précarisation s’accroît avec une multiplication des situations intermédiaires entre le<br />

chômage et l’emploi. La décision de supprimer les emplois aidés, tels que les emplois jeunes, a amplifié les<br />

difficultés et contribué à fragiliser les structures notamment associatives qui en bénéficiaient.<br />

Dans ce contexte, l’école contribue à la reproduction des inégalités. La ségrégation –entendue comme<br />

concentration de populations de même catégorie sociale- y est encore plus marquée que dans le quartier. Les<br />

familles qui « s’en sortent » peuvent accepter de vivre dans un quartier dévalorisé en attendant mieux, mais<br />

rares sont celles qui acceptent de scolariser leurs enfants dans un établissement dévalorisé. La carte scolaire<br />

est fréquemment détournée par les ménages qui ont le plus de ressources socio-économiques. Malgré les<br />

politiques de discrimination positives mises en place en matière scolaire, les établissements scolaires de ces<br />

quartiers accueillent les enseignants les plus jeunes et les plus inexpérimentés. Dans ces quartiers plus<br />

qu’ailleurs, les habitants se heurtent à la panne de l’ascenseur social et aux limites du système éducatif.<br />

Parallèlement la ségrégation s’accroît. Elle se manifeste d’abord par le regroupement des populations les plus<br />

aisées dans les mêmes territoires. Ce sont en effet les catégories sociales les plus favorisées qui sont les plus<br />

ségrégées. A contrario les territoires les plus pauvres accueillent de plus en plus de ménages défavorisés,<br />

souvent d’origine étrangère. Les inégalités de ressources entre communes, principalement liées aux<br />

différences d’accès à la taxe professionnelle, restent très importantes et renforcent ces processus ségrégatifs.<br />

Ce sont en effet généralement les communes dont les ressources fiscales sont les plus modestes qui cumulent<br />

les charges les plus élevées, en raison de l’importance du parc locatif social et de la part importante de<br />

ménages défavorisés bénéficiaires des aides sociales. Pour ces communes la solution est de compenser ces<br />

manques à gagner soit par des taux d’imposition plus élevés, soit par un niveau moindre de services aux<br />

populations ce qui, dans tous les cas, pénalisent les ménages modestes. Les politiques publiques mises en<br />

place pour lutter ces processus ségrégatifs (quota minimal obligatoire de 20% de logements sociaux dans le<br />

cadre de la loi SRU, mécanismes de péréquation fiscale, solidarité fiscale au travers de l’intercommunalité)<br />

175


sont intéressantes mais ne parviennent pas à inverser les tendances structurelles. Elles ne sont pas<br />

suffisamment soutenues par les gouvernements. La loi SRU peut être « détournée » par des Maires de<br />

communes aisées qui revendiquent de payer une amende plutôt que de construire du logement social chez<br />

eux. Les intercommunalités sont trop souvent « de circonstance », regroupant des communes de niveaux de<br />

ressources équivalents. La réforme fiscale allant dans le sens d’une meilleure péréquation des ressources<br />

entre communes se fait toujours attendre.<br />

Dans ce contexte, la mise en œuvre du Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) issu de la loi<br />

Borloo (1 er août 2003) introduit une rupture par rapport à la période antérieure et suscite des interrogations.<br />

L’objectif du PNRU est d’afficher des résultats quantitatifs en matière de démolitions de logements<br />

(200 000), de reconstructions (200 000) et de réhabilitations (200 000). L’enjeu est d’introduire davantage de<br />

mixité sociale en attirant les catégories intermédiaires et en luttant contre la concentration des ménages les<br />

plus défavorisés. Cela passe par un changement d’image du quartier et par la constitution d’une offre<br />

d’habitat diversifiée (accession, logement privé, pavillonnaire…). Quelles que soient leurs aspirations aux<br />

changements, les habitants des quartiers concernés regardent ces projets avec inquiétude : inquiétudes face<br />

aux démolitions, aux relogements et aux augmentations de loyers qu’elles entraînent et face à l’avenir du<br />

quartier et de ses populations modestes. S’il est trop tôt pour tirer un bilan de ces projets de rénovation<br />

urbaine, on peut d’ores et déjà souligner qu’ils sont élaborés et mis en œuvre de façon technocratique, sans<br />

que les habitants ne soient consultés. Dans le discours et les représentations, dévalorisation du quartier, trop<br />

souvent vu comme un lieu pathogène, sans vie, ni passé, et de ses habitants vont de pair.<br />

Il faut aussi évoquer les restrictions liées au recul des financements de fonctionnement émanant de l’Etat<br />

dans le cadre de la politique de la ville. Celles-ci ont, depuis 2 ans, touché de plein fouet le secteur associatif<br />

dans ces quartiers. Ainsi de nombreuses associations qui, depuis des années, développaient des actions de<br />

solidarité, d’accès au droit, de médiation et d’aide à l’intégration des familles immigrées se sont vues<br />

précariser, voir remises en cause dans leur action. Plus largement, c’est tout le travail d’associations locales<br />

qui a pâti des restrictions budgétaires et du choix stratégique d’orienter les financements vers l’urbain et<br />

l’investissement au détriment du fonctionnement et de l’aide sociale. Les déclarations du Premier Ministre,<br />

D. de Villepin, reconnaissant que c’était une erreur et réinjectant 100 millions d’euros en subventions des<br />

associations, n’annule pas la tendance de fond au désengagement de l’Etat du social.<br />

2.2. Le durcissement de la politique d’immigration et les lois sécuritaires<br />

La politique d’immigration tend aussi à fragiliser les habitants de ces quartiers. Les étrangers, qui y sont plus<br />

nombreux qu’ailleurs, subissent de plein fouet les conséquences des décisions récentes touchant au<br />

durcissement des conditions d’accès à la nationalité française, aux titres de séjours, à la fermeture des<br />

frontières et aux restrictions des droits des étrangers. Loin de contribuer à une baisse réelle des flux<br />

migratoires, ces mesures répressives contribuent à augmenter le nombre d’immigrés en situation irrégulière<br />

et à invisibiliser et fragiliser les étrangers et leurs familles. Ces décisions marginalisent et hypothèquent<br />

l’avenir d’une partie de la population, particulièrement nombreuse dans ces quartiers, les rapports de ces<br />

familles avec leurs pays d’origine, ainsi que le développement de ces derniers.<br />

Les lois sécuritaires et l’appel à la tolérance zéro produisent aussi des effets délétères dans ces quartiers.<br />

Outre le fait qu’elles déplacent l’attention des problèmes réels (chômage, discriminations, précarisation,<br />

sentiment d’insécurité…) sur la peur du petit délinquant et sur un mauvais objet « le jeune arabo-musulman<br />

des cités », elle contribue à élargir la sphère de ce qui est pénalisé englobant dans cette définition des<br />

pratiques propres aux jeunes des quartiers populaires, telles que le rassemblement dans les halls d’entrée.<br />

Cette mesure stigmatisante est inapplicable et inefficace. Elle renforce l’opposition entre les jeunes et les<br />

adultes. Elle fait croire qu’il existe des solutions simples fondées sur la seule répression. Eviter les gênes liés<br />

à ce type de rassemblement suppose au contraire une politique fondée sur le dialogue entre générations et<br />

entre habitants et institutions, sur la médiation, sur l’ouverture de lieux adaptés pour accueillir ces jeunes…,<br />

c’est à dire l’exact contraire de ce qui se fait depuis deux ans au travers de la baisse des crédits aux<br />

associations ou de la décrédibilisation systématique des professionnels de la médiation. De façon mécanique<br />

les lois sécuritaires Perben 1 et 2, la « pression de la statistique » et la nécessité d’un affichage de résultats en<br />

matière pénale ont contribué à augmenter la pression exercée par l’institution policière sur les jeunes de ces<br />

quartiers populaires. La multiplication des contrôles d’identité, particulièrement à destination des jeunes<br />

immigrés, en est l’illustration la plus évidente.<br />

176


La justice n’échappe pas à ces changements et participe, elle aussi, de la chaîne pénale mise en place par le<br />

Ministre de l’Intérieur dans l’objectif de rationaliser et d’accroître l’efficacité de l’institution judiciaire.<br />

Concrètement cela signifie produire davantage de condamnations pénales (plus de 1 million par an dont<br />

380 000 peines correctionnelles) en allant le plus vite possible, selon la méthode du « traitement en temps<br />

réel ». Les jeunes des quartiers populaires sont les premiers concernés par ces changements : parce qu’ils<br />

sont plus nombreux que les autres jeunes à être emprisonnés, parce qu’ils subissent plus que d’autres le<br />

remplacement de l’individualisation de la peine par l’application de barèmes standardisés et de plus en plus<br />

répressifs, ainsi que l’abandon de l’objectif de réinsertion sociale du délinquant au profit d’une vision<br />

déshumanisée qui assigne définitivement le délinquant à son statut.<br />

2.3. Le renforcement des discriminations<br />

Actuellement, les discriminations sont particulièrement fortes et concernent différents domaines : emploi,<br />

formation, logement, contrôle policier... Contrairement à certaines idées reçues, elle touche à la fois les filles<br />

et les garçons. Si les filles n’ont été en première ligne dans ces révoltes, elles sont néanmoins profondément<br />

mobilisées sur ces questions et retrouvent des solidarités avec les jeunes garçons sur ces thèmes. Certaines<br />

expliquent comment, face à la discrimination, elles ont retrouvé dans l’appartenance à l’Islam une dignité et<br />

des sentiments d’appartenance.<br />

Au même niveau d'études, les jeunes issus de l'immigration, le plus souvent de nationalité française, ne<br />

trouvent pas de travail correspondant à leur niveau de qualification. Cette discrimination crée des ruptures<br />

radicales avec la société car les familles ont souvent fait des efforts importants pour soutenir leurs enfants à<br />

l’école. D’autre part ces jeunes adultes diplômés et sans travail ne sont plus crédibles pour ceux qui sont<br />

scolarisés au collège ou au lycée. Ils ne constituent plus une potentialité d'identification positive, un exemple<br />

d’une possibilité de sortie de la position d'exclus.<br />

Aujourd’hui de plus en plus de jeunes expriment leurs difficultés. Ils ne se sentent pas acceptés ni dans leur<br />

pays d’origine, ni en France. Potentiellement ils sont « sans terre ». Ce processus, ainsi qu e les échos de<br />

l’histoire coloniale les incite à s’identifier aux Palestiniens. Cette question est à prendre au sérieux et à traiter<br />

dans toute sa complexité.<br />

3. Enjeux et propositions<br />

Il est urgent de comprendre ce qui s’est passé au travers de cette révolte. Il est tout aussi indispensable d’en<br />

parler avec toutes les générations. Les nombreux débats menés dans les villes concernées sont essentiels. Ils<br />

expriment à la fois la solidarité avec ces jeunes, la révolte potentielle des adultes et la nécessité de construire<br />

des alternatives politiques à celles proposées aujourd’hui.<br />

Dès maintenant il est urgent de s’organiser pour maintenir un travail collectif, pour lutter contre ces<br />

politiques et soutenir les jeunes qui font aujourd’hui l’objet de mesures judiciaires et de peines<br />

d’emprisonnement. Il serait important que ces collectifs ne soient pas seulement constitués par les acteurs<br />

locaux mais qu’un travail puisse être mené en lien avec d’autres associations et acteurs tels que les syndicats<br />

et les partis politiques.<br />

Différents enjeux peuvent être identifiés.<br />

3.1. Renforcer les appartenances populaires pour rompre avec la tentation populiste<br />

Les destructions par incendies de voitures et de bâtiments publics et privés renforcent les sentiments de peur<br />

et les discours de rejet vis-à-vis de leurs auteurs.<br />

Ces réactions d’hostilité sont alimentées par de multiples discours, parfois au plus haut niveau de l’Etat. Ces<br />

discours ne peuvent du fait même de leur récurrence être des maladresses. Certains responsables politiques<br />

visent à gagner des voix sur l’électorat du Front National.<br />

177


Ces positions conduisent à exacerber les réactions des jeunes qui y répondent violemment. Elles alimentent<br />

un cercle vicieux dans lequel les jeunes risquent d’être pris au piège en s’identifiant aux discours qui les<br />

désignent négativement. Elles contribuent aussi à exacerber les émotions et les « désirs d’en découdre » des<br />

populations en faisant entendre que chacun est une victime potentielle et doit avoir peur des jeunes de<br />

banlieue.<br />

Les risques sont nombreux : rejet des institutions, accentuation des divisions au sein des milieux populaires,<br />

voir désignation d’un ennemi interne au quartier qu’il faudrait éradiquer.<br />

Malgré ces risques, les mobilisations collectives dans les villes ont montré l’existence de solidarités entre les<br />

élus locaux, les militants associatifs et une partie des habitants. Les collectifs d’habitants cherchant<br />

l’affrontement direct avec les jeunes ont été très peu nombreux. Il est cependant nécessaire d’exercer une<br />

grande vigilance à ce propos car il existe un vrai risque de dérive populiste et xénophobe.<br />

L’histoire nous indique que les aspirations populistes sont à prendre très au sérieux car elles peuvent<br />

conduire à la mise en cause d’acquis démocratiques et à l’instauration de régimes d’exception. Renforcer la<br />

démocratie et la crédibilité des institutions en endiguant leur instrumentalisation populiste constitue<br />

aujourd’hui un enjeu majeur pour redonner une chance au conflit social. Sinon le risque est grand de voir la<br />

violence légitimer la violence dans un cercle vicieux où la démocratie se perdra.<br />

3.2. Lier la révolte des jeunes au mouvement social<br />

Cette révolte a partie liée avec le mouvement social. Pourtant le lien n’est pas établi.<br />

La révolte des jeunes exprime aussi une profonde solitude. Le mouvement lycéen de 2004 n’est pas sans lien<br />

avec cette révolte. Les jeunes inscris dans ce mouvement, qui a été fortement réprimé, n’y ont pas trouvé de<br />

débouchés dans un conflit social. A l’intérieur du mouvement lycéen, la place des jeunes issus des quartiers<br />

populaires n’a pas été évidente. Il a existé des conflits à l’intérieur du mouvement lycéen qui n’ont pas été<br />

élaborés.<br />

Dans ce contexte en quoi les révoltes des dernières semaines expriment-elles un repli des jeunes au sein des<br />

quartiers populaires ? Comment reprendre le dialogue avec ces jeunes, à partir de leurs modes d’expression,<br />

pour aller vers plus de conscience politique ? Des travaux de recherche montrent que ces jeunes ne sont pas<br />

hors des enjeux politiques mais qu’ils ont très peu de lieux pour les traduire dans une expérience concrète. Le<br />

mouvement social et ses structures portent une responsabilité à ce propos. Il existe des potentialités pour que<br />

les jeunes deviennent des acteurs politiques. Cela suppose à la fois des lieux de dialogue, la reconnaissance<br />

de leurs propres enjeux et la construction avec eux de combats collectifs.<br />

Les acquis des professionnels impliqués dans la mise en œuvre des politiques publiques des villes ces<br />

dernières années constituent des potentialités pour le mouvement social. Il est important de faire le lien entre<br />

ce travail local et quotidien et la définition des enjeux et des pratiques du mouvement social.<br />

3.3. Faire le lien entre la lutte contre les inégalités sociales et la reconnaissance des identités<br />

Aujourd’hui il existe une forte concurrence entre les systèmes de valeurs et les manières de penser le monde.<br />

Les valeurs d’égalité, de liberté et de solidarité sont mises en cause par la promotion de valeurs<br />

profondément liées au libéralisme : compétitivité, individualisme, efficacité. Les valeurs des jeunes et leurs<br />

conduites ont partie liées avec l’affirmation de ces valeurs qu’ils agissent souvent de façon paradoxale. Ils<br />

peuvent en même temps dire qu’ils sont solidaires et affirmer que l’on ne peut s’en sortir que par soi-même.<br />

Dépasser ces paradoxes suppose de pouvoir faire l’exercice de son potentiel d’acteur social et politique et<br />

des responsabilités que cela confère. Ceci suppose que ces jeunes puissent faire la preuve qu’ils peuvent<br />

influencer le devenir de la société.<br />

Aujourd’hui nombre d’entre eux expriment en même temps des sentiments d’injustice, d’humiliation et de<br />

non-reconnaissance. Ils associent étroitement l’injustice sociale et la non-reconnaissance de leurs identités<br />

personnelles et familiales (absence de lieu de prière décent ou de cimetière musulman dans des villes où<br />

l’immigration est forte et ancienne, non-reconnaissance de leur histoire dans les manuels scolaires…). Il est<br />

178


donc important que ces jeunes et leurs familles puissent revendiquer leurs appartenances et leurs identités au<br />

travers des luttes sociales.<br />

Ainsi la lutte contre les discriminations constitue un enjeu majeur dont il ne faudrait pas laisser le monopole<br />

à la droite, notamment à Messieurs Borloo et Sarkozy. Nombre de ceux qui ont aujourd’hui la quarantaine et<br />

qui sont issus de l’immigration maghrébine, qui ont été déçus par les politiques de gauche se tournent, dans<br />

une recherche d’exercice du pouvoir, vers l’UMP. Il serait dommage que les forces de gauche et le<br />

mouvement social laissent à ce seul parti le traitement d’un tel enjeu.<br />

Pour ce faire, il est important de faire le lien entre l’injustice sociale et les discriminations.<br />

Fondation Copernic, novembre <strong>2005</strong><br />

Le groupe Copernic « Territoires et nouvelles formes de contrôle social » composé d’un collectif d’élus, de<br />

professionnels, de responsables associatifs et de chercheurs.<br />

179


L’UJFP répond au racisme d’Alain Finkielkraut<br />

Richard Wagman, 23 novembre <strong>2005</strong><br />

Président de l’UJFP - Union juive française pour la paix<br />

Aux membres et sympathisants de l’UJFP,<br />

A nos partenaires associatifs,<br />

Messieurs et Mesdames de la presse,<br />

Le 18 novembre, le supplément hebdomadaire du quotidien israélien Ha’aretz a publié un reportage de 6<br />

pages sur la France, consacré aux sujets d’actualité qui secouent actuellement l’hexagone tels les émeutes de<br />

banlieue, l’intégration des jeunes issus de l’immigration, le racisme ou l’enseignement du fait colonial à<br />

l’école publique. Le problème, c’est que ce reportage n’est autre que un entretien fleuve avec Alain<br />

Finkielkraut, écrivain et « philosophe », avatar de la pire pensée néo-conservatrice. Bien que ce monsieur se<br />

veuille un grand intellectuel, il occuperait plutôt la fonction de pompier-pyromane de la communauté juive,<br />

attisant plus d’antisémitisme qu’il incite à la réflexion. Il affiche un racisme décomplexé, profèré désormais à<br />

l’état pur. Michèle Sibony, vice-présidente de l’UJFP et Michel Warschawski, président du Centre<br />

d’information alternative de Jérusalem, ont traduit de l’hébreu de larges extraits de cet entretien. Notons que<br />

l’interview de Finkielkraut a été repris dans la version anglaise de Ha’aretz, mais tronqué de certains<br />

passages, le supplément anglais du journal ayant enlevé les propos les plus racistes et les plus scandaleuses.<br />

Les affirmations de Finkielkraut ont visiblement abasourdi les journalistes qui l’ont interrogé à Paris. En<br />

effet, ils prennent soin de préciser que les réponses de leur interlocuteur « n’émanent pas du Front national<br />

mais de la bouche d’un philosophe qu’on considérait autrefois comme l’un des porte-parole de la gauche<br />

française ». Pour les lecteurs capables d’encaisser des propos particulièrement choquants, vous trouverez<br />

cette prose nauséabonde dans le fichier attaché (merci à nos traducteurs). Pour ceux qui<br />

préfèrent se passer d’une lecture particulièrement éprouvante, vous trouverez ci-dessous quelques morceaux<br />

choisis, révélateurs.<br />

DU RACISME A L’ETAT PUR<br />

D’emblée le titre et les sous-titres choisis par Ha’aretz donnent le ton : « Ils ne sont pas malheureux, ils sont<br />

musulmans », « Si cela ne leur plaît pas qu’ils rentrent chez eux », « Non à l’antiracisme », « De l’école en<br />

France et des bienfaits du colonialisme ». Finkielkraut commence par désigner ce qu’il considère comme la<br />

cause des récentes émeutes : « Le problème est que la plupart de ces jeunes sont Noirs ou Arabes et<br />

s’identifient à l’Islam » puis il enfonce le clou « Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère<br />

ethnico-religieux ». Il continue sa profession de foi raciste en endossant le rôle de commentateur sportif :<br />

« On nous dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est ‘black blanc beur’, en fait<br />

aujourd’hui, elle est ‘black black black’ ». Pour lui, les jeunes de banlieue en général auraient « une culture<br />

(l’Islam) qui au lieu de s’occuper de ses propres problèmes recherche un coupable extérieur (la France) ».<br />

Sur les goûts et loisirs de ces jeunes, il s’interroge : « Quels sont les objets de leurs désirs, c’est simple :<br />

l’argent, les marques, et parfois des filles ». Ailleurs, il raconte le scénario fictif d’un restaurateur cherchant à<br />

recruter : « Imaginez qu’un jeune de banlieues vienne demander un emploi de serveur, il a l’accent des<br />

banlieues, vous ne l’engagerez pas… Il doit vous représenter, et ceci exige de la discipline, de la politesse et<br />

une manière de parler. » Après avoir mis en doute leur capacité de discipline et de politesse, le philosophe<br />

déplore l’inhabilité linguistique de nos jeunes concitoyens, désignés comme immigrés de la seconde ou de la<br />

troisième génération : « Prenez par exemple la langue, vous dites qu’ils sont d’une troisième génération,<br />

alors pourquoi est-ce qu’ils parlent le français comme ils le parlent ? C’est un français égorgé, l’accent, les<br />

mots, la grammaire. » Pour évoquer l’insécurité dans les banlieues, s’adressant au public israélien, il utilise à<br />

dessein un langage qui renvoie à des pages tragiques de l’histoire juive : les émeutes seraient pas autre chose<br />

que des « pogroms antirépublicains ». Puis, établissant une comparaison avec l’Intifada palestinienne, il<br />

accuse les parents ou les grands frères de ces jeunes d’avoir eu recours à une stratégie criminelle : « Eux<br />

aussi envoyaient en première ligne de la lutte les plus jeunes ». Opposant les façons différentes dont la presse<br />

française a réagi face à l’agitation sociale en Allemagne de l’Est après la réunification et aux récentes<br />

émeutes en France, Finkielkraut tonne : « Un Arabe qui incendie une école c’est une révolte, un Blanc c’est<br />

du fascisme ».<br />

180


DU COLONIALISME ET DE LA HAINE<br />

Finkielkraut, que rien n’arrête, enchaîne sur les bienfaits du colonialisme français et regrette que dans les<br />

écoles : « On n’enseigne plus que le projet colonial voulait aussi éduquer, apporter la civilisation aux<br />

sauvages. » Sans doute les ancêtres des « sauvageons ». Quant à l’esclavage, rien à y redire : « Ce n’était pas<br />

un crime contre l’humanité parce que ce n’était pas seulement un crime. C’était quelque chose<br />

d’ambivalent. » Les esclaves et leurs descendants apprécieront. Commentant ce que notre pays (la France) a<br />

fait aux Africains, le philosophe affirme « Il n’a fait que du bien. » Comme on pouvait s’y attendre, en bonne<br />

logique Finkielkraut tire à boulets rouges sur … les antiracistes. D’abord, « cette violence a été précédé de<br />

signes annonciateurs très préoccupants que l’on ne peut réduire à une simple réaction au racisme français »<br />

ou encore « Y voir une réponse au racisme français c’est être aveugle à une haine plus large : la haine de<br />

l’Occident ». Pour ensuite nier tout court le racisme bien de chez nous et d’énoncer « le mythe du ‘racisme<br />

français’ ». Enfin, l’antiracisme serait fauteur de troubles. Les jeunes des banlieues « jouiront du soutien et<br />

de l’encouragement à leur violence antirépublicaine, par le biais du discours repoussant de l’autocritique sur<br />

leur esclavage et le colonialisme. » Lorsque les journalistes israéliens lui font observer que la France ne traite<br />

pas ces jeunes comme des Français, Finkielkraut feint d’ignorer cette réalité et se borne à répondre : « Le<br />

problème est qu’il faut qu’ils se considèrent eux même comme Français ». Et pour ce qu’il est de leur<br />

exclusion, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-même : « La question n’est pas quel est le meilleur modèle<br />

d’intégration, mais la possibilité même d’une intégration pour des gens qui vous haïssent. » Mais la véritable<br />

haine semble être ailleurs. Commentant les crimes de la France vichyste pendant l’occupation nazie, il<br />

raconte comment sa famille a été déporté à Auschwitz. Pour conclure, toujours en parlant de la France, que<br />

« Ce pays mérite notre haine ». Que ce triste sire ait besoin d’un psychanalyse pour exorciser la haine qu’il<br />

porte en lui est une question d’hygiène personnelle qui ne regarde que lui. Mais qu’une personne de cet<br />

acabit cesse de monopoliser l’espace médiatique serait une affaire de salubrité publique. Nous espérons que<br />

la presse tiendra compte des dernières dérives racistes d’Alain Finkielkraut et en tirera les conclusions qui<br />

s’imposent. La France compte beaucoup d’intellectuels de qualité qu’on n’entend pas assez souvent. Le<br />

temps est peut-être venu pour d’autres représentants de l’intelligentsia, plus digne qu’Alain Finkielkraut,<br />

d’occuper dans l’espace public la place qui leur revient.<br />

REPONSE DE L’UJFP<br />

A propos de véritables représentants de l’intelligentsia, nous vous proposons un texte écrit par l’un d’entre<br />

eux, que vous trouverez dans le fichier attaché , intitulé « De la peur de penser à l’imbécillité<br />

politique » ; il s’agit d’un court article de Rudolf Bkouche, professeur émérite à l’Université des Sciences et<br />

Techniques de Lille et membre du Bureau national de l’UJFP. Il constitue une réponse aux divagations<br />

racistes d’Alain Finkielkraut dans les pages de Ha’aretz. Outre un sursaut déontologique de la presse écrite<br />

et électronique qui doit faire attention à qui elle œuvre ses colonnes et ses antennes, d’autres institutions<br />

doivent également opérer les réajustements qui s’imposent. Celles de la communauté juive, par exemple. Si<br />

le CRIF et les associations qui lui sont proches se soucient de leur propre image et de leur respectabilité, il<br />

est grand temps qu’elles se séparent d’un de ses porte-parole officieux, devenu fort encombrant. La<br />

conclusion de l’article de Rudolf Bkouche représente une belle leçon pour Alain Finkielkraut et ses<br />

semblables, mais aussi pour les citoyens de bonne foi qui éprouvent un certain désarrois devant la violence et<br />

l’injustice ambiantes :<br />

« Finkielkraut oublie pourtant un point fondamental du débat, et en cela il s'est placé hors de l'héritage des<br />

Lumières. Les deux siècles qui nous ont précédés ont conduit à transformer l'idée de révolte en la belle idée<br />

de révolution, c'est-à-dire en l'idée de transformer le monde. Aujourd'hui où l'idée de révolution semble<br />

morte, ne reste que la révolte ou la jacquerie pour s'exprimer, les récentes violences en France nous le<br />

rappellent. Il est alors nécessaire de rappeler que ces violences sont la réponse à une violence plus forte, qui<br />

n'est plus la seule violence d'Etat, mais qui est la violence du capitalisme mondialisé. C'est alors l'idée de<br />

révolution qu'il faut reconstruire. C'est en cela que l'on peut retrouver la tradition libératrice des Lumières. »<br />

181


Quelle crise des banlieues?<br />

Pierre Rosanvallon, Jea-Pierre Le Goff, Emmanuel Todd, Eric Maurin<br />

Libération, lundi 21 novembre <strong>2005</strong><br />

http://www.liberation.fr/page.php?Article=339848<br />

Quatre chercheurs débattent pour «Libération» de ces trois semaines de violence.<br />

Commencer par essayer de comprendre, puis tenter une explication du phénomène inédit de trois semaines<br />

d'émeutes dans les banlieues : c'est ce qu'a proposé Libération à quatre universitaires et essayistes réputés<br />

pour l'acuité de leur regard sur les fractures de la société, à l'occasion d'une table ronde organisée le 14<br />

novembre (avant l'intervention télévisée du Président). Jean-Pierre Le Goff, Eric Maurin, Pierre Rosanvallon<br />

et Emmanuel Todd se livrent à une confrontation qui s'enrichit de leurs approches plurielles d'une question<br />

qui les préoccupe tous : la crise du modèle républicain. Le débat est animé par Eric Aeschimann et Jean-<br />

Michel Helvig.<br />

Mouvement politique ou révolte nihiliste ?<br />

Pierre ROSANVALLON. Il y a trois niveaux de compréhension à articuler. D'abord, la matérialité des<br />

événements eux-mêmes (scènes de révolte et de violence), ensuite la situation sociale générale des banlieues,<br />

enfin le malaise français. Les événements sont liés aux actions de gens très jeunes, actions très violentes et<br />

sans signification en elles-mêmes. Mais on peut se demander si le terme de nihilisme est adapté pour<br />

qualifier le mouvement actuel. Celui-ci, à coup sûr, se caractérise par l'absence de parole et provient d'un<br />

milieu qui a lui-même du mal à prendre la parole. Les violences remplacent en quelque sorte la prise de<br />

parole, à l'inverse de mai 1968. Il n'y a aucune prise de parole, sinon via la chanson et le rap. C'est le monde<br />

entier de la banlieue qui, en général, ne prend pas la parole et ceux qui parlent le font sur le mode de la<br />

violence. Le silence social de cette population est plus largement lié à la difficulté générale de la société<br />

française à se comprendre et à parler d'elle-même. Dès lors, nous sommes face à un emboîtage de silences :<br />

silences infrapolitiques (comment demander une conscience politique à des jeunes de 17 ans ?), silence<br />

social du milieu et silence social de la société française. Les grands événements que nous avons vécus,<br />

comme le non au référendum, sont aussi des formes de silence qui s'expriment. Ils ne sont pas une prise de<br />

parole, mais un enfoncement et un engoncement dans la difficulté à parler et à parler de soi. Le malaise<br />

français est en ce sens l'expression d'un vide, d'une difficulté à se projeter positivement dans l'avenir, d'une<br />

absence d'horizon.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. Il convient de délimiter précisément ce dont nous parlons : les nuits de violence<br />

dans les banlieues ne sont pas un «mouvement» et ne reflètent pas la vie de la majorité des habitants. La<br />

révolte des bandes de jeunes minoritaires est, pour le moins, infrapolitique, même si elle a des répercussions<br />

politiques. Les habitants des banlieues se posent une question que nous devons oser aborder : qu'est-ce que<br />

ces jeunes ont dans la tête ? Se heurter à cette réalité oblige à se décentrer : il existe une véritable difficulté<br />

de langage qui colle aux pulsions, et des passages à l'acte. A mon avis, avec ces nuits de violence, nous<br />

avons affaire à un type de vandalisme qui déconcerte les schémas militants. Il condense de façon<br />

paroxystique et très violente le problème du chômage et celui de la désaffiliation, c'est-à-dire la<br />

déstructuration familiale (que l'on appelle pudiquement «familles monoparentales»), mais aussi celui de la<br />

déstructuration de l'appartenance de classe et à la Nation. Dans les années 30, même si l'on était pauvre et<br />

victime du chômage, on était inséré dans des collectifs et capable de canaliser sa révolte. Ce n'est pas<br />

vraiment le cas aujourd'hui pour ces bandes de jeunes qui détruisent les écoles de leur quartier, les bus, les<br />

voitures de leurs voisins... Avant de s'interroger sur les conditions qui ont rendu possible ce phénomène, il<br />

faut le regarder en face, à l'instar des animateurs sociaux qui sont en première ligne depuis des années. Il est<br />

temps que la gauche rompe avec le déni de la réalité et l'angélisme.<br />

Emmanuel TODD. La France vit, comme la plupart des sociétés développées, une montée des inégalités qui<br />

va au-delà des données économiques objectives. La société est véritablement travaillée par la montée de<br />

nouvelles valeurs sociales inégalitaires, associées à une nouvelle forme d'individualisme. Dans un pays<br />

comme la France, ce qui passe assez bien aux Etats-Unis se heurte à un fond anthropologique qui contient<br />

une forte composante égalitaire. Cette valeur entre en réaction avec la montée de la valeur inégalitaire. Cela<br />

explique les réactions successives des divers groupes sociaux qui mélangent ces deux valeurs. Aujourd'hui,<br />

nous avons à faire à des jeunes de banlieue ils ont, en moyenne, 17 ans. Il faut les comparer aux lycéens des<br />

années 70 plutôt qu'aux ouvriers qualifiés du Parti communiste de la grande époque. La valeur égalitaire<br />

182


apparaît très clairement. J'ai travaillé sur les différences de situation des émigrés en Europe et aux Etats-<br />

Unis. Il apparaît que la situation française est très spécifique, mélange de déstructuration de la famille<br />

originelle maghrébine ou africaine par l'intégration des valeurs françaises, avec une importance assez forte<br />

des mariages mixtes. La rage des banlieues est une réaction de protestation qui, pour moi, est égalitaire. A<br />

cet égard, ces jeunes sont parfaitement assimilés en termes de valeurs politiques. Et l'histoire enseigne qu'il<br />

n'y a pas de révolte sans espoir.<br />

Eric MAURIN. Il faut bien voir ce qu'est la conscience sociale des jeunes quittant l'école à 17 ans, qu'ils<br />

aient ou non participé aux violences. Ils ont en commun une expérience particulièrement dure et marquante,<br />

celle de la relégation, puis de la disqualification scolaire au collège. Le point de départ de mai 1968, c'était la<br />

révolte des recalés des classes moyennes face à la fermeture du véritable enseignement supérieur aux enfants<br />

des classes moyennes. Aujourd'hui, tout a changé : c'est la grande difficulté des enfants des classes<br />

populaires face au collège et au lycée qui est en cause. Cette difficulté dérive en partie de l'extrême précarité<br />

des conditions de logement et d'existence des enfants des familles pauvres. Ce n'est pas un problème que<br />

l'Education nationale peut régler seule. Les politiques du logement n'ont pas fait reculer les problèmes de<br />

surpeuplement qui touchent près du quart des enfants et sont une cause majeure d'échec à l'adolescence. Les<br />

politiques urbaines n'ont pas non plus fait reculer la ségrégation territoriale. Les enfants pauvres vivent<br />

aujourd'hui dans des quartiers où le taux de pauvreté est quatre fois plus élevé qu'ailleurs. Or il est<br />

extrêmement difficile d'adopter ne serait-ce qu'une attitude positive vis-à-vis de l'école quand on grandit<br />

entouré de camarades en échec.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. La différence est nette par rapport à 68 ou aux luttes des lycéens des années 70, par<br />

exemple. Les enragés de 68 passaient par le festival de la parole, ils s'inscrivaient dans un héritage rebelle et<br />

n'étaient pas dans une logique victimaire et de ghetto. On cherche toujours à ramener à tout prix le nouveau<br />

dans des cadres anciens, comme pour se rassurer. Formateur dans les banlieues dans les années 80, j'étais<br />

déjà déconcerté à l'époque par un phénomène que je ne pouvais pas maîtriser : l'image dépréciative de soi qui<br />

habitait une partie de ces jeunes et qui s'exprimait par une agressivité et une agitation constantes. Le défi<br />

auquel nous avons affaire n'est pas aisé à relever. Le chômage et les perspectives d'avenir sont centraux, bien<br />

sûr, mais il y a une désocialisation dont il importe de prendre la mesure. Ces jeunes minoritaires qui se<br />

livrent à des violences sont autocentrés et en rage, ils mêlent désespoir et nihilisme. Cette destruction des<br />

quartiers dans lesquels ils vivent est une logique d'autodestruction. Le problème ne se résoudra pas par la<br />

proclamation des principes et des bonnes intentions.<br />

Pierre ROSANVALLON. C'est la longue histoire du social. Dans Les Misérables, Victor Hugo opposait<br />

émeute et insurrection. L'émeute est le moment chaotique de la destruction. L'insurrection, au contraire, est<br />

le moment qui projette politiquement dans l'avenir un groupe qui a conscience de lui-même et qui veut<br />

construire quelque chose.<br />

Eric MAURIN. C'est la division au sein des classes populaires qui rend cela possible. Il n'y a pas une classe<br />

populaire en général. Les jeunes hommes sans formation issus des classes populaires savent que leur avenir<br />

n'est plus celui de leurs pères, dans les métiers de l'industrie, mais dans les nouveaux emplois du commerce<br />

et des services. Ces nouveaux emplois sont beaucoup moins masculins que ceux de leurs pères, et il y a sans<br />

doute un désarroi proprement masculin dans la jeunesse des classes populaires aujourd'hui. S'il n'y a pas de<br />

prise de parole, c'est aussi qu'une prise de parole entrerait en contradiction avec les valeurs désormais<br />

dominantes. Dans l'économie de service, on valorise la capacité à se singulariser et à épouser les singularités<br />

locales du client. Les valeurs auxquelles sont sommés d'adhérer les jeunes entrants sur le marché du travail<br />

sont celles de la réussite par la singularité individuelle. Ces valeurs sont antinomiques de celles qui<br />

pourraient donner du ciment à une parole collective.<br />

Emmanuel TODD. Quand j'ai vu des voitures brûler, j'étais agacé. Quand j'ai vu des autobus brûler, j'ai<br />

commencé à être franchement énervé. Quand j'ai vu des maternelles brûler, j'ai commencé à déprimer. Pour<br />

autant, la référence aux Misérables montre le risque d'en revenir aux thématiques du XIXe siècle, de passer<br />

de la notion de révolte à celle de délinquance, de voir les classes laborieuses comme des classes dangereuses.<br />

J'y vois la régression de notre univers mental. On essaie de transformer les victimes en coupables sociaux.<br />

Pour ma part, des événements de ces dernières semaines, j'ai surtout retenu des jeunes qui, loin d'être privés<br />

de parole, activaient fortement le principe de liberté et d'égalité et réagissaient d'abord à une agression<br />

verbale du ministre de l'Intérieur qui les avait insultés, se comportant lui-même comme un voyou de<br />

banlieue. Nous ne sommes pas ici dans un cas de nihilisme, d'irrationalité ou de violence gratuite. Au reste,<br />

face à ce mouvement, un gouvernement de droite a plié : les subventions en faveur des associations de<br />

quartier ont été rétablies, la politique du tout sécuritaire est en cours d'abandon en tout cas, je l'espère. Tout<br />

cela pourra être décrit comme un phénomène cohérent du point de vue historique.<br />

183


Pierre ROSANVALLON. Ce que l'on appelle les banlieues, c'est le territoire sur lequel se cumule tout un<br />

ensemble de dysfonctionnements et de problèmes. Il ne faut pas oublier qu'en même temps que cette grande<br />

rébellion dans les banlieues, il existe des conflits extrêmement classiques : le conflit des traminots de<br />

Marseille ou celui de la SNCM [Société nationale Corse-Méditerrannée, ndlr]. Le problème de la société<br />

française est qu'elle est prise entre ses archaïsmes et les implosions de la société contemporaine. Ce qui n'est<br />

pas le cas dans de nombreux autres pays. Il existe, à cet égard, un véritable problème de corps intermédiaires.<br />

La France se trouve entre des systèmes de représentation archaïques qui ne fonctionnent plus et une absence<br />

de systèmes de représentation modernes. Ce qui se traduit à la fois par la montée du Front national et par les<br />

conflits à l'ancienne. Tel est le malaise français.<br />

Emmanuel TODD. Il y a un «effet Nouvelle-Orléans». La situation des jeunes issus de l'immigration fait<br />

partie du problème, évidemment. Toutefois, si l'on reste à l'intérieur du cadre d'analyse français, je crains que<br />

l'on ne voie pas tout ce que la situation actuelle doit à la culture française. Le département de la Seine-Saint-<br />

Denis est un lieu chargé d'histoire. Il abrite la basilique avec le tombeau des rois de France. C'est le coeur du<br />

Parti communiste, etc. Or l'on ne voit que des gosses bronzés. Dans d'autres pays, les Arabes et les Noirs se<br />

caillasseraient les uns les autres. En France, ils sont ensemble pour caillasser la police. Bien entendu, il est<br />

question de déstructuration du milieu, de chômage, d'échec scolaire ou d'explosion de la famille maghrébine<br />

ou africaine. Mais les valeurs françaises sont là. Ce mouvement est très français. Il est au coeur de la culture<br />

française.<br />

Eric MAURIN. Oui, cependant il faut rappeler que l'échec scolaire précoce est lui-même un phénomène très<br />

français. Nous sommes l'un des rares pays en Europe à avoir gardé le redoublement au primaire et au collège<br />

comme principal outil de gestion de la diversité des élèves. Quiconque travaille avec des spécialistes<br />

étrangers est frappé par ceci : l'institution scolaire française est, plus qu'ailleurs, une institution de tri.<br />

Un nouveau symptôme de la crise française ?<br />

Pierre ROSANVALLON. Les événements que nous venons de vivre s'inscrivent dans une longue série de<br />

thromboses françaises qui ne commencent pas en <strong>2005</strong> avec le non au référendum, ni même en 2002 avec le<br />

premier tour de l'élection présidentielle, mais bien avant. Les signes avant-coureurs ont été nombreux, dans<br />

les banlieues elles-mêmes, et aussi aux niveaux politique et social. Il faudrait ainsi inclure le mouvement de<br />

1995 dans la compréhension de ces thromboses françaises, qui sont de nature différente et que l'on peut<br />

ranger en trois grands types : 1) des thromboses sociales, marquées par une sorte d'archéoradicalisme ; 2) des<br />

thromboses politiques liées à la non-réalisation de la promesse républicaine ; 3) des thromboses purement<br />

politiciennes affectant le système des placements entre partis et le problème du gouvernement représentatif.<br />

Il faut considérer ensemble ces trois types de problèmes. Or, depuis une dizaine d'années, on avance que<br />

toutes les difficultés proviennent de l'écart croissant entre le peuple et les élites. Il me semble que ce qui se<br />

passe aujourd'hui montre que cette analyse n'est pas pertinente. L'opposition peuple/élite est une façon<br />

paresseuse, lointaine et grossière, d'appréhender ce qui se passe. L'idée qu'il existe une coupure sociale est<br />

fondamentale. Néanmoins, l'événement vient de plus loin, du modèle politique français et du modèle<br />

économique également au sens le plus général du terme, la façon d'organiser la production.<br />

ERIC MAURIN. La spécificité du vote du premier tour de l'élection présidentielle du 21 avril 2002 fut<br />

d'être un vote très dur, souvent extrême, non pas du salariat le plus modeste mais d'une frange relativement<br />

qualifiée du salariat modeste (contremaîtres, ouvriers qualifiés de l'industrie, techniciens). Pour moi, ce vote<br />

était l'expression de menaces très radicales pesant sur cette fraction menacée dans ses statuts par la<br />

désindustrialisation. Le référendum sur la Constitution européenne s'est inscrit un peu dans cette continuité.<br />

Une des différences entre Maastricht et le traité constitutionnel, c'est ainsi que des fractions relativement<br />

modestes des classes moyennes du privé n'ont pas suivi la droite parlementaire, initiatrice du référendum sur<br />

la Constitution, et ont voté contre leur famille naturelle. De ce point de vue, ce sont bien les classes<br />

moyennes du privé qui, manquant à l'appel, ont rendu le non du référendum si fort. Aujourd'hui, il n'existe<br />

pas un seul salariat modeste, une seule classe moyenne, mais plusieurs, confrontés à des menaces et à des<br />

univers différents. La classe ouvrière, autrefois dominante, perd du terrain au regard d'un nouveau prolétariat<br />

des services, complètement éclaté, peinant à trouver son identité professionnelle. Les seuls débouchés pour<br />

les jeunes sans formation des milieux populaires sont désormais dans ce prolétariat. A mon sens, la crise des<br />

banlieues fait aussi émerger sur la scène politique le problème de la désocialisation croissante du salariat<br />

modeste.<br />

Emmanuel TODD. Je suis, moi aussi, dans l'hypothèse d'une continuité de plusieurs processus négatifs. A<br />

chaque fois, ce sont des groupes sociaux différents qui sont le vecteur principal ou le porteur de la crise.<br />

Dans le vote Front national de 2002, ce sont plutôt les milieux populaires. Là où les ouvriers américains<br />

184


partiraient au chômage en se sentant coupables, les ouvriers français continuent de voter, en apportant leurs<br />

voix au Front national. En <strong>2005</strong>, lors du référendum sur la Constitution européenne, c'est le secteur d'Etat qui<br />

a été porteur du non, avec l'affirmation de la doctrine obsessionnelle du «servicepublisme», qui marque la<br />

volonté des classes moyennes liées à l'Etat de se défendre en bloquant la construction d'un embryon d'Etat<br />

européen sur la base de valeurs qui ne sont plus égalitaires. Il s'agit de défendre une position ultra<br />

protectionniste pour soi-même. La révolte des banlieues introduit un troisième groupe : celui des jeunes<br />

immigrés. Il existe un capitalisme globalisé qui produit partout une montée des inégalités. Dans chaque pays,<br />

la cible principale sera le segment le plus faible de la population. En France, ce sont les habitants des<br />

quartiers en difficulté et plus encore leurs enfants. Pour ce qui est des phénomènes d'écrasement des jeunes<br />

générations, rien ne permet d'imaginer un apaisement de la tension. Avec la globalisation et la montée en<br />

puissance de la Chine et de l'Inde, la pression sur les jeunes d'origine immigrée et sur les milieux populaires<br />

français ne fera que s'accentuer. Au reste, d'après ce que l'on peut savoir de l'origine des interpellés lors des<br />

incidents récents, j'ai l'impression que le mécanisme de division ethnique s'atténue déjà au niveau de la<br />

jeunesse des milieux populaires, du moins dans certaines régions.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. Le modèle républicain implique un modèle idéal d'égalité et de citoyenneté qui ne<br />

coïncide jamais complètement avec les faits, mais ce caractère d'idéalité lui confère sa dynamique et il a su,<br />

au cours de l'histoire, passer des compromis. Ce modèle s'appuie sur une certaine morale du travail, sur une<br />

culture commune liée à notre histoire, sur l'idée de promotion sociale... Ces points clés sont en panne. La<br />

question est de savoir comment les relancer plutôt que de dire que notre modèle a échoué et de passer<br />

rapidement à un autre modèle de type anglo-saxon, qui n'a pas d'ancrage solide dans notre tradition et qui<br />

montre aussi ses limites. Concernant les élites, je ne vois pas en quoi c'est être populiste que de constater<br />

l'écart existant entre le peuple et les élites : cet écart est devenu un véritable divorce. Les élites de l'aprèsguerre<br />

étaient issues de la Résistance. Dans leur parcours de vie et leur parcours professionnel, elles étaient<br />

amenées à rencontrer d'autres catégories sociales. Il faut s'interroger sur ce qu'il advient aujourd'hui dans les<br />

domaines de la formation, de l'habitat. On a affaire à un cloisonnement social fort, et l'idée d'éducation<br />

populaire retrouve aujourd'hui toute son importance.<br />

La fin du modèle républicain ?<br />

Pierre ROSANVALLON. L'histoire du XIXe siècle est celle de l'intégration des campagnes, des territoires<br />

et des classes ouvrières. On fait des paysans des Français. On fait de l'ouvrier désocialisé un membre de la<br />

classe ouvrière qui fait la guerre de 1914. Aujourd'hui, la société française paie très cher le fait qu'elle a<br />

absolument raté la décolonisation. Nous payons, quarante ans après, le fait qu'il y a eu des sous-citoyens. En<br />

Algérie, il y avait les citoyens indigènes et les citoyens nationaux. La question de l'appartenance citoyenne<br />

n'a pas été réglée par les textes. Ce n'est pas simplement l'idéologie égalitaire juridique qui permet de la<br />

régler. La République n'a pas intégré la classe ouvrière juste avec le bulletin de vote, mais aussi avec l'Etat<br />

providence, l'armée ou certains événements fondateurs. Il ne suffit pas de dire que les gens issus de<br />

l'immigration ont le droit de vote. Les formes nécessaires de reconnaissance, d'intégration et de prises de<br />

pouvoir n'existent pas. Il y a un échec historique de long terme de la société française, qui a été masqué par<br />

l'idéologie républicaine et qui nous explose aujourd'hui au visage. Or, on constate le retour en force de deux<br />

grandes idéologies : l'idéologie autoritaire et l'idéologie républicaine. Pour cette dernière, le droit peut et<br />

suffit à tout produire : obligeons tous les sujets de droit à reconnaître qu'ils sont des sujets de fait. Il faut<br />

commencer par critiquer sévèrement ce retour de l'idéologie autoritaire et ce développement du<br />

républicanisme abstrait.<br />

Emmanuel TODD. Les valeurs de fond sont toujours là. Le fond culturel aussi. Cela pourrait marcher.<br />

Même les élites et la police sont restées correctes vis-à-vis des émeutiers, qui ont été considérés comme des<br />

enfants de notre pays. Il serait relativement aisé de réactiver le vieux système français. Toutefois, la France<br />

n'est plus à l'échelle des processus économiques, même si, le plus souvent, on refuse de le voir. Si l'on veut<br />

changer les règles, il faut changer d'échelle. La France ne peut pas sortir toute seule de la globalisation. Le<br />

moulin à prières républicain tourne à vide. Le modèle républicain est devenu idéologie dominante. Les<br />

hommes politiques n'osent plus dire que l'on ne peut plus trouver de solutions économiques à l'échelle du<br />

pays et le mot république est, le plus souvent, devenu un mot codé pour nation. Les élites de la nation<br />

laissent beau jeu au rêve régressif républicain en refusant de concevoir à l'échelle européenne les instruments<br />

de régulation du libéralisme. En somme, malgré leur opposition, le dogme républicain et le dogme libéral<br />

commencent à fonctionner comme un couple qui agirait de concert pour entériner le statu quo.<br />

Eric MAURIN. Je ne suis pas d'accord. Une partie des problèmes est spécifique à la France et pourrait être<br />

réglée par les politiques nationales. Les inégalités de statut dans l'emploi, par exemple, sont particulièrement<br />

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fortes en France. L'essentiel de l'ajustement de l'emploi porte sur l'insertion des jeunes au sortir de l'école. La<br />

société française est organisée autour d'inégalités statutaires, tout en arborant le langage de l'égalité. Cette<br />

donnée est spécifique à notre équation nationale et pourrait évoluer. Les éléments du malaise français n'ont<br />

pas tous à voir avec la mondialisation.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. La perte de volonté politique sur l'économie est un facteur important de la coupure<br />

avec les couches populaires. Les politiques donnent à l'opinion l'image d'une impuissance fondamentale. On<br />

a vu, avec les régimes communistes, les méfaits de l'économie administrée. Néanmoins, par un curieux<br />

renversement, beaucoup se sont mis à croire aux bienfaits mécaniques de la mondialisation et du libreéchangisme.<br />

Pour ma part, je suis favorable à un néoprotectionnisme européen renforcé. Les Etats-Unis n'ont<br />

aucun scrupule en la matière. Les politiques ont tenu en même temps des discours incohérents et en divorce<br />

avec la pratique. Je pense à François Mitterrand et à son tournant non assumé de la politique économique en<br />

1983 : «Nous avons changé de politique sans en changer vraiment.» Je pense à Jacques Chirac, qui s'est fait<br />

élire sur le thème de la «fracture sociale». «Langue de caoutchouc» et pouvoir informe sont des éléments<br />

clés du désarroi de la société. Si Nicolas Sarkozy a du succès dans l'opinion, c'est parce qu'avec la façon<br />

qu'on lui connaît, il donne l'image d'un homme politique qui tient un discours fort et cohérent. En même<br />

temps, il est en train de faire glisser le modèle républicain vers autre chose, à l'encontre de la culture<br />

politique française. Avec la discrimination positive envers les minorités «visibles», il ouvre la boîte de<br />

Pandore en aggravant la généralisation de la suspicion de discrimination et de racisme dans les rapports<br />

sociaux, l'hypertrophie des plaintes et des droits. C'est du pain bénit pour l'extrême droite.<br />

Pierre ROSANVALLON. Si l'idée républicaine peut devenir une réalité quotidienne, oui. Cependant, il ne<br />

faut pas que l'idéologie soit un frein à la pratique. La décision de Sciences-Po de recruter des élèves dans les<br />

ZEP ne concerne qu'une dizaine d'étudiants. Elle a pourtant donné lieu à un flot de réflexions théoriques hors<br />

de proportions. En France, une théorie générale de la République empêche des mini-expériences pratiques.<br />

Aujourd'hui, la République ne fonctionne pas comme une incitation à imaginer des pratiques courageuses,<br />

mais comme une espèce d'idéologie disqualifiante et qui est une excuse pour ne pas agir.<br />

Eric MAURIN. Il y a des discriminations une fois que les personnes sont constituées. Mais il y a surtout des<br />

inégalités dans les processus de constitution des personnes. En France, les tentatives pour réduire ces<br />

inégalités de fond (comme les ZEP) sont aujourd'hui remises en question comme n'ayant pas porté leurs<br />

fruits, alors qu'elles n'ont, en fait, pas été appliquées. L'enveloppe globale destinée aux ZEP est relativement<br />

faible. Une fois saupoudré sur 15 % des élèves, le surcroît d'effort éducatif par élève devient dérisoire. Sans<br />

compter que ce sont les enseignants les moins expérimentés qui se retrouvent le plus souvent en première<br />

ligne. Aux Pays-Bas, une école n'est pas aidée en fonction de son territoire, mais du public qui,<br />

effectivement, la fréquente, et le surcroît d'effort par enfant d'immigré va du simple au double. Nous avons<br />

du mal à passer à l'acte.<br />

Emmanuel TODD. Il faut faire attention aux comparaisons internationales. Les Pays-Bas sont très inquiets<br />

de constater que les enfants d'immigrés ne parlent pas néerlandais. Toute situation n'est pas comparable. Il<br />

faut traiter les problèmes français de façon ouverte en quittant le rêve de se débarrasser de la culture<br />

française.<br />

Eric MAURIN. Je n'ai pas le sentiment de quitter le rêve de la culture française en suggérant, par exemple,<br />

de conditionner les ressources des écoles au nombre d'enfants exemptés de payer la cantine.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. La question de la discrimination positive dans le domaine économico-social et<br />

scolaire mérite débat. Faisons attention aux effets de ghettoïsation. Tirons les leçons des ZEP. Il ne suffit pas<br />

de donner de l'argent, il faut trouver des formes nouvelles de rencontre entre les différentes catégories<br />

sociales. Mais avec la formule des «minorités visibles», on est en train de passer à une autre approche : la<br />

discrimination positive selon l'ethnie ou la couleur de peau ! Enfin, concernant l'Europe et la nation, je pense<br />

que l'Europe ne fonctionne pas comme un cadre d'identification, en particulier dans les banlieues. La gauche<br />

a trop rapidement mis de côté la question nationale et celle de l'articulation entre l'Europe et la nation. Je<br />

crois à une Europe où les nations restent un socle premier d'identification.<br />

Pierre ROSANVALLON. Il existe un fort décalage structurel entre les idéologies et les pratiques politiques,<br />

sociales et économiques, qui, seules, apporteront des solutions. En dix ans, 50 milliards d'euros ont été<br />

dépensés dans les zones urbaines sensibles, une somme absolument considérable, mais qui a été dépensée<br />

pour des structures, jamais pour des programmes et des personnes. Si l'on donnait à 100 lycées ou collèges<br />

des enveloppes permettant de retenir les meilleurs moyens, on aurait peut-être des résultats différents. Je<br />

crois qu'il n'existe pas de solutions identiques et générales. A investissement égal, les politiques de la ville en<br />

France ont produit moins d'effets qu'aux Etats-Unis, où il y a eu plus d'investissements sur des projets et des<br />

petites expériences locales. L'exemple des banlieues montre que les grandes réformes uniformisatrices et<br />

gérées du sommet ne permettent pas de trouver des solutions. Il faut favoriser des moyens décentralisés, mis<br />

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en oeuvre par les acteurs eux-mêmes, recréer des pôles de prise de parole et d'initiative. Combien<br />

d'associations de mères sont-elles aujourd'hui subventionnées ? Combien de crèches associatives existent<br />

dans les quartiers ? Ce n'est pas la surimpression d'un Etat plus puissant face à un individu désocialisé qui<br />

sera la solution. Nous avons là l'exemple le plus criant d'une mauvaise gestion d'un certain type de services<br />

publics.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. Le problème initial est celui de l'impuissance des politiques face à l'économique.<br />

Cela fait trente ans que nous sommes dans une situation de chômage de masse. Le problème n'est pas<br />

simplement économique et social. Dans sa dimension anthropologique, le travail est l'une des conditions<br />

indispensables pour retrouver l'estime de soi : il est un élément décisif de confrontation avec le réel, de<br />

l'apprentissage de la limite. Le discours généreux de la citoyenneté coupée du travail est une impasse. Les<br />

associations dites citoyennes sont devenues des accompagnatrices sociales du chômage de masse.<br />

Pierre ROSANVALLON. La gauche a été internationaliste pendant plus d'un siècle, par définition. Dans les<br />

années 80, elle a ressenti le moment de redonner une importance à l'idée de nation. Toutefois, il ne faudrait<br />

pas que le mot nation devienne le seul horizon producteur d'intégration, de citoyenneté et d'égalité. Le<br />

problème de la France n'est tout de même pas d'être trop multiculturelle et d'avoir des victimes au pouvoir !<br />

Ne projetons pas ce qui pourrait devenir des dangers sur ce qui serait déjà une réalité catastrophique.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. La question de l'érosion de l'autorité de la puissance publique n'est pas simplement<br />

un danger à venir, mais elle est bien là depuis trente ans ! Une partie de la gauche s'est convertie au<br />

multiculturalisme de façon angélique, sans en mesurer les effets, et il existe bien dans la société un climat<br />

délétère de victimisation qui est allé de pair avec l'impuissance compassionnelle de l'Etat. On peut critiquer<br />

les faiblesses du modèle républicain, mais n'oublions pas qu'à sa façon Sarkozy en amène un autre dont les<br />

effets ne peuvent, à mon sens, que renforcer le délitement du lien de citoyenneté. Le danger principal de<br />

Nicolas Sarkozy est qu'il tente de faire passer un modèle de vivre-ensemble qui heurte profondément la<br />

tradition républicaine de la société française, notamment avec la question des minorités visibles.<br />

Sarkozy, sauveur ou fauteur de troubles ?<br />

Emmanuel TODD. La question du rapport à l'autorité m'a beaucoup intéressé ces derniers temps. Si l'on<br />

s'intéresse au facteur déclenchant de la crise, le personnage de Nicolas Sarkozy a cessé d'être une image<br />

d'autorité. Le ministre de l'Intérieur a commis l'erreur de se mettre dans le groupe générationnel de ses<br />

interlocuteurs. Il est devenu, dans l'inconscient collectif des jeunes, le «voyou de Neuilly», agité plutôt que<br />

de droite. La première chose que l'on apprend aux professeurs qui vont enseigner dans ces banlieues est de ne<br />

jamais se mettre au niveau générationnel de leurs élèves. Par ailleurs, Sarkozy ne voit pas que les choix<br />

politiques et économiques doivent composer avec des tendances du fond anthropologique français. Il finira<br />

bien par découvrir que l'on ne peut pas gouverner la France contre ses valeurs.<br />

Eric MAURIN. Nicolas Sarkozy a fait une lecture des classes moyennes et populaires en prenant le parti<br />

d'incarner certaines fractions et certaines colères, celles qui se sont exprimées le 21 avril et lors du<br />

référendum. Le parti pris n'est pas celui de la réconciliation. Les divisions traversent les quartiers et les<br />

familles dans les quartiers. Nicolas Sarkozy mise sur la fraction des classes populaires menacée dans ses<br />

statuts et qui veut davantage de sécurité.<br />

Emmanuel TODD. J'ai le sentiment que les éditorialistes et les directeurs de grands médias surestiment<br />

énormément le degré de cohérence du projet du ministre de l'Intérieur. Il s'est mis au niveau de ses<br />

interlocuteurs, ne l'oublions pas. Si je cherchais du sens social à Nicolas Sarkozy, je le chercherais dans sa<br />

personnalité narcissique et exhibitionniste.<br />

Pierre ROSANVALLON. Les plus audibles, dans les débats d'aujourd'hui, sont les chefs de file des grandes<br />

idéologies : l'idéologie néolibérale, l'idéologie autoritaire et l'idéologie républicaine. Ce sont les champions<br />

du slogan et du schématisme. Or les «y a qu'à» ne suffiront pas.<br />

Jean-Pierre LE GOFF. Il faut tirer les leçons de ce qui s'est passé dans les années 80 avec la politique de la<br />

ville et des associations, avec sa logomachie, ses procédures insipides, son aspect guichet pour les<br />

subventions... Les associations jouent un rôle de traitement social du chômage, recréent des liens de<br />

solidarité, luttent contre l'échec scolaire, font vivre des quartiers... Ce n'est pas rien. Mais disons-le<br />

clairement : la politique de la ville, avec son tissu associatif, n'est pas la politique de l'emploi et ne peut lui<br />

servir de succédané. Il existe d'autre part une idéologie gauchisante minoritaire au sein du milieu associatif<br />

qui réduit l'histoire de notre pays à ses pages les plus sombres et renforce la mentalité victimaire des jeunes<br />

en présentant leur situation dans la continuité de celles faites aux esclaves et aux peuples colonisés. Cette<br />

idéologie travaille à l'encontre de l'intégration. La gauche démocratique doit s'en démarquer clairement. Sans<br />

nier les pages sombres de notre histoire, l'intégration implique la conscience des acquis de notre histoire et le<br />

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partage d'un patrimoine culturel commun. C'est dans ce cadre que l'éducation populaire peut retrouver un<br />

nouveau souffle.<br />

Pierre ROSANVALLON. La question n'est pas simplement celle de l'exclusion. La société française est un<br />

système généralisé d'inégalités. Elle fonctionne de façon globale à travers des mécanismes très fins et<br />

complètement disséminés de ségrégation et d'institution des différences y compris du point de vue scolaire et<br />

universitaire. Il n'y a qu'en France qu'existe encore le système des grandes écoles hiérarchisées, par exemple.<br />

La question des banlieues se pose à l'intérieur de cette société de la différence, de la ségrégation et de<br />

l'inégalité généralisée.<br />

Eric MAURIN. Nous sommes passés progressivement d'un monde industriel à une économie de services.<br />

Cette évolution a des conséquences profondes sur les relations que les classes sociales entretiennent entre<br />

elles. Les différentes fractions de classes sociales coexistaient et négociaient sur les lieux de travail.<br />

Aujourd'hui, dans l'économie de services, chaque fraction de classe sociale travaille sur des lieux différents,<br />

entretenant avec les autres des rapports médiatisés par le seul marché. Nous sommes passés d'une exogamie<br />

sur le lieu de travail à un monde où toutes les tensions endogamiques sont libérées. Cela me semble un<br />

facteur de fragmentation sociale beaucoup plus puissant que la piste de lecture que l'on essaie d'imposer :<br />

celle de la discrimination raciale ou ethnique. Il n'y a pas de discrimination raciale ou ethnique à l'école. Ce<br />

n'est pas la discrimination qui explique la disqualification massive des enfants de milieux pauvres.<br />

Pierre ROSANVALLON. Il y a quand même de la discrimination dans l'emploi et dans l'habitat.<br />

Eric MAURIN. La discrimination initiale reste avant tout économique. L'exemple emblématique de lutte<br />

antidiscrimination est aujourd'hui la discrimination positive pour l'entrée à Sciences-Po. Cette initiative est<br />

sans doute sympathique, mais valide implicitement l'hypothèse que l'entrée dans les grandes écoles est<br />

interdite aux enfants d'immigrés parce qu'ils ne sont pas blancs. C'est faux, le problème numéro un est<br />

ailleurs, c'est la pauvreté. Qui, parmi les enfants de milieux populaires ayant eu une mention au bac à<br />

Roubaix, peut financer des études à Sciences-Po à Paris ? Les enfants des classes populaires de Roubaix<br />

n'ont pas les moyens de venir étudier à Paris, ni ceux de répondre à armes égales avec les enfants de la<br />

bourgeoisie parisienne à une épreuve de culture générale au concours d'entrée à Sciences-Po.<br />

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Some politically incorrect reflexions on violence in France<br />

Slavoj Zizek, lundi 21 novembre <strong>2005</strong><br />

Two parallels are often evoked apropos the recent violent outbursts in France : the New Orleans looting after<br />

Katrina hurricane and May 68. In spite of significant differences, lessons can be drawn from both parallels.<br />

With regard to New Orleans, the Paris fires had a sobering effect on those European intellectuals who used<br />

New Orleans to emphasize the advantage of the European welfare state model over the US wild capitalism -<br />

now we know it can happen here also. Those who attributed the New Orleans violence to the lack of<br />

European-style solidarity are no less wrong than the US free-market liberals who now gleefully returned the<br />

blow and pointed out how the very rigidity of state interventions which limit market competition and its<br />

dynamics prevented the economic rise of the marginalized immigrants in France (in contrast to the US where<br />

many immigrant groups are among the most successful). On the other hand, what strikes the eye with regard<br />

to May 68 is the total absence of any positive utopian prospect among the protesters : if May 68 was a revolt<br />

with a utopian vision, the recent revolt was just an outburst with no pretense to any kind of positive vision -<br />

if the commonplace that "we live in a post-ideological era" has any sense, it is here. Is this sad fact that the<br />

opposition to the system cannot articulate itself in the guise of a realistic alternative, or at least a meaningful<br />

utopian project, but only as a meaningless outburst, not the strongest indictment of our predicament ? Where<br />

is here the celebrated freedom of choice, when the only choice is the one between playing by the rules and<br />

(self-)destructive violence, a violence which is almost exclusively directed against one’s own - the cars<br />

burned and the schools torched were not from rich neighborhoods, but were part of the hard-won acquisitions<br />

of the very strata from which protesters originate. The first conclusion to be drawn is thus that both<br />

conservative and liberal reactions to the unrests clearly fail. The conservatives emphasize the Clash of<br />

Civilizations and, predictably, Law and Order : immigrants should not abuse our hospitality, they are our<br />

guests, so they should respect our customs, our society has the right to safeguard its unique culture and way<br />

of life ; plus there is no excuse for crimes and violent behavior, what the young immigrants need is not more<br />

social help, but discipline and hard work... Leftist liberals, no less predictably, stuck to their old mantra about<br />

neglected social programs and integration-efforts which are depriving the younger generation of immigrants<br />

of any clear economic and social prospect, thus leaving them violent outbursts as they only way to articulate<br />

their dissatisfaction... As Stalin would have put it, it is meaningless to debate which reaction is worse : they<br />

are BOTH worse, inclusive of the warning, formulated by both sides, about the real danger of these outbursts<br />

residing in the easily predictable racist REACTION of the French populist crowd to them. So what can a<br />

philosopher do here ? One should bear in mind that the philosopher’s task is not to propose solutions, but to<br />

reformulate the problem itself, to shift the ideological framework within which we hitherto perceived the<br />

problem. Perhaps, a good point to start with would be to put the recent outbursts into the series they build<br />

with two other types of violence that the liberal majority today perceives as a threat to our way of life : (1)<br />

direct "terrorist" attacks (of suicide bombers) ; (2) Rightist Populist violence ; (3) suburban juvenile<br />

"irrational" outbursts. A liberal today worries about these three disturbances of his daily life : terrorist<br />

attacks, juvenile violence, Rightwing Populist pressures. The first step in the analysis is to confront each of<br />

these modes with its counter-violence : the counter-pole to "terrorist" attacks is the US military neo-colonial<br />

world-policing ; the counter-pole to Rightist Populist violence is the Welfare State control and regulation ;<br />

the counter-pole to the juvenile outbursts is the anonymous violence of the capitalist system. In all three<br />

cases, violence and counter-violence are caught in a deadly vicious cycle, each generating the very opposite<br />

it tries to combat. Furthermore, what all three modes share, in spite of their fundamental differences, is the<br />

logic of a blind passage à l’acte : in all three cases, violence is an implicit admission of impotence. A<br />

standard Hollywood action film is always a lesson in it. Towards the end of Andrew Davis’s The Fugitive,<br />

the innocent-persecuted doctor (Harrison Ford) confronts at a large medical convention his colleague<br />

(Jeroem Kraabe), accusing him that he falsified medical data on behalf of a large pharmaceutical company.<br />

At this precise point, when one would expect that the shift would focus on the company - the corporate<br />

capital - as the true culprit, Kraabe interrupts his talk, invited Ford to step aside, and then, outside the<br />

convention hall, they engage in a passionate violent fight, beating each other till their faces are red of blood.<br />

The scene is telltale in its openly ridiculous character, as if, in order to get out of the ideological mess of<br />

playing with anti-capitalism, one has to do a move which renders directly palpable the cracks in the<br />

narrative. Another aspect is here the transformation of the bad guy into a vicious, sneering, pathological<br />

character, as if psychological depravity (which accompanies the dazzling spectacle of the fight) should<br />

replace the anonymous non-psychological drive of the capital : the much more appropriate gesture would<br />

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have been to present the corrupted colleague as a psychologically sincere and privately honest doctor who,<br />

because of the financial difficulties of the hospital in which he works, was lured into swallowing the bait of<br />

the pharmaceutical company. The Fugitive thus provides a clear version of the violent passage à l’acte<br />

serving as a lure, a vehicle of ideological displacement. A step further from this zero-level of violence is<br />

found in Paul Schrader’s and Martin Scorcese’s Taxi Driver, in the final outburst of Travis (Robert de Niro)<br />

against the pimps who control the young girl he wants to save (Jodie Foster). Crucial is the implicit suicidal<br />

dimension of this passage à l’acte : when Travis prepares for his attack, he practices in front of the mirror the<br />

drawing of the gun ; in what is the best-known scene of the film, he addresses his own image in the mirror<br />

with the aggressive-condescending "You talkin’ to me ?". In a textbook illustration of Lacan’s notion of the<br />

"mirror stage," aggressivity is here clearly aimed at oneself, at one’s own mirror image. This suicidal<br />

dimension reemerges at the end of the slaughter scene when Travis, heavily wounded and leaning at the wall,<br />

mimics with the forefinger of his right hand a gun aimed at his blood-stained forehead and mockingly<br />

triggers it, as if saying "The true aim of my outburst was myself." The paradox of Travis is that he perceives<br />

HIMSELF as part of the degenerate dirt of the city life he wants to eradicate, so that, as Brecht put it apropos<br />

of revolutionary violence in his The Measure Taken, he wants to be the last piece of dirt with whose removal<br />

the room will be clean. Far from signaling an imperial arrogance, such "irrational" outbursts of violence -<br />

one of the key topics of American culture and ideology - rather stand for an implicit admission of<br />

impotence : their very violence, display of destructive power, is to be conceived as the mode of appearance<br />

of its very opposite - if anything, they are exemplary cases of the impotent passage à l’acte. As such, these<br />

outbursts enable us to discern the hidden obverse of the much-praised American individualism and selfreliance<br />

: the secret awareness that we are all helplessly thrown around by forces out of our control. There is<br />

a wonderful early short story by Patricia Highsmith, "Button," about a middle-class New Yorker who lives<br />

with a mongoloid 9-years old son who babbles meaningless sounds all the time and smiles, while saliva is<br />

running out of his open mouth ; one late evening, unable to endure the situation, he decides to take a walk on<br />

the lone Manhattan streets where he stumbles upon a destitute homeless beggar who pleadingly extends his<br />

hand towards him ; in an act of inexplicable fury, the hero beats the beggar to death and tears off from his<br />

jacket a button. Afterwards, he returns home a changed man, enduring his family nightmare without any<br />

traumas, capable of even a kind smile towards his mongoloid son ; he keeps this button all the time in the<br />

pocket of his trousers - a remainder that, once at least, he did strike back against his miserable destiny.<br />

Highsmith is at her best when even such a violent outburst fails, as in what is arguably her single greatest<br />

achievement, Those Who Walk Away : in it, she took crime fiction, the most "narrative" genre of them all,<br />

and imbued it with the inertia of the real, the lack of resolution, the dragging-on of the "empty time," which<br />

characterize the stupid factuality of life. In Rome, Ed Coleman tries to murder Ray Garrett, a failed painter<br />

and gallery-owner in his late 20s, his son-in-law whom he blames for the recent suicide of his only child,<br />

Peggy, Ray’s wife. Rather than flee, Ray follows Ed to Venice, where Ed is wintering with Inez, his<br />

girlfriend. What follows is Highsmith’s paradigmatic agony of the symbiotic relationship of two men who<br />

are inextricably linked to each other in their very hatred. Ray himself is haunted by a sense of guilt for his<br />

wife’s death, so he exposes himself to Ed’s violent intentions. Echoing his death wish, he accepts a lift from<br />

Ed in a motor-boat ; in the middle of the lagoon, Ed pushes Ray overboard. Ray pretends he is actually dead<br />

and assumes a false name and another identity, thus experiencing both exhilarating freedom and<br />

overwhelming emptiness. He roams like a living dead through the cold streets of wintry Venice when... We<br />

have here a crime novel with no murder, just failed attempts at it : there is no clear resolution at the novel’s<br />

end - except, perhaps, the resigned acceptance of both Ray and Ed that they are condemned to haunt each<br />

other to the end. Today, with the global American ideological offensive, the fundamental insight of movies<br />

like John Ford’s Searchers and Taxi Driver is more relevant than ever : we witness the resurgence of the<br />

figure of the "quiet American," a naïve benevolent agent who sincerely wants to bring to the Vietnamese<br />

democracy and Western freedom - it is just that his intentions totally misfire, or, as Graham Greene put it : "I<br />

never knew a man who had better motives for all the trouble he caused." Freud was thus right in his prescient<br />

analysis of Woodrow Wilson, the US president who exemplifies American humanitarian interventionist<br />

attitude : the underlying dimension of aggressivity could not escape him. The key event of John O’Hara’s<br />

Appointment in Samarra (1934) occurs at a Christmas dinner party at the Lantenengo Country Club, where<br />

the novel’s tragic hero, 29 year-old Julian English, a wealthy and popular car dealership owner, throws a<br />

drink in the face of Harry Reilly, the richest man in town. Because of this, he becomes embroiled in the<br />

middle a serious social scandal, and it seems nothing will right it - the novels ends with Julian’s pitiful<br />

suicide in a car. As Julian claims in the ensuing conflict over the drink throwing, he did not do it because<br />

Harry is the richest man in town, nor because he is a social climber, and certainly not because he is Catholic -<br />

and yet all these reasons do play a part in his violent passage a l’acte. In the ensuing flashback, Julian<br />

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emembers the times when his youth gang would play Ku Klux Klan, after having seen ’Birth of a Nation’,<br />

their distrust of Jews, etc. In Hollywood of the last two decades, there are numerous examples of such<br />

impotent "strikings out," from Russell Banks’ Affliction to John Sayles’ The Lone Star. The Lone Star<br />

provides a unique insight into the twists of the "Oedipal" dynamics. In a small Texas border town, a long<br />

dead body is discovered, he body of Wade, a cruel and utterly corrupted sheriff who mysteriously<br />

disappeared decades ago. The present sheriff who pursues the investigation is the son of the sheriff who<br />

replaced Wade and is celebrated by the city as a hero who brought order and prosperity to it ; however, since<br />

Wade disappeared just after a public conflict with the sheriff who replaced him, all signs seem to indicate<br />

that Wade was killed by his successor. Driven by a properly Oedipal hatred, the present sheriff thus tries to<br />

undermine the myth of his father by way of demonstrating that his rule was based on murder. Here, we<br />

encounter the first surprise : we are dealing with three, not two, generations. Wade (superbly played by Kris<br />

Kristofferson) is a kind of Freudian "primordial father," an obscene and cruel master of the city who violates<br />

every law, simply shooting people who do not pay him ; the hero’s father crime should thus be a lawfounding<br />

crime, the excess - the illegal killing of a corrupted master - which enabled the rule of law.<br />

However, what we learn at the film’s end is that the crime was not committed by the hero’s father : while<br />

innocent of the murder of Wade, he brought corruption to a more "civilized" level, replacing the outright<br />

brutal corruption of his "larger-than-life" predecessor with a corruption entwined with business interests (just<br />

"fixing" things here and there, etc.). And it is in these replacement of the big "ethical" founding crime with<br />

small corruption that resides the finesse of the film : the hero who wanted to unearth the big secret of his<br />

father’s founding crime, learns that, far from being a heroic figure whose illegal violence grounded the rule<br />

of law, his father was just a successful opportunist like others... Consequently, the final message of the film<br />

is "Forget the Alamo !" (the film’s last words of dialogue) : let us abandon the search for big founding events<br />

and let bygones be bygones. The key to the film’s underlying libidinal economy resides in the duality<br />

between the hero’s father (the law-and-order figure) and Wade, the obscene primordial father, the libidinal<br />

focus of the film, the figure of excessive enjoyment whose murder is the film’s central event - and does the<br />

hero’s obsession with unmasking the guilt of his father not betray his deep solidarity with the obscene figure<br />

of Wade ? Clint Eastwood’s Mystic River stands out here because of the unique twist it gives to such violent<br />

passages à l’acte. When they were kids growing up together in a rough section of Boston, Jimmy Markum<br />

(Sean Penn), Dave Boyle (Tim Robbins) and Sean Devine (Kevin Bacon) spent their days playing stickball<br />

on the street. Nothing much out of the ordinary ever happened, until a moment’s decision drastically altered<br />

the course of each of their lives forever. This primordial, »founding,« act of violence that sets in motion the<br />

cycle is the kidnapping and serial raping of the adolescent Dave, accomplished by the local policeman on<br />

behalf of a priest - two persons standing for the two key state apparatuses, police and church, the repressive<br />

one and the ideological one, "the Army and the Church" mentioned by Freud in his Crowd Psychology and<br />

the Analysis of the Ego. Today, twenty-five years later, the three find themselves thrust back together by<br />

another tragic event : the murder of Jimmy’s 19-year-old daughter. Now a cop, Sean is assigned to the case,<br />

while, in the wake of the sudden and terrible loss of his child, Jimmy’s mind becomes consumed with<br />

revenge. Caught up in the maelstrom is Dave, now a lost and broken man fighting to keep his demons at bay.<br />

As the investigation creeps closer to home, Dave’s wife Celeste becomes consumed by suspicion and fear,<br />

and finally tells about it to Jimmy. As the frustrated acting out, twice a murder occurs : Dave kills a man<br />

engaged in homosexual activity with a boy in a car ; Jimmy kills Dave, convinced that he murdered his<br />

daughter. Immediately afterwards, Jimmy is informed by Sean that the police found the true killer - he killed<br />

a wrong man, his close friend. The movie ends with a weird scene of family redemption : Jimmy’s wife,<br />

Annabeth, draws her family tight together in order to weather the storm. In a long pathetic speech, she<br />

restores Jimmy’s self-confidence by praising him as the strong and reliable head of the family, always ready<br />

to do the necessary tough things to protect the family haven. Although this symbolic reconciliation, this<br />

Aufhebung of the catastrophe of killing the wrong man, superficially succeeds (the last scene of the film<br />

shows Penn’s family watching the Irish parade, restored as a "normal" family), it is arguably the strongest<br />

indictment of the redemptive power of family ties : the lesson of the film is not that "family ties heal all<br />

wounds," that family is a safe haven enabling us to survive the most horrendous traumas, but, quite the<br />

opposite, that family is a monstrous ideological machine making us blind for the most horrendous crimes we<br />

commit. Far from bringing any catharsis, the ending is thus an absolute anti-catharsis, leaving us, spectators,<br />

with the bitter taste that nothing was really resolved, that we are witnessing an obscene travesty of the ethical<br />

core of family. (The only similar scene that comes to mind is the finale of John Ford’s Fort Apache, in which<br />

John Wayne praises to the gathered journalists the noble heroism of Henry Fonda, a cruel general who died<br />

in a meaningless attack on the Indians.) And, perhaps, this is all we can do today, in our dark era : to render<br />

visible the failure of all attempts at redemption, the obscene travesty of every gesture of reconciling us with<br />

191


the violence we are forced to commit. Perhaps, Job is the proper hero today : the one who refuses to find any<br />

deeper meaning in the suffering he encounters.<br />

192


La république et sa bête<br />

A propos des émeutes dans les banlieues de France<br />

par Achille Mbembe, 19 novembre <strong>2005</strong><br />

http://fr.allafrica.com/stories<br />

La France est un vieux pays fier de ses traditions et de son histoire. Sans son apport sur le plan de la<br />

philosophie, de la culture, de l’art et de l’esthétique, notre monde serait sans doute plus pauvre en esprit et en<br />

humanité. Voilà le côté limpide, presque cristallin de son identité.<br />

La Bête et sa face nocturne<br />

Malheureusement, la vieillesse à elle seule ne rend, ni les peuples, ni les États nécessairement plus<br />

raisonnables. En fait, chaque vieille culture cache toujours, derrière le masque de la raison et de la civilité,<br />

une face nocturne – un énorme réservoir d’obscures pulsions qui, à l’occasion, peuvent s’avérer meurtrières.<br />

En Occident, le point de fixation de cette face nocturne et de ce réservoir de pulsions a toujours été la race –<br />

cette Bête dont la république française, dans son souci parfois aveugle d’universalité, a toujours refusé, pas<br />

toujours à tort, d’admettre l’existence. Parlant précisément de la race, la philosophe juive Hannah Arendt<br />

avait raison de proclamer qu’elle représentait l’ultime frontière au-delà de laquelle le politique en tant que tel<br />

n’avait, strictement parlant, plus aucun sens. N’avait-elle pas vu comment l’Allemagne, dans les années<br />

