12.07.2015 Views

Anne-Christine Habbard « De l'illégitimité de la frontière ou ... - Ipam

Anne-Christine Habbard « De l'illégitimité de la frontière ou ... - Ipam

Anne-Christine Habbard « De l'illégitimité de la frontière ou ... - Ipam

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Centre Eric Weil UMR « Géographie-cités »Université <strong>de</strong> Lille IIICNRS - ParisCOLLOQUE INTERNATIONALUniversité <strong>de</strong> Lille III9 et 10 juin 2005A LA FRONTIÈRE___________________________________________________________________________<strong>Anne</strong>-<strong>Christine</strong> <strong>Habbard</strong>Université <strong>de</strong> Lille III« <strong>De</strong> l’illégitimité <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontière<strong>ou</strong>La frontière nationale comme <strong>de</strong>rnière frontière <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique »Il s’agit ici <strong>de</strong> montrer trois choses :- La frontière nationale, c'est-à-dire <strong>la</strong> limitation territoriale <strong>de</strong>s Etats, ne peut êtrefondée en raison : il n’y a aucune raison, au sens fort, c'est-à-dire aucune nécessitérationnelle, au fait que les communautés politiques soient territorialement séparées,c'est-à-dire t<strong>ou</strong>t simplement qu’il y en ait plusieurs. La frontière nationale, qui existe<strong>de</strong> fait, bien sûr, et qui est le résultat <strong>de</strong> processus historiques, culturels, politiques trèsdivers, n’a p<strong>ou</strong>r autant, en termes normatifs, aucune légitimité rationnelle. Lemaintien du pluriversum politique dans les théories politiques tient, selon moi, à unnaturalisme subreptice : on en vient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à <strong>de</strong>s données naturelles p<strong>ou</strong>r en justifierl’existence. En d’autres termes, on a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pris p<strong>ou</strong>r un bien politique rationnel cequi n’était qu’un fait, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature.P<strong>ou</strong>rtant, t<strong>ou</strong>te <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité, en philosophie politique, a construit <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong>communauté politique sur le fon<strong>de</strong>ment d’un procédé normatif qui visait à établir <strong>la</strong>légitimité <strong>de</strong> celle-ci : « <strong>De</strong> quel droit ? ». Or les re<strong>la</strong>tions internationales, et partant,<strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong>s Etats, sont <strong>de</strong>meurées dans l’ordre génétique, c'est-àdireattachées à une conception naturaliste <strong>de</strong> l’individu comme <strong>de</strong> l’Etat – d’oùl’attachement à <strong>la</strong> frontière. Il existe une antinomie entre <strong>la</strong> dénaturalisation


progressive <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions politiques, qui se détachent progressivement <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>teassignation naturelle (communauté ethnique, raciale, familiale, etc) p<strong>ou</strong>r êtrecomprises comme <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> droit et <strong>de</strong> liberté – et <strong>la</strong> frontière, qui reste le<strong>de</strong>rniere refuge <strong>de</strong> <strong>la</strong> naturalité face à une conception normative du politique.- Ensuite, je v<strong>ou</strong>drais montrer que <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> frontière est t<strong>ou</strong>t simplementcontradictoire avec le projet même <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité politique, dont <strong>la</strong> viséefondamentale, le « noyau dur », est, je pense, le cosmopolitisme juridico-politiquecomme idée régu<strong>la</strong>trice, plus qu’une é<strong>la</strong>boration <strong>de</strong> l’Etat-nation. Ce n’est donc passeulement que <strong>la</strong> frontière nationale est « irrationnelle » - elle est oxymorique, rien <strong>de</strong>moins. L’idée même <strong>de</strong> contrat social le montre : car n<strong>ou</strong>s pensons <strong>la</strong> communautépolitique comme résultat d’un accord <strong>de</strong> volontés libres (plutôt que d’une nécessiténaturelle <strong>ou</strong> d’un ordonnancement divin) – certes, mais alors p<strong>ou</strong>rquoi pas un contratsocial mondial ? P<strong>ou</strong>rquoi, lorsque n<strong>ou</strong>s décidons <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature à l’étatcivil, ne n<strong>ou</strong>s associons-n<strong>ou</strong>s pas avec t<strong>ou</strong>s les hommes, plutôt qu’avec un nombrelimité d’entre eux ? Un Etat, p<strong>ou</strong>rquoi pas, mais p<strong>ou</strong>rquoi <strong>de</strong>s Etats ? Le conceptmême <strong>de</strong> contrat social, qui est normatif, est intrinsèquement cosmopolite : ce qui estpensé n’est pas l’Etat-nation, mais une structure politique qui permette à l’individu <strong>de</strong>vivre libre et <strong>de</strong> réaliser ses fins seul <strong>ou</strong> en communauté ; en ce sens, il tend à fairedisparaître finalité interne et externe <strong>de</strong> <strong>la</strong> collectivité politique. Or cette intentionphilosophique a été, en fin <strong>de</strong> compte, obscurcie et dénaturée.- Enfin, je tenterai <strong>de</strong> montrer que cette contradiction entre l’é<strong>la</strong>n principiel <strong>de</strong> <strong>la</strong>mo<strong>de</strong>rnité et son déploiement philosophique concret relève d’un problèmemétaphysique, et non simplement historique, politique, culturel <strong>ou</strong> géographique – etce, du fait d’une confusion entre s<strong>ou</strong>veraineté et propriété : quand bien même t<strong>ou</strong>s lesauteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité essaient <strong>de</strong> distinguer les <strong>de</strong>ux, <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté, à leurs yeux,nécessite finalement t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une juridiction sur un territoire limité, c'est-à-dire, etn<strong>ou</strong>s le verrons, une forme <strong>de</strong> propriété qui, quoi qu’ils disent, revient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, d’unefaçon <strong>ou</strong> d’une autre, à une propriété privée. En quelque sorte, en ontologisant <strong>la</strong>nation, <strong>la</strong> frontière est <strong>de</strong>venue le <strong>de</strong>rnier lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphysique, son <strong>de</strong>rnier avatar,son ultime asile. Sa <strong>de</strong>rnière frontière ?Il convient <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>ligner que le cosmopolitisme juridico-politique que je défends ne visepas à répéter à un niveau supérieur le modèle d’Etat dont n<strong>ou</strong>s disposons, mais <strong>de</strong> partir <strong>de</strong>principes <strong>de</strong> justice qui p<strong>ou</strong>rraient valoir internationalement p<strong>ou</strong>r ensuite, dans un secondtemps, tr<strong>ou</strong>ver les institutions et les structures juridico-politiques adéquates. C’est dire aussique j’adopte délibérément ici une perspective normative et constructiviste du droit et dupolitique ; je pose donc également comme prémisse l’idée rawlsienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> priorité du justesur le bien.21. P<strong>ou</strong>rquoi une institution juridico-politique cosmopolitique ?Je passerai rapi<strong>de</strong>ment sur cette partie, car les arguments sont déjà connus :a) L’idée même <strong>de</strong> contrat social suppose le cosmopolitisme – si <strong>la</strong> communautépolitique est le résultat d’un accord volontaire entre individus libres et égalementd<strong>ou</strong>és <strong>de</strong> raison ; si elle vise à respecter leur droits et libertés ; si donc l’entitéjuridique élémentaire est l’individu et non le peuple, <strong>la</strong> tribu, <strong>la</strong> famille <strong>ou</strong> <strong>la</strong>collectivité, il semble que, très naturellement, n<strong>ou</strong>s pensions à une institution


cosmopolitique, puisqu’il n’y aucune raison que je ne m’associe qu’avec ceux quime sont spatialement proches, <strong>ou</strong> que je ne m’associe avec t<strong>ou</strong>s, si t<strong>ou</strong>s sontd’accord. <strong>De</strong> l’individu à l’Etat mondial, <strong>la</strong> conséquence est bonne, en termesstrictement rationnels, mais pas <strong>de</strong> l’individu à <strong>la</strong> nation territorialement limitée.L’Etat n’a aucune pertinence dans ce schéma, <strong>ou</strong> alors seulement à titre <strong>de</strong> moyen,qui, à un moment historique donné, s’est révélé le meilleur p<strong>ou</strong>r réaliser lesprincipes <strong>de</strong> justice et les droits <strong>de</strong> l'homme tels que pensés par <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité. Ence sens, en termes normatifs, <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> <strong>la</strong> preuve est sur les défenseurs <strong>de</strong>l’Etat-nation, et non sur ceux du cosmopolitisme – car si l’on dit que l’Etat est leproduit <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison, alors <strong>la</strong> pluralité d’Etats doit l’être aussi – orle pluralisme politique ne fait que très exceptionnellement l’objet d’unejustification. N<strong>ou</strong>s verrons plus loin les difficiles contradictions dans lesquellessont plongés les défenseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté étatique.b) Le droit en général, mais en particulier celui, international, <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme,<strong>ou</strong> celui <strong>de</strong> propriété, serait plus cohérent avec un garant international et universel.En fait, les contradictions du droit, et les conflits entre les normes, proviennentjustement <strong>de</strong> <strong>la</strong> coexistence <strong>de</strong> plusieurs régimes « privés », c'est-à-dire étatiques,<strong>de</strong> droit, et donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> multiplicité inchoative <strong>de</strong> ses s<strong>ou</strong>rces.c) En termes éthiques, le cosmopolitisme moral (l’éducation au cosmopolitisme – sepenser comme citoyen du mon<strong>de</strong>) est <strong>la</strong>rgement acquise. Je renvoie ici parexemple à Peter Singer (One World), <strong>ou</strong> à Martha Nussbaum (« Patriotism andCosmopolitanism ») : <strong>de</strong> façon différente, chacun argue que l’i<strong>de</strong>ntité nationalen’a aucune pertinence éthique ; il n'y a aucune raison va<strong>la</strong>ble <strong>de</strong> me s<strong>ou</strong>cierdavantage du RMIste à Marseille que du prisonnier politique à Rangoon <strong>ou</strong> <strong>de</strong>l’enfant victime du tsunami au Sri Lanka. Comme le s<strong>ou</strong>lignait Edward Said,certes, le « n<strong>ou</strong>s » et le « chez n<strong>ou</strong>s » existent, mais ce<strong>la</strong> ne signifie pas p<strong>ou</strong>rautant que n<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>vons leur accor<strong>de</strong>r un sur-poids, <strong>ou</strong> « n<strong>ou</strong>s » préférer à « eux ».<strong>De</strong> fait, n<strong>ou</strong>s constatons l’émergence d’une conscience internationale, s<strong>ou</strong>lignantconcrètement que les frontières nationales ne marquent plus les bornes <strong>de</strong> nosobligations morales, politiques, économiques et sociales. Or si l’on accor<strong>de</strong> unelégitimité au cosmopolitisme moral et culturel, on voit mal p<strong>ou</strong>rquoi ce<strong>la</strong> nep<strong>ou</strong>rrait se traduire, à terme, par une institution juridico-politique, c'est-à-dire unestructure positive et globale <strong>de</strong> droit fondée sur les droits <strong>de</strong> l'homme, et reflétantce cosmopolitisme éthique – <strong>ou</strong>, à t<strong>ou</strong>t le moins, p<strong>ou</strong>rquoi on ne p<strong>ou</strong>rrait <strong>la</strong> pensercomme idée régu<strong>la</strong>trice <strong>de</strong> nos pratiques politiques.d) Je reprends ici les arguments connus <strong>de</strong> Charles Beitz dans Political Theory andinternational Re<strong>la</strong>tions. Si l’on veut penser <strong>de</strong> façon cohérente <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong>justice, et notamment <strong>de</strong> justice sociale, sur un modèle constructiviste et normatif,alors il n<strong>ou</strong>s faut penser une position originelle (en termes rawlsiens) globale,c'est-à-dire qui ne se limite pas aux membres d’une communauté limitée, mais quis’éten<strong>de</strong> à l’ensemble <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète. S<strong>ou</strong>s le voile d’ignorance (Cf.Théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Justice), je suis privé <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes les informations re<strong>la</strong>tives à masituation particulière, qui seraient susceptibles d’orienter ma délibération p<strong>ou</strong>rservir mon intérêt personnel : ma conception du bien, mon niveau économique etsocial, mon âge, mes talents et aptitu<strong>de</strong>s, etc – i<strong>de</strong>ntiquement, je ne dois pas nonplus savoir si je suis citoyen d’un pays doté <strong>de</strong> mirifiques ress<strong>ou</strong>rces naturelles(disons, le Koweit) <strong>ou</strong> au contraire inexistantes (disons le Bh<strong>ou</strong>tan). Car ce facteurrelève <strong>de</strong> <strong>la</strong> bonne fortune, au même titre que les talents naturels (mais avec moinsencore <strong>de</strong> droits possibles sur eux) dont Rawls dit lui-même qu’ils n’ont pas à êtredéterminants dans le choix normatif <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> justice. Une position3


