traduit par une juridiction – un p<strong>ou</strong>voir d’organisation, <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion, <strong>de</strong> juridicisation et <strong>de</strong>pacification d’un espace limité. D’ailleurs, en droit international, un Etat ne se conçoit passans territoire 19 . Et cette juridiction, même si on tente <strong>de</strong> <strong>la</strong> détacher du concept <strong>de</strong> propriétéprivée (et l’Etat n’est jamais conceptualisé comme un propriétaire <strong>de</strong> son territoire sur lemodèle du propriétaire privé possédant son champ <strong>ou</strong> son terrain), y <strong>de</strong>meure finalementfondamentalement attachée.Il y a là trois étapes au raisonnement p<strong>ou</strong>r comprendre cette confusion entre s<strong>ou</strong>veraineté etpropriété :- Une nécessaire personnification <strong>de</strong> l’Etat, rendue indispensable par <strong>la</strong> théoriecontractualiste.- <strong>De</strong> ce fait, une nécessité <strong>de</strong> substantialiser et extérioriser <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté politique, t<strong>ou</strong>tcomme <strong>la</strong> liberté individuelle appelle sa réalisation et son déploiement dansl’extériorité.- Or <strong>la</strong> propriété privée du sol est le seul droit qui – du moins à l’époque <strong>de</strong> <strong>la</strong>théorisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> s<strong>ou</strong>veraineté – concentre t<strong>ou</strong>tes les caractéristiques <strong>de</strong> <strong>la</strong>s<strong>ou</strong>veraineté-liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne morale.D’où <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> continuer à doter l’Etat du droit <strong>de</strong> propriété, et partant, l’impossibilité <strong>de</strong>le concevoir sans ce territoire.a) Une transposition <strong>de</strong>s attributs métaphysiques <strong>de</strong> l’individu à l’Etat, et l’indispensableintersubjectivitéLa mo<strong>de</strong>rnité conceptualise en effet l’Etat, entité libre en tant qu’héritière <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>ses membres, sur le modèle <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne, dont il gar<strong>de</strong> les qualités essentielles –s<strong>ou</strong>veraineté, liberté, indépendance, capacité d’action. On connaît les conséquences <strong>de</strong> cegeste philosophique en droit international : <strong>la</strong> scène internationale est une pluralité <strong>de</strong>personnes libres et égales, et l’équivalent <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne <strong>de</strong>vient les « droitsfondamentaux » <strong>de</strong>s Etats, dont les trois principaux sont le droit <strong>de</strong> conservation (droit à <strong>la</strong> vieet à l'existence), le droit d'indépendance (c'est-à-dire <strong>de</strong> « vie privée », ce qui implique leprincipe <strong>de</strong> non intervention dans les affaires intérieures), et le droit à l'égalité. N<strong>ou</strong>s nedévelopperons pas cet aspect, déjà <strong>la</strong>rgement étudié, <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnification <strong>de</strong> l’Etat. Il<strong>de</strong>meure qu’un véritable isomorphisme entre individu et Etat s’est créé.Or <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité pense l’individu comme ne p<strong>ou</strong>vant s’humaniser seul : l’humanité passepar l’intersubjectivité, autrui m’obligeant (éthiquement <strong>ou</strong> politiquement, peu importe ici) à<strong>de</strong>venir moi-même.Ce rapport entre libertés est une prémisse même du droit : comme le montre Kant 20 , ledroit est <strong>la</strong> réalisation extérieure <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, en tant qu’institutionnalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> coexistenceextérieure <strong>de</strong>s libertés s<strong>ou</strong>s une légis<strong>la</strong>tion universelle. En d’autres termes, je dois, p<strong>ou</strong>r êtrelibre, épr<strong>ou</strong>ver <strong>la</strong> résistance extérieure <strong>de</strong> l’autre qui vient limiter mon espace <strong>de</strong> déploiement.Il n’y a donc <strong>de</strong> réalisation extérieure <strong>de</strong> ma liberté que lorsqu’il en est d’autres p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> limiter– et il en va <strong>de</strong> même en droit international. Même si le thème du Robinson a été très envogue au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> formation <strong>de</strong>s théories contractualistes (et ce n’est d’ailleurs guèreétonnant, justement), il <strong>de</strong>meure que l’idée fondamentale est qu’il n’y a <strong>de</strong> réalisationauthentique <strong>de</strong> soi que dans le rapport à autrui, et un rapport qui implique, intrinsèquement,une borne à mon espace. Il n’y a pas <strong>de</strong> liberté sans espace, sans extériorité, et l’espace ne19 Droit international Public, Daillier, Pellet, LGDJ, § 268.20 Doctrine du Droit.14