1930-1940, mit en place des camps de concentration dans le but d’en finir une fois pour toutes avec « la<br />

question juive ». La France, heureusement, n’en est pas là.<br />

Ceci dit, le jeu de cache-cache qu’elle n’a cessé d’entretenir avec la Bête depuis le début des années quatrevingt<br />

risque, à très moyen terme, de lui sauter à la figure. Peut-être plus que d’autres pays européens, elle fait<br />

aujourd’hui l’expérience d’une double crise – crise de l’immigration (sous la figure de l’étranger) et crise de<br />

la citoyenneté, les deux se nourrissant désormais l’une de l’autre. À la faveur de cette crise, la face nocturne<br />

de la république, fouettée en très grande partie par le « le pénisme » et relayée par le « sarkozysme », petit à<br />

petit se dévoile. On peut l’apercevoir à travers la banalisation du racisme d’État qui, de tous temps, a<br />

constitué la face honteuse – et pour cela soigneusement voilée - de la démocratie française. La Bête, que<br />

dans l’ordre de la démagogie l’on déployait de préférence à l’encontre des étrangers, aujourd’hui se retourne<br />

contre le corps politique lui-même et menace de le diviser en « Français de pure souche » et « Français pas<br />

tout à fait comme les autres ».<br />

Comme toujours, dans les cas d’urgence, on sacrifie au « présentisme » et l’on tend à oublier les causes<br />

profondes. Pendant longtemps, les rapports de la France avec l’Afrique noire et arabe ont servi d’exutoire à<br />

ce racisme d’État – paternaliste et commode dans sa version postcoloniale, monstrueux quand il le fallait,<br />

comme lors de la guerre d’Algérie. Tapie sous la pénombre a donc toujours été la Bête. Pendant un temps, on<br />

ne pouvait la voir très clairement qu’à la lumière de la politique africaine menée, dans une parfaite<br />

continuité, par les différents régimes qui se sont succédés en France depuis 1960.<br />

On peut se demander quel rapport les émeutes dans les banlieues de Paris ont avec l’Afrique. C’est oublier<br />

que la politique menée pendant plusieurs années par la France dans ce continent est, en très grande partie,<br />

responsable de la double crise de l’étranger et du citoyen dont les flambées actuelles de violence dans les<br />

cités sont l’expression. Après tout, qu’il existe tant de citoyens français d’origine africaine parqués dans les<br />

ghettos est le résultat direct de la colonisation de parties de l’Afrique sub-saharienne et du Maghreb par la<br />

France au XIXe siècle. Avant la colonisation, il y eut la Traite des esclaves – d’où l’existence des Antillais,<br />

des Guadeloupéens, et de bien d’autres. L’accélération des mouvements migratoires en direction de la France<br />

est, elle aussi, le produit direct de cette longue histoire. Mais de manière plus décisive, l’afflux d’immigrants<br />

illégaux en provenance des pays d’ancienne colonisation française est l’une des conséquences de l’appui<br />

multiforme que n’ont cessé d’apporter les gouvernements français aux élites prédatrices indigènes en charge<br />

de pays qu’elles n’ont pas cessé de saccager et d’appauvrir depuis les indépendances.<br />

Dans une large mesure, la France est en train de récolter, chez elle, ce qu’elle a cru pouvoir semer ailleurs,<br />

dans l’irresponsabilité. Cela fait un moment que l’on demande à la république de prendre au sérieux la<br />

193


question des mémoires plurielles. Des efforts relativement tardifs ont été accomplis dans le sens d’une prise<br />

en charge symbolique de l’esclavage et de son abolition. La « fracture coloniale » reste, quant à elle, béante.<br />

Nul ne voulant entendre parler de politiques de discrimination positive, la restauration de l’ordre public dans<br />

les banlieues sera nécessairement effectuée par des policiers blancs pourchassant des jeunes gens de couleur<br />

dans les rues des cités. Entre-temps, un projet de loi célébrant l’œuvre « civilisatrice » et coloniale a été<br />

adopté au Parlement.<br />

Il est, en effet, bon de tenir tête aux Etats-Unis lorsque ces derniers foulent aux pieds un droit international<br />

que très peu d’États respectent au demeurant. Encore faut-il, dans ses propres rapports avec les plus faibles,<br />

les plus vulnérables et les plus dépendants, montrer l’exemple. Or, de ce point de vue, la conduite de la<br />

France vis-à-vis de ses minorités est comparable à sa conduite en Afrique depuis la fin des colonisations<br />

directes : tout sauf éthique. Depuis 1960, la politique africaine de la France contredit radicalement tout ce<br />

que la France prétend représenter et l’idée qu’elle se fait d’elle-même, de son histoire et de son destin dans le<br />

monde.<br />

Entre la France et l’Afrique, il n’existe plus aucun rapport d’attraction mutuelle. Exécration et rejet semblent<br />

désormais caractériser cette vieille relation jugée, de chaque côté, plus que jamais abusive.<br />

Géographie de l’infamie<br />

En Afrique francophone notamment, l’hostilité, voire la sourde haine des nouvelles générations à l’égard de<br />

la France et de ce qu’elle représente ne font que s’aggraver. Dans toutes les grandes métropoles, la colère<br />

monte au détour de chaque incident, aussi insignifiant soit-il. Le paradoxe est que l’anti-francisme est en<br />

train de prospérer au moment même où les signes sinon d’un réel désengagement, du moins d’une large<br />

indifférence de l’ancienne puissance coloniale à l’égard de ses ex-protégés se multiplient.<br />

Des nombreux points d’ancrage de cette tension, deux en particulier risquent de conduire à un immense<br />

gâchis dans le court terme. Le premier a trait à la politique d’immigration et au traitement infligé aux<br />

réfugiés et autres Africains qui séjournent illégalement en France. Le deuxième – corollaire du premier - a<br />

trait à la politique de « pacification » des banlieues où vivent, pour l’essentiel, les citoyens français d’origine<br />

africaine ou les descendants d’esclaves africains devenus, par la force des circonstances, des citoyens<br />

français.<br />

L’on est tous au courant du durcissement en cours et qui s’est traduit, récemment, par la multiplication des<br />

rafles sur les trottoirs des villes, dans les lycées ou au sortir du métro. L’on a entendu parler des évictions.<br />

Des familles, des enfants scolarisés, des célibataires à qui on ne proposait que quelques nuits à l’hôtel ont été<br />

jetés dans la rue. Chaque jour, sur l’ensemble du territoire français, des milliers de gens de couleur sont<br />

systématiquement contrôlés sans raison apparente. En certains cas, résultat de la logique du rapport de force<br />

et du harcèlement permanent, il commence à y avoir des morts. L’on est également au courant de la<br />

généralisation des camps visant à mettre à l’écart les étrangers en situation irrégulière, puis à les refouler,<br />

souvent manu militari, vers leurs lieux d’origine. Ou encore des pratiques d’externalisation – c’est-à-dire<br />

l’exportation, au-delà des frontières de l’Union Européenne et la sous-traitance, par des pays sousdéveloppés,<br />

de la responsabilité de la gestion et de la protection des réfugiés moyennant une augmentation de<br />

« l’aide au développement ».<br />

Camps-frontières situés à proximité des aéroports, des ports et des gares internationales, zones dites<br />

d’attente, centres locaux dits de rétention, camps pour étrangers, centres de « dépôt » des étrangers – peu<br />

importe désormais la nomenclature. Des juges font état du fait que les préfectures leur présentent chaque jour<br />

des étrangers pour prolongation de la rétention alors même qu’il n’y a plus de places dans les centres.<br />

L’ensemble du territoire hexagonal est désormais maillée par toute une géographie de l’infamie, de Bordeaux<br />

à Calais-Coquelle ; de Strasbourg à Hendaye ; de Lille, Lyon, Marseille, Nantes à Nice, Bobigny, Le Mesnil-<br />

Amelot ; de Roissy, Nanterre, Versailles, Vincennes à Rivesaltes, Rouen, Sète, Toulouse ; de Dunkerque,<br />

Lyon-Saint Exupéry, Saint-Nazaire à La Rochelle, Toulon, et ainsi de suite.<br />

De l’autre côté de l’Atlantique, tout le monde est au courant des humiliations auxquelles font<br />

quotidiennement face de nombreux Africains cherchant à obtenir un visa pour la France dans les consulats<br />

d’Afrique – exception faite des bureaux d’Afrique du Sud. L’arbitraire des méthodes utilisées dans les<br />

194


consulats se situent en droite ligne de celles dont usait autrefois la colonisation, lorsque chaque « petit roi de<br />

la brousse » avait l’habitude d’agir à sa guise.<br />

Triple logique du contrôle, du filtrage et du refoulement donc, avec son cortège de brutalités, de sévices<br />

physiques et de violences morales appliquées, une fois de plus, comme aux temps de l’esclavage, sur le corps<br />

nègre – la différence étant qu’en lieu et place du bateau, l’instrument privilégié est, aujourd’hui, le charter.<br />

Palestinisation ?<br />

Des traitements et formes d’humiliation qui n’étaient autrefois tolérés que dans les colonies refont<br />

aujourd’hui leur apparition en pleine métropole où ils sont appliqués, lors des rafles ou des descentes dans<br />

les banlieues, non seulement aux étrangers, migrants illégaux et réfugiés, mais de plus en plus, à des citoyens<br />

français d’origine africaine ou descendant des anciens esclaves africains.<br />

En d’autres termes, la conjonction est en train de s’opérer entre, d’une part, les modes coloniaux de contrôle,<br />

de traitement et de séparation des gens ; de l’autre, le traitement des hommes et femmes jugés indésirables<br />

sur le territoire français ; et enfin le traitement de citoyens considérés de seconde zone pour la simple raison<br />

qu’ils ne sont, ni des « Français de souche », ni des Français de « race blanche ».<br />

Que l’on soit arrivé à ce point n’est pas fortuit. Au cours des dix dernières années, on n’a pas seulement<br />

fabriqué des représentations de l’étranger, du migrant et du réfugié qui font de ces derniers une menace à la<br />

sécurité nationale. On a également produit des législations qui, parce qu’elles violent si manifestement les<br />

lois communes, s’inspirent à bien des égards du Code de l’Indigénat sous la colonisation. Au détour de la<br />

lutte contre le droit d’asile, l’immigration illégale et le terrorisme, la sphère du droit a été envahie par des<br />

conceptions guerrières de l’ordre juridique. Ces conceptions guerrières ont, en retour, provoqué une nette<br />

résurgence du racisme d’État dont on sait qu’il était l’une des pierres angulaires de l’ordre colonial.<br />

Le droit est désormais utilisé, non comme un outil pour rendre justice et pour garantir les libertés, mais<br />

comme l’artifice qui autorise le recours sinon à la violence extrême, du moins l’exposition des populations<br />

les plus vulnérables et les plus démunies à des moyens exceptionnels de répression. Ces moyens présentent<br />

l’avantage de pouvoir être employés de façon rapide, arbitraire, presque irresponsable. Pour contrôler les flux<br />

migratoires, on a procédé à une parcellisation de l’administration de la justice.<br />

Comme à l’époque coloniale, le droit lui-même est désormais fragmenté. On se retrouve aujourd’hui en<br />

France avec des législations qui ne s’appliquent qu’à certaines « espèces humaines ». Ces législations<br />

édictent des infractions propres aux « espèces humaines » qu’elles visent en même temps qu’elles accordent<br />

aux autorités chargées de leur application des pouvoirs exceptionnels et dérogatoires au droit commun. Les<br />

délits invoqués au titre de ces lois ne peuvent l’être que contre ces « espèces humaines » particulières. Le<br />

régime des sanctions appliquées au titre de ces délits est, lui aussi, particulier puisque soustrait au droit<br />

commun.<br />

Le Code de l’Indigénat avait été élaboré dans le cadre du gouvernement des colonies. Le gouvernement des<br />

colonies était, dans sa nature même, un gouvernement d’exception fondé sur le racisme d’État. Ici, la<br />

fonction du droit était précisément de multiplier, de banaliser, puis de généraliser les situations de non-droit<br />

et de les étendre à toutes les sphères de la vie quotidienne des gens de races jugées inférieures. Le<br />

rapatriement, vers la Métropole, de la philosophie juridique sous-jacente au Code de l’Indigénat – et du<br />

racisme d’État qui en était le corollaire - est en cours. Cette philosophie juridique est prétendument déployée<br />

dans la lutte contre les catégories de personnes jugées indésirables sur le territoire français (immigrants<br />

illégaux, sans-papiers, réfugiés).<br />

Mais l’on sait bien que depuis plusieurs années, l’on fait croire à la population française que les banlieues<br />

constituent une menace directe à leur style de vie et à leurs valeurs les plus chères. À gauche comme à droite,<br />

on veut croire qu’on ne pourra refonder le lien social dans les cités qu’en faisant, d’une part, des problèmes<br />

de l’immigration et d’intégration des problèmes de sécurité et, d’autre part, en érigeant la laicité en police et<br />

de la religion et de ce que l’on appelle avec dédain le communautarisme.<br />

195


Or, à partir du moment où l’on définit la banlieue comme habitée non par des sujets moraux à part entière,<br />

mais par une masse indistincte que l’on peut disqualifier sommairement (sauvageons, racaille, voyous et<br />

délinquants, caïds de l’économie parallèle) ; et à partir du moment où on l’érige comme comme le front<br />

intérieur d’une nouvelle guerre planétaire (à la fois culturelle, religieuse et militaire) dans laquelle se joue<br />

l’identité même de la république, la tentation est grande de vouloir appliquer, aux catégories les plus<br />

vulnérables de la société française, des méthodes coloniales tirées des leçons de la guerre des races.<br />

Toutes proportions gardées, les images de centaines de policiers blancs armés, en train de pourchasser ou de<br />

procéder à l’arrestation de jeunes « gens de couleur » dans les quartiers urbains de la France en plein XXIe<br />

siècle ne sont pas sans rappeler ce qui se passait dans les ghettos des villes du nord des Etats-Unis et, surtout,<br />

dans le Sud du pays il y a plus de quarante ans. Les mêmes images font remonter à la mémoire les<br />

événements survenus plus récemment encore, dans les townships d’Afrique du Sud, au cours de la décennie<br />

1970-1980. Mais plus que le Sud des Etats-Unis, les ghettos nord-américains et les townships d’Afrique du<br />

Sud, les jets de pierre et autres violences par le feu dans les banlieues de Paris font, de façon subliminale,<br />

écho aux flammes et à la fumée qui monte des camps de réfugiés de la Palestine.<br />

Au demeurant, le vocabulaire du « nettoyage au Karcher » et de la « chasse à la racaille » utilisé par certains<br />

parlementaires et par de très hauts représentants de l’État ne fait qu’encourager de tels rapprochements. Si<br />

l’on n’y prend garde, poussée aux extrêmes, la logique du rapport de force peut facilement déboucher sur une<br />

« palestinisation » des cités, dans le droit fil de l’idéologie coloniale de la guerre des races. Tel est, quant au<br />

fond, le grave danger qui menace la société et la démocratie française – et, au-delà, l’Europe du XXIe siècle<br />

aux prises, une fois de plus, avec sa Bête - le problème de la race auquel vient s’ajouter celui de la religion.<br />

Comme on le voit ailleurs, du point de vue de la loi, la ‘palestinisation » tend généralement à faire de<br />

l’exception la norme tout en prétendant, soit faire naître, soit faire régner l’ordre et la justice par la terreur.<br />

Ce faisant, cette logique finit toujours par faire de la loi l’instrument d’un semblant d’ »ordre » et d’une<br />

pseudo-justice caractéristiques de « l’état d’exception », c’est-à-dire productrices d’un état de non-droit pour<br />

les plus vulnérables et d’un état de désordre et d’insécurité généralisée pour tous.<br />

Est-ce vraiment la direction que veut prendre ce vieux pays qui a tant apporté au monde sur le plan de la<br />

philosophie, de la culture, des arts et de l’esthétique et qui, ce faisant, en a tant enrichi l’esprit ?<br />

Achille Mbembé<br />

196


Diagnostic sur nos peurs et torpeurs<br />

Paul Thibaud, Le Monde 18 novembre <strong>2005</strong><br />

Devant les déprédations dans les banlieues, l'attention se porte sur le "terrain" et ses particularités. On<br />

postule une étrangeté des lieux et des gens avec lesquels il faudrait renouer des liens, établir des "médiations"<br />

en s'aidant de la police de proximité, des "associations" (dont on s'est mis à attendre des miracles), voire des<br />

représentations communautaires.<br />

Pourtant cette "flambée" renvoie à la crise, et même à la panne des grands instruments de circulation, de<br />

coopération, d'intercompréhension que sont l'école, le travail, la ville. Ce qui veut dire que ce sont les<br />

moyens de "faire société" qui sont en cause. Face à cette situation, le danger est évidemment de verser de<br />

l'huile où ça grince, de rajouter de l'écoute et de la bonne volonté en ignorant le dysfonctionnement de<br />

l'ensemble. Cela fait des années (depuis qu'ils ont baissé les bras devant le chômage) que nos gouvernements<br />

ne savent que réagir et non plus agir, qu'ils ont perdu le goût et le sens de l'avenir qui leur donnerait l'autorité<br />

de trier et de rationaliser les demandes sociales. Que l'Etat et la société soient dans une spirale d'impuissance<br />

et d'irresponsabilité, la situation du budget suffit à le montrer.<br />

Depuis vingt-cinq ans, toute l'augmentation des dépenses est allée à des actions palliatives, aux allocations et<br />

aux mesures ponctuelles que l'on a entassées pour rendre supportable un non-emploi massif et irrémédiable.<br />

L'Etat actif pour préparer l'avenir a été remplacé par un Etat réactif distributeur de consolations. Ce désarroi<br />

de la "gouvernance" a eu des effets destructeurs. L'inefficacité publique qui pèse d'abord sur les nouveaux<br />

venus, dépourvus de ressources propres, matérielles et culturelles, les autres la ressentent aussi : ils se<br />

protègent et se replient par crainte de la précarité montante.<br />

Les constatations inquiètes, les admonestations fustigeant l'inconscience commune n'ont pas manqué, mais<br />

elles n'ont pas rompu le lourd découragement qui semble attacher la France à des conduites d'impuissance.<br />

Ces critiques, au lieu de préparer à l'action, ont souvent tourné au réquisitoire contre la culture nationale. La<br />

France n'arrête pas de se faire la leçon à elle-même, en présupposant que ce ne peut être que salutaire. Mais<br />

ne s'acceptant pas, ne se comprenant plus, le pays se vide de la confiance nécessaire pour retrouver des<br />

capacités et se fixer des buts. Le point décisif est la perte de tout sentiment de maîtriser l'avenir, de toute<br />

capacité de s'y projeter. Cela renvoie à la dégradation de la démocratie, du moins en Europe, après son<br />

triomphe sur le communisme.<br />

Quand les idéologies du XX e siècle se sont dissipées, nous avons cru que nous devenions raisonnables et<br />

modestes. En réalité, la perte de la maîtrise imaginaire de l'avenir a eu pour effet l'augmentation des<br />

exigences immédiates, toutes justifiées par l'idéologie des droits de l'homme. Ne pouvant plus concevoir<br />

d'avenir meilleur, nous avons entrepris d'en finir avec les maux présents, qu'il s'agisse du racisme, de la<br />

malnutrition, de l'analphabétisme... Nous avons retrouvé une utopie à notre porte, sous la forme radicale d'un<br />

impératif immédiat, celui d'éliminer le mal.<br />

Les idéologies progressistes manquant, nous aurions pu nous appuyer sur cette confiance en soi qu'est le<br />

patriotisme : il permet d'accueillir l'avenir parce qu'on croit pouvoir lui faire face comme le pays l'a fait<br />

d'autres fois. Cette source de sérénité, l'Angleterre ou l'Amérique en disposent. Au contraire, la France et ses<br />

voisins se sont voués à un démocratisme désincorporé qui, sans égard pour l'état du monde extérieur, a<br />

répandu une morale de l'intention, désarmé l'Etat, émancipé toujours plus l'individu, multiplié les droits<br />

sociaux, effacé les différences entre nationaux et étrangers... pour aboutir au brouillage où nous nous<br />

débattons hargneusement.<br />

De cette manière, nous nous empêchons de mener une vie de citoyens. Nous ne sortons pas d'une<br />

confrontation désolante entre ce que nous devrions être et ce que nous sommes. Cet idéalisme sans volonté,<br />

passif, empêche les institutions de fonctionner, comme le montre l'exemple de l'école, paralysée par des<br />

réformes qui ont prétendu imposer comme une règle un enseignement sans échec. Nous sommes installés<br />

dans cette contradiction qu'est un idéalisme sans projet, qui démoralise ceux qui exercent les responsabilités<br />

et attise une infinie récrimination.<br />

197


Dans un article aux accents testamentaires, François Furet insistait sur le "déficit spirituel" dont souffre la<br />

France, désignant ainsi l'absence d'une conviction, d'un attachement ultime sur quoi on peut s'appuyer pour<br />

rebondir et reformuler un espoir. La République avec son admirable devise fut un point d'appui de ce genre,<br />

notre religion civile. Cette référence est bien près de devenir une nostalgie, mais depuis que la patrie<br />

européenne n'est plus un espoir crédible, nous n'en avons pas d'autre. Nous devons essayer de la<br />

désembourber en lui associant un projet, une stratégie pour rendre au pays à la fois une capacité de se<br />

gouverner et un horizon.<br />

1. — Il s'agit d'abord de rendre à l'Etat une capacité de manoeuvre perdue. Dans nos dépenses publiques, ce<br />

qui relève du palliatif, du confort ou de la protection l'emporte trop sur la recherche, la formation,<br />

l'investissement, la réadaptation. Le problème des retraites, celui des dépenses de santé ne sont pas résolus.<br />

Mais pour faire accepter les abandons, ou simplement les "échanges de droits" (moins de protection, plus<br />

d'accompagnement des initiatives), un gouvernement faible et empêtré, face à une opinion méfiante, doit<br />

avoir une stratégie qui ne repose pas seulement sur la promesse que bientôt ça ira mieux.<br />

Il lui faut faire une proposition qui soit immédiatement légitime et acceptable, qui soit une réaffirmation du<br />

principe de justice sociale. Celui-ci est évidemment compromis (c'est une des raisons sous-jacentes aux<br />

agitations présentes) quand on demande des concessions aux salariés, considérant comme des privilégiés<br />

ceux qui ont un emploi stable, alors qu'on parle de l'impôt sur la fortune comme d'un archaïsme stupide. Les<br />

périodes créatrices de la République (après la dernière guerre notamment) ont mis en oeuvre un compromis<br />

sur la justice sociale. Il nous en faut un nouveau.<br />

Pour cela on peut partir d'un fait. La période récente a été très favorable aux rentiers, aux vieux, aux<br />

propriétaires. Cela se manifeste en particulier par l'augmentation considérable du prix du foncier (terrains et<br />

immeubles). Cette richesse n'est pas mobile, son appréciation générale n'est pas liée à une activité ou à un<br />

risque pris, la baisse des prix dans ce secteur aurait même bien des avantages pour le logement des pauvres et<br />

la "déségrégation" des villes. Toutes raisons pour qu'une imposition sérieuse de ces richesses<br />

supplémentaires soit mise en oeuvre et serve de compensation aux sacrifices des salariés. On ne peut sortir<br />

l'Etat de sa paralysie impécunieuse qu'à travers un compromis auquel les riches contribueraient, alors<br />

qu'actuellement toutes les "réformes" proposées les épargnent ou bien sont à leur bénéfice.<br />

2. — L'Europe est un élément de la crise française et aussi de la sortie de crise possible. La pratique et<br />

l'idéologie européennes ont instillé le soupçon que nous étions un pays en sursis, devant être progressivement<br />

remplacé par l'union "sans cesse plus étroite" de l'Europe. Que sans aimer vraiment l'Europe, les Français<br />

s'en soient remis à elle de leur avenir collectif, cela n'a pas peu contribué à leur démoralisation. Désormais, il<br />

est clair que l'Europe ne sera pas une nation. La conséquence à tirer de ce fait est que l'Europe ne doit pas<br />

empêcher de vivre, étouffer de contraintes ce qu'elle ne peut pas remplacer, même si l'ouverture des nations<br />

et des sociétés qu'elle a organisée subsistera.<br />

Si l'Europe a contribué à l'irresponsabilité résignée des Français, nous ne sortirons pas de cette torpeur sans<br />

une nouvelle politique européenne de la France, sans savoir ce que nous voulons de et pour l'Europe. Cette<br />

politique devrait comporter une doctrine européenne de la mondialisation. Ni une négation de celle-ci ni un<br />

repli, mais une stratégie pour que la mondialisation ne soit pas manipulée par une finance dont l'horizon est<br />

la baisse sans fin du coût du travail. L'Union européenne est menacée d'être absorbée, dissoute dans cette<br />

mondialisation-là. Sans une autre vision de l'ordre international, elle n'aurait bientôt plus de raison d'être. En<br />

fonction d'un projet européen de ce genre, la France pourrait redéfinir le sien.<br />

On pourrait ajouter bien d'autres chapitres à ce projet de rénovation républicaine, sur l'éthique de la<br />

fraternité, par exemple, ou sur la laïcité, ou sur l'école..., mais il ne s'agit pas de faire de la prospective,<br />

seulement de reprendre la main pour préserver nos chances d'exister comme sujet politique national.<br />

Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue Esprit, Le Monde, 18 novembre <strong>2005</strong><br />

198


Banlieues : la provocation coloniale<br />

Philippe Bernard, Le Monde 18 novembre <strong>2005</strong><br />

Il faudra bien finir par en prendre acte : les jeunes des quartiers populaires, même ceux qui sont assez<br />

désoeuvrés, désespérés ou stupides pour brûler les voitures de leurs voisins, ne sont pas des indigènes égarés<br />

en métropole que l'on soumet à la badine (ou au Kärcher), voire que l'on expulse au besoin vers leur douar<br />

d'origine.<br />

Il faut en prendre conscience : ce sont pour la plupart des citoyens français qui cassent pour se faire entendre.<br />

Qu'ils le veuillent ou non, ils font de la politique. Comme les agriculteurs, comme les marins de la SNCM,<br />

comme les étudiants en colère. Eux aussi savent que, depuis vingt-cinq ans, les politiques et les médias ne les<br />

ont pris au sérieux que lorsqu'ils mènent des actions violentes.<br />

De fait, en deux semaines, ils ont ébranlé le paysage social français comme aucune action partisane ou<br />

syndicale classique ne l'avait fait depuis longtemps.<br />

Beaucoup plus au fait des jeux du pouvoir que les "vrais" politiques ne se l'imaginent, les enfants des cités<br />

ont amené Nicolas Sarkozy à endosser l'habit qu'il avait juré de rejeter, celui d'un Charles Pasqua marchant<br />

sur les brisées du Front national, symbole du matraquage des jeunes et des expulsions d'étrangers par<br />

charters. Ils pourraient aussi obliger MM. De Villepin et Sarkozy à sortir de leur très politicienne et vaine<br />

controverse sur la "discrimination positive" pour passer enfin à l'acte en matière d'accès à l'emploi.<br />

Leur rage n'est pas d'ordre corporatif mais civique, leurs mots ne sont pas baignés de rhétorique syndicale ou<br />

universitaire et leurs modes d'action risquent de se retourner largement contre eux. Mais quand ils scandent<br />

"J'baiserai la France jusqu'à c'qu'elle m'aime" (morceau de rap du groupe Tandem), il serait grave d'entendre<br />

une déclaration de guerre et non la fureur de ne pas être admis dans le concert national. Jacques Chirac<br />

semble l'avoir compris, qui a reconnu que les "enfants des quartiers difficiles" sont "tous les filles et les fils<br />

de la République".<br />

L'ennui est que les mots et les actes du gouvernement démentent largement cette belle proclamation. Quelle<br />

autre catégorie sociale - routiers? cultivateurs? - un ministre de la République aurait-il pu menacer de<br />

"nettoyer au Kärcher" ou traiter de "racaille". A l'égard de quels autres Français les policiers utilisent-ils<br />

systématiquement le tutoiement? Face à quels autres citoyens le gouvernement exhumerait-il un texte<br />

législatif conçu pour mater une rébellion coloniale? Cynisme ou retour du refoulé, le recours par le premier<br />

ministre à "la loi de 1955" sur l'état d'urgence, apparaît, au-delà du débat sur son efficacité pour ramener<br />

l'ordre, comme une provocation dont les effets psychologiques et politiques sur les millions de Français issus<br />

d'Afrique noire, du Maghreb, et singulièrement d'Algérie, n'ont pas fini de se faire sentir.<br />

Comment M. de Villepin peut-il ignorer que la mémoire de la guerre d'Algérie, mal ou pas transmise dans les<br />

familles issues de l'immigration, reste une plaie à vif? Une blessure dont le rappel, même implicite, n'est pas<br />

précisément le meilleur moyen de rappeler aux descendants de fellaghas qu'ils sont les "filles et fils de la<br />

République" française. Ni d'ailleurs d'indiquer aux millions de Français qui ont laissé une partie de leur<br />

jeunesse dans le djebel que les gamins qui brûlent des voitures et des écoles sont des concitoyens qui n'ont<br />

pas plus à voir avec les nationalistes algériens qu'eux-mêmes avec leurs propres parents, résistants ou<br />

pétainistes.<br />

Brandir la loi qui, au début de la guerre d'Algérie, a légalisé la chasse au faciès et la prise en main du<br />

maintien de l'ordre et de la justice par l'armée, c'est souligner le parallélisme entre les souvenirs cuisants des<br />

répressions policières des années 1950-1960 contre les nationalistes algériens et les images des cités où<br />

vivent leurs enfants et petits-enfants. C'est renvoyer ces jeunes nés en France à une extranéité<br />

incompréhensible, révoltante.<br />

C'est, enfin, introduire un élément de déstabilisation sociale dont les effets, peu visibles en surface, s'avèrent<br />

profonds et durables. Le gouvernement réactive ainsi les mécanismes destructeurs qui avaient opéré lors des<br />

réformes sur la nationalité de 1986 et 1993 décidées sous la pression de l'extrême droite. La remise en cause<br />

199


du droit du sol avait ravivé la blessure d'une nationalité française de seconde zone pour les musulmans<br />

d'Algérie, qui marqua cent trente ans de colonisation française.<br />

Le piège des mémoires cloisonnées "Racaille", "état d'urgence", en deux mots, l'exécutif a donné raison à<br />

ceux qui tentent de persuader les jeunes issus de l'immigration qu'ils ne sont rien d'autres que des "indigènes<br />

de la République", traités dans leur propre pays comme l'étaient leurs parents du temps des colonies. Cette<br />

analyse, popularisée dans une pétition lancée en janvier, assimile abusivement les discriminations actuelles<br />

au statut des colonisés et renvoie dramatiquement les jeunes à une identité d'éternelles victimes. Elle tend à<br />

enfermer ces derniers dans le piège des mémoires cloisonnées et définitivement antagonistes. Pourtant, en<br />

convoquant l'imaginaire colonial, le gouvernement n'est pas loin de justifier l'appel à "décoloniser la<br />

République" lancé par les "indigènes" et alimente le communautarisme qu'il prétend combattre.<br />

Les dérapages gouvernementaux apparaissent d'autant plus préoccupants qu'ils interviennent en une période<br />

où le passé colonial, parfois manipulé, est de plus en plus souvent sollicité à l'appui des revendications<br />

identitaires et des justifications à la hargne contre la France, à Clichy-sous-Bois comme à Abidjan.<br />

L'incendie généralisé des banlieues correspond d'ailleurs aux débuts d'une sorte de relève migratoire : les<br />

enfants de l'immigration subsaharienne des années 1980 et 1990 entrent massivement sur la scène<br />

incandescente des quartiers populaires, au moment même où des enfants de Maghrébins, en partie intégrés à<br />

la classe moyenne, se vivent avant tout comme les victimes des violences et souscrivent au discours sur le<br />

rétablissement de l'ordre. Entre les mains des Français noirs, l'histoire mal digérée de l'esclavage et du<br />

colonialisme vient compléter la guerre d'Algérie comme justification à la haine des Blancs et comme clé<br />

d'explication facile aux humiliations et aux exclusions d'aujourd'hui, ainsi qu'en témoigne le succès des<br />

discours de l'"humoriste" Dieudonné.<br />

Tant que les politiques, de gauche comme de droite, peineront à considérer les enfants d'immigrés comme<br />

des Français à 100% quelle que soit la couleur de leur peau, tant qu'un discours de vérité sur le colonialisme<br />

ne se sera pas substitué au "rôle positif de la présence française" scellé par la loi de février <strong>2005</strong>, les jeunes<br />

des quartiers populaires, qui n'ont pourtant lu ni Franz Fanon ni Che Guevara, continueront de sentir<br />

combien le poids de cette histoire imprègne encore les regards portés sur eux.<br />

Philippe Bernard<br />

200


Nique ta mère !<br />

Voitures brûlées et non au référendum sont les phases d'une même révolte<br />

encore inachevée.<br />

Jean Baudrillard, vendredi 18 novembre <strong>2005</strong><br />

http://www.liberation.fr/page.php?Article=339243<br />

Il aura fallu que brûlent en une seule nuit 1 500 voitures, puis, en ordre décroissant, 900, 500, 200, jusqu'à se<br />

rapprocher de la «normale» quotidienne, pour qu'on s'aperçoive que chaque nuit 90 voitures en moyenne<br />

brûlaient dans notre douce France. Une sorte de flamme perpétuelle, comme celle de l'Arc de triomphe,<br />

brûlant en hommage à l'Immigré inconnu. Aujourd'hui reconnu, le temps d'une révision déchirante, mais tout<br />

en trompe-l'oeil.<br />

Une chose est sûre, c'est que l'exception française, qui avait commencé avec Tchernobyl, est révolue. Notre<br />

frontière a bien été violée par le nuage radioactif, et le «modèle français» s'effondre bien sous nos yeux.<br />

Mais, rassurons-nous, ce n'est pas le seul modèle français qui s'effondre, c'est le modèle occidental tout entier<br />

qui se désintègre, non seulement sous le coup d'une violence externe (celle du terrorisme ou des Africains<br />

prenant d'assaut les barbelés de Melilla), mais encore de l'intérieur même.<br />

La première conclusion et ceci annule toutes les homélies et les discours actuels c'est qu'une société ellemême<br />

en voie de désintégration n'a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, puisqu'ils sont à la fois<br />

le résultat et l'analyseur sauvage de cette désintégration. La réalité cruelle c'est que si les immigrés sont<br />

virtuellement hors jeu, nous, nous sommes profondément en déshérence et en mal d'identité. L'immigration<br />

et ses problèmes ne sont que les symptômes de la dissociation de notre société aux prises avec elle-même.<br />

Ou encore : la question sociale de l'immigration n'est qu'une illustration plus visible, plus grossière, de l'exil<br />

de l'Européen dans sa propre société (Hélé Béji). La vérité inacceptable est là : c'est nous qui n'intégrons<br />

même plus nos propres valeurs et, du coup, faute de les assumer, il ne nous reste plus qu'à les refiler aux<br />

autres de gré ou de force.<br />

Nous ne sommes plus en mesure de proposer quoi que ce soit en termes d'intégration d'ailleurs, l'intégration à<br />

quoi ? , nous sommes le triste exemple d'une intégration «réussie», celle d'un mode de vie totalement<br />

banalisé, technique et confortable, sur lequel nous prenons bien soin de ne plus nous interroger. Donc, parler<br />

d'intégration au nom d'une définition introuvable de la France, c'est tout simplement pour les Français rêver<br />

désespérément de leur propre intégration.<br />

Et on n'avancera pas d'une ligne tant qu'on n'aura pas pris conscience que c'est notre société qui, par son<br />

processus même de socialisation, sécrète et continue de sécréter tous les jours cette discrimination inexorable<br />

dont les immigrés sont les victimes désignées, mais non les seules. C'est le solde d'un échange inégal de la<br />

«démocratie». Cette société doit affronter une épreuve bien plus terrible que celle de forces adverses : celle<br />

de sa propre absence, de sa perte de réalité, telle qu'elle n'aura bientôt plus d'autre définition que celle des<br />

corps étrangers qui hantent sa périphérie, de ceux qu'elle a expulsés et qui, maintenant, l'expulsent d'ellemême,<br />

mais dont l'interpellation violente à la fois révèle ce qui se défait en elle et réveille une sorte de prise<br />

de conscience. Si elle réussissait à les intégrer, elle cesserait définitivement d'exister à ses propres yeux.<br />

Mais, encore une fois, cette discrimination à la française n'est que le micromodèle d'une fracture mondiale<br />

qui continue, sous le signe précisément de la mondialisation, de mettre face à face deux univers<br />

irréconciliables. Et la même analyse que nous faisons de notre situation peut être répercutée au niveau<br />

global. A savoir que le terrorisme international n'est lui-même que le symptôme de la dissociation de la<br />

puissance mondiale aux prises avec elle-même. Quant à chercher une solution, l'erreur est la même aux<br />

différents niveaux, que ce soit celui de nos banlieues ou des pays islamiques : c'est l'illusion totale qu'en<br />

élevant le reste du monde au niveau de vie occidental, on aura réglé la question. Or, la fracture est bien plus<br />

profonde, et toutes les puissances occidentales réunies le voudraient-elles véritablement (ce dont on a toutes<br />

les raisons de douter), qu'elles ne pourraient plus réduire cette fracture. C'est le mécanisme même de leur<br />

survie et de leur supériorité qui les en empêche mécanisme qui, à travers tous les pieux discours sur les<br />

201


valeurs universelles, ne fait que renforcer cette puissance, et fomenter la menace d'une coalition antagoniste<br />

de forces qui la détruiront ou rêvent de la détruire.<br />

Heureusement ou malheureusement, nous n'avons plus l'initiative, nous n'avons plus, comme nous l'avons<br />

eue pendant des siècles, la maîtrise des événements, et sur nous plane une succession de retours de flamme<br />

imprévisibles. On peut déplorer rétrospectivement cette faillite du monde occidental, mais «Dieu sourit de<br />

ceux qu'il voit dénoncer les maux dont ils sont la cause».<br />

Ce retour de flamme des banlieues est donc directement lié à une situation mondiale ; mais il l'est aussi ce<br />

dont il n'est étrangement jamais question à un épisode récent de notre histoire, soigneusement occulté depuis,<br />

sur le même mode de méconnaissance que celui des banlieues, à savoir l'événement du non au référendum.<br />

Car le non de ceux qui l'ont voté sans trop savoir pourquoi, simplement parce qu'ils ne voulaient pas jouer à<br />

ce jeu-là, auquel ils avaient été si souvent piégés, parce qu'ils refusaient eux aussi d'être intégrés d'office à ce<br />

oui merveilleux d'une Europe «clés en main», ce non-là était bien l'expression des laissés-pour-compte du<br />

système de la représentation, des exilés de la représentation – à l'image des immigrés eux-mêmes, exilés du<br />

système de socialisation. Même inconscience, même irresponsabilité dans cet acte de saborder l'Europe, que<br />

celles des jeunes immigrés qui brûlent leurs propres quartiers, leurs propres écoles, comme les noirs de Watts<br />

et de Detroit dans les années 60.<br />

Une bonne part de la population se vit ainsi, culturellement et politiquement, comme immigrée dans son<br />

propre pays, qui ne peut même plus lui offrir une définition de sa propre appartenance nationale. Tous<br />

désaffiliés, selon le terme de Robert Castel. Or, de la désaffiliation au desafio, au défi, il n'y a pas loin. Tous<br />

ces exclus, ces désaffiliés, qu'ils soient de banlieue, africains ou français «de souche», font de leur<br />

désaffiliation un défi, et passent à l'acte à un moment ou à un autre. C'est leur seule façon, offensive, de n'être<br />

plus humiliés, ni laissés pour compte, ni même pris en charge. Car je ne suis pas sûr et ceci est un autre<br />

aspect du problème, masqué par une sociologie politique «bien de chez nous», celle de l'insertion, de<br />

l'emploi, de la sécurité , je ne suis pas sûr qu'ils aient, comme nous l'espérons, tellement envie d'être<br />

réintégrés ni pris en charge. Sans doute considèrent-ils au fond notre mode de vie avec la même<br />

condescendance, ou la même indifférence, que nous considérons leur misère. Peut-être même préfèrent-ils<br />

brûler les voitures que de rouler dedans - à chacun ses plaisirs. Je ne suis pas sûr que leur réaction à une<br />

sollicitude trop bien calculée ne soit pas instinctivement la même qu'à l'exclusion et à la répression.<br />

La culture occidentale ne se maintient que du désir du reste du monde d'y accéder. Quand apparaît le<br />

moindre signe de refus, le moindre retrait de désir, non seulement elle perd toute supériorité, mais elle perd<br />

toute séduction à ses propres yeux. Or, c'est précisément tout ce qu'elle a à offrir de «mieux», les voitures, les<br />

écoles, les centres commerciaux, qui sont incendiés et mis à sac. Les maternelles ! Justement tout ce par quoi<br />

on aimerait les intégrer, les materner !... «Nique ta mère», c'est au fond leur slogan. Et plus on tentera de les<br />

materner, plus ils niqueront leur mère. Nous ferions bien de revoir notre psychologie humanitaire.<br />

Rien n'empêchera nos politiciens et nos intellectuels éclairés de considérer ces événements comme des<br />

incidents de parcours sur la voie d'une réconciliation démocratique de toutes les cultures tout porte à<br />

considérer au contraire que ce sont les phases successives d'une révolte qui n'est pas près de prendre fin.<br />

J'aurais bien aimé une conclusion un peu plus joyeuse - mais laquelle ?<br />

Jean Baudrillard est sociologue<br />

202


« Vous avez pris la parole, gardez-la ! »<br />

Quand faillite sécuritaire rime avec injustice<br />

Gilles Sainati (*), magistrat , membre du syndicat de la magistrature.<br />

L’Humanité, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Devant l’échec de sa politique sécuritaire, le gouvernement pousse le bouchon toujours plus loin : état<br />

d’urgence, couvre-feu de la loi de 1955 qui a servi en Algérie à l’époque coloniale et servira aujourd’hui<br />

pour réprimer les petits-enfants d’immigrés, choix symbolique douteux, mais surtout inefficace.<br />

En fait, au rythme du nombre de voitures brûlées, c’est bien la faillite de la surenchère sécuritaire que l’on<br />

constate aujourd’hui. Tout l’establishment bien-pensant fait d’experts en sécurité urbaine devrait aujourd’hui<br />

faire son aggiornamento. Combien de temps, d’argent perdu en diagnostic et contrats locaux de sécurité ?<br />

Puits sans fond permettant simplement de financer les opinions les plus réactionnaires en matière de<br />

développement urbain.<br />

Le virage sécuritaire a été pris en 1997, lorsque le gouvernement de l’époque a liquidé les conseils<br />

communaux de prévention de la délinquance, institués en 1982, pour mettre en place les conseils locaux de<br />

sécurité : exit le monde associatif et les empêcheurs de tourner en rond institutionnel... La sécurité était une<br />

affaire trop grave pour la laisser à la société civile, seulement les préfets, les procureurs et le ministre de<br />

l’Intérieur devaient avoir droit de cité et décidaient, taillaient, supprimaient les subventions aux associations<br />

trop rétives à la nouvelle priorité exclusivement sécuritaire. Il fallait chasser les angéliques, les « droits-del’hommistes<br />

», les éducateurs de rue pour les remplacer par des policiers, des vigiles, de la police<br />

municipale, la vidéosurveillance...<br />

Sous l’ère de Jean-Pierre Chevènement, déjà, on nous apprenait que les libertés individuelles ou collectives<br />

constituaient un obstacle à la sécurité, sacrée première des libertés. Le ministre s’honorait dans l’emploi de<br />

superlatifs : chasser les sauvageons. Se mettaient en place les centres éducatifs renforcés, on abaissait de fait<br />

la majorité pénale. Plus tard, pour combattre le terrorisme, Daniel Vaillant devait nous expliquer qu’il fallait<br />

chasser les jeunes dans les halls d’immeubles et sanctionner durement ceux qui n’avaient pas de billets de<br />

train. Sur ces prémices, Nicolas Sarkozy allait lancer ses ukases.<br />

Le décret du 17 juillet 2002 mettait fin définitivement à l’existence des conseils communaux de prévention<br />

de la délinquance (CCPD). Les nouveaux dispositifs territoriaux de sécurité du nouveau ministre étaient les<br />

conseils locaux de sécurité et de prévention... On recyclait çà et là les experts en sécurité qui apportaient un<br />

soubassement idéologique à la conduite de la politique de tolérance zéro du ministre... racolages passifs,<br />

actif, mendiants, étrangers... On allait nettoyer l’espace public...<br />

Dix ans déjà, dix ans... Période pendant laquelle on a sabré allègrement dans les budgets des associations de<br />

prévention, évité de développer toutes les alternatives à l’incarcération, étendu le filet pénal, instrumentalisé<br />

totalement puis annexé définitivement les parquets dans une grande chaîne pénale sous la direction du<br />

nouveau ministre de la Sécurité. Aujourd’hui le garde des Sceaux veut que les parquetiers tiennent leur<br />

permanence pénale dans les préfectures, ultime avatar de cette manipulation de la justice.<br />

Mais ce que réclament les incendiaires, on ne le sait pas. « La matraque », semblent répondre tous les<br />

décideurs politiques, on continuera donc de leur en donner, et cela de manière indistincte, qu’ils soient<br />

coupables ou non.<br />

Dans cet environnement, la justice fait figure de gros mot...<br />

Faillite sécuritaire rime avec injustice : procès pénaux bâclés, comparutions immédiates à la chaîne, preuve<br />

pénale reposant souvent sur des affirmations.<br />

Les tribunaux doivent faire régner l’ordre, pas la justice.<br />

203


Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Nicolas Sarkozy, la sanction sans peine juste, c’est la révolte assurée.<br />

On sème là les graines de nouvelles violences, de nouvelles jacqueries.<br />

Dix ans, c’est l’équivalent d’une génération qui arrive à l’âge adulte et qui n’aura connu que la déchéance<br />

économique agrémentée de courses-poursuites avec la brigade anticriminalité souvent pour un geste, un<br />

regard, un passé inscrit dans des fichiers informatiques...<br />

Car l’on attend encore en justice le démantèlement des grands réseaux de drogue, de l’économie souterraine<br />

promis par l’instauration des groupements d’intervention régionaux (GIR)...<br />

Pourquoi ? Simplement parce que s’il n’y a plus de justice juste, il n’y a plus d’investigation judiciaire. On<br />

fait du cirque médiatique, caméras de TF1 à l’appui, pour montrer que le ministre est présent, mais on<br />

démantèle les SRPJ (section régionale de police judiciaire), on fait des saisies record de drogue aux<br />

frontières mais on ne remonte que très rarement jusqu’aux commanditaires. Tout l’effort budgétaire et<br />

humain est orienté vers la police de la rue, au détriment de l’investigation, du reste on met en place une<br />

politique de résultats qui condamne les services de police et de justice à fonctionner sur un rythme accéléré<br />

au détriment de la qualité et de la recherche de la vérité. Il faut mieux prendre un petit usager de shit avec en<br />

poche une petite quantité plutôt que de remonter un trafic, trop long, trop hasardeux en termes de taux<br />

d’affaires élucidées.<br />

Alors la notion de juste s’éloigne des prétoires, s’éloigne de l’univers civil et social, de la République. Où les<br />

jeunes pourront-ils la retrouver ? Certains disent dans l’extrémisme religieux, le communautarisme. C’est<br />

peut-être malheureusement leur seule issue et, dans ce cas, le ministre de la Sécurité en important en France<br />

le modèle sécuritaire ultralibéral nord-américain aura aussi importé les germes d’une dislocation sociale...<br />

En attendant, les jeunes brûlent des voitures pour nous montrer qu'ils existent encore et revendiquent en fait<br />

un sursaut politique et social...<br />

(*)Gilles Sainati : Codirecteur avec Laurent Bonelli de la Machine à punir, édition 2004, l’Esprit frappeur,<br />

Éditions Dagorno.<br />

Page imprimée sur http://www.humanite.fr<br />

© Journal l'Humanité<br />

204


Casser l’apartheid à la française<br />

Dominique Vidal [i] , Al Hayet, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Pour qu’une poudrière explose, il faut à la fois de la poudre et un détonateur. Sans détonateur, la poudre<br />

n’exploserait pas. Sans poudre, le détonateur ferait long feu. Ce qui s’est passé dans les banlieues françaises<br />

depuis la fin du mois d’octobre relève d’abord de cette simple évidence.<br />

Poussé par ses ambitions présidentielles à une surenchère permanente sur le premier ministre Dominique de<br />

Villepin, comme sur les leaders rivaux de l’extrême droite Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers, le<br />

ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy a visiblement mis le feu pour mieux se vanter de l’éteindre. Et sa<br />

provocation verbale a résonné comme une incitation à la provocation pratique aux oreilles d’une police<br />

tentée, de longue date, de se comporter comme une armée coloniale dans des banlieues majoritairement<br />

peuplées par les descendants de nos anciens « indigènes ». Quel symbole, d’ailleurs, que le choix, comme<br />

fondement du recours au couvre-feu, d’une loi d’exception de 1955, laquelle permit notamment le massacre<br />

de plusieurs dizaines d’Algériens de la région parisienne le 17 octobre 1961, et, le 5 mai 1988, de dix-neuf<br />

militants kanakes dans la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie.<br />

C’est donc l’annonce du « nettoyage au Kärcher » de la « racaille » des cités, suivie de la mort de deux<br />

adolescents dans un générateur EDF [ii] et du jet d’une grenade à la mosquée Bilal, qui a frappé les trois coups<br />

de la tragédie. Mais souligner les responsabilités écrasantes de Nicolas Sarkozy est une chose, lui faire porter<br />

– et à lui seul – le chapeau en est une autre. Le leader socialiste François Hollande n’a pourtant pas hésité,<br />

non sans quelque hypocrisie. Il y a un an, la très officielle Cour des Comptes lui avait répondu par avance :<br />

« Cette situation de crise n’est pas le produit de l’immigration. Elle est le résultat de la manière dont<br />

l’immigration a été traitée […] Les pouvoirs publics sont confrontés à une situation qui s’est créée<br />

progressivement au cours des récentes décennies [iii] ». On ne saurait mieux dire la faillite de trente ans de<br />

gouvernements de droite, mais aussi – malgré certains efforts à la marge - de gauche.<br />

Quelques idéologues, atteints de « complotite », ont prétendu déceler derrière les événements la main de la<br />

délinquance organisée et des islamistes. La quasi-totalité des observateurs a au contraire insisté sur le<br />

caractère spontané de l’explosion. D’ailleurs, chacun sait que les délinquants préfèrent trafiquer dans le<br />

calme, et que les islamistes ont surtout joué les médiateurs. Si la violence, évidemment contre-productive, a<br />

pu se donner libre cours, c’est que les banlieues constituent un « désert politique » : la gauche traditionnelle<br />

les a désertées (même si le Parti communiste conserve quelques bastions), l’altermondialisme y est absent et,<br />

deux décennies après la grande Marche pour l’égalité de 1983, les associations autonomes y restent fragiles.<br />

Mais surtout, qui pourrait rendre quelques voyous ou quelques « frères » responsables de la ghettoïsation de<br />

centaines de quartiers déshérités, de l’échec scolaire massif qui plombe les zones d’éducation prioritaire<br />

(ZEP), du chômage qu’y subit un jeune sur deux (soit le double de la moyenne nationale), de leur souséquipement<br />

social et de loisirs ? Conjugué avec le racisme qui frappe les jeunes issus de l’immigration, cet<br />

apartheid urbain, négation brutale du « modèle français d’intégration », suffit à expliquer l’actuelle<br />

explosion. Sur fond de crise identitaire à laquelle contribue la réaffirmation par la loi du 23 février <strong>2005</strong> du<br />

« bilan positif » du colonialisme français… Bref, tout ce que l’affaire du voile dissimulait, tel l’arbre qui<br />

cache la forêt, apparaît enfin au grand jour.<br />

Jamais les événements de Clichy-sous-Bois n’auraient eu de telles répercussions si les 700 quartiers les plus<br />

« sensibles », avec leurs cinq millions d’habitants issus de l’immigration, mais aussi français « de souche »,<br />

ne s’étaient trouvés au carrefour de trois crises exacerbées : une crise sociale, une crise post-coloniale et,<br />

répétons-le, une crise de représentation politique. Lesquelles appellent désormais des solutions globales,<br />

rompant avec la logique néolibérale mise en œuvre par la droite après l’avoir été par une bonne partie de la<br />

gauche…<br />

Voilà sans doute pourquoi la classe politique, ralliée (sauf les communistes et l’extrême gauche) au slogan<br />

gouvernemental « ordre et justice », s’est montrée beaucoup plus prolixe concernant le premier que<br />

s’agissant du second. Cette tendance à faire l’impasse sur la question, pourtant décisive, de l’issue pourra-t-<br />

205


elle perdurer, une fois le calme provisoirement revenu dans les cités ? L’avenir des banlieues mérite en tout<br />

cas réflexion, débat et action.<br />

Lorsque le terme « intégration » fait son apparition dans les années 1980, il séduit : contrairement à<br />

l’« assimilation », il semble admettre le respect de la culture, des traditions, de langue et de la religion des<br />

nouveaux citoyens français. Mais, à l’usage, il s’avère piégé. Dès lors que l’intégration ne fonctionne pas,<br />

c’est en effet vers les enfants de la colonisation que se pointe un doigt accusateur, comme pour leur<br />

demander : « Pourquoi ne faites-vous pas l’effort de vous intégrer ? » Alors qu’il faudrait aussi retourner ce<br />

doigt vers une société française incapable d’assurer l’égalité des droits et des chances à tous ses enfants,<br />

quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, la consonance de leurs prénoms et noms, leur<br />

confession.<br />

Et la simple morale rejoint, ici, l’intérêt national. Car, si les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère<br />

de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place<br />

dans la société française, cette dernière n’a guère chance de sortir de la crise économique, sociale, politique,<br />

culturelle, spirituelle et identitaire qu’elle traverse si elle se prive de l’apport, des énergies et des<br />

compétences d’un dixième de sa population. C’est un des enjeux décisifs des prochaines décennies.<br />

Comment y parvenir ? Certainement pas en réduisant les moyens consacrés au fonctionnement et à la<br />

rénovation des banlieues. Depuis l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, en mai 2002,<br />

les banlieues ont été la première victime des réductions budgétaires mises en œuvre au nom des exigences de<br />

la Commission européenne. Ainsi le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin a-t-il réduit les crédits destinés à<br />

la reconstruction des habitats les plus dégradés, supprimé les centaines de milliers d’« emplois-jeunes »,<br />

diminué d’un tiers à la moitié les subventions aux associations agissant dans les cités, sacrifié la prometteuse<br />

police de proximité au déploiement de forces d’intervention, etc. Le « plan » annoncé le 8 novembre par le<br />

Premier ministre Dominique de Villepin se contente de rétablir une petite partie de ces crédits supprimés par<br />

son prédécesseur – et remet en cause la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans instaurée par le général de Gaulle<br />

en 1959 !<br />

Au-delà, pour l’essentiel du personnel politique, la solution résiderait dans la promotion d’une petite élite<br />

issue de l’immigration, dont les membres, en échange de leur réussite sociale, se chargeraient de maintenir<br />

l’ordre parmi les leurs. Nul mieux que M. Sarkozy n’a formulé cette vision : tel le docteur Jekyll et Mister<br />

Hide, l’homme de l’ordre se veut aussi celui du changement, partisan de la suppression de la double peine,<br />

parrain du conseil français du culte musulman (CFCM), tenant de la « discrimination positive » et même, à<br />

ses heures, du droit de vote des immigrés aux élections municipales. A côté, le « rapport secret » du<br />

secrétaire du PS chargé del’immigration, M. Malek Boutih, paraissait singulièrement réactionnaire – il a été<br />

jeté aux oubliettes [iv] .<br />

Ni la discrimination – qu’elle soit « positive » ou a fortiori négative – ni bien sûr la répression ne viendront à<br />

bout de l’actuel mal-être. Ce qui est à l’ordre du jour, ce sont des réformes radicales impliquant des moyens<br />

considérables : pour casser la ghettoïsation ; pour garantir l’accès de tous, Français « de souche » et issus de<br />

l’immigration, à la formation, à l’emploi, à la santé, à la culture, aux loisirs ; pour combattre les différentes<br />

formes de discrimination et de racisme, y compris celui des forces de police… Autant d’objectifs essentiels,<br />

sur lesquels il faudrait centrer le débat, afin de définir des propositions précises permettant de les atteindre<br />

aussi rapidement que possible.<br />

Car le temps presse. Attendre, c’est prendre le risque - au-delà d’un provisoire retour au calme imposé au<br />

bout des matraques et des grenades lacrymogènes - d’une sorte de guérilla rampante. On disait autrefois que,<br />

« lorsque l’usine Renault de Billancourt éternue, la France s’enrhume ». Aujourd’hui, les banlieues servent<br />

aussi de thermomètre à la maladie – sociale et politique - dans laquelle s’enfonce la France.<br />

Dominique Vidal.<br />

[i] Rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique, auteur, avec Karim Bourtel, de Le Mal-être arabe.<br />

Enfants de la colonisation, Agone, Marseille, <strong>2005</strong>.<br />

[ii] L’enquête en cours devra dire si les deux jeunes étaient poursuivis par des policiers lorsque, le 27 octobre,<br />

ils pénétrèrent dans un transformateur d’EDF et si la hiérarchie policière, informée, a fait ce qu’elle devait<br />

pour les sauver.<br />

206


[iii] www.ccomptes.fr/Cour-des-comptes/publications/rapports/immigration/immigration.pdf<br />

[iv] L’ancien président de SOS Racisme y prônait notamment l’organisation de stages avant l’immigration<br />

dans les pays d’origine, la mise en place de quotas, la suppression de la double nationalité et du<br />

regroupement familial, la création d’une carte de séjour à géométrie variable. Tant et si bien que France<br />

d’abord, journal du Front national, salua son « bon sens » (13 mai <strong>2005</strong>).<br />

207


Une société bloquée<br />

Denis Sieffert, éditorial de Politis, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

À chaque lundi sa peine, et son couvre-feu. Une semaine après Dominique de Villepin, et l’annonce d’une<br />

disposition martiale peu ordinaire en démocratie, c’était au tour de Jacques Chirac de s’exprimer ce lundi à la<br />

télévision, et de justifier la prorogation pour trois mois de l’état d’urgence dans nos banlieues. Le président<br />

de la République, comme il sied à sa fonction, l’a fait dans un registre plus solennel. Mais l’architecture de<br />

son discours était la même : moitié répression réelle, moitié semblant de dialogue. C’est, en temps de crise,<br />

une figure électoralement imposée : d’abord « l’ordre républicain » qu’il faut restaurer, la « sécurité » qu’il<br />

faut assurer, avec cette fois ce supplément de menaces contre les familles qui « éduquent mal leurs enfants »<br />

(salauds de pauvres !). Puis, la main tendue aux habitants des « quartiers difficiles », l’invitation à combattre<br />

« le poison des discriminations », et, enfin, une pincée de mesures qui doivent avoir l’apparence du concret.<br />

Par les temps qui courent, il ne viendrait à l’esprit d’aucun dirigeant politique socialistes compris d’inverser<br />

ce schéma. Devant un tel classicisme, on en est réduit à peser les mots au trébuchet. Celui-ci a-t-il été plus<br />

carotte que bâton, et celui-là plus bâton que carotte ? Dans cet exercice, assurément, Jacques Chirac s’est<br />

appliqué à apparaître moins répressif et moins droitier que son ministre de l’Intérieur, lequel pêche<br />

définitivement dans les eaux troubles du Front national.<br />

Chirac, lui, n’en finit pas d’illustrer cette « politique à la voix passive » dont parle plus loin dans ce journal le<br />

philosophe Mathieu Potte-Bonneville. Il n’est responsable de rien, n’a jamais, ô grand jamais, promis de<br />

colmater la « fracture sociale ». Pour lui, « Je » est un autre, un éternel nouveau venu qui visite notre société<br />

comme un touriste. Il découvre avec une troublante émotion les ravages de la politique libérale menée au<br />

cours des dernières années. Et il propose, comme au premier jour. Hélas, mise à part la création d’un<br />

« service civil volontaire », fin 2006, mesure qui en soi n’est pas antipathique mais d’un vague absolu<br />

(notamment en ce qui concerne le pécule accordé aux jeunes récipiendaires), le reste de ses propositions<br />

appartient au registre de l’incantation. Comme ces appels en direction des syndicats, des entreprises, des<br />

médias, et des communes afin qu’elles acceptent d’accueillir les vingt pour cent de logements sociaux<br />

auxquels les oblige la loi (mais où est donc ici le bâton de « l’ordre républicain » contre les édiles<br />

récalcitrants ?). L’incrédulité est donc totale. Mais il y a au moins une chose derrière ce discours : c’est<br />

l’aveu. Après vingt nuits d’émeute, des milliers de voitures brûlées, plus de 2 500 gardes à vue, près de 600<br />

mesures d’emprisonnement, et des dizaines de blessés, un président de la République est venu à la télévision<br />

et il a reconnu qu’il y a un problème de discrimination dans nos banlieues, et que la France refuse<br />

d’« assumer » sa propre « diversité ». La violence visible des voitures brûlées a soudain rendu perceptible la<br />

violence invisible du quotidien. Celle que la télévision ne voit pas, mais que voient et vivent les jeunes des<br />

cités. Comme s’il avait fallu ces émeutes pour que le plus haut responsable de l’État en vienne à prononcer<br />

ces mots terribles. Voilà qui interpelle les mécanismes de notre démocratie.<br />

Dans une société totalement bloquée, qui ne bouge même pas d’un millimètre quand une forte majorité<br />

d’électeurs dit « non » au dogme libéral (comme ce fut finalement le cas avec le référendum européen de mai<br />

dernier), face à une politique sourde à tous les signaux démocratiques, qui n’en finit pas de privatiser et de<br />

liquider les services publics, contre l’évidente majorité de l’opinion, c’est la violence triste constat qui aura,<br />

un instant, attiré l’attention sur le sort des quartiers en difficulté. Il ne s’agit surtout pas ici d’en faire<br />

l’apologie, mais de constater qu’elle a obtenu ce que les mécanismes démocratiques n’obtiennent plus : ne<br />

serait-ce qu’un discours et un moment de considération officielle. Rien de plus. Puis, soyons-en sûr, quand la<br />

dernière carcasse de bagnole aura refroidi, on oubliera. En attendant la prochaine explosion. Et cela parce<br />

que la politique est une chose simple. Il s’agit toujours, pour finir, de la répartition des richesses. De prendre<br />

aux uns pour donner aux autres. On aurait tort de croire que l’actuelle crise des banlieues, par son apparente<br />

complexité, ses facteurs culturels et ethniques, échappe à ce schéma général. Elle en est même l’illustration<br />

la plus criante. C’est de la politique toute nue, sans apprêt. On n’ira donc pas plus loin qu’un saupoudrage.<br />

Parce que c’est tout un système qui vacillerait. Les actuels dirigeants socialistes, eux-mêmes, en sont<br />

conscients, et ils ne feraient guère autrement. Ils n’ont cessé de délivrer ce message embarrassé tout au long<br />

de la crise. Une opposition qui ne s’oppose jamais, cela fait d’ailleurs partie de la société bloquée. À propos,<br />

vendredi s’ouvre le congrès du Mans. Vous en auriez des choses à discuter, camarades !<br />

208


Nous les banlieusards...<br />

Jean-Loup Azema, Jeudi 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Ainsi les « sauvageons » seraient devenus des voyous, des criminels qui brûlent leurs propres écoles, leurs<br />

voitures, leurs centres commerciaux et culturels. En plus d’être des hors-la-loi, ce serait tout simplement des<br />

imbéciles. S’il y a débilité c’est du coté des discours que l’on entend depuis une semaine sur « l’intégration »<br />

ratée par tous les gouvernements, le sarkonazisme et l’ineffable fracture sociale mise en abyme. Intégration ?<br />

Qui doit intégrer qui et quoi ? 60% de la population française est suburbaine. Paris c’est deux millions intramuros,<br />

dix millions de banlieusards. Doivent-ils s’intégrer au ghetto-bobo-socialo-démocrate du marais et<br />

manifester ainsi leur tolérance à l’homosexualité – s’il faut absolument stigmatiser des minorités ! Eux au<br />

moins, les suburbains, peuvent se targuer d’être la majorité, ce qui paraît-il en démocratie est la loi d’airain.<br />

Les urbains et les ruraux réunis, c’est en gros l’équivalent de la force de frappe de la gauche de la gauche,<br />

soit 15 %, soit la moitié de l’extrême droite et de la droite extrême réunies. Ce qui permet avec l’apport de<br />

l’extrême gauche de créer un majorité contre le TCE par exemple, mais rien d’autre... Ceci pour fixer les<br />

rapports de force et indiquer de quel coté la tartine est beurrée dans le discours sécuritaire dominant et<br />

comment il ne faut pas croire que du haut du Larzac, avec une besace de postier et un buffet aveyronnais on<br />

représente la France, même allié au plus mondain des ex-premiers ministres de « gauche » Tout politique,<br />

tout militant qui ne se contente pas de jouer la « belle âme » à la virginité toujours outrée, doit à la fois<br />

s’intéresser aux faits, à leur interprétation et à l’usage scandaleux qui en est fait dans les média, redevenus<br />

« voix de son maître » en urgence . Donc connaître d’abord, pour comprendre ensuite et agir enfin sur autre<br />

chose que sa bonne conscience.<br />

Le suburbain, c’est l’essentiel et non la marge d’une société dont des minorités refuseraient de s’intégrer au<br />

modèle parisien. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Paris, c’est la France pyramidale et jacobine d’où toutes<br />

les nationales partent, comme les idées ou le manque d’idée, et les décrets, décentralisation et<br />

déconcentration administratives comprises .En clair une synthèse d’ignorance et d’incompétence éclairée de<br />

son inefficace suffisance enarchique ou pas.<br />

Quid des banlieues, quartiers, zones sensibles et autres noms d’oiseaux pour lettré décalé ? A défaut<br />

d’ethnologie suburbaine sérieuse (faute d’intérêt et de crédit) on ne peut se risquer qu’à ce que l’on connaît<br />

bien, parce qu’on y vit, sans en faire un paradigme ni un discours mondain et encore moins un fil d’Ariane<br />

politico-médiatique pour 2007.<br />

Il n’y a pas la banlieue, il y a les banlieues avec leurs histoires propres et le phénomène suburbain général<br />

qui a ses spécificités locales et historiques. En gros, trois banlieues dans leurs sédimentations temporelles qui<br />

cohabitent dans l’attention ou la tension selon le rapport entre pressions internes et pressions externes.<br />

Il y a une première banlieue traditionnelle (BT) pavillonnaire qui, selon que l’on Choisy le roi ou Bourg la<br />

reine, est le dernier refuge aristocratique d’un temps qui n’est plus. Au XVII et XVIIIème c’était le « désert »<br />

où on allait chasser. Dans la deuxième moitié du XIXème et la première du XXème, les pavillons de chasse<br />

sont remplacés par la ceinture industrielle ouvrière rouge teintée du seul vert de ses jardins ouvriers quand le<br />

patronat paternalise. Ce sont ces petits pavillons tant recherchés aujourd’hui du bobo externalisé de ses murs<br />

quand il veut jouer au campagnard ou planter en pleine terre ses plants à cinq feuilles. Très tendance, le<br />

barbecue aux fines herbes .Voilà pour la première banlieue historique et fossile.<br />

La deuxième banlieue est liée à la fois à la décolonisation, aux trente glorieuses et à l’importation massive de<br />

main-d’œuvre non qualifiée (pompeusement appelé « ouvrier spécialisé » parce que justement spécialisé en<br />

rien donc pouvant servir à tout). Allié à la pression démographique du baby-boom, il faut construire à la hâte<br />

du logement social , éradiquer le bidonville de Nanterre pour que les baby-boomers puissent aller à<br />

l’université et exiger de pouvoir visiter les filles après dix-huit heures, ce qui fut l’origine du 22 mars et de<br />

Mai 68. Ces cités cages à lapins étaient à l’époque un immense progrès par rapport aux bidonvilles mais<br />

aussi par rapport à l’habitat urbain « prolo » traditionnel avec chiottes sur le palier et douche hebdomadaire<br />

dans le meilleur des cas. Très vite on a parlé de cité-dortoir et de metro-boulo-dodo. On a construit un<br />

collège unique par jour et inventé « l’égalité des chances » comme attrape-couillons de la fracture sociale<br />

sciemment élaborée. C’est cette deuxième banlieue qui n’est plus viable ni vivable, celle de la relégation<br />

209


(BR) spatiale, ethnique, économique et sociale dont la deuxième génération se révolte et à juste titre. Car<br />

pour commencer à comprendre dynamiquement ce qui se passe, il faut ajouter la troisième et dernière<br />

banlieue qui s’entremêle avec plus ou moins de bonheur avec les deux précédentes et constitue sans doute la<br />

goutte d’eau qui a fait débordé le vase. C’est la banlieue « classes moyennes » (BM) qui depuis dix ans<br />

interpénètre les deux précédentes pour des raisons diverses que nous ne détaillerons pas ici. Première raison<br />

économique : prix de l’immobilier urbain locatif ou en propriété qui chasse le 75 vers le 94 et le 94 vers le 77<br />

puis dans les villes satellites des grandes métropoles (Dreux, Evreux, etc.). Deuxième raison : le désir<br />

d’habitat individuel, avec pelouse à tondre le dimanche, le 4x4 de rigueur puisqu’on est quasiment à la<br />

campagne et que l’on peut avoir besoin de monter sur les trottoirs des Halles ou de St Germain pour exhiber<br />

son statut social. Troisième raison : le loft de la désindustrialisation, à Montreuil ou ailleurs. C’est quand<br />

même plus « fun » que les sous-toits de Paris ou la maison Phenix de Ploucville les oies, dont l’espérance de<br />

vie ne dépasse pas la durée de l’emprunt qu’il a fallu contracter pour l’acquérir. Ceux-là ont relativement de<br />

la thune et sont en général satisfaits d’eux-mêmes et s’accommodent aussi bien des municipalités<br />

communistes que des UMP et autres divers droites à condition que les infrastructures suivent (crèches,<br />

piscines, centres aérés et éventuellement culturels pour encadrer et occuper la progéniture). Une bagnole par<br />

tête de pipe donc pas de grandes préoccupations quant aux transports en commun. En revanche, quelques<br />

soucis au niveau de la mixité sociale, non pas qu’elle soit absente bien au contraire. Pour les BM elle est trop<br />

présente au niveau scolaire car les BR sont à l’évidence trop Zeppant et peu stimulant culturellement pour<br />

leurs enfants héritiers bourdieusiens. On ne mélange pas une deuxième génération issue de l’immigration et<br />

une deuxième génération de petits-bourgeois arrivés nulle part mais arrivés quand même. Le privé est donc<br />

florissant pour éviter les sauvageons bronzés qui s’emmerdent dans l’école républicaine qui n’est pas faite<br />

pour eux. Donc les BR ne brûlent pas les bagnoles qu’ils n’ont pas. Ils brûlent celles des BT et des BM. Ils<br />

ne brûlent pas leurs écoles mais ils brûlent les écoles qu’on leur impose pendant quinze ans au nom de<br />

l’inégalité des chances puisque qu’avec le même Bac + 2, s’ils sont femme et/ou deuxième génération<br />

immigrée, ils ont deux fois moins de chances de trouver un boulot que les enfants d’héritiers BT ou BM. Des<br />

trois piliers de la « sagesse » tels qu’on nous en rabat les oreilles et les yeux dans les médias, la famille,<br />

l’école et le travail, aucun ne peut fonctionner. Comment une famille immigrée, importée comme force de<br />

travail, dans les années 60 peut-elle ne serait-ce que suivre ses enfants dans leurs aventures avec les NTIC,<br />

alors que la langue française est mal maîtrisée ? Comment ne pas tenter en vain le retour culturel et religieux<br />

pour éviter la pollution consumériste, du sexe de la violence et de la drogue, médiatisée. Tenir les enfants,<br />

oui mais selon quelles valeurs et avec quel avenir impossible ? Y-a-t-il plus de trafic de drogue dans les<br />

« quartiers » de relégation que dans le ghetto du marais ? Pas la même drogue sans doute, pas le même prix<br />

non plus ! Comment l’école républicaine qui a décidé de démocratiser en servant la même soupe à tout le<br />

monde peut-elle ne pas entraîner la rage et le désespoir vis à vis de cette vieillesse ennemie qui non contente<br />

de perdurer dans sa gérontocratie souhaite se reproduire à l’identique et exclure la différence ? Comment ne<br />

pas avoir envie de brûler ces lieux de ségrégation active sous couvert de sélection au mérite et d’égalité des<br />

chances ? Quant au troisième pilier, le boulot, est-il même besoin d’un commentaire quelconque ?<br />

Néanmoins, c’est vrai, force doit rester à la loi. Pour que la loi de la jungle puisse reprendre son train-train ?<br />

Tout ce fric parti en fumée, c’est déplorable. Mais s’il avait été dépensé avant, au lieu d’avoir à être dépensé<br />

deux fois, une pour réparer, l’autre pour prévenir, cela ne serait-il pas mieux ? Si au lieu de servir la même<br />

soupe gauloise (à prétention universelle !) on imposait en plus de ses quinze heures de cours, cinq heures de<br />

tutorat à chaque professeur qui suivrait entre cinq et dix élèves (autres que les siens) pendant une ou<br />

plusieurs années. Ne serait-ce pas mieux que l’élitisme républicain et les dix malheureux zeppards qui ont<br />

l’honneur d’accéder à Sciences Po. Il est évident que les ZEP, magnifique idée en 81, sont devenus des lieux<br />

de relégation scolaire pour les BR, que BM et BT fuient. Mascarade démocratique de la mixité scolaire et de<br />

l’égalité des chances entretenue par le syndicat le plus représentatif et le plus corporatiste de l’éducation<br />

nationale. Certes tout cela aurait pu être évité, si ces bougres de BR avaient accepté d’attendre la génération<br />

suivante. Car à la troisième génération tout « rentre dans l’ordre ». L’immigration polonaise d’entre les deux<br />

guerres pose-t-elle d’autres problèmes que la silicose qu’elle a contractée dans nos mines ? Encore aurait-il<br />

fallu que l’on ne supprimât pas les quelques miettes compassionnelles et budgétaires qui étaient attribuées à<br />

cette seconde génération (aide aux associations, éducateurs, travailleurs sociaux, etc.). Les « sauvageons »<br />

n’ont pas l’intention d’attendre et ils ont raison. Aucun couvre-feu, aucun déploiement policier n’y fera quoi<br />

que ce soit. Quant à la pensée unique vertueuse que nous servent les médias, elle ne peut qu’ajouter à<br />

l’incompréhension des uns vis à vis des autres à l’interne et à l’externe des banlieues. Pour l’instant ne<br />

brûlent que des biens matériels. Mais si on persiste à vouloir étouffer ou réprimer le désir de citoyenneté à<br />

part entière, avec reconnaissance d’un droit à la différence, on risque tout simplement de provoquer la<br />

210


encontre entre cette jeunesse révoltée et ceux qui dans leurs attentats n’ont pas plus de respect pour la vie<br />

d’autrui qu’on en a pour la leur, en Irak, en Palestine ou ailleurs. Une fois de plus il n’est peut-être pas<br />

totalement faux de dire que la France a la droite la plus bête du monde. Ce qui malheureusement, même par<br />

différence, ne rend pas la gauche dite républicaine et fort peu démocrate, plus intelligente. La presse<br />

étrangère ne s’y est pas trompée et n’est pas mécontente de donner une leçon à cette fameuse « exception<br />

culturelle » incapable de se comprendre elle-même.<br />

Jean-Loup Azéma (40 ans de vie en banlieue dont 20 d’enseignement en zone « sensible »)<br />

211


Où va la République?<br />

Daniel Hemery, Claude Liauzu, Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet<br />

Libération, mercredi 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Signataires de l'appel des historiens contre la loi du 23 février sur le rôle positif de la colonisation, nous ne<br />

pouvons pas demeurer silencieux sur des affrontements qui révèlent une crise profonde de la société et<br />

l'incapacité de la classe politique à proposer des solutions, qui suscitent une dérive xénophobe dans l'opinion.<br />

Dérive exploitée par l'extrême droite et une droite de plus en plus musclée, chassant sur les mêmes terres.<br />

Couvre-feu ! Perquisitions ! Interdiction des rassemblements ! C'est l'état d'urgence ! Mais quelle urgence,<br />

pour quel Etat ? Le décret (dont on annonce la prolongation) est pris en application de la loi adoptée le 25<br />

avril 1955, au moment où la guerre remplace la politique en Algérie, annonçant la bataille d'Alger et ses<br />

crimes, la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, par une police sous les ordres<br />

de Maurice Papon.<br />

Selon certains, ce serait la preuve de la «fracture coloniale» formule aussi creuse et raccrocheuse que la<br />

fracture sociale, dont on peut mesurer la validité (ou la vanité) ! , la preuve que la République traite ses<br />

«indigènes» comme autrefois. Pas pour nous. Le spectre du conflit ethnique, de l'islam qui hante beaucoup<br />

d'esprits, agité de manière cyclique, cache la réalité de conflits sociaux et de mouvements qu'il faut analyser<br />

et auxquels il faut apporter des réponses. Des réponses qui ne soient pas une aggravation de la discrimination<br />

en fonction de l'origine comme le fait le gouvernement, ni la lutte de minorités contre la société dominante.<br />

Une telle lutte ne pourrait déboucher que sur un populisme identitaire, c'est-à-dire une inversion indigéniste,<br />

un doublet du lepénisme, et conforter les tenants de la ségrégation et du racisme.<br />

Un capitalisme sauvage a tout avantage à avoir ses «sauvageons». C'était le cas au début de la Révolution<br />

industrielle dans le Paris des Misérables, où les «classes laborieuses» affublées des qualificatifs de<br />

«nomades», «bédouins», «barbares» étaient considérées comme «classes dangereuses» par le parti de<br />

l'Ordre. Deux siècles après, un processus gigantesque d'exclusion frappe ceux qui sont venus du plus loin<br />

(d'outre-mer) et le plus tard (au bout des trente glorieuses, quand la société industrielle entre en crise).<br />

Aucun des responsables, ni politiques ni associatifs, ne paraît s'aviser que la détérioration de la situation est<br />

due structurellement à la sauvagerie intrinsèque d'un capitalisme débridé. Même les violences d'une partie<br />

des adolescents de banlieue ne sont que l'intériorisation des valeurs brutales de ce capitalisme. Pourquoi les<br />

jeunes révoltés détruisent-ils les voitures qui représentent un symbole de consommation inatteignable ?<br />

Pourquoi font-ils flamber les écoles et les gymnases qui sont des lieux de l'éducation collective ? Pourquoi<br />

cassent-ils les cabines téléphoniques ? Pourquoi ne cassent-ils pas leurs portables symboles de la<br />

privatisation de la communication ? Ils s'attaquent à la chose publique qui n'a de valeur pour eux que<br />

consumériste. Ajoutons que la délinquance est une composante de ce système<br />

L'école ? La cage d'escalier nettoyée ? Les «grands frères» ? La Marseillaise pour les enfants ? Le silence de<br />

la droite comme de la gauche sur les solutions est assourdissant ! Elles ne proposent rien aux sans-papiers,<br />

aux sans-travail, aux sans-logis, à ces millions de sans-espoir que le système condamne à rester aux marges.<br />

Les forces qui se réclament de la démocratie et de la justice sociale doivent d'urgence organiser un<br />

mouvement de solidarité, affirmer l'impératif d'un changement radical des choix économiques néolibéraux<br />

qui ont conduit à l'explosion actuelle, le refus d'une ethnicisation des problèmes, la nécessité de rechercher<br />

les solutions à l'échelle mondiale.<br />

Une République a perdu son âme entre Dien Bien Phu et Alger. La Ve la perdra-t-elle face aux banlieues ?<br />

Daniel Hémery, Claude Liauzu et Gilbert Meynier sont historiens ; Pierre Vidal-Naquet est directeur<br />

d'études émérite à l'EPHE.<br />

212


Dans l’ornière du droit colonial<br />

Mona Chollet, Peripheries.net, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

http://www.peripheries.net<br />

À tous ceux qui, ces jours-ci, se sentent étouffer de rage et de désespoir devant la surdité ou l'animosité<br />

qu'oppose la classe politique à la demande de respect émanant des banlieues, on ne saurait trop conseiller la<br />

lecture du livre de Sidi Mohammed Barkat, Le corps d'exception, paru en septembre. À défaut de changer<br />

quoi que ce soit à la gravité de la situation, l'analyse de Barkat permet de la comprendre en profondeur – et<br />

c'est toujours ça de pris. Elle confirme ce que laissait penser le spectaculaire retour du refoulé colonial<br />

auquel on a assisté le 8 novembre (<strong>2005</strong>), avec l'exhumation de la loi sur l'état d'urgence de 1955 : il ne<br />

pourra y avoir de véritable règlement des problèmes sans un retour sur l'histoire impériale de la France, tant<br />

cette histoire est encore présente, à vif. Rien ne changera si l'on continue à attribuer les discriminations à<br />

l'embauche et au logement, les contrôles d'identité au faciès et les brutalités policières que subissent les<br />

habitants des cités à un « racisme » présenté comme un fléau ahistorique, ou à une simple xénophobie.<br />

Barkat invite à examiner cette « révolution dans les principes qui régissent l'État et la nation » qu'a<br />

représenté l'institution du droit colonial. Lors des débats qui précèdent la promulgation du sénatus-consulte<br />

fixant le statut de l'indigène, en 1865, les parlementaires français justifient le non-accès des autochtones<br />

algériens à une pleine citoyenneté – bien qu'ils aient la nationalité française – par leur fidélité au statut<br />

musulman, jugé « contraire à nos lois et à nos mœurs ». En somme, la culture des colonisés est considérée<br />

comme « impuissante à élever les individus à la conscience morale » nécessaire à l'exercice de la<br />

citoyenneté.<br />

Un coup de force des critères d'origine et de moralité<br />

Ce à quoi on assiste alors, c'est à ce que Barkat ne craint pas d'appeler une « destruction des fondements de la<br />

société ». En effet, désormais, un membre de la nation ne se voit plus accorder des droits inviolables à partir<br />

de « l'évidence de son humanité », à partir de sa naissance (dans le sens où « tous les hommes naissent libres<br />

et égaux en droits »), mais à partir de sa « conformité morale », elle-même déterminée par son origine : «<br />

L'État attribue la qualité de citoyen, qualité qui a pour caractéristique principale de mettre à distance les<br />

signes distinctifs d'appartenance, à un groupe défini précisément par son origine géographique, et en<br />

définitive par son identité culturelle. L'origine, qui n'aurait dû jouer, en principe, aucun rôle dans<br />

l'inscription des membres de la nation dans le corps politique, constitue désormais l'élément central du<br />

dispositif juridique et politique (…) .» Il se produit en somme une « contre-Révolution » silencieuse.<br />