originelle cohérente suppose donc d’être globale, puisque <strong>la</strong> justice distributive, etle principe <strong>de</strong> différence, ne peuvent qu’être v<strong>ou</strong>lus « globalement » : en tant quepersonne libre, rationnelle, et égale aux autres, s<strong>ou</strong>s le voile d’ignorance,j’adopterais un principe <strong>de</strong> différence élevé à l’échelle internationale, au cas où,manque <strong>de</strong> bol, je me retr<strong>ou</strong>ve citoyen bh<strong>ou</strong>tanais et non koweitien en levant levoile. Rawls c<strong>ou</strong>nt<strong>ou</strong>rne <strong>la</strong> difficulté en supposant les Etats autarciques et autosuffisants– mais cette position n’est tenable ni théoriquement ni factuellement.Dès lors, <strong>la</strong> coopération internationale ne saurait être fondée sur un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong>charité, mais bien sur une obligation <strong>de</strong> justice : ce qui ne peut être le cas sil’application <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice distributive <strong>de</strong>meure du domaine réservé <strong>de</strong>s Etatsnations; elle exige une compétence internationale contraignante. Ainsi, uneinstitution juridico-politique cosmopolite est appelée par <strong>la</strong> notion même <strong>de</strong>justice. Il est rationnellement plus cohérent <strong>de</strong> penser à <strong>la</strong> justice politique àl’échelle mondiale plutôt qu’à l’échelle nationale.Rationnellement donc, les arguments en faveur d’une telle institution sont probants. End'autres termes, une théorie normative <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice doit être globale et internationale avantque d’être domestique ; sinon, elle <strong>de</strong>vrait être précédée par une justification <strong>de</strong> <strong>la</strong> domesticité<strong>de</strong> <strong>la</strong> justice. Or il en est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs allé à l’inverse : on commence par définir <strong>la</strong> justicedomestique, avant <strong>de</strong> passer à <strong>la</strong> justice internationale. « Aye, theres the rub » : car dans cetteséquence-là, <strong>la</strong> justice internationale ne peut plus guère être pensée qu’en termes <strong>de</strong> règles <strong>de</strong>c<strong>ou</strong>rtoisie internationale entre personnes étatiques libres et égales.42. Le naturalisme au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontière nationale (réfutation <strong>de</strong>s argumentsà l’encontre <strong>de</strong> l’Etat mondial)Notre question est donc : p<strong>ou</strong>rquoi pas un contrat social mondial ? P<strong>ou</strong>rquoi penser,lorsque les hommes déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> nature p<strong>ou</strong>r construire une communautépolitique, qu’ils choisiraient d’en former plusieurs plutôt qu’une seule ? La raison p<strong>ou</strong>r<strong>la</strong>quelle on a accordé une prééminence théorique à l’Etat n’est-elle pas liée au simple faitnaturel <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> gr<strong>ou</strong>pes « ethnico-culturels » pré-existants ? Le fait <strong>de</strong> <strong>la</strong>communauté restreinte, unie aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> traditions, <strong>de</strong> valeurs, <strong>de</strong> traits cultures et linguistiquesetc… communs n’a-t-il pas pesé sur notre décision théorique <strong>de</strong> leur accor<strong>de</strong>r une réalitééthique singulière ? Il s’agirait d’une espèce <strong>de</strong> pré-notion : on tient p<strong>ou</strong>r acquisel’appartenance à une communauté d’ordre national, à <strong>la</strong>quelle on accor<strong>de</strong> un statutontologique. Evi<strong>de</strong>nce dont on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il n’y a pas lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> remettre en question,singulièrement auj<strong>ou</strong>rd'hui.Si l’on passe en revue les arguments avancés en faveur <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong>s Etats, onconstate qu’ils restent insatisfaisants rationnellement, et qu’ils <strong>de</strong>meurent finalementsuspendus à une donnée naturelle intuitivement appréhendée comme inéliminable – <strong>la</strong>sé<strong>de</strong>ntarité –, et donc à un regr<strong>ou</strong>pement jugé inéluctable <strong>de</strong>s personnes en collectivitésdistinctes, partageant un certain <strong>de</strong> nombre <strong>de</strong> traits communs jugés essentiels. Répétons-le, ilne s’agit pas p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> nier l’existence <strong>de</strong> fait <strong>de</strong> telles collectivités, mais d’en évaluer <strong>la</strong>rationalité normative.Les arguments à l’encontre d’un Etat mondial : a) l’impossibilité intrinsèque <strong>de</strong> <strong>la</strong>communauté politique à accueillir <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> l’humanité et b) une théorisation <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tionsinternationales qui rendrait impossible l’établissement d’une institution cosmopolitique.Considérons les en effet :


5a) Les arguments sur <strong>la</strong> limitation intrinsèque <strong>de</strong> <strong>la</strong> communautéi) Une communauté politique ne doit pas être « trop vaste » – il existerait une « contrainte<strong>de</strong> dimension » 1 p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t Etat, s<strong>ou</strong>s peine <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>spotique.L’argument est le suivant : <strong>la</strong> communauté politique doit être suffisamment restreinte p<strong>ou</strong>rpermettre une proximité entre g<strong>ou</strong>vernants et g<strong>ou</strong>vernés, c'est-à-dire p<strong>ou</strong>r que t<strong>ou</strong>s lescitoyens co-dirigent effectivement l’Etat. (J.-J. R<strong>ou</strong>sseau : « Plus l’Etat s’agrandit, plus <strong>la</strong>liberté diminue » 2 . Kant : « Les lois per<strong>de</strong>nt (…) t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en vigueur ce que le g<strong>ou</strong>vernementgagne en étendue » 3 ). Si <strong>la</strong> citoyenneté et <strong>la</strong> responsabilité partagée ne doivent pas être quenominales, est nécessitée une re<strong>la</strong>tive proximité qui permette une communicabilité et unecommunication effectives, <strong>de</strong> sorte que chacun puisse être à <strong>la</strong> fois connu, reconnu, entendu etcompris <strong>de</strong>s autres. Sinon, il <strong>de</strong>vient extrêmement aisé aux g<strong>ou</strong>vernants, t<strong>ou</strong>t comme auxmagistrats, <strong>de</strong> rassembler le p<strong>ou</strong>voir <strong>de</strong> décision entre leurs mains, et le régime <strong>de</strong>spotique<strong>de</strong>vient inéluctable. Kant : un Etat trop grand mènerait « au plus terrible <strong>de</strong>spotisme » 4 . Cf.déjà Montesquieu : « Un grand empire suppose une autorité <strong>de</strong>spotique dans celui quig<strong>ou</strong>verne » 5 .Mais regardons ce<strong>la</strong> <strong>de</strong> plus près :- « Trop vaste » ne signifie rien (– a fortiori lorsqu’on veut s’appuyer sur J.-J.R<strong>ou</strong>sseau, p<strong>ou</strong>r qui <strong>la</strong> démocratie ne p<strong>ou</strong>vait même pas être représentative !). LesUSA, l’In<strong>de</strong>, <strong>la</strong> Chine, sont déjà extrêmement vastes, regr<strong>ou</strong>pant <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tionstrès diverses culturellement et historiquement, sans p<strong>ou</strong>rtant que personne n’yretr<strong>ou</strong>ve rien à redire quant à l’absence <strong>de</strong> responsabilité partagée <strong>de</strong>s citoyens. En<strong>ou</strong>tre, les moyens actuels p<strong>ou</strong>r permettre <strong>la</strong> communication et <strong>la</strong> communicabilitéentre citoyens et g<strong>ou</strong>vernants, c'est-à-dire <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> l’espace public, sontauj<strong>ou</strong>rd'hui réunis p<strong>ou</strong>r diminuer encore l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance géographique. Lesauteurs sont ainsi à chaque fois contraints <strong>de</strong> faire appel à « l’intuition », donnéirrationnel et naturel par excellence, p<strong>ou</strong>r faire comprendre au lecteur p<strong>ou</strong>rquoi ceserait ing<strong>ou</strong>vernable. Or rien <strong>de</strong> plus dangereux que l’intuition en philosophiepolitique, surt<strong>ou</strong>t lorsqu’on essaie <strong>de</strong> mettre en p<strong>la</strong>ce une théorie normative.- Rien ne pr<strong>ou</strong>ve qu’un tel Etat serait <strong>de</strong>spotique – sauf à considérer un Etat mondialsur le modèle <strong>de</strong> l’Etat-nation à un échelon supérieur, c'est-à-dire un méga-USA, cequ’il ne p<strong>ou</strong>rrait évi<strong>de</strong>mment pas être. Une institution juridico-politiquecosmopolitique – qui obligerait en t<strong>ou</strong>t état <strong>de</strong> cause à repenser les notions <strong>de</strong>s<strong>ou</strong>veraineté et <strong>de</strong> citoyenneté – ne serait pas un Etat i<strong>de</strong>ntique à ceux que n<strong>ou</strong>sconnaissons auj<strong>ou</strong>rd'hui, dont <strong>la</strong> caractéristique est précisément d’avoir un territoirelimité par d’autres puissances s<strong>ou</strong>veraines. D’importants travaux en philosophiepolitique montrent précisément qu’avec l’affaiblissement <strong>de</strong> l’Etat-nation, l’exercice<strong>de</strong> <strong>la</strong> citoyenneté a, <strong>de</strong> façon croissante, lieu dans une superposition d’affiliations et<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> représentation, t<strong>ou</strong>t comme l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> responsabilité et ducontrôle <strong>de</strong>s p<strong>ou</strong>voirs – les s<strong>ou</strong>verainetés sont désormais, et <strong>de</strong> plus en plus,1 S. Chauvier Du droit d’être étranger – Essai sur le concept kantien d’un droit cosmopolitique, L’Harmattan1996, p. 92.2 J.-J. R<strong>ou</strong>sseau, Du Contrat Social, III, 1.3 Kant, Projet <strong>de</strong> Paix Perpétuelle, p. 1254 Kant, Théorie et Pratique, trad. Guillermit 56, AK VIII, 301-115 Montesquieu, <strong>De</strong> l’Esprit <strong>de</strong>s Lois, VIII, 19.