peut être pensée que dans sa « déc<strong>ou</strong>pe », sa limitation 21 , précisément p<strong>ou</strong>r qu’il puisse yavoir extériorité. C’est exactement ce que manifeste le territoire, dont n<strong>ou</strong>s allons voir qu’il aà être domanial : comme le note M. Xifaras 22 , le domaine <strong>de</strong> propriété juridiquement illimitéest contradictoire, et <strong>la</strong> propriété particulière se vit s<strong>ou</strong>s <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluralité, chaquepropriété étant limitée par ses sœurs. Il n’y a <strong>de</strong> propriétaire que parce qu’il y en a plusieurs.Mais le thème hégélien <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance est également important p<strong>ou</strong>r comprendrecombien <strong>la</strong> personnification <strong>de</strong> l’Etat a servi son ontologisation : ma liberté ne prend <strong>de</strong>réalité et <strong>de</strong> vérité que lorsqu’elle est reconnue par une autre liberté, faute <strong>de</strong> quoi elle<strong>de</strong>meure <strong>de</strong> l’ordre du fantasme intérieur ; et cette reconnaissance passe par <strong>la</strong> lutte,éventuellement à mort, chacun tentant <strong>de</strong> s’affirmer en tant que « p<strong>ou</strong>r-soi ». La nécessitérationnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> pluralité <strong>de</strong>s Etats viendrait alors <strong>de</strong> cette intersubjectivité, indispensablep<strong>ou</strong>r que <strong>la</strong> personne se réalise comme telle, et cette aspiration à <strong>la</strong> reconnaissance : <strong>la</strong>personne morale qu’est l’Etat ne saurait accé<strong>de</strong>r au rang <strong>de</strong> personne réelle si elle n’étaitent<strong>ou</strong>rée d’autres et reconnue par celles-ci 23 , c'est-à-dire s’il n’y avait qu’un seul Etat (d’où lethème récurrent <strong>de</strong> <strong>la</strong> supposée « monstruosité » 24 <strong>de</strong> l’idée d’Etat mondial, puisqu’il n’yaurait alors plus aucune extériorité, aucun « autrui »). Et cette reconnaissance passe par <strong>la</strong>lutte – d’où une conception essentiellement guerrière et agonistique <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tionsinternationales. En fait on peut penser les re<strong>la</strong>tions internationales sont bien davantagefondées sur une conception « hégélienne » que hobbesienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne : en un sens, lecosmopolitisme kantien n’a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs pas été transposé sur <strong>la</strong> scène internationale, qui <strong>de</strong>meureessentiellement hégelienne.b) La nécessité <strong>de</strong> substantialiser le p<strong>ou</strong>voir et <strong>la</strong> libertéMais <strong>la</strong> liberté individuelle n’a pas seulement besoin d’autrui, <strong>de</strong> l’autre liberté – elle estavant t<strong>ou</strong>t appelée à s’extérioriser dans <strong>la</strong> matérialité du mon<strong>de</strong>. La liberté est certes un appelà <strong>la</strong> reconnaissance par d’autres « p<strong>ou</strong>r-soi », mais également une épreuve <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière, <strong>de</strong> <strong>la</strong>nature, <strong>de</strong> l’« en-soi ».En ce sens, quelle que soit sa conceptualisation, <strong>la</strong> liberté dans <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rsentendue comme 1) présupposant l’existence d’un corps (propriété <strong>de</strong> soi) et 2) nécessitantune extériorisation dans le mon<strong>de</strong> (<strong>De</strong>scartes « comme maître et possesseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature »,Locke, Kant, Hegel etc). C’est le rôle, p<strong>ou</strong>r l’Etat, du territoire, qui correspond à <strong>la</strong> propriété<strong>de</strong> soi <strong>de</strong> l’individu – ce corps dont il ne peut être détaché, et qui <strong>de</strong>vient, dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>l’Etat, le territoire sans lequel il ne peut exister. Le territoire substantialise et ontologisel’Etat, il lui donne chair et corps. Mais il lui donne aussi l’espace extérieur réel sans leque<strong>la</strong>ucune liberté n’a <strong>de</strong> sens.Par ailleurs, comme le note Habermas, n<strong>ou</strong>s assistons <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin du 18 ème siècle à unesubjectivisation <strong>de</strong> l’éthique : se substitue, aux prescriptions exemp<strong>la</strong>ires en vue d’une vievertueuse, conforme à un modèle à imiter, l’exigence d’une appropriation consciente etautocritique, c'est-à-dire d’une saisie réflexive <strong>de</strong> soi ; et ce<strong>la</strong> vaut, dit Habermas, nonseulement dans <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie personnelle, mais t<strong>ou</strong>t autant p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> vie collective et lescommunautés, qui obéissent <strong>de</strong> plus en plus à un régime d’autocompréhension 25 . Ce<strong>la</strong> a menéau 19 ème siècle à <strong>la</strong> première forme d’i<strong>de</strong>ntité collective post-traditionnelle, marquée parl’auto-compréhension et <strong>la</strong> nécessité p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> communauté d’être non seulement un « en-soi »1521 Kant, Critique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison pure, Esthétique Transcendantale.22 La propriété – étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> philosophie du droit, PUF, 2004, p. 151.23 C’est d’ailleurs exactement ce qui a lieu en droit international, puisqu’un Etat n’existe que s’il est reconnu parles autres.24 Par ex. A. Cambier, op cit, A. Lejbowicz, Philosophie du Droit international, PUF.25 Droit et démocratie, Gallimard 1992, p. 111 sq