L'égalité est dorénavant « soumise à la question préalable du jugement de valeur ». C'est tout le système<br />

politique qui va « reconstituer sa cohérence à partir du critère de la morale », alors même que ce critère,<br />

éminemment empirique, n'a rien à faire en politique. La nouvelle « clef de voûte » du système réside dans la<br />

division de la nation en deux sous-ensembles : l'un, auquel on reconnaît une souveraineté pleine et entière<br />

parce qu'on présume de sa bonne moralité à partir du seul critère de son origine, et le second, toujours<br />

suspect de déviances effectives ou potentielles, qu'il s'agit d'écarter de toute responsabilité politique pour<br />

préserver le premier.<br />

Difficile, en lisant cela, de ne pas penser à l'inflation actuelle des débats inquisiteurs sur l'immoralité<br />

supposée des descendants d'« indigènes », musulmans ou présumés tels, accusés d'être par essence violents,<br />

intégristes, antisémites, misogynes – ce qui justifierait leur relégation dans une sous-citoyenneté, voire leur<br />

mise au pas impitoyable –, alors que le reste de la population française serait, par essence, lui aussi, exempt<br />

de toutes ces tares. La différence, c'est peut-être qu'aujourd'hui, par une ironie de l'Histoire, la révolution<br />

sexuelle étant passée par là en Occident, ce qu'on reproche aux « indigènes » en matière de mœurs, c'est<br />

davantage leur excès de moralité – dans le cas des filles qui choisissent de porter le voile, par exemple – que<br />

leur immoralité, comme c'était le cas autrefois : Sophie Bessis, dans son livre L'Occident et les autres (1),<br />

faisait remarquer que le dégoût manifesté par un futur leader islamiste tunisien, dans une boîte de nuit<br />

européenne, devant tous ces jeunes gens laissant libre cours à leurs « instincts », était le pendant exact de<br />

celui des colons stigmatisant autrefois la « sauvagerie des peuplades primitives » : « C'étaient elles, alors,<br />

qui étaient régies par leurs instincts », rappelle-t-elle. Et s'il y avait, inconsciemment, chez les jeunes filles<br />

voilées évoluant dans les sociétés occidentales, comme un retour à l'envoyeur des jugements autrefois portés<br />

213


sur leurs ancêtres ? Reste que l'on voit apparaître clairement aujourd'hui, alors que les banlieues explosent,<br />

combien on s'est fourvoyé en débattant à n'en plus finir de questions qui n'en étaient pas, et en négligeant la<br />

question politique de l'égalité, la seule qui vaille (2).<br />

« Celui qu'on ne saurait accueillir alors même qu'il est déjà là »<br />

Le droit colonial inaugure une forme paradoxale d'appartenance à la nation, qui fait du colonisé musulman à<br />

la fois un Français et un étranger : « Ni vraiment une inclusion ni tout à fait une exclusion, mais le report<br />

indéfini d'une pleine inclusion annoncée », écrit Sidi Mohammed Barkat. L'indigène représente « celui qu'on<br />

ne saurait accueillir alors même qu'il est déjà là ». La citoyenneté française sera accordée aux juifs d'Algérie<br />

en 1870 (décret Crémieux), puis, en 1889, aux enfants de colons étrangers, espagnols ou italiens… mais<br />

jamais aux musulmans. À leur sujet, l'Etat colonial pratique continuellement le double discours (à croire que<br />

cette fourberie n'est pas l'apanage des Arabes, en fin de compte…), multipliant les déclarations d'intention<br />

bienveillantes tout en louvoyant pour faire en sorte que l'égalité promise ne se réalise jamais. Délibérément<br />

construite, l'opposition entre Français et indigènes ne cesse donc de s'exacerber, jusqu'à l'explosion de la<br />

Toussaint 1954, qui marque le déclenchement de la guerre d'Algérie, et dans laquelle la part de dépit ne doit<br />

pas être sous-estimée. L'historien Charles-Robert Ageron posait le même constat (3) : « Les Français<br />

d'Algérie auront passé leur temps à fermer les portes de l'intégration devant les musulmans tout en leur<br />

reprochant de refuser de s'intégrer. » En réalité, cette possible « intégration » suscite même les pires craintes<br />

chez les Français de métropole, puisque s'est imposée durablement la conviction selon laquelle « la vérité ou<br />

l'authenticité de la nation dépend principalement de l'origine de ses membres ». Garantir l'intégrité de la<br />

France suppose donc de tenir à distance la « filiation indigène », jugée inauthentique et corruptrice.<br />

« Filiation », oui : car la méfiance envers les musulmans concerne bien, non un ensemble d'individus dans<br />

une temporalité donnée, mais « tout un groupe, une masse perçue sous l'angle de sa reproduction ». Les<br />

générations successives de colonisés sont considérées comme inscrites dans une « transmission héréditaire<br />

[celle du droit et de la coutume musulmans] impropre à humaniser correctement », écrit Sidi Mohammed<br />

Barkat. Cette stigmatisation transcendant les générations explique peut-être l'obstination avec laquelle,<br />

aujourd'hui encore, et pour leur plus grande exaspération, on dénie aux descendants d'immigrés musulmans<br />

la qualité de Français à part entière, quand on ne les traite pas comme d'éternels étrangers. Le 10 novembre,<br />

sur France 2, le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy attribuait l'incendie par lui allumé à un « problème<br />

d'immigration » ; et, à un contradicteur qui lui objectait que les jeunes émeutiers étaient français, et non<br />

immigrés, il répliquait que cette distinction relevait de la « langue de bois » (4)…<br />

Défendre les « droits de l'homme authentiquement homme »<br />

De cette obsession de la filiation, Sidi Mohammed Barkat apporte un exemple particulièrement convaincant :<br />

le statut de « citoyen français à titre personnel », accordé à partir de 1944 à certains musulmans algériens<br />

(65 000 sur 7 millions) dont on s'est assuré au préalable « qu'ils ont témoigné de leur adhésion aux<br />

institutions du pays colonisateur et à sa politique ». Ce titre a la particularité… de ne pas être transmissible.<br />

C'est là, écrit Barkat, une mesure de « prophylaxie politique », destinée à « protéger la nation vraie contre<br />

les dangers de dénaturation que peuvent présenter les descendants de ces nouveaux citoyens ». Accorder<br />

l'égalité à certains musulmans jugés « fiables » pour mieux continuer à en exclure tous les autres : et si la «<br />

discrimination positive » chère à Nicolas Sarkozy devait davantage à la « citoyenneté française à titre<br />

personnel » de l'époque coloniale qu'au modèle nord-américain contemporain ?<br />

Parce qu'on présume chez lui une « inclination héritée à s'écarter des règles sociales de base fondées sur la<br />

raison », le colonisé fait l'objet d'une vigilance particulière. Il est perçu comme un corps « situé en dehors de<br />

l'univers de la raison », qui « doit être tenu en respect au moyen de mesures exceptionnelles » – il est ce «<br />

corps d'exception » qui donne son titre au livre, et qui fonctionne dans l'espace public comme un « symbole<br />

de la division inégalitaire de la société ». La dangerosité qu'on lui attribue, ajoutée à la provocation que<br />

représente son surgissement sur la scène politique, explique le déchaînement de haine policière du 17 octobre<br />

1961, auquel Sidi Mohammed Barkat consacre des pages impressionnantes. La revendication de dignité et<br />

d'égalité qui s'exprimait alors a été réprimée avec d'autant plus de zèle et d'autant moins de scrupules qu'elle<br />

semblait menacer la survie même de la nation, suspendue à cette hiérarchisation stricte entre deux catégories<br />

de citoyens – il s'agissait, en somme, de « défendre les droits de l'homme authentiquement homme ».<br />

214


« Liberté, égalité, sauf dans les cités »<br />

Les résonances innombrables que l'auteur parvient à créer entre passé et présent ne visent pas à faire croire<br />

que les deux se confondent purement et simplement, mais invitent à prendre acte des bégaiements de<br />

l'Histoire, et à les regarder en face, pour se donner une chance de les dépasser. Car force est de constater que<br />

les fictions créées par l'Etat colonial, comme celle d'une « filiation [musulmane] rebelle à toute vie en<br />

société », continuent d'être prises pour argent comptant et confondues avec la réalité. Barkat pointe<br />

l'existence d'une « subjectivité de masse » qui « légitime aujourd'hui encore, aux yeux de beaucoup, des<br />

actes que l'on prétend réprouver formellement ». Dans la classe politique, l'attitude la plus payante<br />

électoralement reste celle qui consiste à renforcer le « cordon sanitaire » séparant les Français<br />

« authentiques » et les autres, et à entretenir l'illusion dangereuse que l'on garantit ainsi la sauvegarde et la<br />

puissance de la nation – alors qu'il s'agit en fait exactement du contraire. Le statut juridique de l'indigène,<br />

cette « fabrique d'une humanité placée au ban de la société », a cessé d'exister dans les textes, mais pas dans<br />

les têtes, provoquant une « panne structurelle de l'État ». L'invocation continuelle des beaux principes de la<br />

République, si elle nie la persistance de la mentalité coloniale, risque fort de rester inopérante. Comme disent<br />

les « Guignols de l'info » : « Liberté, égalité, sauf dans les cités »…<br />

Interroger les traces que le droit colonial a laissées dans les têtes, pour enfin donner toute leur force aux<br />

textes de loi actuels, c'est la démarche que propose Le corps d'exception. Dans la mesure où elle exige de<br />

réviser des préjugés séculaires sur l'islam, et où c'est peu dire que le contexte mondial ne s'y prête pas, c'est<br />

une démarche difficile. Au cours d'une conférence, en octobre, à l'occasion de la parution de son livre Le<br />

voile médiatique, Pierre Tévanian s'interrogeait : comment se fait-il que le matraquage politique et<br />

médiatique autour du prétendu « problème » du voile ait atteint son but, alors que la même propagande<br />

autour de la Constitution européenne a échoué, montrant la capacité des Français à résister, quand ils le<br />

veulent, aux évolutions néfastes qu'on veut leur imposer ? La question est peut-être moins ingénue qu'il n'y<br />

paraît. S'ils cessaient de plaquer sur leurs concitoyens « musulmans » les craintes et les fantasmes que leur<br />

inspire la situation internationale – la révolution iranienne, la guerre civile algérienne, le 11 septembre 2001<br />

(5)… –, est-il si utopique que cela d'imaginer que tous puissent enfin se pencher sur leur passé commun ?<br />

Dans la mesure où leur avenir en dépend, on veut croire que non.<br />

Mona Chollet<br />

Voir aussi sur Inventaire/Invention :<br />

– « En venir aux mots plutôt qu'aux mains », rencontre avec Marie Rose Moro (2003)<br />

http://www.inventaire-invention.com/entretien/chollet_moro_print.htm<br />

Et sur Périphéries :<br />

– La femme, l'étranger : l'Occident ou la phobie de la différence ?<br />

http://www.peripheries.net/e-difference.html<br />

Deux extraits radiophoniques dont le rapprochement s'avère particulièrement intéressant :<br />

« Quartiers populaires : Elkabbach, chargé de mission et de haine » (Acrimed, 10 novembre <strong>2005</strong>) :<br />

http://www.acrimed.org/article2192.html<br />

« Couvre-feu » (« Là-bas si j'y suis », France-Inter, 10 novembre <strong>2005</strong>) :<br />

http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=779<br />

(1) La Découverte, 2001. [retour]<br />

(2) Lire à ce sujet Pierre Tévanian, Le voile médiatique – Un faux débat : « l'affaire du foulard islamique »,<br />

Raisons d'agir, <strong>2005</strong>. Voir aussi l'Almanach critique des médias, Les Arènes, <strong>2005</strong> :<br />

http://www.arenes.fr/livres/fiche-livre.php?numero_livre=125 [retour]<br />

(3) Télérama, 17 septembre 2003. [retour]<br />

(4) Voir aussi, sur Acrimed, « Le ministre, le journaliste et les "pas totalement français" », 12 novembre<br />

<strong>2005</strong> : http://www.acrimed.org/article2193.html [retour]<br />

(5) À ce sujet, lire Thomas Deltombe, L'islam imaginaire – la construction médiatique de l'islamophobie en<br />

France, 1975-<strong>2005</strong>, La Découverte, <strong>2005</strong>. [retour]<br />

215


« Notre modèle universel d’intégration a toujours eu son exception coloniale. »<br />

Entretien Avec Ahmed Boubeker, mercredi 16 novembre <strong>2005</strong> – www.oumma.com<br />

Quelles sont les principales raisons de l’embrasement des banlieues ?<br />

25 ans au moins de mépris social se soldant par le fait que ces quartiers sont devenus des concentrés de<br />

misères et de rancœur. Les rebus de l’intégration cloués au pilori de la rumeur médiatique sont en effet les<br />

enfants terribles des cités. L’étranger n’est plus celui qui vient d’ailleurs mais celui qui se reproduit en<br />

permanence dans le corps social. D’une altérité, l’autre. De l’immigration aux banlieues et autres no man’s<br />

lands urbains. Comme une partition sociale ou ethnique de l’hexagone, une rupture radicale entre citoyens<br />

reconnus et citoyens de seconde zone ! Evoquer ces nouvelles frontières intérieures, c’est penser insécurité,<br />

violence, dégradations, tous les stigmates d’une maladie chronique qu’il s’agirait de circonscrire, choix entre<br />

l’amputation et le traitement de choc pour éviter la contagion, la gangrène du corps social. Les promesses de<br />

la politique de la ville sont une sinistre blague pour tous les fins de droit qui se demandent comment on peut<br />

à la fois les traiter comme des chiens et prétendre en même temps qu’on leur tend la main. Trop de discours<br />

fumeux comme si la tchatche bien pensante permettait de faire l’économie d’un véritable traitement social.<br />

Mais il y a quelques limites au virtuel et même la sémantique peut alors mettre le feu aux poudres.<br />

N’oublions pas par ailleurs que les tensions entre la police et les gosses de la banlieue remontent aussi à très<br />

longtemps : ce sont les même problèmes qui ont entraîné les premières émeutes urbaines des Minguettes en<br />

1981 puis celles de Vaulx-en-Velin en 1990. Il y a une mémoire urbaine du pire.<br />

Que pensez-vous de la réaction du gouvernement Villepin face à ces événements ?<br />

C’est bien connu, la France a la droite la plus bête du monde, mais ce qu’il y a de nouveau c’est que sa<br />

gauche ne vaut guère mieux aujourd’hui. La plupart de ces professionnels de la politique sont d’abord<br />

préoccupés par la gestion de leur carrière dans un monde virtuel fait de simulations, de sondages et de taux<br />

de croissance, la plupart sont tombés des nues face à ce retour du réel. Peut-être pensaient-ils au fond que les<br />

gens des quartiers n’existent pas en fait, qu’ils ne sont que des simulacres, des boucs émissaires sur le dos<br />

desquels on peut mettre tous les problèmes de la société française, histoire de requinquer le consensus<br />

national. Une imagerie publique faite de « sauvageons », femmes voilées et autres « racailles » permet de<br />

pallier les affres d’une nostalgie de grandeur. Cette assignation à demeure fantasmatique des héritiers de<br />

l’immigration, la droite comme la gauche en sont responsables. Depuis un quart de siècle malheureusement<br />

l’immigration et les banlieues sont le défouloir de la classe politique. Comment voulez vous que réagisse le<br />

gouvernement Villepin ? Il n’a d’abord pas compris que la fiction médiatique que la société française se<br />

raconte pour se faire peur s’évertue à devenir vrai ; puis il est rentré dans le film en jouant le scénario du<br />

pire. C’est comme ça que la psychose sécuritaire s’installe comme un écho à la naïveté criminelle d’une<br />

société qui préfère ne pas voir ses minorités visibles pour préserver sa simplicité et sa nostalgie de grandeur.<br />

Que vous inspire la fatwa de l’UOIF, ainsi que les différents appels au calme de certains imams ?<br />

On se croirait revenu au sale vieux temps des colonies, à l’époque des bachagas qui représentaient les<br />

« indigènes musulmans » auprès du pouvoir. Mais enfin de quoi se mêlent ces gens là ? Qui sont-ils pour<br />

prétendre qu’ils vont être entendus par des gamins de cité dont la plupart ne connaissent rien à la religion<br />

musulmane ? Plus grave encore : comment les pouvoirs publics peuvent-ils encourager cela dans un pays ou<br />

la laïcité ne permet pas à la religion d’intervenir dans le domaine public. Il me semblait pourtant, qu’on avait<br />

décrété il y a quelques mois la laïcité en danger à cause de quelques foulards dans les écoles. Mais peut être<br />

y a-t-il deux poids, deux mesures et lorsque le parc automobile est en danger, nos doctes défenseurs des<br />

valeurs républicaines n’hésitent pas à faire appel à leurs « amis musulmans ».<br />

Le modèle français « d’intégration » n’est-il pas un mythe ?<br />

Si les immigrés européens ont fini par faire de « bons Français », d’autres légions métèques de la France<br />

industrielle traversent le vingtième siècle sans disparaître pour autant dans le creuset français. Notre modèle<br />

universel d’intégration a toujours eu son exception coloniale. Mais pour expliquer les choses plus<br />

précisément, à la différence de « l’égalité des chances » à l’américaine, le modèle français se fonde sur un<br />

mouvement d’égalisation des conditions censé amener les individus à se reconnaître comme semblables audelà<br />

de leurs appartenances d’origine. Avec la crise de l’Etat providence, ce modèle basé sur des politiques<br />

de redistribution sociale se heurte à ses limites. Pour les derniers convives de la démocratie française, on<br />

parle alors de « problème d’intégration » pour mieux occulter la faillite historique des relais publics et<br />

216


institutionnels de l’égalité. Non seulement l’école, les syndicats ou les entreprises n’ont pas joué leur rôle<br />

intégrateur, mais ils sont même devenus des foyers de reproduction des inégalités et des discriminations. De<br />

fait, loin d’abolir les différences dans l’espace public, le modèle de l’égalisation des conditions n’est parvenu<br />

qu’à enfermer les héritiers de l’immigration dans une identité stigmatisée. Une crise exprimée aussi par la<br />

crispation sur une nostalgie de grandeur avec l’évocation grandiloquente ou incantatoire des valeurs laïques<br />

et républicaines dans le ciel des idées. C’est pourtant la sacro-sainte communauté des citoyens qui apparaît<br />

aujourd’hui divisée. Les nouvelles frontières de la société post industrielle sont intérieures : frontières entre<br />

les rentiers de l’Etat de droit et la triste cohorte des sans - sans domicile fixe, sans papiers, sans droit ni titre<br />

d’existence - ou entre quartiers chics et banlieues chocs. Dans un contexte de profondes mutations de la<br />

société française, si l’immigration participe vraiment de l’innovation sociale et culturelle, c’est même sa<br />

capacité à échapper au moule de l’intégration républicaine qui est en jeu. Sortir du regard de l’autre,<br />

envisager des modes d’existence individuels et collectifs et œuvrer à la reconnaissance d’une communauté<br />

d’expérience dans une société plurielle, tel serait l’enjeu ! L’enjeu d’un autre récit de la modernité, au plus<br />

loin de la légende dorée du creuset français.<br />

Peut-on parler de gestion néo-coloniale des banlieues ?<br />

Dans l’ordre du fantasme, l’équation Lepeniste « immigration = insécurité » est malheureusement fondée sur<br />

les strates d’oubli de l’Histoire de France soumise à l’épreuve d’un retour des cadavres planqués dans les<br />

placard du « bon vieux temps » des colonies : le mouvement de libération de la mémoire de la guerre<br />

d’Algérie ne s’accompagne-t-il pas d’un réveil des passions franco-françaises ? « Nous leur avons rendu<br />

l’Algérie, qu’ils nous rendent Barbès, la Cannebière »...et l’espace public ! Passions exacerbées, d’autant<br />

qu’à travers les portes ouvertes de l’actualité s’engouffrent les clichés d’une soi-disant « guerre des<br />

civilisations » à l’échelle planétaire qui donne corps à toutes les pulsions eschatologiques d’une identité<br />

française tourmentée par la mondialisation. Plus que jamais donc, les héritiers de l’immigration ont le visage<br />

des petites peurs de la société française. Cela dit, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un mode de gestion<br />

néo-coloniale des banlieues parce que mis à quelques bachagas autoproclamés que j’évoquais tout à l’heure,<br />

les « populations indigènes » ne sont pas représentées ne serait-ce que sur un mode du « second collège ». Je<br />

crois que le mode de gestion sécuritaire des quartiers qui s’appuie aujourd’hui sur une entente mondiale, on<br />

peut d’avantage le comprendre avec le philosophe Gilles Deleuze, comme un néo-fascisme à visage humain.<br />

Comme « une organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de<br />

nous autant de micro fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte,<br />

dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma »<br />

Propos recueillis par la rédaction.<br />

Ahmed Boubeker est sciologue, maître de conférence à l’Université de Metz, auteur de plusieurs ouvrages,<br />

Ahmed Boubeker connaît parfaitement la question des banlieues Dans cet entretien, il évoque notamment<br />

l’échec de la « politique » d’intégration et de la ville, et revient sur la fatwa de l’UOIF.Il est notamment<br />

l’auteur de Famille de l’intégration : les ritournelles de l’ethnicité en pays jacobin (Stock, 1999) et Les<br />

Monde de l’ethnicité. La communauté d’expérience des héritiers de l’immigration maghrébine (Balland,<br />

2001). Il a par ailleurs participé à l’ouvrage collectif, La fracture coloniale. La société française au prisme<br />

de l’héritage coloniale (La Découverte, <strong>2005</strong>) sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et<br />

Sandrine Lemaire.<br />

217


L'humiliation ordinaire<br />

Alain Badiou, Le Monde, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Constamment contrôlés par la police." De tous les griefs mentionnés par les jeunes révoltés du peuple de ce<br />

pays, cette omniprésence du contrôle et de l'arrestation dans leur vie ordinaire, ce harcèlement sans trêve, est<br />

le plus constant, le plus partagé. Se rend-on vraiment compte de ce que signifie ce grief ? De la dose<br />

d'humiliation et de violence qu'il représente ?<br />

J'ai un fils adoptif de 16 ans qui est noir. Appelons-le Gérard. Il ne relève pas des "explications"<br />

sociologiques et misérabilistes ordinaires. Son histoire se passe à Paris, tout bonnement. Entre le 31 mars<br />

2004 (Gérard n'avait pas 15 ans) et aujourd'hui, je n'ai pu dénombrer les contrôles dans la rue. Innombrables,<br />

il n'y a pas d'autre mot. Les arrestations : Six ! En dix-huit mois... J'appelle "arrestation" qu'on l'emmène<br />

menotté au commissariat, qu'on l'insulte, qu'on l'attache à un banc, qu'il reste là des heures, parfois une ou<br />

deux journées de garde à vue. Pour rien.<br />

Le pire d'une persécution tient souvent aux détails. Je raconte donc, un peu minutieusement, la toute dernière<br />

arrestation. Gérard, accompagné de son ami Kemal (né en France, Français donc, de famille turque), est vers<br />

16 h 30 devant un lycée privé (fréquenté par des jeunes filles). Pendant que Gérard fait assaut de galanterie,<br />

Kemal négocie avec un élève d'un autre lycée voisin l'achat d'un vélo. Vingt euros, le vélo, une affaire !<br />

Suspecte, c'est certain. Notons cependant que Kemal a quelques euros, pas beaucoup, parce qu'il travaille : il<br />

est aide et marmiton dans une crêperie. Trois "petits jeunes" viennent à leur rencontre. Un d'entre eux, l'air<br />

désemparé : "Ce vélo est à moi, un grand l'a emprunté, il y a une heure et demie, et il ne me l'a pas rendu."<br />

Aïe ! Le vendeur était, semble-t-il, un "emprunteur". Discussion. Gérard ne voit qu'une solution : rendre le<br />

vélo. Bien mal acquis ne profite guère. Kemal s'y résout. Les "petits jeunes" partent avec l'engin.<br />

C'est alors que se range le long du trottoir, tous freins crissants, une voiture de police. Deux de ses occupants<br />

bondissent sur Gérard et Kemal, les plaquent à terre, les menottent mains dans le dos, puis les alignent contre<br />

le mur. Insultes et menaces : "Enculés ! Connards !" Nos deux héros demandent ce qu'ils ont fait. "Vous<br />

savez très bien ! Du reste, tournez-vous - on les met, toujours menottés, face aux passants dans la rue -, que<br />

tout le monde voie bien qui vous êtes et ce que vous faites !" Réinvention du pilori médiéval (une demiheure<br />

d'exposition), mais, nouveauté, avant tout jugement, et même toute accusation. Survient le fourgon.<br />

"Vous allez voir ce que vous prendrez dans la gueule, quand vous serez tout seuls." "Vous aimez les chiens<br />

?" "Au commissariat, y aura personne pour vous aider."<br />

Les petits jeunes disent : "Ils n'ont rien fait, ils nous ont rendu le vélo." Peu importe, on embarque tout le<br />

monde, Gérard, Kemal, les trois "petits jeunes", et le vélo. Serait-ce ce maudit vélo, le coupable ? Disons tout<br />

de suite que non, il n'en sera plus jamais question. Du reste, au commissariat, on sépare Gérard et Kemal des<br />

trois petits jeunes et du vélo, trois braves petits "blancs" qui sortiront libres dans la foulée. Le Noir et le Turc,<br />

c'est une autre affaire. C'est, nous raconteront-ils, le moment le plus "mauvais". Menottés au banc, petits<br />

coups dans les tibias chaque fois qu'un policier passe devant eux, insultes, spécialement pour Gérard : "gros<br />

porc", "crado"... On les monte et on les descend, ça dure une heure et demie sans qu'ils sachent de quoi ils<br />

sont accusés et pourquoi ils sont ainsi devenus du gibier. Finalement, on leur signifie qu'ils sont mis en garde<br />

à vue pour une agression en réunion commise il y a quinze jours. Ils sont vraiment dégoûtés, ne sachant de<br />

quoi il retourne. Signature de garde à vue, fouille, cellule. Il est 22 heures. A la maison, j'attends mon fils.<br />

Téléphone deux heures et demie plus tard : "Votre fils est en garde à vue pour probabilité de violences en<br />

réunion." J'adore cette "probabilité". Au passage, un policier moins complice a dit à Gérard : "Mais toi, il me<br />

semble que tu n'es dans aucune des affaires, qu'est-ce que tu fais encore là ?" Mystère, en effet.<br />

S'agissant du Noir, mon fils, disons tout de suite qu'il n'a été reconnu par personne. C'est fini pour lui, dit une<br />

policière, un peu ennuyée. Tu as nos excuses. D'où venait toute cette histoire ? D'une dénonciation, encore et<br />

toujours. Un surveillant du lycée aux demoiselles l'aurait identifié comme celui qui aurait participé aux<br />

fameuses violences d'il y a deux semaines. Ce n'était aucunement lui ? Un Noir et un autre Noir, vous<br />

savez...<br />

218


A propos des lycées, des surveillants et des délations : j'indique au passage que lors de la troisième des<br />

arrestations de Gérard, tout aussi vaine et brutale que les cinq autres, on a demandé à son lycée la photo et le<br />

dossier scolaire de tous les élèves noirs. Vous avez bien lu : les élèves noirs. Et comme le dossier en question<br />

était sur le bureau de l'inspecteur, je dois croire que le lycée, devenu succursale de la police, a opéré cette<br />

"sélection" intéressante. On nous téléphone bien après 22 heures de venir récupérer notre fils, il n'a rien fait<br />

du tout, on s'excuse. Des excuses ? Qui peut s'en contenter ? Et j'imagine que ceux des "banlieues" n'y ont<br />

pas même droit, à de telles excuses. La marque d'infamie qu'on veut ainsi inscrire dans la vie quotidienne de<br />

ces gamins, qui peut croire qu'elle reste sans effets, sans effets dévastateurs ? Et s'ils entendent démontrer<br />

qu'après tout, puisqu'on les contrôle pour rien, il se pourrait qu'ils fassent savoir, un jour, et "en réunion",<br />

qu'on peut les contrôler pour quelque chose, qui leur en voudra ?<br />

On a les émeutes qu'on mérite. Un Etat pour lequel ce qu'il appelle l'ordre public n'est que l'appariement de la<br />

protection de la richesse privée et des chiens lâchés sur les enfances ouvrières ou les provenances étrangères<br />

est purement et simplement méprisable.<br />

Alain Badiou, philosophe, professeur émérite à l'Ecole normale supérieure, dramaturge et romancier.<br />

219


Dit au coeur de la banlieue.<br />

La violence d'une partie de la jeunesse des banlieues<br />

est légitime, nécessaire et saine<br />

Michel Ganozzi, Rebellyon<br />

Les Minguettes, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Cette violence est légitime parce qu'elle est à la mesure de la somme inouïe des violences sociales subies par<br />

cette jeunesse, génération après génération, depuis 30 ans.<br />

Cette violence est à la mesure du refus d'entendre cette voix par tous ceux à qui elle était adressée. Pendant<br />

des dizaines d'années il y a eu une volonté systématique d'étouffer, de déformer l'expression pacifique qui n'a<br />

jamais cessé de se manifester.<br />

Cette violence aujourd'hui n'est ni gratuite, ni insignifiante, ni délinquante. Elle dit des choses essentielles<br />

aujourd'hui pour la vie des populations des quartiers d'habitat populaire et à partir de là pour la société toute<br />

entière.<br />

C'était le seul recours pour se faire entendre. C'est la violence des oubliés qui se manifestent avec rage parce<br />

que en face on veut les oublier et les faire taire .<br />

Cette violence est saine parce qu'elle ne vise pas à maintenir l'injustice et le désordre social ; elle n'est pas le<br />

fait d'une minorité privilégiée qui veut préserver ses privilèges. Au delà des apparences trompeuses, cette<br />

jeunesse qui se manifeste depuis quelques jours, est en lutte contre l'injustice fondamentale de cette société.<br />

Elle exprime un immense désir de vivre dignement, autrement que dans l'absence d'avenir.<br />

Cette jeunesse des quartiers populaires est courageuse, révoltée et très désespérée.<br />

Le temps est venu de dire cela publiquement, à haute voix, avec courage si on veut réellement prendre la<br />

mesure de la situation et être à la hauteur de ce qui se passe dans les banlieues. Voilà ce qu'il faut affirmer<br />

aujourd'hui, sans préalable et sans se laisser intimider, si on veut être entendu par ces jeunes qui se sont<br />

révoltés parce qu'il n'avait pas d'autre issue pour faire entendre leur désespoir et leurs espoirs.<br />

Il faut oser affirmer cela parce que la révolte spontanée et pourtant si ample de ces jeunes est un signe pour la<br />

population des quartiers : le temps de subir, de se faire insulter, de se laisser diviser est passé. Quelque chose<br />

commence qui s'appelle l'espoir et nous le devons à ces jeunes sans espoir.<br />

Nous connaissons bien tous ces responsables qui parlent soudain de paix, qui appellent à la fin des violences<br />

et au retour à l'ordre. Pendant des années, pour des raisons électorales, ils ont fait de la surenchère dans le<br />

sécuritaire ; ils ont jeté de l'huile sur le feu pour dresser les habitants des quartiers, attisant les conflits,<br />

profitant de toutes les occasions pour propager l'intolérance, salir les richesses de nos cultures diverses, de<br />

nos valeurs.<br />

Nous n'appellerons pas au calme avec eux parce que les quartiers connaissent bien ce calme de l'abandon, du<br />

découragement, de la mise à l'écart. Nous ne dirons pas un seul mot pour appeler au calme. Parce que ce<br />

calme que nous voulons ne peut être que celui que la population des quartiers obtiendra en mettant fin aux<br />

violences policières provocatrices. Le calme que nous voulons ne peut naître que du débat incessant et<br />

intense - une prise de parole directe, vivante - comme savent le faire ceux qui en sont privés. Le calme que<br />

nous voulons avec tous les habitants des quartiers ne sera pas le calme de la soumission.<br />

La répression policière, la justice d'exception et le quadrillage n'a jamais rien rien réglé, ni ici, ni ailleurs.<br />

Le calme que nous voulons ne reviendra que lorsque la population des quartiers si semblable dans la<br />

souffrance, dans le courage, dans la ténacité et dans la générosité, mais aussi si diverse, si multiple et si<br />

220


contradictoire, fera taire elle-même le discours de haine et de division que tiennent tous ceux qui veulent<br />

nous maintenir dans l'impuissance à changer ce monde pour nous et nos enfants.<br />

Qu'ils soient de droite ou de gauche, nous les connaissons bien ceux qui nous insultent dans leurs mairies ou<br />

dans leurs ministères en disant que nous sommes des assistés, un poids mort, et qu'il faut nous répartir un peu<br />

partout comme un rebut dangereux ; ceux qui accusent les familles qui ont si peu, quand eux-mêmes<br />

s'accordent tout et s'excusent tout ; ceux qui commencent à raser nos quartiers pour ne plus nous entendre,<br />

pour ne plus nous voir, si près de leur petit monde égoïste et peureux ; ceux qui aujourd'hui s'indignent de la<br />

violence des jeunes alors que eux-mêmes se sont tus et ont été complices des violences policières, des<br />

humiliations et même de la mort de jeunes pendant des années.<br />

La population des quartiers n'attend plus rien depuis longtemps de tous ceux là et leurs petites disputes<br />

complices sont dérisoires. Il est à craindre que le retour à ce qu'ils appellent l'ordre républicain ne soit le<br />

retour à leurs vieux discours avec en prime la haine suscitée par la peur. Peu importe. A partir de maintenant<br />

dans nos quartiers doit se manifester une parole publique organisée, se développer le dialogue entre tous et<br />

sur tout, pour faire entendre nos besoins, nos projets dans tous les domaines. Personne ne doit plus décider<br />

pour nous, sans nous, contre nous sans courir le risque de nous retrouver en face. La politique de rénovation<br />

urbaine et le prétexte de la mixité sociale, présentées maintenant comme des remèdes miracle sont au<br />

contraire les éléments qui préparent tôt ou tard de nouvelles explosions.<br />

Mais depuis quelques jours la banlieue a cessé d'être un enjeu pour les "autres" ou un prétexte à<br />

gesticulations électorales ; elle est devenue un acteur. Et nous le devons à cette révolte.<br />

Michel Ganozzi, 15 novembre <strong>2005</strong><br />

221


République inachevée ou à jeter ?<br />

Alain Lecourieux et Christophe Ramaux<br />

Libération - mardi 15 novembre <strong>2005</strong><br />

Libération nous a offert, le 9 novembre, en vis-à-vis, deux articles sur l'explosion dans les banlieues. L'un de<br />

Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli, sociologues critiques à la gauche radicale de l'échiquier politique,<br />

l'autre, la chronique d'Alain Duhamel, versant social-libéral de cet échiquier. Tout devrait les opposer. Leur<br />

convergence n'en est que plus saisissante. Le coeur du propos ? La crise manifesterait l'échec total de la<br />

République. Selon Alain Duhamel, elle «théâtralise dans le feu et les flammes [...] le bûcher de l'intégration à<br />

la française». Fini donc le projet visant à ancrer la nationalité dans la citoyenneté, et non d'abord dans les<br />

origines. «Le processus de dissociation» du pays «communautarisé» serait-il fatal ? Faut-il s'en réjouir ?<br />

Alain Duhamel hésite néanmoins. D'une part, il caricature un modèle d'intégration qui, avec sa laïcité, son<br />

école, sa langue, son Etat volontariste, se «proposait de métamorphoser tout étranger [...], quelles que soient<br />

la couleur de sa peau et ses croyances originelles, en un Gaulois moustachu, patriote et râleur». Il enjolive le<br />

communautarisme qui encourage les immigrés «à entretenir leur culture, leur langue, leur mémoire, leurs<br />

moeurs d'origine», leur concède «une marge d'autonomie, d'auto-organisation». Mais, d'autre part, il conclut<br />

que «reconstruire l'intégration à la française ressemblera plus que jamais au destin de Sisyphe, sauf<br />

volontarisme réellement proportionnel au désastre». Faut-il voir dans cette chute un ressassement de la<br />

vacuité du projet républicain ou au contraire un appel à la volonté politique pour lui donner sens et contenu ?<br />

Créditons son auteur de son irrésolution.<br />

A contrario, Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli ne sont pas travaillés par le doute. Ils fustigent le<br />

«modèle social français» qui, la crise en témoignerait, ne serait que poudre aux yeux. A l'appui de leur<br />

démonstration, les auteurs utilisent abondamment le procédé qui consiste à «faire parler» les jeunes. «A leurs<br />

yeux», la promotion par l'école est réservée aux «Blancs», les services publics ne sont «plus du tout des<br />

vecteurs d'intégration» mais de la simple «charité», «les mots de la République» se «vident de leur sens» et<br />

sont «perçus comme les masques d'une société "blanche"». Que pensent les auteurs de ces jugements, à<br />

l'évidence, univoques ? Le procédé rhétorique qui consiste à restituer, en apparence, la parole prétendument<br />

unique des jeunes, permet aux auteurs de ne rien en dire. Artifice bien connu où la nécessaire démarche<br />

«compréhensive» du sociologue devient un outil pour livrer, comme une évidence, les convictions du<br />

sociologue lui-même. Les auteurs finissent néanmoins par lâcher le morceau : ils soutiennent que la gauche<br />

a, en bloc, «abandonné le monde populaire et les immigrés», en mettant l'accent sur la «défense du "modèle<br />

social français"», le «repli national autour des "services publics" et des "petits fonctionnaires"» et les vertus<br />

d'«une République égalitaire pourtant en faillite». On ne s'attendait pas à un assaut sabre au clair contre les<br />

services publics et les fonctionnaires venant de ce bord, a fortiori à ce moment. Le pompier pyromane,<br />

Nicolas Sarkozy, ne cesse-t-il lui-même de proclamer la fin du «modèle social français» pour justifier son<br />

programme ultralibéral ?<br />

Le libéralisme économique justement : qu'Alain Duhamel ne le cite pas comme une cause essentielle de la<br />

désintégration sociale n'étonne guère. Le social-libéral a le mérite de la cohérence. Plus étonnant : nos deux<br />

sociologues radicaux ne l'évoquent jamais. Non qu'ils le soutiennent. Mais leur priorité est autre. Certes,<br />

indiquent-ils, il «est urgent de rétablir un minimum de politique sociale», l'idée d'un «maximum» ne les<br />

effleurant pas, mais il est avant tout indispensable de favoriser l'«affirmation identitaire» des jeunes issus de<br />

l'immigration, non seulement au niveau culturel, mais aussi et surtout au niveau politique. Communautarisme<br />

? Les auteurs ne le revendiquent pas explicitement. Utilisant à nouveau l'esquive rhétorique, ils se contentent<br />

de lancer leurs flèches contre ceux qui s'y opposent. N'y a-t-il pas, par exemple, un réel souci quant à la<br />

condition des femmes dans certaines cités ? La posture compréhensive est, à l'évidence, à sens unique : la<br />

«liberté des femmes» n'est qu'un argument fallacieux afin que «l'affirmation religieuse» soit «criminalisée».<br />

Ni plus ni moins. Après les fonctionnaires, les féministes n'ont qu'à bien se tenir.<br />

Il reste à présent à aller à la racine des questions posées. Oui, nos auteurs, avec bien d'autres, ont raison de<br />

pointer les graves limites et échecs de la «République» instituée, avec un grand «R», telle qu'elle a existé (la<br />

colonisation menée en son nom, etc.) et telle qu'elle existe (les ghettos, les discriminations au faciès, la<br />

ségrégation scolaire, sociale, etc.) Mais est-ce une raison pour jeter le projet républicain par-dessus bord ?<br />

222


La République a toujours été inachevée. Le creuset républicain contient sans doute une part inhérente de<br />

violence symbolique (les immigrés doivent apprendre une nouvelle langue pour participer aux affaires de la<br />

cité, etc.) Il ne justifie pas les discriminations passées et présentes. La France se grandirait à reconnaître ses<br />

crimes coloniaux et à engager une vaste entreprise de réhabilitation des apports, y compris présents, de<br />

l'immigration. La République se grandirait à entreprendre un audacieux programme d'intégration, au sens le<br />

plus noble du terme, en termes d'emploi, de logement, de scolarisation, de tous ceux qui subissent<br />

aujourd'hui des discriminations. N'est-ce pas un projet plus mobilisateur que se résigner au développement<br />

séparé dont est porteur, par essence, le repli communautaire ?<br />

Le «modèle social français» n'est pas, lui aussi, sans limite. La très faible protection accordée aux sansemploi<br />

en témoigne. La crise en cours ne trouve-t-elle pas cependant l'une de ses racines dans la<br />

déconstruction libérale de l'Etat social (protection sociale, droit du travail, services publics et politiques<br />

économiques de soutien à l'activité et à l'emploi) ? Par un fantastique tour de passe-passe, les libéraux font de<br />

cet Etat, pourtant patiemment déconstruit depuis vingt ans, la cause de la crise. Ils sont ici dans leur rôle. On<br />

s'étonne de les voir rejoints par certains «radicaux critiques». L'Etat, s'il peut être porteur des pires<br />

oppressions, s'il n'est pas sans défaut (la bureaucratie, etc.), ne peut-il néanmoins, si on admet que l'intérêt<br />

général n'est pas réductible au jeu des intérêts particuliers, être un instrument irremplaçable d'émancipation ?<br />

La France, après le 29 mai et avec ces émeutes, est à un carrefour. Les provocations de Nicolas Sarkozy ne<br />

sont pas le fruit du hasard. Elles participent d'un projet cohérent : attiser la violence communautaire pour<br />

mieux justifier, libéralisme oblige, le recentrage de l'Etat sur sa police. A ce scénario noir, il importe<br />

d'opposer un autre projet tout aussi cohérent. La relance de la politique de la Ville et de l'aide aux<br />

associations ne sera qu'un pis-aller, si elle ne s'accompagne pas d'une réorientation radicale de la politique<br />

économique, au niveau national comme au niveau européen, afin de retrouver le chemin du plein emploi et<br />

du progrès social. La lutte contre l'insécurité sociale doit s'accompagner d'une lutte contre l'insécurité civile,<br />

car celle-ci, comme le soulignait Didier Peyrat (Libération, 8 novembre <strong>2005</strong>), n'est pas réductible à celle-là.<br />

Doit-on apprendre à des sociologues que les valeurs, les représentations, ont leur autonomie, leur mouvement<br />

propre ? Loin des amalgames ressassés, la grande diversité des parcours des jeunes des cités, y compris<br />

immigrés, n'en témoignent-ils pas ? La révolte dans les banlieues est d'abord une révolte sociale,<br />

parfaitement légitime à de multiples égards. Elle n'en prend pas moins parfois, à l'instar de l'exaltation<br />

religieuse de certains, une forme foncièrement réactionnaire. L'histoire nous montre que toutes les formes de<br />

révolte ne sont pas bonnes à prendre. Puisse la révolte en cours ne pas conforter les scénarios les plus noirs,<br />

mais susciter l'impérieux sursaut vers un nouveau projet, républicain pour être commun, d'émancipation.<br />

223


Halte à la surenchère sur le dos de la banlieue<br />

Abdelaziz Chaambi, novembre <strong>2005</strong><br />

Nous assistons depuis le début du mois de novembre <strong>2005</strong> à la publication de dizaines de communiqués, de<br />

tracts , d’analyses et de commentaires sur la révolte de la banlieue, qui n’a jamais suscité autant d’intérêt sur<br />

une période aussi courte. Ne me dites pas que c’est seulement par amour et altruisme pour cette banlieue ou<br />

pour ses habitants...<br />

Toutes ces organisations ou personnalités, viennent parfois dans nos quartiers, au mieux pour une conférence<br />

ou un débat public et au pire (et malheureusement c’est le pire qui est la règle) pour l’écriture de leur<br />

bouquin, de leur mémoire universitaire, de leur article de journal, ou pour nous vendre la soupe de leur parti<br />

ou organisation.<br />

Aux abonnés absents depuis plus de vingt ans sur nos quartiers, au moment où nos réalités faisaient les<br />

choux gras des médias charognards et des hommes et femmes politiques racistes et islamophobes , ils<br />

n’étaient préoccupés que par des stratégies carriéristes ou par le souci de renflouer les rangs de leurs<br />

organisations.<br />

Depuis plus de 20 ans ils passent, certains repassent et la plupart grimpent sur notre dos, se font les dents sur<br />

nos côtelettes comme disent les jeunes, et obtiennent célébrité, promotion sociale et réussite professionnelle,<br />

pendant que nous restons enfermés dans nos ghettos avec une chape de plomb sur le chaudron, sans qu’une<br />

solidarité ou un soutien ne se manifestent concrètement sur le terrain et au moment où nous en avons le plus<br />

besoin. Lors des bavures et crimes policiers, des jugements iniques, des expulsions musclées, des vagues de<br />

licenciement, etc., nous ne voyons pas ce zèle que certains manifestent aujourd’hui pour la banlieue.<br />

Nous devons être vigilants sur ces soutiens conjoncturels et faire le tri dans tous ces “amis’’ de la banlieue<br />

qui vont oublier, une fois la vague médiatique estompée, ce qu’ils disent aujourd’hui. Et rien de mieux que<br />

les luttes et l’action de terrain pour nous aider à faire ce tri.<br />

On a même vu une multitude d’acteurs issus de nos quartiers se bousculer pour jouer aux supplétifs ou servir<br />

la soupe à un gouvernement aux abois face à la crise dans nos quartiers. On aura vu défiler les gratteurs, les<br />

carriéristes, les opportunistes, les serviles, les traîtres et toutes sortes de bouffons prêts à islamiser, ethniciser,<br />

culturaliser, diaboliser et réprimer cette lutte et cette expression de la rage des petits frères dont certains ont<br />

affirmé : « lorsque je lance mon cocktail Molotov en fait je lance un appel au secours ».<br />

On a même entendu et lu des “esprits éclairés’’ demander que les jeunes soient sanctionnés, alors qu’il s’agit<br />

de jeunes victimes qui doivent être soutenus dans leur combat, qui prend certes une forme particulière (au<br />

demeurant pas très différente de celles des viticulteurs, agriculteurs et autres dockers) face à un Etat qui lui<br />

est seul responsable et coupable de l’instauration d’un système raciste, discriminant et néo-colonial.<br />

Nous ne sommes pas étonnés que ce gouvernement n’entende pas ces cris de colère, mais ce qui surprend<br />

c’est que celles et ceux qui, au nom de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses, sont<br />

censés être solidaires avec nous, sont eux-mêmes frappés d’une surdité chronique. C’est vrai que lorsque la<br />

banlieue tape fort, comme en ce moment, certains arrivent à recouvrer l’ouïe, mais malheureusement de<br />

manière temporaire, et le temps que d’autres causes à la mode ou à l’autre bout de la terre les attirent.<br />

Au lieu de condamner ces jeunes, on devrait leur rendre hommage parce qu’ils ont été capables de prendre le<br />

flambeau de la lutte, de la contestation contre l’ordre policier et sécuritaire aux ordres de l’ultra-libéralisme<br />

destructeur. Ils le font avec un courage exemplaire malgré leur âge et malgré les sanctions et les<br />

condamnations qui pleuvent. Ils viennent donner une leçon à leurs aînés qui n’osent plus bousculer le nouvel<br />

ordre mondial et l’injustice qui frappe les classes populaires et le monde ouvrier.<br />

Arrêtons donc de leur jeter la pierre, en 1968 les bourgeois qui jetaient des pavés et brûlaient des véhicules<br />

n’ont jamais été condamnés comme certains jeunes de nos quartiers à un an de prison ferme ; ils sont<br />

aujourd’hui aux commandes et dans les instances de décision, et qui oserait dire qu’ils auraient dû être<br />

224


sanctionnés pour leur révolte ? Bien au contraire, ils font même la fierté des gens de leur génération qui<br />

portent un regard accusateur et stigmatisant sur les gens des quartiers. Ces discours et ces regards sur leur<br />

lutte sont perçus par eux comme une trahison et comme un abandon à leur triste sort.<br />

Nous devons réclamer effectivement la libération des jeunes condamnés par une justice qui a fait la preuve<br />

encore une fois de sa soumission au politique, et se rappeler que le politique aujourd’hui ferme les yeux et<br />

encourage même le retour en force des nostalgiques de la guerre d’Algérie, de l’OAS qui ont tué des<br />

innocents et posé des bombes, et cherche à réhabiliter son passé colonial.<br />

Concrètement, nous donnons rendez-vous à ces amis et sympathisants de la banlieue à partir du 03 Décembre<br />

<strong>2005</strong>, date du 22ème anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, pour accompagner les<br />

jeunes, qui nous prennent tous au mot, pour impulser à partir de la banlieue lyonnaise des plateformes de<br />

dialogue et d’exigences mutuelles entre les élus et les préfets d’un coté et les jeunes d’un autre, pour tenter<br />

de remédier aux injustices et dysfonctionnement structurels dans les domaines de l’emploi et du logement en<br />

particulier. Nous pouvons envisager, entre autres, une nouvelle gestion des emplois communaux, des<br />

marchés publics, du parc immobilier et de la gestion des finances publiques d’un coté et de la participation<br />

citoyenne, de la solidarité et de la responsabilité d’un autre, et ce, avec une périodicité régulière, des<br />

échéanciers, des moyens de contrôle et de pression sur les décideurs ou les acteurs qui ne respecteraient pas<br />

leurs engagements.<br />

Nous devons tous manifester une vigilance accrue et faire preuve de créativité pour transformer ces<br />

mouvements de révolte en véritable combat politique, et afin d’éviter que le couvercle de la répression et des<br />

promesses creuses ne vienne étouffer la voix de ces millions d’opprimés pour de longues années.<br />

Abdelaziz Chaambi est travailleur social, membre fondateur de Divercité. Il est également membre du<br />

Collectif des Musulmans de France et du Mouvement des Indigènes de la République.<br />

225


Jeunesse, autorité et conflit. Un regard sociologique sur les "violences urbaines"<br />

Saïd Bouamama, novembre <strong>2005</strong><br />

Les Mots sont importants : http:// www.lmsi.org<br />

Les violences urbaines qui ont secoué l’Hexagone ont été à chaque fois l’occasion d’une demande<br />

supplémentaire de sécuritaire, de forces de l’ordre et de fermeté dans les décisions. De nouveau,<br />

l’exploration et la recherche d’explications et de solutions tend à se limiter à une volonté de saisir et de faire<br />

disparaître les symptômes, sans s’interroger sur les causes profondes. L’enjeu est de taille : soit nous<br />

continuerons à rechercher dans des causalités internes à la jeunesse l’explication de ses comportements et de<br />

ses violences et nous déboucherons inévitablement sur une demande toujours accrue de sécuritaire et de<br />

répression ; soit nous interrogerons les fondements économiques, sociaux et culturels de notre société et nous<br />

déboucherons sur l’exigence d’une transformation sociale globale. Nous pensons, en ce qui nous concerne,<br />

que la crise socio-économique qui traverse notre société déstabilise les processus de socialisation de base et<br />

laisse la jeunesse dans un état de vide, état de violence symbolique par excellence, et que la violence agie des<br />

jeunes est en grande partie une réponse à cette violence subie.<br />

Violences symboliques et occultation du conflit<br />

Dans un contexte de néolibéralisme dominant, il est devenu incongru de relier les problèmes sociaux à des<br />

bases économiques - comme si, désormais, les comportements sociaux de telle ou telle catégorie de la<br />

population étaient devenus indépendants de ses conditions matérielles d’existence. Force est, néanmoins, de<br />

constater que la crise économique et sociale de la décennie 1970 vient bousculer et déstabiliser les processus<br />

de socialisation des milieux populaires. Pour mettre en évidence cette affirmation, nous exposerons<br />

brièvement ce que sont ces mécanismes de socialisation et les modalités de légitimation de l’autorité, du<br />

droit et de la justice qu’ils portent. Nous pourrons alors tenter de mettre en évidence les conséquences<br />

familiales de cette crise économique structurelle et nous interroger sur les réponses idéologiques qu’apporte<br />

notre société.<br />

Les cultures populaires et leurs socialisations Nous appelons " cultures populaires " l’ensemble des visions<br />

du monde qui se sont structurées autour du double ancrage que constituent les figures du " travail " et du "<br />

collectif ". Si elles sont homogènes dans ce double fondement, elles sont également diverses d’un secteur<br />

économique à l’autre, d’une branche industrielle à l’autre, d’une région géographique à l’autre. Il n’est pas<br />

de notre propos ici de rendre compte de cette diversité. Nous nous contenterons d’exposer les aspects<br />

communs, en nous limitant aux dimensions de l’autorité, du droit et de la justice.<br />

1. Le travail et l’utilité sociale<br />

Le travail est au centre des cultures populaires (la culture ouvrière étant le noyau de celles-ci). Beaucoup<br />

plus qu’un simple échange de revenus et de force de travail, il est intériorisé comme un donneur d’identité<br />

valorisante et valorisée. Le rapport au travail ne s’inscrit donc pas dans le cadre d’une logique instrumentale<br />

mais est porteur d’un soubassement identitaire puissant et donc d’une charge affective particulièrement forte.<br />

L’origine de cette place du travail est à rechercher dans le système de contraintes et de conditions d’existence<br />

particulièrement dures qui ont marqué l’émergence de ces cultures au cours du processus d’industrialisation.<br />

Pour rendre supportables celui-ci, force à alors été de transformer la contrainte en valorisation.<br />

" Celui qui ne travaille pas, ne mange pas " : ce dicton, rencontré dans une de nos enquêtes dans les mines du<br />

Pas-de-Calais, résume à notre sens ce processus de transformation d’une contrainte en valeur. En effet, loin<br />

de n’être que le simple reflet de la dureté des conditions, il exprime également une " éthique sociale "<br />

porteuse de sens, que nous pourrions résumer de la manière suivante : Face aux difficultés d’existence, la<br />

participation de tous est nécessaire. Dès lors, la figure du " fainéant " devient l’image de l’illégitimité. Celle<br />

de l’homme au travail devient le symbole de la légitimité.<br />

2. Le rapport au monde et à la quotidienneté<br />

Dans cette texture de base se construit alors le rapport au monde et à la quotidienneté. Le rapport au monde<br />

est bâti sur l’idée d’une division entre des " travailleurs ", producteurs de richesses, et des " possédants " ne<br />

contribuant pas à l’utilité sociale. L’idée d’une injustice fondamentale est donc posée, relayée par le discours<br />

politique, syndical, associatif et religieux. Cette injustice a une grille explicative : la participation au travail<br />

social ou non. Elle donne une cible sociale précise. Elle dessine un espoir social permettant de mieux<br />

226


supporter les difficultés et souffrances du présent. Elle constitue, enfin, un facteur d’identité et de dynamique<br />

collective puissant. La violence sociale existe, certes, mais elle est à la fois ritualisée pour ne pas affaiblir la "<br />

communauté " et externalisée en direction d’une cible sociale. Les remises en cause de l’injustice du monde<br />

se pensent globalement comme remise en cause collective du droit ; il n’est qu’à la marge qu’elles sont<br />

contournements individuels du droit.<br />

Le rapport à la quotidienneté se tisse, lui, autour du travail du père. L’ensemble du système de repères est<br />

fonction de cette activité productive. Contentons-nous, pour illustrer cette affirmation, des repères de<br />

temporalité. C’est à partir des rythmes de l’entreprise et donc des horaires de travail du père (et de la mère,<br />

mais à un degré moindre) que se structurent les repères et les rythmes de la famille. Les heures des repas, du<br />

repos, des loisirs, des retrouvailles familiales, de l’accueil des amis, etc., prennent pour base la disponibilité<br />

du père de famille. Au niveau hebdomadaire, la distinction semaine/week-end ne prend valeur que par<br />

rapport à la présence du père. Depuis l’instauration des congés payés, l’importance symbolique des vacances<br />

renvoie aux mêmes raisons. La même analyse pourrait être développée à propos des autres repères<br />

fondamentaux - d’espace, d’adultéïté, de légitimité, etc.<br />

L’ensemble de ce système de socialisation est bousculé par la massification du chômage et de l’exclusion.<br />

Jamais, depuis la révolution industrielle et l’exode rural massif qu’elle a suscité, une masse aussi importante<br />

de citoyens n’a connu de migration sociale aussi importante. Les identités sociales sur lesquelles se<br />

construisaient les identités individuelles sont remises en cause et les processus de socialisation basés sur ces<br />

identités sociales tendent à devenir inopérants. Si le processus se déploie au sein de chaque famille, il est<br />

étroitement dépendant du système environnant. Dans certains quartiers populaires, l’image du travailleur est<br />

devenu si rare que même les familles non exclues du travail sont touchées par ces bouleversements.<br />

Abordons maintenant la question des conséquences sur le système familial.<br />

La déstabilisation des pères<br />

Nous avons souligné précédemment l’ancrage de l’identité paternelle dans le travail. La disparition de cette<br />

base identitaire, par le chômage d’une part et par la disparition de l’espoir de retrouver un emploi, a des<br />

conséquences importantes sur la dynamique et les équilibres familiaux. Nous assistons en effet à une remise<br />

en cause complète des rôles et fonctions de chacun des acteurs. Nous nous contenterons ici d’analyser ce qui<br />

se joue sur la fonction paternelle. Le même type d’analyse pourrait être mené à propos des autres acteurs<br />

familiaux : mère, frère aîné, fille, etc.<br />

1. L’identité blessée<br />

L’identité masculine, avons-nous dit, est construite autour du travail. Cela est encore plus vrai de l’identité<br />

paternelle. Un bon père de famille est celui qui subvient aux besoins de sa famille. En transaction de ce<br />

travail est reconnue une autorité spontanée au père. Les processus de socialisation primaires permettent dès<br />

la prime enfance une intériorisation de cette autorité légitime. Le fonctionnement quotidien du système<br />

familial permet une reproduction permanente de la légitimité de cette autorité. L’expérience du chômage<br />

durable est de ce fait inévitablement une blessure narcissique et identitaire. C’est le sens même de la<br />

légitimité, de la fonction et de l’autorité qui est ainsi remis en cause.<br />

Inévitablement, la tendance à la dévalorisation de soi se développe. Elle est d’autant plus forte que<br />

l’ensemble du système familial partage la même conception du monde et contribue, sans le vouloir, à<br />

accentuer l’auto-dévalorisation. Le père de famille au chômage se retrouve ainsi avec le sentiment d’un<br />

pouvoir et d’une autorité illégitimes et les autres acteurs familiaux ont tendance, progressivement, d’abord à<br />

questionner cette autorité, puis à la remettre en cause. Il en découle des pères aux identités blessées, partagés<br />

entre leur " vouloir-être " et l’illégitimité que porte leur situation. Les réactions à ce type de situation sont<br />

diverses, mais conduisent toutes à une accentuation de la crise des socialisations.<br />

La légitimité d’une place, d’une fonction et d’une autorité pose la question de la légitimité même de la<br />

présence et, à l’extrême, de celle de l’existence. L’illégitimité tend en conséquence à se traduire dans des<br />

comportements de fuite et/ou de départ. Si le suicide est la forme extrême du départ, l’alcoolisme en milieu<br />

populaire peut s’analyser aussi comme processus de fuite d’une réalité identitaire insupportable. Une autre<br />

forme prise par l’absence se trouve dans l’abandon physique du domicile familial. Dans l’ensemble de ces<br />

situations, la figure du manque et de l’absence marque la dynamique familiale.<br />

L’absence peut néanmoins prendre une forme en apparence moins forte, mais symboliquement plus<br />

destructrice pour les enfants. Nous parlons ici du développement quantitatif de ces pères présents-absents,<br />

présents physiquement au sein de la famille mais symboliquement absents. Ce qui est décrit trop facilement<br />

par les médias et les travailleurs sociaux comme une " démission " nous semble plutôt être le résultat de cette<br />

227


impossible présence, du fait d’une crise profonde de légitimité. C’est d’ailleurs ce que confirme une autre<br />

tendance en apparence opposée, celle au sur-autoritarisme. L’autorité qui se maintient sans un donneur de<br />

légitimité partagé par l’ensemble des acteurs tend inévitablement à être vécue comme excessive et à le<br />

devenir effectivement. Ce qui est de nouveau posé ici, ce n’est pas l’ampleur des interdits et des permissions<br />

posés, mais leur légitimation.<br />

2. Des enfants sans place<br />

La remise en cause de la place paternelle est logiquement une confiscation de la place des enfants. En effet,<br />

c’est dans la famille que l’enfant fait sa première expérience du lien social. Le lien familial est le premier<br />

lien social que vit l’enfant. Il est constitutif du premier apprentissage de vie en société dans lequel il<br />

s’acclimate à l’existence de l’Autre. La présence du père est à ce niveau essentielle, dans la mesure où l’acte<br />

de poser des limites est dans le même temps une réelle reconnaissance, la première forme de reconnaissance<br />

sociale que rencontre l’enfant. Bien entendu, cela ne signifie pas que la présence physique du père soit une<br />

nécessité ; et de nombreuses femmes vivant seules avec leurs enfants réussissent à poser des limites et donc<br />

une reconnaissance.<br />

Par contre, les pères présents-absents apparaissent, pour ces enfants, comme une véritable énigme non<br />

structurante. Il en découle à la fois des difficultés dans le rapport à la limite et un déficit de reconnaissance<br />

sociale, que l’enfant cherchera à combler par tout les moyens à sa disposition. La situation n’est pas en ellemême<br />

problématique, elle n’est pas non plus fondamentalement nouvelle. Si quantitativement l’absence des<br />

pères grandit, elle a toujours existé, à un degré moindre. Cependant, l’aspect nouveau apparaît dans la<br />

disparition progressive des autres formes de reconnaissance sociale donneuse de limites, du fait de la crise<br />

socio-économique. Non reconnu dans la famille, l’enfant de nombreux quartiers populaires se voit aussi<br />

dénier toute place au sein de l’école, puis dans le monde du travail. Certes, il peut construire avec ses pairs<br />

vivant la même situation des expériences donneuses de reconnaissance dans un groupe et porteuses de<br />

limites intragroupales. Celles-ci n’ouvrent cependant pas à une reconnaissance sociale globale. Elles restent<br />

internes à un groupe, à un moment où le besoin et le désir sont de prendre une place sociale à part entière.<br />

C’est bien la question du droit de cité - ou du doit d’être cité -, ou encore de la citoyenneté, des enfants et des<br />

jeunes qui est ici posée.<br />

La négation idéologique<br />

Les processus décrits ci-dessus se déroulent dans un environnement idéologique sociétal particulier, qui a<br />

accompagné le développement de la crise économique et qui l’a en grande partie légitimée comme nécessité<br />

souhaitable et/ou comme réalité inévitable. Les ingrédients de cette mayonnaise idéologique sont désormais<br />

connus : ultra-libéralisme dans sa version négation de l’État, individualisme dans sa version culte de l’"<br />

excellence ", relativisme absolu, diabolisation du principe même d’autorité censé déboucher sur<br />

l’autoritarisme, refus du conflit et culte du consensus, etc. L’ensemble de ces facteurs conduit à confisquer le<br />

droit au conflit, pour une génération qui en a plus que jamais besoin. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces<br />

aspects.<br />

1. La négation du conflit<br />

La crise que nous vivons est porteuse d’injustices et d’inégalités croissantes. Dans le même temps où un pan<br />

entier de la société s’appauvrit, un autre voit ses profits en bourse exploser. Nier idéologiquement le principe<br />

même de conflit, le présenter comme négatif, l’analyser comme uniquement destructeur, permet de<br />

constituer dans l’opinion une tendance à diaboliser le conflit social. C’est là oublier que toutes situations<br />

d’oppression - réelles ou ressenties comme telles - suscitent inévitablement le besoin de conflit, qui est dans<br />

le même temps volonté de compréhension et tentative de trouver une solution. Interdire le conflit, sans<br />

supprimer son origine dans l’expérience d’oppression, conduit à transformer le conflit en violence.<br />

L’idéologie du consensus sans conflit conduit inévitablement au maintien de la situation d’oppression, à<br />

l’illégitimité d’une parole contre celle-ci, ne laissant comme seule voie que la violence. La confusion entre<br />

conflit et violence, entre accord après confrontation et accord avant celle-ci, entre consensus et compromis,<br />

débouche sur une délégitimation de la parole de ceux qui se sentent opprimés.<br />

Une telle situation a des conséquences non négligeables sur le rapport au monde des nouvelles générations.<br />

Ne pouvant pas trouver sur le marché de la confrontation sociale les conflits qui peuvent à la fois leur donner<br />

une explication collective de leur situation, un espoir social d’en sortir, une place sociale avec des personnes<br />

issues d’autres générations, une cible générale permettant d’orienter la contestation, elles vont tenter de le<br />

chercher ailleurs et autrement. La transmutation du conflit en violence peut dès lors se déployer.<br />

228


Les formes de la transmutation sont visibles sur la scène sociale. Elles peuvent se résumer arbitrairement en<br />

trois catégories différenciées, signifiant toutes un degré de souffrance sociale différent et une recherche de<br />

place sociale. En premier lieu, nous trouvons ce que nous appellerons la violence internalisée, c’est-à-dire la<br />

violence retournée contre soi-même, dont la forme ultime est le suicide. Il n’est pas inutile, à ce niveau, de<br />

rappeler que le suicide est la première forme de mort des jeunes en France, surtout si l’on prend également<br />

en compte, comme relevant des même processus, les conduites suicidaires. La seconde forme repérable est,<br />

bien entendu, la violence externalisée avec cibles précises. Il n’est en effet pas neutre de noter ce qui est<br />

détruit dans les violences des jeunes, de même qu’il n’était pas indifférent d’analyser ce qui était détruit dans<br />

les émeutes de la classe ouvrière dans le passé, ou dans les révoltes de la faim du tiers-monde. Enfin, nous<br />

trouvons la violence externalisée sans cibles, c’est-à-dire prête à exploser en tout endroit et en tout temps.<br />

Force est de constater que notre société inégalitaire est plus sensible à certaines violences qu’à d’autres.<br />

Force est de remarquer que l’attention sociale se porte plus facilement sur les jeunes qui cassent que sur les<br />

jeunes qui se cassent.<br />

2. De l’autorité au pouvoir<br />

Outre la confusion entre violence et conflit, l’air du temps idéologique en entretient une autre, celle entre<br />

autorité et pouvoir. Cela permet une relecture des contestations passées et présentes, pour les présenter non<br />

plus comme le refus d’une situation d’oppression (familiale ou sociale), c’est-à-dire comme une remise en<br />

cause du pouvoir, mais comme une défaillance de l’autorité, ou une remise en cause du principe même<br />

d’autorité. L’enjeu est de taille. Il consiste tout simplement à internaliser des causes qui sont<br />

fondamentalement sociales ou externes à l’individu. La confusion ne peut que déboucher sur un appel à plus<br />

de répression, à plus de morale.<br />

La forme prise par cette confusion peut alors se développer sous deux formes, niant toutes deux la nécessité<br />

d’un nouveau partage du pouvoir et donc des richesses. La première peut - pour forcer le trait - se décrire<br />

dans le leitmotiv suivant : " Les parents sont démissionnaires, ils ne jouent plus leurs rôles, les jeunes n’ont<br />

pas intégré la loi, ils n’ont plus de repères constructif, il faut donc leur en donner en leur rappelant la loi. "<br />

Un tel raisonnement fonctionne selon le vieux principe idéologique, de rappeler des constats justes pour en<br />

donner des explications et des conclusions ne touchant pas à la sphère du pouvoir. Il fonctionne également<br />

avec une méthode éprouvée idéologiquement, consistant à absolutiser des constats partiels. Nous l’avons<br />

rappelé ci-dessus. Nous considérons certes que de nombreux jeunes de milieux populaires voient se détruire<br />

les processus et institutions du monde populaire donneurs de repères, de sens et de consistance à leur<br />

existence. L’origine de ces dimensions crisiques n’est cependant pas, selon nous, dans une " démission<br />

parentale " ou dans un refus de l’autorité par les nouvelles générations. Elle est dans une dimension sociale<br />

de négation de toute place sociale, tant pour les jeunes de milieu populaire que pour leurs parents. De la<br />

même façon, les réactions violentes d’une partie de la jeunesse peuvent se lire autrement que comme simple<br />

déstructuration ou décomposition, sans pour cela nier que ces dimensions existent au sein des jeunes du<br />

monde populaire. Elles sont également des tentatives de faire entendre une oppression et de faire avancer des<br />

aspirations, dans les canaux qu’ils trouvent à leur disposition, du fait de la faiblesse d’autres canaux<br />

d’espoirs sociaux. Ce qui est alors remis en cause, c’est un pouvoir donné, portant une autorité précise, vécue<br />

comme injuste - ce n’est en aucun cas le principe même de loi ou d’autorité.<br />

La seconde forme de confusion idéologique peut être résumée dans un second leitmotiv, que nous<br />

caricaturons à dessein : " Les jeunes sont coupés de la vie démocratique ; ils ont désappris les règles<br />

fondamentales de la citoyenneté, de la démocratie et de la République ; il faut dialoguer avec eux et les<br />

intégrer dans la citoyenneté. " Un tel raisonnement - aussi séduisant soit-il - revient, une nouvelle fois, à<br />

occulter la question du pouvoir. Si les constats peuvent être considérés comme justes, la conclusion<br />

débouche une nouvelle fois sur une internalisation des causes. Éduquer les jeunes à la citoyenneté revient<br />

inévitablement à considérer que la source de leurs comportements se trouve dans une carence de savoirs et de<br />

savoir-faire démocratiques. C’est là utiliser l’impératif moral ou la grille morale de lecture en lieu et place<br />

d’une recherche sociale des causes. Si les comportements des jeunes interpellent le concept de citoyenneté,<br />

c’est justement qu’ils posent les questions de leur place sociale et celle du partage du pouvoir. Toutes les<br />

périodes historiques où un modèle de citoyenneté a été questionné ont également été des moments de luttes<br />

pour un nouveau partage du pouvoir (citoyenneté censitaire, droit de cité pour les femmes, etc.).<br />

3. Des certitudes au relativisme absolu<br />

Un troisième aspect du contexte idéologique actuel se lit dans l’émergence d’une philosophie centrée sur le<br />

relativisme absolu. En posant que toutes les affirmations, toutes les aspirations et toutes les valeurs se valent<br />

et sont en conséquence légitimes, le relativisme absolu conduit à une dépossession du monde, c’est-à-dire à<br />

229


un sentiment d’impuissance sociale devant les inégalités du réel social. Nous passons ainsi aisément d’une<br />

attitude exigeant le regard critique sur toute réalité, c’est-à-dire refusant les certitudes absolues, à une autre,<br />

consistant à absolutiser la relativité, c’est-à-dire à refuser le principe même de certitude. La diffusion de cette<br />

grille philosophique de lecture - outre qu’elle ouvre la voie à tous les révisionnismes et à tous les<br />

négationnismes - ne peut, en situation de mal-vie, que renforcer les réactions nihilistes. Le débat et le combat<br />

collectif conflictuel pour mettre fin à une situation jugée scandaleuse cède alors le pas aux réponses<br />

individualistes.<br />

Les logiques de la dissidence<br />

Les comportements des jeunes ont essentiellement été abordés, ci-dessus, sous l’angle de ce qui disparaît<br />

comme équilibre du fait de la crise. L’autre aspect est de tenter de saisir les logiques en œuvre dans les<br />

comportements, c’est-à-dire ce qui tente de se reconstruire.<br />

1. La recherche du conflit<br />

De nombreux comportements et attitudes de la jeunesse de milieu populaire indiquent une recherche de<br />

confrontation avec le monde adulte et la société globale. Ainsi en est-il des stratégies de visibilité sociale,<br />

amenant les jeunes à occuper des lieux où ils ne peuvent pas passer inaperçus. De la même façon, la<br />

provocation peut être comprise comme comportement obligeant au contact et à la prise en compte, même sur<br />

un mode négatif. Se sentant, à tort ou à raison - peu importe ici -, déniés toute place sociale, ces jeunes<br />

préfèrent en prendre une sur le versant négatif. Avoir une place négative vaut mieux que ne pas en avoir du<br />

tout. Au sein de la famille, la logique peut prendre une forme similaire. Devant l’absence de discours des<br />

parents, le passage à l’acte peut aussi se lire comme quête de conflit permettant au jeune de se situer dans un<br />

rapport de reconnaissance.<br />

La question sociale qui nous est posée par ces comportements de visibilisation sociale est celle de la capacité<br />

du monde adulte à accepter le conflit comme élément nécessaire à la constitution d’un lien social et familial<br />

où chaque acteur prend une place. Cela pose une double condition, impliquant remise en question de notre<br />

modèle de société. En première condition, il y a la nécessité d’un minimum de stabilité pour pouvoir vivre<br />

sereinement un conflit et ainsi le rendre productif. Nous avons souligné ci-dessus l’ampleur de la<br />

déstabilisation vécue par les adultes du monde populaire et les conséquences sur les identités parentales. Si<br />

les mères ont encore la possibilité de se replier sur les enfants sans briser la cohérence portée par les cultures<br />

populaires, les pères, eux, vivent pour beaucoup une véritable crise de légitimité. À un niveau plus global, de<br />

nombreuses professions en contact avec les jeunes sont questionnées sur l’efficacité et le sens de leurs<br />

actions. L’école et le travail social, par exemple, vivent à mon sens une véritable crise de leurs identités<br />

professionnelles. Là aussi, les adultes sont déstabilisés et ont tendance à fuir, à occulter ou refuser le conflit.<br />

La seconde condition se trouve, selon nous, dans les limites du modèle de citoyenneté que nous héritons de<br />

l’Histoire. Celui-ci porte en effet une dimension adulto-centrique, c’est-à-dire qu’il considère que les jeunes<br />

n’ont pas encore acquis l’ensemble des capacités à la citoyenneté. Le citoyen est postulé comme ne pouvant<br />

être qu’adulte. La citoyenneté de l’enfant et du jeune est un impensable et un impensé du modèle français de<br />

citoyenneté, tel qu’il a été hérité de la Révolution française et de deux cents ans d’Histoire. L’enfant et le<br />

jeune sont perçu comme être à éduquer et non comme citoyen à associer aux processus de décisions. Or, il<br />

faut souligner ici que le conflit n’a de sens positif, progressiste et constructif, qu’à la condition que les deux<br />

parties acceptent le principe de la négociation. Si la question du pouvoir est éludée, nous nous retrouvons<br />

dans un simulacre de conflit et de dialogue.<br />

À cet égard, il faut souligner l’aspect idéologique de nombreux discours sur la communication. Ceux-ci<br />

postulent, en effet, que le problème, dans le rapport aux jeunes ou à d’autres populations, se situe<br />

uniquement dans l’incompréhension. Il suffirait de bien expliquer le réel pour déboucher sur la disparition<br />

des problèmes, qui sont donc postulés sans réelles bases objectives. Ce faisant, c’est le conflit qui est une<br />

nouvelle fois dénié, au moment où les acteurs en ont le plus besoin.<br />

2. Une demande de normalité<br />

La dissidence peut également se lire comme exigence de normalité. Paradoxalement, en effet, les jeunes que<br />

nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes décrivent dans leurs discours un souhaitable de grande<br />

conformité sociale. Nous sommes ici loin des discours sur l’existence d’une " culture jeune ", qui serait un<br />

rejet de la norme sociale. C’est pour atteindre une normalité considérée comme inaccessible autrement que<br />

de nombreux jeunes entrent en dissidence. Devant l’absence de place sociale, trois possibilités sont<br />

disponibles pour entrer en dissidence. Avant de décrire ces options, rappelons qu’une des manières possibles<br />

230


pour décrire une société est de la définir comme un mode d’articulation entre des finalités légitimes et des<br />

moyens légitimes. Pour les sociétés industrialisées, la finalité légitime posée est la consommation et le<br />

moyen légitime est le travail. La carence du moyen légitime peut déboucher sur les orientations suivantes.<br />

En premier lieu, il y a l’attitude visant à faire disparaître la finalité légitime. L’attirance vers les sectes ou<br />

vers l’intégrisme religieux peut aussi se lire comme tentative de faire disparaître une finalité légitime<br />

inaccessible. De la même façon, le suicide est une des formes extrêmes permettant de faire disparaître toute<br />

finalité. La seconde orientation possible est la recherche de moyens illégitimes pour parvenir aux finalités<br />

sociales légitimes. Paradoxalement, la délinquance apparaît ici comme quête de la normalité. Ce processus<br />

est constatable pour d’autres publics, sous des formes différentes. Ainsi, de nombreux travailleurs sociaux ou<br />

enseignants ont pu constater la propension des familles ayant de grosses difficultés de revenus à consommer<br />

au-dessus de leurs moyens. Ces familles sont, par exemple, parmi les plus demandeuses de téléphones<br />

portables. Ces comportements peuvent se lire comme irrationalité de gestion, mais peuvent aussi se<br />

comprendre comme exigence de normalité dans l’immédiat. La troisième possibilité est l’action collective<br />

pour transformer la situation. Dans ce domaine, force est de constater que nous sommes passés d’un fort<br />

réseau associatif revendicatif, dans les années 1980-1985, à une tendance à un associationnisme centré sur<br />

les loisirs et la gestion d’activités. De nouveau, par volonté d’éluder les situations conflictuelles, cette voie a<br />

été largement bouchée et délégitimée.<br />

Une exigence de citoyenneté<br />

Que ce soit dans la famille ou dans la société, les jeunes remettent en cause notre modèle de citoyenneté. Le<br />

débat n’est donc pas ici d’" intégrer " les jeunes à une citoyenneté qui serait préexistante, mais de saisir en<br />

quoi le comportement et la situation des jeunes de milieux populaires (comme ceux<br />

d’autrespopulationsmarginalisées)orientent à la fois vers plus de justice sociale et vers une citoyenneté<br />

nouvelle, à définir et à conquérir. Nous avons déjà souligné plus haut le caractère adulto-centrique de notre<br />

modèle de citoyenneté. Quelques autres dimensions de ce modèle peuvent être soulignées.<br />

1. Une citoyenneté capacitaire<br />

Le modèle français de citoyenneté porte historiquement en lui une logique capacitaire, posant que certains<br />

ont les capacités à être citoyen alors que d’autres ne l’auraient pas. Successivement, l’affirmation<br />

d’incapacité a servi à exclure du droit de cité les travailleurs, par la logique censitaire, les femmes par la<br />

logique sexiste. À chaque fois, il a fallu des luttes sociales et des rapports de forces pour faire exploser ces<br />

verrous à la citoyenneté. Aujourd’hui, les jeunes et les immigrés sont également globalement considérés<br />

comme incapable du droit de cité.<br />

2. Une citoyenneté délégataire<br />

Le modèle français de citoyenneté est centré sur la notion de délégation du pouvoir. Chaque citoyen<br />

posséderait une parcelle du pouvoir de la nation, qu’il déléguerait à des élus par le biais d’élections<br />

démocratiques. Cette logique dépasse de beaucoup la simple sphère des élus politiques. Elle est présente<br />

dans le fonctionnement des institutions (école, logement, structure sociale, etc.). Force est de constater que<br />

ce modèle (qui a été un progrès historique à son époque d’émergence) dessine la figure d’un citoyen passif<br />

qui n’assume pas les responsabilités de sa parcelle de pouvoir, mais qui la délègue. La citoyenneté<br />

délégataire est dans le même temps une citoyenneté individuelle, empêchant aux collectifs d’exister comme<br />

réalité agissante.<br />

3. Une citoyenneté non économique<br />

Le modèle français de citoyenneté se centre sur la sphère politique et élimine la dimension économique. Si<br />

l’égalité de tous est affirmée dans le principe " Un homme - une voix " (qui devrait d’ailleurs, dans son<br />

universalité, pousser à l’attribution du droit de vote aux résidents étrangers), l’inégalité dans le domaine<br />

économique n’est pas questionnée. Or, force est de constater, avec le développement de la crise, que<br />

l’exercice du droit de cité nécessite un minimum de stabilité sociale, comme en témoigne la tendance des<br />

populations exclues à déserter les urnes.<br />

4. Un rapport méfiant au monde<br />

D’autres caractéristiques de la citoyenneté actuelle pourraient être déclinées. Nous nous sommes contentés<br />

de celles qui étaient remises en cause par l’évolution de notre société et en particulier par la situation des<br />

jeunes de milieux populaires. Ceux-ci développent en effet un rapport méfiant au monde, qui rend décalés les<br />

discours qui leur sont tenus en matière de politique, de concertation, de citoyenneté.<br />

231


L’expérience de la galère, par son aspect douloureux (même quand elle n’est pas vécue personnellement,<br />

mais qu’elle est présente dans l’environnement social et géographique) et l’isolement qu’elle entraîne,<br />

produit un rapport particulier au monde et à l’existence. Celui-ci se caractérise par une méfiance exacerbée à<br />

l’égard des promesses et une volonté de tout maîtriser. Dans le domaine politique, de telles attitudes<br />

s’opposent au modèle classique de citoyenneté, centré sur la délégation et la représentation. Sans l’avoir<br />

voulu, les jeunes se retrouvent en situation d’innovation, par rapport à notre conception dominante de la<br />

délibération démocratique. Les jeunes lascars de banlieue manifestent souvent le désir de contrôler les<br />

décisions qui les concernent, l’exigence d’une proximité plus grande des élus, leur volonté d’une démocratie<br />

plus directe. De nombreuses expériences d’associations de jeunes, qui n’ont pas tenu compte de cet aspect, se<br />

sont conclues par des échecs. Proposer à un groupe de jeunes de l’associer à un processus de décision en lui<br />

demandant de désigner un représentant, c’est souvent oublier ce rapport nouveau au politique, qui est le<br />

résultat d’une socialisation particulière.<br />

Conclusion<br />

Des mutations profondes sont en cours, au sein des sociétés industrialisées. À leur base se trouve la<br />

déstabilisation des cultures de classes, entraînant une baisse d’efficacité des processus de socialisation et des<br />

institutions qui les portaient. Les conséquences intrafamiliales se concentrent en grande partie autour de la<br />

figure du père, qui se retrouve avec une délégitimation objective de son autorité, une tendance à l’absence et<br />

une identité blessée. Par voie de conséquence, les enfants ont des difficultés à trouver une place sociale<br />

légitime, d’autant plus que les autres institutions socialisatrices sont elles-mêmes touchées par la<br />

déstabilisation et la délégitimation. Les nouvelles générations ne restent cependant pas passives devant cette<br />

déconstruction. Elles entrent en dissidence selon les modalités encore à leur disposition. Ce discours critique<br />

sur le monde (même si on peut remettre en cause ses formes et ses cibles) remet en cause à la fois les<br />

injustices sociales et notre modèle de rapport au politique.<br />

Saïd Bouamama, novembre <strong>2005</strong>. Ce texte est paru une première fois dans la revue Ville École Intégration<br />

en mars 1998, et sur lmsi.net en mars 2004. Saïd Bouamama est sociologue et formateur à l’Ifar<br />