superposées et rec<strong>ou</strong>pées, plutôt que juxtaposées 6 . En d'autres termes, <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>l’Etat mondial <strong>de</strong>spotique est déjà battue en brêche par l’évolution actuelle <strong>de</strong>sre<strong>la</strong>tions internationales : le dépérissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté étatique ne se traduitpas factuellement par <strong>la</strong> concentration du p<strong>ou</strong>voir en un unique centre exécutifrégnant sur <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> l’humanité, mais au contraire par <strong>la</strong> démultiplication <strong>de</strong>scentres <strong>de</strong> p<strong>ou</strong>voir (certes, p<strong>ou</strong>r l’heure agissant trop s<strong>ou</strong>vent en impunité et hors <strong>de</strong>t<strong>ou</strong>t cadre <strong>de</strong> responsabilité), mais qui inventent <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>velles re<strong>la</strong>tions politiques et<strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veaux modèles <strong>de</strong> citoyenneté.- Par ailleurs, il importe <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>ligner <strong>la</strong> contradiction chez nombre <strong>de</strong> théoriciensopposés à l’Etat mondial au nom <strong>de</strong> son <strong>de</strong>spotisme : car ce sont les mêmes quipensent les contre-p<strong>ou</strong>voirs comme <strong>de</strong>vant nécessairement être à l’intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong>communauté politique (et c’est très logique), c'est-à-dire qui conceptualisent lesmoyens internes <strong>de</strong> prévenir le <strong>de</strong>spotisme – par exemple, les systèmes <strong>de</strong> contrôle<strong>de</strong> l’action g<strong>ou</strong>vernementale, les checks and ba<strong>la</strong>nces, l’indépendance <strong>de</strong>s troisp<strong>ou</strong>voirs, etc… - comme seuls possibles et seuls efficaces. Il a rarement été théoriséque <strong>la</strong> pression extérieure p<strong>ou</strong>vait être effective, <strong>ou</strong> uniquement <strong>de</strong> façon trèsmarginale – ce qui est, très malheureusment, confirmé dans les faits (<strong>la</strong> pression <strong>de</strong><strong>la</strong> communauté internationale n’étant que très rarement facteur <strong>de</strong> démocratisationd’un Etat).La contradiction s’aggrave lorsque ces mêmes théoriciens pensent les re<strong>la</strong>tionsinternationales sur le modèle hobbesien : les Etats sont censés être eux-mêmes dansun état <strong>de</strong> nature, c'est-à-dire <strong>de</strong>s « l<strong>ou</strong>ps » les uns p<strong>ou</strong>r les autres – on voit malcomment les l<strong>ou</strong>ps extérieurs vont contraindre un Etat à se démocratiser. A fortiorilorsque l’on observe que c’est précisément au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> « défense <strong>de</strong> l’intérêtnational », au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> lutte contre un ennemi réel <strong>ou</strong> imaginé, mais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsprésenté comme extérieur (même – et surt<strong>ou</strong>t – dans les guerres civiles), que lespires exactions sont le plus s<strong>ou</strong>vent commises. En d'autres termes, une théoriecohérente <strong>de</strong> <strong>la</strong> démocratie conceptualise les institutions politiques capablesd’empêcher <strong>la</strong> dérive vers le <strong>de</strong>spotisme comme étant nécessairement à« l’intérieur » <strong>de</strong> <strong>la</strong> collectivité politique, non à l’extérieur <strong>de</strong> celle-ci. Donc rienn’empêche <strong>de</strong> penser <strong>de</strong>s contre-p<strong>ou</strong>voirs efficaces à l’intérieur <strong>de</strong> cet Etat mondial,ce qui, là encore, existe déjà (ONGs, OIG multiples, etc). Là aussi, il y a besoin <strong>de</strong>créativité institutionnelle et politique – t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs est-il que l’argument du <strong>de</strong>spotismenécessaire n’en est pas un.6ii) Un Etat mondial est impossible car l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong> citoyenneté suppose un certain <strong>de</strong>gréd’i<strong>de</strong>ntité collective, c'est-à-dire un fon<strong>de</strong>ment subjectif à <strong>la</strong> solidarité : être citoyen, c’estaccepter <strong>de</strong> faire certains sacrifices, notamment par le biais <strong>de</strong> <strong>la</strong> taxation, p<strong>ou</strong>r permettreà d’autres <strong>de</strong> vivre bien ; une i<strong>de</strong>ntification minimale à autrui est dès lors indispensablep<strong>ou</strong>r accepter ce sacrifice. En d'autres termes, <strong>la</strong> solidarité exigée par <strong>la</strong> citoyennetépolitique se fon<strong>de</strong> sur une i<strong>de</strong>ntité collective qui ne peut exister qu’au sein d’unecommunauté restreinte et réunie géographiquement. Même lorsque l’on définit <strong>la</strong> nationpar <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté (Cf. Renan et son célèbre « plébiscite <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les j<strong>ou</strong>rs »), onpersiste à v<strong>ou</strong>loir circonscrire cette nation territorialement. N<strong>ou</strong>s renvoyons ici auxarguments connus <strong>de</strong>s penseurs comunautariens.Cette argumentation s<strong>ou</strong>lève <strong>de</strong> multiples problèmes :6 Cf Re-imagining political Community, Archibugi, Held, Köhler (eds.), Stanford UP, 1998, et par exemple J.Rosenau “Governance and <strong>de</strong>mocracy in a globalizing world”, pp. 28-57.


- Une i<strong>de</strong>ntité individuelle et collective est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs construite. Elle n’existe jamais« naturellement » et spontanément, même si elle est vécue comme telle, évi<strong>de</strong>nte,immédiate et non-thématisée. Cf., entre autres, travaux <strong>de</strong> Benedict An<strong>de</strong>rson,Imagined Communities 7 , d’Ernst Gellner, etc.. (exactement comme p<strong>ou</strong>r lesfrontières, d’ailleurs : elles sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs le résultat d’une négociation, <strong>de</strong>compromis, <strong>de</strong> décisions politiques… Cf Daniel Nordmann, Frontières <strong>de</strong> France –il n’y a rien <strong>de</strong> naturel dans <strong>la</strong> frontière). L’institution d’une <strong>la</strong>ngue, d’une culture etd’une histoire communes est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au moins, sinon plus, le résultat <strong>de</strong> <strong>la</strong>construction politique qu’une réalité antécé<strong>de</strong>nte. En d'autres termes, <strong>la</strong> conscienced’appartenance à <strong>la</strong> communauté nationale n’est pas première et fondatrice, elle estt<strong>ou</strong>t autant <strong>la</strong> résultante d’une long processus institutionnel et politique, à <strong>la</strong> foisobjectivement (imposition d’une <strong>la</strong>ngue nationale, promotion d’une histoire unitaire<strong>de</strong> <strong>la</strong> nation, etc) et subjectivement (créer les éléments p<strong>ou</strong>r que le gr<strong>ou</strong>pe sereprésente lui-même comme un gr<strong>ou</strong>pe, et les individus comme membres <strong>de</strong> cegr<strong>ou</strong>pe – d’ailleurs, précisément, s<strong>ou</strong>vent à <strong>la</strong> suite d’une opposition, réelle <strong>ou</strong> créée,à un ennemi extérieur). Ceci signifie qu’il n’est pas impossible <strong>de</strong> construire unei<strong>de</strong>ntité internationale, sur d’autres fon<strong>de</strong>ments bien sûr que l’appartenanceethnique, culturelle, linguistique. C’est d’ailleurs <strong>la</strong> tâche même d’une éducationcosmopolitique.- <strong>De</strong> façon plus générale, même si on accor<strong>de</strong> qu’il faut une i<strong>de</strong>ntité collective p<strong>ou</strong>rcréer <strong>de</strong>s liens <strong>de</strong> citoyenneté, on voit mal p<strong>ou</strong>rquoi cette i<strong>de</strong>ntité collective <strong>de</strong>vraitreposer sur une proximité géographique, comme le montre <strong>la</strong> déterritorialisationcroissante <strong>de</strong>s communautés (et les conditions historiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> collectivité politiquesont en train d’être modifiées, quoi qu’on dise !). P<strong>ou</strong>rquoi mon appartenance à macommunauté « <strong>de</strong> sol » serait-elle plus décisive p<strong>ou</strong>r mon i<strong>de</strong>ntité que monappartenance, disons, à <strong>la</strong> communauté <strong>de</strong>s défenseurs <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme ? – eten l’occurrence, elle ne l’est aucunement. P<strong>ou</strong>r un combattant d’Al-Qaeda, parexemple, son appartenance à l’Ummah, <strong>la</strong> communauté <strong>de</strong>s musulmans, est plusfondamentale, et plus importante dans <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> son moi, que le fait d’êtresa<strong>ou</strong>dien, yéménite, pakistanais, <strong>ou</strong> français.Au fond <strong>de</strong>meure t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l’idée que l’appartenance nationale est plus fondamentaleet plus décisive dans <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité que l’appartenance à un autre type<strong>de</strong> communauté. La différence s<strong>ou</strong>s-jacente porte sur celle entre ce que l’on « est »,par opposition à ce que l’on « fait » - ce que l’on « est » serait plus décisif que ceque l’individu choisit librement d’être. Or ce<strong>la</strong> est t<strong>ou</strong>t à fait constestable (– et lesambiguïtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> définition du génoci<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> Convention <strong>de</strong> 1948 s<strong>ou</strong>lignent lesproblèmes liés à cette position). Il est impossible <strong>de</strong> définir ce qu’« est » un individuindépendamment <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience qu’il prend <strong>de</strong> cette i<strong>de</strong>ntité, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ce qu’ils’approprie comme étant constitutif <strong>de</strong> lui-même : il n’existe d’i<strong>de</strong>ntité que lorsqu’ilest procédé à une intériorisation, par l’individu <strong>ou</strong> par <strong>la</strong> collectivité, <strong>de</strong>s traitsdistinctifs <strong>de</strong> cette i<strong>de</strong>ntité – en d’autres termes, une adhésion consentie.77 Une communauté n’existe que s’il existe une conscience et une représentation <strong>de</strong> cette communauté – Uneconception « objective » du gr<strong>ou</strong>pe national (qui revient d’ailleurs à considérer les cultures comme étant closessur elles-mêmes et permanentes à travers le temps, ce qui n’est pas tenable) ne peut finalement faire l’économied’une dimension subjective, c'est-à-dire liée à <strong>la</strong> représentation que se fait <strong>la</strong> collectivité <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité, etl’individu <strong>de</strong> lui-même comme membre <strong>de</strong> ce t<strong>ou</strong>t. Ce<strong>la</strong> ne signifie pas p<strong>ou</strong>r autant que cette représentation estune pure chimère, puisqu’elle va se cristalliser aut<strong>ou</strong>r d’éléments objectivement communs. C’est dire parconséquent qu’on ne peut parler <strong>de</strong> gr<strong>ou</strong>pe que là où il y aura une conscience collective, qui est également aufon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’aspiration à un forme <strong>ou</strong> une autre d’autonomie.


Et l’on constate que si l’on veut défendre <strong>la</strong> prééminence <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité nationale,culturelle, etc, ce<strong>la</strong> se fait à une prix conceptuel important, comme on le voit avecW. Kymlicka, dans La Citoyenneté multiculturelle 8 , par exemple, <strong>ou</strong> chez R.Dworkin. Le nerf <strong>de</strong> leur argumentation (quel que soit leur objectif philosophique,d’ailleurs) tient à <strong>la</strong> spécificité <strong>de</strong>s gr<strong>ou</strong>pes culturels et <strong>de</strong>s minorités nationales(« les cultures sociétales », dans les termes <strong>de</strong> Kymlicka) parmi t<strong>ou</strong>s les gr<strong>ou</strong>pespossibles au sein d'une société démocratique. Il s'agit <strong>de</strong> « culture[s] qui offre[nt] à[leurs] membres <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie porteurs <strong>de</strong> sens, qui modulent l'ensemble <strong>de</strong>sactivités humaines, au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, <strong>de</strong> l'éducation, <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, <strong>de</strong>s loisirset <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie économique, dans les sphères publique et privée. Ces cultures ten<strong>de</strong>nt àêtre territorialement concentrées et fondées sur une communauté linguistique » 9 .Une culture sociétale n'est pas simplement une gamme d'options p<strong>ou</strong>r l’individu,mais elle offre en même temps le « filtre au travers duquel n<strong>ou</strong>s i<strong>de</strong>ntifions <strong>la</strong>valeur <strong>de</strong>s expériences rencontrées » (Dworkin). En d'autres termes, <strong>la</strong> spécificité<strong>de</strong> <strong>la</strong> culture sociétale est <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s offrir <strong>de</strong>s options, mais surt<strong>ou</strong>t, <strong>de</strong> les rendresignifiantes et sensées, c'est-à-dire <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s présenter les valeurs à partir <strong>de</strong>squellesn<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons hiérarchiser nos choix et les effectuer. A ceci s'aj<strong>ou</strong>te le fait, ditKymlicka, que « <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s personnes ont un lien très fort avec leur propreculture », et qu'il est à <strong>la</strong> fois « rare » et « difficile » d’en changer, et que ce<strong>la</strong> ne sefait qu’à un coût personnel élevé. L'appartenance culturelle et nationale est commeune point d'ancrage dans l'auto-i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, elle sert <strong>de</strong> façonfondamentale à construire l'i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne et affecte <strong>la</strong> façon dont les autresn<strong>ou</strong>s perçoivent et interagissent avec n<strong>ou</strong>s. Ceci constitue alors p<strong>ou</strong>r Kymlicka <strong>la</strong>base normative p<strong>ou</strong>r discriminer entre les différentes cultures minoritaires et déci<strong>de</strong>rcelles qui peuvent être porteuses <strong>ou</strong> non <strong>de</strong> droits collectifs.Or cette conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture sociétale est problématique, car on constate que <strong>la</strong>prééminence qui lui est accordée relève finalement d’une conception du bien (encontradiction avec <strong>la</strong> volonté d’accor<strong>de</strong>r une priorité au juste) ; qu’elle relèveégalement d’une primauté accordée aux communautés territoriales, c'est-à-dire nonvolontaires,sur les communautés volontairement choisies, et donc ne reposant passur le hasard <strong>de</strong> notre proximité géographique ; d’autre part, on voit également quel’auteur est contraint en <strong>de</strong>rnière instance <strong>de</strong> rec<strong>ou</strong>rir à une argumentation d’ordrepsychologique (le « prix personnel élevé » - qu’en sait-il ? Un prix en t<strong>ou</strong>t état <strong>de</strong>cause insuffisant p<strong>ou</strong>r ceux qui déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> partir, si on prend ce type <strong>de</strong> calculutilitariste), et statistique (« <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s gens » ont un rapport étroit à leur culture– qu’en sait-il ? et même si c’était le cas, est-ce décisif dans une perspectivenormative ?).Insidieusement se profile donc un ret<strong>ou</strong>r à <strong>la</strong> naturalité et à une conception du biencomme fon<strong>de</strong>ment d’une argumentation qui se veut normative. Ce ret<strong>ou</strong>r aunaturalisme se traduit politiquement par un <strong>de</strong>spotisme bienveil<strong>la</strong>nt : l’Etat serachargé <strong>de</strong> veiller à cette i<strong>de</strong>ntité (majoritaire <strong>ou</strong> minoritaire, ce n’est pas le proposici), c'est-à-dire <strong>de</strong> garantir les droits protecteurs <strong>de</strong> cette i<strong>de</strong>ntité davantage queceux protégeant d’autres types d’i<strong>de</strong>ntité collective (les homosexuels, les femmes,etc ). Défendre une spécificité <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture sociétale par opposition à d’autres typesd’i<strong>de</strong>ntité collective est contradictoire avec une théorie libérale défendant <strong>la</strong> prioritédu juste et l’autonomie <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne. Personne n’a le droit <strong>de</strong> dire que ce qui nedépend pas <strong>de</strong> moi est plus important que ce qui dépend <strong>de</strong> moi, c'est-à-dire quemon appartenance nationale est plus décisive p<strong>ou</strong>r moi et que les liens <strong>de</strong> solidarité8 Ed. La Déc<strong>ou</strong>verte, 2001.9 Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, p. 1158


doivent y être plus forts que dans les collectivités p<strong>ou</strong>r lesquelles j’ai librement opté– sinon c’est revenir sur le fon<strong>de</strong>ment même <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité – <strong>la</strong> vie collective estlibrement choisie !- T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans le cas où on accor<strong>de</strong> qu’il faut une i<strong>de</strong>ntité collective p<strong>ou</strong>r créer <strong>de</strong>sliens <strong>de</strong> citoyenneté, ce serait en t<strong>ou</strong>t état <strong>de</strong> cause une autre communauté que <strong>la</strong>collectivité nationale qui aurait prioritairement droit à ma solidarité (ma famille,mon vil<strong>la</strong>ge, mon gr<strong>ou</strong>pe ethnique, etc), comme l’a bien noté C. Beitz 10 . L’Etat nesort pas gagnant <strong>de</strong> ce troc, en d’autres termes. Si on veut argumenter sur lefon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité collective, alors justement, <strong>la</strong> frontière nationale se justifieencore moins, et perd encore plus <strong>de</strong> sa légitimité.- Dans une perspective normative, les principes <strong>de</strong> justice n’ont <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te façon pas àêtre liés à l’i<strong>de</strong>ntité. Il importe <strong>de</strong> distinguer <strong>la</strong> légitimité normative d’une institutioncosmopolitique et ses conditions <strong>de</strong> réalisation naturelles, historiques,sociologiques. Que celles-ci ne soient pas réunies actuellement n’invali<strong>de</strong> en aucunefaçon <strong>la</strong> légitimité rationnelle d’une telle institution. C’est justement t<strong>ou</strong>t le travaild’un Kant que <strong>de</strong> distinguer l’impératif éthico-politique <strong>de</strong> ses conditions objectivesactuelles naturelles <strong>de</strong> réalisation. Il importe donc <strong>de</strong> déc<strong>ou</strong>pler justice et i<strong>de</strong>ntité, afortiori si l’on considère le politique non pas comme ayant à entériner <strong>de</strong>s entitésethnico-culturelles pré-existantes, mais bien comme un arrachement à celles-ci.iii) Un Etat mondial serait facteur d’uniformisation <strong>de</strong>s cultures.Ceci est t<strong>ou</strong>t à fait discutable, puisque, comme le montre très bien Kymlicka, justement,on peut parfaitement conceptualiser un Etat libéral qui accor<strong>de</strong>rait <strong>de</strong>s droits spécifiquesaux minorités culturelles <strong>ou</strong> nationales leur permettant <strong>de</strong> conserver leur culture, tant quecelle-ci ne va pas à l’encontre <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme universellement reconnus. Il n’y adonc aucune incompatibilité entre une institution cosmopolitique et <strong>la</strong> reconnaissanced’i<strong>de</strong>ntités différenciées culturellement. Par ailleurs, c’est là un argument un peudangereux philosophiquement à manier, puisqu’il se fon<strong>de</strong> sur <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> <strong>la</strong>préservation <strong>de</strong> <strong>la</strong> diversité culturelle, qui serait un bien p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s dans <strong>la</strong> mesure où le« marché culturel » serait par là considérablement é<strong>la</strong>rgi p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s. Non seulement cetargument est discutable puisqu’il renvoie non pas à un argument <strong>de</strong> justice, mais à unargument utilitariste (t<strong>ou</strong>t le mon<strong>de</strong> à intérêt à ce que soient préservées les cultures dumon<strong>de</strong>, chacun p<strong>ou</strong>vant s'enrichir et s'offrir <strong>de</strong>s modèles alternatifs <strong>de</strong> choix individuels),mais il repose en <strong>ou</strong>tre (et c’est beauc<strong>ou</strong>p plus grave !) sur une conception finalementspéciste <strong>de</strong> l’humanité, où <strong>la</strong> diversité culturelle <strong>de</strong>vient un bien à conserver au même titreque, disons, <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s espèces animales.iv) Un Etat mondial ne permettrait pas aux communautés non-libérales, c'est-à-dire qui nesont pas fondées sur le pluralisme <strong>de</strong>s valeurs, mais qui partageraient une mêmeconception du bien, <strong>de</strong> s’organiser comme elles l’enten<strong>de</strong>nt.En d'autres termes, le juste ne peut avoir priorité sur sur le bien qu’au sein <strong>de</strong>communautés déjà acquises au libéralisme, ce que l’on ne peut supposer <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes. Cf J.Rawls dans le Droit <strong>de</strong>s Gens, et S. Chauvier, Justice internationale et Solidarité. Leproblème, là, il me semble, est que p<strong>ou</strong>r que cet argument tienne, il faut supposer uneunanimité absolue <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté en question – et là encore, cette supposition vient àun d<strong>ou</strong>ble prix, conceptuel et politique, important : d’une part, p<strong>ou</strong>r que cette unanimité910 Beitz, Political Theory and international Re<strong>la</strong>tions, Princeton UP, 1979.


absolue soit atteinte, on doit justement négliger l’argument du territoire, puisqu’il n’yaucune raison que t<strong>ou</strong>s ceux qui partagent cette même conception du bien soientterritorialement rassemblés, <strong>ou</strong>, inversement, que t<strong>ou</strong>s ceux qui se tr<strong>ou</strong>vent sur cetteportion du territoire soient autre chose qu’une simple majorité, même très <strong>la</strong>rge. D’où leprix politique : car il suffit, dans cette logique, qu’une seule personne (même sur 1milliard) soit en désaccord avec cette conception du bien p<strong>ou</strong>r que le juste ait à s’imposer.Or n’y a-t-il pas au moins t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un dissi<strong>de</strong>nt ? On retombe sur le problème du porteparole(Cf J.S. Mill, <strong>De</strong> <strong>la</strong> Liberté). Et même philosophiquement et éthiquement, n’est-ilpas plus juste <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs supposer l’existence d’au moins un dissi<strong>de</strong>nt ? Le risque dujuste est moindre, politiquement et philosophiquement, que le risque <strong>de</strong> l’unanimité ausujet du bien. Sans compter que <strong>la</strong> liberté doit <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te façon s’entendre comme incluant<strong>la</strong> possibilité p<strong>ou</strong>r l’individu <strong>de</strong> revoir ses fins 11 – c'est-à-dire que même s’il y a unanimitéabsolue, on ne peut être certain qu’elle va durer. Or les principes <strong>de</strong> justice d’unecommunauté sont censés être adoptés à perpétuité (Rawls).Aj<strong>ou</strong>tons enfin qu’historiquement et factuellement, une telle i<strong>de</strong>ntité et unanimité dans <strong>la</strong>conception du bien n’a jamais existé.On constate, en passant en revue ces arguments, qu’on dépend systématiquement <strong>de</strong>conceptions – <strong>de</strong> l’individu, <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté – fondées sur le naturalisme (et le propre <strong>de</strong> <strong>la</strong>« nature » est d’être indépendante <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté). Il y a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un glissement subreptice dufait (l’existence <strong>de</strong> communautés « ethnico-culturelles » pré-existantes à <strong>la</strong> collectivitépolitique) au droit, c'est-à-dire à une perspective normative : <strong>de</strong>s communautés séparéesexistent, donc les Etats doivent être plusieurs. La sé<strong>de</strong>ntarité, c'est-à-dire un rapport premieret durable au sol, est systématiquement prise p<strong>ou</strong>r un élément déterminant du politique – unesé<strong>de</strong>ntarité t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs comprise comme impliquant une limitation spatiale du fait politique 12 .Mais cette conception repose sur <strong>de</strong>s données anthropologiques dont on peut penser qu’ellessont en passe d’être modifiées <strong>de</strong> façon profon<strong>de</strong>. En fait, il y a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un « saut »,systématiquement inexpliqué, <strong>de</strong> l’individu comme seule entité métaphysique et politique, à<strong>la</strong> territorialisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté politique. Et ce saut s’explique par <strong>de</strong>s raisons à <strong>la</strong> foisnaturalistes – et métaphysiques, comme n<strong>ou</strong>s le verrons plus loin. Sur ce point, n<strong>ou</strong>sreprendrons T. Negri et M. Hardt (in Empire) : certes, <strong>la</strong> communauté est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs imaginée,comme le dit B. An<strong>de</strong>rson, mais elle a inversement t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été imaginée comme nation et surson modèle.Il ne s’agit évi<strong>de</strong>mment pas p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, répétons-le, <strong>de</strong> nier <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté <strong>ou</strong><strong>de</strong> ce qu’elle signifie, existentiellement, p<strong>ou</strong>r les individus, mais <strong>de</strong> montrer, dans uneperspective philosophique, qu’ils n’entravent en rien <strong>la</strong> possibilité d’une conceptualisationd’un Etat mondial.10b) Les arguments fondés sur <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions internationalesUne autre série d’arguments est avancée p<strong>ou</strong>r justifier l’impossibilité <strong>de</strong> l’établissementd’un Etat mondial : elle repose sur l’incompatibilité supposée intrinsèque entre <strong>la</strong> vieinternationale telle qu’elle existe et, plus encore, telle qu’elle a été pensée par les auteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong>mo<strong>de</strong>rnité, et <strong>la</strong> possibilité d’une institution juridico-politique cosmopolitique. Cette ligneargumentative s’appuie principalement sur une conception censée être hobbesienne <strong>de</strong>s11 Cf. J. Rawls, Théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Justice.12 La communauté politico-juridique a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été pensée « spatialement » (Kant : le droit comme coexistence<strong>de</strong> libertés extérieures s<strong>ou</strong>s légis<strong>la</strong>tion universelle), c'est-à-dire comme supposant aussi une société, le« commerce » physique avec les autres membres (d’où privilège <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance, du sol, <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie, etc)