(Intervention, formation, action, recherche), Lille. Il a publié, entre autres : Vingt ans de marche des beurs<br />

(Desclée de Brouwer ; 1994) ; De la galère à la citoyenneté (Desclée de Brouwer, 1996) ; J’y suis j’y vote<br />

(L’esprit frappeur, 2000) ; L’affaire du foulard islamique, ou La production d’un racisme respectable<br />

(Editions du geai bleu, 2004)<br />

232


Ne laissons pas punir les pauvres<br />

Pour un soutien aux émeutiers inculpés<br />

François Athané, 14 novembre <strong>2005</strong><br />

Pourquoi les illégalismes commis par de multiples mouvements sociaux nous paraissent ne pas devoir faire<br />

l’objet de poursuites judiciaires, alors que ceux commis par les prétendus "émeutiers" ne reçoivent, pour le<br />

moment, presque aucun soutien de ce genre ? Les luttes sociales comportent toujours, en leur sein, une lutte<br />

pour dire quelles sont les formes légitimes de la lutte. Sur ce plan, nous - acteurs des mouvements<br />

progressistes, militants associatifs, syndicaux et des partis politiques de gauche - avons perdu beaucoup de<br />

terrain - le droit de grève étant lui-même insidieusement remis en cause. Toutefois, l’actualité française,<br />

après douze nuits d’insurrection dans nos banlieues, requiert que cette question soit posée de la façon la plus<br />

explicite possible. Je souhaite montrer, dans les lignes qui suivent, que les diverses raisons exposées à<br />

gauche pour se désolidariser des jeunes révoltés de ces dernières nuits méritent d’être réexaminées, et<br />

qu’elles ne résistent pas à l’examen.<br />

Quand les postiers de Bègles commettent des actes illégaux dans leur lutte légitime, en séquestrant leur<br />

supérieur hiérarchique, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent<br />

l’abandon des poursuites ou appellent les juges à la clémence.<br />

Quand les lycéens commettent des actes illégaux dans leur lutte légitime, en cadenassant l’entrée de leurs<br />

bahuts, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent l’abandon des<br />

poursuites ou appellent les juges à la clémence.<br />

Quand les marins de la SNCM commettent des actes illégaux dans leur lutte légitime, en détournant un<br />

navire, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent l’abandon des<br />

poursuites ou appellent les juges à la clémence.<br />

Mais quand la lutte n’est pas tout à fait ce qu’on croit qu’elle devrait être, quand il n’y a ni porte-parole, ni<br />

organisation, quand ce sont les plus déshérités des dépossédés [1] qui commettent des actes illégaux, alors<br />

tout change : on a beau reconnaître que leur colère est légitime, on a beau entendre, dans les bribes<br />

d’interviews que nous en proposent les journalistes, que leur discours est plus et mieux politisé, plus lucide<br />

que celui de la plupart de nos élus, personne ou presque ne les soutient, ne demande l’abandon des<br />

poursuites, ni n’appelle les juges à la clémence (à l’exception de quelques structures très minoritaires, telles<br />

que les Indigènes de la République ou DiverCité).<br />

J’aimerais bien qu’on m’explique cette petite incohérence. Je crains qu’elle soit beaucoup plus difficile à<br />

justifier qu’il n’y paraît.<br />

L’article de Dominique Simonnot, paru le 9 <strong>Novembre</strong> dans Libération, ainsi que divers comptes rendus<br />

d’audience ayant circulé sur la toile, ont pourtant la vertu de nous informer clairement du genre de "justice"<br />

qui est en train d’être rendue pour cette série de cas : on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.<br />

Examinons donc les apparences de bonnes raisons avancées à gauche pour ne pas se solidariser avec les<br />

jeunes interpellés lors de ces dernières nuits.<br />

Entendre des gens dire qu’il est scandaleux de brûler des voitures ou des bus parce que cela empêche les<br />

gens de travailler n’a rien d’étonnant. L’empêchement de travailler, les salariés pris en otage, n’est-ce pas là<br />

le vieil argument de la droite contre les grévistes de la RATP, de la SNCF, de la RTM aujourd’hui ? Que des<br />

gens qui se disent de gauche avancent ce genre d’argument est, en revanche, plutôt consternant. Entendre<br />

dire qu’il est scandaleux de brûler des magasins, parce que c’est l’emploi des gens qui y sont salariés qui est<br />

menacé, rejoint sur le fond le même argumentaire de la droite, qui brandit la menace des licenciements quand<br />

un mouvement social lui déplaît. Aussi, de deux choses l’une : ou bien c’est la droite qui a raison, et a ce<br />

moment-là il faut dire oui au service minimum dans les transports en commun et se ranger aux positions de<br />

l’UMP. Ou bien cet argumentaire n’est pas valable pour ce qui concerne les grévistes de la SNCF, et il n’y a<br />

dès lors pas lieu de l’avancer pour justifier de laisser les jeunes révoltés seuls face à l’institution judiciaire.<br />

233


Ira-t-on dire que la différence cruciale avec d’autres formes de contestation est que les incendies en banlieue<br />

ont touché des biens privés, les rares biens des travailleurs habitant les cités ? On se range alors à l’idée qu’il<br />

faut protéger par-dessus tout la propriété privée, et qu’elle seule doit être défendue, tandis que la colère<br />

sociale ne devrait pas l’être. Je ne crois pas que ce soit une position satisfaisante pour la gauche. Je ne crois<br />

pas en tout cas que cela justifie, encore une fois, qu’on laisse les prétendus « émeutiers » se débrouiller seuls<br />

avec l’institution judiciaire, sans soutien du mouvement social.<br />

Ira-t-on dire encore qu’il s’agit de destruction de richesses ? Mais lorsqu’une grève a pour effet une<br />

diminution de la production marchande, cela coûte de l’argent. Des richesses qui pourraient être produites ne<br />

le sont pas. Là aussi, la différence n’est pas essentielle. Elle est seulement d’apparence et d’émotion : ce sont<br />

deux formes de déperdition de richesses ; par les flammes et impressionnante dans un cas, imperceptible et<br />

inaperçue dans l’autre. La véritable distinction à faire est que, dans le cas des grèves, c’est d’abord le patron<br />

qui perd de l’argent. Mais cet argument n’est certainement pas décisif à lui seul pour nier toute légitimité à<br />

cette autre forme d’expression de la colère sociale.<br />

D’autres encore disqualifient la révolte des jeunes des cités au motif qu’ils ne seraient pas motivés par une<br />

volonté de changement social, mais par un désir d’argent et de consommation. Ce discours est consternant.<br />

Car personne, à gauche, n’a contesté les nombreux mouvements sociaux et grèves qui visaient, ces dernières<br />

années, à l’augmentation des salaires ou au rétablissement des indemnités des chômeurs ou intermittents du<br />

spectacle.<br />

Autre argument, plutôt creux, entendu ici ou là : ces jeunes s’attaquent à des objets qui n’ont pas de portée<br />

symbolique, il n’attaquent pas les signes du capitalisme. Mais lorsqu’ils lancent des cocktails Molotov sur<br />

des véhicules de police, qui peut nier que cela a une portée symbolique ? Faut-il défendre ceux qui attaquent<br />

la police, plus que ceux qui brûlent les voitures ? Evidemment non - mais il faut observer que la fréquente<br />

bienveillance avec laquelle on parle des pavés jetés sur les CRS par les étudiants de Mai 68 ne rencontre pas<br />

semblable désapprobation. Pourquoi donc ? Parce que les étudiants de Mai 68 avaient de jolis mots d’ordre<br />

lettrés ? Derrière tout cela, se dissimule une falsification inaperçue, insidieuse de l’histoire, qui va<br />

parfaitement dans le sens des intérêts des dominants. Certains semblent s’imaginer que le progrès social<br />

passe exclusivement par les chancelleries et les dîners de gala : comme en attestent parfaitement<br />

l’irréprochable paix sociale qui, en 1936, a gentiment mené nos grands-parents vers l’obtention des congés<br />

payés ; ou encore, la façon dont on a obtenu les accords de Grenelle en 1968. Il faut se garder de céder à ces<br />

reconstructions mythologiques, et quelque peu iréniques, de notre histoire sociale. Il y a eu, en 1936, en<br />

1968, des grèves largement suivies ; mais à la même période, la protestation a également pris des formes<br />

émeutières ou insurrectionnelles qui n’épargnaient pas toujours, loin s’en faut, les biens d’autres pauvres.<br />

Et lorsque les jeunes banlieusards brûlent aujourd’hui une entreprise, un centre commercial, est-on sûr que<br />

cela n’a pas de signification symbolique ? Evidemment non : cette colère, alors dirigée vers les lieux<br />

concrets où l’on travaille et consomme, lieux de la société salariale dont l’accès est refusé à une partie<br />

importante de notre jeunesse, a un sens. Lorsque brûlent les écoles, les crèches, certes, cela peut être<br />

considéré comme contre-productif ; mais enfin, sommes-nous si bon sémiologues et sociologues pour dire ce<br />

qui a une signification symbolique et ce qui n’en a pas ? A quel titre, du haut de quel point de vue<br />

surplombant et omniscient s’autorise-t-on à dire ce qui est sensé et mérite d’être soutenu, et ce qui sera<br />

disqualifié comme absurde ou irrationnel ?<br />

D’autant qu’on n’hésitera pas, deux phrases plus loin, à parler des « voies de garage » dans les formations<br />

scolaires qui leur sont proposées - quitte à mépriser au passage le travail des enseignants desdites formations,<br />

et perpétuer ainsi ce qu’on dénonce - et de tri social à l’école : comment prétendre ensuite que brûler l’école<br />

n’a pas de signification ? L’incohérence, ici, est manifeste ; et l’absurdité est du côté de ceux qui croient la<br />

dénoncer.<br />

Pour prendre le cas apparemment le plus dépourvu de signification symbolique : brûler une voiture, au<br />

hasard dans la rue. Il n’est pourtant pas besoin d’être grand clerc pour voir là une portée symbolique tout à<br />

fait limpide. Quelle valeur peut avoir une voiture, si, aussi loin qu’elle aille, elle ramène toujours ses<br />

passagers dans les quartiers de relégation sociale ? Si elle ne peut pas mener au-delà de la désespérance et de<br />

l’inexistence sociale, plus loin que la fatalité d’être mal né, pourquoi pas la détruire ?<br />

234


Il ne s’agit là que d’une manière de trouver une signification à de tels gestes ; l’exposer ici a seulement pour<br />

objet de montrer que l’insignifiance symbolique n’est pas aussi simple à déceler qu’on le prétend parfois.<br />

De ces réflexions, je conclus qu’il n’appartient à personne de dire ce qui a valeur de symbole ou pas. Je<br />

conclus également : il semble que pour bon nombre de gens réputés de gauche, ce qui a valeur marchande ne<br />

peut pas faire symbole, et ne peut dès lors être pris pour cible d’un mécontentement social. Idée qui est, en<br />

soi, très chargée de signification quant aux capacités véritables de beaucoup d’entre nous à rompre avec<br />

l’ordre symbolique capitaliste : il est à craindre que la contestation de la société marchande appelée à sortir<br />

de ce genre de présupposés n’ait, pour le coup, qu’une portée purement symbolique, voire : anecdotique.<br />

Autre argument creux pour justifier l’absence de soutien aux prétendus « émeutiers » : leur action serait<br />

inefficace, et vouée à l’inefficacité. Elle serait motivée par un souci spectaculaire : passer à la télé, rivaliser<br />

dans les médias avec les gars de la cité d’à côté. Mais quand les marins de la SNCM ont détourné un bateau<br />

vers la Corse, cette action avait surtout cette efficacité, médiatique, de faire monter la pression sur le<br />

gouvernement, d’exprimer spectaculairement leur détermination, enfin d’œuvrer à la prise de conscience de<br />

tous via les médias. Sur ce point, on voit mal la différence de principe avec les prétendus « émeutiers ». On<br />

peut aussi penser que les marins, franchissant la borne de l’illégalité, ont voulu à juste titre surenchérir<br />

(rivaliser ?) par rapport aux autres groupes sociaux en lutte, par exemple les enseignants, qui n’ont pas<br />

franchi cette borne en 2003 [2], et dont les revendications sont passées dans les poubelles de l’Hôtel<br />

Matignon.<br />

Et pour ce qui est de l’efficacité autre que spectaculaire, on ferait peut-être mieux de se taire : voilà trois ans,<br />

depuis le premier budget du premier gouvernement Raffarin, que syndicats enseignants, associations de<br />

quartiers, travailleurs du ministère de la Jeunesse et des Sports, éducateurs, travailleurs sociaux, font<br />

inlassablement savoir, mais seulement par des voies légales et institutionnelles, qu’il est désastreux de<br />

supprimer les subventions aux associations travaillant dans les cités. Cela n’a abouti à rien, rien qu’au mur<br />

du mépris gouvernemental. Douze nuits de voitures brûlées, et voilà que soudain le grand homme d’Etat<br />

Villepin parle d’augmenter ces subventions, et qu’à côté du lot attendu de mesures régressives et répressives<br />

il reconnaît l’erreur commise. Le Premier Ministre semble même enfin concevoir que le rétablissement des<br />

postes d’assistants d’éducation en ZEP peut avoir une utilité. J’en conclus que le bilan est pour le moins<br />

ambigu, et que les douze nuits d’incendies auront peut-être plus d’efficacité que les trois dernières années de<br />

protestation syndicale continuelle et de grèves perlées.<br />

S’il y a bel et bien, comme on le dit à gauche, état d’urgence social, le minimum serait d’exiger que les<br />

personnes victimes d’atteintes à leurs biens lors de ces dernières douze nuits soient indemnisées en totalité<br />

par des fonds publics, sur la base de leur valeur d’usage et non de leur valeur marchande, et que personne ne<br />

soit poursuivi pour ces atteintes. Cette mesure serait vraisemblablement la plus à même d’éviter l’apparition<br />

d’un esprit de revanche et de vindicte, et d’œuvrer ainsi, dans les quartiers populaires, à la nécessaire<br />

réconciliation entre les personnes ayant perdu leur bien et ceux qui ont commis les dégradations. Quoi qu’on<br />

pense de cette dernière proposition, il est impératif que la gauche rompe totalement avec le lexique des<br />

« violences urbaines » et autres expressions de ce genre, qui sont de purs artefacts de la sphère spectaculairesécuritaire,<br />

et ne veulent rien dire de précis. Car, ne permettant pas de faire la distinction minimale entre les<br />

atteintes aux biens et les atteintes aux personnes, l’expression de « violences urbaines » ouvre la voie à tous<br />

les amalgames, sur fond du présupposé fondamental : la marchandise doit être en toute circonstance<br />

protégée, au même titre que les personnes. Or, les atteintes graves aux personnes ayant un lien formellement<br />

établi avec les prétendues « émeutes » n’ont été pour l’instant que très peu nombreuses. Il y a eu des actes<br />

injustifiables, tels que l’incendie d’un bus occupé. Il n’en reste pas moins que la très grande majorité des<br />

violences s’est cantonnée à des atteintes aux biens, ou à des affrontements avec les forces de l’ordre ne<br />

mettant pas en danger la vie des agents. De ce point de vue, la prétendue « explosion de violence » des<br />

jeunes banlieusards n’est certainement pas aussi irrationnelle et incontrôlée que les médias dominants l’ont<br />

prétendu.<br />

J’étais, mercredi 9 novembre, de 17 heures à 19 heures, à Bobigny : au Tribunal de Grande Instance, où<br />

comparaissent les prévenus ; je n’ai pas vu un militant, pas un tract. Cent mètres plus loin, devant la<br />

préfecture : mille personnes rassemblées pour manifester contre l’état d’urgence.<br />

235


Il me semble qu’il faut immédiatement rectifier cette stratégie, ou cette absence de stratégie. Nous ne<br />

pouvons pas laisser ces adolescents et jeunes adultes sans soutiens devant la justice [3].<br />

Il serait évidemment absurde et falsificateur d’en conclure que j’appelle à cautionner tous les actes commis<br />

durant les prétendues "émeutes". Mais l’attitude actuelle des acteurs du mouvement social revient, de fait, à<br />

un blanc-seing donné à l’institution judiciaire, qui elle-même ne statue pratiquement que sur des rapports de<br />

police, pour cette série d’affaires. Par conséquent, la question est : faut-il donc toujours faire une confiance<br />

totale à la police, dès lors que les gens interpellés viennent des cités, et ne sont ni syndiqués, ni membres<br />

d’organisations progressistes ?<br />

Je doute, pour diverses raisons, que ce soit la bonne approche. Certaines organisations s’opposent à<br />

l’expulsion immédiate des ressortissants étrangers arrêtés durant ces dernières nuits, mais cette exigence<br />

n’est certainement pas suffisante.<br />

Etant donné les circonstances, il faut en finir, à gauche, avec le dérisoire plaidoyer pour l’ordre républicain.<br />

On appelle au respect des valeurs et du droit, et le résultat est le suivant : la loi d’exception de 1955, la<br />

menace sur les libertés publiques, le simulacre de droit devenu ouvertement non droit. L’ordre républicain,<br />

tel qu’en lui-même, enfin, l’Etat d’urgence le montre : ordre colonial ou policier, plus ou moins euphémisé,<br />

plus ou moins soft ou hard, c’est selon :<br />

l’ordre républicain de la double peine tantôt abolie, tantôt rétablie, c’est selon ;<br />

l’ordre républicain de la traque des sans-papiers, par le biais d’un non respect massif des lois qui<br />

réglementent le contrôle d’identité ;<br />

l’ordre républicain où l’on exige en toute illégalité discriminatoire que certaines catégories de la population<br />

aient toujours leurs papiers sur eux ;<br />

l’ordre républicain de la destruction des familles dont l’un des membres n’a pas de papiers ;<br />

l’ordre républicain des charters d’expulsion vers l’Afghanistan ;<br />

l’ordre républicain du démantèlement méthodique, par tout moyen, des lois régissant le travail ;<br />

l’ordre républicain de l’impunité de Supermenteur ;<br />

l’ordre républicain d’un ministre de la Justice qui revendique à haute voix l’anti-constitutionalité de sa loi<br />

rétroactive sur le bracelet électronique ;<br />

l’ordre républicain du missilier Dassault, à la fois sénateur et fournisseur d’armements à l’Etat, qui vote les<br />

budgets de la Défense Nationale dont une part substantielle iront dans sa poche ;<br />

l’ordre républicain du pillage des biens publics au profit des actionnaires et d’un copain d’études du Premier<br />

Ministre (cas de la SNCM) ;<br />

l’ordre républicain où même les banquiers qualifient de « hold-up » (Le Monde daté du 10 <strong>Novembre</strong>)<br />

l’action économique du gouvernement (s’agissant de la suppression du fonds de garantie des prêts à taux<br />

zéro, profitables aux classes moyennes et populaires).<br />

L’ordre républicain du respect du droit - ou de sa mise en pièces, c’est selon. L’ordre républicain, tel qu’en<br />

lui-même : celui où chacun se croit tenu, par bienséance ou intimidation, d’appeler rituellement (et jusque,<br />

hélas, dans les colonnes de Politis) à la punition de certains illégalismes, tandis que d’autres sont tellement<br />

banalisés qu’on oublie de les considérer comme des scandales à sanctionner - tant la conception<br />

prédominante du droit et de l’ordre est-elle même indigente, soumise et confortable aux intérêts marchands<br />

ou électoralistes de quelques-uns ; surtout : docile à la plus inique et la plus invisible des lois : la loi du plus<br />

fort.<br />

L’ordre républicain - qui, à gauche, pourrait décemment le nier en pareilles circonstances ? - est une certaine<br />

modalité du désordre : celle qui arrange les groupes ayant pouvoir d’accréditer la conception de l’ordre et du<br />

désordre conforme à leurs intérêts, réels ou imaginaires.<br />

Brûler des voitures ? Laisser libre cours à sa rage devant l’injustice et l’indécence ? Casser, tout casser ?<br />

Nombreux, nous l’avons rêvé ; ils l’ont fait. Je laisse à d’autres la responsabilité de punir ces actes plutôt que<br />

d’autres. Je ne me reconnais pas dans cette parodie d’ordre républicain. Je refuse que les prétendus<br />

« émeutiers » soient punis de cette façon en mon nom. J’invite ceux qui partagent cette analyse à assister aux<br />

audiences des jeunes en comparution immédiate, à manifester notre solidarité à leurs familles et leurs amis,<br />

comme aux victimes de toutes les violences de ces dernières nuits, enfin à protester contre l’Etat d’urgence.<br />

236


François Athané, 14 novembre <strong>2005</strong><br />

[1] Dépossession qu’il est désormais urgent de ne plus réduire à sa seule dimension économique. En effet, l’absence de<br />

porte-parole et d’organisations de masse véritablement représentatives de la jeunesse des quartiers pauvres atteste au<br />

grand jour que cette dépossession est également politique. Ce qui n’implique nullement l’absence d’une conscience<br />

politique chez beaucoup de ces jeunes pauvres ; mais bien plutôt l’inexistence des moyens institutionnels et<br />

organisationnels de la faire entendre. Cette situation n’est vraisemblablement pas pour rien dans le fait que la<br />

contestation se trouve prendre les formes spectaculaires que l’on a vues ces dernières nuits. Retracer les déterminants de<br />

cette dépossession politique serait nécessaire ; ce n’est toutefois pas directement l’objet de mon propos.<br />

[2] Les grèves des enseignants de l’école publique ont pris fin en juin 2003 lorsque les grévistes ont préféré ne pas<br />

« bloquer le bac », mettant ainsi un terme à leur mouvement de protestation contre la réforme des retraites et la<br />

décentralisation de certains personnels de l’Education Nationale, organisées par le gouvernement de Jean-Pierre<br />

Raffarin.<br />

[3] Depuis que ces lignes ont été écrites (le 10 novembre <strong>2005</strong>), divers groupes de militants ont commencé à se<br />

mobiliser dans ce but. Mais il est regrettable que ces actions soient pour l’instant cantonnées à des réseaux aux effectifs<br />

très restreints, et qu’aucune organisation de masse n’ait appelé à y prendre part.<br />

237


Crépuscule du "parler vrai"<br />

Patrick Savidan, Observatoire des inégalités, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

La flambée de violence qui frappe dans les banlieues jette aussi une lumière vive sur la formidable<br />

hypocrisie et les ambiguïtés du discours politique actuel. Un point de vue de Patrick Savidan.<br />

On s’est, ces derniers jours, beaucoup offusqués - et ce parfois jusque dans les rangs de la majorité - du<br />

mépris que manifestent des expressions telles que « racaille » ou « gangrène » appliquées à des jeunes vivant<br />

dans des Zones urbaines sensibles, que l’on nous pardonne alors, si sans surenchérir dans cette voie, nous<br />

choisissons plutôt d’attirer l’attention sur une autre dimension du problème. Selon certains, lorsque Nicolas<br />

Sarkozy use de tels termes, il « parle vrai » ; il aurait le mérite d’« appeler un chat un chat ». Nous devrions<br />

même lui savoir gré de faire ainsi émerger au niveau du discours politique les problèmes tels que se les<br />

posent les gens qui les vivent. Nicolas Sarkozy, en d’autres termes, nous donnerait l’occasion d’en finir avec<br />

la « langue de bois » et certaines délicatesses sémantiques qui ne seraient vraiment plus de saison.<br />

C’est aussi en revendiquant le droit à un "langage de vérité" que le philosophe Alain Finkielkraut s’est<br />

autorisé, dernièrement, à égrener un chapelet d’absurdités rageuses contre les jeunes émeutiers de nos<br />

banlieues qu’il déguise, pour les besoins d’un entretien accordé au quotidien israélien Haaretz (édition, en<br />

anglais, du 18 novembre), en militants forcenés d’un "pogrom anti-républicain", portés par une<br />

"radicalisation islamiste" et un anti-sémitisme façon Dieudonné [1] : « Il faut être clair, explique-t-il. C’est<br />

une question très délicate et nous devons nous efforcer de tenir un langage de vérité. Nous avons tendance à<br />

craindre le langage de la vérité pour de "nobles" raisons. Nous préférons parler de "jeunes" plutôt que de<br />

"noirs" ou d’"arabes". Mais quelle que soit la noblesse de ces raisons, elles ne justifient pas qu’on leur<br />

sacrifie la vérité » [2]. Or dire ici la vérité, selon Alain Finkielkraut, serait reconnaître que les émeutes ne<br />

sauraient s’expliquer par leur "dimension sociale", mais constituent une "révolte de nature ethnoreligieuse"<br />

[3], menée avec la complicité aveugle des "anti-racistes", "bobos, sociologues et travailleurs<br />

sociaux" qui récusent ce "langage de vérité". La guerre au racisme que ces derniers prétendent mener se<br />

transformerait, selon lui, en une "idéologie hideusement fausse" et "l’anti-racisme sera au XXIème siècle ce<br />

que le communisme fut au XXème" [4]. Telles sont donc les directions dans lesquelles peut conduire ce<br />

"parler vrai" de bien étrange facture. C’est un "parler vrai" qui s’acharne à suggérer que des forces<br />

idéologiques (les tabous, la bien-pensance, le "politiquement correct", l’anti-racisme, le droit-del’hommisme,<br />

etc.) conspirent pour nous dissimuler la vérité. L’espace public du discours se révèle alors pour<br />

ce qu’il est : l’arène politique par excellence.<br />

Ce point, le Ministre de l’Intérieur l’a fort bien compris : le discours est bien un élément fondamental de<br />

l’action politique. Ce pourquoi, il ne manque pas une occasion de mener d’abord à ce niveau son combat<br />

politique. Le plus intéressant toutefois n’est pas qu’il ait conscience de l’importance du discours. Ce qu’il<br />

faut surtout noter c’est que Nicolas Sarkozy et Alain Finkielkraut ont en commun le fait de prétendre tous<br />

deux vouloir fourbir, contre certaines élites rassemblées et bien-pensantes, un audacieux "langage de vérité".<br />

Au-delà, on observe bien sûr de nettes différences. Non seulement, les coups de butoir verbaux auxquels se<br />

livre le Ministre de l’Intérieur ne sont pas de même nature que ceux auxquels s’abonne Alain Finkielkraut,<br />

mais en outre les propos ministériels relèvent d’une stratégie et apparaissent tout à fait contrôlés. S’ils<br />

choquent souvent, ils n’entament pas encore - remarquons-le - sa popularité et ce, notamment, dans les Zones<br />

urbaines sensibles où vivent les principales victimes de ces affrontements. N. Sarkozy le sait bien et il en<br />

joue non sans succès. C’est la raison pour laquelle il paraît important de s’intéresser précisément à cette<br />

figure revendiquée du "parler vrai".<br />

Forme ultime de la démocratie d’opinion, le sarkozysme consiste en premier lieu à dire ce que « les gens »<br />

disent. Il entend parler au nom du "pays réel", qu’il a beau jeu d’opposer au "pays virtuel" [5], et se place<br />

ainsi dans la lignée de cette droite dure prompte à se reconnaître en Charles Maurras lorsque celui-ci<br />

opposait "pays réel" et "pays légal" - en Angleterre, on appelle cela "Dog whistle politics" [6]. N’hésitant pas<br />

à prendre le risque de déclencher des coups de grisous sociaux, il s’adonne et il s’abonne au « parler<br />

simple », au « parler cru », figure en fait dégénérée du « parler vrai » de lointaine mémoire. L’originalité de<br />

Nicolas Sarkozy est tout entière dans le ton du discours. Nous avions déjà eu les "sauvageons", il s’applique<br />

donc à parler « neuf » autrement, en se jouant des limites de la convenance politique (et de la responsabilité<br />

238


qu’elle implique) et parfois même en brouillant, par ses expéditions verbales, les clivages politiques usuels ;<br />

axer son discours sécuritaire sur l’expulsion d’une poignée d’"étrangers", c’est sa stratégie à lui pour se<br />

« faire » populaire. Au bout du compte toutefois, quel avantage en retire la population ?<br />

Il fut un temps où « parler vrai » signifiait dire aux citoyens et citoyennes du pays ce qu’ils n’avaient pas<br />

tous forcément envie d’entendre ; cela signifiait vouloir "parler plus près des faits". C’était une forme de<br />

courage politique. Ce n’est évidemment pas une forme de courage que d’aller à Argenteuil, solidement<br />

escorté, parler de « racaille » et de « gangrène ». Qu’est-ce qu’aurait été alors, dans un tel cas, le courage<br />

d’un « parler vrai » ?<br />

Le « parler vrai » aurait tout d’abord consisté à rappeler que, selon l’enquête emploi 2003 de l’INSEE, le<br />

taux de chômage est nettement plus élevé dans les 751 Zones urbaines sensibles (ZUS) que sur le reste du<br />

territoire : de 19,8 % dans les ZUS, il est de 9,9% ailleurs - et que dans certains quartiers, ce chômage frappe<br />

près de 45% des 15-24 ans ! ; le courage aurait été de rappeler que cette criante inégalité n’est pas qu’une<br />

affaire de niveau de formation, puisque, à même niveau de diplôme, le nombre de chômeurs est<br />

proportionnellement plus important dans les ZUS : sans diplôme, il y est de 25%, alors qu’il est de 14,8 %<br />

ailleurs ; avec un BEPC, dans les ZUS, on a 21,6 % de chômeurs ; hors ZUS, le chiffre tombe à 10,9 % ; et<br />

les choses s’améliorent à peine tout en haut de l’échelle des diplômes, puisque, au-delà d’un Bac + 2, le<br />

chômage est encore de 11,7% dans les ZUS et de 6% ailleurs.<br />

"Parler vrai", ce n’est pas se contenter de faire habilement écho au propos d’une ménagère, sans doute<br />

légitimement outrée, qui, de sa fenêtre, déplore l’omniprésence de la "racaille". "Parler vrai" aurait été au<br />

contraire de faire la part des choses en rappelant ces faits, non seulement à ce moment là, mais aussi, et<br />

surtout, dans les jours qui suivirent. La cécité sociale, voulue ou subie, n’est d’ailleurs pas toujours payante.<br />

Aujourd’hui, nous savons en effet que les émeutiers n’étaient pas tous des racailles, loin de là [7], ni des<br />

islamistes radicaux ni même des individus manipulés par des réseaux fondamentalistes [8]. Par ailleurs, le<br />

« parler vrai » ne saurait se cantonner au registre de la simple description. « Parler vrai » implique aussi de<br />

ne pas faire le choix si systématique d’agir faux.<br />

Or, de ce point de vue, la Cour des comptes, dans son rapport, publié en juin 2004, portant sur l’exécution<br />

des lois de finance pour 2003, rappelle des choses toutes simples : l’effectif réel des adjoints de sécurité<br />

(ADS), mobilisés dans le cadre des dispositifs de police de proximité, a été nettement revu à la baisse,<br />

passant, au plus fort du recrutement, de 16011 adjoints de sécurité, en 2000, à 11692 en 2003. Ce rapport<br />

rappelle que les lois de finance autorisaient en 2000, 2001 et 2002, 20 000 emplois d’ADS, alors que la loi de<br />

finance initiale pour 2004 ramène cette autorisation à 11 300. C’est donc à juste titre que la Cour des<br />

comptes constate que « la diminution répétée de l’effectif réel [vient] en contradiction avec les perspectives<br />

d’évolution envisagées par le ministère qui considère que l’apport en terme d’effectifs d’adjoints de sécurité<br />

est indispensable pour le fonctionnement des services de police. » Pour placer les choses sous un jour plus<br />

favorable, on ne peut même pas évoquer les bénéfices du redéploiement des forces de l’ordre. La Cour des<br />

Comptes note en effet que « l’évolution des effectifs des fonctionnaires et agents de police nationale par<br />

département sensible n’est pas homogène. Certains départements ont un effectif au 1er janvier 2004 inférieur<br />

à l’effectif au 1er janvier 1999 à savoir l’Eure-et-Loir (-3%), l’Isère (-4%), le Bas-Rhin (-1%), le Haut-Rhin<br />

(-1,4%), les Hauts-de-Seine (-1,5%), la Seine-Saint-Denis (-0,5%) et le Val de Marne (-1%). » Parler vrai, ce<br />

serait donc ici expliquer ces chiffres.<br />

De manière plus générale, ce serait aussi se demander s’il est bien légitime de s’indigner publiquement de<br />

l’état du mal-logement en France et, dans la foulée, de participer à l’action d’un gouvernement qui offre à<br />

des publics choisis des baisses d’impôt sur le revenu généreuses financées notamment par des diminutions du<br />

budget logement. Ce serait aussi s’inquiéter de la précarisation des conditions sociales à laquelle ne vient<br />

évidemment pas mettre un terme le « contrat nouvelle embauche » ; ce serait se préoccuper des effets liés<br />

aux évolutions actuelles de l’assurance-chômage, que ce soit sur le front de la durée d’indemnisation ou sur<br />

celui du contrôle des chômeurs ; ce serait rappeler que le Grenelle des banlieues qu’invoquent certains<br />

aujourd’hui, devrait aussi être un Grenelle de l’éducation pour notre pays ; ce serait reconnaître le rôle<br />

majeur que jouent, sur le terrain, les associations et la nécessité de les aider dans leur travail plutôt que de les<br />

laisser se débattre dans une situation de crise financière sans précédent. [9] L’aide récemment promise à ce<br />

titre ne permettra évidemment pas de remailler un tissu associatif aveuglément malmené depuis plusieurs<br />

années.<br />

239


Nicolas Sarkozy estime que, pour se faire comprendre et se rapprocher des Français et des Françaises, il faut<br />

se faire simplificateur-en-chef, pratiquer - sous les dehors du simple bon sens - une sémantique de la<br />

stigmatisation pour laquelle il faut bien lui reconnaître un certain savoir-faire. Il pense que, ce faisant, il<br />

rapproche le discours des politiques du discours des gens. C’est sa manière de comprendre ce que « parler<br />

vrai » veut dire. Mais si l’espace public du discours est bien l’arène politique par excellence, il ne s’ensuit<br />

pas qu’il faille se contenter des victoires qu’on peut y remporter. Aux plus hauts niveaux de l’État, on serait<br />

évidemment mieux inspirés de tenir un peu plus compte des votes de la population et de faire réellement<br />

coïncider actes et discours. C’est dans cet acharnement à dire une chose (cohésion sociale ! intégration !<br />

égalité des chances !) pour faire si résolument le contraire que réside la plus dangereuse des fractures. Au<br />

final, c’est elle qui explique la crise politique et le climat social actuel auxquels on veut nous condamner.<br />

Patrick Savidan, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

[1] L’article en question est plus nuancé que les extraits retenus ici ou là dans les quotidiens français ne le donnent à<br />

penser, mais l’ensemble reste profondément choquant et donne indéniablement prise à l’accusation de racisme<br />

[2] Le propos restitué complètement se présente ainsi : "We need to be clear on this. This is a very difficult question and<br />

we must strive to maintain the language of truth. We tend to fear the language of truth, for `noble’ reasons. We prefer to<br />

say the `youths’ instead of `blacks’ or `Arabs.’ But the truth cannot be sacrificed, no matter how noble the reasons. And,<br />

of course, we also must avoid generalizations : This isn’t about blacks and Arabs as a whole, but about some blacks and<br />

Arabs. And, of course, religion - not as religion, but as an anchor of identity, if you will - plays a part. Religion as it<br />

appears on the Internet, on the Arab television stations, serves as an anchor of identity for some of these youths. Unlike<br />

others, I have not spoken about an `intifada’ of the suburbs, and I don’t think this lexicon ought to be used. But I have<br />

found that they are also sending the youngest people to the front lines of the struggle. You’ve seen this in Israel - they<br />

send the youngest ones to the front because it’s impossible to put them in jail when they’re arrested. But still, here there<br />

are no bombings and we’re in a different stage : I think it’s the stage of the anti-republican pogrom. There are people in<br />

France who hate France as a republic." Ces amalgames sont évidemment consternants.<br />

[3] Il affirme : "In France, they would like very much to reduce these riots to their social dimension, to see them as a<br />

revolt of youths from the suburbs against their situation, against the discrimination they suffer from, against the<br />

unemployment. The problem is that most of these youths are blacks or Arabs, with a Muslim identity. Look, in France<br />

there are also other immigrants whose situation is difficult - Chinese, Vietnamese, Portuguese - and they’re not taking<br />

part in the riots. Therefore, it is clear that this is a revolt with an ethno-religious character.""<br />

[4] I think that the lofty idea of "the war on racism" is gradually turning into a hideously false ideology. And this antiracism<br />

will be for the 21st century what communism was for the 20th century. A source of violence.<br />

[5] Le 19 novembre <strong>2005</strong>, devant des nouveaux adhérents de l’UMP, il déclarait : "Jamais je n’ai senti un décalage<br />

aussi profond entre le pays virtuel, tel qu’il est décrit à longueur d’articles, et le pays réel (...) J’ai voulu m’appuyer sur<br />

le pays réel qui a parfaitement compris que nous étions à une minute de vérité."<br />

[6] Cette stratégie de communication politique consiste à utiliser des termes permettant de susciter l’adhésion de ceux<br />

qui savent d’où ils proviennent d’un point de vue idéologique, sans gêner ceux qui l’ignorent ; tout comme on peut<br />

utiliser certains sifflets pour appeler son chien...et son chien seulement.<br />

[7] Les mineurs arrêtés et présentés aux juges étaient, dans leur très grande majorité, inconnus des services de police.<br />

"Ils sont français, relève un journaliste du Monde (édition du 25 nov. <strong>2005</strong>), ils ont 16-17 ans, des pères ouvriers ou<br />

chômeurs, des mères plus ou moins débordées, des résultats moyens à l’école. Et ils sont, pour la grande majorité<br />

d’entre eux, inconnus de la justice. Les mineurs déférés dans le cadre des récentes violences urbaines en Ile-de-France<br />

ne correspondent pas au profil décrit par le ministère de l’intérieur, celui de "racailles" dont "80 %" seraient connus<br />

pour des faits de délinquance. La police se fonde certes sur le fichier des infractions constatées (STIC), dont toutes ne<br />

débouchent pas sur des procédures judiciaires. Mais éducateurs et magistrats soulignent qu’ils n’ont pas eu affaire, ces<br />

dernières semaines, au lot commun des mineurs présentés à la justice : il s’agit, cette fois, de jeunes rencontrant plutôt<br />

moins de difficultés familiales et davantage scolarisés. La majorité d’entre eux sont inscrits dans des formations<br />

professionnelles, souvent en apprentissage.""<br />

[8] La direction générale de la police nationale (DGPN) est formelle sur ce point : "Evoquer l’influence islamiste n’est<br />

pas fondé" et "il n’y a rien pour étayer l’existence d’une organisation des émeutes, qu’elle soit nationale,<br />

départementale, ou quoi que ce soit de ressemblant". "Les RG n’ont recueilli aucun élément permettant pour l’heure<br />

d’accréditer la thèse selon laquelle des islamistes manipuleraient" les groupes qui, s’ils peuvent être "organisés en leur<br />

sein", ne sont "pas coordonnés" entre eux (Le Monde, 4 nov. <strong>2005</strong>)<br />

[9] Depuis 2002, on relève, sur ce point, la suppression des emplois-jeunes, la réduction des subventions accordées par<br />

le Ministère de l’Éducation nationale, les diminutions des crédits du Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la<br />

lutte contre les discriminations et du volet social de la politique de la ville, la réduction des aides CDVA (Conseil du<br />

développement de la vie associative pour la formation des bénévoles), la diminution de postes FONJEP (Fonds de<br />

coopération de la Jeunesse et l’Éducation Populaire), les baisses des subventions nationales Jeunesse et Sports, des<br />

crédits d’État consacrés aux Contrats Éducatifs Locaux et des crédits des Caisses d’Allocations Familiales dans ce<br />

secteur, etc.<br />

240


Les vieux habits neufs de la République<br />

En défense d’émeutiers prétendument « insignifiants »<br />

Yann Moulier Boutang, version italienne parue dans Il Manifesto, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=2124<br />

Les grands événements ne sont pas forcément beaux, ni joyeux. Ils vous prennent de surprise. Ils ne sont pas<br />

forcément fusionnels. Les raisons de leur déclenchement n’expliquent jamais le moment de leur explosion.<br />

Ils sont surdéterminés comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, après une longue accumulation qui<br />

fait qu’un jour, on refuse d’obéir, ou que l’on casse tout.<br />

Une émeute est rarement enthousiasmante. Ses acteurs sont généralement obscurs, confus, pas toujours des<br />

héros. Il règne une odeur de violence vague, sans but prédéterminée dans l’émeute. À l’inverse des guerres<br />

ou des révolutions, les morts dont elle est parties ou qu’elle laisse dans son sillage hébété ne seront jamais<br />

décorés. « Mélancolie »[1], désespoir, « nihilisme », « perte d’estime de soi », la droite la moins bête n’a pas<br />

tardé à dessiner des variations sur cette figure imposée de l’émeutier. Avec des pincettes, comme de juste.<br />

Mais, la gêne de la gauche laisse, elle, pantois. Qu’elle se souvienne pourtant des Versaillais, de «leur ordre<br />

moral » et plus près de nous, des lois d’urgence de la guerre d’Algérie puisque ce gouvernement y est<br />

revenu, prouvant que l’amendement votéz au parlement, défendant dans les manuels d’histoire les « aspects<br />

positifs » de la colonisation n’était pas un accident de parcours.<br />

Quelques voix très isolées, commencent toutefois à s’élever contre ce matraquage obscène[2]. Elles sauvent<br />

l’honneur de ce qui reste des intellectuels français, après vingt ans de nauséeuse restauration. Je me souviens<br />

des hurlements contre les « enragés » de Nanterre, contre les « casseurs » de Saint-Lazare en 1979. Dans les<br />

deux cas, ces débordements ont été les signes avant-coureurs d’un énorme changement ( Mai 1968,<br />

l’alternance). Alors, un peu de prudence, Messieurs les prudents ! Il se pourrait comme le faisait remarquer<br />

Françoise Blum, dans une courageuse tribune[3] du Monde du 11 novembre, que ces jeunes « apolitiques »<br />

fassent davantage bouger les choses que trente ans d’effets de manches et d’annonces et qu’ils aient<br />

commencé à nous débarrasser de l’encombrant et insupportable Sarkozy, ce que la gauche « politique et<br />

responsable » embourbée dans ses cuisines présidentielles s’est révélée bien incapable de faire.<br />

Il faut défendre la société contre l’ordre. Il faut donc défendre les émeutiers contre la bêtise. Et la leur,<br />

dénoncée jusqu’à l’écoeurement, n’est certainement la plus grande, en l’affaire. Nos gouvernements, et<br />

quelques uns de nos candidats à gouverner, ont étalé, ces quatorze derniers jours, une dose d’arrogance, de<br />

cécité sociale, d’obstination butée, de persévérance dans l’erreur, de consensus absurde et vide,<br />

particulièrement consternants quand on les voit, de loin, depuis l’Université de l’Etat de New York à<br />

Binghamton , dans le pays du monde qui, en matière d’émeutes urbaines, en connaît un très long bout, depuis<br />

Watts et Los Angeles.<br />

Nous ne formons une société humaine, et non une termitière, que dans la mesure où nous (je dis bien nous)<br />

sommes capable de colère (qui est toujours une folie) et d’émeutes. Oui d’émeutes. Reportez vous à<br />

n’importe quel manuel d’histoire. Dans la mesure où nous sommes capables, d’abord ,de les engendrer par<br />

un long et répété aveuglement, donc de reconnaître en elles nos propres enfants (et non ceux, expiatoires, des<br />

« exclus », des « autres » des « étrangers » que l’on renvoie ailleurs par avion). Capables, ensuite, de<br />

respecter la douleur de tout être qui partage le même petit bout de planète que nous, capables d’enrager<br />

contre la coupable absurdité des enchaînements qui fabriquent de la peine de mort à froid dans une Europe<br />

qui l’a bannie comme instrument d’Etat. Capables, aussi, de maîtriser une peur panique face à ce futur glacé<br />

qui est déjà notre présent et dont ces émeutiers nous tendent le miroir cruel. Capables, enfin, d’avoir des<br />

réactions intelligentes face à cet événement brutal, de prendre en compte ce qui s’y dit, s’y joue et plus<br />

encore, le gigantesque implicite qui est bien là, telle la lettre volée<br />

Le seuil de l’audible est devenu très élevé dans nos sociétés de l’information ! Le tri de la nouvelle pertinente<br />

vaut cher. Voyez ce que coûte la publicité aux puissants. Les humiliés, les offensés n’ont pas ces moyens.<br />

Pour que la société des médias modernes commence à entendre le message subliminal des émeutiers, il aura<br />

donc fallu quelques poubelles carbonisées, des bus des tramways incendiés, quelques milliers de voitures<br />

brûlées (plus et surtout, plus en même temps un peu partout dans l’hexagone, que de d’habitude), quelques<br />

241


écoles saccagées et un centre commercial pillé, mais aussi trois morts, ce qui est incommensurable, et , non<br />

moins catastrophiques, des centaines de jeunes arrêtés, quelques dizaines expulsés (ils reviendront sans doute<br />

à Ceuta et Melilla tenter d’escalader les barbelés de la forteresse Europe pour rentrer chez eux, c’est-à-dire<br />

en France). Bref cette bagatelle juridique que constitue le recours, préoccupant comme précédent, à une loi<br />

proclamant l’état d’urgence et le couvre-feu datant de la guerre d’Algérie (1955). Etat d’urgence jamais<br />

proclamé pendant Mai 68 ( 9 millions de grévistes, des usines occupées, les étudiants sur des barricades).<br />

Tout cela pour qu’un message soit entendu. J’ai bien dit bien message. Le refus de parler est un message à<br />

lui seul. N’importe quel éducateur sait cela. La parole que l’on vous adresse se mérite. Elle suppose la<br />

confiance, l’amour et le respect et non des déclarations de guerre . Le langage guerrier du ministre de<br />

l’Intérieur, annoncé par un très sot ou fascistoïde « on va nettoyer les cités au karcher » a obtenu la réponse<br />

qu ‘il méritait. Le ministre délégué à l’intégration, Azouz Begag ne s’est pas privé de le dire à plusieurs<br />

reprises pendant la crise. Et encore, on aurait pu avoir pire. Compte tenu des bavures quotidiennes, du<br />

racisme, de l’état désastreux de la discrimination à l’emploi[4], au logement, sans compter les autres<br />

discriminations culturelles qui font au moins aussi mal, la France peut s’estimer s’en tirer à bon compte. Les<br />

émeutiers n’écoutaient-ils rien ? Leur mutisme était-il de l’imbécillité ? Cela paraît difficile à croire quand<br />

on voit que chaque provocation du gouvernement (Sarkozy le dimanche 30 parlant de racaille et de tolérance<br />

zéro, les mesures annoncées par Villepin le mardi 1° novembre), ont entraîné un élargissement du<br />

mouvement d’exaspération.<br />

Il est vrai que le bruit du discours tautologique et vide de l’Etat sur l’ordre, l’autorité à restaurer, sur<br />

l’universalisme de la loi, visait à saturer les faibles capacités auditives et analytiques du quatrième pouvoir .<br />

Il y est parvenu en partie, mais, les quelques reportages pris sur le vif, étaient terriblement éloquents. Grâce à<br />

cette longue émeute, on ne peut plus se dissimuler que la France est aveugle à la dimension racialisée et<br />

sexualisée de la question sociale si importante dans la mondialisation actuelle[5]. Qu’elle est daltonienne<br />

(blind colour disent cruellement les anglais) : les télévisions évoquent tous les jours les problèmes<br />

d’intégration dans les banlieues en montrant de jeunes noirs, souvent français ou originaires de nos anciennes<br />

colonies (par exemple la Côte d’Ivoire où nos troupes sont présentes !) , mais les commentateurs (A. Adler<br />

par exemple dans Le Figaro du 10 novembre) continuent à parler des Maghrébins, de l’Islamisme, et l’Etat,<br />

imperturbablement, de la non existence dans l’espace publique français des communautés, l’opposant à la<br />

mauvaise conception anglo-saxonne (en fait protestante, mais il l’ignore) de reconnaissance de<br />

l’appartenance communautaire ethnique, qui est inéliminable si l’on veut repartir de ce qui existe vraiment et<br />

non du Peuple décrété par le gouvernement.<br />

La République Française de la Grande Nation a réalisé, péniblement, la décolonisation externe (et encore) ;<br />

elle n’a pas beaucoup avancé dans la décolonisation interne de son universalisme. Un peu d’études postcoloniales<br />

enseignées à ses hauts fonctionnaires et dans les écoles publiques serait un premier pas vers le<br />

contrôle démocratique de sa police. Car ce qui est consternant, ce n’est pas le policier inexpérimenté et<br />

peureux, encore que les gamins dans les cités fassent parfaitement la différence entre les policiers corrects et<br />

les vrais « racistes » ( Sartre aurait dit les « salauds »), mais les petites phrases des responsables au plus haut<br />

niveau qui fonctionnent comme des promesses d’impunité et qui engendrent mécaniquement une montée des<br />

bavures.<br />

La République est nue également, parce que, comme un petit nombre de chercheurs[6] dont je m’honore de<br />

faire partie, n’ont cessé de le dire, clamant le plus souvent dans le désert, que l’idéologie républicaine<br />

française assimilationniste n’a pas compris grand chose à l’intégration transcommunautaire de la multitude à<br />

l’ère de la mondialisation. Elle en est toujours restée au « peuple » fabriqué au forceps « identitaire » et au<br />

garde-à-vous colonial. On pourra donc dépenser un peu plus (très insuffisamment au demeurant) dans le<br />

énième plan pour les banlieues, cela n’en modifiera pas d’un pouce cette moderne « cascade de mépris » à<br />

quoi Voltaire résumait cruellement la société française avant la Révolution française, et contre laquelle ont<br />

réagi précisément nos émeutiers.<br />

Loïc Wacquant et une majorité de chercheurs en sciences sociales nous ont expliqué pendant les deux<br />

dernières décennies que les banlieues françaises n’étaient pas les banlieues américaines, que les ghettos n’en<br />

étaient pas, que la République nous préservait de la constitution de minorités comme Outre-atlantique.<br />

Dominique Schnapper, dans un livre sur la nation, que j’avais critiqué dans ces colonnes, nous avait expliqué<br />

que le modèle français universaliste s’opposait au modèle du Volk allemand qui s’appuie sur la communauté<br />

242


linguistique et sur le sang. En réalité, la véritable opposition se situe entre un modèle européen de migrations<br />

de travail, raciste en ce qu’il récuse le droit à l’installation de la population d’origine étrangère, et le modèle<br />

des pays d’immigration et de peuplement. Le système européen beaucoup plus fermé, correspond à l’Europe<br />

forteresse des barbelés. Il est intrinsèquement mauvais parce qu’il a déjà fabriqué en cinquante ans de<br />

véritables minorités qui ressemblent non aux enfants d’immigrés au Etats-Unis , mais aux descendants des<br />

esclaves importés par la Traite. Les jeunes des banlieues d’Europe sont en train de devenir les Noirs des<br />

Etats-Unis. Watts, Los Angeles sont devant nous. Et la République qui était censée nous protéger de ce<br />

devenir nous y conduit plutôt plus vite que le modèle britannique. Car nous y voilà.<br />

Il faut défendre la société et l’ordre de la République ne nous y mène pas. Car c’est une question<br />

d’inachèvement de la démocratie, la même dans toutes les régions du monde. Il n’y a pas d’exception<br />

française.<br />

Dans le conte célèbre d’Andersen, les habits neufs de l’Empereur, au défilé où se pavane un monarque<br />

inquiet, entouré d’une cour obséquieuse, la voix claire d’un enfant suffit à rendre visible ce qui crève les<br />

yeux. Elle perce le désordre de l’ordre, le renvoie à son imposture : « mais il n’a pas d’habit du tout !<br />

L'empereur frissonna, car il lui semblait bien que le peuple avait raison, mais il se dit : "Maintenant, je dois<br />

tenir bon jusqu'à la fin de la procession." Et le cortège poursuivit sa route et les chambellans continuèrent de<br />

porter la traîne, qui n'existait pas. »<br />

Dans la France de <strong>2005</strong>, le char de l’Etat, accompagné de sa flamboyante gargouille, de son monarque aux<br />

vérités premières et son vizir de l’ombre pourtant très bavard sur les télévisions, traverse peu ces banlieues<br />

qu’il a lui-même forgées ; il préfère le clinquant des Champs Élysées ou l’efficacité mâtine des voyages<br />

électoraux organisés sur mesure dans une province bien rurale ou des centre ville rénovés, gentrifiés. Et,<br />

lorsqu’il se risque dans tout l’appareil de caméras flatteuses, au chevet des banlieues, on a pris soin d’ôter<br />

préalablement la « racaille » qui fait tâche.<br />

Cette fois-ci la « racaille » s’est invitée au défilé. Et personne, sauf l’Etat muré dans un aveuglement qui a<br />

toujours fait le lit des révolutions, ne peut dire qu’il n’a pas entendu sa voix. Certes, ce n’était pas celle de<br />

l’innocence, mais celle, moins apaisante, de la vérité sur notre société républicaine et nationale. Avec une<br />

inconscience totale, un mépris du danger qui n’est pas sans rappeler Gavroche, la « racaille » a crié<br />

rageusement, « la République est nue », « le racisme est quotidien. Pourquoi valons nous si peu que l’on<br />

nous traite d’électrocutés ? » , selon les mots indignes du Ministre de l’Intérieur. Nous ne sommes pas chez<br />

Andersen, mais dans un pays, rarement réformiste, de temps en temps révolutionnaire et généralement très<br />

réactionnaire. La « racaille » va payer très cher son insolence. Plus d’un millier d’interpellations, 120<br />

arrestations, des condamnations qui vont pleuvoir. De quoi exaspérer les magistrats chargés dorénavant de<br />

maintenir un ordre que la police par sa pratique sur le terrain a rendu ingérable avec la bénédiction active<br />

d’un candidat à la Présidentielle qui pense l’emporter en 2007 en flattant le retraité apeuré, le Villiériste<br />

souverainiste, le Frontiste raciste et quelques chevènementistes et fabiusiens Etatolâtres. Une multitude<br />

insignifiante, insaisissable, à la fois muette et insupportable dans son message, va donc payer par des<br />

expulsions qui toucheront des immigrants ayant des cartes de séjour en règle, à annoncé, avec une<br />

désinvolture qui traduit bien son peu de culture et de respect pour le droit, ce même Ministre de l’Intérieur<br />

qui avait pourtant pris position contre la double peine. Et qui la rétablit dans l’état d’exception.<br />

Si sous l’orléaniste Sarkosy perce une droite bonapartiste, avide de pouvoir, du côté néo-gaulliste, donc<br />

bonapartiste, on donne beaucoup dans le paternalisme patronal du… XIX° siècle. Après l’ordre, le travail (la<br />

famille viendra) et la patrie sera donnée de surcroît sans doute. Ainsi, le Premier ministre a-t-il lancé une<br />

arme suprême, contre les causes qui alimentent l’éclosion de la « racaille ». On va s’occuper de ces jeunes,<br />

leur trouver du travail comme apprentis dès 14 ans (ce qui marque une fantastique régression dans le projet<br />

éducatif et un lamentable retard sur le programme de Lisbonne), les recevoir tous à l’ANPE dans les six mois<br />

pour leur proposer,sans doute, ces brillants contrats pour quelques quart ou moitié de Smic (entre 300 et 500<br />

euros). Le dernier mot restera à la loi, répètent, comme pour mieux se persuader d’une histoire à laquelle ils<br />

ne croient plus, les serviteurs d’une République dans des habits mirifiques de l’intégration « à la française »<br />

que nous vendent des tailleurs escrocs en tout genre. En criant rageusement que la République est nue, les<br />

émeutiers ont défendu la société. Et nous disons très tranquillement, et fermement nous aussi, afin qu’ils<br />

sachent qu’ils ne sont pas seuls : « Il faut défendre la société ».<br />

243


Yann Moulier-Boutang, rédacteur en chef de Multitudes, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

[1] A. G. Slama, Le Figaro, 7 novembre<br />

[2] L’appel de E. Balibar, B. Ogilvie, M. Chemillier Gendreau et E. Terray du 10 novembre, la tribune d’Esther<br />

Benassa du 9 novembre dans Libération, celle de Pïerre Marcelle ibidem. .<br />

[3] Ils sont entrés en politique Le Monde du 11 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[4] Voir les résultats de la comparaison menée par les sociologues Richard Alba (SUNY à Albany et Roxane Silberman<br />

(CNRS-Lasmas, Paris) entre les secondes générations de part et d’autre de l’Atlantique. La performance française est<br />

catastrophique. Avec des taux de chômage des jeunes les plus élevés d’Europe.<br />

[5] Cette évidence est fortement présente sur le Continent Nord et Sud américain, en Australie, a touché l’Europe, et la<br />

France depuis très longtemps car il est constitutif de l’ordre colonial. Mais elle est un trait général des systèmes de taille<br />

mondiale comme les travaux de I. Wallerstein, de Terry Hopkins et plus généralement des chercheurs du Centre<br />

Fernand Braudel le montrent depuis des années.<br />

[6] On lira par exemple l’excellente tribune sur les émeutes urbaines d’Esther Benbassa dans libération du 10<br />

novembre. Mais aussi les analyses de Michel Wieviorka sur la mécompréhension du fait communautaire dans<br />

l’idéologie française.<br />

244


Why Integration Can't Work<br />

Praful Bidwai, Khaleej Times, 13 November <strong>2005</strong><br />

The first thing that strikes even the fleeting visitor to post-October 27 France (and I happened to be there this<br />

week), is the profundity of the political crisis there. The French state faces the greatest challenge to its<br />

authority since May 1968, and that too under a wobbly, discredited leadership. The ethnic violence has added<br />

one more dimension to this: a crisis of national identity and the French model of integration of diverse<br />

groups.<br />

The government has failed to rise to the challenge. Its principal response was the declaration of a state of<br />

emergency and curfews in 31 cities. Ironically, the curfews are being imposed under a 1955 law proclaimed<br />

to quell resistance during the Algerian struggle for independence.<br />

Mercifully, the violence has also triggered serious reflection on national identity and cultural diversity. What<br />

started as a "local problem" in Paris has acquired continental dimensions. Not only has the rioting spread to<br />

Berlin, Brussels and Rome; but similar, if less intense, disaffection exists all over Western Europe.<br />

The immediate cause of the rioting in Clichy-sous-Bois, a Paris suburb, was the "war without mercy" on<br />

suburban violence declared on October 19 by France's hard right interior minister Nicolas Sarkozy.<br />

Following this, the police tightened identity checks. In Clichy-sous-Bois, two terrified North African youths,<br />

who thought they were being chased by the police, hid in an electrical sub-station and got electrocuted.<br />

Angry protests followed, especially after Sarkozy called the protesters "scum", who must be crushed. At the<br />

root of the violence is exclusion, frustration and hopelessness among the minorities, in particular those from<br />

the Maghreb - North African countries like Algeria, Morocco and Tunisia. They have long been targets of<br />

overt violence and covert discrimination.<br />

Over the past decade, says sociologist Alain Touraine, the minorities' isolation has worsened and produced<br />

ghettoisation. Since September 11, they face even greater suspicion, discrimination and abuse. Joblessness<br />

among them often runs at 40 per cent, much higher than the national rate of 11 per cent. A North African<br />

name often invites rejection on the job market. A study found last year that a man with a typical French name<br />

applying for 100 jobs will get 75 interview calls. A man with an Algerian name, but with the same<br />

qualifications, will get just 14. This exclusion has been called the collapse of the "social escalator". It's<br />

compounded by the terribly fraught state of low-cost housing estates called HLM, in which the minorities<br />

typically live, which are ghettos full of frustrated young men with no future. In France, exclusion is further<br />

aggravated by a centralised police, which typically excludes the non-ethnic French. There's no communitybased<br />

"friendly" policing either - unlike, say, in Germany or Britain. There's an adversarial relationship<br />

between the police and underprivileged communities.<br />

"All this is a recipe for frustration and desperation," argues Susan George, the eminent writer-activist, and<br />

my colleague at the Transnational Institute, Amsterdam. "The fact that there's little recognition of the<br />

importance of ethnic diversity and multiculturalism makes things worse".<br />

HLMs are sites of poverty, frustration, denied opportunities, injustices - and crime. Today, more than half the<br />

French prison population comprises immigrants. The criminal justice system, based on the institution of the<br />

investigating magistrate with police powers, magnifies the anti-minority social bias. Last week, scores of<br />

people were sentenced to 10 months' imprisonment on scanty evidence presented in just 15 minutes to<br />

magistrates.<br />

Going by numerous reports, many French South Asian migrants have taken sides against the North Africans.<br />

This expresses their racist bias and the Right's success in dividing the immigrant community along regional<br />

and ethnic lines. France presents a picture of political strife, economic stagnation and severe cutbacks in<br />

social spending. But France's worst problem lies in its "Republican model of integration" which holds that<br />

everyone is indistinguishable in the eyes of the state. All citizens are identical in their Frenchness -<br />

irrespective of ethnic identity, religious belief, or colour of skin.<br />

245


This might sound like a lofty principle. But it's not. It suppresses cultural differences and recognises only one<br />

notion of Frenchness. France, with its 60 million people, 5 million of whom are Muslim, ought to welcome<br />

different, multiple notions of identity and Frenchness - in language, custom, dress, cuisine and religion. It<br />

should be relaxed and multicultural.<br />

Here lies France's greatest failure, according to leading sociologists like Touraine. Refusal to recognise<br />

ethnic-cultural diversity imposes an artificial uniformity upon society. It tells the ethnic minorities that they<br />

don't exist-when they face discrimination on that very count.<br />

France recently banned the wearing in schools of head-scarves or any other symbols of religious belief. This<br />

drew protests from Muslims, Sikhs and other minorities, and created strife in place of accord. In other<br />

countries like the UK, Canada or the US, such differences are tolerated and seen essential to a proud<br />

multicultural identity. That's why one sees so many Asian and Caribbean faces on, say, BBC World.<br />

France's second great failure is its rejection of affirmative action for the underprivileged - something that<br />

societies as diverse as India and the US practise. This means the disadvantaged in France don't enjoy equal<br />

opportunity.<br />

President Chirac took 11 days before reacting to the violence. Rivalry between Sarkozy and Prime Minister<br />

Dominique de Villepin muddied the official response. The French government has belatedly announced<br />

measures like reducing the age of apprenticeship from 16 to 14 years, creation of an anti-discrimination<br />

agency, 20,000 state-paid jobs in poor suburbs, 100 million Euros for associations working there, and the<br />

establishment of 15 new special economic zones. Such measures are welcome. Yet, they shouldn't be ad hoc,<br />

but part of a well-considered, institutionalised policy.<br />

At stake here is not just the fate of Western Europe's minorities, including 12 million Muslims, but the future<br />

of pluralist societies everywhere, which are based on multi-ethnic, multi-cultural, multi-religious identities.<br />

Today's world is based upon greater interaction between different ethnic groups, with respect for diversity<br />

and its intrinsic value. This must be reflected in official policy and mainstream values.<br />

European societies must integrate immigrants by transforming themselves and evolving a pluralist selfidentity.<br />

This is the larger agenda of developing healthy models of integration, and overcoming ill-informed<br />

and parochial attitudes towards "others".<br />

Praful Bidwai, Copyright <strong>2005</strong> Khaleej Times<br />

246


État de l’opinion ou opinion de l’État ?<br />

Collectif Les mots sont importants, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

Quand Le Parisien manipule « l’opinion » en prétendant l’ « enregistrer »<br />

Quoi qu’on pense des faits, certainement complexes, et sans doute divers quant à leurs auteurs, leurs<br />

motivations, leur signification sociale et leurs débouchés politiques, on est forcé de constater que les<br />

« émeutes » de novembre <strong>2005</strong> ont, pendant plusieurs jours, bousculé l’agenda et les habitudes<br />

journalistiques, au point de transformer de manière sensible le regard porté sur les banlieues<br />

populaires et sur ses habitants... avant que tout revienne dans l’ordre.<br />

En dépit de nombreuses critiques possibles, un certain nombre de clichés ont en effet été battus en brèche<br />

pendant quelques jours par l’entrée par effraction, sur l’écran de télévision et dans les pages des journaux,<br />

d’une parole jusqu’alors quasi-absente, et de locuteurs jusqu’alors cantonnés dans le rôle d’objets de<br />

discours. Des jours durant, on a vu et entendu, encore insuffisamment mais incomparablement plus qu’à<br />

l’accoutumée, des « jeunes de banlieue », des garçons, des filles, des adolescents, leurs pères, leurs mères,<br />

des jeunes adultes travaillant dans « le social ». La parole qui s’est exprimée, encore insuffisamment mais<br />

incomparablement plus qu’à l’accoutumée, était diverse, comme est divers le vécu et le ressenti des habitants<br />

de ces banlieues populaires, mais au sein de cette diversité, un fond commun s’est dégagé, que la routine<br />

médiatique cantonnait jusqu’alors dans l’invisibilité et l’inaudibilité : quel que soit le niveau de solidarité, de<br />

compréhension ou de réprobation exprimé par ces habitants à l’égard des « émeutes » et des diverses<br />

dégradations qu’elles ont occasionnées, tous ou presque ont dénoncé la responsabilité écrasante de l’État, son<br />

incurie face au chômage, à la précarité et aux discriminations qui frappent ces banlieues, beaucoup ont<br />

évoqué le harcèlement policier dont font l’objet les jeunes et parfois leurs parents, jusque dans un lieu de<br />

culte, beaucoup ont également dénoncé les propos injurieux tenus par Nicolas Sarkozy.<br />

Il semble que le temps de la normalisation soit venu. En même temps que les mesures policières de<br />

« pacification », une certaine mise au pas des médias est observable. C’est notamment le cas du Parisien. À<br />

la Une de son édition du 9 novembre <strong>2005</strong>, il annonce en caractères énormes :<br />

« Le sondage qui change tout »<br />

Quel est ce sondage, et que change-t-il ? À la lecture des trois chiffres indiqués en Une, en caractères encore<br />

plus énormes, et des gros titres qui les accompagnent dans les deux pages suivantes, on comprend que ce qui<br />

change, c’est précisément le regard porté sur les événements, et l’évaluation des responsabilités respectives<br />

de la population émeutière et des autorités politiques. Après le temps de la critique, voici venu le temps du<br />

ralliement à la politique brutale du gouvernement. Après le temps de la prise en compte des clivages sociaux,<br />

celui de l’union sacrée et d’une logique étroite d’ordre public :<br />

« 73% des Français favorables au couvre-feu<br />

83% pour l’apprentissage à 14 ans<br />

86% scandalisés par les violences ou mécontents »<br />

« Massivement, les Français disent oui à la fermeté »<br />

Pourquoi un tel « recentrage » du journal ? Parce que Sarkozy l’ordonne ? Parce que De Villepin l’ordonne ?<br />

Non, bien entendu : nous sommes dans une société démocratique, dotée d’une presse libre et indépendante !<br />

Si la petite brèche de libre critique ouvert par les émeutiers doit être immédiatement refermée, si le lectorat<br />

du Parisien est invité à s’unir sous la bannière d’un Ministre de l’Intérieur et d’un gouvernement que tout<br />

accuse pourtant, ce n’est pas parce que ces gouvernants l’ordonnent, mais parce que telle est la volonté du<br />

Dieu « Opinion », l’Idole de nos sociétés « démocratiques ». Ce Dieu dont la Parole est « révélée », nous y<br />

arrivons, par un « sondage qui change tout »...<br />

Sur ce sondage, sa construction, son interprétation, et sa prétention à « tout changer », quelques remarques<br />

s’imposent.<br />

1. Aucun sondage ne « change tout » !<br />

247


Quand bien même les trois chiffres exhibés en Une du Parisien donneraient un aperçu fidèle et exhaustif de<br />

ce que pensent « les Français » - ce qui, nous allons le voir, est loin d’être le cas -, cela doit-il vraiment<br />

« tout » changer ? La majorité n’est pas infaillible, et une adhésion massive n’a jamais été un gage absolu de<br />

pertinence et de légitimité. Si ce type de plébiscites devaient vraiment « tout changer », combien d’innocents<br />

seraient condamnés pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, combien d’immigrés, de SDF, de prostituées,<br />

de Tziganes, d’homosexuels ou de « marginaux » devraient être stigmatisés et maltraités, sous prétexte qu’ils<br />

sont une minorité et qu’il s’est trouvé une majorité pour les diffamer ?<br />

2. L’opinion de qui ?<br />

Si, dans une démocratie, l’opinion publique ne change pas tout, s’il existe des droits fondamentaux<br />

inaliénables, que même un mouvement de colère majoritaire ne saurait remettre en cause, il est vrai en<br />

revanche que l’opinion publique joue dans une démocratie un certain rôle, et qu’il est donc intéressant d’en<br />

tenir compte. Reste à savoir ce qu’on nomme « opinion publique », et comment on la mesure.<br />

Concernant les émeutes urbaines de novembre <strong>2005</strong>, par exemple, deux « opinions publiques » au moins<br />

doivent être distinguées :<br />

la population qui vit dans les zones où ont lieu les émeutes<br />

le reste de la population française, qui n’en subit aucune conséquence et n’en prend connaissance que par le<br />

biais de la presse et des médias audiovisuels<br />

Le premier groupe subit de manière directe, concrète, tangible, les effets de tout ce qui se passe : aussi bien<br />

les dégradations, la casse que la réponse policière, les contrôles d’identité, les couvre-feux - et en amont de<br />

tout cela : le contexte général de chômage, de précarité et de discriminations que dénoncent tant les<br />

émeutiers ou leurs défenseurs que les habitants hostiles aux émeutes.<br />

Ce premier groupe dispose également d’éléments de référence empiriques (une voiture brûlée en bas de chez<br />

soi, un bus détruit occasionnant des perturbations dans sa journée de travail, une école dégradée dans sa<br />

commune, mais aussi des enfants ou des voisins, émeutiers ou non, contrôlés et malmenés par la police, etc.)<br />

susceptibles de compléter, nuancer ou contredire la vision médiatique.<br />

Le second groupe, en revanche, ne vit pas la situation de misère sociale, de révoltes violentes et de<br />

surenchère répressive que vit le premier. Il est beaucoup moins directement touché par les événements, et il<br />

dispose de sources d’information beaucoup moins directes et variées. En clair : la presse et la télévision sont<br />

pour ce groupe le seul lien aux questions posées par le sondage.<br />

Pour résumer, il y a un groupe directement concerné par le sujet du sondage (les gens qui vivent dans les<br />

zones où se déroulent les émeutes, à qui risquent de s’appliquer les couvre-feux, et dont les enfants sont<br />

socialement prédisposés à être orientés de manière précoce vers l’apprentissage), et un groupe de<br />

téléspectateurs, pour qui aussi bien la violence des émeutes que celle de la police, aussi bien les couvre-feux<br />

que l’apprentissage à 14 ans sont, et seront durant toute leur vie, de pures abstractions, des sujets de réflexion<br />

et rien d’autre - parce que ce ne sont pas leurs quartiers qui sont sinistrés socialement, ce ne sont pas leurs<br />

voitures ou leurs bus qui sont brûlés, ce ne sont pas leurs enfants ou leurs voisins qui les brûlent, ce ne sont<br />

pas leurs enfants non plus qui sont réprimés violemment par la police et condamnés expéditivement par la<br />

Justice, ce ne sont pas leurs enfants non plus qui risquent un jour d’être envoyés en apprentissage, ni à<br />

quatorze ans ni à seize ans.<br />

Il est donc légitime de recueillir l’avis de toute la population, mais il aurait aussi été intéressant d’entendre,<br />

et pour cela d’interroger par sondage, un sous-ensemble plus restreint : celui des habitants de Clichy, Aulnay,<br />

Toulouse, Roubaix, etc. ayant vécu les émeutes dans leurs quartiers. Le Parisien a préféré s’en tenir au sacrosaint<br />

« échantillon national représentatif de 805 personnes âgées de 18 ans et plus, constitué d’après la<br />

méthode des quotas ». Représentatif, donc ; mais de quoi ? De l’ensemble de la population française, toutes<br />

classes sociales confondues, tous lieux d’habitation confondus (campagnes, centre-villes, banlieues calmes,<br />

banlieues « à émeutes »). Ce qui signifie concrètement que sur les 805 personnes interrogées, seule une<br />

poignée habite dans une zone concernée par les questions du sondage. L’échantillon sélectionné est donc<br />

représentatif, avant tout, de ce que des téléspectateurs ont retenu des images télévisées qu’ils ont regardé, en<br />

fonction de leurs a-priori politiques respectifs.<br />

248


3. « Oui » à quoi, exactement ?<br />

À côté de cette question du choix de l’échantillon, la remarque suivante peut sembler plus anodine. Elle<br />

concerne le flou des questions posées, et le décalage entre ce qui a été demandé, ce qui a été répondu, et la<br />

manière dont ces réponses sont retranscrites et interprétées en « Une » du Parisien.<br />

La première donnée annoncée en Une est :<br />

« 73% des Français favorables au couvre-feu ».<br />

Il se trouve, quand on se réfère aux résultats complets reproduits en page 3, que ce n’est pas au « couvrefeu<br />

» que 73% des sondés ont acquiescé, mais à<br />

« l’autorisation donnée aux préfets de recourir au couvre-feu »<br />

Cela revient au même, dira-t-on. Pas si sûr : la question posée présente le couvre-feu comme une simple<br />

possibilité, un « recours », et non une mesure à mettre en œuvre immédiatement et sans condition. Il est donc<br />

possible qu’une partie des sondés ait répondu favorablement en prenant au sérieux les mots « autorisation »<br />

et « recourir », c’est-à-dire en considérant le couvre-feu comme une option possible dans un futur plus ou<br />

moins proche et plus ou moins probable, au cas où la situation continuerait à se « dégrader », sans être<br />

nécessairement favorables « au couvre feu » ici et maintenant, en l’état actuel de la situation. Or, le titre<br />

retenu en Une fait au contraire comme si les 73% avaient tous acquiescé « au couvre feu » en général, sans<br />

délais ni conditions ni limites.<br />

La seconde donnée annoncée en Une est :<br />

« 83% pour l’apprentissage dès 14 ans ».<br />

Là encore, la formulation de la Une n’est pas celle qui avait été proposée aux sondés. On peut en effet lire en<br />

page 3 que ce à quoi ont acquiescé 83% des sondés, ce n’est pas « l’apprentissage à 14 ans », mais un énoncé<br />

beaucoup plus séduisant, conçu en des termes propres à attirer nombre de « sans-conviction » :<br />

« La possibilité pour les jeunes d’avoir accès à l’apprentissage dès 14 ans et non 16 ans ».<br />

En d’autres termes, pour toutes les personnes qui connaissent mal les réalités de l’échec scolaire, de<br />

l’orientation précoce, de l’apprentissage, et des perspectives professionnelles correspondantes, ce qui ressort<br />

de cette proposition est la connotation positive des mots « possibilité » et « accès ». Ce sont de nouvelles<br />

opportunités, de nouvelles ouvertures, de nouveaux horizons qui s’ouvrent plus tôt aux « jeunes ». De<br />

manière totalement abstraite, sans que soit par exemple mentionné l’échec scolaire qui caractérise 99% des<br />

« jeunes » en question, l’apprentissage est présenté comme un libre choix, dont Dominique de Villepin, dans<br />

sa grande bonté, permet aux « jeunes » de bénéficier plus tôt !<br />

Imaginons maintenant une autre formulation, plus précise, plus concrète, plus conforme à la réalité de<br />

l’orientation en apprentissage. Imaginons qu’aux sondés, on ait demandé ceci :<br />

« Êtes vous favorables ou opposés à la possibilité pour le système scolaire de se débarrasser plus vite des<br />

élèves en difficulté, en les envoyant en apprentissage dès l’âge de 14 ans, et non à seize ans ? »<br />

Ou bien ceci :<br />

« Face à l’échec scolaire en collège, quelle mesure préconisez vous :<br />

débloquer des moyens importants pour assurer aux collégiens en difficulté un soutien individualisé<br />

sélectionner dès 14 ans les élèves qui poursuivent leur scolarité au Collège, et envoyer les élèves en<br />

difficulté en apprentissage dès 14 ans »<br />

Sans doute le score de 83% n’aurait-il pas été atteint...<br />

Enfin, la troisième donnée exhibée en Une du Parisien est la suivante :<br />

« 86% scandalisés par les violences ou mécontents »<br />

Et pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur la nature des violences en question, pour qu’il soit clair que c’est la<br />

violence des émeutiers, et non celle de la répression policière, qui est condamnée, une photo nous montre un<br />

homme, de dos, vêtu d’un bonnet et d’un gros blouson, et contemplant un incendie qu’il vient de provoquer.<br />

Pourquoi cette présentation pose-t-elle problème ? Les sondés ne se sont-ils pas déclarés à 86%<br />

« scandalisés » ou « mécontents » de « la violence des émeutiers » ?<br />

Eh bien non ! La question posée ne mentionne ni les émeutiers ni même le mot « violence ». Telle qu’elle est<br />

reproduite en page 3 du Parisien, elle demande aux sondés de se prononcer sur<br />

249


« ce qui se passe actuellement dans les banlieues » !<br />

Tout le monde sait ce qui se passe actuellement dans les banlieues, dira-t-on. Rien n’est moins sûr. La valeur<br />

d’un sondage est en tout cas sujette à caution lorsque ledit sondage ne circonscrit pas de manière précise<br />

l’objet sur lequel il interroge les gens. En l’occurrence, nous avons affaire à un véritable fourre-tout : « ce qui<br />

se passe actuellement dans les banlieues » englobe une multitude d’éléments divers : la somme de toutes les<br />

informations concernant la banlieue qu’un téléspectateur moyen a pu recevoir et mémoriser ces derniers<br />

jours. C’est-à-dire à la fois :<br />

une intervention policière douteuse, qui a provoqué la mort accidentelle de deux adolescents<br />

une répression policière outrancière, faite de contrôles d’identités répétés et de violences illégitimes, parmi<br />

lesquelles l’envoi de gaz lacrymogènes dans un lieu de culte<br />

des propos insultants tenus à plusieurs reprises par le ministre de l’Intérieur<br />

des voitures brûlées<br />

des bus, des écoles, des commerces brûlés ou dégradés<br />

des affrontements avec les forces de l’ordre<br />

une répression et des arrestations arbitraires<br />

un contexte plus général dénoncé par nombre d’acteurs de terrain : chômage de masse, précarité,<br />

discriminations racistes, humiliations policières...<br />

etc.<br />

Un sondage un tant soit peu rigoureux aurait consisté à demander aux sondés de se prononcer sur chacun des<br />

ces points. Telle qu’elle est au contraire posée, la question du Parisien est faite pour recueillir un maximum<br />

de « scandalisés » et de « mécontents », sans se soucier de l’objet précis des divers mécontentements. Tant et<br />

si bien que le banlieusard discriminé à l’embauche, la victime de violence policière, le musulman écoeuré<br />

par l’attaque d’une mosquée ou n’importe quel sondé scandalisé par la mort de deux adolescents sont<br />

poussés à donner la même réponse (« scandalisé » ou « mécontent ») que le propriétaire d’une voiture brûlée,<br />

le professeur ou l’élève choqué par la destruction d’une école et le « petit blanc » ouvertement raciste qui<br />

craint « l’islamisation de la France ». Leur unique dénominateur commun (le mécontentement) ne dit<br />

évidemment rien de précis, et ne permet de constituer aucun ensemble cohérent, dès lors que les motifs de<br />

mécontentement ne sont pas formulés clairement, ni dans les réponses proposées, ni même dans le préambule<br />

de la question.<br />

Notons enfin la curieuse formulation de la couverture. La formulation la plus simple, la plus logique,<br />

permettant clairement de comprendre que le chiffre de 86% est la somme des « mécontents » et des<br />

« scandalisés », aurait été :<br />

« 86% scandalisés ou mécontents des violences »<br />

Ou bien, dans l’autre sens :<br />

« 86% mécontents ou scandalisés par les violences »<br />

Le Parisien a préféré une formule plus alambiquée :<br />

« 86% scandalisés par les violences ou mécontents ».<br />

L’effet est implacable : de manière subliminale, une idée totalement fausse s’imprime dans l’esprit du lecteur<br />

pressé : 86% de scandalisés !<br />

Enfin, si nous comparons d’un côté la couverture et le gros titre « Massivement, les Français disent oui à la<br />

fermeté », et de l’autre le tableau récapitulatif de l’ensemble des résultats de l’enquête, un autre point saute<br />

aux yeux : trois résultats font la Une du quotidien, alors que quatre questions ont été posées. Et le plus<br />

étrange est que le résultat qui a été écarté de la Une est pourtant le plus spectaculaire, celui qui manifeste la<br />

plus forte approbation des sondés :<br />

89% d’approbation au rétablissement du financement des associations travaillant en banlieue sur l’aide au<br />

logement et l’aide scolaire.<br />

Ainsi donc, trois résultats « droitiers », ou en tout cas interprétables de manière droitière, sont mis en avant,<br />

tandis qu’un quatrième, manifestant de manière plus forte encore une adhésion à un traitement social des<br />

problèmes, est relégué dans un coin de tableau.<br />

4. Qui choisit les questions ?<br />

250


Les multiples petites fourberies que nous venons de relever dans la formulation des questions posées ne sont<br />

rien, nous l’avons déjà dit, à côté du choix, autrement plus décisif, d’un échantillon de population<br />

massivement éloigné de « ce qui se passe en banlieue ». Ces fourberies sont également minuscules si on les<br />

rapporte au dernier point : le choix des questions elles mêmes, et l’effet de censure qu’il implique.<br />