e<strong>la</strong>tions internationales : les Etats seraient entre eux comme les individus à l’état <strong>de</strong> nature,chacun défendant son intérêt national comme les individus à l’état <strong>de</strong> nature défen<strong>de</strong>nt leurdroit à l’existence. Par manque <strong>de</strong> temps, je me contenterai <strong>de</strong> renvoyer à C. Beitz (inPolitical Theory and international Re<strong>la</strong>tions), qui a montré <strong>de</strong> façon convaincante que ce type<strong>de</strong> justification, déjà beauc<strong>ou</strong>p plus faible que le précé<strong>de</strong>nt, se heurte à <strong>de</strong>s objectionsinsurmontables.Il est en t<strong>ou</strong>t état <strong>de</strong> cause intéressant (– et assez comique….) d’observer que cetteargumentation, au nom du « réalisme » <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions internationales, est paradoxalementobligée <strong>de</strong> nier <strong>la</strong> réalité factuelle ; car elle est par exemple systématiquement contrainte <strong>de</strong>penser <strong>la</strong> collectivité nationale comme autonome, auto-suffisante, enclose sur elle-même – orce<strong>la</strong> n’a jamais été le cas, auj<strong>ou</strong>rd'hui moins que jamais. Le pseudo-réalisme mène à unereprésentation <strong>de</strong> plus en plus fictive <strong>de</strong> ce qu’est l’Etat – à <strong>la</strong> fois historiquement,factuellement, et conceptuellement 13 . En <strong>de</strong>rnière instance, p<strong>ou</strong>r continuer à justifier <strong>la</strong>pluralité <strong>de</strong>s Etats, les penseurs entrent dans <strong>de</strong>s contorsions <strong>de</strong> plus en plus incroyables, p<strong>ou</strong>rab<strong>ou</strong>tir à ce qui n’est plus qu’un Etat mythifié. Le mythe <strong>de</strong> l’Etat est nécessaire à sapermanence.N<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons tirer plusieurs conclusions <strong>de</strong> cette 1 ère partie :1. T<strong>ou</strong>te argumentation en faveur <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong>s Etats provient finalement d’unnaturalisme, psychologique, anthropologique <strong>ou</strong> communautaire, passé s<strong>ou</strong>s silencelors <strong>de</strong>s théories contractualistes, et qui s’appuie en <strong>de</strong>rnière instance à <strong>la</strong> fois sur <strong>la</strong>sé<strong>de</strong>ntarité et sur une idée psychologique <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité d’appartenir à un gr<strong>ou</strong>perestreint d’humains.2. En t<strong>ou</strong>t état <strong>de</strong> cause, <strong>la</strong> déterritorialisation croissante <strong>de</strong>s communautés, et <strong>la</strong>modification <strong>de</strong> <strong>la</strong> représentation <strong>de</strong> l’espace (car t<strong>ou</strong>te communauté est liée non pastant à un espace qu’à une représentation <strong>de</strong> l’espace) sont en train d’être modifiées, cequi oblige en particulier à repenser <strong>la</strong> communauté politique.3. En particulier, ce<strong>la</strong> s<strong>ou</strong>ligne <strong>la</strong> nécessité d’articuler les droits <strong>de</strong> l'homme à une autreinstance que l’Etat s<strong>ou</strong>verain (ce qu’avait bien compris Hannah Arendt, dansL’Impérialisme, qui s<strong>ou</strong>ligne <strong>la</strong> contradiction est entre les droits <strong>de</strong> l'homme et l’Etatnation,à partir du cas <strong>de</strong>s apatri<strong>de</strong>s – mais on peut justement penser que le problèmene rési<strong>de</strong> pas tant dans les droits <strong>de</strong> l'homme tels qu’ils ont été conceptualisés que dansle fait <strong>de</strong> faire d’un Etat territorialement limité le garant <strong>de</strong> leur application et <strong>de</strong> leurrespect). En d'autres termes, il importe désormais <strong>de</strong> comprendre <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>verainetédifféremment, et d’envisager <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>velle manière l’instance garante <strong>de</strong> leur respect et<strong>de</strong> leur protection.113. La contradiction <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontièreNon seulement <strong>la</strong> frontière nationale est problématique, elle est en <strong>ou</strong>tre t<strong>ou</strong>t simplementcontradictoire avec les prémisses <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité politique. En effet, cette <strong>de</strong>rnière repose surune conception <strong>de</strong> l’individu s<strong>ou</strong>verain, qui librement et rationnellement déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’associerà d’autres. Le projet politique <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité est <strong>de</strong> construire une entité politique capable <strong>de</strong>garantir à <strong>de</strong>s personnes libres, morales, égales, leurs droits. Et p<strong>ou</strong>r l’instant, il n’y a aucuneraison <strong>de</strong> penser qu’une telle entité ait à être limitée spatialement.Plus encore, le fait <strong>de</strong> penser <strong>la</strong> structure politique comme circonscrite spatialement, c'està-direfondée sur une distinction cruciale entre « intérieur » et « extérieur » mène à <strong>de</strong>13 Cf. par exemple D. Luban, “The romance of the Nation-State”, in International Ethics, Beitz, Cohen, Scanlon& Simmons (eds.), Princeton UP, 1990, pp. 238-244.


difficiles paradoxes. Je crois que les contradictions s<strong>ou</strong>vent relevées au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>l’Etat-nation et <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté proviennent précisément <strong>de</strong> cet « angle mort » <strong>de</strong> <strong>la</strong>frontière.La contradiction bien connue <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté est en effet <strong>la</strong> suivante, dont il existeplusieurs versions ; je donne ici les <strong>de</strong>ux les plus célèbres :i) Le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> légitimité <strong>de</strong> l’Etat est le respect <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong> l’autonomie<strong>de</strong>s personnes, en simplifiant, <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme. En « interne », donc, l’Etatn’a <strong>de</strong> légitimité qu’au regard <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme, qui incluent aussi le droit à<strong>la</strong> paix – l’Etat pacifie donc <strong>la</strong> communauté interne, alors qu’au même moment ilne peut pas ne pas être « belligérant » en externe, car il n’existe pas, sur le p<strong>la</strong>ninternational, <strong>de</strong> tierce instance capable <strong>de</strong> régler les conflits (et s<strong>ou</strong>lignons-le, iln’est pas anodin que le terme même <strong>de</strong> frontière provienne du vocabu<strong>la</strong>iremilitaire : <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> front). L’Etat est à <strong>la</strong> fois irénogène puisqu’il vise à garantir<strong>la</strong> paix dans l’espace délimité par son territoire, et polémogène puisqu’il induitnécessairement <strong>de</strong>s rapports agonistiques avec les aures Etats. « La s<strong>ou</strong>verainetécristallise <strong>la</strong> volonté autotélique <strong>de</strong> l’Etat. Mais par là-même culmine <strong>la</strong> logiqued’exclusion <strong>de</strong> l’Etat, car elle signifie que celle-ci ne peut s’imposer qu’ens’opposant aux autres Etats. L’ennemi n<strong>ou</strong>s limiterait et en même temps n<strong>ou</strong>sfon<strong>de</strong>rait » écrit A<strong>la</strong>in Cambier 14 . Il y a donc contradiction entre <strong>la</strong> logiqued’inclusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté, et sa logique d’exclusion.ii) Secon<strong>de</strong> version <strong>de</strong> <strong>la</strong> contradiction : <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté <strong>de</strong> l’Etat est absolue sur sonterritoire, puisqu’il ne peut pas lui-même être assujetti aux lois qu’il promulgue (ily aurait sinon une régression à l’infini – puisqu’il faudrait une instance supérieureà l’Etat p<strong>ou</strong>r vérifier son respect <strong>de</strong>s lois, et donc une instance supérieure àl’instance <strong>de</strong> vérification p<strong>ou</strong>r contrôler sa propre application <strong>de</strong>s lois, et ainsi <strong>de</strong>suite – problème c<strong>la</strong>ssique du « Who will watch the watchmen ? »). L’Etat est le« Dieu mortel », dans les termes <strong>de</strong> Hobbes. Quelle que soit l’égalité entrecitoyens, <strong>de</strong>meurera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs cette inégalité structurelle du p<strong>ou</strong>voir. C’est lepropre <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté.En même temps, sur le p<strong>la</strong>n international, l’Etat n’est pas s<strong>ou</strong>verain : il n’instituepas <strong>la</strong> loi, il n’est qu’égal aux autres dans sa promulgation. Comme le s<strong>ou</strong>ligneKelsen, <strong>la</strong> coexistence d’Etats s<strong>ou</strong>verains s<strong>ou</strong>s un droit <strong>de</strong>s Gens est unecontradiction, car les Etats sont précisément les sujets <strong>de</strong> droit du droit <strong>de</strong>s gens ;en tant que sujets, ils ne sont donc pas s<strong>ou</strong>verains, mais seulement égaux dans leurparticipation à <strong>la</strong> formation <strong>de</strong> <strong>la</strong> loi. F. Cheneval écrit à ce propos : « Selon leconcept normatif <strong>de</strong> droit, <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté <strong>de</strong> l’Etat particulier est aussiimpossible que <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté <strong>de</strong> l’individu dans l’Etat particulier. C’est <strong>la</strong>raison p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> distinction entre s<strong>ou</strong>veraineté intérieure et extérieure n’estpas viable » 15 .La contradiction est donc celle entre intérieur et extérieur, entre une s<strong>ou</strong>veraineté illimitéesur le territoire <strong>de</strong> l’Etat et une s<strong>ou</strong>veraineté limitée par d’autres s<strong>ou</strong>verainetés égales sur lep<strong>la</strong>n international ; entre les droits <strong>de</strong> l'homme universels fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te communautépolitique et <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre (donc <strong>la</strong> négation même <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme) commeprincipe même <strong>de</strong> l’Etat dans ses re<strong>la</strong>tions à d’autres. L’Etat alterne donc entre avoir à être« transparent » (simple « c<strong>ou</strong>rroie <strong>de</strong> transmission » entre l’individu sujet <strong>de</strong> droits absolus et1214 Qu’est-ce que l’Etat ?, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2004, p. 18.15 La Cité <strong>de</strong>s Peuples - Mémoires <strong>de</strong> cosmopolitismes, Cerf 2005, p. 82.


inaliénables, et <strong>la</strong> communauté internationale garante du respect <strong>de</strong> ceux-ci), et sa présencesubstantielle, « opaque » et autonome, dans les re<strong>la</strong>tions internationales 16 .Non seulement <strong>la</strong> limitation spatiale <strong>de</strong>s Etats explique le paradoxe <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté, maisje pense qu’elle entre en contradiction avec le projet même <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité, fondée sur lesdroits <strong>de</strong> l'homme : une entité politique est désormais évaluée, normativement, à l’aune d’undroit supra-positif, et elle n’a <strong>de</strong> légitimité que si elle les ganrantit, les respecte et les promeut.Ainsi, le véritable sujet et <strong>de</strong>stinataire du droit est l’individu et non plus l’entité étatique : lesintérêts nationaux sont dépossédés et <strong>de</strong>stitués <strong>de</strong>vant le véritable intérêt général, qui est celui<strong>de</strong> <strong>la</strong> société humaine dans son ensemble. Le droit, d’interétatique, <strong>de</strong>vient le droit <strong>de</strong>spersonnes, d’une « société humaine universelle ». La mo<strong>de</strong>rnité, si elle cherche aussi àé<strong>la</strong>borer les médiations institutionnelles indispensables à <strong>la</strong> protection <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> <strong>la</strong>personne, est donc principiellement cosmopolite dans sa visée, et sert ainsi à délégitimer l’Etatcomme personne sur <strong>la</strong> scène internationale, puisque l’Etat n’est pas intrinsèquement v<strong>ou</strong>é àêtre <strong>la</strong> seule institution possible p<strong>ou</strong>r garantir les droits <strong>de</strong> l’homme.Ces contradictions, au cœur <strong>de</strong> « l’énigmatique institution » 17 qu’est l’Etat sont, on le voit,finalement t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs liées au territoire. Si l’Etat n’est plus pensé à l’intérieur d’une limitespatiale, c'est-à-dire si on pense une institution juridico-politique cosmopolite, le problèmedisparaît, à condition, bien sûr (et ce n’est pas rien !), <strong>de</strong> repenser les notions <strong>de</strong> citoyenneté et<strong>de</strong> s<strong>ou</strong>veraineté.134. Une confusion métaphysique entre s<strong>ou</strong>veraineté et propriété – <strong>la</strong> propriétécomme seul moyen <strong>de</strong> réaliser <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>verainetéLa question <strong>de</strong>meure néanmoins : p<strong>ou</strong>rquoi, alors même que nombreux sont les penseurs àmettre en lumière les problèmes <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontière par le biais <strong>de</strong> <strong>la</strong> contradiction <strong>de</strong> <strong>la</strong>s<strong>ou</strong>veraineté <strong>de</strong> l’Etat-nation territorialement limité, s’en tr<strong>ou</strong>ve-t-il p<strong>ou</strong>r autant si peu p<strong>ou</strong>rdéfendre le cosmopolitisme juridico-politique ? N<strong>ou</strong>s avons vu les arguments naturalistes –mais qui sont d’autant plus insuffisants que les conditions historiques, anthroplogiques,sociologiques, culturelles et sociales sont telles auj<strong>ou</strong>rd'hui que <strong>la</strong> notion même <strong>de</strong> nature nepeut plus avoir le mêmes sens que p<strong>ou</strong>r un Leibniz <strong>ou</strong> un Kant, au vu, précisément, <strong>de</strong> <strong>la</strong>déterritorialisation <strong>de</strong>s communautés. L’argument du naturalisme tient d’autant moins qu’onassiste <strong>de</strong> façon générale en philosophie politique à une dénaturalisation croissante dupolitique 18 . Ce<strong>la</strong> est d’autant plus étonnant que le cosmopolitisme moral et culturel sont dansl’ensemble acceptés sans réticence. P<strong>ou</strong>rquoi donc ce blocage sur <strong>la</strong> réalisation politique <strong>de</strong> ceque t<strong>ou</strong>s accor<strong>de</strong>nt être déjà un horizon moral ?Justement parce que le problème est, selon moi, métaphysique. Je v<strong>ou</strong>drais montrer que lescontradictions <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté tiennent à ses liens ambigus avec <strong>la</strong> propriété : notre concept<strong>de</strong> s<strong>ou</strong>veraineté est tel qu’elle ne peut pas ne pas se comprendre comme propriété – et commepropriété privée.Ce n’est pas tant <strong>la</strong> séparation <strong>de</strong>s Etats qui pose un problème conceptuel que l’implicationgéographique <strong>de</strong> cette séparation, c'est-à-dire <strong>la</strong> territorialisation <strong>de</strong>s Etats. La s<strong>ou</strong>veraineté se16 Cette contradiction <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté explique l’oscil<strong>la</strong>tion bien connue entre le modèle stato-centriste, ditinternationaliste, et le modèle cosmopolite, en droit international.17 Ricoeur, Histoire et Vérité18 A fortiori au regard <strong>de</strong> l’anthropologie politique : n<strong>ou</strong>s passons <strong>de</strong> communautés fondées sur le temps (liensancestraux, <strong>de</strong> parenté, traditions, etc…), à <strong>de</strong>s communautés fondées sur le partage <strong>de</strong> l’espace.


traduit par une juridiction – un p<strong>ou</strong>voir d’organisation, <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion, <strong>de</strong> juridicisation et <strong>de</strong>pacification d’un espace limité. D’ailleurs, en droit international, un Etat ne se conçoit passans territoire 19 . Et cette juridiction, même si on tente <strong>de</strong> <strong>la</strong> détacher du concept <strong>de</strong> propriétéprivée (et l’Etat n’est jamais conceptualisé comme un propriétaire <strong>de</strong> son territoire sur lemodèle du propriétaire privé possédant son champ <strong>ou</strong> son terrain), y <strong>de</strong>meure finalementfondamentalement attachée.Il y a là trois étapes au raisonnement p<strong>ou</strong>r comprendre cette confusion entre s<strong>ou</strong>veraineté etpropriété :- Une nécessaire personnification <strong>de</strong> l’Etat, rendue indispensable par <strong>la</strong> théoriecontractualiste.- <strong>De</strong> ce fait, une nécessité <strong>de</strong> substantialiser et extérioriser <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté politique, t<strong>ou</strong>tcomme <strong>la</strong> liberté individuelle appelle sa réalisation et son déploiement dansl’extériorité.- Or <strong>la</strong> propriété privée du sol est le seul droit qui – du moins à l’époque <strong>de</strong> <strong>la</strong>théorisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté – concentre t<strong>ou</strong>tes les caractéristiques <strong>de</strong> <strong>la</strong>s<strong>ou</strong>veraineté-liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne morale.D’où <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> continuer à doter l’Etat du droit <strong>de</strong> propriété, et partant, l’impossibilité <strong>de</strong>le concevoir sans ce territoire.a) Une transposition <strong>de</strong>s attributs métaphysiques <strong>de</strong> l’individu à l’Etat, et l’indispensableintersubjectivitéLa mo<strong>de</strong>rnité conceptualise en effet l’Etat, entité libre en tant qu’héritière <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>ses membres, sur le modèle <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, dont il gar<strong>de</strong> les qualités essentielles –s<strong>ou</strong>veraineté, liberté, indépendance, capacité d’action. On connaît les conséquences <strong>de</strong> cegeste philosophique en droit international : <strong>la</strong> scène internationale est une pluralité <strong>de</strong>personnes libres et égales, et l’équivalent <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne <strong>de</strong>vient les « droitsfondamentaux » <strong>de</strong>s Etats, dont les trois principaux sont le droit <strong>de</strong> conservation (droit à <strong>la</strong> vieet à l'existence), le droit d'indépendance (c'est-à-dire <strong>de</strong> « vie privée », ce qui implique leprincipe <strong>de</strong> non intervention dans les affaires intérieures), et le droit à l'égalité. N<strong>ou</strong>s nedévelopperons pas cet aspect, déjà <strong>la</strong>rgement étudié, <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnification <strong>de</strong> l’Etat. Il<strong>de</strong>meure qu’un véritable isomorphisme entre individu et Etat s’est créé.Or <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité pense l’individu comme ne p<strong>ou</strong>vant s’humaniser seul : l’humanité passepar l’intersubjectivité, autrui m’obligeant (éthiquement <strong>ou</strong> politiquement, peu importe ici) à<strong>de</strong>venir moi-même.Ce rapport entre libertés est une prémisse même du droit : comme le montre Kant 20 , ledroit est <strong>la</strong> réalisation extérieure <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, en tant qu’institutionnalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> coexistenceextérieure <strong>de</strong>s libertés s<strong>ou</strong>s une légis<strong>la</strong>tion universelle. En d’autres termes, je dois, p<strong>ou</strong>r êtrelibre, épr<strong>ou</strong>ver <strong>la</strong> résistance extérieure <strong>de</strong> l’autre qui vient limiter mon espace <strong>de</strong> déploiement.Il n’y a donc <strong>de</strong> réalisation extérieure <strong>de</strong> ma liberté que lorsqu’il en est d’autres p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> limiter– et il en va <strong>de</strong> même en droit international. Même si le thème du Robinson a été très envogue au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> formation <strong>de</strong>s théories contractualistes (et ce n’est d’ailleurs guèreétonnant, justement), il <strong>de</strong>meure que l’idée fondamentale est qu’il n’y a <strong>de</strong> réalisationauthentique <strong>de</strong> soi que dans le rapport à autrui, et un rapport qui implique, intrinsèquement,une borne à mon espace. Il n’y a pas <strong>de</strong> liberté sans espace, sans extériorité, et l’espace ne19 Droit international Public, Daillier, Pellet, LGDJ, § 268.20 Doctrine du Droit.14