En effet, comme l’a bien montré Patrick Champagne [1], le principal biais, celui qui produit les écarts les<br />

plus considérables entre les sondages qui font la Une des journaux et la réalité de « ce que pensent les gens »,<br />

ne réside pas dans la manière dont une question est formulée, mais dans la manière dont cette question est<br />

imposée comme question « à se poser », au détriment d’autres questions. Pour le dire plus simplement, en<br />

revenant à la Une du Parisien, la manipulation et l’alignement servile sur la politique gouvernementale<br />

résident moins dans les quatre questions posées (de manière certes biaisée et partisane) ou dans la mise en<br />

scène et dans l’interprétation (tout aussi partisanes) des réponses que dans la multitude des questions qui<br />

n’ont pas été posées et qui auraient pu l’être. Une multitude de questions que se posent une multitude<br />

d’acteurs sociaux. Une multitude de questions que ces acteurs sociaux aimeraient poser aux pouvoirs publics.<br />

Une multitude de questions que posent à leurs manières les émeutiers, et qu’on verbalisée de manière très<br />

claire les quelques garçons, filles, pères, mères, éducateurs, travailleurs sociaux et responsables associatifs<br />

qui ont profité de la brèche pour accéder à quelques secondes voire quelques minutes d’antenne. Des<br />

questions très éloignées des quatre questions du Parisien. Par exemple celles-ci :<br />

« Pensez-vous que les jeunes émeutiers sont les seuls responsables de la situation ? »<br />

« Pensez vous que le gouvernement actuel a une responsabilité dans les affrontements et les dégradations<br />

qui frappent actuellement certaines banlieues ? »<br />

« Approuvez vous les déclarations de Nicolas Sarkozy sur “la racaille” et le “nettoyage” au “carcher” des<br />

cités populaires ? »<br />

« Pensez vous que ces déclarations ont joué un rôle déclencheur dans la rage des émeutiers ? »<br />

« Jugez vous acceptable ou pas, grave ou pas, le jet par la police de gaz lacrymogènes dans une mosquée ? »<br />

« Pensez vous que ces actes, et l’absence d’excuses du ministre de l’Intérieur, sont pour quelque chose dans<br />

la dégradation de la situation ? »<br />

« Pensez vous que la démission de Nicolas Sarkozy calmerait la situation ? »<br />

« Pensez vous que Nicolas Sarkozy doit présenter ses excuses, démissionner, ni l’un ni l’autre ? »<br />

« Croyez vous Dominique de Villepin lorsqu’il déclare que les émeutiers sont “une criminalité organisée qui<br />

ne recule devant aucun moyen” ? »<br />

« Selon vous, Dominique de Villepin lui même croit-il cela quand il le dit ? »<br />

« Pour chacun de ces points de vue exprimés par des hommes politiques, dites s’ils vous paraissent très<br />

pertinents, plutôt pertinents, pas très pertinents ou pas du tout pertinents :<br />

les émeutiers sont essentiellement des “caïds” qui protègent leurs trafics<br />

les émeutiers sont des intégristes musulmans organisés dont le projet est de renverser la république<br />

les émeutiers sont avant tout des jeunes révoltés par leur situation sociale, et qui choisissent la violence<br />

par désespoir »<br />

« Pour chacun des actes suivants, dites si vous le jugez injustifiable quelle que soit la détresse des émeutiers,<br />

condamnable mais compréhensible vu l’état de détresse des émeutiers, légitime vu l’état de détresse des<br />

émeutiers, ou nécessaire parce qu’il n’y a que comme cela qu’on est entendu :<br />

“caillasser” des cars de policiers<br />

brûler des voitures de police<br />

dégrader des équipements (poubelles, abribus) ou des biens (voitures) dans des quartiers riches<br />

dégrader des équipements ou des biens dans son propre quartier<br />

dégrader des services publics (bus, écoles, gymnases) dans son propre quartier<br />

mettre en danger la vie d’autrui en incendiant des véhicules ou des bâtiments occupés »<br />

« Pour chacune des mesures annoncées par Dominique de Villepin ou Nicolas Sarkozy (couvre-feu,<br />

sanctions immédiates et exemplaires pour les émeutiers interpellés, expulsion sans jugement des étrangers<br />

interpellés, apprentissage à 14 ans, rétablissement de subventions aux associations), dites si vous le jugez<br />

appropriées ou pas à la situation actuelle dans les banlieues »<br />

« Pour chacune de ces mesures, dites si elles vous paraissent de nature à rétablir le calme et le dialogue<br />

dans les banlieues »<br />

« Pour chacune de ces mesures, dites si elles vous paraissent de nature à résoudre à long terme la crise<br />

sociale que traduisent ces émeutes »<br />

« Selon vous, quelles sont, parmi les mesures suivantes, celles qui sont les plus urgentes pour résoudre<br />

vraiment cette crise :<br />

251


plus de présence policière et une répression plus sévère<br />

moins d’abus de la part des policiers (contrôles à répétition, propos injurieux, excès de violence dans les<br />

interpellations)<br />

plus de moyens pour les services sociaux<br />

un grand plan de lutte contre le chômage et la précarité<br />

une grand plan de lutte contre les discriminations<br />

plus de moyens pour les écoles<br />

autres »<br />

Etc.<br />

Si ce type de questions étaient posées, a fortiori à un échantillon ciblé, composé uniquement d’habitants de<br />

« banlieues à émeutes », la réprobation demeurerait sans doute élevée à l’égard des violences commises par<br />

les émeutiers, ou du moins à l’égard d’une grande partie d’entre elles, mais une certaine compréhension<br />

s’exprimerait aussi, et surtout une hostilité au moins aussi forte se ferait aussi entendre à l’égard de Nicolas<br />

Sarkozy, de Dominique de Villepin, et plus largement à l’égard d’une classe politique considérée comme<br />

responsable de la situation déplorable de ces « banlieues ». C’est tout cela qui manque dans la « radiographie<br />

de l’opinion » que prétend apporter Le Parisien. C’est avant tout par omission que cette Une est mensongère.<br />

Ces questions « oubliées » ne sont pas des question neutres, dira-t-on ; certes, mais elles ne sont pas moins<br />

neutres que le questionnement du Parisien, étroitement sécuritaire et extrêmement complaisant pour le<br />

pouvoir en place. Tout le monde ne se les pose pas en ces termes ; certes, mais certains se les posent en ces<br />

termes - et ils sont sans doute plus nombreux que ceux qui se contentent de l’approche purement sécuritaire<br />

du Parisien. La principale carence de ces questions « oubliées » est ailleurs, ce n’est ni leur manque de<br />

« neutralité » ou d’ « objectivité », ni leur manque d’assise populaire : c’est le fait que ceux qui se les posent<br />

n’ont pas les moyens financiers de rémunérer un institut de sondages, et de transformer ainsi leurs<br />

préoccupations et leurs demandes en « questions du moment », que sont censés se poser « les Français » dans<br />

leur ensemble.<br />

Ces « sondés » pas assez riches pour être sondeurs forment en revanche une bonne partie du lectorat du<br />

Parisien...<br />

Collectif Les mots sont importants, 13 novembre <strong>2005</strong><br />

[1] Cf. P. Champagne, Faire l’opinion, Editions de Minuit<br />

252


« Légalité républicaine »<br />

Quelle légalité ? Quelle République ?<br />

Gérard Régnier, AC !, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

Qui sème la misère<br />

récolte la colère ...<br />

Non, les "jeunes" des banlieues ne sont pas devenus méchants. Bien au contraire, cela fait longtemps qu'ils<br />

sont trop calmes face à un acharnement policier qui n'a jamais hésité à employer toute la force brutale pour<br />

étrangler et maintenir dans l'ordre social des centaines de milliers de pauvres pour qui plus rien n'est<br />

possible. Ce n'est pas une accumulation sociologique hasardeuse qui a mené à l'élaboration et à l'application<br />

de textes de lois relatifs à la gestion des travailleurs, des chômeurs et des précaires. Dans les années 60, l'Etat<br />

faisait construire des cités béton proches des sites industriels pour "loger" les ouvriers souvent immigrés dont<br />

ils avaient besoin. Au début des années 80, délocalisations, informatisation, etc. obligent, il n'y avait plus de<br />

travail pour les habitants de ces cités qu'il fallait du coup gérer : c'était le début d'une politique de la ville<br />

réfléchie et appliquée au travers des Contrats Locaux de Sécurité. Ces contrats encadrent depuis vingt-cinq<br />

ans les conditions de "vie" dans les quartiers populaires. Leurs objectifs : étendre toujours plus le contrôle,<br />

non seulement en multipliant la présence des forces de l'ordre sur le "terrain" mais en transformant<br />

progressivement le plus grand nombre posible en "citoyen", c'est à dire en délateur et relais local de la police.<br />

La police en uniforme à qui l'état a donné de plus en plus de pouvoir et de moyens pour excercer son autorité<br />

: contrôles au faciès permanents, perquisitions à tout-va, garde à vue pour un oui ou pour un non,<br />

comparutions en justice pour outrage et rebelion... et rares sont les quartiers qui n'ont pas à déplorer un des<br />

leurs tué par la police.<br />

Le travail de police assuré par des associations de quartiers qui, pour recevoir quelques subventions, doivent<br />

travailler main dans la main avec les maires, les commissaires et assurer une surveillance de proximité pour<br />

maintenir l'ordre en dénonçant tous les comportements jugés incontrôlés ou dangereux pour le pouvoir en<br />

place.<br />

Le travail de police de l'institution scolaire à qui il est demandé de signaler tout écart de conduite aux<br />

pouvoirs publics ; une des fonctions de l'école est de détecter et de ficher ce qu'ils appellent les "signes d'une<br />

délinquance juvénile", ce qui contribue en fait à renvoyer les plus démunis dans des classes relais, des<br />

centres éducatifs fermés, des prisons pour mineur grâce à l'abaissement de l'âge pénal à treize ans. Des<br />

parents d'élèves sans-papiers sont même interpellés à la porte des écoles...<br />

Le travail de police des éducateurs de rue, des médiateurs qui sont sommés de donner les noms des familles<br />

en difficulté à la mairie, les désignant comme étant de fauteurs potentiels de trouble avec la menace pour les<br />

familles de suppression des allocations familiales, accréditant l'idée que c'est une poignée de "voyous" qui<br />

seraient responsables de tous les maux.<br />

Le travail de police des sociétés de transports en commun qui pratiquent des prix exorbitants, qui inondent<br />

leurs réseaux de vigiles et de contrôleurs et qui invitent leurs conducteurs à assurer la surveillance de la<br />

fraude qui est passible d'incarcération.<br />

Le travail de police de colocataires qui signalent au force de l'ordre la présence "illégale" et pénalement<br />

répréhensible de personnes dans les halls d'immeuble et qui pratiquent légalement la dénonciation anonyme.<br />

Le travail de police des commerçants, des vigiles, des maîtres-chiens...<br />

Après quinze jours d'émeute, "l'opinion" admet "que c'est dur de vivre dans les banlieues, mais que c'est pas<br />

en brûlant tout que cela va s'arranger et que ces jeunes sont des voyous qui se livrent à une compétition dans<br />

la destruction aveugle, et qu'ils sont forcément manipulés par des mafias ou des intégristes".<br />

253


Et pourtant, les mouvements sociaux d'envergure, celui des sidérurgistes, des enseignants en 2003, des<br />

postiers, des lycéens en <strong>2005</strong>, des traminots de Marseille, semblent impuissants face à la détermination de<br />

l'état qui continue de faire voter ses lois sur les privatisations, la décentralisation, les retraites, la réforme du<br />

code du travail, de l'éducation nationale, le durcissement du code pénal, les lois sur la prévention de la<br />

délinquance, le renforcement des lois anti-immigrés... Même deux millions de manifestants en 1995 se sont<br />

heurtés à un autisme imperturbable.<br />

Alors que ceux qui ont la bonne méthode la donnent. Et en attendant, il est plus sage de ne pas donner de<br />

leçons à ceux qui expriment leur colère et de ne pas se transformer en criminologues, en militants experts, en<br />

sociologues en quête d'un terrain de lutte à vampiriser, ou en moraliste de gauche appellant une fois de plus<br />

l'état au secours pour rétablir l'ordre républicain. Qu'est-ce que ce "devoir républicain" pour des enfants de<br />

parents immigrés qui n'obtiendront la nationalité française qu'en échange d'une bonne conduite au risque de<br />

se faire expulser du territoire à leur majorité? Qu'est-ce que ce "devoir républicain" pour des jeunes qui<br />

naviguent entre petits boulot de merde payés des miettes et allocations sociales ou RMA ?<br />

Et puis, on peut remarquer que dans toute cette destruction on retrouve des cibles privilégiées : des locaux<br />

d'entreprises installées dans les zones franches, exonérées d'impôts en échange de création d'emplois dans les<br />

quartiers mais qui préfèrent embaucher ailleurs, une trésorerie principale, des commissariats, une ANPE, des<br />

écoles, des bus qui sont perçus comme des symboles de l'état, un laboratoire pharmaceutique, des dépôts de<br />

voitures appartenant à France Télécom, à l'EDF et à la police,des concessionnaires automobiles. Pas de<br />

pillages systématiques, pas d'accumulation de marchandises, mais la destruction.<br />

Ah! mais ils brûlent aussi les voitures des voisins, de ceux qui galèrent pour survivre... Primo, il n'y a jamais<br />

eu dans l'histoire de révoltes et de révolutions qui n'aient pas été génératrices de désordres et c'est dans le<br />

développement de l'émeute que se réfléchissent et se précisent les objectifs. Deuxio, c'est presque indécent<br />

de pleurer sur de la ferraille quand ça fait des années que la misère est orchestrée par les plus nantis qui ne se<br />

soucient guère de la vie des enfants des quartiers populaires. Tertio, c'est toujours la même rengaine du bouc<br />

émissaire et de la victime : il faut un responsable pour cacher sa propre misère, c'est forcément le plus<br />

pauvre. Ceux dont les voitures crament qui appellent à la responsabilité citoyenne se trompent de<br />

"tortionnaires".<br />

Le plus grand risque est que ce feu de vie ne dure qu'un instant, qu'il ne se propage pas et qu'il se fasse le lit<br />

d'un nouveau durcissement du contrôle social sur chacun de nous et particulièrement sur les mineurs<br />

cordialement invités dans les prisons en construction. Les policiers interpellent à la pelle, les tribunaux<br />

condamnent sans vergogne et le pouvoir décrète l'état d'urgence... Mesures d'une véritable guerre sociale. Ne<br />

laissons pas les émeutiers seuls face à la répression, ne laissons pas se développer la chasse aux étrangers,<br />

soyons présents dans les tribunaux, refusons concrètement le couvre-feu, occupons les rues, exigeons<br />

l'amnistie pour tous les émeutiers d'hier et de demain.<br />

Gérard Régnier, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

254


Banlieues<br />

Bernard Defrance, Tribune de Genève, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

« Depuis ce jour-là, je sais que j’ai en moi la capacité de tuer. De tuer vraiment. Si, à ce moment j’avais pu<br />

le faire, je l’aurais fait. » Ce n’est pas un « sauvageon » encagoulé, « racaille » ou voyou incendiaire<br />

quelconque qui parle ce 7 novembre dernier dans mon cours de philo, c’est un des meilleurs élèves d’une de<br />

mes deux terminales ES, au lycée Maurice Utrillo, à Stains, Seine-Saint-Denis. Il vient de nous raconter, tout<br />

simplement, pas un mot plus haut que l’autre, comment l’été dernier, à l’occasion d’un prétendu contrôle de<br />

police, dans sa cité, il s’est retrouvé déshabillé de force sur la voie publique, humilié, en caleçon, un policier<br />

lui tâtant complaisamment les parties en ricanant : « T’aimes ça, hein, petite pédale, qu’on te les tripote,<br />

hein, allez vas-y, là, chiale un coup devant tes potes, allez ! » David a effectivement pleuré. On soupçonnait<br />

des trafics dans le quartier… Aucune suite à cette vérification d’identité. Son médecin lui a prescrit des<br />

calmants. Il ne sait rien ou presque de ce qui se passe en ce novembre brûlant : « Ben non je regarde pas la<br />

télé parce que sinon je sais que je pourrais pas dormir de la nuit… et je risquerais de m’y mettre moi<br />

aussi. » Il tient à avoir son bac.<br />

Bilal s’énerve : c’est la troisième fois dans la même journée que la prof exige, dans le brouhaha général du<br />

cours, qu’il change de place. Excédé, il sort de la classe en tapant sur une table violemment et en claquant la<br />

porte. Conseil de discipline : violences et menaces envers un professeur, exclusion définitive. Je le défends<br />

plus tard devant la commission rectorale : le recteur ramène la punition à un mois d’exclusion avec sursis.<br />

Bilal pourrait revenir au lycée : il a cependant de lui-même demandé à terminer son année scolaire dans un<br />

autre établissement ; mais le mois et demi de cours en moins se fait sentir, il n’obtiendra son bac que l’année<br />

suivante après redoublement.<br />

Hoang voudrait bien enfin pouvoir s’installer avec sa copine : il regarde, désespéré, le prix de location des<br />

moindres studios aux vitrines des agences. Ce sera pour quand il sera enfin sorti de la galère des stages,<br />

intérims et autres CDD, en attendant il faut s’inscruster ches les parents : il a bientôt 26 ans, humilié devant<br />

son père.<br />

17 septembre dernier, coup de téléphone, un de mes anciens élèves d’il y a cinq ans : « Vous connaissez pas<br />

un bon avocat ? — Euh… si, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui t’arrives ? — Ben on m’a dit qu’il fallait que je<br />

fasse un recours… — Un recours ! et contre quoi ? » Il raconte : une société de bagagistes l’a embauché<br />

pour travailler sur la plateforme de Roissy. Il faut un agrément préfectoral. Refusé. Motif ? S’est rendu<br />

coupable en 1995 d’une « intrusion » dans un établissement scolaire : il avait quatorze ans, accompagnait un<br />

copain qui avait dans ce collège une démarche administrative à accomplir. Que s’est-il passé ? Embrouille<br />

quelconque sans doute, les policiers appelés les cueillent à la sortie, et — ceux-là connaissent leur métier —<br />

les relâchent moins d’une heure après. Mais ils sont fichés. Dix ans plus tard, Omar se voit refuser<br />

l’agrément pour travailler à Roissy… Il espère en un recours devant le tribunal administratif.<br />

Je ne sais pas très bien que penser des feux qui illuminent nos banlieues depuis quelques temps. Certes, je<br />

sais tout de même que ce n’est pas en brûlant voitures, bus, écoles ou entrepôts, en tirant sur des policiers, ni<br />

même en virant un ministre, qu’on résoudra la question du logement, de l’échec scolaire, du chômage, des<br />

discriminations, du prix du terrain, de la fiscalité locale, des ghettos urbains, de l’exclusion, du délitement de<br />

la vie associative, du racisme, des violences policières, de la drogue, des milices en formation dans les<br />

quartiers, du communautarisme, de la corruption des élites, etc., etc.. Combien coûte l’heure d’hélicoptère ?<br />

Combien en subventions aux associations de quartiers cela pourrait représenter ?<br />

Et mes élèves et moi, nous savons donc aussi, si les mots ont un sens, où sont les vraies « racailles » et qui<br />

sont les premiers incendiaires.<br />

Bernard Defrance, professeur. www.bernard-defrance.net<br />

255


‘Brucio tutto, quindi esisto’. La voce delle banlieue<br />

Annamaria Rivera,, Liberazione, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

«Non siamo feccia ma esseri umani. Esistiamo. La prova? Le auto bruciano». Così, con una frase epigrafica,<br />

un sauvageon intervistato da “Le Monde” ha riassunto il senso della rivolta dei ghetti che infiamma<br />

l’autunno francese. La tendenza a vedere l’ombra degli imam dietro ogni rivendicazione delle banlieues,<br />

l’accusa di comunitarismo che da anni è rivolta ossessivamente a qualunque minoranza esiga riconoscimento<br />

e rispetto, ma soprattutto alla racaille (la feccia, secondo Sarkozy) dei quartieri detti sensibili, si rivelano<br />

oggi per ciò che sono: paura che i discendenti dei colonizzati, cittadini francesi de jure ma trattati de facto al<br />

pari degli indigeni delle colonie, decidano di esistere come esseri umani, rompendo il muro della<br />

segregazione e rendendosi visibili nello spazio pubblico. Oggi lo fanno, certo, nella maniera più scomposta<br />

possibile, affidando agli atti di vandalismo la funzione di dire ciò che per ora forse non si può dire altrimenti:<br />

per troppo tempo la parola è stata loro confiscata. In modo “irresponsabile”, secondo la maggior parte degli<br />

osservatori e dei politici, di destra e di sinistra, occupano lo spazio mediatico e dunque politico: finora<br />

inaccessibile, estraneo, interdetto. Nel tempo in cui i media fanno e disfanno la realtà, essi, conquistandone la<br />

scena, fanno vacillare un ministro che alcuni già vedevano presidente della repubblica. I sauvageons, i<br />

selvaggi evocati da Chevenement nel ’98, quando era ministro dell’interno, i “piccoli terroristi di quartiere”<br />

che Sarkozy voleva domare con gli strumenti dell’antiterrorismo, i voyous (i teppisti) dai quali sanificare i<br />

quartieri popolari con acidi corrosivi, come osa ripetere lo stesso ministro, costringono la politica ad<br />

occuparsi di loro: una politica finora lontana come la luna dalle spettrali cités, gestite per lo più come le<br />

vecchie colonie.<br />

Certo, le risposte finora non sono rassicuranti: sfrondando le promesse dalle fumosità e dalle vaghezze, ciò<br />

che rimane sono il coprifuoco, il fermo indiscriminato di centinaia di bambini, adolescenti, ragazzi sospettati<br />

di aver partecipato alla rivolta, l’idea d’espellere gli stranieri condannati per le violenze urbane, anche quelli<br />

con permessi di soggiorno di lunga durata, la proposta di abbassare l’obbligo scolastico a 14 anni e rendere<br />

possibile l’avviamento al lavoro della fascia dai 14 ai 16: in modo subdolo e paternalistico, la grande<br />

questione sociale che la rivolta ha denunciato è tradotta nella condanna definitiva dei giovani delle 752 “zone<br />

urbane sensibili” al loro destino di reietti.<br />

Per analizzare il meno banalmente possibile le radici e il senso della rivolta dei ghetti francesi, del tutto vana<br />

è l’antinomia fra “economicismo” e “culturalismo” che qualche commentatore dotto ha avanzato<br />

polemicamente. La condizione nelle cités non potrebbe essere più esemplare a mostrare il perverso circolo<br />

vizioso che lega questione economico-sociale, razzismo coloniale, “modello d’integrazione”, risposta<br />

identitaria, etnicizzazione del conflitto. Al punto che, se c’è una categoria che può restituire il senso della<br />

condizione degli “indigeni della repubblica” è quella di casta, riproposta di recente dalla sociologa<br />

femminista Christine Delphy, che la intreccia con quelle di classe e di genere; e accolta da chi scrive in un<br />

libro appena uscito (La guerra dei simboli. Veli postcoloniale e retoriche sull’identità, Dedalo). In effetti, per<br />

gran parte dei figli e nipoti dell’immigrazione coloniale non v’è possibilità né speranza di mobilità sociale:<br />

essi sembrano condannati ad ereditare lo status dei loro genitori o nonni, o addirittura ad essere ulteriormente<br />

declassati. Il fatto stesso che questi cittadini/e francesi siano detti immigrati/e di seconda o di terza<br />

generazione è indizio di come il razzismo coloniale trasformi uno status, che per definizione dovrebbe essere<br />

situazionale e transitorio, in una caratteristica quasi-biologica ed ereditaria. Intervistato da Libération, un<br />

giovane banliuesard ha icasticamente dichiarato: “Ci parlano d’integrazione, ma noi siamo francesi, non<br />

abbiamo bisogno d’essere integrati. Abbiamo bisogno d’essere inseriti socialmente”. Ma quale inserimento<br />

sociale è possibile quando, come ha rilevato un’inchiesta, chi abbia un cognome che suona arabo o africano<br />

ha 6 volte in meno la possibilità d’essere convocato per un colloquio di lavoro, rispetto a un suo coetaneo<br />

franco-francese?<br />

Se una tale condizione di discriminazione, emarginazione e segregazione è dai più considerata come naturale<br />

è anche perché all’immaginario collettivo francese non sono estranei un’ideologia o almeno un inconscio di<br />

tipo coloniale, spesso mascherati dal retorico richiamo alla vocazione universalista della patria dei diritti<br />

dell’uomo. L’ombra del razzismo coloniale, del resto, s’allunga sulla stessa “gestione” della rivolta di questi<br />

giorni: lo stato d’emergenza e il coprifuoco sono stati proclamati invocando una legge del 1955 risalente alla<br />

guerra d’Algeria.<br />

256


La rivolta dei ghetti francesi mostra che il re è nudo: contribuisce a palesare che la retorica universalista è<br />

oggi una delle maschere del dominio. Il modello detto d’integrazione repubblicana, fondato sul<br />

riconoscimento dei diritti individuali universali, palesa tutte le sue crepe al pari del modello multiculturalista<br />

all’anglosassone. Il fuoco appiccato nelle cités consuma l’illusione dell’assimilazione senza inserimento<br />

sociale. Ed esalta un paradosso, nel modo più derisorio possibile: due modelli d’integrazione che si vogliono<br />

opposti producono effetti sociali comparabili e la medesima forma di rivolte urbane. Le istituzioni e la<br />

cultura mainstream francesi hanno sempre apertamente disprezzato il modello statunitense come produttore<br />

di ghetti, continuamente evocando e stigmatizzando il fantasma del “comunitarismo”. Ebbene, per decifrare<br />

il senso della rivolta delle banlieues, la comparazione più opportuna è quella con le rivolte dei ghetti neri<br />

statunitensi. Con una differenza, rilevata da Furio Colombo in un lucido editoriale: in occasione<br />

dell’incendio di Watts (1964), di Washington (1968) fino a quello di Los Angeles (1992), a nessun politico o<br />

giornalista venne in mente d’insultare i rivoltosi.<br />

Chi ha deriso Prodi per le sue parole lungimiranti dovrebbe fermarsi a riflettere. Un modello di welfare state<br />

come quello francese, tanto più solido e universale che in altri paesi europei (per non parlare dell’Italia!), si<br />

frantuma sotto i colpi della globalizzazione neoliberista ma anche dei ciechi automatismi della<br />

discriminazione e del razzismo coloniali, tanto da produrre ghetti e rivolte urbane. Là dove le politiche di<br />

protezione sociale sono più deboli o inesistenti, dove le sacche d’emarginazione e d’esclusione –d’immigrati<br />

e autoctoni- sono da periferie del Terzo mondo, dove il disprezzo e il pubblico insulto contro gli estranei al<br />

modello whasp all’italiana sono pratica istituzionale, perché ci si dovrebbe sentire preservati dal rischio delle<br />

rivolte urbane?<br />

Ben più lungimirante, il Consiglio d’Europa, in un lungo rapporto del 2004 sulla violenza nelle società<br />

democratiche, metteva in guardia dal rischio della disintegrazione sociale: un numero crescente di persone,<br />

scriveva, è intrappolato una specie di no man’s land sociale, che rischia di divenire ghetto. L’esclusione,<br />

soggiungeva, non è il risultato di incapacità individuali o di inadattamento sociale, ma di un processo di<br />

allontanamento di una parte della popolazione dalla sfera produttiva. Che almeno si cominci a prestarle<br />

ascolto, riconoscimento e rispetto.<br />

257


Quels débouchés à la révolte ?<br />

Gérard Mauger, sociologue, membre du Conseil scientifique d'Attac,<br />

L'Humanité, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

http://www.humanite.fr/journal/<strong>2005</strong>-11-12/<strong>2005</strong>-11-12-817711<br />

Entretien. Pour le sociologue Gérard Mauger, le désespoir n'est pas inéluctable. Tout est affaire de<br />

mobilisation politique.<br />

Gérard Mauger est directeur de recherche au CNRS, directeur adjoint du Centre de sociologie européenne<br />

(CSE). Ses recherches ont porté sur la jeunesse, la déviance, les pratiques culturelles et les intellectuels (1).<br />

Si l'on écoute les représentants du pouvoir politique, les émeutes des banlieues auraient pour origine<br />

l'efficacité ( !) de la politique de sécurité du gouvernement. Elles manifesteraient en quelque sorte le<br />

rejet de la « tolérance zéro » par ceux qu'elle vise : ça vous paraît crédible ?<br />

Gérard Mauger. J'ai peine à croire que le gouvernement se préoccupe vraiment de maintien de l'ordre public.<br />

Il y a malheureusement tout lieu de penser que la décision d'appliquer le couvre-feu « partout où c'est<br />

nécessaire » correspond à un souci à courte vue : la conviction que les rodomontades autoritaires sont<br />

électoralement payantes invite à ne pas se laisser déborder sur sa droite par Le Pen, Villiers et Sarkozy. Cette<br />

logique du « défi viril » fait écho à celle des « émeutiers » et il y a quelque chose de pathétique dans cet<br />

emballement incontrôlé d'un État pénal qui apparaît comme le symétrique inversé de ce qu'il prétend<br />

combattre : les insultes du ministre de l'Intérieur préludent aux menaces du premier ministre avant « le<br />

passage à l'acte »... Insultes, menaces, baston : c'est exactement la logique agonistique du monde des bandes.<br />

Comment expliquer que la colère face aux insultes et à la stigmatisation de la banlieue s'exprime par<br />

des actes qui en ternissent l'image ?<br />

Gérard Mauger. Il me semble que depuis une trentaine d'années le mécanisme de déclenchement des émeutes<br />

est à peu près toujours le même. La mort d'un jeune du quartier, perçue - à tort ou à raison - comme la<br />

conséquence d'une « bavure » policière, met le feu aux poudres : ceux qui, à divers titres, se sentent<br />

solidaires de la victime attendent les regrets des responsables et la punition des coupables. Dans la « logique<br />

de l'honneur » qui est celle du monde des bandes, l'absence de regrets ou, pire, les insultes suscitent la colère<br />

et appellent les représailles contre la police perçue comme une bande adverse. Si, de ce point de vue, on peut<br />

comprendre les affrontements avec la police ou les attaques de postes de police, en revanche les incendies de<br />

poubelles ou de voitures (qui sont souvent celles de leurs parents ou de leurs voisins), d'écoles, de stades, de<br />

centres sociaux (les leurs) apparaissent évidemment absurdes. On ne peut qu'y voir une sorte de nihilisme du<br />

désespoir, une forme de « rage » destructrice et autodestructrice qui prend à contre-pied la sociologie<br />

spontanée. Ces pratiques me semblent obéir à une logique du défi, de l'exploit guerrier, susceptible de<br />

conduire ceux qui l'ont intériorisée à faire un peu n'importe quoi (souvent contre eux-mêmes). Il faut alors se<br />

demander comment des jeunes - parfois très jeunes - peuvent être conduits à intérioriser ces dispositions<br />

guerrières. Schématiquement, on peut dire que l'enchaînement qui conduit de la déréliction familiale à la<br />

disqualification scolaire pour aboutir à une disqualification professionnelle inéluctable (qui oblitère les<br />

aspirations les plus modestes) conduit à chercher refuge dans « le monde des bandes » et « la culture de la<br />

rue » qui valorisent la « force physique - force de combat » et les valeurs de virilité.<br />

Entre les jeunes qui occupent la rue et ceux qui tentent de s'intégrer dans le système social, notamment<br />

les filles, la rupture est-elle consommée ?<br />

Gérard Mauger. On aurait bien tort de mettre tous ces jeunes dans le même sac ou, plus précisément, de<br />

mandater une partie d'entre eux pour représenter le tout (les dealers pour les uns, les « promotions ZEP » de<br />

Sciences-Po pour les autres). Il faut rappeler que le monde des jeunes des cités n'est pas homogène : dans les<br />

clivages observés entre garçons et filles, salariés et chômeurs, délinquants et conformes, religieux et<br />

agnostiques, français d'origine et enfants d'immigrés, etc. Les classements déterminants sont sans doute ceux<br />

qu'opère le système scolaire. Mais si cet univers est divisé, il peut également se découvrir solidaire. Si tous<br />

ces jeunes n'ont pas le même avenir de classe, ils partagent, en effet, des origines populaires : familiales<br />

258


(l'inégale réussite scolaire traverse souvent les fratries et a fortiori les familles élargies), scolaires (ils ont<br />

fréquenté la même école, le même collège, etc.) et spatiales (ils ont vécu dans la même cité). Par ailleurs,<br />

parce que la ségrégation sociale est aussi spatiale, ces « cités dont on parle » ont peu à peu regroupé les<br />

familles populaires paupérisées qui sont aussi pour la plupart des familles immigrées. Quels que soient les<br />

écarts de condition et d'avenir qui séparent les jeunes des cités, ils sont les victimes indifférenciées de cette<br />

ségrégation sociale et spatiale, des contrôles d'identité au faciès, de la discrimination (à l'embauche, au<br />

logement, etc.) et du racisme ordinaire. La stigmatisation, l'insulte, le racisme ne peuvent que restaurer une<br />

solidarité pourtant mise à mal pour de multiples raisons.<br />

Malgré le contenu de classe de cette révolte, son débouché politique pose problème. Le fossé social se<br />

creuse. Craignez-vous l'accélération de l'« ethnicisation » ou de la communautarisation des rapports<br />

sociaux ?<br />

Gérard Mauger. Les classes populaires précarisées, pour la plupart immigrées, ont été, il faut bien le dire,<br />

abandonnées durant un certain temps par la gauche : c'est une des raisons qui permet de comprendre, en dépit<br />

de certains efforts locaux, les formes aberrantes d'une révolte « proto-politique » plus que politique, plus<br />

proche d'une action de « classes dangereuses » que d'une action de « classes laborieuses ». La conversion<br />

politique suppose un travail militant de longue haleine. Un travail politique diamétralement opposé en tout<br />

cas à la course-poursuite qui a conduit progressivement la gauche de gouvernement à s'aligner sur la droite<br />

dans une surenchère répressive où Le Pen est toujours le gagnant : il en est maintenant à appeler l'armée, qui<br />

dit mieux ? L'ethnicisation ou la communautarisation des rapports sociaux sont en effet possibles pour deux<br />

raisons : la première tient à un processus de ségrégation sociale et spatiale, redoublé par le racisme ambiant,<br />

qui produit de facto un « groupe séparé », ethnique ou communautaire, si l'on veut. La seconde tient à la<br />

déréliction politique que j'évoquais à l'instant (liée pour partie au sauve-qui-peut des « établis » qui<br />

abandonnent à leur sort les « marginaux ») : pour ceux qui sont scolairement, professionnellement,<br />

politiquement disqualifiés, la religion des imams peut apparaître comme l'ultime ressource symbolique<br />

disponible. Mais il n'y a rien là d'inéluctable : tout est affaire de mobilisation politique. Cela dit, je ne<br />

prétends pas que les solutions soient simples : elles mettent en cause le fonctionnement du marché du travail,<br />

du système scolaire, du marché du logement, etc., rien moins que les structures sociales dans leur ensemble.<br />

(1) Dernier ouvrage publié (avec Louis Pinto) : Lire les sciences sociales, aux Éditions de la Maison des<br />

sciences de l'homme, 2004.<br />

Entretien réalisé par Lucien Degoy<br />

259


Le Ministre, le journaliste et les pas « totalement français »<br />

Philippe Monti, Acrimed, 12 novembre <strong>2005</strong><br />

http://www.acrimed.org<br />

Supposons, mais ça n’est évidemment qu’une hypothèse, qu’un ancien ministre devenu médiateur de la<br />

République, s’exprimant sur une radio publique laisse entendre que l’origine ethnique et la couleur de la<br />

peau doivent être traités comme des handicaps et non comme des prétextes à discrimination raciste ;<br />

supposons qu’il suggère que seul un français blanc est totalement français : il ne fait aucun doute que le<br />

journaliste confronté à de tels propos maîtriserait sa colère - c’est un professionnel - mais demanderait, au<br />

moins, au ministre de préciser ce qui lui sert de pensée. Seulement voilà : ces propos ont été tenus et le<br />

journaliste s’est tu.<br />

Vous écoutez France Inter le vendredi 11 novembre <strong>2005</strong>. Pierre Weill reçoit Jean-Paul Delevoye, médiateur<br />

de la République (et ancien ministre UMP) pour « Questions directes » dans le 7/9. Puis, dans le<br />

« Radiocom, c’est vous » (la séquence consacrée aux questions des auditeurs), vous entendez ceci :<br />

Pierre Weill : - « Nous avons Ahmed en ligne à Orléans. Bonjour, bienvenue sur l’antenne de France<br />

Inter... »<br />

[...]<br />

- Ahmed : « ... et merci beaucoup de vos émissions que j’entends souvent. Donc je voudrais poser la question<br />

à Monsieur Delevoye, pour lui dire : « Comment peut-on faire pour impliquer un peu les agences d’intérim à<br />

ne pas jouer la discrimination quand un patron leur demande - bon [de façon] un peu détournée - de leur<br />

envoyer un bon blanc ? ». [...] Comment on peut lutter contre ça ? Parce que moi je suis un délégué<br />

syndical ; j’ai 59 ans. Ça fait trente ans que je suis en France et je sais de quoi je parle !... J’incrimine pas,<br />

peut-être, les agences d’intérim, mais il doit y en avoir quelques-unes quand même qui ne jouent pas le<br />

jeu ! »<br />

Pierre Weill : - « D’accord... Réponse de Jean-Paul Delevoye, médiateur. »<br />

- Jean-Paul Delevoye : - « Oui. Nous sommes aussi en train de nous battre pour essayer de remettre ce qu’on<br />

appelle l’éthique... c’est-à-dire, en fin de compte, quel est le sens.... l’estime de soi... Nous sommes dans un<br />

système où l’administration, l’ensemble de celles et ceux qui sont en contact avec des gens en situation<br />

difficile - notamment demandeurs d’emploi - doivent être attentifs au fait que l’on doit jouer sur les<br />

potentialités et non pas sur les handicaps. Et c’est une révolution, une évolution culturelle à laquelle nous<br />

devons être absolument attentifs. Aujourd’hui nous récoltons le mépris, l’arrogance, le rejet, l’ignorance ; et<br />

la perception qu’un certain nombre de nos concitoyens - qu’ils soient d’ailleurs d’origine maghrébine ou<br />

pas... j’ai aussi des sensations de désespérance de la part de gens totalement français. Mais quand un<br />

système fonctionne en étant un système qui écarte, qui impose un parcours du combattant pour celui qui veut<br />

s’en sortir, on est dans les situations dans lesquelles aujourd’hui nous sommes. [...] »<br />

Résumons : quand Ahmed se plaint de discrimination raciste à l’emploi, le « médiateur » de la<br />

« République » déguise la discrimination en la présentant comme l’effet d’un handicap. Ainsi l’origine<br />

maghrébine ou africaine serait un handicap, c’est-à-dire, selon la Classification internationale des handicaps<br />

établie par l’Organisation Mondiale de la Santé, une déficience, une incapacité et un désavantage [1]. Faut-il<br />

comprendre que pour le « médiateur », être beur ou noir est simultanément une déficience (l’altération de la<br />

couleur de la peau ?), une incapacité (au travail, comme semblent le croire les agences d’intérim fréquentées<br />

par Ahmed ?) et un désavantage naturel (chômage et misère ?) ? Avec deux thérapies possibles : nettoyer la<br />

déficience au Kärcher ou appareiller le handicapé avec des prothèses administratives.<br />

Ces remèdes sont sans doute d’autant plus appropriés que la « désespérance » n’est pas le lot des seules<br />

victimes de discrimination : façon à peine voilée de douter de la réalité d’un problème qui existe d’autant<br />

moins que notre « médiateur » a des « sensations de désespérance de la part de gens totalement français ».<br />

Ainsi Ahmed - comme tous les originaires (ou descendants d’originaires) du Maghreb ou d’Afrique noire -<br />

n’est pas et ne sera jamais « totalement français ».<br />

Cette ethnicisation outrancière des discriminations sociales et de la nationalité relève des préjugés racistes les<br />

plus banals. Et face à son expression à peine dissimulée - qu’on pouvait croire aujourd’hui impossible dans<br />

la bouche d’un dépositaire des principes républicains - il ne restait plus qu’à espérer que Pierre Weill<br />

interroge le médiateur sur la signification inquiétante de ses propos. En vain :<br />

260


- Pierre Weill : - « Mais alors, Jean-Paul Delevoye, vous, en tant que médiateur, vous pouvez proposer des<br />

réformes. D’abord, est-ce qu’on vous écoute, qu’on fait attention à vous dans la haute administration, on<br />

tient compte de vos remarques ? [...] »<br />

Pierre Weill n’a manifestement pas entendu ou voulu entendre les propos de son invité. Lui qui harcèle avec<br />

acharnement tout interlocuteur qu’il soupçonne de xénophobie - surtout ceux qui ne partagent pas avec lui<br />

son souci de faire entretenir la plomberie de la résidence secondaire de Frits Bolkestein par des polonais... -<br />

ne revient ni sur la question d’Ahmed ni sur l’incroyable réponse de Jean-Paul Delevoye : il glisse à une<br />

question générale sur la capacité du médiateur à se faire entendre de l’Administration (alors qu’Ahmed se<br />

plaignait des discriminations opérées impunément par les entreprises - privées - d’intérim). Histoire sans<br />

doute de pimenter les allégations pétries de racialisme d’une pincée de poujadisme.<br />

Derrière “l’ouverture de l’antenne” du service public et le journalisme faussement inquisiteur se cachent<br />

parfois les passions les plus basses.<br />

Philippe Monti<br />

[1] La Classification internationale des handicaps établie par l’Organisation Mondiale de la Santé distingue<br />

trois manifestations du handicap :<br />

- la déficience : « toute perte ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou<br />

anatomique ».<br />

- l’incapacité : « toute réduction (résultant d’une déficience) partielle ou totale de la capacité d’accomplir<br />

une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme normales pour un être humain ».<br />

- Le désavantage : « résulte pour un individu donné d’une déficience ou d’une incapacité qui limite ou<br />

interdit l’accomplissement d’un rôle normal (en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et<br />

culturels) ».<br />

261


Fractures sociales, fractures démocratiques<br />

Patrick Viveret, philosophe, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

Contrairement à une idée complaisamment répandue nous ne vivons pas actuellement une crise propre à la<br />

France même si celle-ci prend dans notre pays certains caractères spécifiques. Les tensions mondiales de<br />

plus en plus dramatiques que nous vivons résultent du modèle mortifère que l’on pourrait qualifier de « D-C-<br />

D » (dérégulations-compétitions-délocalisations), et s’expriment autant par la crise sociale française que par<br />

le spectacle de la fracture sociale et raciale américaine au moment de l’ouragan Katrina, par les murs dressés<br />

aux portes de l’Europe et révélés par les drames de Ceuta et Melilla ou par les attentats de Londres perpétrés<br />

par des jeunes que l’on croyait « intégrés » à la société britannique. On peut faire l’hypothèse que ces faits<br />

dramatiques accompagnent l’entrée en crise de la deuxième « société de marché », apparue avec la<br />

révolution conservatrice anglo-saxonne, au début des années 80.<br />

Karl Polanyi avait analysé dans un ouvrage classique « La Grande Transformation », l’émergence, le succès<br />

et la décomposition de la première « société de marché » pour la période précédant la Première guerre<br />

mondiale. Celle-ci, qu’il distinguait de l’économie de marché, se caractérise par l’extension généralisée, hors<br />

du champ proprement économique de la marchandisation, ce qu’il exprimait par l’image du fleuve de<br />

l’économie sortant de son lit. C’est ainsi que des liens fondamentaux non réductibles à l’économique (le lien<br />

politique, les liens affectifs, la recherche de sens par exemple) entrent à leur tour dans la sphère marchande.<br />

Or si la marchandisation des échanges et des économies peut, dans un premier temps, avoir un effet<br />

pacifiant, car le monde des affaires a besoin d’un minimum de paix, elle conduit, dans un second mouvement<br />

à détruire la substance même du vivre ensemble d’une société, par le creusement des inégalités, sur le plan<br />

social, la perte des repères et des valeurs fondamentales sur le plan éthique, et la dissolution du lien politique<br />

renvoyé soit à l’impuissance face à l’extension indéfinie de la marchandisation, soit à la corruption par la<br />

marchandisation directe de la société politique.<br />

Cependant, le lien politique, le lien affectif, le lien de sens (on pourrait dire de la même façon l’inscription de<br />

l’humanité dans le lien écologique) constituent historiquement des « fondamentaux » non réductibles au<br />

marché. Ces liens finissent donc par « faire retour » mais le plus souvent sous des formes régressives. C’est<br />

ainsi que la première société de marché a vu le retour du politique mais sous la pire forme régressive celle de<br />

la guerre (deux guerres mondiales en moins d’un demi siècle) et celle du sens mais sous la forme régressive<br />

de trois grands faits totalitaires fascisme, nazisme, stalinisme.<br />

C’est sur la double ruine de ce capitalisme intégral de la société de marché et des faits totalitaires qu’il avait<br />

généré que se sont construites les régulations politiques et sociales d’après guerre connues sous la<br />

dénomination d’états providence. Mais ces économies sociales de marché régulées bien adaptées à des<br />

reconstructions industrielles dans un cadre national se sont révélées impuissantes à s’exprimer à l’échelle<br />

internationale et à accompagner la mutation informationnelle. Et c’est cet échec qui a ouvert la voie à cette<br />

seconde tentative de globalisation capitaliste qui assuré progressivement sa suprématie sur les modèles de<br />

type états providence par sa vision mondiale et sa capacité à utiliser les vecteurs immatériels de la finance et<br />

de la communication.<br />

Tout laisse cependant penser que cette seconde tentative de société de marché mondiale est en train, plus<br />

rapidement que la première, du fait des effets accélérateurs des mutations technologiques, de produire des<br />

effets dramatiques comparables à la première. C’est ainsi, qu’au coeur de la première puissance marchande<br />

mondiale, on a vu émerger, à travers la révolution conservatrice anglosaxonne, d’abord avec Ronald Reagan<br />

mais de manière beaucoup plus radicale sous la présidence Bush actuelle, au retour du politique sous la<br />

forme guerrière et au retour d’une demande de sens mais exprimée mais sous la forme d’un fondamentalisme<br />

religieux ultraconservateur qui cherche à compenser la dissolution des repères et des valeurs que produit la<br />

marchandisation intégrale.<br />

L’un des effets les plus pervers des logiques de guerre économiques produites par ce que Joseph Stglitz<br />

nomme « le fondamentalisme marchand » c’est qu’il génère des logiques de guerres sociales, de guerres du<br />

sens et s’accompagne de grandes régressions émotionelles. La polarisation de richesses est induite par la<br />

dérégulation d’une économie financière aujourd’hui détenue par 5% de la population mondiale. Celle-ci<br />

262


creuse les inégalités, notamment au sein des classes moyennes qui éclatent, entre ceux qui disposent d’un<br />

capital et ceux qui touchés par les nouvelles formes de précarisation et de paupérisation se voient (ou voient<br />

leurs enfants) menacés par ce qu’ils vivent comme une déchéance ou un déclassement. Une logique<br />

rationnelle voudrait que cette régression soit source de critique contre les classes possédantes et le système<br />

social à l’origine de ces inégalités.<br />

Mais la logique émotionnelle est hélas souvent inverse. Pour maintenir la « distinction » (cf P Bourdieu)<br />

c’est contre plus petit ou plus faible que soi que l’on retourne son agressivité ou son sentiment de révolte.<br />

L’idée que « l’on en fait trop pour les exclus et les immigrés » devient alors le poison d’un populisme<br />

instrumenté par des courants politiques autoritaires qui exploitent les logiques de peur et présentent à<br />

l’opinion des boucs émissaires. Dans le même temps une partie des exclus, faute d’une capacité d’expression<br />

sociale et politique de leurs frustrations bascule dans une autre forme de régression émotionnelle caractérisée<br />

par une haine en grande partie irrationnelle qui peut prendre des formes nihilistes et même raciales.<br />

Nous sommes ainsi en présence de deux fractures sociales et non pas d’une seule : celle qui résulte de la peur<br />

du déclassement des nouvelles classes moyennes largement constituées par les classes ouvrières d’une part,<br />

celle des « exclus » et des « sans » (sans papiers, sans logements, sans emplois, sans avenir etc.) d’autre part.<br />

Ces deux populations sont victimes de la société de marché, mais la régression émotionnelle tend à les<br />

monter les unes contre les autres. De même il n’y a pas une seule fracture démocratique, mais deux. La<br />

première s’est creusée entre la classe politique et des acteurs soucieux d’exercer leur droit de citoyenneté<br />

active insatisfaits des logiques d’appareil ou des batailles d’écuries dans lesquelles se complaisent les partis.<br />

C’est à la réduction de cette fracture que concourent les initiatives qui cherchent à promouvoir des formes de<br />

démocratie plus participatives et « votez y » prend évidemment sa part à cette tâche. Mais nous resterons en<br />

deçà du problème si nous ne voyons pas qu’il existe une autre fracture démocratique plus profonde et plus<br />

grave, celle des classes moyennes précarisées et des catégories populaires bloquées dans leur espoir<br />

d’ascension d’une part, celle des exclus et des « sans » d’autre part.<br />

S’il y a une spécificité française c’est que l’incompréhension entre ces deux catégories de victimes de la<br />

société de marché est particulièrement forte car les leviers sociaux et publics de défense des classes<br />

moyennes y ont été plus forts qu’ailleurs. Mais cette défense s’est faite dans un cadre globalement<br />

corporatiste qui a aggravé d’autant plus les effets de l’exclusion en bout de chaîne, et donc creusé les<br />

fractures démocratiques. D’où la tentative permanente des classes possédantes pour jouer tantôt les exclus<br />

contre les classes moyennes et populaires au nom du fait qu’ils sont des « privilégiés » (Cf Alain Minc osant,<br />

toute honte bue, parler « des classes moyennes repues ») tantôt, comme c’est le cas actuellement, jouant de la<br />

peur de classes moyennes et des catégories populaires, pour les instrumenter dans une logique de plus en<br />

plus ouvertement raciste.<br />

C’est donc à construire une alternative à cette double fracture sociale et politique qu’il nous faut travailler en<br />

accordant une importance particulière aux enjeux émotionnels. Construire face à la guerre contre<br />

l’intelligence ce que l’on pourrait appeler une « intelligence collective émotionnelle » constitue donc un<br />

enjeu démocratique majeur. C’est dans cette perspective de dépassement des autismes multiples qu’il faut<br />

inscrire ce vaste programme d’écoute civique qu’ont évoqué de nombreux maires en parlant par exemple «<br />

d’états généraux » ou de « Grenelle des cités ». Mais ce rétablissement de la communication afin de faire<br />

baisser le niveau des peurs et des haines réciproques ne pourra lui-même réussir que si l’on s’attaque au<br />

coeur du fondamentalisme marchand qui les a générés et que l’on recrée les conditions humaines, sociales et<br />

bien sûr écologiques de l’espérance dans l’avenir. C’est à cette tâche immense que devraient s’atteler, audelà<br />

des querelles de boutiques ou de la rivalité des vanités, les forces sociales et politiques qui ne se<br />

satisfont pas du désordre établi.<br />

263


Couvre-feu : la fuite en avant<br />

Denis Sieffert, Politis, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

On espérait un plan Marshall pour les banlieues et on a la Bataille d¹Alger. Car du discours martial de<br />

Dominique de Villepin, lundi sur TF 1, on aura surtout retenu cette étrange exhumation d¹un texte du 3 avril<br />

1955 qui permet aux préfets de recourir au couvre-feu. Que l¹État s¹emploie à protéger les personnes et les<br />

biens, comme l¹on dit, rien de très surprenant, mais que le Premier ministre, après douze nuits de violences<br />

urbaines provoquées en grande partie par la faute de l¹un de ses ministres, ne délivre comme message<br />

principal que la remise au goût du jour d¹une loi d¹exception qui, pour les historiens, marque le début<br />

véritable de la guerre d¹Algérie, voilà qui en dit long sur la nature de ce gouvernement ! Qui peut croire un<br />

instant que cette réminiscence coloniale aille dans le sens de l¹apaisement ? Bien au contraire, elle s¹inscrit<br />

dans la droite ligne des propos qui ont provoqué cette irruption de violence. Certes, la crise actuelle appelle<br />

plusieurs niveaux d¹explication. Mais le premier, le plus immédiat, renvoie sans aucun doute à l¹attitude de<br />

Nicolas Sarkozy. Celui-ci se fait une gloire de parler le langage des « gens ». Il le parle si bien qu¹il use des<br />

mêmes mots et des mêmes rodomontades que les gamins qu¹il a voulu défier. Loubard parmi les loubards, il<br />

est entré dans la logique du bras de fer par laquelle ces jeunes gens retrouvent, à leurs propres yeux en tout<br />

cas, la fierté et la considération que la société leur refuse. Ce n¹est pas tant d¹avoir dit /« racaille »/ dont il est<br />

coupable que de s¹être délibérément situé sur le terrain du rapport de force. Notons, au passage, que l¹idée<br />

saugrenue selon laquelle cette politique de l¹affrontement serait contrebalancée par un certain nombre de<br />

gestes à l¹adresse de la communauté musulmane est tout à fait inconvenante. Sauf à suggérer, une fois de<br />

plus, que la délinquance aurait quelque chose à voir avec l¹islam. Les musulmans ont peut-être besoin de<br />

mosquées ; les jeunes gens en perdition, eux, ont besoin de travail. Et il n¹y a pas d¹effet de compensation<br />

possible entre ces deux impératifs.<br />

Avec ses déclarations bravaches, M. Sarkozy a donc été l¹élément déclencheur. Il a ignoré dramatiquement la<br />

psychologie de ces enfants des cités dont l¹un des traits est une susceptibilité à fleur de peau. Quand on est<br />

intégré, que l¹on a un emploi et un minimum de reconnaissance sociale, on peut avoir sur soi-même quelques<br />

fragiles certitudes qu¹une insulte ou une maladresse ne suffisent plus à remettre en cause. Mais si l¹on n¹a<br />

rien de tout cela, alors les mots comptent double. Voilà pourquoi la surenchère pratiquée par un ministre de<br />

la République est proprement irresponsable. Sauf à considérer qu¹il poursuit un but clientéliste peu<br />

compatible avec l¹intérêt public. Sa sortie, de surcroît, a été suivie par la mort de deux jeunes gens, dans les<br />

conditions que l¹on sait à Clichy-sous-Bois. On se gardera ici d¹établir un lien de cause à effet entre une<br />

invitation au durcissement de la répression policière et ce drame dont les circonstances ne sont pas encore<br />

clairement établies. Disons que la concomitance a suffi. Hélas, c¹est toute cette histoire que le discours de<br />

Dominique de Villepin a semblé ignorer. Évidemment, il n¹est pas difficile d¹apercevoir derrière cette<br />

surenchère guerrière un tropisme traditionnel de la droite. Une flatterie de l¹opinion alors qu¹un mot<br />

d¹apaisement, un geste symbolique qui puisse être perçu par les jeunes et les habitants des banlieues, aurait<br />

sans aucun doute eu davantage d¹efficacité. Mais il y a autre chose qui va de pair. Et cela nous renvoie à un<br />

autre niveau d¹explication. Le couvre-feu, ce n¹est pas seulement la référence militaire. C¹est une stratégie<br />

d¹évitement de la question sociale.<br />

Ici, il ne s¹agit plus seulement de Nicolas Sarkozy, bien qu¹il s¹agisse de lui aussi. La brutalité avec laquelle,<br />

voici deux ans, il a liquidé la police de proximité s¹inscrit dans ce déni de réalité. Jean-Pierre Chevènement,<br />

qui avait initié cette politique (et dont les /« sauvageons »/ paraissent bien tendres aujourd¹hui) analyse plus<br />

loin dans ce journal ce glissement vers le tout-répressif. Mais à ce niveau d¹explication, l¹actuel ministre de<br />

l¹Intérieur partage la responsabilité avec ses collègues du gouvernement et avec le président de la<br />

République. L¹asphyxie du mouvement associatif, privé de crédits et de ces emplois-jeunes qui faisaient<br />

souvent tourner des petites structures créées pour pallier les carences de l¹État, a contribué un peu plus à un<br />

sentiment d¹abandon généralisé. Dominique de Villepin en a au moins fait l¹aveu, lundi soir. Mais il faut,<br />

pour comprendre l¹embrasement de ces derniers jours, aller chercher encore beaucoup plus en amont. Quand<br />

les cités-dortoirs des années 1950-1960 sont devenues des ghettos. Entre les deux, quelle différence ? La<br />

différence qu¹il y a entre une société du plein emploi et un chômage massif. Les « dortoirs » de jadis que l¹on<br />

regagnait après une journée de travail sont devenus des lieux d¹errance et de désespoir. Toute la société<br />

française a semblé se défausser sur ces banlieues qui comptent plus de vingt pour cent de chômeurs, et près<br />

de cinquante pour cent parmi les jeunes. La vie sociale, voici trente ans, se passait ailleurs, dans le<br />

264


côtoiement des collègues, dans des solidarités au travail. Les habitants des cités - parents des jeunes<br />

d¹aujourd¹hui - étaient intégrés à des groupes humains qui ne se définissaient ni par la religion, ni par<br />

l¹origine ethnique. Bien entendu, il ne s¹agit pas de /« regretter le temps des lampes à pétrole, de la marine à<br />

voile et des équipages »,/ pour reprendre la formule fameuse de De Gaulle. La mondialisation est passée par<br />

là. La désindustrialisation massive aussi. Mais la politique française, bien souvent, en a rajouté. Par la<br />

surenchère répressive quand il s¹agissait de la droite, et, à gauche, par un goût immodéré du cosmétique et du<br />

médiatique. Sans jamais que soit consenti l¹investissement économique, culturel et politique nécessaire à ces<br />

quartiers laissés pour compte, sinistrés parmi les sinistrés du libéralisme.<br />

Aujourd¹hui encore, c¹est tout le contraire qui se fait. Derrière le couvre-feu, c¹est un peu plus de restrictions,<br />

d¹abandons et de discriminations. Le député communiste de Saint-Denis, Patrick Braouezec, président de<br />

Plaine-Commune, qui rassemble huit communes du « 93 », a lancé un appel pour un /« Grenelle des quartiers<br />

»/. Il rappelait dimanche que l¹État était en train de se désengager d¹une série de projets de transports et<br />

d¹aménagements en banlieue nord de Paris, /« cinq projets d¹infrastructures/ /indispensables au mieux-vivre<br />

des familles »/. Il cite l¹exemple de la ligne 13 du métro, /« la plus chargée du réseau »,/ une fois de plus<br />

délaissée, au profit d¹une modernisation de la ligne 1, au coeur de Paris. Il cite aussi le blocage d¹un projet de<br />

rénovation de quartiers d¹habitat social dans huit villes du département. Un autre exemple encore. On devait<br />

discuter, dans le cadre du débat budgétaire, mercredi à l¹Assemblée, du programme « Équité sociale et<br />

territoriale » (sic). Or, selon les documents préparatoires, ce plan qui concerne directement la banlieue,<br />

devrait être revu à la baisse avec 611 millions d¹euros au lieu de 657 l¹année précédente. Va-t-on adopter ces<br />

chiffres tout en se lamentant par ailleurs sur le sort des banlieues ? Nous sommes ici dans le concret d¹une<br />

politique libérale qui n¹en finit pas de creuser les fossés sociaux, de dévitaliser des quartiers, vidés de leurs<br />

services publics, au point que le CRS y sera bientôt l¹unique et ultime incarnation de l¹État.<br />

L¹ennui, avec les cités, c¹est que la lutte de classes - puisqu¹ici le mot ne nous fait pas peur - est plus<br />

territorialisée que jamais dans l¹histoire. Et elle se superpose avec des critères ethniques et culturels qui<br />

brouillent toute lisibilité politique. La discrimination sociale est en même temps raciale, réintroduisant des<br />

relents post-coloniaux. À la façon de ce que décrivait en 1845 Engels dans /La Situation des classes<br />

laborieuses en Angleterre,/ quand le faubourg infréquentable était peuplé d¹Irlandais « sales » et de surcroît «<br />

de type celtique ». Si bien qu¹il faut avoir l¹âme chevillée au corps pour affirmer que ces jeunes saisis par la<br />

violence ne sont conditionnés ni par l¹origine de leurs parents ou grands-parents, ni par leur religion, à<br />

supposer qu¹ils en aient une, mais bien par leur situation économique. Mais que dire maintenant de ces<br />

gamins désespérés et désespérants qui brûlent les voitures, des écoles maternelles, mettent à sac des maisons<br />

de quartier, ruinent le travail de militants associatifs qui sont parfois leurs derniers avocats dans ce bas<br />

monde ? Il y a de la jacquerie médiévale dans leur révolte. Il y a surtout beaucoup d¹autodestruction.<br />

Laissons de côté le délire des élus qui voient des complots venus d¹ailleurs (Martine Aubry, hélas). Ou<br />

Dominique de Villepin, qui, dans la pénombre, a semble-t-il repéré des /« réseaux criminels organisés qui<br />

appuient les désordres »/. Tout est bon, décidément, pour ne pas voir la vérité en face ! Car ce sont presque<br />

toujours les « petits gars » de la cité qui font cela. On les connaît par leur prénom. En plein jour et seul à<br />

seul, leur gouaille peut faire sourire. Ils ne sont pas tous les « caïds » ou les dealers friqués que décrit la<br />

vulgate sarkozienne. Si leur violence est socialement suicidaire, elle n¹en est pas moins criminelle. La<br />

resituer sur sa toile de fond économique ne peut vouloir dire complaisance. Quand le forfait est caractérisé, il<br />

ne fait aucun doute qu¹il doit être puni. Encore faut-il que la Justice, comme institution, ne soit pas animée<br />

d¹un esprit de revanche auquel certains discours politiques l¹encouragent. Et que la justice, comme notion et<br />

comme idéal, soit comprise dans toute sa dimension.<br />

Évidemment, nous sommes tous consternés devant ces formes de violence. Elles révèlent à leur façon le<br />

pourrissement de notre société. Elles rappellent que le libéralisme économique n¹est pas seulement un<br />

système totalement inégalitaire. Il détruit les relations sociales dans tous leurs aspects. Parce qu¹il veut<br />

s¹imposer comme le seul horizon possible, et se poser comme une fin de l¹histoire, il anéantit même les<br />

contre-pouvoirs. Ceux en tout cas qui ne lui résistent pas en profondeur et ne contestent pas sa logique. Une<br />

certaine gauche a ici sa part de responsabilité. À force de discours creux, de promesses non tenues, de<br />

récupérations - et parfois même au coeur du mouvement associatif -, l¹offre politique a perdu de sa<br />

crédibilité. Pour comprendre, il n¹y avait qu¹à entendre lundi les ambiguïtés du Parti socialiste, incapable de<br />

se démarquer de ce couvre-feu guerrier. D¹où un terrible sentiment d¹impasse démocratique. Les uns y<br />

répondent en tentant de créer de nouveaux instruments de lutte. Les autres par une forme de crime contre<br />

eux-mêmes et contre les leurs.<br />

265


Defauts d’intégration<br />

Esther Benbassa, Libération, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Ces dernières années, violences urbaines et autres « incivilités » renvoyaient déjà à notre incapacité à prendre<br />

à bras le corps ces maux indissociables des failles de l’intégration que sont le chômage, les discriminations,<br />

l’école mal adaptée, la répartition inéquitable de la culture, le logement ghettoïsé, le racisme. Dans un pays<br />

comme la France, où l’ascenseur social est grippé depuis longtemps et où les relations sont tellement<br />

hiérarchisées, l’arrogance des élites et l’aveuglement des politiques n’aident pas à la remise à plat d’un<br />

modèle républicain qui n’est pas pire que d’autres, mais de moins en moins opérationnel. Avant d’arriver aux<br />

Etats-Unis, j’ai assisté à Berlin à des rencontres où certains représentants de nos élites se gargarisaient de<br />

mots pour faire l’éloge de notre laïcité centenaire de la loi de 1905 oblige , parant de ses plus beaux atours un<br />

jacobinisme qui empêche, à l’heure actuelle, notre pays d’accéder au pluralisme. La lutte contre le<br />

communautarisme s’érige en priorité lorsque l’Autre, même quand il est français, a du mal à se positionner<br />

dans la société des « autochtones ». Les Allemands se gaussaient de ces querelles picrocholines qui leur sont<br />

étrangères. Ce qui ne signifie pas qu’ils ont mieux réussi à intégrer leurs immigrés turcs. Nous aimons<br />

beaucoup nous congratuler sur nos acquis d’hier et, à chaque nouvelle occasion de commémoration, nous<br />

nous contentons de nous regarder complaisamment le nombril. Quand l’avenir est sombre, on préfère se<br />

réfugier dans la contemplation du passé. La loi contre les signes religieux ostensibles en fait, une loi contre le<br />

voile islamique et notre intolérance laïque ne sont que des rideaux de fumée qui nous cachent le plus grave.<br />

Quant à nos politiques, dans leurs joutes stériles, ils perdent pied. Il est aujourd’hui urgent d’appeler à des<br />

assises inédites réunissant décideurs politiques et économiques, partenaires sociaux et acteurs de la société<br />

civile. Cela afin de tenter de revoir un système d’intégration en panne, de cerner les demandes et les besoins,<br />

et pour cesser de n’opposer que des mots aux problèmes que posent la ghettoïsation et la non-prise en<br />

considération de formes nouvelles de citoyenneté ? qui, aujourd’hui, ne veulent plus faire l’économie d’une<br />

identité d’origine revendiquée et avec laquelle on vient embrasser la francité.<br />

Aux Etats-Unis, pays dont nous critiquons le multiculturalisme, la communauté d’« originaires » inclut<br />

l’étranger et le prépare progressivement à l’américanisation. Ici, curieusement, le mot « communautarisme »<br />

n’existe pas et pourtant les communautés, elles, existent. Dans ce pays, on se dira américain et musulman,<br />

américain et noir. Ce « et » essentiel à la citoyenneté est officiellement banni chez nous, alors qu’il est<br />

désormais incontournable et que les pouvoirs publics auraient intérêt à le prendre en compte. Ce « et », qui<br />

nous est si insupportable, a permis aux Etats-Unis la promotion d’une Condoleezza Rice ou d’un Colin<br />

Powell. Chez nous, quand on nomme un ministre « issu de l’immigration », il est là, en gros, pour s’occuper<br />

des siens... Les médias aussi pourraient jouer leur rôle dans ce débat indispensable, en mettant de côté les<br />

préjugés qu’il leur arrive de renforcer par maladresse, par goût du sensationnel, par suivisme ou pour<br />

d’autres raisons parfois moins honorables. Comment se saisir des maux de la société française lorsqu’on la<br />

saoule avec la sexualité de l’abbé Pierre ? La presse consacre des pages entières à de telles inepties,<br />

lesquelles aident certainement, en revanche, à anesthésier une population par ailleurs confrontée à une<br />

violence quotidienne des rapports qu’on tend à banaliser, mais qui choque, par contraste, lorsqu’on séjourne<br />

fréquemment à l’étranger.<br />

Oui, notre société est fatiguée, excédée, elle n’a plus l’énergie de faire rêver comme le fait encore<br />

l’Amérique. L’immigré a encore dans ce pays le droit de rêver, même si son rêve ne se réalise pas. Notre<br />

bonne vieille France radote et critique les autres par ressentiment. L’antiaméricanisme primaire n’en est<br />

qu’un symptôme. L’Amérique ne se réduit pas à Bush. C’est aussi le pays où, dans les plus grandes<br />

universités, 30 % à 40 % des étudiants sont désormais asiatiques (ils n’étaient que 2 % il y a seulement une<br />

génération) et les Noirs de plus en plus nombreux. De ces minorités émergera dans quelques années l’élite du<br />

pays, quand ,chez nous, on s’offusque encore dans certains milieux que Sciences-Po ait ouvert ses portes à<br />

quelques bons élèves issus des ZEP... Ce ne sont pas nos universités plongées dans une profonde misère et<br />

dans l’apathie ambiante qui formeront des élites issues de l’immigration. Le patronat, plus au fait des<br />

évolutions, est peut-être davantage en phase en la matière. Si aucun modèle d’intégration ne s’avère<br />

aujourd’hui parfait, au moins pourrions-nous faire l’effort de reconnaître les faiblesses du nôtre et tirer des<br />

leçons de ce qui a pu faire ses preuves ailleurs. La France, en période de crise, construit son identité dans<br />

l’opposition à l’Autre qui lui fait peur. Au XIXe siècle, ce fut le cas avec les juifs. Actuellement, face à la<br />

266


globalisation, c’est l’Autre arabe ou noir qui effraie. Et surtout sa religion, transformée depuis le 11<br />

septembre en objet de tous nos fantasmes. Peut-on ouvrir un magazine ou un journal sans qu’on nous parle<br />

de l’islam, du terrorisme et de l’islamisme, des imams radicaux, etc. ? Les musulmans ont remplacé les juifs<br />

du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres.<br />

Dans ce contexte, notre nationalisme exacerbé nous empêche de voir la multiculturalité de la France. Ni<br />

l’histoire de la colonisation, ni celles de la décolonisation ou de l’esclavage, qui sont celles de différentes<br />

composantes de la nation aujourd’hui, n’occupent la place qui leur revient dans la mémoire collective. Ce qui<br />

ajoute aux frustrations. Dans d’autres pays confrontés à ces mémoires, les universités leur font depuis<br />

longtemps la part belle. Ce sont de petits pas, mais qui peuvent mener loin, faisant recouvrer à ces divers<br />

groupes leur dignité, leur honneur perdu dans les cités sans espoir, dans les familles où, souvent, on est sans<br />

travail depuis au moins deux générations. Lorsqu’on propose aux professeurs du secondaire d’enseigner le<br />

fait religieux ce qui serait en fait une autre façon de construire des passerelles entre les élèves de cultures<br />

différentes et ceci loin de toute catéchèse , les oppositions restent fortes, pas seulement au nom de la laïcité<br />

mais aussi du dogme laïciste. Pourquoi passer outre aussi à la religion des élèves ? Les émeutes de ces<br />

derniers temps sont des signaux d’alarme inquiétants à prendre en considération avec le plus grand sérieux.<br />

Cela concerne non seulement ceux qui fomentent ces désordres, mais aussi ceux qui les subissent.<br />

L’ensemble des protagonistes est impliqué parce que, maintenant, on ne peut plus parler d’« eux » et de<br />

« nous ». Eux et nous, ce sont des Français qui n’en peuvent plus. La France a besoin d’énergie et de<br />

politiques novatrices pour déverrouiller le pays, donner leur chance à ceux dont l’horizon est sombre, à ces<br />

jeunes qui savent désormais qu’ils vivront encore moins bien que leurs parents, pour leur préparer un terrain<br />

plus propice à la mobilité sociale. Il n’est pas trop tard pour mettre en place les conditions requises à un<br />

fonctionnement pluraliste de notre société : discrimination positive, travail sur les mentalités, programme de<br />

lutte contre le racisme, accès à un emploi, à un logement, à une éducation dignes de ce nom. Et,<br />

parallèlement, réformer l’école, lieu par excellence de discriminations, et l’université ; engager les médias<br />

dans un travail d’éducation civique pour jeter les bases d’un vivre-ensemble et, pourquoi pas, promouvoir<br />

toutes les initiatives qui vont dans ce sens. Regardons l’avenir en face. Tâchons de juguler le ressentiment.<br />

Les émeutes émanent de ce ressentiment généralisé et risquent de prendre une tournure plus grave encore si<br />

l’on n’y répond pas comme il convient.<br />

267


A Return of the Proletariat<br />

Boris Kagarlitsky, The Moscow Times, 10 November <strong>2005</strong><br />

For two weeks now, France has been rocked by street violence and arson. And for two weeks, Russian<br />

commentators have held forth about the "Muslim factor" and "ethnic conflicts."<br />

It's easier to spout cliches than to figure out what's really happening, of course. But if our talking heads had<br />

taken the time to watch the television news more attentively, they would have realized that at least a third of<br />

the rampaging youths in France are not Arabs but the children of black African immigrants. And if a few of<br />

these wise men and women had bothered to stray from the usual tourist spots or to talk with the locals on<br />

their trips to Paris, they would have discovered that the Arab teenagers living in the working-class suburbs<br />

not only speak no language other than French, but they also have no clue about Islam. This is doubly true of<br />

young French blacks.<br />

It goes without saying that there are plenty of orthodox Muslims in France who observe Ramadan, never let<br />

alcohol pass their lips and forbid their daughters from appearing in public with their heads uncovered. But<br />

these people have absolutely nothing to do with the current unrest. Conservative French Muslims keep their<br />

distance from the rest of society. They do not allow their children to adopt depraved local mores and attempt<br />

to shield them from contact with Christians. Such orthodox Muslims present no problem for the authorities.<br />

Like any other conservative community, they seek to avoid contact with the outside world. By attempting to<br />

bar Muslim girls from attending school in headscarves, the authorities did much to provoke a conflict, but<br />

this is another matter. There is a big difference between the complaints of religious conservatives and<br />

teenagers rioting in the streets.<br />

Russian analysts love a good conspiracy theory. It is generally assumed that someone has instigated, ordered<br />

and/or bankrolled every major crisis that comes along. Strangely enough, however, they didn't take this line<br />

with regard to the events in France, although The International Herald Tribune noted on Nov. 3 that "like<br />

everything else that happens in France these days, the rioting has become embroiled in the political<br />

succession war between the prime minister, Dominique de Villepin, and the interior minister, Nicolas<br />

Sarkozy, both of whom canceled foreign trips to deal with the crisis." The riots have proven disastrous for<br />

the prime minister, while they have given Sarkozy grounds for demanding additional powers. This may<br />

explain the strange ineffectiveness of the police during the early days of the uprising.<br />

In fact, the causes of the crisis must be sought not in the areas of religion, culture or backroom political<br />

maneuvering. Around 150 years ago Europe was shaken by riots very similar to those we're seeing today. In<br />

France the unrest occurred in the very same suburbs, the same streets. No cars were torched back then<br />

because they didn't yet exist, of course. And police, not yet constrained by any concern for humane conduct,<br />

opened fire on the unruly crowds without much warning.<br />

Fashionable sociologists have long been discussing the "disappearance of the proletariat" in Western<br />

countries. What they seem not to have noticed is that the proletariat has returned to these countries in its<br />

original form and has inhabited the same depressed suburbs in which the current middle class began its rise<br />

up the social ladder. Just like the proletariat of the mid-19th century, today's working poor have few rights,<br />

no native country and nothing to lose but their chains. This huge group of people doomed to labor in lowpaying<br />

jobs when they can find work at all are naturally not distinguished by any particular loyalty to the<br />

state or respect for the law.<br />

Benjamin Disraeli described the rich and the poor as two separate nations. Today, this is quite literally true,<br />

since the proletariat and the bourgeoisie generally belong to different ethnic groups. As a result, liberal<br />

society can close its eyes to social conflict by attributing all of the problems that arise to religious and<br />

cultural differences and the difficulties of assimilation. No one wants to see that the teenagers in the streets<br />

of France today are fully assimilated. They have broken with their cultural and religious roots and become<br />

part of European society, but they have not gained equal rights, and this is why they are rioting.<br />

268


A shift in social policy to the left or the right will change nothing at this point. The only way to solve the<br />

problems of the proletariat is to change society, a point made more than a century ago by an immigrant living<br />

in London: Karl Marx.<br />

Boris Kagarlitsky, The Moscow Times, 10 November <strong>2005</strong>, Copyright <strong>2005</strong> Eurasian Home<br />

269


Banlieues : 10 questions<br />

Michel Collon, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

1. La France supprimera-t-elle l'apartheid ?<br />

On assiste à un curieux phénomène : les dirigeants politiques français se précipitent tous à la télé, la bouche<br />

en coeur : « Nous vous avons compris, on va faire quelque chose pour vous ! » Tous connaissent les causes<br />

du problème et tous savent ce qu'il faut faire.<br />

Mais alors, si vous saviez, pourquoi avez-vous fait tout le contraire depuis trente ans, et surtout<br />

dernièrement ? Pourquoi, ces deux dernières années, le gouvernement français a-t-il liquidé son soutien aux<br />

initiatives locales ? Qui a supprimé 15% des crédits alloués à la lutte contre l'habitat insalubre dans le budget<br />

2006 ? Qui a remplacé les polices de proximité par des CRS avec leurs humiliations systématiques et<br />

arrestations arbitraires dont même Amnesty dénonçait le caractère violent et raciste dans un récent rapport ?<br />

2. Que cachez-vous ?<br />

De deux choses l'une. Ou bien vous, dirigeants, saviez vraiment quelle était la cause des problèmes, à savoir<br />

l'injustice sociale, le « pas d'avenir », et pourtant vous n'avez rien fait, alors pourquoi vous ferait-on<br />

confiance à partir de maintenant ? Ou bien vous n'avez pas de solution, parce que l'injustice sociale est au<br />

coeur de votre système, et que vous ne voulez pas toucher aux privilèges des puissants, et alors pourquoi<br />

vous ferait-on confiance à partir de maintenant ?<br />

3. « La violence ne résoud rien » ?<br />

Une fois encore, Messieurs les bourgeois, vous seriez fort aimables d'indiquer aux pauvres quelle méthode de<br />

lutte vous leur suggérez puisqu'aucune autre n'a été entendue et que leur situation ne fait que s'aggraver !<br />

Et surtout soyez un peu moins hypocrites ! Par quelle méthode la bourgeoisie française a-t-elle commencé à<br />

construire ses immenses fortunes sinon la traite des esclaves, puis le pillage des richesses de l'Afrique ?<br />

L'armée française allait-elle apporter des bouquets de fleurs aux Algériens, aux Marocains et autres peuples<br />

occupés et massacrés ? Et, aujourd'hui encore, dans quelques néocolonies qui font la fortune des<br />

multinationales comme Total et Bouygues, mais la misère des populations locales ?<br />

4. Où est la plus grande violence ?<br />

Quel mot employer pour qualifier un système qui, d'un côté accumule des fortunes colossales en détruisant<br />

toujours plus d'emplois, et qui, de l'autre côté, entasse des millions de gens dans des ghettos, logements<br />

insalubres, tours dégradées, écoles-parkings, stages bidon, petits boulots sans lendemain, harcèlements<br />

policiers « au faciès » ? Chaque année, de plus en plus de gens doivent survivre avec des revenus insuffisants<br />

alors que tous les gouvernements ne cessent de baisser les impôts sur les grosses fortunes. Chaque année, des<br />

centaines d'êtres humains meurent sur les trottoirs de Paris. Quel mot pour qualifier un système qui ne laisse<br />

aucune issue à un jeune : « Je m'en fous d'aller en prison, ma vie est quand même déjà foutue ! » N'est-ce pas<br />

ce système lui-même qui est violent ?<br />

5. « On n'est pas aux Etats-Unis, quand même ? »,<br />

disaient nos médias lors du scandale Katrina - Bush. Mais est-ce que nous n'en prenons pas le chemin à toute<br />

allure ? Avec la Constitution Européenne et Bolkestein et aussi toutes les mesures appliquées partout en<br />

Europe depuis les accords de Lisbonne (2000), n'assiste-on pas à une offensive générale qui rabaisse les<br />

salaires, les pensions, les allocations sociales ? Ne sommes-nous pas en train de rattraper Bush et ses 40<br />

millions de gens sous le seuil de pauvreté ?<br />

Cette obsession actuelle de faire travailler les vieux plus longtemps, n'est-ce pas la meilleure manière de<br />

produire une masse supplémentaire de jeunes chômeurs sans espoir ? Est-il normal que les travailleurs de<br />

Shell-Hollande soient obligés de faire grève pour préserver leur droit à la pension alors que les profits de<br />

cette multinationale ont explosé (18 milliards de dollars en 2004, et 68% de plus cette année) ? Ne faudrait-il<br />

pas, au contraire, réduire radicalement le temps du travail, afin de le partager ? Et le seul obstacle, n'est-ce<br />

pas le caractère intouchable des super-profits des grosses sociétés, pudiquement recouverts du joli nom de «<br />

compétitivité » ?<br />

6. Des êtres humains à la poubelle ?<br />

270


Quand les jeunes brûlent des voitures, ils dérangent et on s'en occupe. Quand c'était leur vie qui partait en<br />

fumée et en désespoir, quel média en parlait ? Pouvons-nous encore croire au mythe du prétendu « ascenseur<br />

social » quand on entend un des plus grands économistes occidentaux déclarer froidement : « Il y a six<br />

milliards d'êtres humains sur terre, dont cinq milliards ne pourront jamais être utilisés » ? Ne vivons-nous<br />

pas dans un système inhumain ? Les uns sont exploités jusqu'au trognon, les autres sont « jetés »<br />

littéralement à la poubelle ? Faut-il baser la société de demain sur les profits des multinationales ou sur les<br />

besoins de l'humanité ?<br />

7. Une stratégie pour diviser ?<br />

Bien sûr, brûler la voiture de son voisin de banlieue, c'est tomber dans le panneau du pouvoir. Car ce voisin<br />

qui l'utilise pour se rendre au boulot (et se faire exploiter un maximum), ce voisin aussi est victime d'une<br />

politique européenne imposée par les multinationales. Tout comme le petit pensionné plongé dans<br />

l'insécurité financière lorsque le pouvoir rogne ses moyens d'existence.<br />

Et le pouvoir ne craint-il pas justement que s'unissent les résistances à cette exploitation ? Le racisme n'est-il<br />

pas délibérément alimenté en présentant des statistiques gonflées et faussées sur la petite délinquance tandis<br />

que celle en col blanc est protégée ? Présenter les musulmans comme dangereux alors qu'il y a des<br />

extrémistes partout, criminaliser le port du foulard, n'est-ce pas volontairement occulter la question sociale<br />

derrière un faux problème de religion ? Afin de mieux dresser les victimes de l'exploitation les unes contre<br />

les autres. Enfermer les plus pauvres dans des ghettos, et dresser autour d'eux un Mur de flics, a été la<br />

stratégie la plus géniale pour briser la résistance. Aussi longtemps que les petits Blancs s'en prendront aux<br />

petits Noirs ou aux petits Beurs, les grands riches (dont l'argent n'a pas de couleur) pourront dormir sur leurs<br />

deux oreilles. Et le gros problème, c'est que la démagogie de Sarkozy marche bien. Alors que ce gros<br />

bourgeois prépare une politique antisociale à la Bush, son discours passe bien chez une majorité de<br />

travailleurs en France, mais aussi en Belgique. Nous avons un gros boulot, là !<br />

8. Qu'est-ce que Fachozy est en train de faire passer ?<br />

Bien sûr, hypocritement, ses rivaux tentent de lui faire porter le chapeau et de l'éliminer de la présidentielle.<br />