peut être pensée que dans sa « déc<strong>ou</strong>pe », sa limitation 21 , précisément p<strong>ou</strong>r qu’il puisse yavoir extériorité. C’est exactement ce que manifeste le territoire, dont n<strong>ou</strong>s allons voir qu’il aà être domanial : comme le note M. Xifaras 22 , le domaine <strong>de</strong> propriété juridiquement illimitéest contradictoire, et <strong>la</strong> propriété particulière se vit s<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluralité, chaquepropriété étant limitée par ses sœurs. Il n’y a <strong>de</strong> propriétaire que parce qu’il y en a plusieurs.Mais le thème hégélien <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance est également important p<strong>ou</strong>r comprendrecombien <strong>la</strong> personnification <strong>de</strong> l’Etat a servi son ontologisation : ma liberté ne prend <strong>de</strong>réalité et <strong>de</strong> vérité que lorsqu’elle est reconnue par une autre liberté, faute <strong>de</strong> quoi elle<strong>de</strong>meure <strong>de</strong> l’ordre du fantasme intérieur ; et cette reconnaissance passe par <strong>la</strong> lutte,éventuellement à mort, chacun tentant <strong>de</strong> s’affirmer en tant que « p<strong>ou</strong>r-soi ». La nécessitérationnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluralité <strong>de</strong>s Etats viendrait alors <strong>de</strong> cette intersubjectivité, indispensablep<strong>ou</strong>r que <strong>la</strong> personne se réalise comme telle, et cette aspiration à <strong>la</strong> reconnaissance : <strong>la</strong>personne morale qu’est l’Etat ne saurait accé<strong>de</strong>r au rang <strong>de</strong> personne réelle si elle n’étaitent<strong>ou</strong>rée d’autres et reconnue par celles-ci 23 , c'est-à-dire s’il n’y avait qu’un seul Etat (d’où lethème récurrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> supposée « monstruosité » 24 <strong>de</strong> l’idée d’Etat mondial, puisqu’il n’yaurait alors plus aucune extériorité, aucun « autrui »). Et cette reconnaissance passe par <strong>la</strong>lutte – d’où une conception essentiellement guerrière et agonistique <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tionsinternationales. En fait on peut penser les re<strong>la</strong>tions internationales sont bien davantagefondées sur une conception « hégélienne » que hobbesienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne : en un sens, lecosmopolitisme kantien n’a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pas été transposé sur <strong>la</strong> scène internationale, qui <strong>de</strong>meureessentiellement hégelienne.b) La nécessité <strong>de</strong> substantialiser le p<strong>ou</strong>voir et <strong>la</strong> libertéMais <strong>la</strong> liberté individuelle n’a pas seulement besoin d’autrui, <strong>de</strong> l’autre liberté – elle estavant t<strong>ou</strong>t appelée à s’extérioriser dans <strong>la</strong> matérialité du mon<strong>de</strong>. La liberté est certes un appelà <strong>la</strong> reconnaissance par d’autres « p<strong>ou</strong>r-soi », mais également une épreuve <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière, <strong>de</strong> <strong>la</strong>nature, <strong>de</strong> l’« en-soi ».En ce sens, quelle que soit sa conceptualisation, <strong>la</strong> liberté dans <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsentendue comme 1) présupposant l’existence d’un corps (propriété <strong>de</strong> soi) et 2) nécessitantune extériorisation dans le mon<strong>de</strong> (<strong>De</strong>scartes « comme maître et possesseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature »,Locke, Kant, Hegel etc). C’est le rôle, p<strong>ou</strong>r l’Etat, du territoire, qui correspond à <strong>la</strong> propriété<strong>de</strong> soi <strong>de</strong> l’individu – ce corps dont il ne peut être détaché, et qui <strong>de</strong>vient, dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>l’Etat, le territoire sans lequel il ne peut exister. Le territoire substantialise et ontologisel’Etat, il lui donne chair et corps. Mais il lui donne aussi l’espace extérieur réel sans leque<strong>la</strong>ucune liberté n’a <strong>de</strong> sens.Par ailleurs, comme le note Habermas, n<strong>ou</strong>s assistons <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin du 18 ème siècle à unesubjectivisation <strong>de</strong> l’éthique : se substitue, aux prescriptions exemp<strong>la</strong>ires en vue d’une vievertueuse, conforme à un modèle à imiter, l’exigence d’une appropriation consciente etautocritique, c'est-à-dire d’une saisie réflexive <strong>de</strong> soi ; et ce<strong>la</strong> vaut, dit Habermas, nonseulement dans <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie personnelle, mais t<strong>ou</strong>t autant p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> vie collective et lescommunautés, qui obéissent <strong>de</strong> plus en plus à un régime d’autocompréhension 25 . Ce<strong>la</strong> a menéau 19 ème siècle à <strong>la</strong> première forme d’i<strong>de</strong>ntité collective post-traditionnelle, marquée parl’auto-compréhension et <strong>la</strong> nécessité p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> communauté d’être non seulement un « en-soi »1521 Kant, Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison pure, Esthétique Transcendantale.22 La propriété – étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> philosophie du droit, PUF, 2004, p. 151.23 C’est d’ailleurs exactement ce qui a lieu en droit international, puisqu’un Etat n’existe que s’il est reconnu parles autres.24 Par ex. A. Cambier, op cit, A. Lejbowicz, Philosophie du Droit international, PUF.25 Droit et démocratie, Gallimard 1992, p. 111 sq


mais aussi, et surt<strong>ou</strong>t, un « p<strong>ou</strong>r-soi », dont les membres sont conscients et décidés à formerune unité collective. Or <strong>de</strong> même que dans <strong>la</strong> vie individuelle, le ret<strong>ou</strong>r réflexif sur soi n’estpossible qu’à partir d’une « matière », d’une substance, qu’est <strong>la</strong> vie concrètement vécue,dans sa corporéité, sa socialité, etc… I<strong>de</strong>ntiquement, il faudra p<strong>ou</strong>r cette auto-saisie <strong>de</strong> soi par<strong>la</strong> communauté politique une « substance », une matérialité – le sol.c) La propriété du sol comme réalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>verainetéCette personnification <strong>de</strong> l’Etat est d’une singulière importance p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, puisqu’elleéc<strong>la</strong>ire le lien complexe entre s<strong>ou</strong>veraineté et propriété. Je pense en effet que <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>verainetéétatique, du fait <strong>de</strong> cet isomorphisme, <strong>de</strong>meure prise dans une conception qui ne peut pas nepas <strong>de</strong>venir propriétariste. En ce sens, le dilemme s<strong>ou</strong>vent analysé entre un Etat propriétaire etun Etat <strong>de</strong>s propriétaires ne peut être résolu, puisque l’Etat, en tant qu’il a un territoire, estinévitablement conduit à se comporter comme propriétaire.P<strong>ou</strong>rtant, t<strong>ou</strong>s s’accor<strong>de</strong>nt p<strong>ou</strong>r dire que le droit d’un Etat sur son territoire ne saurait êtredu même ordre que celui <strong>de</strong> l’individu sur son domaine privé : en effet, le droit <strong>de</strong> propriétéest conçu comme absolu, exclusif et perpétuel, et le possédant doit p<strong>ou</strong>voir j<strong>ou</strong>ir <strong>de</strong> <strong>la</strong> totalité<strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> propriété sur son bien (usus, abusus, fructus). Or si l’Etat était égalementpropriétaire <strong>de</strong> ce bien, ce<strong>la</strong> diminuerait d’autant les droits du propriétaire privé, ce qui n’estpas le cas. Les individus qui sont propriétaires du sol, non l’Etat – qui ne peut être que legardien et le garant <strong>de</strong> ces propriétés privées. L’Etat n’est pas propriétaire du sol, il est chargé<strong>de</strong> faire respecter les droits <strong>de</strong>s propriétaires que sont les personnes physiques.Cette conception, abondamment reprise <strong>de</strong>puis le 19 ème siècle, repose justement sur <strong>la</strong>distinction entre s<strong>ou</strong>veraineté et propriété : le p<strong>ou</strong>voir sur les hommes n’a rien à voir avec lerapport sur les choses. Celui-ci naît d’un libre accord, celui-là précè<strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te convention ;celui-ci a p<strong>ou</strong>r fin le bien commun, celui-là l’utilité personnelle ; celui-ci est un p<strong>ou</strong>voir régléet limité par <strong>de</strong>s droits inaliénables, celui-là un p<strong>ou</strong>voir absolu.Cette position est appelée par <strong>de</strong>ux faits n<strong>ou</strong>veaux dans <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité : le retrait <strong>de</strong> Dieu(qui auparavant avait un dominium sur les hommes comme sur les choses, en tant quecréateur), et <strong>la</strong> re-définition du sujet, après <strong>De</strong>scartes, qui opère une césure radicale entrel’esprit et <strong>la</strong> matière. Il faut donc tr<strong>ou</strong>ver un n<strong>ou</strong>veau fon<strong>de</strong>ment au p<strong>ou</strong>voir sur les choses, carcelles-ci n’entrent désormais plus dans <strong>la</strong> longue hiérarchie qui les reliaient aux êtreshumains. Il faudra donc l’intervention d’un fait humain, quelle qu’en soit <strong>la</strong> nature (travail,occupation, accord mutuel…), p<strong>ou</strong>r justifier <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’homme aux choses, re<strong>la</strong>tion qui<strong>de</strong>vient elle-même à l’image <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté humaine : infinie, exclusive, absolue. <strong>De</strong> sorte quele p<strong>ou</strong>voir divin se revit, infiniment démultiplié, en chacun <strong>de</strong>s propriétaires privés.En d'autres termes, l’individu privé a le droit <strong>de</strong> propriété, tandis que l’Etat, le droit <strong>de</strong>s<strong>ou</strong>veraineté – à l’individu privé le p<strong>ou</strong>voir sur les choses, à l’Etat le p<strong>ou</strong>voir sur les hommes.L’Etat n’aurait dès lors plus besoin d’être matérialisé et substantialisé par un territoire,puisqu’en t<strong>ou</strong>te logique il ne fait plus que g<strong>ou</strong>verner <strong>de</strong>s personnes.Or cette version ne tiendra pas : s<strong>ou</strong>s diverses formes, chez Pufendorf, Hobbes, Kant <strong>ou</strong>d’autres, <strong>de</strong>meure l’idée ancienne d’un « domaine éminent » 26 <strong>de</strong> l’Etat sur son territoire,c'est-à-dire d’une forme <strong>de</strong> propriété par l’Etat sur les choses – pas tant sur les choses que surle sol. T<strong>ou</strong>t se passe comme si le fait que l’Etat se désengage <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s les biensmeubles ne posait aucun problème – sauf dans le cas du sol. Est maintenue à t<strong>ou</strong>t prix <strong>la</strong>1626 Il s’agit d’un héritage médiéval : le « domaine éminent », propriété du seigneur, s’oppose au « domaine utile »,que possè<strong>de</strong> le gérant, qui travaille <strong>la</strong> terre, etc.