Mais en même temps, ils sont bien contents qu'il fasse leur sale travail. Car chacun sait que le problème<br />

social ne fait que commencer, et que la révolte ne disparaîtra pas. D'où l'utilité de « Monsieur Karcher ».<br />

Bien avant les émeutes, Fachozy avait préparé des lois liberticides qui nous visent tous et qui vont se mettre<br />

en place dans toute l'U.E. : écoutes, espionnage d'Internet, extraditions pour délits politiques, expulsions<br />

arbitraires... Après avoir délibérément créé la tension, Fachozy va l'exploiter pour faire passer ces lois antidémocratiques.<br />

Qu'il utilisera aussi contre les mouvements sociaux et syndicaux. Et contre notre liberté<br />

d'expression (n'oublions pas qu'il a fait emprisonner un jeune immigré pour l'avoir « insulté »).<br />

9. Quelles solutions proposent-ils ?<br />

Ceux qui « ont bien compris l'inquiétude des jeunes », assurent qu'ils vont remettre un peu plus de sous pour<br />

les banlieues, et y ramener les polices de proximité et assistants sociaux qu'ils venaient de supprimer.<br />

Seulement, les flics et les assistants sociaux calmeront peut-être la situation un temps, mais ils ne créeront<br />

pas de l'emploi. Pour s'intégrer, il faut un vrai boulot, un vrai revenu.<br />

Mais tant que le système sera basé sur l'intérêt et le profit maximum de quelques uns, comment pourrait-on<br />

créer les emplois nécessaires et satisfaire les besoins de la population ? Si nous voulons qu'on cesse de jeter<br />

des êtres humains à la poubelle, n'est-il pas temps de remplacer la loi de la jungle par une forme supérieure<br />

des relations humaines ? Aujourd'hui, il est parfaitement possible de supprimer la faim dans le monde : cela<br />

coûterait moins qu'un quart du budget annuel de l'armée US. Alors ?<br />

10. Les laisser dans leur ghetto ?<br />

Il est trop facile de reprocher aux jeunes des banlieues de n'avoir pas de programme, et de se tromper de<br />

cible. Au début de l'existence de la classe ouvrière, les travailleurs surexploités ont commencé par briser les<br />

machines, ce qui était tout aussi suicidaire. La vraie question est : d'où pourraient leur venir ces<br />

revendications claires, cette analyse des causes de leur malheur ?<br />

Qu'a fait le mouvement ouvrier, qu'ont fait les intellectuels progressistes pour surmonter la division entre ces<br />

jeunes et les autres couches populaires ? Pour surmonter cette division, il faudra absolument jeter des ponts<br />

et communiquer l'expérience des luttes passées. Mais, avant d'être professeur, il faudra d'abord être élève. A<br />

l'écoute. Car la « haine » que ces jeunes éprouvent n'est pas un sentiment négatif. C'est l'indignation face à<br />

l'injustice. Et ce sentiment a toujours été, à toutes les époques, le point de départ pour résister et pour changer<br />

le monde.<br />

271


C’est l’ensemble de la classe politique française qui se trompe...<br />

Par Tariq Ramadan, jeudi 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Face à la violence dans les banlieues, on a vu l’autorité politique se questionner, hésiter : que faire face à une<br />

amplification de la violence aussi surprenante que dramatique ? Depuis plus de dix jours, les banlieues de la<br />

marge viennent déstabiliser le cœur de la République et posent une série de questions qu’il faudra bien<br />

regarder en face. On peine, à droite comme à gauche, à appréhender l’ampleur d’un phénomène qui requiert<br />

une véritable révolution intellectuelle dans la façon dont les termes du débat sont aujourd’hui posés.<br />

Il ne fait aucun doute que la violence n’est pas la solution et que la dégradation des biens publics, des bus et<br />

des voitures doit cesser et devra être sanctionnée. Il ne fait aucun doute non plus qu’un certain nombre de<br />

jeunes versent dans le pur vandalisme et la violence sauvage. Le rétablissement de l’ordre est évidemment<br />

une priorité et notamment pour les habitants des banlieues qui sont les premières victimes de ces violences. Il<br />

reste néanmoins que ces mesures seront insuffisantes et inefficaces si l’on n’entend pas la nature du message<br />

que renvoie à la France cette flambée de violence. L’entretien, quasi consensuel entre les partis, d’une<br />

politique de l’autruche concernant les banlieues aura à terme des conséquences dévastatrices pour la paix<br />

sociale.<br />

En amont du débat sur la fracture sociale, il est urgent d’engager une critique rigoureuse de la façon dont,<br />

depuis quinze ans, la classe politique et les intellectuels français abordent les questions de l’unité de la<br />

République et de l’intégration. On a assisté à des débats passionnés, et répétitifs jusqu’à l’obsession, sur la<br />

laïcité, l’école, la compatibilité de l’islam avec les valeurs républicaines, en passant par la représentation ou<br />

la formation des imams. On va d’un sujet à l’autre, quasiment en boucle, comme si tous les problèmes qui<br />

fragilisaient l’unité idéalisée de la République trouvaient là leurs résolutions. Non contents de constater<br />

l’inefficience de ces joutes, certains politiciens ont découvert un filon propre à relancer sous de nouveaux<br />

habits un débat éculé : ils proposent de revoir la loi de 1905, et nous entraînent, de fait, vers les mêmes<br />

fausses nouvelles questions.<br />

Les politiciens et les intellectuels français ont cette capacité surprenante d’entretenir pendant des mois des<br />

débats assourdissants autour de questions mal posées et/ou, dans les faits, déjà réglées. Il en résulte un climat<br />

malsain de confusion générale quant aux traitements des questions de fond. Prendra-t-on enfin acte en France<br />

que l’islam est une religion française. Certaines questions religieuses sont certes importantes (et les<br />

musulmans doivent s’y pencher) mais entendra-t-on, loin des effets de manche médiatiques, que la question<br />

religieuse - quant à la place de l’islam - est réglée. Il n’y a pas à réformer la loi de 1905 ; il est question,<br />

simplement et urgemment, de l’appliquer complètement et égalitairement. Entendra-t-on enfin qu’il existe un<br />

quasi consensus parmi les Français de confession musulmane sur le fait qu’ils sont liés par le respect strict et<br />

intégral de la Constitution et de la législation françaises : ils le prouvent depuis plusieurs décades. Les<br />

musulmans doivent bien sûr continuer à être autocritiques vis-à-vis des lectures littéralistes poussant au<br />

replis communautaire, à la radicalisation et/ou à la violence mais il est aussi impératif que la société<br />

française remédie à sa propre méfiance et à sa surdité en les écoutant et en cessant d’exiger d’eux une<br />

perpétuelle justification.<br />

La France des années deux mille a besoin de la voix d’un Jaurès qui ait le courage de dire : la question de<br />

l’islam est réglée et ne menace en rien l’avenir de la France. C’est la question sociale qui est le vrai danger<br />

pour l’unité de la République. La gauche est totalement déconnectée des réalités du terrain. Ses leaders,<br />

soucieux de rester présents sur le terrain médiatique, ont, entre autres, créé des associations dites<br />

« représentatives des banlieues » qui, pour se faire entendre sur les plateaux de télévision, acceptent les<br />

termes des débats politico-médiatiques des salons parisiens qui sont à mille lieux des réalités du terrain.<br />

Ainsi SOS Racisme ou Ni Putes ni Soumises (créations socialistes) surfant sur les thèmes médiatiques de la<br />

laïcité, de l’islam, de l’intégration et de l’islamisation, sont autant entendues par l’élite parisienne qu’elles<br />

sont disqualifiées au sein des populations qu’elles sont sensés représenter. Dans le journal anglais The<br />

Independent, le président de SOS Racisme se plaignait de n’avoir pas été appelé à la rescousse par le<br />

gouvernement afin d’agir contre la vague de violence dans les banlieues : on pourra reprocher à la droite<br />

d’être inefficace en matière sociale mais on ne pourra pas lui faire grief d’être mal renseignée sur les voix qui<br />

ont quelque légitimité sur le terrain. Hormis la critique de la politique sécuritaire du gouvernement actuel, la<br />

272


gauche ne propose rien et est en panne de projet politique pour des populations dont elle ne connaît presque<br />

rien et dont elle parle dans les mêmes termes que la droite.<br />

L’unité de la République, idéalisée jusqu’à l’ivresse dans le discours politique, est, sur le plan social, un<br />

mythe et un mensonge. Les débats sur l’islam, l’intégration et l’immigration, avec en toile de fond,<br />

l’entretien de la peur, sont des stratégies quasiment idéologiques permettant de ne pas regarder en face la<br />

réalité : des citoyens français sont traités comme des citoyens de seconde classe auxquels on envoie des<br />

enseignants débutants et inexpérimentés, à qui on offre des écoles ghettos, des habitations indignes et la<br />

perspective d’un marché de l’emploi verrouillé et inaccessible. Un univers sinistré et sombre. La France<br />

devient, sous nos yeux, une nation socio-économiquement communautariste avec des aires résidentielles<br />

pour citoyens riches très protégés, une classe moyenne enclavée qui cherchent de plus en plus à se mettre à<br />

l’abri des ghettos des laissé-pour-compte. Le racisme institutionnel est une réalité quotidienne sur le marché<br />

de l’emploi et de l’habitat, le système scolaire est à trois vitesses et la présence dans les milieux politiques et<br />

médiatiques des citoyens issus des banlieues tient de la dérision ou, au mieux, de l’alibi grotesque qui n’en<br />

finit pas d’utiliser des Arabes ou musulmans de service.<br />

Une révolution des mentalités s’impose d’urgence : la France a changé et il faut que ses programmes<br />

d’enseignement l’intègre et l’exprime. Ceux qui constituent la nation d’aujourd’hui ont droit à une<br />

reconnaissance officielle : loin d’une compétition malsaine des mémoires, une approche objective et<br />

respectueuse des histoires s’impose. Un nouveau souffle de créativité en matière de politique éducative est<br />

nécessaire quant à la formation des enseignants et à l’administration des écoles de banlieues : l’égalité des<br />

chances passe par un triplement des investissements dans les zones scolairement sinistrées de la République.<br />

Envoyer la police précédée d’un discours qui mêle l’insulte à l’irrespect est contreproductif. On ne verra de<br />

changement que lorsque les citoyens des banlieues seront respectés comme Français à part entière, écoutés et<br />

considérés comme partie prenante des solutions et non pas seulement comme expression des problèmes. La<br />

confiance s’est délitée et seules des initiatives locales basées sur le dialogue, la citoyenneté, la démocratie<br />

participative et accompagnées de l’établissement de services sociaux effectifs et de plans emplois et<br />

habitations à long terme sont de nature à renverser la spirale du pire.<br />

La France a besoin de politiciens déterminés et courageux qui regardent en face les peurs et les racismes qui<br />

traversent ce pays. De politiciens au souffle long dont la vision et les horizons politiques dépassent les<br />

échéances déjà tristement obsessionnelles de 2007 et affirment avec force leur refus de continuer à pervertir<br />

et à fausser les débats en « islamisant » les questions sociales. Des politiciens qui respectent la dignité égale<br />

de tous les citoyens et qui refusent au nom de l’unité sociale de la République de continuer à parler de<br />

« Français d’origine immigrée » quatre générations après leur installation. Des politiciens qui savent que si la<br />

France a besoin que l’ordre soit rétabli dans les banlieues, elle ne parviendra à garantir la paix sociale que si<br />

elle reconnaît et luttent contre les injustices qui la minent. C’est ce que crient « les voyous » et « les<br />

sauvageons » des banlieues et ce sont les partis qui, somme toute, se discréditent de ne pas les entendre et de<br />

les traiter ainsi.<br />

* Une version plu scourte de cet article a été publiée dans dans le quotidien suisse « Le temps » .<br />

Tariq Ramadan<br />

Dernier livre paru, Faut-il faire taire Tariq Ramadan ?, éditions Archipel, janvier <strong>2005</strong><br />

Professeur d’islamologie (site internet : www.tariqramadan.com)<br />

273


Ils sont entrés en politique<br />

Françoise Blum, Le Monde, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Il fut un temps, qui n'est pas si lointain, où l'identification à l'opprimé était le mode d'être d'une génération,<br />

un temps où nous étions tous des juifs allemands. Je persiste à croire, à tort me diront certains, que cette<br />

identification-là donnait comme un supplément d'âme. Avec les jeunes des banlieues rien de tel<br />

apparemment. Au mieux, on comprend leurs frustrations, au pire on en a peur. Au mieux, on leur reconnaît le<br />

droit à manifester leur colère, mais on trouve qu'ils expriment ce droit de façon irresponsable. Au pire, on<br />

voit derrière leur révolte l'ombre des imams.<br />

Pourquoi ne pas reconnaître tout simplement qu'en ce moment, et de la seule façon sans doute qui puisse<br />

porter, la façon médiatique, ces jeunes, pour la première fois occupent un espace qui leur était inconnu,<br />

inaccessible, étranger ou interdit, l'espace du politique. Ils sont entrés en politique, ceux-là mêmes dont on<br />

dit qu'ils ne votent pas, qu'ils se désintéressent de la chose publique.<br />

Sous le poids de l'insulte, d'autant plus grave peut-être qu'on leur renvoyait à la figure leurs propres mots, ces<br />

mots dont on prétend les guérir pour mieux les intégrer, ils ont découvert leur force. Ils ont découvert un<br />

pouvoir qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de manifester. Ils sont en train de faire vaciller un ministre que<br />

d'aucuns voyaient déjà président de la République. Ils sont en train de montrer qu'ils existent et que peut-être<br />

après tout cette République qui se veut égalitaire et universelle, ils peuvent eux aussi contribuer à la<br />

transformer. En un mot, ils sont devenus en quelques heures et quelques soirées d'incendies des acteurs, des<br />

acteurs de cet espace public qu'on leur recommandait d'intégrer tout en leur en déniant l'accès.<br />

La rue, lieu d'errance et de désoeuvrement, est devenue pour eux un lieu de manifestation. Et qu'on ne<br />

s'étonne pas qu'ils ne défilent pas de la République à la Bastille, infidèles en cela à une tradition et une<br />

mémoire qui n'est pas la leur. Paris n'est pas leur territoire et si les étudiants de mai 1968 incendiaient les<br />

voitures du boulevard Saint-Germain, en un temps rappelons-le où les voitures étaient plus rares et plus<br />

chères, c'étaient aussi celles de leurs parents.<br />

Autres temps, autres moeurs : Ceux qui récusaient la société de consommation en ces jours heureux des<br />

"trente glorieuses" ont malgré tout à voir avec ceux qui rêvent de l'intégrer. Ils demandent du respect. Les<br />

uns subissaient le poids d'une société répressive et dénonçaient le racisme antijeunes. Les autres subissent le<br />

poids d'une société qui en fait des êtres de seconde zone, qui les marginalise et les méprise, qui les écrase<br />

sous les contrôles de police et fait de la couleur de leur peau, de leurs noms et leurs prénoms un véritable<br />

handicap social. Et que serait leur colère sans les incendies de voitures ?<br />

Les télévisions du monde entier se seraient-elles alors déplacées ? Que fallait-il qu'ils fassent : qu'ils<br />

déposent une pétition au Palais-Bourbon ? Les moyens qu'ils utilisent sont sans doute les seuls efficaces en<br />

ces temps où les médias font et défont l'actualité. Combien de grèves ouvrières ont récemment encore été<br />

projetées sur la scène publique du seul fait de leur usage de menaces criminelles. Osons le mot, ces émeutes,<br />

révoltes, flambées de colère, violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. Il ne<br />

s'agit pas d'une révolte ouvrière mais de celle d'enfants de la classe ouvrière. Les buts ? Au moins le respect,<br />

et au plus l'intégration.<br />

Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la précarité. Ils demandent aussi la démission d'un<br />

ministre de l'intérieur, comme on a pu demander, en d'autres temps, celle d'un Marcelin. Et on a envie de dire<br />

haut et fort : bravo à tous ceux qui, à force de mépris, ont pu aider à l'émergence d'un nouvel acteur collectif.<br />

Et un nouvel acteur collectif, dans une France engluée dans ses querelles de chapelle et ses peurs de l'avenir,<br />

n'est-ce pas une chance ?<br />

Françoise Blum, historienne et ingénieur au CNRS<br />

274


This is not only a French crisis - all of Europe must heed the flames<br />

Timothy Garton Ash, Thursday November 10, <strong>2005</strong>, The Guardian<br />

Europeans of immigrant descent are speaking to us through a pillar of fire. They need acceptance as<br />

hyphenated Europeans<br />

In the Bible, we read that God guided his people out of Egypt with a pillar of cloud by day and a pillar of fire<br />

by night. Now the impoverished youth of France's outer-city ghettoes are speaking to all of us through a<br />

pillar of smoke by day and a pillar of fire by night. Their pillars are made of burning cars - some 6,000 to<br />

date - yet this apparently pointless violence has as clear a message as the one Moses followed. Europe, which<br />

to their immigrant parents seemed like the promised land, has turned into a new bondage.<br />

"You know," a young man called Bilal told a reporter at Housing Project 112 in Aubervilliers, "when you<br />

brandish a Molotov cocktail, you are saying 'help!' One doesn't have the words to say what one resents; one<br />

only knows how to talk by setting fire." So they know what they are doing. They speak through fire.<br />

To say this is not to justify the resort to violence. Nothing in the world can justify the beating to death of an<br />

elderly, innocent bystander, Jean-Jacques le Chenadec, a retired car worker who was reportedly just trying to<br />

extinguish a fire in a rubbish bin near his home. Nothing. But even as a fragile social peace is, we hope,<br />

restored through the drastic means of declaring a state of emergency, we have to start understanding what is<br />

being said through the flames.<br />

Some commentators have contrasted peaceful, multicultural Britain with explosive, monocultural France.<br />

That seems to me dangerous complacency. Of course, the message of the burning Renaults and Citroëns is<br />

directed first and foremost at France's leaders. No country in Europe has a larger proportion of men and<br />

women of immigrant descent, mainly from the African continent and mainly Muslim: an estimated six to<br />

seven million of them, or more than 10% of the population.<br />

In few other European countries are those of immigrant descent so heavily ghettoised as they are in<br />

impoverished housing estates like No 112 at Aubervilliers. In few other countries could an interior minister<br />

denounce the rioters as "rabble" who deserve to be sand-blasted, and yet remain one of the most popular<br />

politicians in the land. That the French prime minister at such a moment is an unelected aristocrat, with a pen<br />

frequently dipped in purple ink, makes it hard to resist talk of an ancien regime. Indeed, few European<br />

countries have a more exclusive metropolitan elite.<br />

Just a few descendants of France's postwar trans-Mediterranean immigrants appear in public life. Their<br />

position was perfectly summed up for me by a recent picture in Le Monde which showed the silver-haired<br />

prime minister, Dominique de Villepin, greeting Mr Azouz Begag, the minister for the promotion of equality<br />

of opportunity, by patting him on the head. Pat, pat, nice little Azouz. Meanwhile, the social reality of "equal<br />

opportunity" is best summarised in the title of a book by a Moroccan-born businessman, The Social Elevator<br />

is Broken; I Took the Stairs. The evidence of endemic racism in the French labour market is overwhelming.<br />

The British writer Jonathan Fenby tells the story of an entertainer in one of those housing estates who wrote<br />

two job application letters to a state television channel. One gave his African name and his real address; the<br />

other, a French name and a better address. The first received a refusal, the second an invitation for an<br />

interview.<br />

Moreover, France represents the European extreme of attempted assimilation. No other European state has<br />

been so aggressively rigorous in its banning of the Islamic headscarf. None has made fewer concessions to<br />

cultural difference. As Alain Duhamel observes in his book French Disarray, "the only community France<br />

recognises is the national community".<br />

All this is peculiar to, or at least most extremely represented by, the French Republic. But have no illusions:<br />

this is a problem that afflicts the whole of Europe. It was second-generation immigrants in peaceful,<br />

multicultural Britain who perpetrated the far-worse atrocity of the July bombings in London. Indeed, in the<br />

form of their revolt, Bilal and his comrades are in a way speaking old-fashioned French, albeit French<br />

without words. For spectacular but not ultimately very bloody protests, with road blocks and barricades, are<br />

275


part of a more than 200-year-old French revolutionary tradition. France's second-generation immigrant<br />

youths burned cars; ours burned human beings. Which would you prefer? And it was peaceful, multicultural<br />

Holland which last year saw the ritual murder of Theo van Gogh.<br />

Most west European societies have large, dissatisfied communities of immigrant descent. We brought them<br />

here in the first place, partly as the legacy of our retreating European empires, partly as workers to perform<br />

the menial jobs native Europeans did not want to do, in the years of impressive economic growth after 1945.<br />

We kept them, for the most part, at arm's length, treating them as denizens rather than full citizens of Europe.<br />

In Germany, for example, most of the so-called Gastarbeiter from Turkey were, until recently, not invited to<br />

take up German citizenship, even if they had lived there for 30 years. And the post-9/11 "war on terror" has<br />

added new grounds for alienation.<br />

This is an all-European problem. I'm tempted to say it's the all-European problem; or at least, first-equal with<br />

that of creating more jobs. The two are closely related. In many of the housing estates now speaking through<br />

fire, unemployment is as much as 40%, while the average age is under 30. Meanwhile, the older, native-<br />

European unemployed are strongly represented among the electorate of Jean-Marie le Pen's National Front,<br />

and other anti-immigrant parties across Europe. This has all the makings of a downward spiral.<br />

On all reasonable assumptions, Europe's population of immigrant descent and Muslim culture will grow<br />

significantly over the next decade, both through higher relative birth rates and further immigration. If we<br />

cannot make even those who have lived in Europe since birth feel at home here, there will be all hell to pay.<br />

Six thousand burning cars will seem like nothing more than an hors-d'oeuvre.<br />

Addressing their socio-economic problems is half the answer, but very difficult, since the key is jobs and<br />

jobs are being created in Asia and America more than in Europe. The other half has to do with citizenship,<br />

identity and the everyday attitudes of each and every one of their fellow citizens.<br />

Being European should be the overarching civic identity which allows immigrants and those of immigrant<br />

descent to feel at home. Indeed, it should, in theory, be easier to feel Turkish-European, Algerian-European<br />

or Moroccan-European than it is to feel Turkish-German, Algerian-French or Moroccan-Spanish, because<br />

being European is by definition a broader, more all-embracing identity. But it isn't easier.<br />

Somehow, Europeanness doesn't work like that. Native-born Europeans can feel French-European, German-<br />

European or Spanish-European. Some - we happy few, we band of brothers - even feel British-European.<br />

And there are examples of people who definitely do feel, say, Pakistani-British or Tunisian-French. But the<br />

direct hyphenation rarely works. To address the greatest problem of our continent, and not just of France, we<br />

need to do nothing less than to redefine what it means to be a European.<br />

Timothy Garton Ash, The Guardian, 10 novembre <strong>2005</strong>, http://www.freeworldweb.net<br />

276


Is Paris burning or Watt?<br />

William Bowles, November 10, <strong>2005</strong><br />

williambowles.info<br />

We must leave our dreams and abandon our old beliefs and friendships of the time before life began. Let us<br />

waste no time in sterile litanies and nauseating mimicry. Leave this Europe where they are never done<br />

talking of Man, yet murder men everywhere they find them, at the corner of every one of their own streets, in<br />

all the corners of the globe. For centuries they have stifled almost the whole of humanity in the name of a socalled<br />

spiritual experience. Look at them today swaying between atomic and spiritual disintegration. – Frantz<br />

Fanon, The Wretched of the Earth<br />

Burn, baby, burnOr Soweto, or Bolton, or Brixton, or Petrograd? In 1976, the young people of Soweto had<br />

finally had enough, people can only take so much before they revolt no matter what the cost.<br />

And the experts in their droves, come out of the woodwork like cockroaches and produce their ‘learned’<br />

analyses of what ails our broke down capitalisms, even, as the Independent the other day advanced the theory<br />

that the youths of France used their cellphones and the Internet to co-ordinate their uprising in order to<br />

explain the sheer scale of it (I kid you not), it seems a fundamental truth escapes them.[1]<br />

Spontaneous uprisings are as old as class societies as any reading of history teaches us from Watt Tyler’s<br />

Peasants’ Revolt in the 13th century through to the dispossessed of the ‘barrios’ of Paris or Caracas.<br />

What distinguishes the revolt currently taking place in France is not only the scale of it, sweeping across<br />

France from one ghetto to the next but that it reflects the fact that the legacy of colonialism and its benighted<br />

descendent, the ‘neo-liberal’ agenda of the IMF and the World Bank has finally come back to haunt the<br />

Western world.<br />

The importation of cheap, colonial labour whether from Puerto Rico to New York in the 1940s, from the<br />

Caribbean to London in the 1950s or those from Bangla Desh and Pakistan in the 1960s, all reflect the stark<br />

reality of a divided world, that sooner or later, given the fundamentally racist nature of capitalist society was<br />

bound to blow up in our faces.<br />

Some on the left even argue that a major cause of the current unrest is, as Frank Furedi argues one of<br />

“political exhaustion” of the ruling elites, that following the end of the Cold War<br />

… the European political elites lack a project. They no longer have a mission to perform, and do not possess<br />

a distinct outlook that can inform their policies and day-to-day actions.[2]<br />

Lack a project? Is it any wonder that we on the left face our own crisis when this kind of analysis is all we<br />

have to offer as an explanation for what is an on-going phenomenon, a phenomenon that Furedi<br />

acknowledges as his references to the riots of Oldham and elsewhere testifies, that of an global ‘underclass’,<br />

the descendents of a post-colonial policy that has come home to haunt us in the ‘belly of the beast’.<br />

What Furedi fails to mention is the role of racism as a fundamental aspect of capitalism. Indeed, Furedi’s<br />

article fails to mention the ‘r’ word at all except in the final paragraph, where his own failure of imagination<br />

is summed up<br />

… the Anglo-American media have been quick to preach to the French about the enlightened ways of doing<br />

race relations, and call on them to learn from America and Britain. Maybe this learning should be the other<br />

way around. The problems that afflict France are not the result of unimaginative Gallic policymaking. They<br />

are ultimately the product of a political exhaustion that is no less prevalent in Britain or Belgium than it is in<br />

France. The solution lies not in dreaming up clever ways of managing community conflict, but in demanding<br />

that societies stop evading the fundamental questions posed in our times: what is the purpose of politics; who<br />

are we as a society; and what defines our humanity?[3]<br />

277


Ultimately, it is the failure to recognise that the fundamental contradictions of capitalism that has seen firstly,<br />

the importation of cheap labour to do the jobs considered too demeaning by the white working classes of the<br />

capitalist world to perform and secondly, the export of industrial capitalism to the un-unionised working<br />

people of our former colonies. Add to this the assault by the IMF and the World Bank on the poor of the<br />

planet which has displaced millions who have in turn ‘invaded’ the metropolitan centres of capital in search<br />

of a living.<br />

Failure of the imagination? “Political exhaustion” on the part of the ruling elites? I despair if this is what<br />

passes for a ‘left’ analysis when we have for decades experienced the results of the imperial mindset that<br />

affects all sections of capitalist society. Until we face the reality that we are the privileged of the world,<br />

living on borrowed time and on stolen labour, there can be no solution.<br />

‘More Africans Enter U.S. Than in Days of Slavery’, New York Times, February 21, <strong>2005</strong><br />

Although Frantz Fanon focused on the effects of colonialism on the ‘native’, the following description could<br />

just as easily describe the banlieues of France as those of Algeria<br />

The zone where the natives live is not complementary to the zone inhabited by the settlers. The two zones<br />

are opposed, but not in the service of a higher unity. Obedient to the rule of Aristotelian logic, they both<br />

follow the principle of reciprocal exclusivity. No conciliation is possible, for of the two terms, one is<br />

superfluous. The settlers’ town is a strongly built town, all made of stone and steel. It is a brightly lit town;<br />

the streets are covered with asphalt, and the garbage cans swallow all the leavings, unseen, unknown and<br />

hardly thought about. – The Wretched of the Earth, p. 38<br />

A suffocating myopia has descended on the West, one that ignores the reality of a world that outside the<br />

metropolitan centres is based on sheer brute force of arms and repression whether in Colombia, Iraq, or<br />

Palestine, where the uniting factor is an imperialism increasingly desperate in its attempts not only to hold<br />

onto what it has stolen but to absorb the fact that the policies of centuries has finally come to a head.<br />

That it explodes in the face of a smug and comfortable intelligentsia, whether of the ‘left’ or the right should<br />

come as no surprise to us, it is but our just desserts for the centuries of oppression we have inflicted on<br />

Fanon’s Wretched of the Earth and for ignoring the reality of life in our own ‘backyard’, even as we speed<br />

off up the M-25 to some cathedral of consumption to get our fix of fixtures.<br />

Wake up Frank Furedi and tell it like is, you have nothing to lose but your illusions.<br />

William Bowles, November 10 th , <strong>2005</strong><br />

[1] ‘It is reasonable to presume rioters have been using their mobile phones and internet access to maximise the impact<br />

of their demonstrations.' The Independent, 7 November, <strong>2005</strong>.<br />

[2] ‘French lessons for us all The riots reveal the political exhaustion of Europe’ by Frank Furedi, 8 November <strong>2005</strong>.<br />

- www.spiked-online.com/printable/0000000CAE34.htm<br />

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278


Violences policières<br />

Lettre de Jean-Pierre Dubois au ministre de l'Intérieur concernant des propos<br />

tenus par des policiers<br />

Jean-Pierre Dubois, Président de la Ligue des droits de l’homme, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

Monsieur le Ministre,<br />

L’émission de TF1 « Sept à huit » du 6 novembre <strong>2005</strong> a diffusé la scène suivante filmée par un journaliste<br />

en caméra cachée dans le quartier de La Duchère de Lyon.<br />

Il s’agit d’un contrôle d’identité opéré par une patrouille de policiers au cours duquel les propos suivants<br />

auraient été tenus :<br />

A un jeune qui proteste, un policier lui lance : « Ta gueule ! »<br />

« - Vous nous dites « Ta gueule » et on n’a rien fait m’sieur. »<br />

« - Tu veux que je t’emmène dans un transformateur ? »<br />

« - Désolé, m’sieur, vous me parlez mal, je vous ai pas parlé, m’sieur »<br />

« - Eh bien nous parle pas ! (…) On te dit de reculer, recule ! »<br />

« - Ecoutez, monsieur, on vous vouvoie et vot’collègue il nous tutoie ! On est respectueux ! »<br />

Un autre jeune, plus loin, lance à un policier : « C’est bien fait ! T’as le cancer ! T’as plus de cheveux ! »<br />

Le policier répond : « Eh ! Tu veux griller toi aussi avec tes copains ? Tu veux aller dans un transfo ?<br />

Ramène ta gueule, on va t’y mettre. »<br />

Le premier jeune homme reprend : « Si c’est comme ça, vous croyez que tout le quartier il va se calmer ? »<br />

Un policier répond : « Que le quartier se calme ou pas, on s’en branle. Nous, à la limite, plus ça merde, plus<br />

on est contents ! ».<br />

Face à la gravité de tels propos tenus par des représentants de l’autorité publique, je vous demande, si ces<br />

faits sont avérés, l’ouverture de poursuites disciplinaires.<br />

Vous comprendrez que je rende cette lettre publique.<br />

Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à l’assurance de ma haute considération.<br />

Jean-Pierre Dubois, Président de la LDH, 10 novembre <strong>2005</strong><br />

279


Piégés par la République<br />

Laurent Mucchielli, Didier Lapeyronnie, Libération, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Les émeutiers sont seuls. Ils n'ont aucun soutien politique. Il est vrai qu'ils sont difficilement défendables. Ils<br />

sont agressifs et violents. Ils ont souvent un présent ou un passé de délinquants. Ils brûlent des voitures et<br />

affrontent durement la police. Les photos des journaux et les reportages télévisuels nous abreuvent de ces<br />

images de véhicules ou de bâtiments en flammes autour desquels dansent des silhouettes menaçantes. Images<br />

inquiétantes, toutes prises derrière le paravent policier, du point de vue de l'ordre et de la loi, mais qui nous<br />

interdisent à jamais d'avoir le point de vue inverse, le point de vue de celui qui fait face à la police et à l'ordre<br />

de la bonne société.<br />

Sous les capuches rabattues de leur jogging, les «jeunes » sont sans visage, anonymes et sans parole. Comme<br />

l'a rappelé le lynchage d'Epinay-sur-Seine, la violence écoeurante dont ils usent semble bien le signe qu'ils<br />

sont hors de notre société, des «sauvageons» ou une «racaille» dont il faut se protéger et surtout dont il faut<br />

protéger les «braves gens» qui ont le malheur de vivre dans les mêmes cités et qui, eux, voudraient «s'en<br />

sortir» et «s'intégrer». N'ayant rien à dire, si ce n'est exprimer le mélange d'émotion et de rage qui les a saisis<br />

à la suite de la mort de Ziad B. et Banou T., puis des propos du ministre de l'Intérieur, ils seront maintenant<br />

l'objet de tous les discours et de tous les usages politiques, un instrument destiné à justifier la répression et<br />

l'appel toujours plus pressant à la loi.<br />

L'ordre et la justice, a répondu le gouvernement après avoir liquidé les emplois jeunes et la police de<br />

proximité, le budget des associations et de la politique de la ville. Ces jeunes sont ainsi enfermés dans le<br />

rapport exclusif à la norme et à la morale, irrémédiablement marginalisés et construits comme des problèmes<br />

: ceux qu'ils subiraient et ceux qu'ils feraient subir. Et la violence dont ils usent, par effet de sidération,<br />

renforce le cercle vicieux et justifie qu'ils soient tenus à l'écart.<br />

Certes, l'émeute libère la colère et la violence, les petits délinquants s'en donnent à coeur joie. Pourtant, ces<br />

«violences urbaines» ne sauraient être réduites à la seule question de la loi et de la norme. Dans les années<br />

1960, il aurait été absurde de ramener les petits groupes de Black Panthers à de simples délinquants. Il y a un<br />

siècle et demi, Gavroche, qui effrayait tant la bonne société, aurait pu mourir en volant le portefeuille d'un<br />

bourgeois aussi bien que sur une barricade. L'émeute et la violence urbaine charrient toutes les déviances<br />

qu'elles mêlent au sentiment d'une humiliation démultipliée.<br />

Une humiliation scolaire. L'école n'est pas vécue par une partie de ces jeunes comme un instrument de<br />

promotion mais comme le lieu d'une sélection qui transforme leur destin social en autant d'humiliations<br />

personnelles. A leurs yeux, la promotion par l'école est réservée à d'autres, qui savent tirer tous les bénéfices<br />

et qui sont généralement des «Blancs» quand eux sont généralement des jeunes issus de l'immigration. Ne<br />

serait-ce pas ces mêmes «jeunes de banlieue» qui, au mois de mars dernier, dépouillaient et frappaient les<br />

lycéens venus manifester pour défendre leur école ?<br />

Une humiliation économique. Tandis que nous commentons des hausses ou des baisses d'un taux de<br />

chômage national entre 8 et 9 %, la situation d'une partie de la jeunesse est sans commune mesure. Le taux<br />

de chômage des jeunes à Clichy-sous-Bois tourne autour de 30 %. Et si l'on cible les jeunes nés de père<br />

ouvrier et sortis de l'école sans diplôme ou avec un simple CAP, le taux de chômage dépasse les 50 % dans<br />

la plupart de ces quartiers qui s'enflamment de nouveau aujourd'hui. Sans emploi, impossible d'accéder à un<br />

logement et d'envisager de pouvoir fonder sa propre famille. La vie «normale» est interdite.<br />

Une humiliation quotidienne dans les rapports avec la police. Les pouvoirs publics ne mesurent sans doute<br />

pas à quel point cette interaction est devenue au fil des ans un élément du problème. Lorsque des policiers<br />

presque tous «blancs» interviennent sur des populations qu'ils ne connaissent pas, contrôlent indistinctement<br />

tous ceux qui leur paraissent «suspects» (qui sont presque tous black ou beurs) et sont capables de faire<br />

preuve de la même violence verbale et physique que les délinquants qu'ils voudraient arrêter, alors il n'est pas<br />

surprenant que cette relation quotidienne soit perçue par ces jeunes comme le symbole d'une oppression et<br />

d'un racisme.<br />

280


Une humiliation politique. Après l'échec du «mouvement beur» du début des années 1980, et tandis que les<br />

militants politiques et syndicaux ont déserté les quartiers populaires, la jeunesse de ces quartiers ne parvient<br />

pas à faire entendre sa parole dans l'espace politique. Pire : quand elle tente de s'exprimer et de s'affirmer<br />

d'une autre façon, ceci se retourne contre elle. Son engouement pour le rap est traité avec crainte ou<br />

condescendance. Son affirmation identitaire est accusée d'être une forme de «communautarisme» qui<br />

menacerait l'unicité de la République. Son affirmation religieuse est criminalisée au nom de la peur du<br />

terrorisme ou de la liberté des femmes.<br />

Dans ces conditions, est-il si difficile de comprendre que cette jeunesse a avant tout besoin de reconnaissance<br />

et de dignité (le fameux «respect») ? Et lorsque l'émeute éclate et que la violence se déchaîne, est-il si<br />

difficile de comprendre qu'à côté des incendies de voitures les jeunes s'en prennent aussi aux institutions :<br />

police, transports collectifs, antennes ANPE, centres sociaux et même écoles ? Pour eux, ces services publics<br />

ne sont plus guère des instruments d'amélioration de la vie sociale et plus du tout des vecteurs d'intégration,<br />

ce sont des aides qu'ils finissent par rejeter comme de la charité, quand ce ne sont pas à leurs yeux des<br />

obstacles à franchir, voire des frontières qui les maintiennent à l'écart de la «vie normale» à laquelle ils<br />

n'osent plus rêver.<br />

Du «modèle social français», ils ne connaissent que le chômage ou l'intérim, les emplois aidés et la<br />

dépendance aux services sociaux, tout un univers «gris» protégeant de la misère mais enfermant dans la<br />

précarité et semblant n'avoir aucune issue. Cet univers est alors vécu comme un «piège» dans lequel ils<br />

survivent loin de la «vie normale» des «nantis», et dans lequel ils ont le sentiment que leur vie s'en va sans<br />

pouvoir être véritablement vécue. Ils se sentent coincés dans une «nasse» qui sert finalement à les maintenir<br />

à l'écart d'une société qui ne veut pas d'eux.<br />

Aussi, les mots de la République se vident-ils de leur sens et sont-ils perçus comme les masques d'une<br />

société «blanche» qui racialise et humilie sans même vouloir le reconnaître. Ne nous rappelle-t-on pas<br />

régulièrement que la France possède un modèle d'intégration que tout le monde nous envie, que la France<br />

n'est pas l'Amérique ou la Grande-Bretagne libérales et n'a pas de ghettos ? Qui cherche ainsi à se rassurer ?<br />

Qui ne veut pas comprendre que ces jeunes, eux, ont le sentiment de vivre dans des ghettos ?<br />

Alors les mots finissent par déchaîner la rage puisque leur sens n'est plus partagé et qu'ils ont perdu leur<br />

contenu. Centrée sur la défense du «modèle social français» et de plus en plus tentée par le repli national<br />

autour des «services publics» et des «petits fonctionnaires», réaffirmant sans cesse les vertus d'une<br />

République égalitariste pourtant en faillite, devenue adepte d'une «laïcité» pure et dure hostile à tout<br />

«communautarisme», la gauche elle-même a abandonné le monde populaire et celui des immigrés.<br />

A travers elle, les «classes moyennes» et les «fonctionnaires» monopolisent l'espace public et défendent leurs<br />

intérêts, excluant de fait toute forme alternative de représentation et d'expression : combien de «jeunes de<br />

banlieue» dans les défilés pour défendre le «service public» ? Combien travaillent dans ces mêmes services<br />

publics (police, justice, école) ? Combien de citoyens «issus de l'immigration» dans les instances<br />

représentatives ?<br />

L'émeute naît ainsi d'abord du vide politique. La violence surgit quand la politique est absente, quand il n'y a<br />

plus d'acteurs sociaux ni même de conflit, quand il ne reste plus que la défense de l'ordre et de l'identité<br />

nationale. Certes, il est urgent de rétablir un minimum de politique sociale, de lutter contre les<br />

discriminations, d'en finir avec des pratiques policières indignes d'une démocratie et surtout de stopper cette<br />

ségrégation urbaine qui structure de plus en plus nos modes de vie.<br />

Mais les émeutes nous rappellent qu'il est avant tout indispensable de reconnaître et de respecter toute une<br />

population, de considérer qu'elle ne constitue pas un problème mais qu'il s'agit bien de citoyens de notre<br />

pays. Face à un gouvernement qui n'a que l'ordre à la bouche, le travail de la gauche aujourd'hui devrait être<br />

de faire entrer cette parole dans l'espace public et de lui donner un sens politique. Elle ne semble pas en<br />

prendre le chemin.<br />

Didier Lapeyronnie et Laurent Mucchielli, sociologues<br />

281


Les damnés de la terre<br />

Gilbert Molinier, 9 novembre <strong>2005</strong><br />

Hormis le temps, il y a encore un autre moyen de<br />

produire de grands changements, et celui-ci est<br />

la force. Lorsque le premier est trop lent,<br />

le second anticipe souvent la chose.<br />

G .C. Lichtenberg<br />

L’homme aux écus ne connaît « la réalisation<br />

des forces essentielles de l’homme […] que<br />

comme la réalisation de sa monstruosité, de son<br />

caprice et de ses lubies arbitraires et bizarres. »<br />

K. Marx<br />

Douze longues nuits illuminées de feu, tâchées de sang. Pendant ce temps-là, sans doute paralysés par la<br />

trouille [1], les tâcherons du concept, toujours prêts à voler au secours de ceux qui les paient, rattachaient<br />

leurs godasses en tremblant ; effrayés [2], incapables de fourbir ne serait-ce qu’un embryon de réflexion, les<br />

journalistes vedettes comptaient et recomptaient le nombre de voitures brûlées en s’emmêlant les doigts dans<br />

leurs calculettes ; tous les amis des grandes causes humanitaires, d’autant plus proches de la misère humaine<br />

qu’elle se trouve très loin d’eux, se retrouvaient bec cloué. Tous les m’as-tu-vu, beaux parleurs et bavards<br />

s’étaient mis en vacances universitaires. La grande peur des classes dirigeantes et de leurs valets, les<br />

prétendues élites intellectuelles…<br />

Il aura fallu plus de douze longues nuits pour qu’enfin un homme se lève et ait le courage d’appeler un chat<br />

un chat. Aussi bien eu égard aux mesures à caractère politique qu’aux mesures à coloration sociale qu’il<br />

annonce, sans aucun doute à son insu, Dominique de Villepin proclame la vérité, nommément celle-ci,<br />

hégélienne, que « L’esclave est la vérité du maître. » En effet, quoi qu’on en pense, le discours tenu par le<br />

Premier ministre Dominique de Villepin lundi 7 novembre aura décisivement contribué à objectiver ce grand<br />

charivari en conférant une vraie dignité au cri qui secoue la France ces derniers jours en lui donnant la<br />

dimension d’un événement politique considérable.<br />

ZONES FRANCHES URBAINES<br />

Sans savoir vraiment ce qu’il disait, on entendit récemment un juge du parquet du tribunal de Bobigny<br />

déclarer : « Nous sommes dans une situation proche de la jungle dont ce département est victime depuis des<br />

jours. » [3] A une réserve près (« depuis des jours »), ce juge ne croyait pas si bien dire. Ordinairement, la loi<br />

de la jungle désigne « tout endroit, tout milieu humain où règne la loi des fauves, de la sélection naturelle »<br />

(Petit Robert), autrement dit, la loi du plus fort.<br />

Prenons un exemple parmi cent possibles. Ce n’est sans doute pas sans ironie qu’Alain Juppé, alors Premier<br />

ministre, promulgua en 1997 une loi dite de « redynamisation urbaine » en créant des zones franches<br />

urbaines (ZFU). Celle-ci comprenait trois volets principaux : exonération d’impôt sur le revenu ou d’impôt<br />

sur les sociétés dans une limite annuelle de 400 000 francs ; exonération de plein droit de la taxe<br />

professionnelle au profit des entreprises de moins de 50 salariés ; exonération de taxe foncière des locaux<br />

professionnels situés sur le territoire de la ZFU. A l’époque, L’Humanité écrivait à propos de la Corse<br />

devenue zone franche : « Les patrons, qui cumulent, depuis Raffarin ces dispositions avec le crédit d’impôt<br />

pour investissement, ont avoué que leur chiffre d’affaires avait augmenté en moyenne de 30 %, pour un score<br />

de 14 % du PIB insulaire […] grâce aux effets des mesures d’allégements de charges de la zone<br />

franche. » [4]<br />

Ainsi, non seulement le gouvernement d’alors accentuait encore une fois l’injustice fiscale, mais il créait ce<br />

que l’on pourrait nommer de nouveaux espaces de libertés dans lesquels chacun – chef d’entreprise – pouvait<br />

282


s’engouffrer ; ce fut la ruée vers l’or. Chacun, chef d’entreprise, s’exonérant de se soumettre à la loi<br />

commune, s’installait dans une zone de non-droit légalisé. En même temps, cette loi contribuait<br />

essentiellement à continuer à détruire le droit du travail, le droit social, le droit syndical… Cette loi déliait les<br />

liens qui faisaient obligation aux uns et aux autres de se soumettre à la loi commune. Elle contraignait donc<br />

chacun, dont plus une loi n’assurait l’intégrité, à vivre dans ces nouveaux espaces de liberté. Perdant toute<br />

sécurité, chacun était contraint à recouvrer sa liberté. Cette loi, donnant un statut juridique de légalité à<br />

l’illégitimité, légalisait « la loi de la jungle ». Le pacte de la communauté rompu unilatéralement, qui pouvait<br />

et devait encore s’y soumettre ? En toute rigueur, il est absolument impossible de se conformer à une loi qui<br />

n’existe plus.<br />

Car « la vie en commun [n’est] possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupement plus<br />

puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout<br />

individu en particulier. La puissance de cette communauté en tant que ‘Droit’ s’oppose à celle de l’individu,<br />

flétrie du nom de force brutale. En opérant cette substitution de la puissance collective à la force individuelle,<br />

la civilisation fait un pas décisif. Son caractère essentiel réside en ceci que le membres de la communauté<br />

limitent leur possibilités de plaisir alors que l’individu isolé ignorait toute restriction de ce genre. Ainsi donc,<br />

la prochaine exigence culturelle est celle de la ‘justice’, soit l’assurance que l’ordre légal désormais établi ne<br />

sera jamais violé au profit d’un seul. […] Le résultat final doit être l’édification d’un droit auquel tous – ou<br />

du moins tous les membres susceptibles d’adhérer à la communauté – aient contribué en sacrifiant leurs<br />

impulsions instinctives personnelles, et qui d’autre part ne laisse aucun d’eux devenir la victime de la force<br />

brutale. » [5]<br />

On n’en finirait plus d’égrener la liste des truands du patronat, racailles de la politique, bandes de la finance,<br />

bandes organisées et tous leurs sbires appointés qui se sont arrogé le droit de piller l’argent public pour leur<br />

propre plaisir alors qu’ils en étaient comptables. Et, par un singulier renversement des causes et des effets, ce<br />

sont les mêmes qui, après avoir jeté tout le monde des pauvres dans la jungle des villes qu’ils ont fabriquée<br />

pour assouvir leur seule soif d’or, leur seul profit, leurs seuls plaisirs, jusqu’à leur ôter le pain, le droit de<br />

vivre, le droit de travailler…, s’étonnent et sont pris d’effroi que ce monde des pauvres soit pris du même<br />

syndrome de folie furieuse ? Aussi violents soient-ils, ils ne font que montrer en miroir de façon atténuée,<br />

l’arrogance et la monstruosité des puissants.<br />

UN VENT DE FOLIE<br />

Quel que soit le nom dont on pare les feux qui éclairent le ciel de ces nuits de novembre, violences urbaines,<br />

situation de guerre, vandalisme, crise des banlieues, guerre civile, très grave malaise social, etc. ; quel que<br />

soit le nom dont on habille les acteurs de cet événement, jeunes révoltés, racaille, émeutiers, jeunes issus de<br />

l’immigration, sauvageons, ordre des bandes, jeunes des quartiers sensibles, laissés-pour-compte, casseurs,<br />

etc. ; il n’en demeure pas moins vrai qu’ils sont désormais, dans des conditions tout à fait spécifiques, qu’on<br />

le veuille ou non, les acteurs politiques majeurs du présent et de l’avenir. Dans un grand fracas, ce moment<br />

marque à la fois la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. Certes, si l’on s’en tient aux formes de<br />

luttes présentes, cette appréciation pourra paraître scandaleuse tant elle contredit toute une tradition syndicale<br />

ou politique. Or, nous sommes obligés de constater que ces formes de luttes traditionnelles ont fait faillite.<br />

Cette faillite est si considérable, si massive, si rédhibitoire qu’elle oblige à tout recommencer depuis le début.<br />

Les nouvelles générations ne bénéficient d’aucune sorte d’héritage, sinon celui de l’échec de leurs aînés. Et<br />

pourtant, à lire les inquiétudes des dirigeants des pays de la Sainte-Alliance européenne craignant l’effet de<br />

contagion, il est difficile d’imaginer qu’un tel déchaînement de forces ait pu se produire ailleurs que dans ce<br />

pays qui fut celui des jacqueries et de la Révolution française. Il en est même l’héritier direct. Il sera facile,<br />

trop facile, à tous ceux qui ont transformé la France en désert politique et en désert culturel de ne pas vouloir<br />

discerner le sens profondément politique de ces nuits de novembre. Les mêmes puristes pourront toujours<br />

dire : « Mais quoi, où sont les mots d’ordre ? où sont les représentants de ce mouvement ? où sont les<br />

chefs ? » Nous savons qu’ils ont peur. Cela suffit. Désormais, la jeunesse est entrée dans l’histoire par la<br />

seule porte laissée entrouverte.<br />

Maintenant, si l’on considère les conditions réelles et concrètes de la lutte politique, alors on peut<br />

raisonnablement considérer cet événement comme la plus pure expression de la lutte des classes au moment<br />

où toute conscience de classe fait défaut ; par exemple, dans le meilleur des cas les ci-devant<br />

révolutionnaires ne sont plus que des bureaucrates soldés… Ce mouvement semble contredire toute<br />

283


ationalité, cependant nous dirons qu’il est plutôt l’effet d’une destruction préalable de toute pensée<br />

rationnelle ; par exemple, nous vivons une époque d’effondrement de la parole, de dégénérescence de<br />

l’instruction… Cette persévérance dans la destruction peut bien décourager tout effort de compréhension<br />

empathique, pourtant elle n’est que la réponse défensive, éperdue, à la rage destructrice du capitalisme ; par<br />

exemple, destruction des emplois et des métiers, course folle à l’argent, corruption généralisée… Mais il y a<br />

plus encore. Le caractère principal de cet événement politique majeur porte la marque de la folie, voire, dans<br />

ses formes exacerbées, celle d’une folie criminelle, c’en est même le caractère le plus déconcertant. Mais<br />

cette folie est programmée par des scientistes fous. Hantés par un délire de toute-puissance, des apprentis<br />

sorciers ont décidé de s’en prendre à l’un des fondements de l’humanité, la différence sexuelle (fabrication<br />

de bébés de synthèse, marché chirurgical du changement de sexe, nouvelle législation du droit civil pour les<br />

couples homosexuels…). Il y a plus de vingt ans, à ce propos, Pierre Legendre écrivait : « Des opérations<br />

sociales meurtrières d’un genre nouveau […] font leur apparition en ouvrant de plus en plus grandes les<br />

portes de la folie, en rendant de plus en plus scabreuse l’entrée dans la parole. On ne touche pas<br />

inconsidérément à la logique du désir. » [6] Ne serait-il pas urgent de méditer cette remarque de Freud :<br />

lorsqu’il manie le transfert, « le psychanalyste sait bien qu’il manipule les matières les plus explosives. » [7]<br />

L’explosion est là, il faut donc l’affronter pour ce qu’elle est en réalité.<br />

Quel est le fond de cette grande affaire politique ? L’accusé principal du Livre noir de la psychanalyse [8]<br />

écrivait : « … quand une civilisation n’a pas dépassé le stade où la satisfaction d’une partie de ses<br />

participants a pour condition l’oppression des autres, peut-être de la majorité, ce qui est le cas de toutes les<br />

civilisations actuelles, il est compréhensible qu’au cœur des opprimés grandisse une hostilité intense contre<br />

la civilisation rendue possible par leur labeur mais aux ressources de laquelle ils ont une trop faible part.<br />

On ne peut s’attendre à trouver une interdiction des interdictions culturelles chez ces opprimés ; ils sont bien<br />

plutôt prêts à ne pas reconnaître ces interdictions, ils tendent à détruire la civilisation elle-même, voire à<br />

nier éventuellement les bases sur lesquelles elle repose. Ces classes sont si manifestement hostiles à la<br />

culture que l’hostilité latente des classes sociales mieux partagées est par comparaison passée inaperçue.<br />

Inutile de dire qu’une civilisation qui laisse insatisfaits un aussi grand nombre de ses participants et les<br />

conduit à la rébellion n’a aucune perspective de se maintenir et ne le mérite pas. » [9]<br />

DOMINIQUE DE VILLEPIN LÂCHE DU LEST<br />

Considérons les mesures sociales annoncées par le Premier ministre. Pris par la peur, après un moment où<br />

l’hésitation et le calcul froid se le disputaient, le gouvernement n’eut pas d’autre choix que de lâcher du lest.<br />

« Nous allons restaurer les contributions pour les associations dans les quartiers », déclarait Dominique de<br />

Villepin. D’autres mesures d’urgence furent annoncées, de telle sorte qu’on crût qu’il y en avait beaucoup.<br />

Toujours est-il qu’il aura fallu casser quelque 10 000 voitures pour que le gouvernement entende quelque<br />

chose qu’une tradition syndicale appelle revendication. À cet égard, nous repérons un phénomène tout à fait<br />

nouveau.<br />

2003. Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, il faut remonter à la fin du printemps 2003. Le mouvement<br />

syndical entendait défendre des acquis historiques en matière de maintien des droits à la retraite. Des<br />

semaines durant, des millions de salariés manifestèrent dans les rues des villes de France. Rien n’y fit. Jean-<br />

Pierre Raffarin, alors Premier ministre, s’entêta avec succès dans son « sauvetage » des retraites. Ce<br />

sauvetage correspondait exactement à une atteinte à la vie. Il est vrai qu’il bénéficia de soutiens syndicaux<br />

inespérés, le premier, celui de Chérèque de la CFDT qui fut plus royaliste que le roi ; le second fut le fait de<br />

divisions et d’hésitations calculées de dirigeants syndicaux de FO et de la CGT. Si bien qu’à la fin,<br />

M. Raffarin remercia chaleureusement les dirigeants syndicaux, notamment ceux de la CGT, pour leur<br />

« grand esprit de responsabilité ». Glissant sur cette pente douce de la démission, il était clair que le<br />

mouvement s’accélèrerait.<br />

La preuve par <strong>2005</strong>. Nous apprenions récemment que sept organisations syndicales, la FSU, la CGT, la<br />

CFDT, FO, l’UNSA, la CGC, la CFTC... ont décidé de siéger au sein du conseil d’administration de<br />

l’ERAPF (retraite additionnelle de la fonction publique), autrement dit, de participer à la gestion des fonds<br />

de pension des fonctionnaires. On achève ainsi, ou peu s’en faut, le démantèlement des retraites par<br />

répartition mises en place à la Libération. Même si cette participation est assortie de précautions oratoires en<br />

déclarant « ne cautionner aucune politique de placements dont l’objectif serait la recherche d’un rendement<br />

284


financier ignorant les dégâts sociaux causés par de telles orientations, comme le met encore en évidence<br />

l’actualité », toutes les dérives spéculatives sur les retraites des fonctionnaires sont désormais possibles.<br />

Cette défaite retentissante de la défense des retraites sonna le glas d’une certaine forme d’action syndicale.<br />

Bien plus, elle condamnait historiquement cette forme de lutte syndicale, voire la forme même de<br />

l’organisation syndicale. Quelles que soient ses limites, et elles sont sévères, le mouvement de début<br />

novembre <strong>2005</strong> montre une nouvelle voie possible, celle du couteau. N’est-ce pas Eric Hobsbawm qui<br />

écrivait : « Le XXIe siècle sera le siècle de la violence » ?<br />

UN CONSENSUS INCREVABLE<br />

Effet de la grande peur. De tous côtés, on en appelle à la restauration « de l’ordre républicain », à celle « de<br />

la paix dans les quartiers », à « la défense de la loi républicaine », à un « sursaut républicain », au<br />

« rétablissement de l’ordre », à « l’esprit de responsabilité », au « retour à la normale »… En français :<br />

« Laissez-nous continuer à faire nos affaires ! »<br />

La principale mesure politique présentée par le Premier ministre consiste à mettre en œuvre les dispositions<br />

de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 qui instituait l’état d’urgence en Algérie, alors française, en proie aux<br />

troubles indépendantistes, « un choix qui témoigne que Dominique de Villepin n’a pas encore les nerfs d’un<br />

homme d’Etat » [10], écrit Jean-Marie Colombani dans l’éditorial du Monde. Nous considérons, bien au<br />

contraire qu’au-delà des difficultés que sa mise en œuvre concrète ne manquera pas de faire apparaître, le<br />

Premier ministre a su trouver un angle d’attaque imparable parce que très largement consensuel. Et ceci ne<br />

constitue pas le moindre des avantages de cette mesure. Le ministre de l’Intérieur déclarait que « Les<br />

difficultés relatives aux banlieues constituent un problème qui […] n’entre pas dans un clivage gauchedroite.<br />

» [11]<br />

Comment le parti socialiste, auteur de la loi de 1955, pourrait-il la critiquer ? Rappelons que les mesures<br />

qu’elle contient ont été utilisées dès 1956 par Guy Mollet puis par Maurice Papon en 1961 avant de l’être en<br />

janvier 1985 par François Mitterrand en Nouvelle Calédonie. N’est-ce pas François Hollande qui déclare :<br />

« Nous serons vigilants sur l’application de cette mesure, qui ne peut être qu’exceptionnelle, limitée dans le<br />

temps et dans l’espace… » [12] ? Comment le Front national qui l’appelait de ses vœux – « Couvre-feu et<br />

instauration de l’état d’urgence ont été réclamés par Philippe de Villiers et Marine Le Pen dès la semaine<br />

dernière… » [13] – pourrait-il se dérober ? Même les fossoyeurs de la lutte des classes s’échinent à créer les<br />

contours d’une fausse opposition : « … un front commun semblait se dessiner chez les syndicats, le PCF et le<br />

PS, entre critique de l’action gouvernementale et tentative d’échapper à la surenchère. » [14] Le Figaro ne<br />

s’y est pas trompé en titrant : « La gauche gênée aux entournures » [15].<br />

En même temps, l’avantage marqué creuse le contenu de son inconvénient car, au lieu de contribuer à<br />

détendre l’atmosphère, cette mesure ne peut que concourir, à terme, à la figer davantage ; tout se passe<br />

comme si le gouvernement ne comprenait rien et voulait verser de l’huile sur le feu. Est-ce une illustration du<br />

dernier exploit de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations ? Par cet appel à ce texte indigne<br />

d’une indigne époque coloniale, le gouvernement vient de rappeler aux Indigènes de la République qu’ils<br />

sont des étrangers dans la cité et doivent être traités comme tels, comme leur pères le furent il y a cinquante<br />

ans. Rien de nouveau sous le soleil de France. L’Afrique étend sa corne jusqu’au nord de Paris. Mais il y a<br />

plus. Cette mesure politique a aussi une dimension symbolique. Elle marque une double filiation, celle des<br />

dirigeants de la droite d’aujourd’hui et de la gauche d’hier, celle aussi des colonisés d’hier et des immigrés<br />

d’aujourd’hui. Les damnés de la terre restent les damnés de la terre. On le leur fait savoir avec l’élégance et<br />

la fraternité habituelles.<br />

DROGUE ET SUICIDE<br />

« Nous sommes en train de perdre nos enfants. En Amérique et dans le monde, c’est eux qui sont fauchés par<br />

la violence urbaine, la drogue, la misère, la guerre. Nos enfants meurent et nous laissons faire. » [16] Avec 1<br />

000 décès par an, le suicide est, derrière les accidents de la route, la seconde cause de mortalité chez les<br />

adolescents. On compte environ un décès pour 80 tentatives…<br />

285


L’an dernier, le ministre François Fillon avait choisi de faire sa prérentrée au lycée Jacques Brel de La<br />

Courneuve situé dans le département de la Seine-Saint-Denis, département sinistré. Il y évoquait la situation<br />

dramatique dans laquelle se trouve le département et les conditions très difficiles dans lesquelles les<br />

professeurs continuent à exercer leur métier : « Plus qu’ailleurs, les difficultés et les blocages de notre<br />

société se répercutent sur votre établissement. Face au délitement social, face à la violence, face à l’absence<br />

de repères qui caractérise certaines familles, face aux enjeux de l’intégration, vous êtes, en quelque sorte,<br />

plus que d’autres, en mission. […] Encadrer, éduquer, socialiser au quotidien : l’affaire de tous ! Cette devise<br />

que vous vous êtes choisie, résonne comme un superbe mot d’ordre ! » [17]<br />

Certes, il ne savait pas et ne pouvait pas savoir qu’en se rendant à La Courneuve, il anticipait un événement<br />

extraordinaire qui cependant passa curieusement inaperçu. En effet, il déclarait, et je ne pense pas qu’il<br />

s’agissait d’une litote : « Il reste que nous devons rester très vigilants devant les nombreuses formes de<br />

divertissement qui peuvent détourner les adolescents des belles-lettres. » [18] Pendant qu’il déjeunait avec<br />

les professeurs du lycée Jacques Brel, un transport s’acheminait en direction de La Courneuve. Le 8<br />

septembre, 9h58, une dépêche d’agence (AP) tombait : « Saisie de 4,5 tonnes de cannabis près de Paris. Près<br />

de quatre tonnes et demie de résine de cannabis ont été saisies mardi soir à La Courneuve en banlieue<br />

parisienne, a-t-on appris mercredi de source policière. Dix suspects, âgés de 30 à 60 ans, ont été placés en<br />

garde à vue dans les locaux de la brigade des stupéfiants. La marchandise, qui aurait transité par l’Espagne, a<br />

été découverte dans des cartons empilés dans la remorque d’un 40 tonnes censé transporter des vêtements. »<br />

L’arrivée de toute cette drogue à ce moment peut être considérée comme celle du nouveau matériel<br />

pédagogique de divertissement.<br />

On aurait raisonnablement pu s’attendre à ce que, face à l’énormité de l’événement, la communauté des<br />

journalistes saisisse la conjonction de sa visite et celle de la mortelle livraison dans le département de la<br />

Seine-Saint-Denis au moment de la rentrée des classes. Il n’en fut rien. Les mêmes auraient pu s’interroger<br />

sur la destination de cette cargaison et tirer la modeste conclusion qu’elle n’était destinée ni à nourrir les<br />

poissons rouges ou les lapins du canton ni destinée à la décoration des éclairs au chocolat ou des religieuses<br />

au café. Il n’en fut rien. L’exploit des policiers aurait pu être honoré à sa hauteur. Il n’en fut rien. Et pourtant,<br />

c’était « une belle prise et l’une des plus grosses enregistrées en France depuis dix ans, orchestrée par les<br />

enquêteurs de la brigade parisienne des stupéfiants […] 155 cartons de 30 kilos chacun » [19]. Et pourtant,<br />

cela représente un paquet de fric ! « Au tarif de 1 800 euros le kilo chez les semi-grossistes, la valeur<br />

marchande de la cargaison saisie est estimée à 8,5 millions d’euros. Sa valeur marchande atteindrait les 25<br />

millions au détail. » [20] Mais les plumes se figèrent, les objectifs se brouillèrent, les caméras s’obscurcirent.<br />

Les champions olympiques de la citoyenneté, les prêcheurs de chapelets de vertus, les apôtres de la<br />

restauration des valeurs s’éclipsèrent. Et pourtant, quatre tonnes et demi de cannabis, ce n’est pas rien !<br />

Aujourd’hui, dans Libération, Jean-Michel Thénard ose écrire : « … la fracture sociale s’est à ce point<br />

élargie que cohabitent aux portes des grandes villes deux mondes : l’un ghettoïsé tenté par l’autodestruction,<br />

l’autre effrayé qui peine à réaliser l’ampleur de la rupture. » [21] « L’immense oubli des autres », disait<br />

Victor Hugo.<br />

Lorsqu’on sait que le cannabis se dose comme le poivre dans la salade, par once, dixième de gramme, on<br />

doit compter 4 500 000 grammes pour avoir une idée approximative de la quantité de joints qui peuvent être<br />

roulés, soit environ 12 millions. A peine plus que la population scolaire. « Cette saisie montre l’ampleur du<br />

désastre, commente un policier de Seine-Saint-Denis. Pour un camion arrêté, combien passent ? » [22] Le<br />

Figaro ajoutait : « Pourtant les spécialistes savent que cette période de disette ne sera que temporaire et que<br />

de nouveaux convois sont peut-être déjà en route. » [23] Admettons que, par hypothèse, la police, malgré ses<br />

efforts, intercepte 10 % du cannabis à destination de La Courneuve. Il faut donc convenir que, bon an mal an,<br />

45 tonnes sont déchargées ici ou là dans des entrepôts de La Courneuve ou d’Aubervilliers, de Pantin ou de<br />

Saint-Ouen…<br />

Admettons que, par hypothèse, cette cargaison de rêves ait été réservée en priorité à la population de la<br />

Seine-Saint-Denis. « Les policiers n’excluent pas que les malfaiteurs s’apprêtaient à écouler la drogue dans<br />

les cités de Seine-Saint-Denis et peut-être du Val-d’Oise. Les dealers de la banlieue nord attendaient avec<br />

impatience l’arrivée de ce chargement marocain. Sa confiscation provoque depuis hier une réelle pénurie<br />

dans les quartiers sensibles. » Autant dire qu’elle atteint la population scolaire de plein fouet. Admettons<br />

encore que cette consommation soit également répartie (égalité des chances ?) entre chômeurs et fumeurs<br />

occasionnels, jeunes chômeurs de la Seine-Saint-Denis (15-25 ans) et élèves des collèges et lycées (13-19<br />

286


ans). La population scolaire de la Seine-Saint-Denis (collèges, lycées professionnels et lycées<br />

d’enseignement général et technique) compte 117 000 élèves. Un simple calcul montre que si seulement 10<br />

% des élèves consument leur vie au cannabis (estimation basse), on obtient (1 500 000 grammes : 11 700 =<br />

128 grammes). Si mes conjectures ont quelque pertinence (c’est-à-dire, renseignement pris), un bon<br />

consommateur de cannabis consomme environ 7 grammes par semaine. Allez, en comptant large, au terme<br />

de trois semaines, il faut se réapprovisionner ! Et les camions roulaient, roulaient… Et les jeunes mouraient,<br />

mouraient.<br />

On conviendra, dans les circonstances, qu’il est préférable de casser une voiture que de se suicider. Casser<br />

des voitures ? Compter les voitures cassées ? Mais pourquoi donc ? Autodéfense ? 25 % des morts sur les<br />

routes sont des jeunes de 18 à 25 ans… Le grand ministère de l’Education nationale pourra réfléchir à ceci.<br />

Dans son souci de détruire l’instruction et de promouvoir la transdisciplinarité éducative, il a promulgué un<br />

décret dit de l’enseignement des règles de sécurité routière (décret 93-204 du 12 février 1993). Quelques<br />

années plus tard « Les pouvoirs publics et les banques réfléchiss[ai]ent à la mise en place d’un livret bancaire<br />

réservé aux jeunes pour les aider à payer leur permis de conduire. » [24] Nous proposerons l’hypothèse<br />

raisonnable suivante : et si, en cassant des centaines de voitures par jour pendant deux semaines, les jeunes<br />

disaient quelque chose au grand ministère de l’Éducation nationale ? Quelque chose qu’Alphonse Allais<br />

pointait comme suit : « On n’est jamais trahi que par les chiens. »<br />

AUTO ET ECOLE ?<br />

Du ministère aux banques, des syndicats aux grandes entreprises, des partis politiques aux associations de<br />

parents, depuis des décennies, on s’accorde à développer les thèmes lancinants de la réussite scolaire, de<br />

l’égalité des chances, de l’intégration dans un Etat de droit, telle est la base idéologique du consensus<br />

scolaire. Mais sa base objective, sa base réelle est l’argent. Le grand tournant des années quatre-vingt a<br />

consisté à transformer chaque élève en pompe à fric pour la plus grande joie des banques...<br />

A tous ceux qui, comme le Premier ministre, en appellent à un « retour à la normale », nous rappellerons<br />

ceci : le 13 décembre 2000, Le Monde titrait : « Île-de-France : les preuves de la corruption » , et il ajoutait :<br />

« De 1990 à 1995, le RPR, le PR et le PS se sont entendus pour se financer avec l’argent de l’énorme marché<br />

des lycées d’Île-de-France. Cette entente droite et gauche est postérieure aux premières lois de financement<br />

des partis. » Quant au Figaro, il faisait le récit de l’affaire des lycées de l’Île-de-France : « La vraie histoire<br />

de l’enquête qui fait peur aux politiques ». Opposition de façade, accord sur le fond. La plupart des partis<br />

politiques s’étaient entendus comme larrons en foire pour se partager quelque 200 millions d’euros dus aux<br />

élèves de l’Île-de-France. On annonçait un procès historique, le procès du siècle… Nous dûmes attendre sept<br />

longues années d’instruction avant que le procès historique n’ait lieu. Le Figaro titrait : « Corruption. Le<br />

procès du financement politique occulte entre 1989 et 1997 s’est ouvert hier devant le tribunal correctionnel<br />

de Paris. Marchés publics : l’heure du lever de rideau. » [25]<br />

Après un lever de rideau en fanfare, les journalistes devinrent d’une timidité digne de midinettes. Cette pièce<br />

ne contint aucun acte, les journalistes avaient tous déserté le prétoire ; et pourtant, cette affaire était « Une<br />

des plus grandes affaires politico-financières des années 1990 » [26]. Nous dûmes attendre l’épilogue pour<br />

en savoir plus. C’est tout juste si l’on rappela qu’« Un seul – grand – absent à ce procès et dans le jugement :<br />

Jacques Chirac, dont l’ombre a constamment plané sur les quatre mois de débat. Maire de Paris et président<br />

du RPR à l’époque des faits, il ne pouvait pas ignorer ce système, ce que l’accusation a relevé en soulignant<br />

que Michel Roussin, alors directeur de cabinet à la mairie de Paris, s’était censuré en ne mettant pas en cause<br />

son patron de l’époque. Jacques Chirac est au moins jusqu’en 2007 protégé par le bouclier que représente<br />

son immunité présidentielle. » [27]<br />

« Michel Roussin, ancien bras droit de Jacques Chirac à la mairie de Paris et à Matignon, a été condamné,<br />

mercredi 26 octobre, à quatre ans de prison avec sursis, 50 000 euros d’amende et cinq ans de privation des<br />

droits civiques dans l’affaire des marchés publics d’Ile-de-France. […] Guy Drut, champion olympique du<br />

110 mètres haies en 1976 et ministre des sports entre 1995 et 1997, a été condamné à quinze mois de prison<br />

avec sursis et 50 000 euros d’amende. […] Contre l’avis du parquet, Gérard Longuet ancien ministre de<br />

l’industrie (1993-1994), a été relaxé. […]… » [28] Nous dirons que le tribunal fut clément comme il l’est<br />

avec les puissants.<br />

287


Ces derniers jours, « Les présumés émeutiers sont condamnés à la chaîne. Jugés en comparution immédiate,<br />

leur dossier est souvent bâclé. [..] En comparution immédiate, habituellement, la procédure est déjà<br />

ultrarapide, là elle est expéditive. » [29] Le Parisien indiquait que « Depuis le début des émeutes, il a été<br />

prononcé 106 condamnations à de la prison ferme. […] Du côté du ministère de la Justice, les consignes sont<br />

très clairement à la fermeté. » [30] Libération ajoutait : « Du côté du parquet, le langage est guerrier. » [31]<br />

Nous dirons que les tribunaux furent impitoyables comme ils le sont avec les pauvres.<br />

Les élèves ne manqueront pas de mettre ces forfaits en balance, ils ne manqueront pas de mettre ces<br />

jugements en balance… Car on n’empêche pas plus la mer de revenir au rivage que les hommes de penser. À<br />

l’Education nationale, chaque année est marquée par des grèves que ce grand ministère s’applique à<br />

décourager. Celles-ci trahissent un désespoir qui est aussi un signe d’alarme. Le feu couve. Un jour ou<br />

l’autre, si rien n’est fait, il faudra payer l’addition. Elle sera lourde. Il y a cinq ans, dans un essai consacré à<br />

la gestion des stocks lycéens, je présentais « quelques-unes des prouesses techniques réalisées par des<br />

technocrates emportés par leur désir d’une folle tentative de maîtrise gestionnaire de la jeunesse, gigantesque<br />

entreprise de déstructuration psychique, l’institution scolaire est devenue une machine folle à rendre les<br />

jeunes fous. » [32] Cela n’empêchera pas des millions d’élèves de continuer à se demander, mais dans des<br />

conditions nouvelles, si une civilisation qui laisse insatisfaits un aussi grand nombre de ses participants et<br />

les conduit à la rébellion perspective de se maintenir et le mérite. »<br />

Gilbert Molinier, Paris, le 9 novembre <strong>2005</strong><br />

[1] S. Faubert, « La trouille », in France Soir, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[2] J.-M. Thénard, « Farce tragique », in Libération, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[3] D. Simonnot, « Les présumés émeutiers condamnés à la chaîne », in Libération, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[4] D.B., « Juppé : des promesses aux patrons », in L’Humanité, 5 juillet 2003.<br />

[5] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p.44-45, traduction de Ch. et J. Odier.<br />

[6] P. Legendre, L’empire de la vérité, Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Leçons II, Paris, Fayard, p.97,<br />

1983.<br />

[7] S. Freud, « Observations sur l’amour de transfert », in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975, p.130,<br />

traduction d’Anne Berman.<br />

[8] C. Meyer, Le livre noir de la psychanalyse, Paris, Editions les Arènes, <strong>2005</strong>.<br />

[9] S. Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1971, p.18, traduction de Marie Bonaparte.<br />

[10] J.-M. Colombani, « Fébrilité », in Le Monde, 9 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[11] Déclaration de Nicolas Sarkozy du 7 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[12] « Le PS n’est pas hostile à une mesure limitée », in Le Monde, 9 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[13] C. Chombeau, « Le Front national et Philippe de Villiers comptent sur un afflux d’adhésions », in Le Monde, 9<br />

novembre <strong>2005</strong>.<br />

[14] S.P., « Gauche et syndicats essaient de ne pas attiser le feu », in France soir, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[15] M. Lévy, R . Geiler, « La gauche gênée aux entournures », in Le Figaro, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[16] R. Banks, De beaux lendemains, Paris, Acte Sud, 1994, traduction de C. Le Bœuf, cité in P. Legendre, Dieu au<br />

miroir, Etude sur l’institution des images, Leçons III, Paris, Fayard, 1994, p.283.<br />

[17] Discours du ministre de l’Education nationale.<br />

[18] N. Diat, « François Fillon à l’école du Grand Meaulnes », in Le Figaro, samedi 11 septembre 2004.<br />

[19] C . Sterl, « La Courneuve. Les 4,5 tonnes de cannabis venaient du Maroc », in Le Parisien, jeudi 9 septembre 2004.<br />

[20] C. Cornevin, « Plus de quatre tonnes de cannabis saisies à La Courneuve », in Le Figaro Jeudi 9 septembre 2004.<br />

[21] Ibid..<br />

[22] Ibid..<br />

[23] C. Cornevin, « Plus de quatre tonnes de cannabis saisies à La Courneuve », in Le Figaro Jeudi 9 septembre 2004.<br />

[24] O. Aubry, « Vers un livret d’épargne pour le permis de conduire », in Le Parisien, 6 décembre 2004.<br />

[25] S. Durand-Souffland, « Marchés publics : l’heure du lever de rideau », in Le Figaro, 22 mars <strong>2005</strong>.<br />

[26] F. Tassel, « Michel Giraud, Michel Roussin, Louise-Yvonne Casetta, Guy Drut... : jugés coupables », in<br />

Libération, 26 octobre <strong>2005</strong>.<br />

[27] F. Tassel, Ibid..<br />

[28] « Procès des marchés publics : Michel Roussin condamné à 4 ans de prison avec sursis », in Le Monde, 26 octobre<br />

<strong>2005</strong>.<br />

[29] D. Simonnot, « Les présumés émeutiers condamnés à la chaîne », in Libération, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[30] N. Terrier, « Les tribunaux sont débordés », in Le Parisien, 9 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[31] D. Simonnot, « Les présumés émeutiers condamnés à la chaîne », in Libération, 8 novembre <strong>2005</strong>.<br />

[32] G. Molinier, La gestion des stocks lycéens, Idéologies, pratiques scolaires et interdit de penser, Paris, L’Harmattan,<br />

2000.<br />

288


Italie. Modèle banlieue<br />

Rossana Rossanda, Il Manifesto, Editorial, mercredi 9 novembre<br />

Les banlieues parisiennes grondent et Romano Prodi a averti : les nôtres ne sont pas moins dégradées. Forza<br />

Italia l’a traité d’incendiaire. Les maires lui ont dit que non, les nôtres sont différentes. Calderoli (1) par<br />

contre que oui, et qu’il faut chasser les immigrés. Pisanu (2) ne craint pas les banlieues parce que chez nous<br />

le lieu des émeutes est la Val di Susa (3). L’opposition a objecté "oui, mais". Adriano Sofri (4) écrit des<br />

subtilités sur les automobiles. Mais Prodi a raison, seules les dimensions changent, ce qui n’est pas rien. Le<br />

grand agglomérat urbain qui s’est formé dans les années de l’expansion, alimenté par l’émigration interne et<br />

externe, se scinde en zones infranchissables, et plus il se développe, plus il se scinde de façon censitaire. La<br />

ville européenne est hiérarchique. Autour du noyau du beau monde, s’en sont allés, en s’agglomérant,<br />

pauvres et fragiles. A Paris, le centre est au beau monde et aux intellectuels qui peuvent se le permettre, ou<br />

bien aux touristes, et ce centre reste gouvernement, culture, art, fric. Entouré d’une grande bande de gens<br />

encore assez " bien ", comme à Milan ou à Rome, de quartiers bourgeois qui détestent les villes dortoirs qui<br />

arrivent au kilomètre juste plus loin, sans solution de continuité urbaine : là où se trouvait autrefois la<br />

ceinture des municipalités rouges et où fumaient les cheminées des grandes usines. De là s’étire une<br />

quatrième bande, ceux qui souhaiteraient habiter des endroits plus verts, mais les communes dans lesquelles<br />

arrive encore quelque lambeau de forêt se gardent bien de construire les vingt pour cent de logements<br />

populaires que prescrit la loi (sous peine de 150 euros d’amende) parce que dans cas les gens " bien " ne<br />

viendraient pas s’y installer. Quant aux immigrés primo arrivants ils n’ont pas de quartier, ils squattent les<br />

vieilles maisons inhabitées là où elles se trouvent, et il arrive, comme cet été, qu’ils y meurent dans un<br />

incendie, avec les condoléances de toute la ville. Voila la géographie d’une capitale, mais pas seulement de<br />

Paris.<br />

C’est la ville typique de l’Europe de l’affluence, qui craque aujourd’hui. Le post industriel n’a pas besoin de<br />

main d’œuvre, les gouvernements abandonnent les logements à loyers modérés, et ceux qui s’y trouvent ont<br />

du mal à payer le loyer. Voila la géographie sociale qu’on peut lire dans la répétition des blocs de ciment,<br />

dans la quantité d’écoles qui y sont et qui manquent, des enseignants qui y vont et qui n’y vont pas, dans la<br />

présence et absence de théâtres, musées, locaux, lieux de culture. Dans la troisième bande le reste de Paris ne<br />

se risque jamais. Ceux qui y étaient arrivés il y a trente ou quarante ans, trouvaient du travail et avaient<br />

quelques perspectives ; aujourd’hui, leurs rejetons n’en trouvent pas et n’en ont aucune. Ils sont nés en<br />

France, parlent français. Ils ne fréquentent ni école ni église ni mosquée, ils n’aiment pas une école qui ne<br />

leur promet rien. Ils sont dans les rues. En rupture avec leurs parents, qui leur en veulent et avec lesquels le<br />

dialogue, en admettant qu’il ait jamais existé, est fini.<br />

Ils sont en rupture avec les symboles de cette richesse radieuse qui les racole de toutes parts, affiches et télé,<br />

et qui les rejette. Ils ont eu envie de les casser tous, pas de tout casser - ça fait dix jours que certaines<br />

banlieues brûlent mais personne n’a eu l’idée de prendre la Bastille. Ils sont indifférents si c’est la voiture ou<br />

le cyclo d’un voisin qu’ils détruisent. Ils rivalisent, comme l’âge et le cinéma le veulent, d’un quartier à<br />

l’autre. Ils n’ont pas d’organisation, ce n’est pas vrai qu’ils soient infiltrés par la criminalité de la drogue, pas<br />

plus que ne le sont les périphéries romains ou milanaises ou turinoises. Ils sont virés de l’ascenseur social, ils<br />

le savent et ils se l’entendent dire. Ils ont commencé avec un seul slogan : " Respect, nous voulons du respect<br />

". Et quand le ministre de l’intérieur les a appelé racaille, ça a été comme verser de l’huile sur le feu. Le<br />

gouvernement a déclaré l’état d’urgence, le premier ministre est venu à la télé et s’il le faut, les préfets<br />

décideront le couvre-feu. Le premier ministre, à la différence de Sarkozy, a balbutié quelque cause sociale à<br />

quoi, cependant, personne n’est en mesure de remédier facilement. Bien sûr : les remèdes sont des postes de<br />

travail qui, dans cette bande sociale manquent jusqu’à cinquante pour cent des demandeurs de cet âge là,<br />

manquent des écoles qualifiées, manquent des maisons qui ne soient pas des casernes, manque un réseau<br />

associatif et, surtout, manque la fin de la discrimination qu’ils sentent sur eux.<br />

On ne fait pas en un jour ce qu’on a rendu précaire pendant des années. Mais cette précarisation se développe<br />

un peu plus chaque jour. Qui a le culot de dire que, sauf pour les dimensions, cela n’arrive pas aussi à Milan,<br />

Rome ou Bologne ? Ce n’est pas le modèle d’intégration sociale français qui part en morceaux, ce sont tous<br />

les modèles de croissance suivis depuis vingt ans dans cette partie de l’Europe, et chers aux réformistes, qui<br />

sont taillés en pièce, une croissance à coût réduit du travail, si ce n’est sans travail et coupes sombres du<br />

289


welfare. Un tiers de la population en est rejeté, marginalisé. Et aujourd’hui, il est suffisamment acculturé<br />

pour ne pas le supporter. Et suffisamment sceptique devant le spectacle de la politique pour ne pas voir<br />

d’issue. Voila le modèle que nos réformistes aussi nous proposent, et qui en période de stagnation, si ce n’est<br />

de récession, devient un traquenard cruel. Pour que les institutions s’en aperçoivent il faut des flammes et des<br />

morts. Et quand elles s’en aperçoivent elles ne savent rien faire d’autre qu’envoyer la police et remplir les<br />

prisons. Ça n’arrive pas chez nous aussi ?<br />

Rossana Rossanda<br />

(1) Ministre des réformes, auteur d’une série de lois sur l’immigration<br />

(2) Ministre de l’intérieur, pas mieux en la matière que celui ci-dessus<br />

(3) Manifestations contre le projet de train à grande vitesse, dans la vallée de Susa, depuis quelques semaines, voir<br />

http://unimondo.oneworld.net/article/view/121538/1/<br />

(4) Intellectuel d’extrême gauche<br />

290


French Ghettos, Police Violence and Racism<br />

Ghali Hassan, November 8, <strong>2005</strong>, GlobalResearch.ca<br />

The French called them Les cités. The ‘ghettos’ are specially built for excluded and disfranchised migrants<br />

from France’s former North African colonies - mostly Arabs and Muslims - and other parts of the world.<br />

Clustered on the peripheries of France’s big cities, Les cités proved to be laboratories for dissent and<br />

resistance against oppression. The children of the immigrants who built France after World War II are being<br />

pushed further outside the French society.<br />

It is important to emphasise that the French youth who are protesting against police violence and the policy<br />

of the French political establishment, are French citizens. They were born into first and second generation<br />

immigrants communities from France’s former colonies. They are not motivated by religion, and the protest<br />

has nothing to do with Islam and Western cliché of “Islamic fundamentalism”. It is a protest against<br />

oppression and racism. This is the only way the youth can express their anger and frustration at French<br />

political establishment which deny immigrants to be integrated in their diversity. Successive French<br />

governments failed to come up with a faire and successful integration policy.<br />

The “second class citizens” have been pushed further out of the centres into France’s larger suburbs of Paris,<br />

Nice, and Lyon Toulouse, Marseille, Strasbourg and other big cities where their parents once provided cheap<br />

labour for France’s factories. The youth are excluded from the French society, and subjected to brutal and<br />

Nazi’s-like police harassments, encouraged by racist policies. In its annual report in April <strong>2005</strong>, Amnesty<br />

International have criticised the “impunity” provided to police and police violent treatments of youth from<br />

North African origins during the provocative identity checks. In fact, an Arab or an African man has no right<br />

to look a policeman in the face during this deliberate and daily racism faced by young people of colour.<br />

It is the police who provoked the current protests, when it was alleged that two boys, returning from a<br />

football match, had been deliberately chased by police into Clichy-sous-Bois substation, and were<br />

electrocuted and died. As usual the boys were afraid of the heavy-handed identity checks in the suburbs<br />

where French citizens of North African origins live. And the police refusal to apologise for their criminal<br />

action of exploding a tear gas inside a mosque. The situation was inflamed by the inflammatory and racist<br />

attitude of Nicolas Sarkozy, the megalomaniac French interior minister. Sarkozy attack on the youth as<br />

“subhuman” and calling for more Nazi’s-like repression to “ethnic cleansing” the ghettos was not helpful.<br />

Thanks to the cultural chauvinism of the French society, Sarkozy enjoys the support of 57% of the French<br />

voters. These anti-Arabs, anti-Muslims hatreds have taken France into its “anti-Semitism” past with new<br />

target, Arabs and Muslims.<br />

A French government-commissioned report presented by Jean-Christophe Rufin, former vice-president of<br />

Médecins sans Frontières, to the interior ministry on October 2004 revealed that, mounting racism and “anti-<br />

Semitism” in France represents “a radical threat to the survival of our democratic system”. In addition,<br />

“racial discrimination is very real in France, but it’s not something that the authorities ever really wanted to<br />

face up to” said Peter Ford of the Christian Science Monitor in Paris.<br />

It is France dark past and its discriminatory system that need to be clean. “It's hard to just sit here and watch<br />

the rich people driving past in their swanky vehicles. They have everything and we have absolutely nothing”,<br />

a 20-years old Zaid told the Independent on 05 November <strong>2005</strong>. “Ever since Sarko [Sarkozy] came into the<br />

government, life has been merde [shit]. He treats us like dogs -- well, we'll show him how dogs can react”,<br />

added 16-years old Kamel. Youth unemployment in the ghettos is three times higher than the national<br />

average or more than 40 percent.<br />

Furthermore, French of Muslim and North African origins constitute the largest percentage of Franc’s<br />

prisons system, where the treatment of prisoners is hell, and living condition is torturous. Physical and<br />

mental violence play a bigger part in the running of overcrowded prisons. In his recent book L’Islam dans les<br />

Prisons, Farhad Khosrokhavar, a professor of Sociology at the Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales<br />

in Paris estimates that French Muslims make up some 70 percent of a total of 60,775 prisoners in France.<br />

291


Sociologists put the blame on marginalization and towering poverty and unemployment rates among the<br />

Muslim-Arab minority. The situation is not unique to France; it is a trend across Western Europe.<br />

Contrary to Sarkozy’s and Western mainstream media allegations that the protest is organised by “Islamists”<br />

and the mosques, the protest is a form of youth solidarity against France’s discriminatory system and police<br />

brutality towards French citizens from Muslim and North African backgrounds. Muslims all over France<br />

have called for calm. Sarkozy should do the right thing and apologise for his racist remarks. The recent law<br />

banning on the head scarf (the Hijab) in public schools, hospitals and government buildings is a form of<br />

extremism. It is not only inciting racism, it is also denying French Muslim women their rights to education. It<br />

also shows that France is desperately in need of tolerance to wash the stain of Jean-Marie Le Pen fascist<br />

racism.<br />

The recent curfews and emergency measures are the failed tools of France colonial past; what is needed is a<br />

change in attitudes. It is the French establishment and the French society that bear the responsibility for this<br />

system of conscious racism. Once this system is removed and its roots cut out the French society, France can<br />

be proud of its ideal.<br />

It is time France revisits and takes seriously its ideal of Liberté, Fraternité and Égalité. France ought to<br />

reconsider its fraudulent policies of anti-Arabs and anti-Muslims prejudice. Or maybe France needs another<br />

French revolution?<br />

Global Research Contributing Editor Ghali Hassan lives in Perth, Western Australia.<br />

http://www.globalresearch.ca/index.php?context=viewArticle&code=HAS<strong>2005</strong>1108&articleId=1214<br />

292


Explosion in the Suburbs<br />

Naïma Bouteldja, The Guardian, 7 November <strong>2005</strong><br />

The riots now sweeping France are the product of years of racism, poverty and police brutality<br />

In late 1991, after violent riots between youths and police scarred the suburbs of Lyon, Alain Touraine, the<br />

French sociologist, predicted: "It will only be a few years before we face the kind of massive urban<br />

explosion the Americans have experienced". The 11 nights of consecutive violence following the deaths of<br />

two young Muslim men of African descent in a Paris suburb show that Touraine's dark vision of a<br />

ghettoised, post-colonial France is now upon us.<br />

Clichy-sous-Bois, the impoverished and segregated north-eastern suburb of Paris where the two men lived<br />

and where the violent reaction to their deaths began, was a ticking bomb for the kind of dramatic social<br />

upheaval we are currently witnessing. Half its inhabitants are under 20, unemployment is above 40% and<br />

identity checks and police harassment are a daily experience.<br />

In this sense, the riots are merely a fresh wave of the violence that has become common in suburban France<br />

over the past two decades. Led mainly by young French citizens born into first and second generation<br />

immigrant communities from France's former colonies in north Africa, these cycles of violence are almost<br />

always sparked by the deaths of young black men at the hands of the police, and then inflamed by a<br />

contemptuous government response.<br />

Four days after the deaths in Clichy-sous-Bois, just as community leaders were beginning to calm the<br />

situation, the security forces reignited the fire by emptying teargas canisters inside a mosque. The official<br />

reason for the police action: a badly parked car in front of it. The government refuses to offer any apology to<br />

the Muslim community.<br />

But the spread of civil unrest to other poor suburbs across France is unprecedented. For Laurent Levy, an<br />

anti-racist campaigner, the explosion is no surprise. "When large sections of the population are denied any<br />

kind of respect, the right to work, the right to decent accommodation, what is surprising is not that the cars<br />

are burning but that there are so few uprisings," he argues.<br />

Police violence and racism are major factors. In April, an Amnesty International report criticised the<br />

"generalised impunity" with which the French police operated when it came to violent treatment of young<br />

men from African backgrounds during identity checks.<br />

But the reason for the extent and intensity of the current riots is the provocative behaviour of the interior<br />

minister, Nicolas Sarkozy. He called rioters "vermin", blamed "agents provocateurs" for manipulating<br />

"scum" and said the suburbs needed "to be cleaned out with Karsher" (a brand of industrial cleaner used to<br />

clean the mud off tractors). Sarkozy's grandstanding on law and order is a deliberate strategy designed to<br />

flatter the French far right electorate in the context of his rivalry with the prime minister, Dominique de<br />

Villepin, for the 2007 presidency.<br />

How can France get out of this political race to the bottom? It would obviously help for ministers to stop<br />

talking about the suburbs as dens of "scum" and for Sarkozy to be removed: the falsehoods he spread about<br />

the events surrounding the two deaths and his deployment of a massively disproportionate police presence in<br />

the first days of the riots have again shown his unfitness for office.<br />

A simple gesture of regret could go a long way towards defusing the tensions for now. The morning after the<br />

gassing of the mosque, a young Muslim woman summed up a widespread feeling: "We just want them to<br />

stop lying, to admit they've done it and to apologise". It might not seem much, but in today's France it would<br />

require a deep political transformation and the recognition of these eternal "immigrants" as full and equal<br />

citizens of the republic.<br />

Naima Bouteldja is a French journalist and researcher for the Transnational Institute<br />

Copyright <strong>2005</strong> The Guardian<br />

293


Les banlieues, le feu, la désespérance et les voyous<br />

Jérôme Gleizes, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Cette situation n'a rien d'étonnant, elle n'est qu'une des faces de la désagrégation de nos sociétés et du tissu<br />

social. La violence n'est pas irrationnelle mais il n'y a pas de complot politique. Camus avait bien décrit cette<br />

situation dans l'Homme révolté, c'est du nihilisme. On peut rappeler les très bons travaux de Beaud et<br />

Pialoux (Violences urbaines, violence sociale, 2003) qui expliquent la désagrégation actuelle mais pour qu'il<br />

y ait violence généralisée, il faut des déclencheurs comme Sarkozy et des médias pour les communiquer,<br />

sinon nous avons de multiples actes de violence sans liens entre eux. Cette violence est le fruit d'une<br />

accumulation de haines, elle se dirige logiquement vers les institutions considérées comme co-responsable de<br />

ces situations individuelles, les écoles, l'Etat. Elle s'alimente aussi de sa propre image. Nous sommes dans<br />

une logique spectaculaire où les propos d'élus, du moins leurs images, trouvent des réponses dans des images<br />

de violences qui se répondent aussi entre elles et s'évaluent à travers les statistiques de voitures brûlées mais<br />

pourraient s'évaluer autrement si on indiquait par exemple des statistiques de bâtiments détruits ou de<br />

chômage technique. Cette violence est une forme de langage particulière.<br />

Mais elle n'est pas irrationnelle. Il y a une adaptation aux nouvelles conditions. Quand on n'a pas confiance<br />

dans la justice et dans la société pour résoudre ses problèmes, la meilleure des défenses est de ne pas se faire<br />

prendre. Nous ne sommes donc pas dans des situations d'émeute à l'anglo-saxonne où il y a une véritable<br />

confrontation car il y a deux camps bien déterminés où l'usage d'armes à feu est possible comme les<br />

fameuses émeutes du Watts. Nous ne sommes pas non plus dans une situation de guerre civile où la violence<br />

est organisée par des groupes maffieux ou pseudo politique mais nous pourrons y tendre car la cause<br />

principale de tout cela, c'est le capitalisme néo-libéral dans lequel nous vivons.<br />

Sarkozy n'est pas irresponsable. Il pratique une politique tout à fait cohérente, le capitalisme autoritaire. La<br />

mise en concurrence de nos vies crée un niveau d'inégalité qui s'accroit infiniment et le tout s'exprime<br />

librement dans nos télévisions. La ségrégation urbaine est un choix politique. Le fait que l'OPAC, la<br />

principale office d'HLM de Paris ait des immeubles dans la profonde banlieue, difficilement accessible, est<br />

un choix politique. Clichy sous Bois est symptomatique de cette ségrégation spatiale, aucun accès métro,<br />

RER ou train de banlieue, uniquement une ligne de bus, des immeubles délabrés. Ces cités à OS, smicards<br />

sont devenus des cités à chômeurs, à rmistes avec les délocalisations, restructurations des industries de ces<br />

20 dernières années. Il faut faire attention aux apparences des phénomènes. Dans les années 70 et 80, en<br />

pleine période fordienne, la variable d'ajustement du capitalisme était les travailleurs d'étrangers. Yann<br />

Moulier-Boutang disait que la rigidité de la division du travail avait remplacé la rigidité de la baisse des<br />

salaires. En effet, les conventions collectives et la création du SMIG avaient stabilisés les salaires à la hausse<br />

et tout le monde travaillait à temps complet mais les étrangers ne bénéficiaient de ce même statut, d'où les<br />

grèves importantes menées par le Mouvement des Travailleurs Arabes à Poissy par exemple ou les<br />

mouvements dans les foyers Sonacotra ou Soundiata. Aujourd'hui, leurs enfants ne veulent plus être<br />

exploités comme leurs parents. C'est leur mai 68 ! mais n'étant pas issus de classes bourgeoises, leur<br />

« reclassement social » est difficile. Leur choix se fait entre un boulot de merde et le chômage ou le RMI.<br />

Avec une telle perspective d'avenir, il ne faut pas s'étonner qu'à la manière des anarchistes russes de la<br />

période tsariste ou de sa traduction littéraire dans Germinal, ils aillent détruire l'entrepôt de bus d'à coté, leur<br />

mine à eux. Le jeune de banlieue est la nouvelle figure du nihiliste mais il ne faut pas la limiter aux jeunes<br />

maghrébins. Ils étaient peu nombreux parmi ceux passés en comparution immédiate.<br />

Sarkozy n'est pas irresponsables. Il a besoin de ces simplifications comme tous les conservateurs. Le clivage<br />

gauche/droite est bien de retour entre ceux qui veulent les structures sociales inégales et ceux qui veulent<br />

transformer notre société. Le problème est qu'une partie du PS se complait dans ce conservatisme social ou<br />

des lectures éculées de notre société et cette pseudo concorde des maires de banlieue est plutôt inquiétante.<br />

Le capitalisme néolibéral défait notre tissu social, détruit les solidarités au nom d'une pseudo liberté<br />

théorique. De plus, la pseudo-modernité de Sarkozy cache son soutien aux structures rétrogrades aliénantes<br />

comme les religieux et les sectes type scientologie. Voir des médiateurs à clichy sous bois interpellaient les «<br />

jeunes » au nom d'« Allah akbar » me réjouit moins que l'incendie d'une usine. Cela révèle certe une<br />

contradiction qui se retournera contre la droite comme le gvt américain l'a cruellement vécu mais surtout cela<br />

294


ne nous éclaire pas un avenir progressiste. Le choisir entre le fascisme et le capitalisme des années 30 n'est<br />

pas plus réjouissant que le choisir entre l'intégrisme et capitalisme d'aujourd'hui.<br />

Que faire maintenant ?<br />

Être clair sur l'analyse comme dans les années 70. Les victimes ne sont pas les coupables. Si la violence doit<br />

être condamnée car elle ne peut déboucher que sur plus de violence légitime étatique, elle doit être aussi<br />

comprise et non critiquée unilatéralement car la phase suivante, c'est la guerre civile comme le vivent<br />

nombre du pays du Sud quotidiennement ou des quartiers américains où le contrôle est fait par des groupes<br />

armés qui ne s'embarrassent pas de la démocratie.<br />

Reconstruire les réseaux de solidarités ou renforcer ceux qui existent car il faut reconstruire la gauche par<br />

une base populaire, qui est la seule manière de s'opposer au conservatisme qui est une position facile à faire<br />

passer. Il est toujours plus facile de s'attaquer aux symptômes d'une maladie qu'à la maladie.<br />

Refuser les pseudos appels à la concorde. La crise économique et sociale est une crise systémique comme la<br />

crise écologique. Les slogans ne suffisent plus. Il faut quand on est élu ou militant politique, reconnaître son<br />

impuissance individuelle mais travailler à redonner espoirs par des actions de solidarités, critiquer<br />

l'hypocrisie de la crise et dénoncer les causes de la crise (Il faudrait peut-être faire un argumentaire)<br />

Faire la lumière sur les deux morts et sur toutes les violences policières pour arrêter le cycle de violence<br />

actuel. Dans cette logique spectaculaire, obtenir la démission de Sarkozy n'est pas la solution, ni l'arrêt de la<br />

politique responsable de la situation mais elle serait un signe qui pourrait stopper l'embrasement. Car comme<br />

en 68, les acteurs de cet embrasement ne manquent pas et leur situation individuelle ne va se régler avec un<br />

claquement de doigt. Mais si cela ne s'arrête pas, le mécontentement va augmenter, la pression policière, voir<br />

militaire va augmenter et la spirale de violence va se terminer sur un encadrement encore plus poussé des<br />

banlieues.<br />

Dans ces conditions, défendre les libertés publiques est une position difficile et minoritaire mais elle est<br />

incontournable pour ne pas tomber dans le piège de la droite. Pour qu'elle soit audible, il faut l'associer à la<br />

création et au soutien des actions de solidarités locales.<br />

Jérôme Gleizes<br />

295


Un Katrina à la française<br />

Bernard Cassen, El Periodico de Catalunya, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Tout comme l'impact du cyclone Katrina en a dit long sur la réalité sociale des Etats-Unis, les flambées de<br />

violence qui secouent les banlieues de Paris et de nombreuses autres villes sont pleines de leçons sur l'état de<br />

la société française.<br />

On ne peut pas véritablement parler d'émeutes car les personnes impliquées - quasi exclusivement des<br />

adolescents et de jeunes adultes - sont très peu nombreuses ( plusieurs milliers) par rapport à une population<br />

totale des « banlieues » d'environ 5 millions d'habitants, et elles n'ont pas de mots d'ordre encore clairement<br />

formulés. Les méthodes employées - incendies de voitures, d'autobus, de commerces et d'équipements<br />

publics - qui bénéficient de l'effet amplificateur d'images télévisées encourageant une sorte d'« émulation »<br />

d'une ville ou d'un quartier à l'autre, peuvent donner l'impression d'une guérilla urbaine contre la police. Ce<br />

n'est que partiellement le cas : il n'y a pas eu, à ce jour, de mort d'homme - seulement des blessés graves - par<br />

utilisation d'armes à feu. La police a cependant découvert une fabrique, assez professionnelle, de cocktails<br />

Molotov. On ne peut donc pas exclure que certains gangs de trafiquants de drogue et de receleurs de<br />

marchandises volées, qui prospèrent sur les zones de non droit de certaines cités et terrorisent leurs habitants,<br />

aient intérêt à pratiquer une stratégie de la tension.<br />

Ces phénomènes mafieux, classiques dans de telles situations de désertion de l'autorité publique, ne sauraient<br />

cependant occulter la signification profonde des violences actuelles. Il s'agit, chez beaucoup de jeunes « issus<br />

de l'immigration », pour employer l'expression consacrée, d'explosions d'une rage de moins en moins<br />

contenue face à une situation que leurs parents avaient tolérée et qu'ils ne tolèrent plus. Les « banlieues »<br />

concentrent en effet toutes les conséquences négatives, vécues par la majorité de la population française, des<br />

politiques néolibérales menées depuis un quart de siècle, mais, en même temps, s'y ajoutent leurs handicaps<br />

spécifiques. Un cumul devenu explosif.<br />

La ghettoïsation des plus pauvres (pas seulement des populations issues de l'immigration) dans des zones<br />

urbaines où les infrastructures publiques sont absentes ou défaillantes a créé un véritable apartheid social.<br />

Les équipements de tous ordres - en matière d'éducation, de logement, de transports, de santé, de culture et<br />

même de police - y sont de quantité et de qualité inférieures à ceux de la moyenne française. Le taux de<br />

chômage y est deux ou trois fois plus élevé. Mais, de plus, les populations d'origine immigrée souffrent de<br />

discriminations dues à la couleur de leur peau et à leur patronyme. D'où leur exigence prioritaire de « respect<br />

».<br />

Le gouvernement se trouve dans une situation particulièrement inconfortable. A l'extérieur, le prestige de la<br />

France est sévèrement atteint à un moment où, se prévalant d'un « modèle social français » que ses politiques<br />

contribuent pourtant, dans les faits, à démanteler, il se prononce - à juste titre - contre le modèle anglo-saxon<br />

symbolisé par Tony Blair. Au plan intérieur, Jacques Chirac et le premier ministre Dominique de Villepin<br />

doivent à la fois ramener l'ordre dans les banlieues et tenter d'atténuer les causes profondes du désordre.<br />

C'est là que le bât blesse. Ne serait-ce que pour « rattraper » le retard pris au cours des trente dernières<br />

années en matière de logement social et d'équipements, il faudrait des investissements publics gigantesques.<br />

On a, à cet égard, pu parler d'un « Plan Marshall ». Or, depuis trois ans, même les modestes moyens<br />

financiers accordés à tous ceux qui tenaient la « ligne de front » dans les quartiers sensibles - associations,<br />

travailleurs sociaux, etc. - ont constamment diminué. Les effectifs policiers y ont même été réduits ! Les<br />

mesures de contraction des dépenses publiques et du nombre de fonctionnaires sont passées par là. Dans le<br />

même temps, le gouvernement baissait les impôts sur le revenu de sa clientèle électorale - les catégories<br />

sociales privilégiées - et accordait faveur sur faveur fiscale aux entreprises.<br />

L'étau européen se referme sur la France : les impératifs de compétitivité et de rentabilité donc,<br />

prétendument, de baisse des « prélèvements obligatoires » (impôts et cotisations sociales) sont directement<br />

contradictoires avec des politiques publiques volontaristes de solidarité. Or ils sont inscrits dans la « stratégie<br />

de Lisbonne » réactivée par la Commission européenne et approuvée par les Vingt-Cinq.<br />

296


Sans évidemment le formuler ni même le penser en ces termes, les jeunes révoltés des banlieues françaises,<br />

avec la spécificité des circonstances aggravantes qu'ils subissent, sont en train d'instruire le procès des<br />

politiques libérales mises en ¦uvre depuis plusieurs décennies aux niveaux européen et national par tous les<br />

gouvernements, qu'ils se réclament de la gauche ou de la droite.<br />

Nous ne sommes plus très loin de l'heure de vérité : si le gouvernement se résout à mettre de l'argent sur la<br />

table pour les banlieues, afin d'éviter des troubles encore plus graves, il va falloir qu'il le prenne quelque part,<br />

quitte à aggraver le déficit budgétaire. Et il va ainsi donner des idées à d'autres catégories de la population.<br />

En novembre, prolongeant la grève du 4 octobre dernier qui avait mis un million de personnes dans la rue, de<br />

nouvelles grèves et des mouvements sociaux sont déjà prévus dans la fonction publique ; les agents<br />

d'Electricité de France (EDF) manifestent ce mardi 8 novembre contre la privatisation de cette société<br />

nationale ; la tension est très forte dans des entreprises (dont Hewlett Packard) qui licencient pour se<br />

délocaliser. En bref, avant même les événements dramatiques de ces derniers jours, une certaine<br />

effervescence sociale avait déjà gagné la France.<br />

La victoire du « non » au référendum sur la « Constitution » européenne a constitué un séisme remettant en<br />

cause les options néolibérales des partis de gouvernement. Si, par hypothèse, la révolte sociale des «<br />

banlieues » s'élargissait et se globalisait, elle pourrait entraîner une « réplique » encore plus forte de ce<br />

tremblement de terre du 29 mai. On peut présumer que Jacques Chirac et les autres dirigeants politiques ont<br />

bien ce « scénario catastrophe » en tête.<br />

Bernard Cassen, 7 novembre <strong>2005</strong><br />

297


Après Clichy-sous-Bois<br />

Akram Belkaïd, Le Quotidien d'Oran, 5 novembre <strong>2005</strong><br />

Cela devait arriver. Fatalement. Il est trop tôt pour savoir ce qui s’est réellement passé à Clichy-sous-Bois,<br />

où deux êtres humains, Bouna et Zyed, sont morts électrocutés. Mais ce qui est sûr, c’est que le climat<br />

détestable de stigmatisation permanente des “quartiers difficiles” ne pouvait que générer les violences<br />

urbaines auxquelles la France ébahie assiste depuis plusieurs jours. Mais pourquoi deux jeunes qui s’en<br />

revenaient d’un match de football – et, donc, qui n’avaient rien à se reprocher – ont-ils pris la fuite, paniqués<br />

à la vue de policiers ? “Ils se sont crus poursuivis alors qu’ils ne l’étaient pas”, a affirmé le procureur de<br />

Bobigny. Il a peut-être raison. En tout cas, lui au moins ne s’est pas laissé aller à accuser les jeunes d’avoir<br />

commis un cambriolage comme l’a – très (trop) vite – fait Nicolas Sarkozy, dont l’obsession élyséenne vire à<br />

l’irresponsabilité.<br />

Quand on veut devenir le premier magistrat de France, on réfléchit à dix fois avant d’user d’un terme comme<br />

celui de “racaille” ou de promettre – quelle piètre fanfaronnade – de nettoyer les cités “au Kärcher”. En tout<br />

cas, avec le drame de Clichy-sous-Bois, c’est bien la campagne électorale pour la présidentielle de 2007 qui<br />

vient de débuter, et il s’en dégage déjà un fumet nauséabond. Mais revenons à Bouna et à Zyed, et admettons<br />

qu’ils se soient enfuis alors qu’ils n’étaient pas poursuivis. Le procureur de Bobigny feint d’ignorer que les<br />

jeunes des cités savent ce que signifie pour eux une rencontre avec des uniformes. La règle que tout le<br />

monde connaît, c’est que cela risque souvent de mal se terminer. En un mot, aucun jeune des cités n’a<br />

confiance dans la police française, et c’est de cela que la classe politique devrait se préoccuper.<br />

Avez-vous vu L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche ? Il y a dans ce film une scène qui résume parfaitement la<br />

réalité des rapports entre les jeunes des banlieues et la police, notamment cette fameuse brigade<br />

anticriminalité (BAC), sur le comportement de laquelle il faudra bien qu’une enquête parlementaire se<br />

penche un jour. Cette scène, c’est celle du contrôle policier d’un groupe d’adolescents. La tension, la<br />

violence verbale mais aussi physique (des gifles) y sont insoutenables et provoquent la révolte du spectateur.<br />

Voilà une réalité très bien décrite. A une époque, j’ai habité à Sarcelles, au nord de Paris. Un jour, on m’a<br />

demandé mes papiers à trois reprises en moins de deux heures, et chaque fois c’était la même patrouille qui<br />

le faisait. Comment réagir dans un cas pareil ? Dire : “Excusez-moi, mais vous venez juste de me contrôler et<br />

je n’ai pas envie de rater mon train” ? C’est le meilleur moyen de se voir poursuivre pour rébellion. Non,<br />

dans ce genre de situation, on se tait, car on sait que tout peut dégénérer très vite et qu’il est préférable de<br />

ravaler sa fierté.<br />

Mais j’ai tort de limiter mon propos aux seules banlieues. Il y a quelques années, j’ai été le témoin d’un<br />

étrange incident qui en dit long sur la manière dont les Français d’origine maghrébine appréhendent leurs<br />

relations avec la police. J’étais logé chez un ami pied-noir et nous dînions tranquillement avec sa femme et<br />

ses deux enfants lorsque le téléphone a sonné. A l’autre bout du fil, il y avait Malek, un jeune juriste né en<br />

France de parents franco-algériens. Il venait de constater la disparition de son scooter au bas de son<br />

immeuble du septième arrondissement et voulait que mon ami l’accompagne au commissariat pour porter<br />

plainte. “Il veut qu’un ‘Blanc’ soit avec lui. Il a peur d’entrer seul dans un commissariat”, m’a expliqué l’ami<br />

d’un air désolé.<br />

J’ai repensé à cet épisode quelques jours avant les événements de Clichy-sous-Bois. Je venais de visionner<br />

Nuit noire*, le film d’Alain Tasma et Patrick Rotman sur le massacre du 17 octobre 1961. Ce film – qui a<br />

fait pleurer nombre de mes amis parisiens – est une extraordinaire piqûre de rappel pour une société qui a<br />

tendance à oublier ce qu’une police couverte (explicitement ou non) contre les bavures peut commettre. Et,<br />

là aussi, il y a une scène qui dit tout : c’est celle du commissariat où une enseignante (Vahina Giocante)<br />

accompagne Abde (Ouassini Embarek), un jeune Algérien qui veut signaler la disparition de son oncle. C’est<br />

la nuit, et à l’intérieur du poste règnent le racisme et la violence, dont peut-être notre mémoire collective<br />

garde les profondes blessures. Les Français d’origine maghrébine, africaine ou antillaise, qu’ils soient cadres,<br />

ouvriers ou chômeurs, se méfient de la police nationale. Ils s’en méfient même si on la dit républicaine, et il<br />

leur suffit de lire l’ouvrage** de l’avocat martiniquais Alex Ursulet pour se rendre compte qu’ils n’ont pas<br />

tort. Ils s’en méfient, ils en ont peur, parce qu’elle continue à ne pas leur ressembler, parce qu’elle ne<br />

comprend pas en son sein de gens capables de saisir ce qui peut se passer dans la tête d’un jeune vivant dans<br />

ces nombreuses “zones de pauvreté et de susceptibilité” qu’a évoquées à juste titre Azouz Begag en<br />

298


critiquant les dérapages sémantiques de Sarkozy. Il a d’ailleurs fallu le drame de Clichy-sous-Bois pour que<br />

nous apprenions que celui qui est en charge de la lutte contre les discriminations et de la promotion de<br />

l’égalité des chances, “un ministère gadget”, selon le député sarkozyste Alain Marleix, est ignoré par le<br />

ministre de l’Intérieur. Etrange, n’est-ce pas ? Nicolas Sarkozy veut séduire les minorités en leur parlant de<br />

discrimination positive, de constructions de mosquées et de vote pour les étrangers aux élections locales,<br />

mais il “oublie” de faire appel à Begag lorsqu’il se déplace dans les banlieues. Peut-être son plan média lui<br />

interdit-il de s’afficher avec un Beur dont les groupuscules d’extrême droite ne cessent de réclamer la<br />

démission… La présidentielle de 2007 me rend inquiet et je le suis encore plus lorsque j’entends le ministre<br />

de l’Intérieur promettre “l’occupation du terrain de façon permanente dans tous les quartiers difficiles”. Une<br />

occupation qui autorise que l’on tire des gaz lacrymogènes dans une mosquée ? Il est peut-être temps de<br />

réaliser qu’avec ce genre de discours et de calculs politiciens d’autres Clichy-sous-Bois sont possibles, avec<br />

cette fois un bilan en pertes humaines encore plus lourd.<br />

* Ce film a fait l’unanimité de la critique (à l’exception du Figaro, de Télérama et des Inrockuptibles). Il est<br />

disponible en DVD.<br />

** Pourquoi me tutoyez-vous ? La police a-t-elle tous les droits ? Un avocat témoigne, Flammarion, <strong>2005</strong>.<br />

299


France Explodes the Uniformity Myth<br />

Praful Bidway, Frontline, 5 November <strong>2005</strong><br />

The violence in France highlights the horrific exclusion and alienation among ethnic minorities bred by the<br />

smothering of ethnic-cultural diversity to promote national integration. It should open a global debate on<br />

citizenship and multiculturalism.<br />

Nothing has shaken France as badly and comprehensively since May 1968 as the wave of urban violence that<br />

broke the surface on October 27. The clashes between the police and underprivileged youth from the ethnic<br />

minorities inflicted enormous damage on social peace and cohesion and the economy. More crucially, they<br />

highlighted the grim political crisis that grips France today. The social and political convulsions will outlast<br />

the rioting, which seems to be abating as I write this shortly after my return to India from South America via<br />

Paris.<br />

The French events should trigger reflection everywhere on a whole range of issues, including citizenship,<br />

national identity and ethnic and cultural diversity; entrenched social and economic disparities, and their<br />

aggravation under neo-liberal policies; the special relevance of affirmative action for the underprivileged<br />

minorities; and the significance of pluralism and multiculturalism for secularism and democracy. France<br />

brought all these issues into sharp, concentrated focus. We in India have much to gain from debating them.<br />

The October 27 violence was sparked off by harsh police action and intensified identity and search<br />

operations which caused the death of two terrified North African youths who were accidentally electrocuted<br />

while hiding from the gendarmerie. The action itself was part of the "war without mercy" on "delinquency"<br />

in the suburbs, declared just eight days earlier by France's tough-talking, hardline Right-wing Home Minister<br />

Nicolas Sarkozy. Sarkozy's "war", with its distinctly anti-immigrant bias, is part of his effort to occupy the<br />

extreme-Right political space in his bid for the presidency in the elections of 2007. This space is defined by<br />

Jean-Marie Le Pen's National Front.<br />

At the root of the violence was economic deprivation, social exclusion, frustration and hopelessness<br />

prevalent among the minorities, in particular those from the Maghreb (North African countries such as<br />

Algeria, Morocco and Tunisia), who are derogatorily branded "beur". October 27 suddenly brought together<br />

an explosive mix of long-standing grievances and short-term provocations, rage against injustices and anger<br />

at an overbearing police force. The spontaneous, runaway spread of rioting and arson to 275 cities showed<br />

the pervasiveness of the grievances borne by North African youths.<br />

The violence, or the revolt of the sans culottes, exploded the myth of social cohesion and equality of rights<br />

among French citizens. It also blew a hole through the "Republican model of integration", which holds that<br />

everyone is equal and indistinguishable in the eyes of the state. But here was a specific group being targeted<br />

by the state - an underprivileged minority living in the depressed, sad, grimy ghettos of HLMs (habitations a<br />

loyer modere or low-cost rented housing) that dot the suburbs of French cities, where unemployment runs at<br />

40 per cent, much higher than the national joblessness rate of 11 per cent and even the youth unemployment<br />

rate of 21 per cent. This group is at the bottom of the skewed pyramid of income disparities, which has<br />

widened in France under neo-liberal policies.<br />

The group has been repeatedly fed a myth: they must forget where they came from, they are not Algerians,<br />

Moroccans, Tunisians or Turks; they are French first and last. All French citizens are identical in their<br />

Frenchness - irrespective of their origin, ethnicity, distinct culture, religious belief, or colour of skin. There is<br />

no place in France for their Muslim identity either. The French state does not recognise religion.<br />

The myths seemed grotesquely risible after September 11, the ensuing spread of Islamophobia, and the rise<br />

of the National Front to a point where Le Pen became President Jacques Chirac's principal rival in the last<br />

presidential election run-off. But even before 2001, France was hardly known for a sympathetic<br />

understanding of and genuine tolerance towards the Arab minority, most of it Muslim. Even in the 1970s,<br />

when I spent time in France, the police was notoriously anti-Arab. North Africans would be routinely<br />

harassed - for instance, by being asked to show their identity documents minutes before boarding long-<br />

300


distance trains. (Many of my friends, including some Indians who look like North Africans, missed their<br />

trains.)<br />

"The same process continues today," says Susan George, the analyst-activist noted for her How the Other<br />

Half Dies, The Lugano Report, and Another World is Possible If... , and my friend and Fellow-colleague at<br />

the Transnational Institute, Amsterdam. "The obsolete model of uniformity and integration persists".<br />

Yet, the deprivation, poverty, misery, and discrimination that France's minorities suffer are no different from,<br />

and in some respects worse than, the iniquities that people of colour must endure in many Western societies.<br />

These translate into poor education, high unemployment, social alienation, anomie, gravitation towards<br />

crime and drugs (or recently, religion), and further exclusion from society - conditions to be found in Harlem<br />

or New Orleans, Birmingham or Berlin, Rome or Madrid. This is similar to the situation of the Blacks in the<br />

United States.<br />

However, three differences characterise France. First, France prides itself in having "integrated" the subject<br />

peoples of its former colonies by liberally offering them citizenship - by virtue of these colonies being<br />

"French territories" or departments. (This was true of North Africa and Pondicherry, and remains true of<br />

New Caledonia, which continues to define as "part of France".) Frenchness, whether by birth or bestowed by<br />

colonial history, must subsume or override all other identities. This speaks of an obsessive, arrogant,<br />

paternalistic form of nationalism, with deep roots in colonialism.<br />

Second, unlike many other societies, France does not even recognise diversity in ethnic origin, language,<br />

dialect, customs, dress or religion. It puts diversity beyond the state's purview. Indeed, it does not permit<br />

surveys to determine the differential educational, economic or job status of diverse groups or track increasing<br />

inequalities. All citizens are supposed to be the same - French, French-speaking, "integrated". Thus, there are<br />

no hyphenated or "mixed" identities in France like Indian-American, African-American, Asian Briton or<br />

Turkish German. They are all simply French.<br />

The principle of uniformity of identity might seem lofty. But it is nothing of the sort. In reality, an Algerian<br />

in France is vastly underprivileged and faces serious discrimination. He/she is much more unlikely to have<br />

reasonable educational opportunity or find a White partner than his/her "true-blue" French counterpart. A<br />

study found last year that a man with a typical French name applying for 100 jobs will get 75 interview calls.<br />

A man with the same qualifications, but with an Algerian name, will get just 14 calls. Whether in factories or<br />

schools, the "beur" faces prejudice and suspicion.<br />

The "Republican model" imposes an artificial uniformity upon society. It tells the ethnic minorities that they<br />

do not exist as distinct groups when they do. This view of uniformity is shared by many progressive<br />

secularists too - as evidenced by their support for the recent ban on the wearing in schools of head-scarves or<br />

other symbols of religious belief. The ban was supposed to promote a secular identity and integration. It<br />

ended up creating strife and widening rifts.<br />

Third, France has had no policy of affirmative action or positive discrimination in favour of the minorities.<br />

This stands in contrast to the U.S., an otherwise unequal society, with high economic and social disparities,<br />

which promotes affirmative action in both state and private institutions. In many other European countries,<br />

diversity is tolerated. Indeed, in some, it is seen as a virtue essential to a multicultural identity of which<br />

people should be proud. There may be something purely symbolic about the fact that British Ministers<br />

proudly name Chicken Tikka Masala Britain's "national dish" or that one sees and hears so many different<br />

faces (Asian, Caribbean or African) and accents on the BBC. In France, such symbols are largely absent.<br />

A national hero like footballer Zinedine Zidane is a rare exception. As is Yazid Sabegi (the only Arab<br />

Frenchman to head a large French company), or Rachid Arhab, one of France's few well-known non-Frenchorigin<br />

broadcast journalists. In contrast, stand the L.N. Mittals, G.M. Noons, and Lords Bagri, Meghand<br />

Desai and Bhikhu Parekh of Britain.<br />

This is not to argue that the U.S. or Britain is a perfect model of multicultural integration. The U.S. is<br />

certainly not. Despite affirmative action, the condition of a majority of African-American remains<br />

unacceptably depressed. Anti-Black racism belies the claim that America is the quintessential "land of<br />

301


opportunity" where all can prosper. Nor is Britain a shining example of integration - as recent racist violence<br />

and police high-handedness against people of colour after July 7 showed. But after the race riots of the<br />

1980s, Britain did take measures to promote racial equality and non-discrimination and encouraged<br />

multiculturalism.<br />

Overt racism has been increasingly delegitimised in British public discourse. By contrast, in France, it<br />

invades public discourse at least of the Right, and not just the National Front. Even Chirac has said that it is<br />

"not racist" to hold that immigrants are a financial "burden" on France, are lazy, and make "noise and smell".<br />

Another interesting contrast is provided by the new multiple-choice examination that recent migrants to<br />

Britain have to take - a controversial measure that was hotly debated, and is just being implemented. The<br />

Economist compares this with the U.S. test, which is "heavy on patriotism and constitutional principle.<br />

Seven [of the 100 questions in the sample list] are about the flag". The magazine says: "Britain's effort is<br />

hesitant by comparison. Would-be citizens are tested on three chapters of a booklet, `Life in the United<br />

Kingdom', which is so measured as to be almost apologetic. Two potential questions: how much less are<br />

women paid than men? And how many young people have taken illicit drugs? ... The section on politics<br />

describes the threat to civil servants' independence and explains the word `spin'. The closest thing to<br />

patriotism is an assertion that the nation `works reasonably well'." Such a test would be inconceivable in<br />

France.<br />

France's emphasis on uniformity and homogeneity speaks of an insecure and tense form of patriotism and<br />

national self-identity. This is strange and sad for a culturally accomplished large country, with so many<br />

contributions to the world, with a population of 60 million (second largest in Western Europe), and which is<br />

home to the continent's largest number of Muslims (five million). A France that has a relaxed, mature and<br />

self-confident view of itself should admit of and encourage plural notions of Frenchness, rich in their<br />

diversity, inclusiveness and accommodation of difference of all kinds.<br />

One can only hope that the wave of violence spurs some rethinking in French society and state so that France<br />

escapes the "trap" of what sociologist Alain Touraine calls its national self-identity, which leads to the<br />

"rejection and inferiorisation" of difference. But there are few signs that the French establishment is ready<br />

for this. Chirac in his first public address after October 27 said he would "share with you my reflections on<br />

the entirety of the problem" only after order is restored.<br />

Meanwhile, his government has announced some measures like reducing the age of apprenticeship from 16<br />

to 14 years, creation of an anti-discrimination public agency, allocation of 20,000 state-paid jobs to<br />

inhabitants of poor suburbs, an extra 100 million Euros for associations working there, and the creation of 15<br />

new special economic zones.<br />

But these are ad-hoc, one-off measures, not integrated into a coherent policy with a clear emphasis on<br />

affirmative action to empower the disadvantaged minority. Many commentators describe them as paltry. For<br />

instance, Xavier Raufer, a leading French criminologist, has been quoted as saying: "What is really<br />

frightening is that the people who run our country have no idea that the new measures they are proposing are<br />

miserable, absolutely hollow. If I were a young person living in a suburb I would laugh."<br />

France seems headed for greater trouble. The ruling Centre-Right is discredited and fumbling. The rejection<br />

of the European Constitution in the recent referendum was a slap in its face and a strong repudiation of its<br />

policies. The Left too was rejected because it failed to deliver and pursued neo-liberal policies. Sarkozy will<br />

probably emerge stronger if he cynically turns the violence into a law-and-order and security issue and<br />

exploits anti-immigrant prejudice. That would spell serious retrogression in French politics and society.<br />

There is a big lesson in all this for India. We must not permit our social agenda to be hijacked by those who<br />

wish to impose uniformity and homogeneity on this richly plural, multi-cultural, multi-lingual, multireligious<br />

society in the name of national integration. In a huge, plural, subcontinental country, integration is,<br />

and has to be, a gradual process. To succeed, it must involve dialogue, informed debate, empathy for<br />

pluralism, tolerance, and respect for other ways of life and systems of belief (or non-belief), as well as<br />

customs, attire, language and food habits - subject to basic constitutional rights and principles such as gender<br />

equality, human dignity and freedom of expression and association.<br />

302


The greatest impulse for such homogenisation comes from Hindutva politics with its agenda for a Uniform<br />

Civil Code and its religious exclusivism and visceral opposition to pluralism. But an obsession with<br />

homogenisation is also evident in sections of our elite, including the judiciary - witness the recent judgments<br />

in favour of banning the slaughter of all progeny of cows, and exhortations to enacting a uniform code for<br />

marriage and inheritance.<br />

There are no shortcuts to national integration through non-coercive consensus and shared social projects.<br />

Kemal Ataturk's harsh "secularism" sought to suppress all religion and traditional attire. It proved a disaster<br />

in Turkey. As did the Shah of Iran's forced modernisation. This produced a political-religious backlash,<br />

which has still not fully run its course. And now, the French "Republic model of integration" is visibly<br />

failing. We must not repeat the mistake of embracing uniformity and homogeneity by discrediting and<br />

suppressing diversity.<br />

Praful Bidway, 5 novembre <strong>2005</strong>, Copyright <strong>2005</strong> Frontline<br />

303


Appel d’une des signataires de l’appel des 93<br />

Anne Thébaud-Mony, Seine-Saint-Denis, 5 novembre <strong>2005</strong><br />

Sociologue et militante pour le droit au travail et à la santé, je voudrais lancer cet appel à tous ceux qui<br />

comme moi, en <strong>2005</strong>, ont signé l’appel des 93, tous ceux qui s’impliquent dans la lutte contre l’injustice, les<br />

inégalités et la discrimination en Seine-Saint-Denis.<br />

Témoin de l’aggravation du chômage et de l’exclusion, du déni des droits – en particulier les plus<br />

fondamentaux de tous : le droit au travail, le droit à la santé et à la dignité – je dénonce les violences faites<br />

aux jeunes de Seine-Saint-Denis et à leurs familles, en particulier ceux issus de l’immigration :<br />

Violence, la discrimination à l’embauche et les licenciements…<br />

Violence, l’extraordinaire sous-équipement de tous ordres, dans les quartiers, les écoles, les hôpitaux, les<br />

universités, les administrations chargés de la gestion des droits sociaux…<br />

violence, le déni de droit de vivre en famille et les sauvages reconduites à la frontière d’enfants ou de parents<br />

vivant en France…<br />

violence, le mépris, les contrôles brutaux, les actes et propos racistes…<br />

violence, les expulsions de logements, les coupures d’électricité, de gaz, de téléphone…<br />

violence, le manque de moyens des travailleurs sociaux, des éducateurs, des instituteurs pour porter<br />

assistance aux plus démunis, parents et enfants…<br />

violence, l’ensemble des décisions politiques et sociales qui canalisent toute la richesse du pays au seul profit<br />

des grandes fortunes en diminuant sans cesse les marges de manœuvre des chômeurs et précaires, des<br />

handicapés, des jeunes, des immigrés… ceux à qui est refusée une citoyenneté de plein droit dans les<br />

décisions qui les concernent.<br />

Je veux exprimer ici mon indignation profonde face à l’engrenage de violence policière et judiciaire engagée<br />

en Seine-Saint-Denis par le gouvernement face à l’expression du désespoir que manifeste la révolte des<br />

jeunes de la Seine-Saint-Denis.<br />

Comme signataire de l’appel des 93, je veux exprimer fortement ce que contient cet appel issu de la volonté<br />

de femmes et d’hommes qui ont choisi de mettre leur énergie au service de tous en Seine-Saint-Denis. Tant<br />

d’actions engagées par des professionnels, des politiques, des militants syndicaux et associatifs, pour<br />

améliorer la vie pour les jeunes et les adultes, immigrés et Français, ne peuvent, ne doivent pas être mises en<br />

échec par une politique suicidaire qui consiste à répondre au désespoir par la violence et la répression. Les<br />

hommes qui nous gouvernent n’ont-ils donc rien appris des leçons de notre histoire ?<br />

Annie Thébaud-Mony<br />

304


« Le rêve, possible encore, dans le poing qui se lève (sans s’abattre) »*<br />

Christiane Taubira, Députée de Guyane, 4 novembre <strong>2005</strong><br />

Voilà plus de trois ans que les mots servent de lances et d’obus. Etait-ce le début, en juillet 2002, à<br />

l’Assemblée Nationale, lors des débats sur la loi d’orientation sur la sécurité intérieure ? Le ministre, déjà le<br />

même, tenait à la tribune des propos guerriers pour présenter un texte aux intentions manifestement<br />

belliqueuses. Je lui ai dit alors qu’il préparait la guerre civile en France. Il a réagi en monarque susceptible<br />

mais offensif, me signifiant que ni ma qualité de femme ni mon appartenance aux ‘DOM-TOM’ ne<br />

m’autorisaient à lui parler ainsi. En une phrase, il avait posé la préséance virile et révélé son tropisme<br />

obsessionnel sur l’origine des personnes. La charge de cavalerie verbale s’est poursuivie depuis, fabriquant<br />

la légitimité des assauts par les actes tels que les traques dans les halls d’immeubles, le bourrage des prisons,<br />

le démantèlement de la police de proximité, le démaillage social par l’asphyxie du réseau des éducateurs et<br />

médiateurs. Mais le ministre n’est pas seul en cause. Tous ceux qui l’ont flatté, craint ou admiré dans ses<br />

numéros de saltimbanque narcissique partagent avec lui la responsabilité d’avoir creusé dans le cœur de<br />

millions de Français de tous âges un sillon d’amertume et de rancœur. Les plus vieux amortissent. Ceux qui<br />

sont dans la fleur de l’âge serrent les dents et les poings. Les plus jeunes n’acceptent pas qu’ayant pourri leur<br />

avenir après avoir abîmé leur présent, l’on puisse impunément y ajouter l’humiliation, la provocation, le<br />

mépris.<br />

Aujourd’hui, la parole publique française est superstitieuse. Elle a peur de nommer la nature des choses et<br />

croit conjurer ainsi les malheurs qu’elle se prépare. Elle entonne le refrain des malfrats de banlieue qui<br />

organisent le désordre pour s’assurer le contrôle des territoires. Ces malfrats sont l’alibi éculé de la défausse<br />

pour économiser des actions publiques, en refoulant la justice sociale, l’éducation, la culture au rang de<br />

colifichets pour Elus avachis. On sait que les bandits aspirent, comme les délinquants en col blanc, à la<br />

stabilité et à la tranquillité, qu’ils ont besoin que la police et la justice regardent ailleurs. La parole publique<br />

est radoteuse, délibérément trompeuse. Car il est certain que si ces malfrats étaient combattus par temps<br />

calme et qu’étaient éradiqués les trafics de stupéfiants et d’armes qui narguent et fissurent l’état de droit,<br />

disparaîtrait alors le précieux prétexte qui permet d’absoudre les défaillances d’Etat et de caillasser ‘la<br />

racaille’ globalisée, sans état d’âme, avec l’arrogance du bon droit abritée derrière ‘la force injuste de la loi’.<br />

Dans ce jeu pervers, la responsabilité des Politiques est énorme. Elle est à droite, massivement, cynique. Elle<br />

est à gauche, lamentablement, pusillanime. Consensuelle sur l’ordre à rétablir. Quel ordre ? Celui de la<br />

discrimination, de la relégation, du préjugé de couleur, de la culpabilité ethnique ?<br />

Même leurs efforts pour compatir sont pathétiques ! Ils parlent, en passant, presque en courant, de la mort<br />

regrettable de deux adolescents. C’est la faute à ‘pas de chance’. Que savent-ils des éclats tranchants qui<br />

lacèrent les cœurs devant ces destins concassés ? Que comprennent-ils de l’inquiétude au quotidien de ces<br />

mères, de ces pères obstinément attelés à dispenser une éducation que les injustices sociales rendent<br />

obsolète ? Que perçoivent-ils de ce génie de la dérision qui rend les privations supportables ? Qu’entendentils<br />

des angoisses familiales lorsque ces enfants trompent la vigilance pour aller respirer dehors, en quête de<br />

l’espace qui manque dans les appartements exigus, de l’air de liberté qui donne de l’insouciance, de la<br />

camaraderie qui déroute la désespérance ? Que devinent-ils de l’immense béance laissée par ces deux enfants<br />

qui ne rentreront plus, ne bouderont plus, ne traîneront plus au lit le matin, occupés à prolonger les rêves de<br />

la nuit à l’heure de l’école, de cette école qui ne fait plus rêver ? Quelle part consentent-ils à prendre dans<br />

l’engrenage tragique des dérives en zones désécurisées où un enfant perd son père en un éclair dramatique ?<br />

La parole publique est foireuse. Elle doit redevenir courageuse et audacieuse. Et se hisser à la hauteur des<br />

défis posés : faire vivre ensemble sur le même territoire, avec la conscience d’un destin commun, ceux que<br />

les friches industrielles et les reconversions agricoles ont fracassés, ceux que l’on prend pour des étrangers et<br />

qui sont les enfants de France, sans pays de rechange, et réserver à tous autant d’égards qu’à ceux qui dictent<br />

au monde son rythme et sa direction depuis les balcons de la Bourse. Des égards et de la justice, au nom<br />

d’une République exigeante et juste, d’une République qui nous respecte.<br />

Christiane Taubira, Députée de Guyane, ce 4 <strong>Novembre</strong> <strong>2005</strong><br />

* Bertold Brecht<br />

305


L’intolérable - à propos du drame de Clichy-sous-Bois<br />

Laurent Lévy, mercredi 2 novembre <strong>2005</strong><br />

On sait aujourd’hui que les jeunes gens qui ont tragiquement trouvé la mort dans un transformateur<br />

électrique à Clichy-sous-Bois n’étaient pas, pour reprendre l’expression consacrée, « bien connus des<br />

services de police ». C’étaient des jeunes gens tranquilles et sans histoire. Mais la réciproque n’était à<br />

l’évidence pas vraie. Ils connaissaient bien, eux, les services de police. Ils savaient que s’ils avaient à subir<br />

un de ces contrôles d’identité aussi classiques et vexatoires qu’inutiles, ils risquaient de passer, comme tant<br />

d’autres avant eux, quelques heures au commissariat, et d’avoir à affronter pendant ce temps le mépris et<br />

l’humiliation. Et ils n’avaient pas de temps pour ça. On comptait sur eux à la maison ; l’heure approchait de<br />

la rupture du jeûne ; ils avaient envie de manger.<br />

Pourquoi le ministre de l’intérieur, a-t-il tenu à dire que ce drame avait eu lieu à la suite d’une tentative de<br />

cambriolage ? Sans doute parce qu’il a voulu utiliser à son profit l’image fantasmatique et désastreuse qu’il<br />

contribue lui-même à donner des « cités », décrites comme zones de non-droit, règne des petits et gros<br />

trafics, vecteurs d’insécurité publique, et terreaux de délinquance. Si des jeunes gens meurent en fuyant la<br />

police, autant raconter au bon peuple que c’est parce qu’ils avaient quelque chose à se reprocher. N’importe<br />

quelle salade fera l’affaire. Si l’histoire se passe à la lisière d’une cité pauvre de la « petite couronne » de<br />

Paris, c’est que l’on a affaire à la racaille. Et il s’y connaît, le ministre ! On ne la lui fait pas ! Sans doute<br />

passera-t-il Clichy au « karcher » en l’honneur de la « tolérance zéro ». Ce qui est toutefois douteux, c’est<br />

que l’on puisse partager sa conception de ce qui est « tolérable » et de ce qui ne l’est pas : car ce qui est le<br />

moins tolérable, dans une société civilisée, ce n’est pas d’abord la révolte de celles et ceux dont on traque et<br />

dont on tue les enfants, les frères, les amis. C’est d’abord l’attitude des autorités pleines de morgue, celle des<br />

policiers irresponsables, celle de l’Etat qui fait la guerre aux déshérités.<br />

Le comportement des agents de l’État aura été, dans le traitement de ce drame, un comportement de guerre<br />

civile. Dans une société d’égalité, rien de tout cela n’aurait été pensable. Lorsque le ministre de l’intérieur<br />

donne l’exemple du mensonge, on ne voit pas pourquoi ses subordonnés ne lui emboîteraient pas le pas. Un<br />

policier déclare ainsi à la radio qu’aucune grenade lacrymogène n’a été lancée aux abords de la mosquée de<br />

Clichy ; qu’au contraire, ce sont les manifestants qui ont employé des « grenades au poivre » ; et que ce sont<br />

ces grenades qui ont piqué quelques yeux. Il sait alors parfaitement ce que tout le monde saura par la suite,<br />

comme son chef savait parfaitement qu’il n’y avait jamais eu de cambriolage : que ce sont bien des grenades<br />

lacrymogènes de policiers qui ont été tirées.<br />

C’est ainsi qu’au moment de leur prière, le Jour du Destin, les musulmans de Clichy auront pu juger de<br />

l’efficacité de la police de leur pays. Leur sécurité n’a rien à craindre. Ils auront pu voir fonctionner les<br />

Flash-Ball. Ils auront pu voir les enfants courir apeurés, et les mères, essayant de les protéger, se faire<br />

poursuivre jusque dans leurs cages d’escaliers délabrées en se faisant traiter de « putains » par la soldatesque<br />

de Monsieur Sarkozy. Celles et ceux qui l’auraient ignoré savent à présent ce que signifie la « gestion<br />

coloniale des quartiers ».<br />

Demain, il fera jour. Demain, on leur reparlera de république, de liberté, d’égalité et de fraternité. On leur<br />

rappellera que le pays des droits de l’homme suscite partout dans le monde l’admiration et le respect.<br />

Demain, on s’occupera des banlieues. Et faut voir comme !<br />

Le ministre a déjà pris date ; il visitera chaque semaine un quartier « sensible », puisque c’est le nom<br />

désormais consacré des quartiers populaires. Il ne lésinera pas sur les moyens. Il y aura des compagnies de<br />

CRS et des brigades de gendarmeries spécialisées. On n’en demandait pourtant pas tant : on ne demandait<br />

qu’à vivre. C’était sans doute trop demander.<br />

Laurent Lévy, Auteur du livre " Le spectre du communautarisme" aux éditions Amsterdam<br />

306


Clichy-sous-Bois : zone de non-droits ou zone d’injustices ?<br />

Témoignage et retour sur une série de mensonges<br />

Antoine Germa, professeur d’histoire-géographie à Clichy-sous-Bois, mardi 1er novembre. Source :<br />

http://lmsi.net/article.php3?id_article=477<br />

Je suis à Clichy par intermittence depuis samedi matin pour préparer avec une journaliste de France-Inter une<br />

série d’émissions sur la situation à Clichy-sous-Bois. La ville s’est "embrasée" du jeudi 27 octobre au soir au<br />

lundi 30 au soir. Je livre ici ce que j’ai vu, entendu, compris, et ce qui m’a été rapporté.<br />

1. deux jeunes morts (Zyad et Bounna, 17 et 15 ans, du collège n°3) semblent bien avoir été poursuivis pas la<br />

police, contrairement à ce qu’affirmait la version officielle qui niait toute course-poursuite (version Sarkozy<br />

et Parquet). Pourquoi aller dans cette ruelle et escalader une palissade pour se cacher dans un transformateur<br />

EDF alors même que leur cité se trouvait non loin du lieu du drame ?<br />

2. Les jeunes, une dizaine,alors qu’ils jouaient au foot, ont fui un contrôle de police car certains n’avaient pas<br />

de papiers (entre autres, le troisième électrocuté, Metin, en cours de régularisation). Jamais ils n’ont commis<br />

de vol sur un chantier comme le prétendait la version officielle, reprise pourtant par de Villepin jeudi, et qui<br />

n’est plus défendue aujourd’hui par personne puisque samedi, le procureur de Bobigny a reconnu à son tour<br />

qu’il s’agissait d’un simple contrôle d’identité. D’ailleurs les jeunes garçons interpéllés ont été relâchés une<br />

heure après leur arrestation, preuve qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Metin, gravement brûlé, "ne se<br />

souvient de rien" selon la version officielle... Ce silence a-t-il un lien avec son statut juridique ?<br />

3. Des rumeurs de toute sorte se sont ainsi développées dans la ville : pourquoi ces mensonges policiers ?<br />

que cachent-ils ? Des émeutes ont éclaté : spontanées jeudi, elles ont été encadrées vendredi par des<br />

"anciens". Les premières cibles sont : la poste (voitures brûlées), les pompiers (un camion caillassé), les abris<br />

bus, une école (début d’incendie). Les émeutes de vendredi ont été particulièrement violentes (tirs de coup de<br />

feux sur les cars de gendarmes et de CRS, jets de projectiles...). Elles ont eu lieu dans les grandes avenues<br />

qui bordent la cité du Chêne pointu (près de la Pama). De très nombreuses voitures ont été brûlées : leurs<br />

carcasses calcinées jonchaient les rues encore samedi matin.<br />

Samedi matin, une marche silencieuse a été organisée par les associations religieuses et la mosquée. L’heure<br />

était aux appels au calme. Les regards se tournaient vers la justice et Sarkozy était souvent conspué. Les<br />

institutions musulmanes, la mairie et les militant associatifs, visiblement unis, semblaient reprendre le<br />

contrôle de la situation. On a compté un peu plus d’un millier de participants. Pour éclaircir les circonstances<br />

du drame de jeudi, le maire PS de Clichy, Claude Dilain, épuisé et ému, qui semble bénéficier d’une rélle<br />

écoute auprès de la population clichoise , jeunes compris, a demandé officiellement à Nicolas Sarkozy<br />

l’ouverture d’une enquête sur la mort des deux jeunes. L’avocat des familles des victimes, de son côté, à la<br />

sortie d’une réunion qui a lieu à la mairie après la marche silencieuse, affirmait vouloir déposer une plainte<br />

pour non-assistance en personne en danger pour faire toute la lumière sur les circonstances du drame. Tout<br />

paraissait calme dans la journée et les forces de l’ordre demeuraient invisibles.<br />

Samedi soir, au moment de la rupture du jeûne (vers 18h30), les 400 CRS et gendarmes, dont une partie<br />

vient de Chalon s/saone, sont sortis un peu partout dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il<br />

s’agissait d’encercler - "de boucler" - le quartier. Don quichottisme policier : en cohorte, à la façon des<br />

légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et flashball à la main, ils parcourent les<br />

rues une à une contre des ennemis invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste<br />

dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient particulièrement calmes ?<br />

"Provocations policières" répondent à l’unisson les habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi<br />

soir.<br />

Au bout d’une heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous attendent le début des<br />

affrontements. Quel sens donner à cette stratégie policière à part celui qui consiste à vouloir "marquer son<br />

territoire", c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à "l’ordre républicain" ? Plusieurs<br />

témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de façon indiscutable, la volonté de la police<br />

d’en découdre avec les jeunes (insultes racistes, appels au combat, bravades...).<br />

307


Je suis monté aux Bosquets - à la mosquée Bilal- vers 21 heures : elle était pleine à craquer (1200-1300<br />

personnes environ) pour cette nuit du Destin que les fidèles passent traditionnellement à la mosquée. De<br />

nombreuses voitures et poubelles ont déjà brûlé et les jeunes venaient se réfugier aux abords de cette enclave<br />

en plein milieu de la cité. L’ambiance néanmoins était au recueillement, et les imams, depuis le début, ont<br />

joué un rôle important dans la pacification.<br />

Samedi soir, en dépit des provocations policières, les affrontements semblaient moins violents. Est-ce l’effet<br />

des appels au calme répétés depuis le matin ? Est-ce dû à l’importance rituelle de la nuit du destin en cette<br />

période de Ramadan ?<br />

4. Dimanche soir, en guise de témoignage, un coup de fil désespéré et indigné d’Ibrahim, le fils d’un imam, à<br />

20h55 : la police vient, en pleine prière, de gazer la mosquée des Bosquets. Des femmes - dans la salle de<br />

prière qui leur est spécialement réservée - se sont presque évanouies, me dit-il. A leur sortie, elles sont<br />

insultées par des membres des forces de l’ordre, me rapporte-on : "pute, salope...". Toutes les médiations<br />

avec la police s’avèrent impossibles, et ceux qui s’y risquent ont pour toute réponse un "dégage" cinglant et<br />

risquent d’être blessés par un flashball. Ibrahim me demande de témoigner mais je ne suis pas à Clichy à ce<br />

moment-là.<br />

Cette nouvelle paraît hallucinante. Comment peut-on attaquer un lieu de culte ? Pourquoi gazer la mosquée<br />

alors que les autorités religieuses étaient les seules avec la mairie à pouvoir calmer la situation ? Dès lors<br />

l’embrasement total menace, les affrontements reprennent et de nouvelles voitures sont brûlées : les positions<br />

se radicalisent d’autant plus que dans la nuit les forces de l’ordre nient avoir utilisé des grenades<br />

lacrymogènes contre la mosquée. Le modèle de grenade utilisé contre les fidèles de la mosquée ne<br />

correspondrait pas à celui qu’utiliserait la police. Dorénavant, il y a deux affaires : la mort des deux<br />

adolescents et l’attaque de la mosquée.<br />

Au même moment, Sarkozy à la télévision justifie et défend le déploiement policier à Clichy et prône une<br />

nouvelle fois la “tolérance zéro” : le poing fermé dans une main, et dans l’autre...rien, à part la main invisible<br />

du marché.<br />

5. Lundi matin, l’ambiance est tendue. A 11 heures, Sarkozy réunit à la préfecture de Bobigny les forces de<br />

l’ordre : félicitations et soutien sont les mots d’ordre de la matinée. La version officielle du gazage de la<br />

mosquée a subi quelques inflexions durant la nuit. Le modèle de grenade utilisé correspond à celui de la<br />

police, mais le doute subsiste : qui peut bien avoir jeté ces grenades dans la mosquée ? Une nouvelle fois, la<br />

version officielle ne paraît en rien correspondre à la vérité.<br />

À 13 heures, je me rends au Chêne Pointu regarder le journal TV avec un imam et sa famille : le traitement<br />

médiatique est au coeur aussi du ressentiment exprimé par beaucoup depuis le début des "émeutes".<br />

L’impression qui domine tous les discours ici est que les médias ne sont que les relais des institutions<br />

officielles, fussent-elles à l’origine de mensonges, et surtout qu’ils participent à la stigmatisation dont se<br />

sentent victimes les habitants de ces quartiers populaires.<br />

Pourtant, le ton change : la presse et les chaînes de télévision se font plus critiques. La version officielle et de<br />

la mort des deux enfants et du gazage de la mosquée est remise en cause, du moins interrogée.<br />

A 14 heures, conférence de presse à la mosquée des Bosquets. Un film, pris grâce à un téléphone portable,<br />

fait office de preuve. Il est projeté devant les journalistes nombreux : il donne à voir la panique qui a saisi les<br />

fidèles pendant le gazage. Puis les responsables ont pris la parole. Le ton est ferme, l’émotion palpable et les<br />

demandes précises : une enquête judiciaire et des excuses officielles. L’égalité de traitement entre les<br />

différents cultes est au cœur des revendications. Monsieur Bouhout, président de la mosquée, proche<br />

pourtant de l’UMP, se fait même menaçant quant à sa capacité à pacifier les esprits. Le grand frère de Bouna,<br />

devant la presse, annonce qu’il refuse de rencontrer Sarkozy, jugé "incompétent" et demande, avec la famille<br />

de Zyad, une entrevue avec le premier ministre. Tous demandent que la police évacue le quartier, condition<br />

nécessaire pour retrouver un peu de calme et pacifier la situation.<br />

308


En périphérie de cette conférence de presse, des militant(e)s associatifs reviennent sur les causes socioéconomiques<br />

des événements trop souvent occultées : Clichy occupe toujours une place de choix dans le<br />

palmarès des communes les plus pauvres de France et les associations ont de moins en moins d’argent pour<br />

travailler. L’ambiance est tendue à la sortie de la mosquée : des jeunes se renseignent aux abords du lieu du<br />

culte. Des femmes racontent ce qu’elles ont vu et subi : au coeur des témoignages, la colère contre la police<br />

qui multiplie les interventions "musclées" en dépit du bon sens et, trop souvent, de la loi ; contre les autorités<br />

ministérielles qui ne dénoncent pas le gazage de la mosquée dimanche soir. Les autorités religieuses,<br />

visiblement abattues et émues par ce qui s’était passé la veille, reprennent peu à peu le contrôle de la<br />

situation. Tout le monde attend la soirée avec appréhension.<br />

A 19 heures, un accord est trouvé entre des membres de la mosquée et la préfecture : des jeunes sont<br />

désignés comme médiateurs pour "calmer" les plus énervés et prévenir les éventuelles échauffourées avec la<br />

police. Cette idée n’est pas neuve : c’était une proposition de certains jeunes samedi, mais les autorités<br />

préfectorales ne semblaient pas intéressées. Se sentent-elles impuissantes à trouver une solution au conflit ?<br />

La méthode dure, qui a prouvé son inefficacité et son iniquité, trouve-t-elle enfin ses limites ?<br />

23h30 : La police et les jeunes jouent au chat et à la souris, mais la situation semble pour maîtrisée. Sur le<br />

terrain, les médiateurs jouent un rôle central me dit-on : ils vont à la rencontre des plus jeunes discuter, pour<br />

les dissuader de passer à l’acte. J’apprends dans la nuit que le garage de la police municipale de Montfermeil<br />

a été brûlé et que les forces de l’ordre ont procédé à quelques interpellations. Les affrontements ont été<br />

évités.<br />

309


Affaire Kelkal, il y a dix ans déjà<br />

Abdelaziz Chaambi, août <strong>2005</strong><br />

En 1995 Khaled Kelkal, un jeune lyonnais, soupçonné d'activités terroristes était poursuivi (à la manière<br />

d'une chasse à cour) par 800 gendarmes et abattu délibérément dans les monts du Lyonnais alors qu'il aurait<br />

pu être arrêté et jugé. Nous avons encore en mémoire les ordres de l'officier de gendarmerie criant à ses<br />

hommes : « finis-le ».<br />

Nous ne saurons donc jamais à quel degré Khaled Kelkal aurait été impliqué dans la vague d'attentats de<br />

1995, et s'il « roulait » pour lui et ses copains ou s'il était manipulé par certains services français ou<br />

étrangers, et la phrase de l'officier de gendarmerie ne fait que renforcer les doutes et les interrogations sur le<br />

sujet.<br />

Nous avons alerté les institutions<br />

A partir de ces évènements, il nous semble important de relever qu'un phénomène nouveau , mais prévisible,<br />

venait d'apparaître sur le territoire national, et ce phénomène ne fera que s'amplifier durant la décennie 1995-<br />

<strong>2005</strong> pour s'étendre ensuite à l'Europe : les attentats du 07 Juillet <strong>2005</strong> à Londres le confirment bien. De<br />

jeunes citoyens, élevés par les institutions de la République et fruits du modèle d'intégration français, allaient<br />

passer à l'action terroriste. La région Lyonnaise défraiera la chronique à plusieurs reprises dans ce domaine :<br />

rappelons-nous l'affaire de Djerba en Tunisie, les prisonniers de Guantanamo ou les convertis partis faire le<br />

Djihad en Afghanistan.<br />

Déjà en 1990, lors de la première guerre du Golfe, nous avions eu des signes précurseurs de ce phénomène :<br />

l'identification des jeunes maghrébins de France à Saddam Hussein dont ils ne connaissaient pas grandchose.<br />

Ils savaient juste que la France et l'Occident entraient en guerre contre lui.<br />

En tant qu'acteurs associatifs dans les banlieues lyonnaises, nous avions alors alerté les institutions et autres<br />

journalistes, politiques, sociologues, psychologues, travailleurs sociaux, religieux et bien d'autres, pour<br />

entamer une réflexion sur ces phénomènes de radicalisation et sur le fait que ces jeunes ne s'identifiaient pas<br />

à la France ni à des hommes et des femmes de leur connaissance, mais à un dictateur arabe ou aujourd'hui à<br />

un « illuminé » musulman qui veut précipiter la guerre des civilisations.<br />

Nos incessants appels n'ont pas trouvé d'écho en France mais en Allemagne, où le sociologue Dietmar<br />

LOCH a pris la peine de venir dans la banlieue lyonnaise pour rencontrer Khaled Kelkal et des acteurs<br />

associatifs musulmans durant de longs mois et pour tenter de comprendre le malaise que nous vivions et ses<br />

sources. Par contre, nous n'avions pas vu le moindre spécialiste de l'islam, de la banlieue ou du monde arabe,<br />

qui pourtant vont se bousculer sur les plateaux de télévision et dans les médias pour donner leurs avis à<br />

chaque événement touchant le monde arabo-musulman, et y compris sur nous-mêmes. On verra même une<br />

prfusion de publications sur l'islam et les jeunes de France dont certains auteurs n'ont jamais mis les pieds<br />

dans une banlieue et n'ont jamais rencontré l'objet de leurs études.<br />

En France, il y a un islam de France<br />

C'est ainsi, dans l'ignorance et la diabolisation de faits sociaux et culturels importants que nous cheminons en<br />

France depuis une vingtaine d'années, laissant ainsi la place à l'émergence de la violence et du salafisme d'un<br />

côté et à la déchéance et l'économie parallèle d'un autre.<br />

L'action que nous avons menée au sein de l'Union des jeunes musulmans ( UJM ) sur la région lyonnaise<br />

depuis 1987 avait consisté à concilier l'identité musulmane et la citoyenneté dans la tête de jeunes en manque<br />

de repères et à qui on offrait la possibilité de s'engager socialement et politiquement tout en préservant leur<br />

spiritualité et leur islamité, tout en évitant les écueils de la violence et du terrorisme. Ce travail avait pourtant<br />

reçu l'éloge (en coulisses) de plusieurs élus et personnalités lyonnaises dont le Père Christian Delorme qui<br />

porte le surnom de «curé des Minguettes ». Mais cette perspective éducative et cette identité nouvelle<br />

310


ne convenaient guère à nos décideurs et à leurs interprètes venus du Maghreb nous polluer avec leur<br />

contentieux avec l'islam et les islamistes de là-bas. Et comme la France avait fabriqué des supplétifs à son<br />

armée coloniale, elle allait nous créer des supplétifs culturels et politiques au service du modèle d'intégration<br />

français, hégémonique et néo-colonial. Leur basse besogne consistera alors à entretenir un amalgame pervers<br />

entre l'islam de France et ce qui se passait alors en Iran , en Afghanistan, en Algérie ou en Arabie Saoudite.<br />

Ils ont bien fait leur boulot au point que, de 1990 à 2000, dès que nous nous montrions sur la scène publique,<br />

nous étions sommés de nous expliquer et de nous justifier par rapport à ce qui se passait sous d'autres cieux.<br />

Bien qu'ayant montré patte blanche à chaque fois, nous étions malgré tout exclus du débat public et mis au<br />

banc de la société.<br />

La déclaration de Charles Pasqua en 1996 sur l'islam de France (et non l'islam en France) n'y changera rien.<br />

Nous avions alors continué notre travail d'intérêt public dans les quartiers, à travers des actions socioéducatives<br />

qui prenaient en compte les spécificités culturelles des jeunes. Nous avons continué ce travail en<br />

étant évidemment privé des subventions publiques qui étaient par contre attribuées au Secours Catholique, à<br />

Notre Dame des Sans Abris ou au Fonds Social Juif. Nous avions alors sacrifié de notre temps et de notre<br />

argent car nous pensions que le jeu en valait la chandelle : il s'agissait de montrer à nos petits frères et à nos<br />

petites sœurs que l'on pouvait être Français et musulman sans renier l'une de ces dimensions et nous en étions<br />

un exemple vivant.<br />

Le choc de la réalité<br />

Pendant que nous cheminions avec notre identité multiple et assumée, les jeunes de banlieue s'intéressaient<br />

ou découvraient l'islam à travers nos réseaux, et en faisaient une approche progressiste en s'engageant dans la<br />

vie sociale politique et culturelle ; ils avaient tendance à devenir des citoyens conscients et responsables.<br />

Pour la première fois, les jeunes maghrébins de France revendiquaient tout à la fois : le respect de leur<br />

islamité et un traitement égalitaire de la part de la République. Mais c'était sans compter avec les pratiques,<br />

les mentalités et les représentations racistes et néo-coloniales en cours dans les institutions de notre cher<br />

pays.<br />

Face à leurs aspirations et revendications légitimes, ces jeunes ne rencontraient la plupart du temps que du<br />

racisme institutionnalisé dans l'accès à l'emploi, au logement , à l'école, à la santé aux loisirs. Les trois<br />

dernières décennies ont été jalonnées de crimes racistes, de bavures policières et de justice complice,<br />

d'exclusions sociales, de discriminations et d'injustice de toutes sortes couronnées aujourd'hui par une<br />

islamophobie dont les sources plongent dans les Croisades en passant par la Reconquista et la période<br />

coloniale.<br />

Les affaires du foulard depuis 1989, et leur traitement médiatico-politique ; la Loi du 15 Mars 2004 sur<br />

l'interdiction des signes ostensibles à l'école, dont on connaît le véritable objectif, la Loi du 23 Février <strong>2005</strong><br />

qui veut faire enseigner à l'école le rôle positif de la colonisation, les amalgames savamment entretenus entre<br />

musulmans-islamistes-terroristes, les dizaines d'expulsion d'imams, les différents dispositifs et cellules antiterroristes<br />

avec le juge Bruguière qui, tel un cow-boy, tire d'abord dans le tas avant de rechercher le potentiel<br />

coupable. Récemment, Nicolas Sarkozy déclare qu'il faut envisager de déchoir de leur nationalité française<br />

les coupables, etc. Tout ceci ne vise en réalité qu'une catégorie de la population : les Français de confession<br />

musulmane qui résistent à l'oppression et à l'injustice en France et ailleurs.<br />

Et pour mieux distinguer le bon grain de l'ivraie on va nous sortir du chapeau des musulmans de service<br />

comme on a eu droit aux arabes de service ( qui font encore des heures supplémentaires) pour servir la cause<br />

et cracher sur leurs semblables qu'ils accuseront d'être des radicaux, des gens adeptes du double langage ou<br />

des gens qui prônent un islam de rupture avec les parents ou des idéologues de la violence.<br />

La réalité c'est aussi la responsabilité de l'Etat français dans l'émergence de pratiques radicales ou terroristes<br />

chez certains musulmans. Pendant que nous prônions, durant deux décennies, un engagement citoyen auprès<br />

des jeunes des quartiers en essayant de les persuader d'un changement possible grâce à leur persévérance, la<br />

société nous refusait les moyens de pérenniser nos actions et ne leur proposait que rejet et frustration comme<br />

elle l'avait fait à leurs grands frères de la Marche de 1983. Au fur et mesure du temps, cela jeta le discrédit<br />

sur notre discours et sur le modèle que nous proposions.<br />

311


L'armada de centres sociaux, de MJC et d'associations satellites et Khobzistes (ces gamelleurs qui cherchent<br />

leur pain) n'y changera rien. Malgré leurs moyens colossaux, ils ne proposeront que de l'assistanat ou de<br />

l'occupationnel.<br />

C'est alors que nous voyons arriver sur la scène, depuis une dizaine d'années, et comme par enchantement les<br />

Salafistes et autres Djihadistes qui eux vont prôner un discours et des pratiques de rupture avec le reste de la<br />

société et vont offrir une reconnaissance et une valorisation démagogiques à ces jeunes qui ne croient plus en<br />

la France et ça marche !!! Ceci marchera d'autant mieux que la France a soutenu la junte militaire en Algérie,<br />

qu'elle a participé à la première guerre du Golfe, qu'elle se trouve en Afghanistan et que la question<br />

palestinienne demeure symbole d'injustice et la Hagra. Cela marche aussi parce que, dans le même temps,<br />

certains jeunes sont injustement traités d'anti-sémites, de terroristes potentiels, de sauvageons etc. Une<br />

pratique qui les amènera encore plus loin les précipitant vers les comportements de violence et de terrorisme.<br />

Nous savons, depuis Goffman, que le stigmate finit par être intégré et revendiqué par ceux dont on les<br />

affuble.<br />

Londres avant Paris pour les solutions<br />

Depuis les attentats du 7 Juillet à Londres, les premiers du genre, le gouvernement britannique semble avoir<br />

pris conscience qu'il a urgence à réfléchir sur les causes qui ont entraîné de jeunes musulmans britanniques à<br />

devenir des kamikazes et à commettre des crimes odieux.<br />

Une cellule a donc été créée pour proposer des solutions à l'attention du gouvernement britannique. On peut<br />

douter de l'efficacité des solutions qui seront proposées tant que la société anglaise restera une société où le<br />

communautarisme structure les rapports humains et définit la place de l'individu. Mais l'intention, et la<br />

volonté sont là et ceci constitue une différence fondamentale avec la France. En effet, depuis 1996 et la<br />

vague d'attentats qui a touché la France, nous avons assisté à une gestion de l'islam de plus en plus policière<br />

et criminalisée pour aboutir à une instrumentalisation politicienne avec la création du Conseil français du<br />

culte musulman (CFCM).<br />

L'Islam et les musulmans sont traités chez nous en France comme s'ils étaient étrangers et condamnés à le<br />

rester à vie. Les fameux « deuxième », « troisième » et « quatrième » génération, ressassés à ce jour tout<br />

comme l'attitude de nos politiques vis-à-vis de l'entrée de la Turquie en Europe suffisent à nous le rappeler.<br />

Il est impératif, si nous voulons éviter d'avoir des kamikazes bien de chez nous, de considérer l'Islam et les<br />

musulmans comme une partie constituante de l'identité et de la réalité françaises d'aujourd'hui et même d'hier<br />

et de permettre leur expression et leur contribution au même titre que les autres composantes du pays. Nos<br />

ancêtres n'ont-ils pas contribué à la rationalité occidentale elle-même ancêtre de la Laïcité ? N'ont-ils pas<br />

contribué à la libération de la France du joug fasciste ? N'ont-ils donc pas contribué de manière importante<br />

au développement économique de ce pays durant les trente glorieuses ?<br />

Nous devons mettre un terme à ces réflexes politiques populistes et racistes qui consistent à nous présenter, à<br />

chaque élection, le bouc émissaire à travers l'immigré, les jeunes de banlieue, le musulman et l'islam. Cela<br />

pour mieux camoufler les incapacités de nos politiques à proposer de véritables solutions aux problèmes<br />

sociaux et économiques qui rongent le pays.<br />

Il faut cesser de nous faire peur<br />

Il faut cesser de nous faire peur pour mieux nous priver de nos libertés.<br />

Il faut cesser d'immiscer les pays d'origine dans la gestion de l'islam de France.<br />