possibilité p<strong>ou</strong>r l’Etat <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r son sol. Le rapport <strong>de</strong> l’Etat à son territoire passe par unmoment domanial, inévitablement.Le cas <strong>de</strong> l’expropriation en témoigne 27 , qui est conceptuellement inexplicable : dansl’expropriation, l’Etat, p<strong>ou</strong>voir exécutif s<strong>ou</strong>verain, opère, au titre <strong>de</strong> sa juridiction (l’intérêtgénéral), un transfert à l’Etat entendu comme propriétaire exclusif d’un domaine privé, quiensuite, dans un 3 ème temps, déci<strong>de</strong> d’abandonner ce bien p<strong>ou</strong>r le mettre à <strong>la</strong> disposition dupublic (passage au domaine public). D’autres illustrations p<strong>ou</strong>rraient ici être évoquées, telle <strong>la</strong>guerre civile <strong>ou</strong> le droit <strong>de</strong>s immigrés, que n<strong>ou</strong>s n’avons pas le temps <strong>de</strong> développer ici, maisqui s<strong>ou</strong>lignent t<strong>ou</strong>t autant ce moment nécessairement propriétariste <strong>de</strong> l’Etat. Celui-ci ne peutrester en permanence Etat <strong>de</strong>s propriétaires, c'est-à-dire gardien <strong>de</strong>s propriétés privées, qu’ilest p<strong>ou</strong>rtant censé être. En tant que limité territorialement, il est contraint, à <strong>de</strong>s momentsdécisifs <strong>de</strong> l’exercice <strong>de</strong> sa s<strong>ou</strong>veraineté, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir propriétaire privé.P<strong>ou</strong>rquoi l’Etat a-t-il donc besoin <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer propriétaire privé ? Je pense que c’est lié à<strong>la</strong> d<strong>ou</strong>ble spécificité du droit <strong>de</strong> propriété comme seul rassemb<strong>la</strong>nt t<strong>ou</strong>tes les caractéristiques<strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté, et du sol comme bien extérieur t<strong>ou</strong>t à fait particulier. Les <strong>de</strong>ux secombinent p<strong>ou</strong>r faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété du sol par l’Etat <strong>la</strong> manifestation même <strong>de</strong> sas<strong>ou</strong>veraineté.- La spécificité du droit <strong>de</strong> propriété comme substantialisation juridique <strong>de</strong> <strong>la</strong>s<strong>ou</strong>verainetéLa raison p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong>quelle le droit <strong>de</strong> propriété a un lien interne avec <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté est qu’ilconcentre t<strong>ou</strong>s ses attributs. En un sens, <strong>la</strong> propriété est une réalisation juridique <strong>de</strong> <strong>la</strong>s<strong>ou</strong>veraineté.Le droit <strong>de</strong> propriété est en effet le seul droit qui récupère t<strong>ou</strong>s les avantages <strong>de</strong> <strong>la</strong>s<strong>ou</strong>veraineté. On l’a vu, il est absolu, exclusif, et illimité. C’est le seul droit p<strong>ou</strong>r lequel il n’ya pas d’autolimitation interne 28 , puisque le propriétaire a même le droit <strong>de</strong> détruire son bien<strong>ou</strong> d’en faire un usage contraire à <strong>la</strong> moralité (abusus). Et <strong>la</strong> propriété est également le droit<strong>de</strong> <strong>la</strong> postérité, puisqu’il est l’institution même d’un rapport qui dépasse p<strong>ou</strong>rtant <strong>la</strong> personnedu propriétaire 29 .Par ailleurs, par le biais <strong>de</strong> l’invention <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété en indivision, le droit <strong>de</strong> propriété<strong>de</strong>vient le seul droit qui permette à <strong>la</strong> fois l’unicité du propriétaire <strong>de</strong>spotique et s<strong>ou</strong>verain, et<strong>la</strong> multiplicité solidaire <strong>de</strong>s personnes associées. Par là, il s’avère l’<strong>ou</strong>til par excellence parlequel rendre réel et corporel cette unicité/multiplicité qu’est l’Etat, dépositaire <strong>de</strong> <strong>la</strong>multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s volontés individuelles, et p<strong>ou</strong>rtant Un.Surt<strong>ou</strong>t, le droit <strong>de</strong> propriété est <strong>la</strong> manifestation par essence du c<strong>ou</strong>ple liberté/égalité quiest au cœur <strong>de</strong> l’équation <strong>de</strong> l’Etat mo<strong>de</strong>rne. Liberté, car, on l’a vu, <strong>la</strong> propriété estl’extériorisation même <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté individuelle ; et égalité, non seulement parce que t<strong>ou</strong>s lespropriétaires ont un droit égal à <strong>la</strong> protection et <strong>la</strong> garantie <strong>de</strong> leur propriété, mais parce qu’ily a égalité dans le p<strong>ou</strong>voir d’acquisition. Et si l’on pense l’égalité comme limitant <strong>la</strong> liberté, làaussi <strong>la</strong> propriété est parfaitement adéquate ; car l’égalité ne peut limiter <strong>la</strong> liberté que si lep<strong>la</strong>n dans lequel cette liberté se déploie est borné, <strong>ou</strong> que les biens sont rares 30 . Donc <strong>la</strong> seulefaçon concrète, à l’époque <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorisation <strong>de</strong> l’Etat, <strong>de</strong> substantialiser le lien entre liberté et1727 M. Xifaras, op.cit, p. 180 sq.28 Cf M. Xifaras, op. cit. p. 11829 Cf M. Xifaras, op. cit. p. 12630 Cf M. Xifaras, op. cit. p. 154


égalité, est <strong>de</strong> passer par <strong>la</strong> propriété privée 31 – l’autre propriétaire, c’est le voisin. Lapropriété privée est <strong>la</strong> figuration même <strong>de</strong> l’enjeu du politique.- La singu<strong>la</strong>rité du solSi l’Etat a besoin d’être propriétaire p<strong>ou</strong>r manifester et substantialiser sa s<strong>ou</strong>veraineté, ilfaut bien voir cependant que l’Etat territorialisé n’est pas à penser comme propriétaire <strong>de</strong>biens meubles, mais du sol. Quelle est alors <strong>la</strong> spécificité <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier ?C’est que le sol n’est pas entièrement thématisé comme chose, justement. Il est certes unbien extérieur, mais il possè<strong>de</strong> une qualité que n’ont pas les autres biens extérieurs. Kant lenote dans sa Doctrine du Droit :« Le sol (…) doit être considéré par rapport à t<strong>ou</strong>t ce qui s’y tr<strong>ou</strong>ve <strong>de</strong> meuble comme substance, etl’existence <strong>de</strong> ce qui s’y tr<strong>ou</strong>ve comme simple inhérence, et, <strong>de</strong> même qu’au sens théorique les acci<strong>de</strong>ntsne peuvent exister en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> substance, <strong>de</strong> même au sens pratique ce qui est meuble sur le sol nepeut être le sien <strong>de</strong> quelqu'un si l’on n’admet pas que ce sol se tr<strong>ou</strong>vait auparavant en sa possessionjuridique » 32 .Le sol serait donc par rapport aux autres choses extérieures comme <strong>la</strong> substance par rapportà l’acci<strong>de</strong>nt ; t<strong>ou</strong>te propriété serait vaine et inexistante si elle n’était précédée <strong>ou</strong>accompagnée <strong>de</strong> <strong>la</strong> possession du sol. C’est p<strong>ou</strong>rquoi Kant peut aj<strong>ou</strong>ter, dans ce mêmeparagraphe, que <strong>la</strong> première propriété est celle du sol. Et en <strong>de</strong>rnière instance, t<strong>ou</strong>te propriétése rapporte au sol.La raison essentielle du rapport <strong>de</strong> l’Etat au sol tient, il me semble, à <strong>la</strong> spécificité <strong>de</strong> <strong>la</strong>communauté politique : ce qui doit durer. Et on voit par là que <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> l’espace est,finalement, liée au temps.La communauté politique est en effet conçue comme cette œuvre humaine issue <strong>de</strong> <strong>la</strong>liberté qui p<strong>ou</strong>rtant ne doit pas rester dépendante <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> cette liberté – <strong>la</strong>durabilité <strong>de</strong>s institutions est essentielle p<strong>ou</strong>r leur pensabilité, comme Machiavel l’a si bienmontré. N<strong>ou</strong>s ne développerons pas ce thème très connu (« Le roi est mort, vive le roi ! »),mais il importe <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>ligner que <strong>la</strong> communauté politique est essentiellement (et nonacci<strong>de</strong>ntellement) rapportée à <strong>la</strong> perpétuité – même dans ses versions constructivistesmo<strong>de</strong>rnes (Rawls et. al.). La justice et le droit ne peuvent qu’être pensés dans <strong>la</strong> constructiond’une durabilité temporelle, c'est-à-dire permettre <strong>la</strong> justice continuée.Or le sol est le seul bien qui permette cette durabilité. Le sol en ce sens est une chose (carextérieur à mon être – c’est une possession extérieure), mais aussi une non-chose – il s’agit eneffet du seul bien p<strong>ou</strong>r lequel il n’y a pas d’abusus, que je ne peux détruire. C’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> « pureétendue », en ce sens : je peux détruire mon semis <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>s mes pommiers, mais mes 2hectares <strong>de</strong> terre <strong>de</strong>meurent, <strong>la</strong> surface reste inchangée – et mienne.La s<strong>ou</strong>veraineté propriétairste serait donc liée à <strong>la</strong> pérennité v<strong>ou</strong>lue <strong>de</strong>s institutionspolitiques : le politique et le droit ne se conçoivent que dans un temps au-<strong>de</strong>là du temps <strong>de</strong>l’individu, et décidé comme indéfini. Or le seul bien absolument et irrémédiablement durableest le sol. Et le droit <strong>de</strong> propriété étant l’institution même <strong>de</strong> <strong>la</strong> postérité, rien <strong>de</strong> mieux que <strong>la</strong>propriété du sol p<strong>ou</strong>r institutionnaliser et matérialiser l’irréversibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> décision humainedans le contrat social.On comprend mieux p<strong>ou</strong>rquoi l’Etat « doit être » propriétaire, et p<strong>ou</strong>rquoi le seul bien quil’intéresse est le sol ; donc le territoire. La propriété est l’articu<strong>la</strong>tion même <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et <strong>de</strong>31 Qui n’est pas encore conceptualisée comme propriété intellectuelle, par exemple, où cette limitation ne j<strong>ou</strong>epas.32 Métaphysique <strong>de</strong>s Mœurs, Doctrine du Droit, § 12, Pléia<strong>de</strong> III, 516. S<strong>ou</strong>ligné par l’auteur.18


<strong>la</strong> passivité, <strong>de</strong> l’esprit et <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière, <strong>de</strong> l’humain et du naturel, <strong>la</strong> réalisation même du<strong>de</strong>venir-réel <strong>de</strong> l’homme. En ce sens, le droit <strong>de</strong> propriété <strong>de</strong>vient <strong>la</strong> réalisation <strong>la</strong> plus parfaitedu droit, et <strong>la</strong> manifestation <strong>la</strong> plus visible (<strong>la</strong> seule visible) <strong>de</strong> ce qui est p<strong>ou</strong>rtant invisible –<strong>la</strong> liberté, et <strong>la</strong> liberté dans ses <strong>de</strong>ux dimensions <strong>de</strong> décision, et <strong>de</strong> fidélité.19ConclusionMon propos était <strong>de</strong> défendre <strong>la</strong> possibilité d’une institution juridico-politiquecosmopolitique. Il ne s’agit évi<strong>de</strong>mment pas revendiquer <strong>la</strong> fondation ex nihilo d’un Etatmondial (puisque concrètement, ce<strong>la</strong> prendrait plutôt <strong>la</strong> forme d’une superposition <strong>de</strong>s<strong>ou</strong>verainetés d’ordre divers), mais <strong>de</strong> voir dans cette notion une idée régu<strong>la</strong>trice dans ledomaine politique. Plutôt que <strong>de</strong> partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong>s Etats et <strong>de</strong>s communautés culturellesexistantes, je crois que n<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>vons, dans une perspective normativiste, partir <strong>de</strong> principes <strong>de</strong>justice rationnellement va<strong>la</strong>bles p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s, puis organiser progressivement les institutionscompatibles avec ces principes. N<strong>ou</strong>s assistons à un lent processus <strong>de</strong> démythification, <strong>de</strong>substantialisation et <strong>de</strong> désenchantement <strong>de</strong> l’Etat-nation, mais sa substantialité même<strong>de</strong>meure « un facteur <strong>de</strong> retar<strong>de</strong>ment du désenchantement (…). L’Etat-nation a pris <strong>la</strong> relève<strong>de</strong>s anciens systèmes métaphysiques » 33 .Cette substantialisation <strong>de</strong> l’Etat par le biais <strong>de</strong> <strong>la</strong> limitation <strong>de</strong> son territoire est lié à <strong>la</strong>personnification dont il a fait l’objet, afin <strong>de</strong> rendre réelle <strong>la</strong> liberté humaine, ainsi qu’à <strong>la</strong>conceptualisation <strong>de</strong> sa temporalité. P<strong>ou</strong>r penser l’Etat, les penseurs mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong>vaient lepenser spatial, car temporel, indéfiniment. La nécessité <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> l’Etat est liée à <strong>la</strong>nécessité <strong>de</strong> son temps – conçu comme perpétuel. Mais <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité, pensant le politique et <strong>la</strong>justice dans le temps, a <strong>ou</strong>blié <strong>de</strong> les penser dans l’espace, alors même que c’était là unecondition <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> leur temporalité elle-même.Faire du cosmopolitisme un principe régu<strong>la</strong>teur requiert alors <strong>de</strong> repenser <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>verainetédéliée <strong>de</strong> son rapport à <strong>la</strong> propriété, et <strong>de</strong> repenser le rapport du politique à l’espace et autemps.Vaste programme, mais dont on peut penser qu’il en vaut <strong>la</strong> peine.<strong>Anne</strong>-<strong>Christine</strong> <strong>Habbard</strong>33 Cf. F. Cheneval, op. cit., p. 257 sq.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!