Il faut cesser de considérer les citoyens français de confession musulmane comme un vivier électoral et<br />

comme des mineurs politiques à mettre sous tutelle.<br />

Il faut revisiter et re-écrire l'histoire coloniale et cesser le révisionnisme sur la guerre d'Algérie et l'Esclavage<br />

en particulier.<br />

312


Il faut cesser de traiter les questions palestinienne et tchétchène, entre autres, en nous présentant les<br />

bourreaux et les victimes sur le même plan.<br />

Il faut rappeler les médias à leur déontologie et les inciter à l'objectivité lorsqu'ils traitent de la question de<br />

l'Islam et du monde arabo-musulman.<br />

Il faut encourager les lieux de dialogue et de connaissance mutuelle entre les différentes composantes de la<br />

société et mieux faire connaître l'islam afin de lui donner la même place que les autres religions et courants<br />

de pensée.<br />

Il faut arrêter de nous leurrer avec le modèle français d'intégration dont on voit les résultats catastrophiques.<br />

Il faut cesser de nous amuser avec les arabes et les musulmans gadgets : un ministre arabe par ci, un préfet<br />

musulman par là. Il faut mettre un terme à l'hégémonie des laïcards qui s'acharnent sur l'islam et les<br />

musulmans et qui, en définitive, desservent la France et la Laïcité en préparant le terreau d'une guerre civile.<br />

Il faut enfin se rappeler que l'histoire ne pardonne rien et que la vérité finit toujours par émerger.<br />

Abdelaziz Chaambi est membre fondateur de l'Union des jeunes musulmans et de l’association lyonnaise<br />

DiverCité, membre du Collectif des musulmans de France.<br />

313


Matériaux pour la colère<br />

314


Police officials Ezra, Karadi fly to Paris to advise on riot control<br />

By Jonathan Lis, Haaretz Correspondent, Last Update : 12/12/<strong>2005</strong><br />

http://www.haaretzdaily.com/hasen/pages/ShArtVty.jhtml?sw=sarkozy&itemNo=656462<br />

Public Security Minister Gideon Ezra and Police Commissioner Moshe Karadi departed for France on<br />

Sunday as part of a four-day working visit to advise local law enforcement on methods of managing the sort<br />

of lawlessne! ss witnessed during the riots in Paris suburbs in recent weeks.<br />

Ezra and Karadi are expected to meet with French Interior Minister Nicolas Sarkozy and the chief of police.<br />

Officials familiar with the details of the trip say that Ezra and Karadi will visit French police crowd control<br />

units. Ezra and Karadi are expected to share with their French counterparts lessons Israeli security services<br />

have learned from experiences with rioting, including the events of October 2000.<br />

The French are said to be highly interested in Israeli know-how on the matter.<br />

In addition, the two are expected to discuss closer cooperation betweenthe Israeli and French police forces.<br />

Officials with knowledge of the content of the visit note that the French are likely to raise the ongoing<br />

investigation in France against businessman and Betar Jerusalem owner Arcadi Gaydamak.<br />

French authorities have issued an outstanding warrant for Gaydamak's arrest. Gaydamak is suspected of<br />

numerous fraud and tax violations. Israel, for its part, has no intention of extraditing Gaydamak. Police<br />

officials and the public security ministry refused to comment on the details of the trip.<br />

315


Quand Georges Frêche entonne un chant colonial en conseil municipal...<br />

Dépêche AFP, 5 décembre <strong>2005</strong><br />

Les responsables socialistes, incrédules, oscillaient entre une réprobation feutrée et une condamnation sans<br />

réserve après l'hommage tonitruant à la colonisation rendu par l'un d'eux, Georges Frêche, fervent supporter<br />

du premier secrétaire François Hollande.<br />

Coutumier des esclandres, le président de la Région Languedoc-Roussillon a pris le contre-pied de ses amis<br />

qui avaient réclamé cette semaine à l'Assemblée nationale l'abrogation d'une loi imposant aux programmes<br />

scolaires de reconnaître "le rôle positif de la présence française outre-mer et notamment en Afrique du<br />

Nord".<br />

Non content de traiter, mercredi en séance du conseil régional, les députés socialistes de "gugusses qui font<br />

une opération politicienne", M. Frêche -par ailleurs membre du Bureau national du PS- avait entonné le<br />

chant colonial "C'est nous les Africains qui revenons de loin". Ce qui lui a valu l'approbation du leader local<br />

du Front national, Jean-Claude Martinez.<br />

Personnalité controversée, l'ancien maire de Montpellier, âgé de 67 ans, "a toujours courtisé le vote piednoir",<br />

rappelle Elisabeth Guigou, elle-même pied-noir. "Ici à Montpellier, ce sont eux qui font les élections",<br />

a-t-il dit mercredi lors d'une suspension de séance, selon Le Monde.<br />

Il avait eu le soutien de François Hollande pour conduire la liste PS lors des élections régionales de 2004,<br />

face au député fabiusien de l'Aude Jean-Claude Pérez. La fédération de l'Hérault est un bastion "hollandais".<br />

François Loncle, l'un des députés qui, avec le président du groupe Jean-Marc Ayrault, ont défendu<br />

l'abrogation de la disposition controversée, s'est déclaré "étonné que Georges Frêche, qui fut par ailleurs un<br />

excellent maire, bénéficie de la protection constante de François Hollande et de la direction du PS".<br />

"J'attends que, dans ces circonstances, le premier secrétaire prenne ses responsabilités", a ajouté le député<br />

fabiusien, interrogé par l'AFP.<br />

Sollicité, M. Hollande n'a pas donné suite. Député des Hautes-Pyrénées, incrédule comme la plupart de ses<br />

collègues -"C'est vrai ?"-, Jean Glavany "préfère ne pas commenter". Tout comme Jean-Claude Pérez, qui<br />

déplore néanmoins "la crispation" autour du thème de la colonisation. "On blesse beaucoup de citoyens avec<br />

cette affaire", explique-t-il.<br />

Jean-Marc Ayrault s'est refusé quant à lui à "entrer dans une polémique" avec le notable languedocien. "Je ne<br />

réponds pas aux formules à l'emporte-pièce (...) Tout responsable politique, s'il veut faire avancer la cohésion<br />

nationale, doit mesurer ses propos", a-t-il ajouté.<br />

Même volonté d'apaisement chez Elisabeth Guigou ou Bruno Le Roux, proches de M. Hollande.<br />

Mme Guigou, qui a grandi au Maroc, à l'époque protectorat français, dit avoir "construit tout (son)<br />

engagement politique contre la colonisation" et préfère s'intéresser au débat de fond. Parmi les Français<br />

d'Afrique du Nord, "j'ai vu chez les uns la fraternité et, chez quelques grands colons, l'arrogance" à l'égard<br />

des indigènes, se souvient-elle.<br />

Secrétaire national, M. Le Roux dit "comprendre" la position de M. Frêche dans le contexte local. Mais,<br />

ajoute-t-il aussitôt, "cela ne peut pas être la position d'un responsable national, qui ne peut réagir uniquement<br />

avec un prisme local".<br />

Porte-parole du Nouveau PS (Vincent Peillon-Henri Emmanuelli), Benoît Hamon est plus catégorique. "Cela<br />

fait longtemps que les grandes tirades de Frêche le déshonorent. C'est plus triste, pour lui et pour le PS,<br />

qu'autre chose".<br />

© AFP<br />

316


Nicolas Sarkozy juge qu'Alain Finkielkraut "fait honneur à l'intelligence<br />

française"<br />

Le Monde, 4 décembre <strong>2005</strong><br />

Nicolas Sarkozy a jugé dimanche 4 décembre que l'intellectuel français Alain Finkielkraut, dont les propos<br />

avaient suscité une vive polémique après une interview à un quotidien israélien sur les émeutes en banlieue,<br />

faisait "honneur à l'intelligence française".<br />

"M. Finkielkraut est un intellectuel qui fait honneur à l'intelligence française et s'il y a tant de personnes qui<br />

le critiquent, c'est peut-être parce qu'il dit des choses justes", a jugé Nicolas Sarkozy au grand jury RTL-LCI-<br />

Le Figaro.<br />

"Lui ne se croit pas obligé de défendre cette pensée unique qui n'a eu comme seul résultat de porter le Front<br />

national à 24 %", a poursuivi le ministre.<br />

"Voilà le seul résultat de tous ces bien-pensants qui vivent dans un salon entre le café de Flore et le<br />

boulevard Saint-Germain, et qui s'étonnent que la France leur ressemble si peu", a-t-il poursuivi.<br />

Dans un entretien paru dans le quotidien israélien Haaretz, M. Finkielkraut avait estimé que la crise des<br />

banlieues était "une révolte à caractère ethnico-religieux".<br />

"Un Arabe qui incendie une école, c'est une révolte, un Blanc c'est du fascisme", ajoutait-il. "Bien sûr qu'il y<br />

a une discrimination, et il y a certainement des Français racistes, des Français qui n'aiment pas les Arabes et<br />

les Noirs et ils les aimeront encore moins maintenant quand ils prendront conscience de la haine qu'ils leur<br />

vouent" (...) L'idée généreuse de guerre contre le racisme se transforme petit à petit monstrueusement en une<br />

idéologie mensongère. L'antiracisme sera au 21e siècle ce qu'a été le communisme au 20e", disait encore M.<br />

Finkielkraut.<br />

Il a ensuite présenté ses "excuses", tout en déclarant avoir été "victime d'amalgames". "Je présente des<br />

excuses à ceux que ce personnage que je ne suis pas a blessés (...) la leçon, c'est qu'en effet je ne dois plus<br />

donner d'interview, notamment à des journaux dont je ne contrôle pas ou je ne peux pas contrôler le destin ou<br />

la traduction", avait déclaré M. Finkielkraut.<br />

Le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) qui avait envisagé de porter plainte<br />

contre Alain Finkielkraut pour incitation et provocation à la haine raciale avait finalement renoncé à son<br />

action après ces excuses.<br />

© Le Monde<br />

317


Le nihilisme culturel imprègne les émeutes banlieusardes<br />

Robert Redeker, Le Figaro, 28 novembre <strong>2005</strong><br />

Les événements enflammant les banlieues françaises en cet automne sont d'un genre inédit dans notre<br />

histoire sociale et politique. Un aspect nouveau les singularise : une violence aveugle venant semer la<br />

désolation dans des cités populaires, alors que les mouvements sociaux ont toujours fait preuve,<br />

historiquement, d'une violence discriminée. La violence s'est déchaînée contre la culture, écoles et<br />

bibliothèques ont été brûlées, comme en temps de barbarie alors que les mouvements de révolte, par le passé,<br />

reconnaissaient dans la culture un ordre des choses inviolable.<br />

L'absence de sens caractérise ces événements. Nul discours ne les porte. Voyons-y les premières émeutes<br />

post-discursives, sans discours théorique articulé apte à les justifier, à les placer dans une stratégie historique.<br />

La justification est venue des médias et des commentateurs, faisant dire à ces événements ce qu'ils ne<br />

disaient pas par eux-mêmes. Dans les médias, la révolte des banlieues, comme elle était muette, a été<br />

ventriloquée. Elle a été commentée en voix off, ou, en sous-titrage sur un film muet. On a ainsi accompagné<br />

un mouvement aussi violent que muet du discours habituellement tenu par les révoltes sociopolitiques. Ce<br />

silence de la théorie et des revendications dans le fracas des nuits d'affrontements est pourtant une des<br />

données les plus stupéfiantes de ce mouvement.<br />

Il s'agit également des premières émeutes post-progressistes, n'exprimant pas l'attente d'une société parfaite,<br />

d'un avenir radieux où toutes les causes de déchirements entre les hommes auraient été effacées. Elles sont<br />

les premières émeutes se manifestant, en France, dans un «dehors» absolu par rapport au grand récit<br />

progressiste dont le registre s'ouvrit avec les Lumières. Cette déferlante de violence se situe à l'extérieur de<br />

ce que l'histoire de notre pays connut en guise d'extrémisme politique. Même les attentats anarchistes de la<br />

fin du XIX e siècle – la sanguinaire «propagande par les faits» (Ravachol) – se voulaient explicitement une<br />

page de ce grand récit. La cité idéale figurait comme horizon paradoxal de ces actions meurtrières. Les<br />

attentas anarchistes continuaient, à leur repoussante façon, les Lumières.<br />

La réponse en termes sociaux est vouée à l'échec dans la mesure où ces émeutes n'expriment aucun<br />

programme. Ce type de réponse fait écho non pas aux émeutiers mais au sous-titrage par lequel les médias<br />

accompagnèrent leurs forfaits. Les violences urbaines, au rebours de ce que la réponse sociale attendrait, s'en<br />

prennent avec une rage destructrice aux symboles de ces mêmes programmes sociaux : crèches, pompiers,<br />

ambulances, cabinets médicaux, cabinets dentaires, écoles et bibliothèques. La réponse sociale se formule<br />

dans le langage de l'imaginaire de l'État français, mais elle manque de prise sur l'imaginaire des émeutiers.<br />

La réponse sociale s'incruste dans une vision historique. Du coup, elle ne peut se révéler efficace qu'à la<br />

seule condition que les jeunes issus de l'immigration s'incorporent à l'histoire de France, finissant par<br />

admettre que l'histoire de France est, jusqu'au plus profond d'eux-mêmes, leur histoire. Autrement dit : que<br />

l'histoire, de nationale, devienne leur histoire personnelle.<br />

L'incompréhension, par les jeunes de banlieue, de cet imaginaire national, et le déchaînement de violence<br />

appuyé sur cette incompréhension, trouve son explication dans la victoire de la conception sociologique de la<br />

culture sur sa conception philosophique. Pour la sociologie, servant de base à tous les travailleurs sociaux,<br />

médiateurs, intervenants en banlieue, «la» culture n'existe pas ; seules existent «les» cultures, toutes<br />

également légitimes. A force de marteler que «la» culture est oppression, élitisme, qu'une pièce de<br />

Shakespeare n'a pas plus de valeur qu'une chanson, et qu'un vers de Racine ne vaut pas mieux qu'un<br />

couscous, comment s'étonner qu'on brûle des bibliothèques ?<br />

On ne cesse de dévaluer «la» culture (sens philosophique du mot) et de surévaluer, au nom du<br />

différentialisme, «les» cultures (sens sociologique), dans leur pluralité. Les travailleurs sociaux ne cessent,<br />

dans les banlieues, d'incriminer la France, au nom de l'anticolonialisme, de l'antiesclavagisme, et son<br />

histoire.<br />

Ils ne cessent de rendre la France non désirable. Comment s'étonner de la non-intégration, alors que ces<br />

jeunes se sentent justifiés dans ce qu'ils sont, autorisés à refuser les règles de la citoyenneté puisque tout est<br />

légitimé ? Dans ce cadre, il devient impossible de poser des idéaux régulateurs : un modèle idéal de l'homme,<br />

318


un modèle idéal du citoyen. Les définitions de l'homme et du citoyen entrent, du fait du pluralisme culturel,<br />

en concurrence aux dépens des jeunes de banlieue, qui ne savent plus à quoi il faut essayer de ressembler<br />

puisqu'on leur a enseigné que tout se vaut. Le nihilisme est la situation d'égalisation des cultures dans<br />

laquelle le travail social enferme depuis trop longtemps les populations des banlieues.<br />

Ce n'est pas la pauvreté, c'est-à-dire une situation sociale, qui engendre la violence anomique et insensée,<br />

mais le nihilisme, c'est-à-dire une construction culturelle. Par la faute d'un type d'intervention culturelle trop<br />

complaisant avec toutes les différences, les jeunes de banlieue ne disposent plus d'aucun concept du citoyen<br />

ou de l'homme pouvant faire office d'idéal régulateur. La disparition de ce type d'idéal, horizon reconnu et<br />

intériorisé par tous, est un résultat de la domination de la vision sociologique de culture – «les» cultures – sur<br />

la vision philosophique – «la» culture. La surévaluation des cultures, de toutes les cultures, et le fétichisme<br />

de la différence l'accompagnant, entraîne un effet inattendu : l'impossibilité, pour des populations issues de<br />

cultures étrangères, de s'amalgamer à la culture nationale et républicaine de la France. Caractérisées par<br />

l'absence de sens, les émeutes des banlieues s'expliquent avant tout par le nihilisme auquel a conduit une<br />

politique culturelle inspirée de la sociologie plutôt que de la philosophie.<br />

Robert Redeker est professeur de philosophie au lycée Pierre-Paul Riquet de Saint-Orens, membre du comité<br />

de rédaction de la revue Les Temps modernes, auteur de : Le Progrès ou l’Opium de l’histoire (Pleins<br />

Feux).<br />

319


PIEGE. Balkany : les pauvres "vivent très bien"<br />

Nouvel Observateur, 18 novembre <strong>2005</strong><br />

Vidéo. Piégé par les "Yes Men", des altermondialistes spécialisés dans le détournement, le maire UMP de<br />

Levallois-Perret Patrick Balkany, affirme qu'"il n'y a pas de misère en France" et que les pauvres "vivent très<br />

bien". Il croyait s'exprimer sur une télévision américaine.<br />

Croyant s'exprimer sur une télévision américaine, Patrick Balkany a affirmé qu'"il n'y a pas de misère en<br />

France" et que les pauvres "vivent très bien".<br />

Le maire UMP de Levallois Perret a été piégé par les Yes Men -un groupe d'altermondialistes spécialisé dans<br />

le détournement- lors d'une émission réalisée pour Karl Zero, prodeucteur du "Vrai journal" de Canal+, mais<br />

jamais diffusée.<br />

Patrick Balkany a en effet participé à un "duplex" censément organisé par la chaîne "CapitolOne" pour son<br />

émission "Politics Prime" consacrée aux violences urbaines. En fait, la chaîne et l'émission n'ont jamais<br />

existé et le journaliste n'est autre que l'un des Yes Men, Andy Bichlbaum.<br />

"Ce que vous appelez les pauvres"<br />

Celui-ci interroge le maire de Levallois-Perret sur le fait que, lorsqu'on se ballade à Paris, on ne voit<br />

quasiment aucun pauvre, contrairement aux Etats-Unis. Voici la restranscription texte intégrale de l'interview<br />

:<br />

- Le journaliste : "Comment avez vous incité les pauvres à quitter les villes pour aller habiter en banlieue?"<br />

- Patrick Balkany : "Ce que vous appelez les pauvres, je suis désolé de vous le dire, c'est des gens qui<br />

gagnent un peu moins d'argent.<br />

Mais comme ils gagnent moins d'argent, ils ont les même logements que les autres, sauf que eux les payent<br />

moins cher. Et ils vivent très bien. Nous n'avons pas de misère en France. Il n'y a pas ce que vous appelez les<br />

pauvres.<br />

Bien sûr, il y a bien quelques sans domicile fixe qui eux ont choisi de vivre en marge de la société. Et même<br />

ceux-là, croyez moi, on s'en occupe: il y a des foyers d'accueil parce que en hiver en France aussi, il fait froid<br />

et il n'est pas question de laisser dehors les gens qui sont dans la misère donc nous leur donnons des asiles<br />

(…) on leur donne tout ce dont ils ont besoin. Mais ce sont des gens relativement rares qui ont décidé une<br />

bonne fois pour toute qu'ils étaient en marge de la société, qu'ils ne voulaient pas travailler ou qu'ils avaient<br />

été rejetés par la société."<br />

A la fin de l'interview, la caméra effectue un travelling arrière, montrant ainsi que le plateau n'a rien d'un<br />

plateau télé, tandis qu'une voix off commente: "Les 10% de chômeurs, le million de Rmistes et les 86.000<br />

sans domicile fixe apprécieront."<br />

La séquence aurait été enregistrée pour un pilote d'une émission baptisée "Alterland" présentée par le<br />

journaliste Christophe Hondelatte mais qui n'a jamais été diffusée.<br />

Contacté par le Quotidien Perm@nent nouvelobs.com jeudi 17 novembre, Alain Brigand, producteur à La<br />

Société du spectacle, la maison de production de Karl Zero, a exclu toutes tensions avec Canal+ à ce sujet et<br />

précisé que ce pilote a été refusé pour "des raisons artistiques". Les relations avec la chaîne "sont au beau<br />

fixe", affirme-t-il, le "Vrai journal", l'émission hebdomadaire de Karl Zero, marchant "très bien".<br />

© Nouvel Observateur<br />

320


« Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans »<br />

Interview d’Alain Finkielkraut, Haaretz, 17 novembre <strong>2005</strong><br />

Avertissement : Tous les passages en italiques sont des traducteurs, Michel Warschawski et Michèle Sibony.<br />

Cette traduction a été réalisée à partir de l’article paru dans le 18 novembre dans la version hébraïque de<br />

Haaretz. Une version est également parue dans l’édition anglaise de Haaretz, le 17 novembre : on la trouve<br />

en ligne à l’adresse : http://www.haaretz.com/hasen/spages/646938.html.<br />

Chapeau : Le philosophe juif Alain Finkielkraut, l’un des plus célèbres intellectuels français et portedrapeau<br />

de la guerre contre le nouvel antisémitisme ne peut pas entendre parler maintenant de<br />

racisme français, de pauvreté et d’exclusion. Qu’on le laisse tranquille avec ce discours mensonger. De<br />

son point de vue tout est clair, malgré tout ce que la France a fait pour eux les fils d’immigrés<br />

islamiques la haïssent. C’est comme ça dans leur culture. Et les belles âmes bourgeoises et les écoles<br />

ramollies les encouragent. Et la France s’en va au diable.<br />

Les réponses de Finkielkraut ont visiblement étonné les journalistes qui l’ont interrogé à Paris. Ils signalent<br />

que « pourtant elles n’émanent pas du front national mais de la bouche d’un philosophe qu’on considérait<br />

autrefois comme l’un des porte parole de la gauche française, et l’un des philosophes qui ont mûri dans la<br />

révolte des étudiants de mai 68 » Ils précisent d’entrée de jeu que AF lors de ses réponses insiste et revient<br />

régulièrement sur le fait que « il ne peut plus dire (cela ) en France », « on ne peut pas dire çà en France »<br />

« il est peut être dangereux de dire çà en France ».<br />

Episode 1 - sur les émeutes en France :<br />

Question : Dans la presse française les émeutes dans les banlieues sont perçues surtout comme un<br />

problème économique, une réaction violente à une situation de pauvreté dure et de discrimination, alors<br />

qu’en Israël on a plutôt tendance à penser que l’origine de cette violence est religieuse ou du moins<br />

ethnique. C'est-à-dire à voir en elle un élément du combat islamique. Comment vous situez vous par<br />

rapport à ces différentes positions ?<br />

Réponse : En France on voudrait bien réduire les émeutes à leur niveau social. Voir en elles une révolte de<br />

jeunes de banlieues contre leur situation, la discrimination dont ils souffrent et contre le chômage. Le<br />

problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou arabes et s’identifient à l’Islam. Il y a en effet en<br />

France d’autres émigrants en situation difficile, chinois, vietnamiens portugais, et ils ne participent pas aux<br />

émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère ethnico-religieux.<br />

Q. Et d’où vient-elle ? Est ce une réponse des Arabes et des Noirs au racisme dont ils sont victimes ?<br />

R. Je ne le pense pas, parce que cette violence a été précédée de signes annonciateurs très préoccupants que<br />

l’on ne peut réduire à une simple réaction au racisme français. Prenons par exemple les événements qui ont<br />

accompagné il y a quelques années le match de football France-Algérie, ce match s’est déroulé à paris au<br />

stade de France, on nous dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est « black blanc beur »,<br />

en fait aujourd’hui elle est black black black, ce qui fait ricaner toute l’Europe. Si on fait une telle remarque<br />

en France on va en prison mais c’est quand même intéressant que l’équipe de France de football soit<br />

composée presque uniquement de joueurs noirs. Quoiqu’il en soit cette Equipe est perçue comme le symbole<br />

d’une société multi ethnique, ouverte etc… Le public dans le stade, des jeunes d’origine algérienne, ont hué<br />

pendant tout le match cette même équipe. Ils ont même hué la Marseillaise et le match a du être interrompu<br />

quand les jeunes ont envahi le terrain avec des drapeaux algériens.<br />

Et il y a aussi les paroles des chansons de rap, des paroles très préoccupantes, de véritables appels à la<br />

révolte, je crois qu’il y en a un qui s’appelle docteur R qui chante « je pisse sur la France je pisse sur de<br />

Gaulle » etc. Ce sont des déclarations très violentes de haine de la France,<br />

Toute cette haine et cette violence s’expriment maintenant dans les émeutes, y voir une réponse au racisme<br />

français c’est être aveugle à une haine plus large : la haine de l’occident qui est responsable de tous les<br />

crimes. La France découvre cela aujourd’hui.<br />

Q. Cela signifie d’après vous que ces émeutes ne sont pas orientées contre la France mais contre tout<br />

l’Occident ?<br />

321


R. Non, elles sont orientées contre la France, comme ancienne puissance coloniale, contre la France, pays<br />

européen. Contre la France avec sa tradition chrétienne, ou judéo-chrétienne.<br />

Q. Est ce que vous pensez que la source de cette haine envers l’Occident parmi les français qui participent<br />

à ces émeutes est dans la religion, dans l’islam ?<br />

R. Sur ce sujet il faut être clair, c’est une question très difficile et il faut essayer de garder un langage de<br />

vérité. On a tendance à avoir peur du langage de vérité, pour des raisons « nobles ». On préfère dire « les<br />

jeunes » que « noirs » ou « arabes ». Mais on ne peut sacrifier la vérité quelques soient les nobles raisons. Il<br />

faut bien entendu éviter les généralisations : Il ne s’agit pas de tous les noirs et de tous les arabes, mais d’une<br />

partie des noirs et des arabes. Et évidemment la religion, non pas comme religion, mais comme ancre<br />

d’identité joue un rôle. La religion telle qu’elle apparaît sur Internet et les chaînes de télévision arabes, sert<br />

d’ancre d’identification pour certains de ces jeunes. Contrairement à d’autres, moi je n’ai pas parlé d’Intifada<br />

des banlieues, et je ne pense pas qu’il faille utiliser ce terme. J’ai pourtant découvert qu’eux aussi envoyaient<br />

en première ligne de la lutte les plus jeunes, et vous en Israël vous connaissez çà, on envoie devant les plus<br />

jeunes parce qu’on ne peut pas les mettre en prison lorsqu’ils sont arrêtés. Quoiqu’il en soit ici il n’y a pas<br />

d’attentats et on se trouve à une autre étape : je pense qu’il s’agit de l’étape du pogrom anti-républicain. Il y<br />

a des gens en France qui haïssent la France comme république.<br />

Q. Mais alors pourquoi ? Pour quelle raison ?<br />

R Pourquoi est ce que le monde arabo-musulman en partie du moins a déclaré la guerre à l’Occident ? La<br />

république est la version française de l’Europe. Eux et ceux qui les justifient disent que cela provient de la<br />

fracture coloniale. D’accord, mais il ne faut pas oublier que l’intégration des travailleurs arabes en France à<br />

l’époque du pouvoir colonial était beaucoup plus simple. C'est-à-dire que c’est une haine à retardement, une<br />

haine a posteriori. Nous sommes témoins d’une radicalisation islamique qu’il faut expliquer dans sa totalité<br />

avant d’arriver au cas français, d’une culture qui au lieu de s’occuper de ses propres problèmes recherche un<br />

coupable extérieur. Il est plus simple de trouver un coupable extérieur. Il est séduisant de se dire qu’en<br />

France tu es exclu et « donnez-moi ! donnez-moi ! »<br />

Ca n’a jamais marché comme cela pour personne et çà ne peut pas marcher.<br />

De l’école en France et des bienfaits du colonialisme<br />

Aux Etats unis également nous sommes témoins de l’islamisation des noirs. C’est Lewis Farakhan en<br />

Amérique qui le premier a dit que les juifs ont joué un rôle central dans l’esclavagisme. Et le principal porte<br />

parole de cette théologie en France aujourd’hui c’est Dieudonné, c’est lui qui est aujourd’hui le vrai patron<br />

de l’antisémitisme en France, et non le Front national. Mais en France au lieu de combattre son discours on<br />

fait précisément ce qu’il demande : on change l’enseignement de l’histoire coloniale et de l’histoire de<br />

l’esclavage dans les écoles. On y enseigne aujourd’hui l’histoire coloniale comme une histoire uniquement<br />

négative. On n’enseigne plus que le projet colonial voulait aussi éduquer, apporter la civilisation aux<br />

sauvages. On ne parle que des tentatives d’exploitation, de domination, et de pillage. Mais en fait qu’est ce<br />

que veut Dieudonné ? Il exige une « shoah » et pour les arabes et pour les noirs, mais si l’on met la shoah et<br />

l’esclavage sur le même plan alors on est obligé de mentir, car ce n’était pas une shoah. Et ce n’était pas un<br />

crime contre l’humanité parce que ce n’était pas seulement un crime. C’était quelque chose d’ambivalent.<br />

Ainsi en est-il également de l’esclavage. Il a commencé bien avant l’Occident. En fait, la spécificité de<br />

l’Occident pour tout ce qui concerne l’esclavage c’est justement tout ce qui concerne son abolition.<br />

L’abolition de l’esclavage est une question européenne et américaine. Cette vérité là sur l’esclavage il est<br />

maintenant interdit de l’enseigner dans les écoles.<br />

C’est pourquoi tous ces événements là m’attristent beaucoup : non pas parce qu’ils se sont produits, après<br />

tout il fallait être aveugle et sourd pour ne pas voir qu’ils auraient lieu, mais à cause des explications qui les<br />

accompagnent. Elles sont un coup mortel à la France que j’ai aimée, et j’ai toujours dit que la vie deviendrait<br />

impossible pour les juifs de France quand la francophobie vaincrait, et c’est ce qui va se passer. Ce que j’ai<br />

dit maintenant les juifs le comprennent. Tout d’un coup ils regardent autour d’eux et voient tous les<br />

« bobos » qui chantent des louanges aux nouveaux « damnés de la terre » et se disent : qu’est ce que c’est<br />

que ce pays, que lui est il arrivé ?<br />

Q. Puisqu’il s’agit selon vous d’une offensive islamique, comment expliquez vous que lors des derniers<br />

événements les juifs n’ont pas été attaqués ?<br />

322


R. Premièrement on dit qu’une synagogue a été attaquée. Mais je pense que ce qu’on a vécu c’est un pogrom<br />

anti-républicain. On nous dit que ces quartiers sont délaissés et que les gens sont dans la misère. Quel lien y<br />

a-t-il entre la misère et le désespoir et brûler des écoles ? Je pense qu’aucun juif ne ferait jamais çà. Ce qui<br />

unit les juifs – laïques, religieux, de la Paix Maintenant ou partisans du grand Israël – c’est un mot, le mot<br />

schlule (lieu d’étude (1)) c’est ce qui nous unit tous comme juifs. Et j’ai été tout simplement scandalisé de<br />

ces actes qui se sont répétés et encore plus scandalisé par la compréhension qu’ils ont rencontré en France.<br />

On les a traités comme des révoltés comme des révolutionnaires. C’est la pire des choses qui pouvait arriver<br />

à mon pays et je suis très malheureux. Pourquoi ? Parce que le seul moyen de surmonter c’est de les obliger à<br />

avoir honte. La honte c’est le début de la morale. Mais au lieu de les pousser à avoir honte, on leur a donné<br />

une légitimité : ils sont « intéressants ». Ils sont « les damnés de la terre ». Imaginez un instant qu’ils soient<br />

blancs comme à Rostock en Allemagne on dirait immédiatement : le fascisme ne passera pas. Un Arabe qui<br />

incendie une école c’est une révolte, un blanc c’est du fascisme. Je suis daltonien : le mal est le mal, peu<br />

importe sa couleur. Et ce mal là pour le juif que je suis est totalement inacceptable.<br />

Pire, il y a là une contradiction, car si effectivement ces banlieues étaient dans une situation de délaissement<br />

total, il n’y aurait pas de salles de sport à incendier, il n’y aurait pas d’écoles et d’autobus. S’il y a des<br />

gymnases des écoles et des autobus, c’est que quelqu’un a fait un effort. Peut-être insuffisant mais un effort<br />

quand même.<br />

Q. Mais pourtant le taux de chômage dans les banlieues est insupportable, près de 40% des jeunes entre<br />

15 et 25 ans n’ont aucune chance de trouver un travail ?<br />

R. Revenons un moment à la schule. Lorsque les parents t’envoient à l’école, est-ce que c’est pour<br />

trouver un travail ? Moi on m’a envoyé à l’école pour apprendre. La culture et l’éducation ont une<br />

justification en elles même. Tu vas à l’école pour apprendre, c’est çà le but de l’école. Et ces gens qui<br />

détruisent des écoles, que disent-ils en fait ? leur message n’est pas un appel à l’aide ou une exigence de plus<br />

d’écoles ou de meilleures écoles, c’est la volonté de liquider les intermédiaires entre eux et les objets de leurs<br />

désirs. Et quels sont les objets de leurs désirs c’est simple : l’argent, les marques, et parfois des filles. C’est<br />

pourquoi il est certain que notre société a sa responsabilité, parce qu’ils veulent tout maintenant et ce qu’ils<br />

veulent c’est l’idéal de la société de consommation. C’est ce qu’ils voient à la télévision.<br />

Non à l’antiracisme<br />

Mais justement le philosophe juif qui lutte contre l’antisémitisme pour entrer en guerre contre « la guerre<br />

antiraciste ». (fin des commentaires des journalistes)<br />

« Je suis né à paris et suis le fils d’immigrants polonais, mon père a été déporté de France, ses parents ont été<br />

déportés et assassinés à Auschwitz, mon père est rentré d’Auschwitz en France. Ce pays mérite notre haine.<br />

Ce qu’il a fait à mes parents était beaucoup plus brutal que ce qu’il a fait aux Africains. Qu’a-t-il fait aux<br />

Africains ? Il n’a fait que du bien. Mon père, il lui a fait vivre l’enfer pendant cinq ans. Et on ne m’a jamais<br />

enseigné la haine. Aujourd’hui la haine des noirs est encore plus forte que celle des arabes.<br />

Q. Mais justement vous qui combattez le racisme antijuif affirmez que la discrimination et le racisme dont<br />

parlent ces jeunes n’existent pas en réalité?<br />

R. Bien sûr qu’il y a une discrimination. Et il y a certainement des Français racistes. Des Français qui<br />

n’aiment pas les arabes et les noirs. Et ils les aimeront encore moins maintenant quand ils prendront<br />

conscience de combien eux même les haïssent. C’est pourquoi cette discrimination va s’approfondir pour<br />

tout ce qui concerne le logement et aussi le travail.<br />

Imaginez que vous gérez tous deux un restaurant et vous êtes antiracistes, vous pensez que tous les hommes<br />

sont égaux et en plus vous êtes juifs, c'est-à-dire que pour vous parler d’inégalité entre les race pose<br />

problème, et imaginez qu’un jeune des banlieues vienne demander un emploi de serveur, il a l’accent des<br />

banlieues, vous ne l’engagerez pas, c’est très simple. Vous ne l’engagerez pas parce que c’est impossible. Il<br />

doit vous représenter, et ceci exige de la discipline de la politesse et une manière de parler. Et moi je peux<br />

vous dire que même des Français blancs qui copient aujourd’hui les codes de conduite des banlieues, et cela<br />

existe, se heurteront au même problème exactement. La seule manière de lutter conte la discrimination est de<br />

revenir aux exigences, une éducation sévère, c’est le seul moyen. Mais cela aussi il est interdit de le dire. Je<br />

ne le peux pas. Ce sont des choses du bon sens auxquelles on préfère le mythe du « racisme français ». Ce<br />

n’est pas juste. Nous vivons aujourd’hui dans un environnement de « guerre permanente contre le racisme »,<br />

et il faut étudier la nature de cet antiracisme. Tout à l’heure j’ai entendu à la radio quelqu’un qui s’opposait à<br />

la décision du ministre de l’intérieur Sarkozy d’expulser quiconque n’a pas la citoyenneté française a<br />

323


participé aux émeutes et a été arrêté. Et qu’a-t-il dit ? Qu’il s’agissait d’une « épuration ethnique ». J’ai<br />

combattu pendant la guerre de Yougoslavie contre l’épuration ethnique des musulmans en Bosnie. Aucune<br />

organisation musulmane française ne s’est jointe à nous, ils ne se sont réveillés que pour soutenir les<br />

Palestiniens. Et maintenant on parle d’épuration ethnique ? Il n’y a pas eu un seul mort pendant ces émeutes,<br />

en fait si, il y en a eu deux mais c’était un accident. On ne les poursuivait pas mais ils se sont enfuis et cachés<br />

dans un transformateur électrique malgré les panneaux d’avertissement qui étaient énormes.<br />

Mais je pense que l’idée généreuse de guerre contre le racisme se transforme petit à petit monstrueusement<br />

en une idéologie mensongère. L’antiracisme sera au vingt et unième siècle ce qu’a été le communisme au<br />

vingtième. Aujourd’hui les juifs sont attaqués au nom du discours antiraciste : la barrière de séparation,<br />

« sionisme égal racisme », la même chose en France. Il faut se garder de l’idéologie de l’antiracisme. Bien<br />

sûr il y a un problème de discrimination, il y a un réflexe xénophobe c’est vrai, mais présenter les<br />

événements comme une réaction au racisme est tout à fait mensonger, tout à fait mensonger.<br />

Q. Que pensez-vous des moyens qu’utilise le gouvernement français pour mettre fin à la violence, l’état<br />

d’urgence, le couvre feu ?<br />

R. Mais c’est tellement normal ! Ce que nous avons vécu est terrible. Il faut comprendre que ceux qui ont le<br />

moins de pouvoir dans la société sont les autorités, les gouvernants. C’est vrai ils sont responsables du<br />

maintien de l’ordre, et c’est important parce que sans eux il y aurait eu une autodéfense, et les gens auraient<br />

tiré. Alors ils maintiennent l’ordre et font cela avec une prudence extraordinaire, il faut les saluer pour cela.<br />

En mai 68, il y avait un mouvement tout à fait innocent comparé à celui d’aujourd’hui et il y a eu une<br />

violence policière. Ici on jette des cocktails Molotov et on tire à balles réelles. Et il n’y a eu aucun cas de<br />

violence policière. (note des journalistes : depuis l’interview plusieurs policiers ont été arrêtés suspectés de<br />

violence) Il n’y a aucun précédent. Comment maintenir l’ordre ? Par des moyens dictés par le bon sens - soit<br />

dit en passant, 73 % des Français soutiennent d’après une enquête du journal Le Parisien. Mais je pense qu’il<br />

est trop tard pour provoquer chez eux la honte, parce que à la télévision, à la radio et dans les journaux, ou du<br />

moins dans la plupart d’entre eux, on présente aux émeutiers un miroir embellissant. Ce sont des gens<br />

« intéressants », on flatte leur souffrance et on comprend leur désespoir. En plus il y a la grande perversion<br />

du spectacle. On brûle des voitures pour qu’on puisse le voir à la télévision, cela leur permet de se sentir<br />

« importants » de sentir qu’ils vivent dans un quartier important, cette course après le spectacle doit être<br />

analysée, elle produit des effets tout à fait pervers. Et la perversion du spectacle est accompagnée de<br />

commentaires tout à fait pervers.<br />

Si cela ne leur plaît pas qu’ils rentrent chez eux :<br />

AF. On dit que le modèle républicain s’est effondré dans ces émeutes. Mais le modèle multiculturel ne va<br />

pas mieux. Ni en Hollande ni en Angleterre. A Bradford et à Birmingham aussi ont eu lieu des émeutes sur<br />

fond racial. Deuxièmement l’école républicaine, le symbole du modèle républicain n’existe plus depuis<br />

longtemps. Je connais l’école républicaine j’y ai étudié. C’était une institution avec des exigences sévères,<br />

austère, assez antipathique, qui avait construit de hautes murailles pour se protéger du bruit de l’extérieur.<br />

Trente années de réformes stupides ont changé ce paysage. L’école républicaine a été remplacée par « la<br />

communauté éducative », horizontale et non verticale, on a révisé à la baisse les programmes scolaires, le<br />

bruit de l’extérieur est entré, la société est rentrée dans l’école. Ce qui signifie que ce que nous voyons<br />

aujourd’hui c’est en fait l’échec du modèle post républicain « sympa ». Le problème avec ce modèle c’est<br />

qu’il se nourrit de ses propres échecs : chaque fiasco est une raison pour le rendre encore plus extrême.<br />

L’école sera encore plus « sympa ». En fait, face à ce que nous voyons, le minimum de ce que nous devons<br />

exiger c’est la sévérité et plus d’exigence. Sinon on aura bientôt des « cours de délinquance ».<br />

Ceci est une évolution caractéristique de la démocratie. La démocratie comme processus ainsi que l’a bien<br />

montré Tocqueville, ne supporte pas l’horizontalité. En démocratie il est difficile de supporter des espaces<br />

non démocratiques. Tout doit être démocratique dans la démocratie. Mais l’école ne peut pas être ainsi. Elle<br />

ne le peut pas. L’asymétrie saute pourtant aux yeux : entre celui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui<br />

apporte avec lui un monde, et celui qui est nouveau dans ce monde. Le processus démocratique a provoqué<br />

une délégitimité de cette asymétrie. C’est un phénomène général dans le monde occidental, mais en France il<br />

prend une forme plus pathétique, parce que l’une des caractéristiques de la France était son éducation sévère.<br />

La France a été construite autour de son école.<br />

Q. Beaucoup de jeunes disent que le problème est qu’ils ne se sentent pas Français, que la France ne les<br />

traite pas comme des Français.<br />

324


R. Le problème est qu’il faut qu’ils se considèrent eux même comme Français. Si les immigrants disent :<br />

« les Français » quand ils partent des blancs, alors on est perdus. Si leur identité se trouve ailleurs et ils sont<br />

en France par intérêt alors on est perdus. Je dois reconnaître que les juifs aussi commencent à utiliser cette<br />

expression, je les entends dire « les Français » et je ne peux pas supporter ça. Je leur dis « si pour vous la<br />

France n’est qu’une question d’intérêt et votre identité est le judaïsme alors soyez cohérents avec vousmême<br />

: vous avez Israël ». C’est effectivement un grand problème : nous vivons dans une société post<br />

nationale dans laquelle pour tout le monde l’Etat n’est qu’une question d’intérêt, une grande compagnie<br />

d’assurance, il s’agit là d’une évolution très grave.<br />

Mais s’ils ont une carte d’identité française, ils sont Français et, s’ils n’en ont pas, ils ont le droit de s’en<br />

aller. Ils disent : « Je ne suis pas Français, je vis en France, et en plus ma situation économique est difficile. »<br />

Personne ne les retient de force ici, et c’est précisément là que se trouve le début du mensonge. Parce que<br />

s’ils étaient victimes de l’exclusion et de la pauvreté ils iraient ailleurs. Mais ils savent très bien que partout<br />

ailleurs, et en particulier dans les pays d’où ils viennent, leur situation serait encore plus difficile pour tout ce<br />

qui concerne leurs droits et leurs chances.<br />

Q. Mais le problème aujourd’hui est l’intégration dans la société française de jeunes gens et de jeunes<br />

filles de la troisième génération, et non d’une vague de nouveaux immigrants. Ils sont nés en France et ils<br />

n’ont nulle part ailleurs où aller.<br />

R. Ce sentiment qu’ils ne sont pas Français, ce n’est pas l’école qui le leur donne ; Il y a ici des écoles<br />

partout. En France, comme vous le savez peut-être, on inscrit les enfants dans les écoles, même s’ils se<br />

trouvent illégalement dans le pays. Il y a ici quelque chose de surprenant de paradoxal. L’école pourrait très<br />

bien appeler la police puisque l’enfant se trouve en France illégalement, et malgré tout l’école ne prend pas<br />

en considération leur illégalité.<br />

Il y a des écoles là-bas, et il y a des ordinateurs partout. C’est là que vient le moment où il faut faire un<br />

effort, et ceux qui font les émeutes ne sont pas prêts à faire cet effort. Jamais.<br />

Prenez par exemple la langue, vous dites qu’ils sont d’une troisième génération, alors pourquoi est-ce<br />

qu’ils parlent le français comme ils le parlent. C’est un français égorgé, l’accent, les mots, la<br />

grammaire. C’est à cause de l’école ? A cause des profs ?<br />

Q. Puisque les Arabes et les Noirs apparemment n’ont pas l’intention de quitter la France, comment<br />

pensez-vous traiter le problème ?<br />

R. Ce problème est le problème de tous les pays européens. En Hollande, on est confronté à ce problème<br />

depuis l’assassinat de Théo Van Gogh. La question n’est pas quel est le meilleur modèle d’intégration, mais<br />

la possibilité même d’une intégration pour des gens qui vous haïssent.<br />

Q. Et que va-t-il se passer en France ?<br />

R. Je ne sais pas, je suis désespéré. A cause des émeutes et à cause de leur accompagnement médiatique. Ils<br />

vont se calmer, mais qu’est ce que çà veut dire ? Ce ne sera pas un retour au calme. Ce sera un retour à la<br />

violence habituelle. Alors ils vont arrêter parce qu’il y a tout de même un couvre-feu, et les étrangers ont<br />

peur, et les dealers veulent reprendre les affaires. Mais ils jouiront du soutien et de l’encouragement à leur<br />

violence antirépublicaine, par le biais du discours repoussant de l’autocritique sur leur esclavage et le<br />

colonialisme. C’est cela, ce n’est pas un retour au calme mais à la violence de routine.<br />

Q. Alors votre conception du monde n’a aucune chance ?<br />

R. Non. J’ai perdu. Pour tout ce qui concerne la lutte sur l’école, j’ai perdu. C’est intéressant, parce que<br />

quand je parle comme je parle beaucoup de gens sont d’accord avec moi. Beaucoup. Mais il y a quelque<br />

chose en France, une espèce de déni qui provient des « bobos » des sociologues et des assistants sociaux, et<br />

personne n’a le courage de dire autre chose. Ce combat est perdu, je suis resté en arrière.<br />

Dror Mishani et Aurélia Samothraiz<br />

(1) Schule : mot yiddish qui signifie école, mais désigne plutôt, chez les juifs ashkénazes de France, la synagogue (ndlt).<br />

Traduction de toutes les questions et réponses du philosophe. La parties non traduites sont des passages de<br />

commentaires des journalistes qui semblent plutôt surpris de ce qu’ils entendent.<br />

Titre sur la couverture du supplément sous la photo de A. Finkielkraut : « Vous les Israéliens, vous me<br />

comprenez. » (ndlt)<br />

325


«Beaucoup de ces Africains sont polygames...»<br />

Hélène Carrère d’Encausse, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

<br />

Invitée en tant qu'expert à la télé russe, l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse dérape.<br />

Hélène Carrère d'Encausse, éminente historienne, spécialiste de l'Union soviétique et secrétaire perpétuelle<br />

de l'Académie française, a expliqué la crise des banlieues françaises à la chaîne de télévision russe NTV dans<br />

les termes suivants : «Ces gens, ils viennent directement de leurs villages africains. Or la ville de Paris et les<br />

autres villes d'Europe, ce ne sont pas des villages africains. Par exemple, tout le monde s'étonne : pourquoi<br />

les enfants africains sont dans la rue et pas à l'école ? Pourquoi leurs parents ne peuvent pas acheter un<br />

appartement ? C'est clair, pourquoi : beaucoup de ces Africains, je vous le dis, sont polygames. Dans un<br />

appartement, il y a trois ou quatre femmes et 25 enfants. Ils sont tellement bondés que ce ne sont plus des<br />

appartements, mais Dieu sait quoi ! On comprend pourquoi ces enfants courent dans les rues.»<br />

Lorraine MILLOT.<br />

© Libération<br />

326


Le ministre de l'emploi fait de la polygamie une "cause possible" des violences<br />

urbaines<br />

Le Monde, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Source : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-706693,36-710615@51-704172,0.html<br />

Le ministre délégué à l'emploi, Gérard Larcher, a estimé que la polygamie est l'une des "causes possibles"<br />

des émeutes qui ont eu lieu pendant trois semaines dans les banlieues, rapporte, mardi 15 novembre, le<br />

quotidien britannique Financial Times sur son site Internet, qui écrit que ces propos, susceptibles<br />

"d'alimenter un peu plus le débat" sur la crise des banlieues, risquent d'offenser musulmans et organisations<br />

antiracistes.<br />

Le ministre aurait expliqué à des journalistes étrangers que cette polygamie serait aussi l'une des causes de la<br />

discrimination raciale sur le marché du travail. Conjuguée à une famille nombreuse, elle entraînerait parfois<br />

des conduites antisociales chez les jeunes, qui ne pourraient plus se référer à une figure paternelle chez eux,<br />

aurait estimé M. Larcher, et cela rendrait les employeurs plus réticents à embaucher des gens issus de<br />

minorités. "Puisqu'une partie de la société affiche ce comportement antisocial, il n'est pas étonnant que<br />

certains d'entre eux aient des difficultés à trouver du travail", a-t-il déclaré, selon le FT, "des efforts doivent<br />

être faits de part et d'autre. Si des gens ne sont pas aptes à un emploi, ils ne seront pas employés."<br />

"Cela pose des problèmes de logement "<br />

Le président du groupe UMP à l'Assemblée nationale, Bernard Accoyer, est allé dans le même sens,<br />

mercredi, estimant que la polygamie était "certainement l'une des causes" des violences urbaines. Invité de la<br />

radio RTL, il a ajouté que les pouvoirs publics s'étaient montrés "étrangement laxistes" avec la polygamie.<br />

Officiellement interdite en France – et punissable de prison – elle aurait cours dans 10 000 à 30 000 familles.<br />

"Cela pose des problèmes de logement. On ne peut pas vivre à plusieurs dizaines dans un appartement", a<br />

déclaré le député de Haute-Savoie. Il a aussi dénoncé "des dérives qui, en particulier entre 1997 et 2002, ont<br />

accompagné l'application du regroupement familial", estimant que "les chiffres ont doublé" sous le<br />

gouvernement Jospin.<br />

Interrogé sur la suppression d'aides aux familles, en cas de condamnation d'un de ses membres pour<br />

participation aux émeutes, M. Accoyer en a approuvé le principe en expliquant que "quelques cas le<br />

justifient". Mais "il ne faut pas généraliser", a-t-il dit.<br />

Avec AFP<br />

© Le Monde<br />

327


La polygamie jetée en polémique<br />

Vite rejoint par Philippe de Villiers, Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, a fait de l'existence<br />

des co-épouses une des causes de la crise des banlieues.<br />

par J.-P. T. (avec agences), Libération, mercredi 16 novembre <strong>2005</strong> - 19:30<br />

La polygamie a-t-elle favorisé la zizanie? C'est l'un des thèmes lancés dans l'arène pour trouver des causes à<br />

la «crise urbaine» à l'heure où cette dernière se calme et où l'on commence à dresser bilans et analyses.<br />

Mais, lancé dans la mare, le mot «polygamie» a fait mouche. C'«est certainement une des causes» des<br />

troubles actuels, même s'il «n'y a pas que cela», a renchéri le député UMP Bernard Accoyer au micro de<br />

RTL. Pour lui, la polygamie, «c'est l'incapacité d'apporter une éducation telle qu'elle est nécessaire dans une<br />

société organisée, normée». Pour lui, c'est la gauche qui a apporté ce phénomène qu'il décrit comme une<br />

bombe à retardement. «Il y a eu, dans la période qui est allée de 81 jusqu'à 92, effectivement, un grand<br />

nombre de familles polygames qui sont venues en France» et donc «cela pose, maintenant, des problèmes qui<br />

sont, notamment, en partie la cause des désordres que nous avons eus». CQFD.<br />

Comme on pouvait s'y attendre, le président du Mouvement pour la France (MPF), Philippe de Villiers, s'est<br />

emparé de ce thème et n'y est pas allé par quatre chemins. Donnant le chiffre (à prendre avec des pincettes)<br />

de 80.000 familles polygames entrées en France depuis 1981 (l'arrivée de la gauche au pouvoir), il demande<br />

ce que «le gouvernement prenne une mesure ferme et définitive d'interdiction de la polygamie en France».<br />

La polygamie est reconnue dans une cinquantaine de pays (de l'Afghanistan au Togo en passant par l'Algérie,<br />

le Mali ou le Gabon), elle ne l'est pas en France (principes d'égalité et de liberté individuelle) mais, bien<br />

qu'interdite, elle est, de fait, tolérée pour ceux qui viennent de pays où elle est autorisée. Mais avec beaucoup<br />

de restrictions. «Lors de la première demande de renouvellement des cartes de résidents par des étrangers<br />

vivant en France en état de polygamie, seule la première épouse ?c'est-à-dire celle qui est entrée en France<br />

par la voie du regroupement familial, ou, à défaut, la première personne qui a été admise au séjour en qualité<br />

de conjoint? Se verra renouveler sa carte de résident», explique le site du ministère de l'Emploi, citant les<br />

textes de lois. Et de préciser: «une carte de séjour temporaire d'un an, portant la mention "salarié" ou<br />

"travailleur non salarié" sera délivrée au chef de famille et aux conjointes autres que la première, après<br />

notification de la décision de refus de renouvellement de la carte de résident.»<br />

Destinée aux couples polygames, le ministère avait sorti une plaquette « Pour sortir de la polygamie : de fait,<br />

un certain nombre de facilités sont accordées à ceux qui veulent en sortir ». Cette plaquette a dû être un<br />

succès : elle est épuisée. On songe à la rééditer.<br />

© Libération<br />

328


"La polygamie, cause des émeutes"<br />

Nouvelobs.com, 16 novembre <strong>2005</strong><br />

Le ministre délégué à l'emploi, Gérard Larcher, déclare que la polygamie est la cause de la discrimination<br />

raciale sur le marché de l'emploi, selon le site internet du Financial Times. Sur RTL, Bernard Accoyer<br />

indique que c'est "certainement l'une des causes" des violences urbaines.<br />

C'est sur le site internet du Financial Times que sont rapportés les propos du ministre délégué à l'emploi<br />

Gérard Larcher, dans son édition de mardi 15 novembre. Interrogé sur les violences dans les banlieues qui<br />

touchent la France depuis trois semaines, le ministre rétorque que la polygamie dans les familles immigrées<br />

est l'une des causes de la discrimination raciale sur le marché du travail visant les minorités ethniques vivant<br />

en France. Selon le quotidien britannique, les familles nombreuses et polygames entraînent des conduites<br />

anti-sociales chez les jeunes, ce qui freine les employeurs : "Puisque une partie de la société affiche ce<br />

comportement anti-social, il n'est par étonnant que certains d'entre eux aient des difficultés à trouver du<br />

travail", a affirmé Gérard Larcher devant la presse étrangère.<br />

Tolérée<br />

"Des efforts doivent être faits de part et d'autre. Si des gens ne sont pas aptes à un emploi, ils ne seront pas<br />

employés", a-t-il ajouté.<br />

Le Financial Times indique que les propos du ministre pourraient "alimenter un peu plus le débat" et<br />

pourraient offenser les musulmans et les organisations anti-racistes.<br />

La polygamie est interdite en France mais les autorités tolèrent l'existence d'environ 30.000 familles,<br />

principalement africaines, dans lesquelles il existe plus d'une épouse.<br />

"Etrangement laxistes"<br />

Interrogé sur RTL, le président du groupe UMP à l'Assemblée nationale Bernard Accoyer estime mercredi<br />

que la polygamie est "certainement l'une des causes" des violences urbaines.<br />

Il indique également que les pouvoirs publics se sont montrés "étrangement laxistes" avec la polygamie,<br />

alors qu'elle est interdite en France.<br />

"La polygamie, c'est la négation des droits de la personne, des droits de la femme. C'est ensuite l'incapacité<br />

d'apporter une éducation telle qu'elle est nécessaire dans une société organisée".<br />

"Cela pose des problèmes de logement. On ne peut pas vivre à plusieurs dizaines dans un appartement", a-t-il<br />

ajouté.<br />

Bernard Accoyer a affirmé qu'"entre 1981 et 1992, un grand nombre de famille polygames étaient venues en<br />

France".<br />

© Nouvel Observateur<br />

329


Un maire UMP de l'Essonne veut suspendre les aides municipales aux familles<br />

des condamnés<br />

AP, 14 novembre <strong>2005</strong><br />

PARIS (AP) -- Le député-maire UMP de Draveil (Essonne) Georges Tron a dit lundi qu'il souhaitait<br />

"suspendre immédiatement" le versement des aides municipales accordées aux familles dont un membre a<br />

été condamné pour des violences urbaines.<br />

"J'ai donné instruction aux services sociaux de la mairie de suspendre immédiatement la distribution des<br />

aides sociales" versées par le centre communal d'actions sociales comme les bons pour la cantine, les<br />

garderies ou les centres de loisirs des enfants, a expliqué Georges Tron, joint au téléphone par l'Associated<br />

Press.<br />

Cette suspension, annoncée mercredi dernier dans une lettre aux habitants, ne s'appliquera qu'aux fauteurs de<br />

troubles condamnés par la justice, a insisté le maire. Elle n'a pas encore été appliquée car les habitants de la<br />

commune condamnés pour les violences urbaines à Draveil n'appartenaient pas à des familles aidées par la<br />

commune.<br />

"La seule réponse à apporter à la bêtise est une fermeté absolue", estime Georges Tron pour justifier ces<br />

sanctions. Il ajoute qu'il entend "faire de ces familles des acteurs de la résolution de ces problèmes". Dans cet<br />

esprit, il recevra les familles concernées pour "voir comment elles vont reprendre les choses en main", avant<br />

de décider éventuellement de verser à nouveau des aides.<br />

"Je leur dirai que s'ils veulent que leurs enfants mangent à la cantine, il faut commencer par ne pas brûler la<br />

cantine", a dit le maire, rappelant que Draveil a été le théâtre de plusieurs actes de violences qui ont<br />

notamment visé des bâtiments publics ou municipaux.<br />

© AP<br />

330


Rébellion contre le «modèle français»<br />

Le bloc-notes d'Ivan Rioufol, 11 novembre <strong>2005</strong><br />

Cette fois, le pacte national est ébranlé. La rébellion des cités a révélé la gravité de la fracture identitaire, née<br />

d'un communautarisme ethnique. Le modèle français d'intégration a été la cible d'une tentative de subversion,<br />

empruntant aux techniques classiques de la déstabilisation. Elles consistent, s'appuyant sur des faiblesses<br />

socio-économiques indiscutables, à culpabiliser l'adversaire, à installer la discorde dans ses rangs, à<br />

surexploiter le moindre élément.<br />

Ainsi, des mots de Sarkozy appliqués à des comportements précis ont été prétextes, pour les émeutiers, à<br />

exiger des excuses. Le tir d'une grenade lacrymogène près d'une mosquée a été assimilé à une agression.<br />

L'empressement de la gauche à alimenter ces polémiques est venu confirmer sa légèreté.<br />

D'autant qu'elle est restée muette devant la mort de Jean-Claude Irvoas, tué à Epinay-sur-Seine, et celle de<br />

Jean-Jacques Le Chenadec, qui a succombé lundi à Stains sous les coups d'une racaille.<br />

L'apathie des consciences conduit les jobards à affirmer qu'ils «comprennent» les violences. Ils assurent que,<br />

non, rien n'a été fait pour les banlieues et que l'exigence de «respect» des casseurs est légitime. Certains<br />

accréditent l'idée que la police se comporte en «colonisateur». Ces adeptes de la repentance, assidus chez les<br />

sociologues et les animateurs de télévision, sont prêts à tous les renoncements pour obtenir les faveurs des<br />

révoltés sublimés.<br />

Ce sont ces belles âmes que préfère entendre le monde politique, qui aimerait tant sous-estimer le désastre. Il<br />

se sait responsable des ghettos : il n'a cessé de chanter les mérites de l'immigration, en se désintéressant de<br />

l'accueil. Les gardiens du politiquement correct, qui monopolisent la parole, diabolisent encore ceux qui<br />

mettent en garde contre une arrivée trop massive de populations extra-européennes et l'emprise de<br />

l'intégrisme dans des quartiers.<br />

Mais les faits sont têtus. Ce qu'ils donnent à voir est plus grave que le «mai 68 des cités», décrit par les<br />

crédules. C'est un terrorisme urbain qui est apparu. La désolation laissée par les razzias le prouve. Les écoles,<br />

bibliothèques et églises incendiées ou prises pour cible témoignent, plus précisément, d'un rejet de la France.<br />

Elle est devenue, pour de nombreux incendiaires, un pays haï. Les sourds ne veulent pas l'entendre.<br />

«Zizanie politique»<br />

En décrétant (…) l'état d'urgence, Dominique de Villepin a donné la mesure de la menace de déstabilisation<br />

de la République. Sans doute le premier ministre a-t-il également pressenti le risque d'exaspération de la<br />

population, face à des actes aussi barbares que les deux agressions mortelles d'Epinay et de Stains, les<br />

incendies de bus transportant des usagers, les tirs à balle réelle contre les forces de l'ordre. Il n'y a pas lieu de<br />

parler de guerre civile. Mais l'hypothèse n'est plus invraisemblable.<br />

Le chômage, la ségrégation et le repliement que vivent les jeunes issus de l'immigration maghrébine et<br />

africaine sont des réalités qui ne peuvent qu'inciter à poursuivre la nécessaire «discrimination positive» et le<br />

développement d'une politique sociale. Mais l'empressement du gouvernement à redistribuer, cette semaine,<br />

des subventions aux associations des cités et à disculper l'islam de toute responsabilité dans les émeutes<br />

n'aide pas à comprendre la complexité des motivations des insurgés.<br />

Reviennent en mémoire les diatribes contre la France, tenues par les islamistes manifestant, à Paris, contre la<br />

décision du gouvernement d'interdire le voile à l'école. «Nous n'accepterons jamais une loi qui porte atteinte<br />

à notre dignité et à notre liberté ! Nous attendons des excuses ! Nous sommes capables de semer la zizanie<br />

politique» (bloc-notes du 23 janvier 2003). Lundi, le premier ministre turc a estimé que cette loi expliquait<br />

les violences. Une piste parmi d'autres.<br />

Les enfants perdus, laissés sans éducation ni autre culture que celle de la rue, sont souvent devenus les<br />

instruments des dealers ou des fondamentalistes. Aussi n'est-ce pas leur rendre service que de leur dissimuler<br />

les manipulations qu'ils peuvent subir. Nombre de ces jeunes Français ne se réconcilieront jamais avec la<br />

331


nation si personne ne les aide à s'éveiller et à sortir d'un endoctrinement puisant dans une lecture sectaire du<br />

Coran, qui invite à combattre et soumettre juifs et chrétiens.<br />

Premier pas<br />

Le modèle d'intégration peut-il être sauvé ? Une totale assimilation semble être devenu un objectif irréaliste.<br />

Mais le risque d'éclatement du pays peut être évité, si les nouveaux venus retrouvent l'envie de s'identifier à<br />

la France. Ce qui n'est plus toujours le cas, tant il est vrai qu'un pays qui ne sait pas se faire respecter est un<br />

pays qui n'est plus respectable. La décision de Nicolas Sarkozy, mercredi, d'expulser les émeutiers étrangers<br />

est la mise en pratique d'une plus grande exigence de l'Etat. Mais ce ne peut être qu'un premier pas. Reste<br />

aussi aux politiques à considérer enfin l'immigration pour ce qu'elle est devenue : un problème pour l'identité<br />

du pays. Quand le ministre de l'Intérieur envoie dernièrement aux préfets une circulaire précisant que «la<br />

procédure du regroupement familial doit rester la règle», c'est justement cette philosophie de l'accueil<br />

imposé qui devrait être remise à plat.<br />

Ecole Jack Lang<br />

L'ancien ministre de l'Education nationale, Jack Lang, a inauguré, vendredi dernier à Beuvry-la-Forêt (Nord),<br />

la première école portant son nom. Quand on voit, dans les cités, les résultats d'une politique éducative ayant<br />

renoncé à transmettre culture et savoir, il est permis de douter de l'opportunité de ce baptême.<br />

irioufol@lefigaro.fr<br />

© Le Figaro<br />

332


Le bûcher d'une politique<br />

Claude Imbert, Le point, Editorial u 10 novembre <strong>2005</strong> (extraits)<br />

http://www.lepoint.fr/dossiers_france/document.html?did=170190<br />

Comment, dans nos banlieues, en est-on arrivé là ? Pas le moment, vous dira-t-on, de répondre !<br />

Dommage ! Car ce drame révèle comme jamais le vice qui, depuis des décennies, ruine notre vie publique :<br />

celui d'enfouir toutes les vérités qui fâchent sous l'angélisme ou la jérémiade, celui de préférer le prêche à<br />

l'action. Celui, en somme, d'une longue incurie.<br />

Car enfin, le déferlement, depuis trente ans, d'une immigration incontrôlée si étrangère à nos croyances, à<br />

nos moeurs et à nos lois avait d'avance compromis le lent travail de biologie sociale que requiert une<br />

intégration heureuse, et d'ailleurs nécessaire. Le flux - celui surtout d'Afrique noire - sans cesse grossi par le<br />

regroupement familial - voire polygame -, loin d'irriguer calmement la nation, aura constitué ces poches<br />

stagnantes où grouillent de mauvaises fièvres. Leur avenir était écrit d'avance. Mais... l'avenir arrive trop tard<br />

!<br />

A ceux qui peignaient un échec inévitable on répondit cent fois, mille fois que le fameux creuset intégrateur<br />

à la française mettrait bon ordre à ce désordre, et qu'il en irait de l'immigration maghrébine et d'Afrique noire<br />

comme, jadis, de l'italienne ou de l'espagnole. Historique aveuglement ! Aujourd'hui, l'avenir se pointe. Il est<br />

hideux.<br />

Avec une parentèle le plus souvent étrangère à notre langue, la graine de casseurs se sème, avant 10 ans,<br />

par l'échec scolaire et la maraude. Tout autour, dans le confinement et la promiscuité du ghetto, s'élabore un<br />

bouillon de contre-culture... On y voit grandir une contre-société avec son « économie » de la drogue et du<br />

recel, ses caïds et leur fretin, ses codes, ses territoires claniques. Et désormais l'émulation des cités pour le<br />

tableau d'honneur que délivre la télé dans l'Audimat des émeutes.<br />

Dans ces microsociétés vouées aux rixes interethniques, on ne connaît qu'un seul fédérateur : l'enragement de<br />

tous contre les agents ou symboles du pays d'accueil. Une rage qu'attise un tourbillon de rumeurs insanes<br />

contre quoi la vérité et la « transparence » n'ont guère de chances. Un jeu de guérilla qu'inspirent des<br />

Intifadas télévisées venues d'ailleurs.<br />

Enflé par le mimétisme médiatique, c'est alors le harcèlement mi-ludique, mi-criminel de policiers, de<br />

pompiers, de médecins. On voit des enfants de 12 à 15 ans incendier des crèches, écoles maternelles,<br />

gymnases, transports publics, pharmacies, églises...<br />

C'est miracle que, dans des lieux à ce point gagnés par les foucades tribales, tant de résidents paisibles<br />

parviennent encore à vivre leur vie. Beaucoup songent, s'ils le peuvent, à s'en aller. Mais, qui sait ? l'excès,<br />

cette fois-ci, de la violence, et sa conversion à l'émeute, les convaincra-t-il de prendre en main leur propre<br />

sécurité ? […] Car si la police arrête des coupables, la justice, bridée par le Code et le droit des mineurs, les<br />

relâche sans tarder. Et l'on voit vite les voyous plastronner et menacer à nouveau.<br />

Aujourd'hui, en tout cas, l'embrasement devrait mettre en sourdine l'ancestrale rhétorique sur prévention et<br />

répression. Et remiser, pour quelques semaines, la sollicitude « sociologique » pour les voyous. Les<br />

émeutiers et les criminels doivent être arrêtés et châtiés pour ce qu'ils font.<br />

Avoir laissé s'installer le fait communautaire sous ses pires auspices et vouloir y répondre par une<br />

politique d'intégration plus conforme, en effet, à la tradition française, voilà la quadrature du cercle ! A voir<br />

la somme impressionnante de sang-froid chez les policiers, les pompiers, de dévouement chez les<br />

enseignants, les associations communales, les médiateurs, les sportifs et autres animateurs, on devrait ne pas<br />

désespérer, ne pas jeter le manche après la cognée. Encore faudrait-il que la nation intégrante ne donne pas le<br />

spectacle de ses propres désintégrations. Encore faudrait-il qu'un pacte national rassemble, contre ce brasier,<br />

pouvoir et opposition pour l'intérêt commun de la nation. Qu'on cesse, au sein même de l'Etat, d'entortiller le<br />

ministre de l'Intérieur. Et de jeter les 35 000 carcasses de voitures incendiées depuis dix mois dans les sacs à<br />

malice de la campagne présidentielle !<br />

333


Le dommage national est considérable. On savait la nation exténuée. Le monde la voit titubante. Derrière<br />

les incendies de l'émeute, toute une politique brûle dans un plus vaste bûcher: le chômage y calcine notre «<br />

modèle social » et la guérilla urbaine y brûle notre modèle d'intégration. Ces prétendus « modèles », le<br />

mensonge et la velléité les ont livrés aux flammes.<br />

© Le Point<br />

334


Les habitants des banlieues ont droit à la sûreté.<br />

Le gouvernement doit assurer l'ordre social et républicain<br />

Communiqué de l’UFAL (Union des familles laïques), 7 novembre <strong>2005</strong><br />

Croire un instant aux discours de compassion envers les délinquants maffieux et les tenants de l'islam<br />

politique qui tiennent les citoyens et leurs familles en otage dans les banlieues, c'est se rendre complice d'une<br />

imposture.<br />

Croire un instant que les provocations médiatisées du ministre de l'intérieur sont autre chose qu'une tentative<br />

scandaleuse de se servir de la situation pour des visées électorales, c'est être dupe.<br />

Comme le stipule l'article 2 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, les citoyens ont le droit sur<br />

tout le territoire national, et donc dans les banlieues, A LA SURETE. Cette responsabilité d'assurer l'ordre<br />

social et républicain incombe au gouvernement et non aux " grands frères ni aux imams de l'islamisme<br />

politique "<br />

C'est pour cela que nous ne pouvons tolérer plus longtemps l'alliance de fait du ministre de l'Intérieur avec<br />

les délinquants maffieux et les caïds de l'islam politique dans les banlieues.<br />

Nous ne pouvons tolérer plus longtemps que des petits groupes, très mobiles et fort bien organisées,<br />

multiplient les exactions.<br />

Nous ne pouvons tolérer plus longtemps que des citoyens voient leur vie mise en danger par des voyous prêts<br />

à toutes les violences physiques, et même à incendier des bus avec des passagers dedans.<br />

Nous ne pouvons tolérer plus longtemps de voir des policiers se faire tirer dessus au fusil de chasse.<br />

Nous ne pouvons tolérer plus longtemps que des milliers de véhicules automobiles appartenant aux citoyens<br />

des banlieues soient incendiées.<br />

Nous sommes sûr que le gouvernement n'aurait pas laissé faire cela dans les quartiers bourgeois. Il y a donc<br />

là deux poids deux mesures.<br />

Nous ne pouvons pas tolérer plus longtemps que des écoles, des centres sociaux, des commissariats, des bus,<br />

des lieux de travail soient aussi détruites par le feu. La destruction des services publics assurant le principe<br />

de solidarité pour tous les citoyens est un délit honteux.<br />

Encouragés par les discours de victimisation d'intellectuels, voire de militants pyromanes se réclamant de la<br />

gauche, qui stigmatisent en permanence la République, les caïds des quartiers et de l'islam politique ont semé<br />

dans toutes les banlieues, les graines d'une guerre organisée contre les couches populaires et le modèle social<br />

républicain sans que le gouvernement ne réagisse en conséquence.<br />

Certes, le ministre de l'Intérieur et le gouvernement portent une responsabilité écrasante devant cette<br />

situation. Outre les propos outranciers de Nicolas Sarkozy, qui a supprimé la police de proximité, et toute<br />

politique de prévention, pour miser sans retenue soit sur la seule politique répressive soit sur le laxisme le<br />

plus grave. Par exemple, pendant que mille policiers étaient au stade de France pour un match de football, les<br />

élus de gauche demandaient des forces de police qui n'arrivaient pas. Tournant le dos aux vertus du modèle<br />

républicain, il a misé sur le communautarisme pour livrer la société et le corps social au néolibéralisme.<br />

Pour cela, trahissant les principes laïques de notre pays, il veut remettre les religions au coeur de la société,<br />

pour que la charité se substitue à la solidarité républicaine, comme l'attestent ses dernières propositions<br />

antilaïques de financer les constructions de mosquées et le salaire des imams par les fonds publics.<br />

Mais le discours irresponsable du ministre de l'Intérieur ne peut pas être à lui seul générateur de ces<br />

incidents. Il faut proposer une politique globale pour sortir de cette grave crise:<br />

335


- d'une part mettre fin au plus vite à cette situation intolérable en mettant hors d'état de nuire les délinquants<br />

maffieux et les caïds de l'islam politique des banlieues, et en cessant d'acheter la paix sociale avec leurs<br />

représentants.<br />

- d'autre part tourner le dos à ce qui a été fait depuis 30 ans. Il faut un véritable plan d'urgence dans ces<br />

banlieues. Dans tous les quartiers, il doit y avoir une poste, un centre de santé, un centre de soutien aux<br />

familles des couches populaires dès la naissance, une crèche et un service public de garde d'enfants, des<br />

arrêts de bus, un commissariat, une école avec les moyens adéquats et une politique scolaire à la hauteur des<br />

enjeux, un centre de loisirs, une maison des jeunes et de la culture, etc. Mais il faut surtout une volonté<br />

politique forte pour que ces efforts ne soient pas sabotés au quotidien par des groupes, ou des individus, qui<br />

ont déclaré la guerre à l'intégration et à l'égalité hommes-femmes, et qui veulent tenir sous leur coupe tous<br />

les habitants de leurs quartiers.<br />

Ces habitants sont bien ceux qui ont le plus besoin de la République et de la laïcité pour s'émanciper des<br />

dégâts du libéralisme et de la tutelle communautariste, qu'elle soit de type maffieuse ou intégriste. L'Ufal<br />

sera à leurs côtés pour mener cette lutte.<br />

336


Discours de Jacques Chirac devant l'Elysée<br />

6 novembre <strong>2005</strong><br />

"Je viens de réunir le conseil de sécurité intérieur, c'est à dire le premier ministre et les ministres<br />

principalement concernés par les problèmes d'ordre public. Nous avons pris un certain nombre de décisions,<br />

de nature à renforcer encore l'action de la police et de la justice, car aujourd'hui la priorité absolue c'est le<br />

rétablissement de la sécurité et de l'ordre public. Le dernier mot doit revenir à la loi. La République est tout à<br />

fait déterminée par nature à être plus forte que ceux qui veulent semer la violence ou la peur, et ceux-là<br />

seront appréhendés, jugés et punis. Mais nous comprenons bien aussi que l'évolution des choses suppose le<br />

respect de chacun, la justice et l'égalité des chances et nous sommes tout à fait déterminés à aller dans cette<br />

voie et à poursuivre les efforts engagés dans ce domaine. Mais il y un préalable, il s'agit du rétablissement de<br />

la sécurité et de l'ordre public. Je vous remercie."<br />

337


L’amour de la France n’a pas d’âge !<br />

338


George Brassens<br />

Hécatombe<br />

Au marché de Brive-la-Gaillarde<br />

A propos de bottes d'oignons<br />

Quelques douzaines de gaillardes<br />

Se crêpaient un jour le chignon<br />

A pied, à cheval, en voiture<br />

Les gendarmes mal inspirés<br />

Vinrent pour tenter l'aventure<br />

D'interrompre l'échauffourée<br />

Or, sous tous les cieux sans vergogne<br />

C'est un usage bien établi<br />

Dès qu'il s'agit de rosser les cognes<br />

Tout le monde se réconcilie<br />

Ces furies perdant toute mesure<br />

Se ruèrent sur les guignols<br />

Et donnèrent je vous l'assure<br />

Un spectacle assez croquignol<br />

En voyant ces braves pandores<br />

Etre à deux doigts de succomber<br />

Moi, je bichais car je les adore<br />

Sous la forme de macchabées<br />

De la mansarde où je réside<br />

J'excitais les farouches bras<br />

Des mégères gendarmicides<br />

En criant: "Hip, hip, hip, hourra!"<br />

Frénétique l'une d'elles attache<br />

Le vieux maréchal des logis<br />

Et lui fait crier: "Mort aux vaches,<br />

Mort aux lois, vive l'anarchie!"<br />

Une autre fourre avec rudesse<br />

Le crâne d'un de ces lourdauds<br />

Entre ses gigantesques fesses<br />

Qu'elle serre comme un étau<br />

La plus grasse de ces femelles<br />

Ouvrant son corsage dilaté<br />

Matraque à grand coup de mamelles<br />

Ceux qui passent à sa portée<br />

Ils tombent, tombent, tombent, tombent<br />

Et selon les avis compétents<br />

Il paraît que cette hécatombe<br />

Fut la plus belle de tous les temps<br />

Jugeant enfin que leurs victimes<br />

Avaient eu leur comptant de gnons<br />

339


Ces furies comme outrage ultime<br />

En retournant à leurs oignons<br />

Ces furies à peine si j'ose<br />

Le dire tellement c'est bas<br />

Leur auraient même coupé les choses<br />

Par bonheur ils n'en avaient pas<br />

Leur auraient même coupé les choses<br />

Par bonheur ils n'en avaient pas<br />

----------------------------------------------------------------------<br />

Paul Eluard<br />

Critique de la poésie<br />

C’est entendu je hais le règne des bourgeois<br />

Le règle des flics et des prêtres<br />

Mais je hais plus encore l’homme qui ne le hait pas<br />

Comme moi<br />

De toutes ses forces<br />

Je crache à la face de l’homme plus petit que nature<br />

Qui à tous mes poèmes ne préfère pas cette Critique de la poésie.<br />

In : La Jarre peut-elle être plus belle que l’eau ?, Gallimard, 1951<br />

----------------------------------------------------------------------<br />

René Char<br />

Face à tout, A TOUT CELA, un colt, promesse de soleil levant.<br />

In : Feuillets d’Hypnos, Gallimard, 1946<br />

----------------------------------------------------------------------<br />

Aragon<br />

Front rouge (extraits)<br />

Paris il n’y a pas si longtemps<br />

Que tu as vu le cortège fait à Jaurès<br />

Et le torrent Sacco-Vanzetti<br />

Paris tes carrefours frémissent encore de toutes leurs narines<br />

Tes pavés sont toujours prêts à jaillir en l’air<br />

Tes arbres à barrer la route aux soldats<br />

Retourne-toi grand corps appelé<br />

Belleville<br />

340


Ohé Belleville et toi Saint-Denis<br />

Où les rois sont prisonniers des rouges<br />

Ivry Javeol et Malakoff<br />

Appelle-les tous avec leurs outils […]<br />

Il y a toujours des armuriers dans les villes<br />

Des autos aux portes des bourgeois<br />

Pliez les réverbères comme des fétus de paille<br />

Faites valser les kiosques les bancs les fontaines Wallace<br />

Descendez les flics<br />

Camarades<br />

Descendez les flics<br />

Plus loin plus loin vers l’ouest où dorment<br />

Les enfants riches et les putains de première classe<br />

Dépasse la Madeleine Prolétariat<br />

Que ta fureur balaye l’Elysée<br />

Tu as bien droit au bois de Boulogne en semaine<br />

Un jour tu feras sauter l’Arc de Triomphe<br />

In : Maurice Nadeau : Histoire du surréalisme, Seuil, 1964<br />

Pour ce poème, écrit en 1931, Aragon est inculpé de provocation au meurtre, mais les poursuites<br />

tournent court<br />

----------------------------------------------------------------------<br />

Aragon<br />

Réponse aux Jacobins (extraits)<br />

Allons enfants<br />

de<br />

la<br />

Mais je vous demande un peu ce que patrie a<br />

à voir avec ce grand partage du monde<br />

entre quelques uns et l’énorme troupeau dépossédé […]<br />

Debout peuple travailleur. Le jour de gloire<br />

est arrivé<br />

Et toi la Gloire maintenant ta gueule<br />

Il s’agit bien de la gloire au coin des rues<br />

quand la mitrailleuse attaque […]<br />

quand il s’agit de ma peau de la tienne<br />

d’avoir la leur<br />

parce qu’il n’y a pas de patience qui tienne […]<br />

Contre nous de la tyrannie<br />

L’étendard sanglant est levé<br />

Entendez vous dans nos campagnes<br />

mugir ces féroces soldats<br />

Et dans nos villes donc<br />

Et dans leurs viles<br />

Les voyez-vous les flics les bourres les gardes mobiles […]<br />

les voyez-vous dans les faubourgs<br />

341


les voyez-vous dans la cour des usines<br />

sur les ponts aux nœuds stratégiques de Paris<br />

aux bouches de colère du métro partout<br />

les hommes à nerf de bœuf du Capital<br />

qui veillent à ce qu’il n’y ait ni scandale ni révolte<br />

dans le bordel où le Prolétariat doit se vendre comme une putain…<br />

In : Hourra l’Oural, Stock, 1998<br />

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Léon-Gontran Damas<br />

Sur une carte postale<br />

Passe pour chaque coin recoin de France<br />

d'être<br />

un Monument aux Morts<br />

Passe pour l'enfance blanche<br />

de grandir dans leur ombre mémorable<br />

vivant bourrage de crâne<br />

d'une revanche à prendre<br />

Passe pour le crétin d'Allemand<br />

de se promettre d'avoir la peau du Français<br />

et d'en faire<br />

des sauts de lits<br />

Pour le crétin de Français<br />

de se promettre d'avoir la peau de l'Allemand<br />

et d'en faire des sauts de lit<br />

Passe pour tout élan patriotique<br />

à la bière brune<br />

au pernod fils<br />

mais quelle bonne dynamite<br />

fera sauter la nuit<br />

les monuments comme champignons<br />

qui poussent aussi<br />

chez moi<br />

In : Pigments, Édition définitive Paris: Présence Africaine, 1962.<br />

(Ouvrage saisi et interdit en 1939 pour atteinte à la sûreté de l’État)<br />

342

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